Les Bagarres de Lynda

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Les Bagarres de Lynda
Les Bagarres de Lynda
André Fillion
Les Bagarres de Lynda
Roman
Illustration : Monique Cheneau
ISBN 979-10-92175-08-0
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
Chapitre Premier
La Syldurie
Bordée au nord et à l’est par la Maritza, au sud par la mer
Égée et à l’ouest par une frontière conventionnelle, la
Syldurie est un petit royaume dont l’équipe journalistique
de la télévision française n’écorche jamais le nom. Il faut
donc se résigner à croire qu’il ne s’y passe jamais rien, rien
du moins qui ait la vertu d’aiguiser notre curiosité.
Ce singulier royaume que personne ne connaît semble
échapper à l’histoire, car, depuis la période féodale, rien n’y
a beaucoup changé. Comme dans toute monarchie qui se
respecte, un roi règne, une cour le courtise et un peuple le
subit.
Sa capitale, Arklow, recroquevillée entre son port et la
colline où se dresse le château royal, est riche en
monuments historiques, palais, églises et chapelles, temples
grecs et romains, maisons à colombages et à
encorbellement. Le climat méditerranéen y est fort
agréable, la mer d’un bleu de turquoise, et pourtant, les
touristes européens ne s’y précipitent pas, leurs agences
préférant, allez savoir pourquoi, leur proposer la Grèce ou
la Turquie limitrophes. La politique austère de ce pays
pourrait en être une raison.
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Les Bagarres de Lynda
La Syldurie est un pays pauvre. Pauvre ! Cela dépend pour
qui ! Les faubourgs d’Arklow rappellent, toutes proportions
gardées, les métropoles brésiliennes dans lesquelles une
simple avenue sépare les opulentes résidences des sordides
« favelas ». C’est vrai qu’elles font honte à voir, ces favelles,
et le Roi voudrait bien les voir disparaître, non tant pour la
misère qu’elles abritent, que pour l’image peu laudative
qu’elles apportent à cette prestigieuse capitale chargée
d’histoire. Mais, fort heureusement, les fenêtres de la royale
résidence s’ouvrent sur la vieille ville et sur la mer.
Comme nous l’avons dit, la Syldurie est une royauté.
Depuis sa fondation au XIIe siècle, quatre dynasties se sont
tour à tour partagé le pouvoir : Les Bifenbaf, les
Kougnonbaf, les Baffagnon, mais surtout les
Soussaschnick-Sassouschnikof, dont le dernier souverain,
Waldemar Premier exerce, je devrais dire, exerçait, dans son
petit royaume, une autocratie absolue.
Il n’y avait pas de Parlement, pas de députés, quelques
ministres nommés par le Roi, mais qui ne servaient à rien,
puisqu’en définitive, c’est le Roi qui prenait toutes les
décisions.
Bien entendu, la peine de mort n’avait pas été abolie, et il
suffisait de peu de choses pour être, par édit royal, pendu,
décapité, ou jeté en pâture aux rongeurs dans les oubliettes
du château.
Au moment où commence notre récit, le Roi est accablé
par le décès de son épouse, la reine Marija, emportée, selon
l’expression consacrée, par une longue et douloureuse
maladie. Elle lui a laissé deux filles : Éva, dix-neuf ans, qui
héritera de la couronne, et Lynda, quinze ans. Ah ! Lynda !
Cette chipie !… Mais nous en reparlerons.
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Waldemar ne serait pas un vrai roi s’il n’avait une cour,
composée comme il se doit de flatteurs hypocrites. Au
sommet de cette pyramide de paresse et de mensonge
s’élèvent justement les rescapés des anciennes dynasties qui,
sans oser le révéler, donneraient fort de leurs personnes
pour reconquérir la couronne perdue par leurs ancêtres. Ce
sont les marquis Ottokar de Kougnonbaf, Miroslav de
Bifenbaf et le duc Alphonse de Baffagnon.
Il m’est impossible de mentionner tous les singuliers
personnages qui composent cette cour de Syldurie, mais je
me dois de vous présenter la plus étonnante : Sabine Mac
Affrin, la Grande Astrologue royale.
Tous les potentats, et pas seulement en Syldurie, ont
besoin, pour se rassurer, d’une questionneuse d’étoiles,
capable de lui prédire un règne glorieux et plusieurs pages
dans les livres d’histoire.
Sabine Ramassamisivagamy (c’est son vrai nom) est née, on
ne sait où, sur une île, mais on ne sait pas de quel océan.
Elle, en tout cas, le sait, puisqu’elle est Grande Astrologue
royale. En mal de clientèle et de popularité, elle partit un
jour pour le Royaume-Uni. De ville en ville, elle promettait
à tous argent, santé, amour, et, comme elle n’apportait que
de bonnes nouvelles, elle commença à devenir riche et
célèbre. C’est alors qu’on lui conseilla de trouver un
pseudonyme. Son nom, qui lui venait pourtant des dieux
Rama et Siva, n’était pas assez commercial : trop long, pas
mémorisable, pas assez européen. Elle opta pour celui de
Mac Affrin, qui s’harmonisait parfaitement avec son type
dravidien.
Vous comprendrez très bien qu’une fille des mers du Sud
s’accommode mal de la Tamise et de ses brouillards. Elle
décida donc un jour de s’établir à Naples. Puis elle entreprit
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une tournée à travers les Balkans qui la conduisit en
Syldurie. La curiosité stimulée par sa réputation, le roi
Waldemar l’invita dans son palais et lui demanda s’il avait
un espoir de revoir sa reine dans un monde meilleur. Sabine
lui répondit que Marija avait été réincarnée en brebis, et que
lui-même le serait en bélier. Il n’aurait donc pas de peine à
la retrouver et tout irait pour le mieux. Cette réponse de la
devineresse plut tant au Roi qu’il l’engagea à son service
avec une promotion.
Sabine Mac Affrin passait aux yeux du peuple pour une
Britannique, mais à la vue de ses cheveux lisses et de son
teint, aussi noirs que l’obsidienne, on se doutait bien qu’elle
n’était pas un produit « pure scottish malt ». Un grand
mystère flottait sur ses origines, ce qui valorisait
grandement son sacerdoce.
Elle parlait syldure avec un accent très chantant, ce qui
n’avançait pas ses interlocuteurs, et ponctuait la
conversation d’étranges locutions telles que : « Si ou
moukat amoin, mi kounich aou. », ou bien : « Larg amoin
lourlé. » Ou encore : « Mi grat aou ti boi, ou sou la coup la
bébet. » Dans leur ignorance, les courtisans croyaient
qu’elle prononçait des formules magiques, alors qu’elle
exprimait tout simplement ses états d’âme dans sa langue
maternelle.
Quant au tiers état, il n’y a pas grand-chose à en dire, sinon
qu’il haïssait ce souverain égoïste et cruel qui n’avait aucune
compassion de sa misère. En voulez-vous une preuve ?
Quand le Roi paraît sur son balcon, tout le peuple se
bouscule contre les grilles en criant : « Vive le Roi ! Vive
Waldemar ! »
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Chapitre II
Lynda
Le roi Waldemar avait entrepris des travaux dans son
château, qu’il appelait, non sans fierté, « son petit
Versailles ». Il y avait arrangé des jardins à la française qui
avaient coûté très cher au trésor public, et pour mieux les
admirer, s’était fait aménager un grand salon garni d’une
large baie panoramique. C’est dans ce salon qu’il vivait le
plus clair de son temps, recevait ses amis et ses ministres.
C'est là aussi que, le soir, il aimait se retrouver seul. Les
murs de ce salon, lorsqu’ils ne sont pas de verre, sont
couverts de beaux livres aux reliures de maroquin. Que de
livres pour un roi si peu enclin à la lecture ! Je vais vous
livrer un petit secret, ne le dites à personne. D’ailleurs, tout
le monde le sait : prenez donc le troisième rayonnage en
partant de la gauche. Cherchez les œuvres complètes
d’Homère et pressez sur le dos de l’Iliade. Ça bascule. Et
voilà notre bibliothèque transformée en bar ! Champagne,
whisky, vodka… Servez-vous !
Eh oui ! Notre bon roi a une vie cachée. Lorsqu’il se
retrouve seul, il essaie d’oublier dans la boisson le chagrin
que lui cause la perte de sa chère Marija. Il n’est aucun
domestique du palais qui ignore l’existence de cette buvette
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occulte, mais personne n’en parle puisque c’est lui le roi, et
qu’après tout, il fait ce qu’il veut.
Le Roi aime les fêtes et les banquets. Toutes les occasions
lui sont bonnes pour organiser, avec sa cour des festins en
comparaison desquels les orgies romaines auraient fait
figure de repas diététiques. On y consomme sans
modération bordeaux millésimés, champagne, caviar et
autres douceurs que Fonchau, le traiteur royal, lui facture à
grands bénéfices.
Nous l’avons déjà dit : le roi Waldemar avait deux filles.
Vous souvenez-vous de leur prénom ?
L’aînée, c’est Éva. C’est elle qui un jour deviendra reine.
Une brave fille, polie, gentille, honnête, toujours première
de la classe, elle étudie à plaisir. Lectrice infatigable, elle
aime passer des heures dans la bibliothèque de son père,
mais pas pour les mêmes raisons que lui. Éva n’est pas très
sportive, mais elle se rattrape sur le plan intellectuel. Elle
écrit aussi des poésies qu’elle illustre de ses dessins comme
le faisait Victor Hugo.
Éva est une jeune fille soumise, elle obéit sans discuter aux
ordres de son père, lequel se réjouit d’une progéniture si
docile.
La plus jeune, c’est Lynda. Ah ! Lynda ! Quelle chipie !
Inutile de la chercher dans la fameuse bibliothèque : C’est
un lieu qu’elle ne fréquente jamais. Dirigeons-nous plutôt
vers la salle de sport qu’elle s’est fait aménager dans un
grenier du château. Ouvrons la porte. Nous entendons
d’abord des coups sourds et de profonds soupirs. Entrons.
Nous trouvons au milieu de la pièce une adolescente
baignée de sueur, les mains enveloppées de gros gants de
boxe, frappant avec fureur un sac rempli de sable qui vole
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dans tous les sens et qui, pourtant, ne lui a rien fait. Vous
n’aimeriez pas vous trouver entre ses poings et le sac ?
– Moi non plus.
Lynda est l’opposé de sa sœur et elles ne se supportent pas.
C’est une adolescente caractérielle, irritable, toujours en
révolte et en désobéissance. Outre la boxe anglaise, elle
pratique aussi l’équitation, le judo, le kung-fu, le tir à l’arc et
le tir au pistolet. C’est une athlète. Il faut voir avec quelle
précision elle transperce sa cible de carton juste entre les
deux yeux. Quelquefois, sous le regard furibond de son
entraîneur, elle vise, rien que pour son plaisir, le tibia, le
nombril, ou encore un peu plus bas là où cela fait vraiment
très mal. C’est une chipie ! Et je ne vous ai pas encore
tout dit.
Lynda s’est aussi acoquinée avec Sabine Mac Affrin, la
magicienne. Celle-ci ne lui prodigue que de mauvais
conseils qui n’arrangent rien à son caractère. Elle l’a initiée
à la cartomancie et à la chiromancie, elle lui a appris à
communiquer avec les morts en faisant bouger des verres
sur une table.
Quitte à sembler contredire ce qui vient d’être présenté, la
jeune princesse n’est pourtant pas totalement dépourvue de
romantisme et de sensibilité. Consciente de posséder un
timbre de voix agréable, elle avait reçu quelques leçons de
chant et, lorsqu’elles étaient toutes deux en bonnes
dispositions, ce qui était rarement le cas, elle chantait avec
sa sœur qui l’accompagnait au piano. Aux Lieder de
Schumann, Lynda préférait, et c’est son droit, la chanson
francophone : Brel, Brassens, Ferrat… sans oublier les
Canadiens. Elle avait même acheté une méthode « Assimil »
pour acquérir quelques rudiments de français. Elle s’était
également procurée une guitare à cordes nylon sur laquelle
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elle a appris quelques accords. C’est celui de mi-mineur
qu’elle gratifiait de sa préférence et elle s’arrangeait toujours
pour transposer en mi tout ce qu’elle chantait. Mi-mineur,
accord tranquille : seulement deux doigts sur la même case.
