Rencontre amoureuse commentaire 1
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Rencontre amoureuse commentaire 1
Commentaire : la rencontre amoureuse Correction « Leurs yeux se rencontrèrent ». Cette phrase célèbre écrite par Flaubert dans L’Education sentimentale a servi de titre à un ouvrage que Jean Rousset a consacré à ce cliché romanesque qu’est la rencontre entre les deux amants. Et il s’agit bien d’un topos littéraire : de La Princesse de Clèves à Aurélien en passant par Le Rouge et le noir, les romanciers s’attachent à décrire ce moment initial du ravissement, du coup de foudre. Albert Cohen ne fait pas exception : dans Belle du Seigneur, roman publié en 1968 et considéré comme son chef d’œuvre, il choisit le milieu des diplomates de l’ONU et des bureaucrates pour raconter l’histoire d’Ariane, une femme « redoutable de beauté » dont le mari est terne et médiocre. Elle va alors se laisser entrainer dans une passion effrénée par Solal, haut diplomate et bel homme. Mais avant de vivre cette passion, il va falloir que les deux héros se rencontrent. C’est ce qui se passe dans cette scène, de manière originale et déconcertante puisque Solal séquestre Ariane dans sa chambre pour lui raconter son ravissement lors d’une réception pendant laquelle elle l’a vu sans le voir. Première vue pour Ariane donc, deuxième pour Solal. Il lui déclare alors son amour de manière brutale et lyrique. LECTURE Problématique : En quoi cette scène de première rencontre bouleverse-t-elle les codes du topos romanesque ? Cohen déroute son lecteur : deux rencontres sont ici racontées par un narrateur extra-diégétique : au milieu d’une scène de première rencontre en chair et en os intervient le récit de la première « vue » qui n’avait pas donné lieu à une vraie rencontre. Second étonnement : ces deux « première vue » s’opposent à des obstacles de taille, notamment l’aveuglement presque obligé de la femme aimée, obstacles qui se solutionnent par un franchissement tout aussi étrange. Bref, c’est comme si Cohen reprenait tous les éléments de la scène de rencontre et qu’il les détournait. 1. Le rencontre d’Ariane et de Solal est double : il y a deux rencontres en fait : - la première rencontre a lieu « Au Ritz, un soir de destin, à la réception brésilienne ». Le cadre spatial et temporel est clair, précis et réaliste : le « Ritz » est un grand hôtel parisien, le mot « réception » indique la présence d’une foule. Première vue et déjà échec annoncé. Cette première vue est racontée lors d’une seconde rencontre mais vraie première rencontre, lors de laquelle il prend au piège Ariane « dans une chambre fermée à clé », sa chambre, « au bord du lit ». Mise en abyme : la 1ère rencontre est racontée dans la 2ème. La 2ème rencontre encadre la 1re. - Ces deux rencontres s’opposent : La première rencontre a lieu dans un lieu public où se pressait « ministres et ambassadeurs » (l.13) ainsi « la cohue de réussisseurs et des avides d’importances ». Les pluriels renforcent le caractère public de cette première vue. La deuxième rencontre est plus intime : la chambre est un espace privée, le « lit » est mentionné et il n’y a « personne dans la maison » (l. 2). Rencontre publique et rencontre privée. Ensuite, au Ritz, Ariane apparaît « redoutable de beauté » (l. 15) ; dans sa chambre, elle « grelottait dans sa robe du soir » (l. 1). La première fois Ariane est libre et « méprisante » (l. 17), la deuxième fois elle est prise au piège : « fermée à clé » (l. 2) : pleine d’assurance une fois, prise de court la seconde. Techniquement parlant, la première rencontre est racontée du point de vue de Solal, à la première personne. La deuxième est vécue depuis le point de vue d’Ariane. Plus subtilement, la première rencontre semble placée sous le signe d’une fatalité exprimée dans l’abstraction « soir de destin » (c’est presque un hypallage : un soir où son destin se scella) : Cohen remplace par un nom commun « destin » l’adjectif qualificatif « fatal ». La première rencontre est immédiatement placée sous le signe d’une histoire, et qui plus est d’une histoire tragique qu’il ne semble pas maitriser puisque la fatalité semble présente à travers le mot « destin ». Lors de la deuxième rencontre, Solal semble maitriser la situation : il met en scène la rencontre : il ferme la chambre à clé, se cache derrière le rideau, ment en se présentant comme domestique : on a l’impression qu’il joue un rôle et effectivement, il en a le costume : « manteau, toque, sourire édenté… ». Cette fois, tout semble maîtrisé, comme s’il voulait