Elle avait même trouvé la bonne astuce : faisant l’impasse
sur les cordes de la et de ré, elle n’avait même pas besoin de
sa main gauche. Ah ! Si tout était aussi facile ! Après tout,
Georges Brassens, lui non plus, ne recherchait pas la
difficulté. De plus, il entrait sur scène en tenant sa guitare
par le manche. Il attrapait une chaise sur laquelle il posait
un pied, plaçant ainsi son genou à la bonne hauteur pour
recevoir son instrument, et le voilà parti. Il faut dire que la
qualité de ses textes était telle qu’on lui reprochait rarement
la pauvreté de l’orchestration et de la mise en scène.
Finalement, derrière cette apparence de petite écervelée,
Lynda était aussi intelligente que sa sœur, mais elle n’aimait
pas le montrer.
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Chapitre III
Waldemar
Waldemar Premier était un mauvais roi.
Un soir, comme à son habitude, il se servit une vodka dans
sa bibliothèque, puis il s’étala dans un fauteuil. Il laissait
aller ses idées, lesquelles n’avaient déjà plus un cours très
cohérent. Puis il parcourut des yeux les rayons multicolores.
J’ai des milliers de livres dans ce château, pensait-il. Il
faudra bien qu’un jour, avant de mourir, je me décide à en
ouvrir un.
Puis il se leva, s’approcha du mur de lecture, parcourant du
doigt les titres qui se trouvaient à hauteur de ses yeux.
« Voyons un peu : Littérature anglaise… Shakespeare…
Byron… Non, ça ne me dit rien… Théâtre français…
Molière… Corneille… Non. »
Il poursuivit cette recherche superficielle, mais rien,
décidément, ne l’intéressait. Il vint se rasseoir. Puis il se leva
de nouveau. Un gros volume avec une reliure usée attira
son attention. Il l’ouvrit au hasard.
« Trop compliqué ! Ce n’est pas pour moi. »
Il ferma le livre, puis il l’ouvrit de nouveau, au hasard.
« Aujourd’hui, si tu entends sa voix, n’endurcis pas ton cœur. »
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« Allons bon ! Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? »
Il ferma le livre et le remit à sa place, puis se mit au lit.
Heureusement pour lui, les rois de Syldurie se couchent et
se lèvent quand ils veulent. Point n’est besoin d’un vicomte
pour lui déboutonner sa chemise ni d’un marquis pour lui
enlever ses chaussettes.
Cette nuit-là, Waldemar ne trouva pas le sommeil. Cette
parole qu’il avait lue lui martelait l’esprit :
« Aujourd’hui, si tu entends sa voix, n’endurcis pas ton cœur. »
« Qu’est-ce que cela veut dire ? »
Le lendemain, la pensée habitée par ces mots, il retourna
dans sa bibliothèque. Il retrouva le gros livre à la reliure
usée. Il rechercha le texte qui, la veille, l’avait interpellé.
« C’est plus ou moins vers la fin, se disait-il. »
Il ne le retrouva pas.
Il tourna les pages au hasard, s’attardant parfois sur une
phrase, sur un mot, ou sur un de ces titres bizarres : « Épître
de Jacques », « Lamentations de Jérémie », « Habakuk »,
« Deutéronome », « Chroniques ou Paralipomènes »…
« Paralipomènes ! Où donc sont-ils allés trouver ce nom
barbare ? »
Il concentra son attention sur ce texte au titre étrange. Il
comprit que c’était un livre d’histoire. D’abord, des
généalogies à n’en plus finir :
« Fils de Gomer : Aschkenaz, Diphat et Togarma. – Fils de Javan :
Elischa, Tarsisa, Kittim et Rodanim. Fils de Cham : Cusch,
Mitsraïm, Puth et Canaan. – »
« Mais d’où sortaient ces noms à coucher dehors ? »
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La suite devenait plus intéressante. Elle racontait l’histoire
de rois qui se sont plus ou moins mal conduits. Il survola le
texte rapidement jusqu’à trouver la vie d’un roi vraiment
mauvais, encore pire que lui. Ce Manassé pratiquait la
divination et la sorcellerie.
Waldemar se mit à penser à Sabine, la magicienne qu’il avait
introduite dans son palais et qui l’avait initié à son art. Le
Créateur verrait-il donc cela d’un mauvais œil ?
Manassé, dans ses pratiques occultes, n’avait pas hésité à
brûler ses propres enfants en sacrifice à son idole et avait
fait couler beaucoup de sang.
« Bon, tout de même, » se dit Waldemar, « je n’en suis pas
rendu là ! »
Il lut la fin du récit : vaincu par ses ennemis, Manassé fut
abandonné dans un cachot où il désespérait de finir ses
jours. Il se mit à prier et fut délivré. Rétabli dans son
royaume, il capitula devant Dieu, changea totalement de
conduite et devint un bon roi.
La population syldure est majoritairement orthodoxe. Estce le peuple qui doit avoir la même religion que le roi, ou le
roi qui doit avoir la même religion que son peuple ?
Toujours est-il qu’en toute logique, Waldemar était
orthodoxe ; chaque dimanche, en grande cérémonie, il se
rendait à la cathédrale. Il était donc chrétien et ce
raisonnement lui suffisait.
Pour la première fois, ces questions lui torturaient l’esprit :
et si son titre de roi chrétien n’était qu’hypocrisie ? Et si
Sabine lui avait menti en lui parlant d’une vie meilleure dans
l’au-delà ? Et s’il mourait demain ? Ne valait-il pas mieux
mettre ces choses au clair le plus tôt possible ?
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Ce soir-là, il emporta son livre, la Bible, dans sa chambre à
coucher. Il en commença la lecture depuis le
commencement, puis, s’endormit le cœur serein après
l’avoir posée sur sa table de nuit. Il fit de même les
autres soirs.
Un soir enfin, il comprit qu’il devait faire un choix. Il prit la
décision de reprendre sa vie en main, sous la maîtrise de
celui que David appelait « mon berger ».
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Chapitre IV
Wladimir
Waldemar se fit donc baptiser par un pasteur grec, car il n’y
avait pas de pasteur en Syldurie.
Dans la foulée, Éva reçut, elle aussi, le baptême par
immersion, non pas vraiment par conviction, mais par
complaisance. Plusieurs courtisans suivirent le mouvement,
mais le Roi n’était pas dupe de ce réveil spirituel et le
mettait sur le compte de leur hypocrisie.
L’atmosphère avait changé dans l’entourage du Roi. Celuici s’était consolé de la perte de son épouse, convaincu qu’il
la retrouverait, non pas à la bergerie terrestre, mais à celle
d’en haut. Sa visite vespérale à Homère en perdit sa
nécessité.
Sabine Mac Affrin ne partageait pas du tout la joie de vivre
de son patron. Elle devenait de plus en plus irascible,
piquant de terribles colères chaque fois que, dans la maison,
l'on faisait allusion à la nouvelle espérance spirituelle du
monarque.
Excédé par ses écarts, Waldemar se résolut finalement à lui
allouer une copieuse indemnité de licenciement, avec
l’expresse recommandation d’aller exercer ses talents
ailleurs.
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La magicienne en conçut un profond ressentiment.
Waldemar avait retrouvé la paix. Il se montrait plein de
bienveillance envers ses filles, ses courtisans et ses laquais.
Une question, pourtant, accusait sa conscience : à quoi lui
sert-il d’être un roi chrétien si son peuple est toujours aussi
malheureux ?
Dans l’incapacité d’y répondre, il introduisit dans son palais
un célèbre philosophe : Wladimir.
Philosophe, romancier, poète, peintre, sculpteur, musicien,
physicien, mathématicien, maîtrisant le latin, le grec,
l’hébreu, l’ourdou et le quechua, Wladimir était le Léonard
de Vinci national. C’est lui-même, d’ailleurs, qui découvrit
que le langage kabbalistique de Sabine était du créole
réunionnais. La science étant semblable à la confiture, il en
possédait beaucoup et l’étalait peu.
Waldemar écoutait avec avidité les conseils de l’érudit qu’il
avait autrefois méprisé. Bien que lui-même agnostique,
Wladimir conseillait au Roi de persévérer dans la lecture des
Évangiles, considérant les bienfaits qu’ils avaient apportés
dans sa vie. Il lui recommanda également Jean-Jacques
Rousseau. L’homme d’État et l’homme de lettres passaient
de longues heures ensemble, à discuter, à étudier, à puiser
dans les œuvres des philosophes de riches leçons pour un
règne équitable.
« Nous sommes maintenant au XXIe siècle, disait Wladimir,
il serait quand même temps de sortir ton pays de la
féodalité.
– Mais comment ?
– Commence par cesser d’accabler le peuple d’impôts. Il
n’y a que les pauvres, en Syldurie, qui paient des impôts. Je
sais bien qu’il est écrit : « À celui qui n’a pas, on ôtera même ce
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qu’il a. » Mais il faudrait replacer les choses dans leur
contexte.
– Si le peuple ne paie plus d’impôts, de quoi vivra le
royaume ?
– La bourgeoisie, le haut clergé, la noblesse, tes ducs et tes
marquis sont insolemment riches ; c’est à eux de donner de
leur superflu et non au peuple à donner de son nécessaire.
– Ça ne va pas leur plaire, aux marquis !
– Tu seras haï par une poignée de nantis et aimé par deux
millions de citoyens. »
Le Roi mit en application les conseils du savant, au grand
bonheur de la Syldurie d’en bas et à la grande colère de la
Syldurie d’en haut.
« Tu as bien commencé ton combat contre la pauvreté,
même si de grandes choses restent à faire, tu dois aussi
commencer à combattre l’ignorance. Puisque tu as de
nouveaux fonds, construis des écoles, une par village, une
par quartier. Fais ouvrir une université. Fais distribuer des
bourses aux jeunes gens qui n’ont pas les moyens de
financer leurs études. »
Waldemar fit aussi organiser des élections. Pour la première
fois, le peuple avait choisi ses députés. Il décida aussi de
montrer un bon exemple en réduisant son train de vie. Les
repas royaux devinrent plus modestes, et les économies
royales servirent un plan social.
Tout le royaume tirait bon profit des leçons de Wladimir. Il
était devenu un héros national. Waldemar commençait à se
faire aimer. La Syldurie rattrapait rapidement son retard
économique.
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Le philosophe était souvent invité à la table royale. On y
parlait musique, poésie, cinéma, politique, philosophie,
actualité nationale et internationale. Il n’était aucune
question sans réponse pour ce Pic de la Mirandole. Tout le
monde l’aimait. Tout le monde sauf les riches qui, grâce à
sa sagesse, le sont devenus un peu moins. Quant à Lynda,
elle l’a pris en grippe depuis son arrivée.
« Ce vieux pédant qui sait tout ! Qu’il monte un peu me
voir dans mon grenier ! J’aurai quelque matière à lui
enseigner.
– Ça suffit, Lynda ! File dans ta chambre.
– Oui, papa. »
Lynda quittait la table et montait dans son grenier en tapant
lourdement des pieds sur les marches de bois. Elle claquait
la porte, enfilait ses gants de boxe et frappait de toute la
fureur de ses poings le sac sur lequel elle avait agrafé une
photographie de Wladimir.
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Chapitre V
Éva
Trois ans se sont écoulés. Éva, la princesse héritière a donc
22 ans, et sa petite sœur… avez-vous suivi ?
Lynda a maintenant 18 ans. Elle a grandi en taille et en
poids, mais pas en sagesse ! Son plus grand plaisir consiste
à persécuter les courtisans, persiflant leurs manières et leurs
propos insipides. Elle ne manque pas une occasion de les
confondre et de les humilier dans leur hypocrisie. Quel
bonheur ils trouveraient à lui donner quelques gifles pour
lui remettre les idées en place de temps en temps ! Mais,
hélas, elle est premièrement fille du Roi et deuxièmement
ceinture marron. Les courtisans n’osent s’en plaindre au
souverain qui la chérit malgré son mauvais caractère. Ils
déglutissent sans riposter les ophidiens, depuis la couleuvre
jusqu’à l’anaconda qu’elle leur fait constamment avaler.
Comble d’injure au protocole, elle vient de s’offrir, avec ses
petites économies, une puissante « Harley-Davidson ».
Toute bardée de cuir, de chaînes et de clous, elle chevauche
son engin pétaradant à travers les rues d’Arklow, au grand
mépris des limitations de vitesse.
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« C’est une honte ! disent les vieux citadins. Où va la
Syldurie ? » Mais les jeunes garçons, au moindre bruit de
moteur, se précipitent aux balcons, espérant la voir passer,
et rêvant en plein jour qu’elle leur offrirait un tour de
circuit.
Lynda a beaucoup d’amoureux. Il faut dire qu’elle a des
yeux magnifiques et d’épais sourcils qui donnent une
profonde autorité à son regard. D’ailleurs, je n’ai pas
l’intention d’écrire trois pages pour vous parler de la
couleur de ses yeux, de la beauté de son visage ni de sa
chevelure éblouissante. Si vous aimez les blondes aux yeux
bleus, c’est une blonde aux yeux bleus, si vous préférez les
rouquines, elle est rousse. Je ne suis pas un auteur
contrariant.
Pour en revenir à sa vie sentimentale, elle a toujours dans
son sac un calepin portant dans ses pages une longue liste
de prénoms rayés. Il est vrai qu’elle usait envers ses
soupirants d’une technique redoutable. Elle était passée
virtuose dans l’art de chauffer son bonhomme à blanc et de
vous le congeler en moins d’une minute (comme le lait en
brique !) Après un tel traitement, la pauvre victime court se
jeter dans la mer Égée avec une ancre autour du cou, mais il
se trouve toujours un marin pêcheur pour lui sauver la vie.
Ils ont l’habitude.
La jeune princesse est consciente de sa beauté, de son
pouvoir de séduction et surtout de sa cruauté. Cruelle
envers les animaux, cruelle envers les humains, cruelle
envers la cour, cruelle envers les domestiques, cruelle
envers sa famille, cruelle envers Wladimir, impitoyable
envers ceux qui osent l’aimer. Pour elle, tous ses soupirants
ne sont que des jouets. « Quand j’ai un jouet entre les
mains, je le casse et j’en prends un autre. »
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Il reste justement sur son carnet, en fin de liste, un prénom
qui n’a pas encore été biffé : c’est Dimitri.
Dimitri est un lycéen qui aime bien sortir le soir. Lynda, qui
se refuse à respecter le protocole royal, fait la tournée des
boîtes de nuit d’Arklow à la recherche de nouvelles
conquêtes, pardon, de nouveaux jouets à casser. C’est ainsi
qu’ils se sont rencontrés. Quand on passe la nuit avec des
projecteurs dans la figure, on ne voit pas nécessairement le
visage de sa cavalière. Ce n’est que le lendemain qu’il a
compris qu’il s’était frotté contre la fille du Roi, en
personne.
Cet amour dure depuis déjà une semaine, un record. Se
serait-elle assagie ?
Éva supportait de moins en moins sa petite sœur, ses
extravagances, ses espiègleries. Elle avait honte aussi, parce
que la presse à scandale, « Syldurie Dimanche » et « Ici
Arklow », jetait ses écarts, dûment exagérés, en pâture à la
population. La honte en retombait sur la famille royale. Elle
ne comprenait pas pourquoi le Roi, son père, montrait si
peu de zèle à sévir, traitant la bonne fille et la mauvaise avec
le même amour.
Waldemar avait pris l’habitude de lire la Bible le soir en
famille. Soucieux d’approfondir sa connaissance des
Écritures, il avait chargé Wladimir de lui enseigner le grec.
De même, il avait inclus cette langue antique dans le
programme d’instruction de ses filles.
Éva prenait beaucoup de soin à cette étude et ses progrès
réjouissaient son maître.
Lynda, au contraire, se révélait un cancre notoire. Elle
n’aimait pas le grec, elle n’aimait pas Wladimir, alors
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imaginez : les leçons de grec de Wladimir ! Elle ne faisait
aucun effort pour apprendre, multipliait les provocations
qu’en philosophe, le maître supportait avec patience.
Quelquefois, il lui lançait un regard sévère. Mal lui en
prenait, car l’insolente le poignardait des yeux avec une telle
férocité qu’il finissait toujours par capituler.
« Petite effrontée ! » murmurait-il.
Les rapports entre les deux sœurs sont toujours tendus.
Mademoiselle l’héritière donne des leçons de morale que
l’autre ne peut souffrir. On se dispute à tout propos : au
sujet du protocole, au sujet des sorties, de la moto, et
surtout, au sujet de Wladimir, que l’une adule autant que
l’autre le déteste.
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Chapitre VI
Une altercation
Maître Wladimir avait demandé qu’une petite salle lui soit
affectée pour l’enseignement des jeunes princesses. C’est
une pièce peu spacieuse, meublée d’un bureau, de deux
tables scolaires et de deux armoires : une pour les livres, et
l’autre pour le matériel d’enseignement. Sur les murs,
quelques cartes géographiques et historiques, ainsi que des
tables de déclinaisons. Ce lieu austère ne convenait guère à
Lynda qui aurait volontiers remplacé ces tristes affiches par
celles de ses acteurs préférés. Éva, au contraire,
affectionnait cet endroit propre à l’étude. C’est là qu’elle
aimait se trouver dans le silence, au milieu des livres et des
cahiers.
Or, en cette fin d’après-midi, attendant l’arrivée du maître
avec une bonne avance, elle peaufinait son thème.
« Ginesthé phronimoï os oï opheïs kaï akeraïoï os aï péristeroï »,
non : « péristeraï ». « Devenez prudents comme les serpents et simples
comme les colombes. »
Décidément, le grec est une langue bien difficile, mais ô
combien passionnante ! Et puis, maître Wladimir est un
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
précepteur habile et patient qui ne se met pas en peine de
répéter les choses jusqu’à ce qu’elle les comprenne.
Elle savourait tant qu’elle pouvait ces moments de calme et
l’absence de sa sœur quand un grand bruit de moteur
déchira ce silence.
« Allons bon ! » se dit-elle, « voici la petite peste ! Terminée
la tranquillité ! Envolée la paix royale ! La voilà qui monte.
Tous aux abris, tenue de campagne et casque lourd ! »
En effet, tels des coups de bélier contre une porte
médiévale, les pieds de Lynda martelaient les marches de
chêne à faire chanceler tout l’édifice. La porte s’ouvre et
claque ; l’orgueilleuse princesse a investi la place. Éva
l’invective aussitôt :
« C’est une heure pour rentrer ? Où es-tu encore allée
traîner ? Et quant à la discrétion, c’est réussi ! J’aime étudier
dans le calme.
– Premièrement, j’entre et je sors de cette maison comme je
veux et quand je veux. Je ne suis plus une petite fille. J’ai
dix-huit ans. Dans certains pays civilisés, on est majeur à
dix-huit ans. Je n’ai plus besoin d’une assistante maternelle,
et surtout pas de toi. Deuxièmement : tu peux rester dans ta
salle de classe à étudier le Nouveau Testament dans la
langue d’Homère, c’est ton affaire, si cela t’amuse. Moi, je
veux bouger, je veux qu’on me voie, je veux qu’on
m’entende, je veux que les garçons me remarquent, et je
veux que tes feuilles et tes cahiers s’envolent quand j’entre
dans cette pièce.
– Pour te remarquer, on te remarque. As-tu vu la
couverture de “ Syldurie Dimanche ? ” : “ Le dernier coup
d’éclat de la princesse Lynda. ”
André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
– Comment ? Une fille intelligente, sérieuse et cultivée
comme toi, tu lis ce genre de serpillière ? Tu me déçois.
– Et toujours ce déguisement à la gothique ! Non mais de
quoi j’ai l’air ? Sûrement pas d’une jeune fille de famille
respectable, encore moins d’une princesse de sang royal !
– Elle ne te plaît pas ma tenue ? Trop jeune pour toi ? Trop
moderne ? Trop américaine ? Et pourtant, je ne connais
rien de plus commode pour chevaucher une HarleyDavidson. Évidemment, pour danser la valse et la mazurka
à la cour de Syldurie, la crinoline, c’est plus seyant. Tu
m’imagines à moto en crinoline ? Et si ça se prend dans les
rayons ?
– Ce serait dommage, du si beau tissu !
– C’est cela, fais de l’esprit, Mademoiselle le cerveau de la
famille !
– Et tu crois que Père apprécie toutes ces fantaisies ?
– Je t’en prie, laisse le géniteur en dehors de tout cela. Il ne
dit jamais rien, le vieux. Je le connais comme si c’était moi
qui l’avais fabriqué. Je sais que je suis une petite garce, mais
je suis tout de même sa fille chérie.
– Je ne te permets pas de manquer de respect à ton père.
C’est vrai qu’il est bien trop patient envers toi, il t’excuse
tout, il te pardonne tout, il supporte tout.
– On aurait dû l’appeler Agapè.
– Tu ne m’amuses pas. Notre père ne te mérite pas. Non
seulement il est plein d’amour et d’indulgence, mais c’est le
meilleur roi de sa dynastie. Il a permis que les plus
modestes du pays puissent avoir accès à l’université.
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
– Parlons-en ! Devoir supporter ce vieux pédant de
Wladimir pour nous barber avec le grec et la philosophie.
Pour envoyer des SMS aux copines, je n’ai pas besoin de
savoir écrire le grec.
– C’est malin ! C’est Père aussi qui a aboli les impôts
injustes qui opprimaient le peuple depuis le Moyen Âge. Ne
l’oublie pas.
– Ça, je ne risque pas de l’oublier ! La noblesse et le haut
clergé non plus ! Maintenant ce sont eux qui les paient, les
impôts. Et ça ne leur plaît pas du tout. Crois-moi si tu veux,
mais d’ici peu l’Évêque va lui verser une dose de cyanure
dans son vin de messe. Et sans compter que par
compassion pour la populace, c’est à nous de nous serrer la
ceinture. Père a vendu des châteaux et des domaines pour
aider les pauvres. Il impose des restrictions sur les repas et
sur les festivités. Avant qu’il commence, ce n’était déjà pas
Versailles, mais alors maintenant !...
– Tu n’es qu’une petite égoïste.
– Une petite égoïste, une petite peste, une petite garce !
N’en jette plus ! Une petite quoi encore ?
Tu veux que je te dise ? Tout cela est arrivé depuis qu’il
s’est fourré dans la tête de lire la Bible. Il veut être un roi
comme Salomon, celui qui coupe les bébés en deux : “ Ne
bousculez pas, il y en aura pour tout le monde ! ’’. Et pour
étudier la Bible, il a décidé aussi d’étudier le grec. Et il nous
a collé un professeur de grec : Maître Wladimir. Et tous les
soirs, avant de passer à table on lit un passage des Écritures,
comme ce conte à dormir debout : la parabole du fils
prodige.
– Prodigue.
André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
– Si tu veux, ça m’est égal. A-t-on idée d’une affaire
pareille ! Un gars qui se tire de la maison en embarquant le
tiroir-caisse. Quand il a liquidé tout le fric, il revient comme
si de rien n’était, et le paternel le reçoit avec le champagne
et les petits-fours. Crois-moi, si mon fils me faisait un coup
pareil, c’est le morveux que je tuerais, pas le veau gras. Je lui
collerais la raclée du millénaire. Tiens ! Merci de m’y avoir
fait penser. Comptabilise tes abattis : j’ai un vieux compte à
régler avec toi.
– Je me disais bien que si tu as pénétré ici avant l’heure du
cours, ce n’était pas dans le désir de t’instruire. Allez, sors
tes griffes, jolie panthère. De quel crime contre toi me suisje encore rendue coupable ? »
En effet, telle une panthère qui rôde autour de sa proie,
Lynda s’était approchée de la table à laquelle Éva était
assise. Elle tournait autour d’elle, de plus en plus proche, de
plus en plus menaçante.
« Tu le sais très bien, espèce de bigote hypocrite.
– Eh bien ! Imagine que je ne sache pas et raconte-moi tout
depuis le début.
– Grosse dinde mal emplumée ! Qu’es-tu allée raconter à
Wladimir ?
– Maître Wladimir.
– Je vais t’en donner des « maîtres », et même des
kilomètres. Alors ! J’attends ! Ta réponse !
– Mais je ne sais pas, moi ! Avec le maître, nous discutons
de toutes sortes de choses. C’est un homme très cultivé. »
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Les Bagarres de Lynda
D’un coup de pied furieux, Lynda avait projeté la table. Elle
se trouvait maintenant face à sa sœur. Elle empoigna son
col des deux mains et poursuivit son interrogatoire.
« Au sujet de Dimitri.
– Mais il s’en balance de ton Dimitri. D’ailleurs, qui est-ce,
ce Dimitri ? Ta nouvelle conquête ?
– Ne me prends pas pour une idiote, si je te caresse le bout
du nez avec mon poing, ça va le faire saigner. »
Éva avait grand-peine à cacher sa crainte devant cette furie,
encore plus excitée que de coutume.
« Veux-tu bien me lâcher avec ce Dimitri ? Je ne sais même
pas qui il est ni d’où il sort.