confirmer ce « destin » du premier soir et assurer son échec. Explication : Solal sait le poison de la passion, il défie dans cette scène la mécanique passionnelle et tragique qui unit forcément deux êtres jeunes et beaux, puissants et argentés, voilà pourquoi il se montre d'abord à elle à la fois tel qu'il sera, devenu vieux et pas moins aimable, et tel qu'il est : un simple amoureux débarrassé des lois d'attraction de la force, de l'argent, de l'appartenance sociale. - On peut noter cependant des échos entre les deux rencontres : d’abord, les deux rencontres « ratent ». Ensuite, Ariane est « dans sa robe du soir » la deuxième fois, elle est « noble parmi les ignobles » la première fois (jeu de mots entre « noble » et « ignoble », polyptote : les deux mots sont de la même famille : met en évidence l’élégance d’Ariane) ; ensuite, le miroir apparaît dans les deux rencontres. Il joue le rôle de l’intermédiaire entre les deux personnages : Ariane joue avec la glace « ne se sachant pas vue » (l.35), « seule amie d’elle-même » (l. 17) et Solal la regarde se regarder tandis que la deuxième fois Ariane regarde Solal la regarder : « s’apercevant que dans la glace il la regardait maintenant » (l. 5). Dans les deux cas, Ariane est l’objet regardé dans le miroir. Enfin, lors de ces deux rencontres, elle paraît seule : « elle seule comme moi » la première fois, « personne dans la maison » la deuxième. Les deux rencontres ont donc quelques points communs. > 2 rencontres, un destin pressenti lors d’une première vue, confirmé par la réalité de la vraie rencontre. 2. À chaque fois il y a obstacle à la rencontre. - différence de classes sociales entre les deux personnages : lors de la première rencontre, Solal dit avoir été là comme « domestique seulement, domestique au Ritz » (l.12) : l’adverbe « seulement » rabaisse encore le statut énoncé ; l’autre est « noble » (l.14), noblesse confirmée par les deux antonomases (nom propre utilisé comme nom commun) : « Boukhara divine, heureuse Samarcande » (l. 19), deux villes connues pour leur faste (appartiennent à la route de la Soie). Lors de la seconde rencontre, Ariane est « dans sa robe du soir » (l.1) quand Solal est déguisé en « vieux juif errant » comme l’indique le paratexte. Le « long manteau » (l. 3), le « sourire noir » (l. 11) ou « vide » (l. 21) confirment cette absence de noblesse du personnage masculin. Par ailleurs, son âge apparent est mentionné grâce au point de vue interne d’Ariane : « abjection de vieillesse » (l. 21) ou à l’autodérision de Solal « moi, pauvre vieux » (l. 11). Obstacle social et physique. - Second obstacle : il n’y a pas d’échange : les deux fois Ariane est regardée par quelqu’un qu’elle ne voit pas : au Ritz, elle ne voit pas Solal au premier sens du terme : elle est regardée par un « domestique, servant des boissons » et elle le « regarda sans [le] voir » (l. 26) ; chez elle, elle est regardée par un « fou » déguisé « dans son long manteau et sa toque ». Elle ne le voit donc pas non plus tel qu’il est. Ensuite, il n’y a pas d’échange verbal non plus : Solal affirme « qu’il voulait seulement lui parler et qu’il partirait ensuite » (l. 8) : et en effet, il monopolise la parole : Cohen lui laisse deux grandes répliques au discours direct tandis qu’Ariane ne parle pas ou alors elle ne se parle qu’à elle-même, grâce au monologue intérieur : « Appeler au secours ? A quoi bon… » (l. 2) ou encore « Oui, faire semblant de l’écouter avec intérêt » (l. 9). Pas d’échange de regard la première fois, pas d’échange de paroles la seconde. La rencontre est comme empêchée. - 3e obstacle : Ariane est dans les deux rencontres ignorante de la situation. Solal en sait plus qu’elle. Lui fait d’ailleurs le lien entre la rencontre à la réception et la rencontre du soir par la formule répétée 2 fois : « Elle, c’est vous » (l. 20 et 33). Au Ritz, elle ne sait pas qu’il l’observe, chez elle, elle ne sait pas qu’il joue un rôle. Elle répète 4 fois le mot « fou » avec de plus en plus d’assurance : d’abord « un fou » (l. 1) puis « c’était un fou » (l. 7) : elle suppose qu’elle ne sait pas ce qu’il fait : rôle de victime passive alors que lui est en fait un vrai metteur en scène 3. Enfin le franchissement des obstacles est tout à fait étonnant : lors de la première rencontre, Solal franchit les obstacles par un baiser vécu par procuration : « Notre premier baiser, mon amour » (l.46). Ce franchissement est rendu possible par le goût commun des deux personnages pour les miroirs et leurs reflets. Ainsi au début du texte, le personnage est-il « devant la psyché » (l.4) et lorsqu’il fait le récit de la scène de première vue « elle s’est approchée de la glace du petit salon, car elle a la manie des glaces » (l.43-44). Ce baiser par procuration est à la fois romanesque et romantique : Solal se construit une histoire et cette histoire est forcément amoureuse. La deuxième rencontre est rendue possible par un franchissement plus concret : il entre dans sa chambre et franchit physiquement la limite de son intimité. Et là, ce franchissement, s’il conserve un caractère romanesque (l’amoureux entre par effraction chez la femme aimée pour concrétiser cet amour : Julien Sorel rejoint la chambre de Madame de Rênal en grimpant à une échelle par exemple) est loin d’être romantique : Solal effraie plutôt qu’il ne réjouit : répétition du mot « fou ». Ce franchissement peut même avoir un effet comique : Cohen détourne les clichés de la scène de rencontre : le sourire, ordinairement une attitude positive, est ici « édenté » (l.8). La description de Solal lui donne un air presque pervers : « il la regardait maintenant, lui souriait tout en caressant l’horrible barbe blanche » (l.6-7). > le topos littéraire de la scène de première rencontre est ici détourné, réinterprété, réinventé pour lui donner plus de force. Cette force nous la retrouvons dans la description de la femme, tout aussi étonnante puisqu’Ariane est décrite deux fois. II. Un double portrait d’Ariane : la double scène de première vue permet un double portrait de l’héroïne : d’abord présentée à travers son point de vue interne comme terrorisée, puis décrite de manière tout à fait élogieuse par le « fou », voire idéalisée. 1. Ariane se dessine : un autoportrait : description d’abord d’un point de vue externe : sa posture « assise sur le bord du lit », puis son émotion, laquelle transparait à travers les mouvements de son corps : « elle grelottait ». Description objective du personnage. L’imparfait indique que le tremblement dure. Ariane est vue en position d’infériorité : assise par rapport à quelqu’un qui se tient debout. Ce tremblement est intensifié quelques lignes plus loin : « elle tressaillit » : gradation entre les deux verbes et passage d’un tremblement dû au froid à un tressaillement causé par la peur. Puis le narrateur se rapproche de son personnage et passe en point de vue interne : comme s’il établissait une solidarité avec elle. Le personnage d’Ariane se complexifie un peu : l’angoisse se teinte petit à petit d’une prise de distance face à la situation. On le sent grâce au discours indirect libre : ! Angoisse : « Un fou, avec un fou dans une chambre fermée à clé » : jugement prononcé par Ariane dans son tribunal intérieur. La répétition anaphorique du mot « fou » par 3 fois traduit l’angoisse du personnage. ! Angoisse un peu domptée : progression dans la désignation de ce fou : passe de l’article indéfini « un fou » à un article défini : « le fou ». Sorte de complicité grammaticale avec Solal. Cette complicité établie par la grammaire se confirme par l’obligation assumée de maintenir le tête à tête : le DIL permet de laisser libre cours au questionnement d’Ariane et aux tentatives de réponses : « Appeler au secours? A quoi bon, personne dans la maison » : les phrases sont non verbales et traduisent la vitesse de réflexion d’Ariane : on passe de l’angoisse à une forme de résignation. ! Elle prend alors le temps de pousser plus loin le jugement de l’intrus : comme si elle se concentrait sur lui plus que sur elle : « Affreuse, cette lente caresse de méditation. Affreux, ce sourire édenté » : toujours la reprise anaphorique du mot important. Intensifié plus loin par la sentence « abjection de vieillesse ». - Ariane poursuit sa tentative de lutter contre l’angoisse par un dialogue intérieur dans lequel elle va mettre en place une vraie stratégie argumentative : ! « Non, ne pas avoir peur. » : refus introduit par l’adverbe de négation « non ». ! « Il lui avait dit lui-même qu'elle n'avait rien à craindre, qu'il voulait seulement lui parler et qu'il partirait ensuite » : 3 arguments énumérés : 3 citations des propos de Solal (3 propositions subordonnées complétives) ! « Mais quoi, c'était un fou, il pouvait devenir dangereux » : contreargument introduit par le « mais » adversatif. ! Oui, faire semblant de l'écouter avec intérêt. », confirmé quelques lignes plus loin par « Supporter, ne rien dire, feindre la bienveillance » : conclusion : passage au « oui » + accumulation d’infinitives : actes d’Ariane, comme si elle reprenait le contrôle. De plus, on note que la stratégie encadre des actions moins rationnelles : « faire semblant »// « feindre la bienveillance ». Au centre, « supporter et ne rien dire ». 