– Tu es allée colporter que j’étais amoureuse de Dimitri. Ne
dis pas le contraire : c’est Wladimir qui l’a dit à Alexandre
qui l’a répété à Natacha qui me l’a raconté.
– Que tu sois amoureuse de ce Dimitri ou d’un autre, je
n’en ai cure. Si seulement il pouvait t’enlever en douce et
me débarrasser de toi !
– Tu ne te débarrasseras pas de moi tant que tu n’auras pas
avoué et que tu ne te seras pas traînée à mes pieds pour
implorer ma clémence.
– L’espérance embellit tout, disait Jean-Jacques.
– M’as-tu calomniée, oui ou non ? » Cria-t-elle en
renforçant son oppression.
« Certainement pas ! Tu es malade du cerveau. Il faut te
faire soigner.
– C’est toi qui iras te faire soigner quand je t’aurai refait ton
maquillage à ma façon. Alors, Wladimir est un menteur ?
– Évidemment non ! Il y aura un malentendu.
André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
– Tu n’as rien dit de semblable ?
– Non. Attends ! Cela me revient en mémoire. Voilà ce que
j’ai dit : Le Maître m’a fait une remarque concernant tes
médiocres résultats. Je lui ai répondu : “ Elle est peut-être
amoureuse, cela va lui passer. ’’ C’est tout ce que j’ai dit.
C’était une boutade. Il n’y a pas de quoi déclencher une
guerre atomique.
– Sache, ma grande sœur, que je ne suis jamais amoureuse,
ce sont les hommes qui tombent amoureux de moi.
Dimitri, ce n’est pas moi qui l’ai cherché, c’est lui qui m’a
trouvée. Et il n’est pas parvenu à la fin de ses douleurs.
Quand j’étais petite fille, je cassais tous mes jouets. Et je
n’ai pas changé. Dimitri, c’est mon jouet. Mon jouet, je
m’en sers pour jouer, et quand j’ai assez joué, je le casse, je
le jette, et je vais en prendre un autre.
– N’as-tu pas honte de parler ainsi ? Tu me dégoûtes.
Qu’as-tu retenu des valeurs morales qu’on t’a enseignées
dès ton enfance ? »
La colère montait dans le cœur d’Éva qui agitait tous ses
membres pour se dégager de l’emprise de Lynda. Celle-ci
s’était assise à califourchon sur les cuisses de sa sœur et la
secouait avec rage.
« Je me moque des valeurs morales et plus encore des
valeurs chrétiennes. Quand je désire quelque chose, je me
bats comme une lionne pour l’obtenir. Et malheur à toi, ma
chère sœur, si tu te places entre mes désirs et moi. Je te
broierai entre mes mains, je t’écraserai, je te pulvériserai, je
t’anéantirai. »
À force de se débattre, Éva, dont la colère et la peur avaient
augmenté la force, serrant les poignets de Lynda dans ses
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Les Bagarres de Lynda
mains, finit par la forcer à lâcher prise et se redresser
devant elle.
« Je n’ai pas peur de tes menaces. Je suis ta sœur aînée, et de
plus, l’héritière du trône de Syldurie. Ne l’oublie pas. Un
jour, j’aurai le pouvoir de te faire exiler sur une île d’un
demi-hectare, au beau milieu la mer Égée. Ah ! Tu veux me
briser ! Je suis plus solide que tu l’imagines. Je t’apprendrai
la politesse, je te ferai marcher au pas et danser en mesure.
Je te soumettrai, tigresse, je te dompterai.
– Tu me dompteras. Toi ?
– Oui. Moi. »
Lynda cacha soigneusement dans sa poche les bagues
qu’elle portait aux doigts, se jeta sur elle et, l’agrippant à
nouveau par le col, fit pleuvoir de puissantes gifles sur ses
joues, puis, la poussant en arrière, la laissa s’étaler de tout
son poids sur le plancher.
« Personne ne me domptera jamais. Personne ! Ni toi ni
personne ! Même pas quand tu seras reine ! »
Éva était terrassée. Abasourdie par les coups, le corps
inerte affalé à terre, le visage contre le sol, elle resta de
longues minutes à sangloter. Lynda, assise les jambes
croisées sur le bord de la table, contemplait son ouvrage
avec une grande satisfaction.
« Tu m’as fait subir ta méchanceté, dit enfin Éva au milieu
des larmes, tu m’as menacée, injuriée, humiliée, tu ne
m’avais encore jamais frappée. Pourquoi es-tu si cruelle ?
Devrais-je te supporter toute ma vie ? Tu finiras par me
tuer. Si ce n’est pas avec tes mains, tu me tueras avec tes
lèvres, ou tu me feras mourir de chagrin.
– Il ne fallait pas me mettre en colère. Tu l’as bien mérité.
Si tu recommences, je garde mes grosses bagues. Il y a plus
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Les Bagarres de Lynda
de bonheur à donner qu’à recevoir. Ça aussi c’est écrit dans
la Bible. »
Quelques lourdes minutes s’écoulèrent ainsi, puis, Lynda
regardant l’horloge, remarqua que l’heure de la leçon de
grec était venue. Elle répara le désordre qu’elle avait
provoqué et aida sa sœur à se relever et à essuyer son
visage.
La porte s’ouvre. Voici maître Wladimir. Il était temps !
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Les Bagarres de Lynda
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Les Bagarres de Lynda
Chapitre VII
La leçon de grec
Maître Wladimir salua les jeunes filles. Il feignit de ne pas
remarquer les marques que les coups et les larmes avaient
produites sur le beau visage d’Éva. Puis il s’installa à son
bureau et sortit les copies corrigées de sa sacoche de cuir
havane.
« J’espère, dit-il, que Vos Altesses se sont conduites comme
des enfants bien sages et qu’elles ont un peu révisé leur
leçon en attendant mon arrivée.
– Oh ! Oui ! Maître ! » répondirent-elles à l’unisson.
« Très bien ! Nous allons pouvoir reprendre notre cours. »
Il tendit quelques feuillets en direction d’Éva :
« Je tiens particulièrement à vous féliciter, Princesse Éva.
Votre thème est excellent. Toutefois, soyez attentive aux
esprits et aux accents. Ces petits signes au-dessus des
voyelles ont une réelle importance. Leur omission pourrait
vous faire sottement perdre des points aux examens. »
Puis il se tourne vers Lynda en lui rendant sa copie :
« Quant à vous, Princesse Lynda, je voudrais, avec votre
permission, m’entretenir avec Votre Altesse en particulier.
Je suis surpris et inquiet de votre absence de progrès, je
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
dirais même, de votre régression. “ Etrékhété kalos, tis umas
anekophen ”.
– Hein ? Quoi ? Comment ? Pardon ? Pouvez répéter ?
– Je cite les paroles de l’apôtre Paul : “ Vous couriez bien, qui
vous a arrêtée ? ”
– Je ne sais pas. Un point de côté.
– Alors, je vous conseille de vous entraîner sérieusement si
vous souhaitez monter un jour sur le podium. Vous avez
encore beaucoup de difficultés avec les déclinaisons. Voilà
qui devrait être acquis depuis longtemps. Pourquoi
inversez-vous toujours le nominatif et le vocatif ? C’est
pourtant très facile : Si je dis : “ Lynda est une petite
peste. ” C’est le nominatif. Mais si je vous dis : “ Lynda,
vous êtes une petite peste. ” C’est le vocatif. Avez-vous
saisi ?
– J’ai surtout saisi le compliment.
– J’associe l’éveil de la conscience à l’enseignement du grec.
Me promettez-vous de vous ressaisir et de travailler ?
– Non.
– Comment non ?
– Comme ça non.
– Et pourquoi non ?
– Parce que non.
– Et depuis quand non ?
– Depuis que non !
– Le grec est pourtant une langue merveilleuse. Elle devrait
vous captiver.
– Eh bien moi non.
André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
– Sa Majesté votre père m’a confié l’honneur d’instruire
Vos Altesses, il se fait beaucoup de soucis à cause de vous,
Princesse Lynda. Il est très attristé par vos écarts et votre
désobéissance. Que va-t-il dire quand je lui apprendrai qu’à
présent vous refusez d’étudier ?
– Il dira ce qu’il voudra. Moi, je danse la polka ! »
Éva se remit à sangloter, et quitta précipitamment la pièce.
« Je m’en vais. Ça me fait trop honte et ça me fait trop
mal. »
« Et voilà ! » s’écria Lynda en sautillant de bonheur.
« Puisque les chastes oreilles de ma sœur Éva ne traînent
plus dans la région, je vais vous livrer franchement le fond
de ma pensée :
J’en ai ma claque du kappa, du lambda, du psi et de
l’oméga. Ras la casquette de l’aoriste et jusqu’aux oreilles du
datif et du génitif. »
« Altesse ! » dit le professeur indigné.
« L’enclitique et le proclitique me rendent neurasthénique et
me donnent la colique.
– Altesse !
– J’ai décidé d’en finir avec ces études casserotulesques. Et
d’ailleurs vous aussi, vous me cassez les rotules. »
Elle prononçait ces paroles irrévérencieuses en attaquant le
maître de son invincible regard.
« Votre Altesse met mes nerfs et ma patience à l’épreuve,
répondit Wladimir en réfrénant sa colère. Que ne suis-je
plutôt professeur de politesse ! J’aurais de la matière à vous
enseigner. A-t-on jamais vu une princesse se conduire de la
sorte ? Cette insolence ! Ce langage de charretier ! Cette
attitude de bouvier ! Mais regardez-vous donc ! Et ces
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Les Bagarres de Lynda
mains dans ces poches ! Est-ce que c’est correct ? Enlevezmoi vos mains de vos poches !
– Si je sors mes poings de leur étui, ce sera pour m’en
servir, et vous allez en sentir les effets.
– Alors là ! Votre Altesse pousse le cochonnet un peu trop
loin !
– Je vous ai offusqué ? J’en suis marrie. Voyez-vous, cher
Maître, vous ne m’inspirez ni crainte ni respect. Vous êtes
vieux et rempli de science, moi je suis jeune et pleine de
vigueur. Je pratique, l’équitation, la natation, l’escrime, le tir
à l’arc, le judo, le kung-fu et le karaté. J’ai une immense
envie de vous casser la figure, mais ce serait vraiment trop
facile. Il m’en faudrait quatre-vingt-dix comme vous rien
que pour m’échauffer. Je commence par un solide coup de
poing dans votre gros estomac bourré de savoir. Vous voilà
plié en deux, vous ne pouvez plus respirer. J’en profite
pour vous démolir les mandibules à coups de genou.
Pendant que vous rampez par terre à ramasser vos dents, je
vous termine avec un bon atémi dans les cervicales, et pour
signer mon chef-d’œuvre, je vous plante un talon bien
pointu dans la colonne vertébrale. Cela vous convient-il,
comme programme ? »
Pour la première fois, maître Wladimir perdait son sangfroid, face aux provocations de Lynda.
« J’ai de sérieuses lacunes en bastonadologie, dit-il d’une
voix tremblante d’émotion. Mon jugement importe peu. Ce
qui importe, c’est ce que Sa Majesté votre père dira de votre
attitude inadmissible et inqualifiable. »
Ne pouvant plus contenir sa fureur, il se précipita audehors.
André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
« Très bien ! Va cafter à papa, il me donnera la fessée ! » lui
cria-t-elle en projetant contre la porte la sacoche que, dans
la fougue, il avait oubliée.
Un sentiment de victoire envahissait Lynda, le sentiment
d’avoir enfin pourfendu celui qu’elle haïssait sans véritables
raisons. Elle aurait sans doute préféré le briser
physiquement, mais elle l’avait brisé avec des mots, et
certains mots, sortant de sa bouche, sont aussi tranchants
que des poignards et aussi contondants que des masses
d’armes.
« Excellente journée ! » pensait-elle en se frottant les mains.
« J’en ai démoli deux dans la même demi-heure : ma sainte
nitouche de sœur et ce vieux prétentieux de Wladimir. »
Puis, après la satisfaction, vient la méditation :
« Tout le monde me hait dans cette maison, et je le leur
rends bien. Il faut avouer que je ne fais pas non plus
beaucoup d’efforts pour être aimée. On me demande
pourquoi je suis si méchante : c’est dans ma nature. J’aime
faire souffrir. J’aime faire pleurer ma sœur. J’aime mettre
Wladimir en colère. J’aime torturer les animaux. J’aime
apprendre des gros mots au mainate. J’aime faire tourner
mon vieux père en bourrique. Ce n’est pas ma faute, je
m’ennuie tant dans ce palais. Je le déteste. Je déteste ce
royaume, ses traditions millénaires, cette galerie des rois de
Syldurie, ces vieilles armures à tous les coins du palais qui
me donnent des cauchemars, ces gardes royaux qui portent
le même uniforme depuis Sigismond Premier. »
Après la méditation, la rêverie :
« Si seulement je pouvais m’évader, loin de cette monarchie
moyenâgeuse, loin de ces courtisans hypocrites, loin des
leçons de morale de papa, loin des études bibliques en
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Les Bagarres de Lynda
famille ! Ah ! Partir ! Partir loin ! Très loin ! Quel avenir y at-il pour moi dans ce terrier à lapin ? Pour Éva, ce n’est pas
compliqué : elle deviendra reine, elle épousera un prince,
elle lui fera de petit princeaux et de petites princelles dont
l’aîné deviendra roi, et ainsi va la vie. »
Après la rêverie, la désillusion :
« Mais moi, je ne le trouverai jamais, le prince charmant. Je
suis pourtant une jolie fille, mais dans tout le royaume, on
m’appelle “ la petite peste ”. Même s’il vient, le beau prince,
quand je lui aurai bien cassé les rotules, il s’en ira. Même
qu’il risque de passer le mur du son avec son cheval blanc. »
Après la désillusion, la décision :
« Je ne veux plus rester ici. Il faut partir, le plus loin
possible de la Syldurie. N’importe où. À New York, ou à
Paris. Oh ! Oui ! Paris ! La tour Eifel, les Champs-Élysées,
la Tour d’Argent, l’hôtel Georges Vé. Ça c’est la vie ! C’est
décidé, j’enfourche ma Harley et je fonce sur Paris. Et je
cloue sur place cette bande de lourdauds. »
Après la décision, l’échafaudage de plans :
« Avec quel argent ? Ah ! Oui ! C’est un détail important. Je
n’ai pas d’argent. Mon père en a, mais moi je n’en ai pas. Je
vais le lui voler. Non, ça ce n’est pas bien. Il va m’en
donner. Ça c’est mieux. Évidemment, ce n’est peut-être pas
le jour. En ce moment il doit fulminer comme un dragon.
C’est égal, je sais comment le manipuler. Un de mes
numéros de charme dont j’ai le secret, et je te le retourne
comme une crêpe, le papounet. Il me donnera tout l’argent
que je veux. »
Mais un bruit de pas dans le couloir tira la jeune fille de ses
réflexions. Wladimir n’avait pas tardé à informer le Roi de
sa dernière incartade. À la vivacité de sa démarche, elle
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Les Bagarres de Lynda
comprenait bien que son père n’allait pas la traiter à la
légère.
« Je l’entends qui arrive avec ses gros sabots. Quand on
parle du dragon ! C’est l’heure de la fessée. »
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Les Bagarres de Lynda
Chapitre VIII
La rupture
Fermement décidé à ne pas se laisser séduire, ce qui lui
arrivait si souvent, Waldemar donnait au ton de sa voix le
plus d’autorité qu’il lui était donné d’en prendre.
« Lynda, qu’ai-je encore appris sur ton compte ? Non
contente de molester ta sœur aînée, tu refuses d’étudier, tu
manques de respect à ton précepteur, et pour comble
d’insolence, tu profères contre lui des menaces. Quelles
excuses vas-tu me trouver cette fois ?
– Je ne sais pas, moi. J’avais besoin de casser quelqu’un
pour me défouler, répondit-elle avec un sourire effronté.
– C’est tout ce que tu trouves à dire ?
– Non, je peux encore en ajouter. Éva m’énerve du matin
jusqu’au soir, elle me traite comme une petite fille : « C’est à
cette heure-ci que tu rentres ? Où est-ce que tu es allée
traîner ? Et qu’est-ce que c’est que cette tenue ? »
– Elle a raison : qu’est-ce que c’est que cette tenue ? On ne
paraît pas à la cour de Syldurie vêtue comme une beatnik.
Ce n’est pas convenable. Va te changer tout de suite. Non.
Reste ici. Je veux entendre tes explications d’abord.
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
– Pour ma sœur, je te l’ai déjà dit : elle m’agace, elle
m’énerve, elle m’horripile, elle m’exacerbe le tempérament.
C’est une petite grue, une sainte nitouche, une grenouille de
bénitier, une dinde, une oie, une mijaurée, une cafteuse, une
hypocrite, une grosse saucisse, une andouille, une cruche,
une gourde. Et puis, ce ne sont pas trois gifles qui vont la
tuer.
– Tu lui en as donné une bonne douzaine.
– Vingt sur vingt en arithmétique ! Même quand je la
cogne, elle compte les coups. L’écolière modèle !
– Ça suffit ! Je vais perdre patience. Et pour ce qui
concerne Wladimir ?
– Wladimir ! C’est un vieux croulant, un vieux fossile, un
vieux schnock…
– Fais-moi grâce des titres de noblesse ! Maître Wladimir
est très mécontent de ton travail et de ta conduite. Il dit que
tu es une fille perdue et que c’est le fruit de la mauvaise
éducation que je t’ai donnée. Quelle humiliation pour ton
vieux père !
– Si tu m’avais éduquée autrement, je serais tout de même
une fille perdue. Tu n’as pas à te sentir coupable.
– Est-il vrai que tu lui as manqué de respect ?
– Je l’ai juste un petit peu secoué. Cela ne peut lui être que
bénéfique. Il ne bouge pas assez. Il s’encroûte.
– Est-il vrai que tu l’as agressé et que tu l’as menacé
physiquement ?
– Oh ! Non ! Je ne l’ai pas menacé, encore moins agressé.
Comprends-tu ? J’ai tellement envie de lui servir une
tourlousine à ma façon que j’en rêve la nuit. Parfois même
André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
j’en rêve le jour et je parle en dormant. Alors, il m’a
entendue parler au moment où je rêvais que je lui
administrais la correction de sa vie. C’était une déculottée
virtuelle. Il n’empêche que cela m’a bien amusée.
– Tes écarts de conduite n’amusent que toi. Tu mérites une
sévère punition.
– Je ne recommencerai plus.
– Promesse d’ivrognesse. Tu me l’as déjà dit sept cent mille
fois.
– C’est promis pour de bon.
– Je l’espère bien. Tu es allée trop loin dans ta rébellion.
– Je regrette.
– Cette fois-ci, je ne te céderai pas.
– Pardon, père.
– Tu m’as poussé à bout.
– Je suis navrée.
– Tu nous presses tous comme des pamplemousses.
– Je suis confuse.
– Tu n’échapperas pas à la correction.
– Je me repens.
– Je vais te dresser.
– Père !
– Je vais te mater.
– Papa !
– Je vais te frotter les côtes.
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Les Bagarres de Lynda
– Mon petit papa !
– Je vais t’apprendre le respect.
– Mon petit papounet !
– Je vais te briser. »
Lynda enroula ses bras autour du cou de son père, puis
plaça sa tête contre son épaule.
« Mon petit papa chéri ! »
« Petite rouée ! » pensa Waldemar, « elle va encore me faire
fondre comme une livre de beurre. »
Puis, répondant à sa fille, s’efforçant de garder un ton
autoritaire :
« Il n’y a pas de petit papa chéri qui tienne. Je suis très
mécontent.
– Mon pauvre petit papa ! Je t’ai fait de la peine, une fois de
plus et je le regrette sincèrement. J’irai présenter des
excuses à Maître Wladimir, je t’en fais la promesse. Et puis
j’irai demander pardon à Éva, et je lui demanderai de me
rendre la douzaine de baffes que je lui ai collées. S’il te plaît,
papa, ne me punis pas cette fois-ci. Je sais que tu es un père
juste et bon, que tu donnerais ton royaume et ta vie pour
tes filles. Et moi je te rends mal ton amour : je réponds par
la méchanceté. Ce n’est pas vraiment ma faute : c’est la
vieille nature qui est en moi. Mon cœur n’est pas régénéré.
Un jour, tu verras, je vais changer, et je deviendrai la
gentille petite fille que tu voulais. »
Telle un petit enfant, Lynda s’était blottie contre son père.
Son regard, si souvent chargé de haine et de cruauté, brillait
maintenant d’une lueur de tendresse et de supplication.
André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
« Cette fois encore, tu as vaincu ma colère. Je te pardonne.
– Oh ! Merci, Père ! Je savais que tu le ferais. Tu me
pardonnes toujours tout. Tu es vraiment un père adorable.
Je t’aime, papa, tu sais, je t’aime vraiment très fort.
– Quand tu te frottes comme ça contre moi, c’est que tu as
une faveur à me demander. Inutile de louvoyer. Dis-moi ce
qui te ferait plaisir.
– Tu sais », dit-elle d’une voix tendre, « tout en continuant
de le caresser, je n’ai plus envie d’étudier. C’est pour cela
que je me suis fâchée contre Maître Wladimir. Je ne serai
jamais une helléniste. Pourquoi vouloir persévérer à
pratiquer une discipline pour laquelle je n’ai reçu aucun
don, alors que je pourrais mettre en valeur mon don
naturel ?
– Et qu’aimerais-tu faire ?
– Du cinéma, je veux devenir actrice. C’est le rêve de ma
vie et je veux commencer maintenant. Je suis jeune, dans
dix ans, il sera trop tard. »
D’où lui était venu le désir de plonger dans la piscine du
septième art ? C’est bien la première fois qu’elle en parlait.
On dit que la jeunesse est souvent versatile. Ou bien avaitelle nourri ce choix dans son cœur et l’avait-elle laissé mûrir
jusqu’à maintenant. Ou peut-être encore imaginait-elle
qu’un physique agréable était une garantie de réussite.
Toujours est-il que le Roi s’en trouvait aussi surpris que
nous.
« Du cinéma ? Quelle étrange idée ! A-t-on déjà vu une
princesse devenir actrice ?
– À Monaco, et aussi en France.
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
– C’est là que tu fais erreur, en France et à Monaco, ce sont
des actrices qui sont devenues princesses. Mais si c’est ce
que tu veux, je connais à Arklow un très bon professeur
d’art dramatique.
– Oh ! Non ! Papa ! S’il te plaît ! Pas un nouveau Wladimir,
j’ai eu ma dose. Ce que je veux c’est partir loin d’ici. Je veux
aller à Paris, la Ville lumière. Une carrière radieuse m’attend
là-bas. Je le sais, je dois partir.
– À Paris ? Es-tu bien sûre ? La vie n’est pas si facile dans
les grandes villes.
– La vie est difficile quand on n’a pas d’argent. Il m’en
faudrait un petit peu... un peu... un grand peu… beaucoup,
quoi…
– Je peux t’avancer dix mille couronnes. Tu me les rendras
quand tu pourras. Cela te convient-il ?
– Non, Père, cela ne me convient pas.
– Comment ? »
Lynda avait brusquement cessé d’étreindre son père.
« Décidément, tu ne m’as pas comprise. C’est normal, tu ne
me comprends jamais. Tu ne comprends jamais rien. Je ne
m’en vais pas visiter le Musée du Louvre. Je m’en vais, je te
quitte, je pars : P.A.R.S. Je ne remettrai plus jamais les
sandales dans ce palais délabré. Tu m’entends ? J’en ai
assez ! Assez de tes leçons de morale ! Assez de me faire
belle le dimanche pour t’accompagner à la cathédrale !
Assez de cette monarchie poussiéreuse ! Assez des
courbettes et des révérences, des “ Votre Altesse ” par-ci et
“ Votre Altesse ” par-là ! Assez de l’extinction des feux à
dix heures du soir. Moi, je veux vivre ! Je veux aller danser
autre chose que la valse et le menuet. Je veux aller dans les
André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
grands restaurants, je veux boire du champagne, et même
du whisky. J’en suis saturée de tes bondieuseries ; tout ce
que ta vieille foi chrétienne nous interdit, je veux m’en
remplir jusqu’à satiété. Alors, je veux de l’argent pour vivre
ma vie. Et de l’argent tu en as et tu ne sais pas quoi en faire.
– Arrête ! Arrête ! Tais-toi ! Tu me fais trop mal. Enfoncemoi une épée au travers du corps, cela me fera moins
souffrir. »
Waldemar sentit ses jambes l’abandonner. Son cœur battait
dans sa poitrine comme un marteau de forgeron. Il
s’affaissa sur une chaise, resta prostré, tenant la tête dans
ses mains, comme pour cacher son désespoir. Sa fille venait
de l’assassiner de la façon la plus impitoyable et la plus
sournoise. Tandis qu’une main le couvrait de caresses et
que ses yeux lui manifestaient de l’amour, l’autre main
serrait le couteau qu’elle lui plongea dans les entrailles.