2. Solal la dessine : un portrait - Immédiateté des sentiments qu’elle déclenche : « pour la première fois vue et aussitôt aimée ». L’instantanéité indique le coup de foudre vécu par le « fou », son « ravissement » (Barthes). Champ lexical de l’apparition (sans doute un clin d’œil à L’Education sentimentale de Flaubert : « Ce fut comme une apparition ») : « elle m’est apparue, noble parmi les ignobles apparue » : utilisation du PC pour souligner le caractère révolu de cette apparition : elle a eu lieu et ne pourra plus être défaite. Lyrisme de ce portrait : des phrases avec polysyndète de « Un battement de ses paupières » jusqu’à « Son nom et Ses paroles », et la répétition des conjonctions de coordination « et » puis « ni » révèle les sentiments du personnage et participe à créer le registre lyrique. - Singularité de cette femme : « C’était elle, l’inattendue et l’attendue, aussitôt l’élue en ce soir de destin, l’élue au premier battement de ses longs cils recourbés » : utilisation de l’article défini « l’ » devant des participes passés employés comme adjectifs : insiste sur le caractère unique de cette femme, tellement unique que son apparition prend presque un caractère religieux. Cohen joue avec les antithèses : cette rencontre est hasardeuse (« inattendue ») mais en même temps chacun attend de trouver son âme sœur (« attendue »). Idem avec « personne avant elle, personne après elle » : anaphore de « personne » pour insister sur la singularité de cette rencontre et de cette relation, et pour reprendre l’idée de « l’élue » dans la première partie du récit encadré. Ainsi « l’élue », répétée à deux reprises, renforce ce caractère mystique. Cette divinisation d’Ariane passe aussi par le vocabulaire de la nature : « la gloire », « le printemps », « la mer », « la jeunesse »… On retrouve encore le caractère divin d’Ariane par le fait que toutes les conquêtes antérieures du fou étaient « toutes d’elle annonciatrices et servantes ». D’ailleurs Solal inscrit pleinement cette relation dans celle que Dieu lui dicte par l’accumulation « mon Dieu, Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob ». La fin de ce paragraphe nous fait d’ailleurs douter du référent de « Son nom et ses paroles ». Si, dans le contexte, on songe évidemment à Dieu en raison de la majuscule aux articles possessifs, mais on peut imaginer que, par la comparaison d’Ariane à une divinité, et par le truchement de l’expression « et je frissonne », il s’agisse en réalité d’Ariane elle-même. - Beauté d’Ariane : Solal la trouve « redoutable de beauté ». Cette antithèse (on pourrait presque dire oxymore) montre l’intensité des sentiments provoqués. Ariane est comparée à ces deux villes saintes de la religion juive, personnifiées par les adjectifs « divine » et « heureuse » : utilisation de deux antonomases (lorsqu’un nom propre est utilisé comme un nom commun) « Boukhara » et « Samarcande ». La comparaison à une « broderie aux dessins délicats » vise à inscrire le personnage féminin dans un univers orientaliste et mystérieux, jalonnant la Route de la Soie, mais aussi à valoriser la délicatesse, la finesse ou la noblesse de la femme comparée aux tissus. (l.34). > Solal propose alors une leçon et une réflexion sur l’amour : « Les autres mettent des semaines et des mois pour arriver à aimer, et à aimer peu, et il leur faut des entretiens et des goûts communs et des cristallisations ». Par là, le personnage cherche à insister sur la simplicité de cet amour qui induit aussi sa pureté : capable de se passer de toute cette phase frivole et artificielle de la séduction. « Moi, ce fut le temps d’un battement de paupières » (l.30). 3. Une histoire possible ? - deux héros que tout oppose : Solal apparaît vieux, faible et pauvre. - points communs entre Solal et Ariane : la « manie des glaces », la solitude, leur tristesse : « nous deux seuls exilés, elle seule comme moi, et comme moi triste et méprisante et ne parlant qu’à une seule personne, seule amie d’elle-même » : répétition de l’adjectif « seul » décliné à quatre reprises et alliée à la répétition sous forme d’anadiplose (reprise du dernier mot d'une proposition à l'initiale de la proposition qui suit) « comme moi, et comme moi » insistent sur tout ce qui les unit alors que tout semble les éloigner : Solal fabrique un couple, l’imagine, le fantasme. On peut imaginer que l’auteur nous livre un indice sur le fait que cette