Puis il redressa enfin son visage crispé par la douleur.
« Laisse-moi reprendre mes esprits. Bon, combien veux-tu ?
– J’ai fait un calcul approximatif : sachant qu’un jour tu vas
rejoindre “ ta patrie céleste ”, comme tu le dis si bien, que
ta chère fille Éva va recevoir le royaume en héritage, et que
moi, qui ne suis pas appelée à régner, – sauf s’il arrivait un
malheur à ma grande sœur – je recevrai de grands biens en
compensation, dont la valeur devrait s’estimer à environs
deux milliards de couronnes syldures, il me paraît inutile
d’attendre un hypothétique héritage : donne-les-moi
maintenant !
– Tu n’es pas douée pour le grec, mais tu te rattrapes sur le
calcul ! Deux milliards ! Tu me tranches la gorge.
– Fermes et non négociables. »
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
Le cours de la couronne syldure n’est pas très élevé, mais
tout de même ! Deux milliards ! Comme elle y allait !
« Deux milliards ! C’est donc le prix à payer pour te
perdre ? As-tu bien réfléchi ? C’est là ton choix ?
– Oui, Père
– Viens, suis-moi. »
Tel un galérien entravé dans les chaînes, Waldemar,
marchant à pas lents et le dos voûté, conduisit sa fille dans
son bureau. Il sortit d’un tiroir un feuillet à en-tête de la
couronne. Il écrivit quelques mots, puis le cacheta à la cire.
« Incroyable, pensait Lynda, il a signé ! Quel drôle de roi
que ce roi-là ! Mon père est vraiment un homme sans
volonté ! »
« Voilà ! lui dit le Roi, présente-toi munie de ce document
au trésorier royal. Il te remettra la somme que tu désires. »
Lynda lui arrache pratiquement des mains le précieux
manuscrit.
« Enfin la liberté ! »
Elle sortit de la pièce en courant.
« Pas un merci, pas un adieu, » soupira le Roi, « cela
pourrait érafler ton orgueil. »
Il resta longtemps seul, désemparé.
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André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
Chapitre IX
Elvire
Dès le lendemain matin, Lynda, munie de la lettre royale, se
précipita chez le trésorier. Celui-ci fronça les sourcils à la
vue de la somme considérable, mais après tout, la signature
et le cachet du Roi étaient bien présents. C’était son affaire.
L’argent lui fut remis en liquide, elle l’échangea
prudemment contre des chèques de voyage.
Elle s’encombra de peu de bagages : quelques effets et
provisions dans un sac, sa guitare sur le dos, son argent
dans sa poche, son casque sur la tête. Pour le reste, elle
achèterait sur place, au fil des besoins. Bien entendu, elle ne
négligea pas de rayer sur son calepin le nom de Dimitri, qui
échappa à la noyade, comme les autres.
Elle partit sans dire au revoir à personne. Chevauchant sa
motocyclette, elle quitta le palais, puis la ville, à grand bruit,
bien décidée à ne plus jamais revenir.
Elle voyagea loin sans ménager sa monture : une première
étape à Belgrade, une seconde à Munich, enfin, elle arriva le
troisième soir exténuée à Paris. Notre héroïne, si j’ose dire,
passa la nuit à l’Hôtel Formule 1 de la porte de Montreuil et
se leva tard.
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
Équipée d’un plan de Paris et d’un guide Michelin, Lynda
trouva sans difficulté le prestigieux Hôtel dont elle rêvait.
Quand le réceptionniste la vit garer son engin à deux roues
tout près de l’entrée et pénétrer dans l’établissement,
toujours enveloppée de fer et de cuir, et le visage caché par
son casque, il plaça discrètement le doigt sur le bouton
rouge, sous le comptoir. Puis, la voyant s’approcher vers
lui, il constata avec soulagement qu’elle n’était pas armée et,
retrouvant sa tranquillité, lui expliqua poliment qu’elle
s’était vraisemblablement trompée d’adresse et que les tarifs
pratiqués ici devaient être au-dessus de ses capacités.
« Ça dépend, répondit-elle avec aplomb, quels sont-ils, vos
tarifs ?
– À partir de 780 euros la nuit, pour les chambres les plus
modestes.
– En effet ! Une chambre à ce prix-là, c’est pour un public
modeste.
– Petit déjeuner compris.
– Mais, supposons que je souhaite quelque chose d’un peu
plus confortable.
– Nous avons de quoi vous satisfaire pour 970 euros.
– C’est déjà mieux, mais j’aimerais avoir une suite vraiment
luxueuse, cela conviendrait mieux à une personne de mon
rang. »
L’employé regarda la jeune fille, de plus en plus étonné.
« Si vous recherchez le meilleur, je vous conseille sans
hésiter notre suite impériale. 127 m², deux chambres avec
lits royaux, salle de bain toute en marbre, vue imprenable
sur la tour Eifel, les Invalides et l’opéra Garnier. Son prix
André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
aussi est impérial, mais je suppose que ce n’est pas cela qui
vous effraie.
– Non, ça ne m’effraie pas.
– Alors allons la visiter, s’il vous plaît, mais je vous
préviens, on paye d’avance, carte bleue ou liquide.
– On dirait que je ne vous inspire pas confiance, mon ami,
répondit-elle, indignée. Ne vous fiez pas à mon allure
vestimentaire. Si vous saviez qui je suis, vous me baiseriez
les mains sans tarder. »
« Décidément, cette fille est à moitié givrée, » se dit
l’homme en la conduisant vers l’ascenseur.
Lynda passa une nuit merveilleuse dans son grand lit à
rideaux. Même dans son palais d’Arklow, elle n’avait pas
une suite aussi luxueuse pour elle toute seule. Étalée
paresseusement dans ses draps parfumés, elle ne pensait
qu’à son bonheur.
« Enfin libre ! Me voilà riche ! Enfin je suis une vraie
princesse et je vais vivre comme une reine, sans devoir de
compte à personne. Vivre enfin, sans mon bigot de père,
sans mon hypocrite de sœur, et sans ce pédant de
Wladimir ! Voilà Paris ! La plus belle ville du monde est à
mes pieds, il ne me reste plus qu’à la conquérir. »
Le lendemain, elle alla se promener sur les Champs-Élysées
tout proches, s’arrêtant à toutes les boutiques pour y faire
provisions de robes, ceintures, chaussures et chapeaux. Elle
dépensa aussi des sommes vertigineuses chez les bijoutiers,
afin de passer plus facilement inaperçue dans sa nouvelle
résidence.
Finalement, elle acheta aussi une Porsche qu’elle paya
comptant et en liquide, sous l’œil ébloui du vendeur. Elle
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
conserva néanmoins sa Harley qui faisait partie, comme le
reste, de son arsenal de séduction.
Elle ne s’ennuyait guère, sortant la nuit, dormant le jour.
Elle fréquentait les plus grands restaurants et les cercles les
plus fermés.
Une seule chose lui manquait pourtant : elle aurait bien
aimé trouver une amie parisienne avec qui partager ces
moments de plaisir.
Cette lacune se trouva bientôt comblée :
Il lui arrivait, par fantaisie, de délaisser le Paris mondain
pour visiter, discrètement, les bistrots et petits bals des
quartiers plus sensibles. De même que les dieux antiques
descendaient de temps en temps sur la terre pour taquiner
les humains, elle aimait rencontrer de la populace et la
toiser du haut de son mépris. Justement, ce samedi soir, il
lui a pris l’idée d’aller guincher dans une cité, ô combien
difficile, de la banlieue nord-est.
Elle avait déjà épongé plusieurs bières quand elle vit, à
l’autre bout du comptoir, deux gars quelque peu éméchés,
importunant une jeune fille qui n’avait visiblement pas
désiré leur compagnie.
« À la bonne heure ! se dit-elle en serrant ses poings dans
ses poches, je vais enfin m’amuser ! »
Elle s’approcha du groupe, menaça les garçons de la voix et
du regard, mais ceux-ci lui lâchèrent un « Wo kesta toa
kônass ? ».
Ce n’était pas une chose à lui dire. Elle dégaina ses poings
et les arrosa d’une pluie de coups qui les fit rouler à terre.
Brusquement réveillées, les bandes rivales d’Aulnay-sousBois se jetèrent l’une contre l’autre dans un fracas de
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Les Bagarres de Lynda
violence. Lynda avait réussi à provoquer une bagarre
générale. Elle serait bien restée pour cogner encore un peu,
mais elle jugea plus prudent de prendre la jeune fille par le
bras et la mener dehors.
Elle la fit asseoir sur sa motocyclette et la conduisit dans un
endroit un peu plus calme où elle lui offrit une boisson bien
frappée, pour rompre la glace.
Lynda fit ainsi la connaissance de sa nouvelle amie. Elle
apprit qu’elle s’appelait Elvire Saccuti, et qu’elle était
caissière au « Mutant », à Drancy.
Comme il était tard, Lynda invita Elvire à passer chez elle
boire une coupe de champagne.
Lynda avait largement dépassé le 0,5 gramme d’alcool par
litre de sang, ce qui ne l’empêcha pas de piloter sa moto
comme une voiture de formule un, se faufilant dans la
circulation, faisant même un peu de ouillingue pour épater
sa protégée qui s’accrochait à son blouson avec angoisse et
fut ravie d’arriver vivante à destination.
« C’est ici que tu habites ?
– Oui, cela t’étonne ? »
Après ces aventures dignes des « Mystères de Paris », les
deux filles partagèrent ensemble un très bon champagne,
puis allèrent se coucher. Pour la première fois de sa vie,
Elvire dormait dans un lit impérial, et y rêva qu’elle était
devenue impératrice.
Le lendemain, après le petit-déjeuner, impérial lui aussi,
elles décidèrent de se séparer.
« Je te reconduis chez toi.
– Sur ta moto ? J’ai trop peur. Je préfère prendre le métro.
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Les Bagarres de Lynda
– Le métro ? C’est pour le peuple. Je te laisse les clés de la
Porsche. Tu me la rendras ce soir. Je t’invite au Fouquet’s. »
Elvire s’éloigna en vrombissant. Lynda se sentait
brusquement envahie d’inquiétude : quelle idée de prêter à
une inconnue une voiture de 300 000 euros ! Et si elle ne
revenait pas ? Bon ! Finalement, ce n’est pas si grave.
L’assurance la lui rembourserait et elle en achèterait une
autre.
Elvire ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Elle qui allait
travailler à cyclomoteur, tenait dans ses mains le volant
d’un bolide que son patron lui-même n’avait pas les
moyens de s’offrir. Elle n’osait imaginer la figure de ses
amis du « neuf-trois », la voyant dompter cette superbe
décapotable. Elle pensait que parmi ses amis, il s’en trouvait
un, justement, qui pouvait, dans son petit garage, la
maquiller un peu pour la faire disparaître à l’étranger à
grand bénéfice.
Finalement, il devait y avoir un meilleur parti à tirer de la
situation. D’abord, elle n’osait pas même imaginer la poêlée
de châtaignes que lui servirait la propriétaire, si elle
retrouvait sa voleuse. D’autre part, elle n’avait pas prévu
qu’une fille menant un train de vie de milliardaire la
prendrait sous son aile. Elle comprit qu’elle pouvait en tirer
profit à plus long terme.
Elle passa donc tout son dimanche à vadrouiller dans la
cité, écoutant du rap à plein volume, klaxonnant aux
fenêtres de ses amis, invitant les plus appréciés à voyager à
ses côtés.
Le soir venu, elle retourna à l’Hôtel Georges V, jeta les clés
dans la main du larbin de service en se donnant des airs de
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Les Bagarres de Lynda
laidie, puis monta dans la suite impériale. Lynda l’y
attendait.
« Tu ne vas pas te pointer au Fouquet’s attifée de la sorte !
Ils ne vont pas te laisser entrer. Attends un peu, je
t’emmène chez Lagerfeld. Rassure-toi, c’est moi qui paie ».
Au Fouquet’s, Elvire, dont l’univers gastronomique se
limitait à Mac Donald et à Pizza Hut s’est comportée
comme un tricératops dans un magasin de porcelaine.
Lynda considérait ses bévues avec indulgence. Pourvu
qu’elles aient passé un bon moment ensemble.
De retour à l’hôtel, elles échangèrent leurs impressions.
Elvire était enchantée.
« Tu as mangé dans le restaurant préféré du Président, la
prochaine fois, je t’invite à la Tour d’Argent. C’était, dit-on
le préféré d’Henri IV.
– Y sert-on la poule au pot ?
– Sans doute.
– C’est tout de même extraordinaire. Tu es une étrangère,
tu débarques de Slovénie...
– Syldurie.
– Oui, pardon. Tu débarques de Syldurie et c’est toi qui me
dévoiles ce que Paris a de plus merveilleux. Grands
restaurants, grands hôtels, grands couturiers, grands
magasins. Tout ce luxe ! Et dire que j’ignorais tout cela !
Avant de te connaître, je n’étais qu’une petite Parisienne
ordinaire.
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Les Bagarres de Lynda
– Et maintenant tu fais partie du Paris mondain.
– Tu as totalement transformé ma vie. Tu es ma meilleure
amie. Je t’aime de tout mon cœur.
– Moi aussi, Elvire, je t’aime très fort. »
Elles parlèrent des heures durant de cette merveilleuse
soirée. Puis elles conclurent avec un dernier champagne.
« Celui-ci vient directement de chez Faujeton.
– Faux jeton ? Ah oui ! Tu veux dire Fauchon. J’en vends
du moins cher au Mutant.
– Je préfère ne pas te dire le prix. Tu en mourrais de
jalousie.
– Tu ne regardes pas à la dépense pour satisfaire ta
meilleure amie.
– Tu le mérites bien. »
Lynda prit machinalement le courrier de samedi. Il se
trouvait une enveloppe qu’elle avait oublié d’ouvrir.
« Une lettre d’amour, évidemment, dit Elvire avec malice.
– Non, une facture.
– Ma pauvre chérie !
– Ne te fais pas de souci pour moi. J’adore recevoir des
factures, et plus encore les payer. Celle-ci est de Fauchon,
justement. »
« Génial ! Écoute-moi ça ! Accroche ta ceinture et
cramponne-toi au fauteuil :
“Caviar iranien Rajfanjani, une boîte de 350 grammes : 8350 euros,
toutes taxes comprises.” Tu t’imagines ? “Port et emballage : 3,90
euros.”
André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
– On dirait que ça te fait plaisir.
– Mais ça me fait bondir de joie. Plus de 8000 euros.
Imagine un peu le prix au kilo.
– Moi ça me ferait peur.
– Mais du caviar à 8000 euros ! Sais-tu avec quoi on
réveillonne à la cour de Syldurie, depuis que papa a pondu
ses réformes budgétaires ? – Avec des œufs de lumps. Et
moi, princesse syldure déchue et déshéritée, je fais la fête
avec du caviar à 8000 euros.
– Et comment vas-tu la payer, cette facture ? Ta banque
t’accorde un crédit ?
– Ridicule ! Passe-moi mon sac. »
Elle remplit un chèque.
« Et voilà ! J’ai fait mes provisions et mon chèque n’est pas
sans provisions.
– 8000 euros ! 350 grammes !
– Je suis devenue quelqu’un de très important. Comme
disent les Américains : une vieille pie. »
Elvire préférait de loin sa vie parisienne à sa vie de
banlieue, elle oubliait souvent l’heure du réveil. En raison
de son absentéisme et de ses retards répétés, elle se fit
bientôt virer du Mutant. Belle occasion pour elle d’occuper
à titre permanent la deuxième chambre de la suite
impériale.
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Les Bagarres de Lynda
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Les Bagarres de Lynda
Chapitre X
Cinéaste et financier
La passion de Lynda pour le cinéma, aussi spontanée
qu’elle lui soit venue, ne l’avait pas quittée. Au contraire,
elle avait pris corps dans sa pensée. Mais elle prit vite
conscience de la difficulté : vers qui se tourner dans cette
ville immense pour trouver une personne capable de
l’aider ?
La chance pourtant lui fit un présent lorsqu’un jour, elle
trouva dans le restaurant deux hommes qui discutaient du
sujet en connaisseurs. Elle leur demanda fort poliment la
permission de se joindre à eux et apporta à la discussion
une participation enflammée qui ne manqua pas d’éblouir
ses interlocuteurs.
L’un d’eux, pour son bonheur, était justement Gino
Lalabrigido, le célèbre producteur.
« C’est la providence qui vous envoie. Le tournage de mon
nouveau film commence cette semaine, et la vedette qui
devait jouer le rôle de Jessica m’a lâché sur un caprice de
star, mais à vous voir et à vous entendre, vous ferez aussi
bien qu’elle, sinon mieux. »
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Les Bagarres de Lynda
Lynda était émerveillée, vous le pensez bien ! Le grand
Gino Lalabrigido, en personne, irait la voir demain, dans sa
suite. Il lui remit une copie du scénario et lui promit de
venir lui apporter un contrat.
Elvire, elle aussi fut enthousiasmée quand elle apprit la
nouvelle. Elles ne sortirent pas faire la fête ce soir-là. Lynda
tenait à ce que Gino la trouve en pleine forme et dans toute
sa beauté.
Le lendemain, Gino se présenta à l’heure prévue devant sa
porte.
« Bonjour, Monsieur Lalabrigido.
– Bonjour, Mademoiselle Soucha… Souchi… Chacha…
– Vous pouvez m’appeler Lynda, ce sera beaucoup plus
simple.
– Vous avez raison. Dans ce cas, appelez-moi Gino, ce sera
plus convivial. »
Ils entrèrent rapidement dans le vif du sujet :
« Avez-vous lu mon scénario ?
– Oui, plusieurs fois, et je suis bien surprise. Je m’attendais
à me voir confier un rôle de débutante, alors que cette
Jessica est le premier personnage de l’histoire. Son rôle me
conviendrait à merveille. Il colle prodigieusement à ma
sensibilité.
– Dois-je en conclure que vous acceptez mon offre ?
– Oui. Sans aucune réserve.
– J’en étais sûr. Vous vous envolez vers la gloire et me tirez
d’embarras. »
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Les Bagarres de Lynda
Gino sortit de sa poche le contrat qu’elle signa en double
exemplaire sans poser la moindre question. Ils scellèrent
leur marché en sabrant une bouteille de champagne, de
chez Fauchon comme il se doit. Puis ils se séparèrent.
« Elvire ! » cria-t-elle en sautant de joie. « C’est gagné ! J’ai
mon contrat ! Finissons vite ce Champagne avant qu’il
s’évente ! »
Une fois l’euphorie dissipée, Lynda s’installa et se mit à lire
attentivement le document qu’elle venait de signer. Son
visage rayonnait de joie, assombri parfois par un
froncement de sourcils.
« Quelque chose ne va pas ?
– Juste un petit détail : “ Article 7, alinéa B : Mademoiselle
Lynda Soussaschnick-Sassouschnikof devra participer à hauteur de
20 % des frais de réalisation du film, part estimée à
400 000 euros ”.
– Diable ! Cela nous fait une belle provision de caviar !
– Ce n’est pas cher quand on possède ma fortune. Attends !
Écoute la suite : “ Alinéa C : Mademoiselle Lynda SoussaschnickSassouschnikof devra apporter en dépôt de garantie un bien mobilier
ou immobilier d’une valeur de 300 000 euros. Au cas où les bénéfices
ne couvriraient pas les dépenses, ce bien serait saisi par Maître
Haubouleau-d’Audault, huissier de justice à Paris, et revendu au
profit de Gino-Lalabrigido-Productions. ” »
Le teint de Lynda avait blanchi. Elle comprenait soudain
qu’elle venait de mettre sa Porsche en loterie. Gino
Lalabrigido est un filou.
« Tu ne dois pas t’inquiéter, répondit Elvire, voyant le
trouble de son amie. Lalabrigido est le meilleur producteur
français. Son jugement est sûr. S’il t’a engagée, c’est qu’il est
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Les Bagarres de Lynda
certain que tu mérites sa confiance et qu’il ne court aucun
risque financier. »
Le tournage dura un peu plus d’un mois. Cinq semaines
pendant lesquelles Lynda, oubliant les soirées mondaines,
travaillait de toute sa force, de tout son courage, et de toute
sa passion, sous l’autorité de Gino qui, souvent, la faisait
quitter le plateau en pleurs.
Mais ce travail épuisant trouva sa récompense puisqu’elle
reçut, quelques jours avant la sortie en salle, une visite de
son patron et néanmoins ami.
« Tout d’abord, je tiens vraiment à vous féliciter, Lynda,
vous avez été merveilleuse dans le rôle de Jessica. Le public
va vous aduler et je vous promets une carrière fulgurante
dans le septième art. Nous avons réalisé des études de
marché. Les instituts sont unanimes. Nous allons battre le
record de « Titanic ». Nous allons, vous et moi, gagner un
bon paquet d’argent avec ce film. Attendons-nous à
plusieurs millions d’euros de bénéfice.
– Vous savez, Gino, l’argent n’a pas beaucoup d’intérêt
pour moi. C’est pour l’amour de l’art que je tourne.
– Moi aussi, ma chère Lynda, bien entendu, mais comme
chantait Gilbert Bécaud : “ L’argent, l’argent, tout s’achète et tout
se vend ”. Même l’art et même le génie. C’est triste, mais que
pouvons-nous y changer ? Notre siècle est ainsi fait.
– Bien sûr ! Il faut envisager la chose avec philosophie.
– Vous avez raison, et puisque nous en sommes rendus aux
questions bassement matérielles, je prends la liberté de vous
rappeler les termes du contrat que nous avons signé
ensemble. Il est convenu à l’article 7 alinéa B que vous
André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
devez participer à vingt pour cent des frais de réalisation du
film.
– Mais parfaitement ! Je me souviens très bien de cet
article.
– C’est la raison pour laquelle je vous serais reconnaissant
de bien vouloir me verser la somme de 400 000 euros.
– 400 000 euros, cela me convient.
– Cette somme peut vous paraître lourde, mais soyez sans
crainte, les places vendues vont rééquilibrer très largement
cette dépense. Au cas où vous seriez un peu gênée, nous
pouvons nous arranger. Donnez-moi 100 000 euros
maintenant, et le solde le mois prochain.
– Je ne suis jamais gênée, cher ami. Voici mon carnet de
chèques. Nous disions 400 000. À l’ordre de... ?
– “ GL Productions ”.
– “ GL Productions ”. Voilà ! Signé : Lynda, avec un Y.
– Je vous remercie, Lynda. Je ne vais pas vous ennuyer plus
longtemps. Je vous laisse vous reposer, vous l’avez bien
mérité. Lisez bien les journaux, on va beaucoup parler de
nous. »
Ce soir-là, nos deux amies rattrapèrent de longues semaines
de sagesse et sortirent en un lieu de divertissement pour ne
rentrer à l’hôtel qu’à l’aube.
La notoriété promise et la fortune de la jeune aventurière
avaient attiré l’attention d’un autre habitué de l’hôtel.
Stéphano de Monaqui, célèbre banquier et jongleur en
bourse, sollicita une rencontre pour lui proposer ses
services. Ils se fixèrent un rendez-vous le lendemain de
cette folle nuit, heureusement en fin de matinée.
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
« Bonjour, Mademoiselle Chachachi…
– Appelez-moi Lynda. C’est plus simple.
– Je vous remercie, vous pouvez m’appeler Stef. Cela
facilitera les relations.
– Excusez mon visage fatigué. J’ai travaillé toute la nuit. J’ai
très peu dormi.
– Je ne m’en suis pas aperçu. Vous êtes toujours très belle.
– Je vous remercie.
– Ainsi que nous étions convenus, je souhaitais vous
rencontrer pour vous parler d’un placement financier
extrêmement intéressant pour vous. Vous lisez “ Le
Nouvel Économiste ”, je suppose.
– Non.
– Vous écoutez “ Radio Classique ” ?
– En effet ! J’aime beaucoup les musiques de film.
– Alors, vous devez tout savoir.
– Pour tout avouer, je ne connais rien à l’économie. Pour
moi, c’est du grec.
– Ce n’est pas grave. Je vais essayer de vous expliquer tout
cela simplement, dans un langage profane. Vous avez
entendu parler du groupe Péchinavey, bien entendu.
– Non.
– Vous avez vraiment de graves lacunes. En résumé, le
groupe Péchinavey vient d’acheter le groupe SaintGaudouche. C’est un événement d’une importance capitale.
Évidemment, les actions Péchinavey vont monter comme
des fusées. Achetez du Péchinavey maintenant et, je vous le
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Les Bagarres de Lynda
garantis sur mes trente ans d’expérience au service de la
finance, dans deux mois, votre capital aura doublé, et dans
un an, il aura décuplé. Et c’est à ce moment que vous
vendrez, parce que les cours vont commencer à se
stabiliser, puis à baisser progressivement. Mais je serai là
pour vous guider dans vos démarches.