rencontre qui commence mal parce que tout les éloigne l’un de l’autre finira sur leur union. - Le rapprochement apparaît à nouveau à la fin du texte « volontaire bannie (…) Volontaire bannie comme moi » (l.41-42), « car elle a la manie des glaces, comme moi, manie des tristes et des solitaires, et alors, seule » (l.44-45). C’est leur solitude et la tristesse qui en découle qui vont provoquer une vraie « rencontre », une vraie relation. - à deux reprises évocation du « destin », d’abord à la ligne 12 « Au Ritz, un soir de destin », puis à la ligne17 « En ce soir du Ritz, soir de destin ». Solal invoque donc la prédestination des âmes sœurs pour persuader Ariane. > Par la description physique d’Ariane, le personnage masculin est conduit à idéaliser la femme aimée, voire même à lui donner un caractère divin et sacré. C’est par ce décalage entre la sacralité de cette femme et le milieu dans lequel elle vit, qu’Albert Cohen propose une critique de la société mondaine de son temps. III. Une critique de la société : derrière cette scène de rencontre tout à fait singulière, Albert Cohen dissimule la critique d’une société d’apparences fondée sur les mondanités, les règles sociales et l’argent. 1. La société peut être critiquée par le fait que « le fou » y appartient. On aurait mal compris la justification de cette critique s’il en avait été « exclu ». Solal dénonce la cupidité de ces individus, « réussisseurs et […] avides d’importance » (l.29). Néologisme qui dénonce de manière très virulente ces gens qui veulent se fabriquer une réussite mais qui ne réussissent par grâce à un talent ou à un savoir-faire. Cette critique apparaît d’ailleurs tout au long de l’œuvre parce qu’Albert Cohen a lui-même été membre de l’O.N.U. et critiquait la bureaucratie et la médiocrité de ces individus qui se prenaient pour des personnages importantes. La satire est tout aussi violente dans l’adjectif transformé en nom « les ignobles », qui au sens étymologique signifie « privé de noblesse ». 2. Ensuite, cette critique peut être justifiée pour donner un caractère solennel à leur rencontre, et les rapprocher tous deux : « nous deux seuls exilés » (l.19). Tous deux ne sont pas à leur aise dans ce monde d’apparences et de médiocrité, dans la « salle jacassante des chercheurs de relations » (l.41). « elle seule comme moi, et comme moi triste et méprisante » vise à montrer que ces deux-là sont faits l’un pour l’autre parce qu’ils ressentent les mêmes choses : du mépris pour cette compagnie artificielle. 3. Mais, dans la chambre, avec le « fou », Ariane joue sur les apparences, le mensonge, la feinte : « Supporter, ne rien dire, feindre la bienveillance » (l.27). Pourtant Solal voit bien que tous deux rejettent énergiquement ce milieu, et c’est en cela qu’il dit qu’elle est une « volontaire bannie » (l.41 et 42). Dans ce monde d’apparences et de relations, pourtant, ce qui prédomine c’est la solitude et la tristesse. C’est ce sentiment d’être unique dans ce monde qui va les rapprocher finalement. Conclusion : Nous avons vu, dans un premier temps, que cet extrait romanesque proposait une scène de première rencontre tout à fait singulière quant au topos littéraire. Si cet extrait de Belle du seigneur réunit les caractéristiques de la scène de rencontre en travaillant sur la mise en scène par la séquestration d’Ariane par Solal, nous retrouvons l’effet, les obstacles et le franchissement étonnant du baiser dans le miroir. Pourtant cette scène est singulière car le personnage féminin est effrayé, là où dans d’autres scènes le personnage serait peut-être indifférent ou conquis. Dans un deuxième temps, nous avons montré comment l’auteur, par le portrait élogieux, du personnage d’Ariane vu à travers les yeux de Solal, cherchait à diviniser la femme, à l’idéaliser, à la glorifier. Enfin dans un troisième temps, nous avons montré que, derrière une scène de rencontre déjà peu banale, Cohen dénonçait une société d’apparences, intéressée par les relations mondaines et l’argent, bien loin de l’authenticité que pouvaient rechercher ces deux personnages que tout semble opposer au départ. Cette scène annonce déjà la suite d’une relation étonnante. Solal s’était, en réalité, déguisé en vieux juif pour s’introduire chez Ariane. Patron du mari d’Ariane, il le promeut et invite le couple à dîner avec lui, chez lui, au Ritz. Seul à seul, pendant le repas, Solal parie avec Ariane qu’il réussira à la séduire, et y parvient. Une relation passionnelle débute entre ces deux individus, en apparence si peu prédestinés l’un à l’autre.