– Mais c’est une affaire ! Gagner tant d’argent sans effort !
J’aime l’argent ! Je ferais n’importe quoi pour de l’argent !
J’épouserais le doyen de l’humanité pour de l’argent ! Où
faut-il signer ? »
Persuadé du succès de sa démarche commerciale, Stéphano
avait préparé un contrat, qu’il sortit d’une sacoche noire, et
sur lequel le nom interminable de sa cliente avait même été
imprimé.
« Ici, en bas. Précédé de la mention : “ Lu et approuvé ”. Et
vous me signez un chèque. »
Lynda signa encore un chèque, un très gros chèque, car en
dépit de ses dépenses inconsidérées, elle disposait encore
d’un capital qui lui semblait intarissable.
« Voilà ! Toutes mes économies ! Pourquoi les faire dormir
sur un livret à 2,4 % ?
– Vous avez bien raison. Au revoir, Mademoiselle
Sichoucha... Lynda.
– Au revoir, Stef. »
Lynda jubilait, persuadée d’avoir réalisé la transaction
financière du siècle. En même temps, elle repensait à la
parabole de l’Évangile, étudiée avec son père.
« Mon petit papa », pensait-elle, « tu devrais être fier de ta
fille. Je n’ai pas enterré ton talent. Je suis en train de faire
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
fructifier ton capital. Je vais pouvoir entrer dans la joie de
mon maître. »
Mais elle ne désirait pas trop spiritualiser la situation et
trouva dans cet événement l’occasion d’une nouvelle
évasion nocturne.

André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
Chapitre XI
Cyril des Gadéseaux
C’était le jour tant attendu. Le film dont Lynda était la
révélation venait de sortir en salle et l’on attendait les
critiques. À cette occasion, un éminent journaliste vint lui
rendre visite.
« Mademoiselle Lynda Souchichou... ?
– C’est elle-même. Vous pouvez m’appeler Lynda. C’est
plus simple.
– Je vous remercie. Cyril Des Gadéseaux, du Provocateur
Républicain. Mais vous pouvez m’appeler Cyril.
– Enchantée ! Veuillez excuser mon visage fatigué, j’ai
travaillé toute la nuit et je n’ai pratiquement pas dormi. »
En fait, elle était fatiguée d’avoir fait la java, mais vous
l’aviez deviné.
« Mais vous êtes charmante, vraiment charmante.
– Vous n’êtes pas difficile ! »
« C’est pourtant
gribouillard ! »
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vrai
qu’il
est
mignon,
Éditions Mil Gracias
le
petit
Les Bagarres de Lynda
Lynda plaisait à beaucoup d’hommes, mais très peu lui
plaisaient. Elle savait que sa beauté lui permettait de faire la
difficile. Si ce jeune gratte-papier lui a tapé dans l’œil, c’est
qu’il était vraiment beau garçon. Elle lui proposa une coupe
de champagne qu’il accepta volontiers.
« Asseyez-vous sur le canapé, à côté de moi, nous serons
plus à l’aise pour parler. »
Attention, Cyril, elle est en train de t’allumer !
« Avec plaisir. Donc, résumons-nous : vous vous appelez
Lynda.
– Avec un Y.
– Avec un Y. Bien ! Et vous êtes une véritable princesse.
Vous êtes née en Slovaquie.
– Syldurie.
– En Syldurie. Et comment vous est venu le désir de faire
du cinéma ?
– Eh bien ! Quand j’étais petite, mon père m’a emmenée
voir “ le Dictateur ” de Chaplin. C’est ainsi que m’est venue
la vocation.
– Je vous remercie. Permettez-moi de prendre quelques
photos.
– Mais je vous en prie. »
Cyril sortit de son étui un appareil photographique aux
dimensions impressionnantes. Il visa sous tous les angles la
jeune fille qui multipliait les poses, rejetant ses beaux
cheveux en arrière, puis en avant, dégageant une épaule,
puis l’autre, étendue sur le canapé, elle croisait et décroisait
ses jambes pour les montrer dans leur galbe le plus
André Fillion
68
Les Bagarres de Lynda
harmonieux, arrondissant ses lèvres qui semblaient dire
« Doudoubidou ».
« Voilà, je vous remercie beaucoup. Je suis au regret de
vous quitter.
– Comment ? Vous allez déjà partir ? Mais vous n’avez
posé que deux questions.
– Rassurez-vous, chère Lynda, même avec trois mots sur
mon carnet, je vous ferai un article particulièrement
élogieux. C’est tout l’art du journalisme. Exploiter tous les
“ non-dits ” pour compiler les informations. “ Ne rien voir,
ne rien entendre, tout écrire. ” Telle est ma devise.
– Vous êtes donc si pressé de partir ?
– Malheureusement, oui. Je dois rencontrer le pasteur
Lilianof, de la Mission Protestante Évangélique de Paris. Sa
compagnie sera beaucoup moins agréable que la vôtre.
– Un vieux théologien poussiéreux ?
– Vous avez tout compris.
– Une autre coupe de champagne, avant de nous séparer.
– Oui, une petite flûte, un picolo, pour la route.
– Cyril, » lui dit-elle en tenant sa bouche tout près de la
sienne, « j’aimerais que nous fassions plus ample
connaissance. Que diriez-vous d’une soirée, rien que toi et
moi, au Fouquet’s ?
– Au Fouquet’s ? Mais avec le plus grand plaisir, ma chère
Lynda. J’aurais voulu y faire des photos pour l’élection du
Président, mais ils ne m’ont pas laissé entrer.
– Je vous y ferai entrer, moi, au Fouquet’s, et même à
l’Élysée.
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
– Maintenant, il faut vraiment que j’y aille. Vous êtes très
jolie. Vous me plaisez beaucoup. On se rappelle ?
– Vous aussi, Cyril, vous me plaisez beaucoup. À bientôt. »
Sitôt seule, elle tira son carnet où elle écrivit en capitales le
nom de Cyril des Gadéseaux.
Elle triomphait.
« Encore une flèche tirée en plein cœur ! Décidément, ma
petite Lynda, se disait-elle, tu es championne dans toutes
les disciplines. Et ce lourdaud de Wladimir qui dit que je
dois m’entraîner pour gagner ! Mais je suis une gagnante.
M’y voici, sur le podium. J’entends déjà la Marseillaise.
Tout ce que je fais réussit. Je suis la meilleure. Je suis belle,
je suis riche et bientôt célèbre. Mon film va sortir en salle et
m’élèvera jusqu’à l’Olympe. J’ai fait le plein d’actions
Péchilamachintrucchouette. Et pour la séduction, je suis
redoutable. Je l’ai bien ligoté ce petit folliculaire. Il est à
moi, maintenant, je le tiens, il ne m’échappera pas. Et en
plus, je l’aime. »
Des coups à la porte la tirèrent brusquement de sa rêverie.
« Qui est-ce ?
– Julien.
– Julien ? Quel Julien ? Ah ! Julien !
Julien est un jeune homme de vingt ans qu’elle venait de
rencontrer lors de sa dernière soirée. Elle y avait beaucoup
bu et beaucoup dansé. Conquis par sa beauté, Julien l’avait
invitée. Ils avaient passé un bon moment collé l'un contre
l’autre.
« Ah non ! » murmura-t-elle. « Pas encore, ce paquet de
glu ! »
André Fillion
70
Les Bagarres de Lynda
Elle ouvrit. Face à elle se trouvait ce jeune garçon, fiancé
d’un soir, mais qu’elle avait déjà oublié.
« Eh bien ! Entre.
– Ah ! Lynda ! Te retrouver enfin ! Ma Lynda ! Mon
amour !
– Ton amour ? Et depuis quand ?
– Mais depuis que je t’ai vue ! Depuis que mes yeux ont
croisé tes yeux. Depuis que ma bouche a frôlé ta bouche.
Depuis que mes mains ont saisi tes mains...
– Ah ! Oui ! C’est vrai. Excuse mon visage fatigué, Julien,
j’ai travaillé toute la nuit et...
– Arrête, Lynda ! Nous avons fait la fête toute la nuit.
Nuance. Avec ta copine Elvire. Tu t’en souviens, tout de
même ? Si tu appelles ça travailler !
– Euh ! Oui. Pardonne-moi ! Je n’ai pas dormi et j’ai l’esprit
tout embrouillé. J’allais me coucher.
– Lynda, je ne peux plus me passer de toi. Je ne peux plus
vivre une heure sans toi. Tu m’as conquis, tu m’as vaincu,
tu as capturé mon cœur. Je suis ton prisonnier.
– Comme c’est beau ! Comme c’est poétique !
– Mon amour, mon trésor, depuis que tu m’as serré dans
tes bras, que tes yeux ont pénétré les miens comme deux
poignards !
– On m’a déjà dit que j’avais un regard meurtrier, mais là tu
exagères.
– Quand tes lèvres se sont collées sur les miennes, elles
m’ont foudroyé.
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
– C’est l’électricité statique.
– Enfin, quand tu m’as déclaré ton amour, j’ai cru en
mourir.
– Je t’ai déclaré mon amour ? Moi ?
– Mais enfin, Lynda, as-tu déjà tout oublié ? Nous avons
dansé toute la nuit. Tu t’es frottée contre moi. Tu m’as
allumé comme un vieux cigare.
– Oui, c’est possible. J’en ai tellement fait et tellement dit.
Quelle nuit !
– Alors, tout ça, c’était de la comédie ?
– Peut-être pas. J’ai pu être amoureuse de toi dix minutes,
un quart d’heure. Il faut dire que j’avais déjà trois litres de
champagne dans le réservoir. Je t’ai peut-être déclaré mon
amour dans un moment de délire éthylique. J’aurai dit ‘‘ je
t’aime ’’ à n’importe qui et même à n’importe quoi : à un
âne, à un orang-outang. Et toi tu tiens de l’un et de l’autre.
– Comment oses-tu me traiter ainsi, après m’avoir donné
tant d’espoir ? Mais je tiens à toi, je t’aime, je ne te quitterai
pas. »
Le jeune homme éploré tombait à genoux et s’accrochait au
bas de sa robe comme si elle seule pouvait le sauver des
sables mouvants. Comme il était pitoyable !
« Eh bien si ! Justement ! Tu vas me quitter, tu vas saisir la
poignée de porte et tu vas débarrasser ma vue de ton image
ridicule.
– Lynda ! Tu ne peux pas me chasser comme ça. Je t’aime,
Lynda, je vais mourir. Je suis mort. Tu m’as tué.
André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
– Eh bien ! moi je ne t’aime pas ! Et je n’aurai aucune peine
à trouver un garçon mieux façonné que toi. D’ailleurs, j’en
aime un autre, un journaliste.
– Mais, Lynda !
– Fiche le camp !
– Lynda !
– Disparais !
– Lynda !
– Casse-toi !
– Lynda !
– Mets les bouts !
– Lynda !
– Arrache-toi !
– Lynda !
– Dehors ! »
Lynda empoigna le pauvre garçon par les épaules et le
projeta de toutes ses forces sur le palier.
« Encore un jouet de cassé ! » Et, ce disant, elle inscrivit
dans son carnet le prénom de sa dernière victime, qu’elle
biffa aussitôt.

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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
Chapitre XII
Parachute en torche
Le ciel était gris au-dessus d’Arklow, capitale de la Syldurie.
L’atmosphère était calme au palais, non pas un calme
agréable qui détend l’esprit, mais un calme pesant,
insupportable. Lynda était absente, et si cette absence en
réjouissait le plus grand nombre, ses éclats de voix, ses
écarts de conduite, ses altercations avec les uns et les autres,
ses bruits de pas dans l’escalier, les bruits de portes qui
claquent, et surtout, les allées et venues de sa motocyclette,
tout avait disparu avec elle, et il semblait que toute la vie et
toute la joie avaient quitté le château. En définitive, tous
regrettaient son départ ! Tous sauf Éva qui n’avait plus à
craindre d’être à nouveau battue et qui, depuis cette
fameuse empoignade avait chargé sa sœur d’une haine
féroce.
Le Roi s’était enfermé dans une profonde tristesse. Il
passait la plus longue partie de sa journée dans le salon
panoramique, debout devant la vitre, immobile des heures
entières, il regardait au-dehors, espérant le retour de sa fille.
Tous les jours il espérait, jamais elle ne venait. Pour comble
de malheur, une hémiplégie avait paralysé la moitié de son
corps. À force de soins, il put, au bout de quelques mois,
75
Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
recouvrer l’usage de la parole, mais sa jambe resta paralysée
et sa constante mélancolie diminuait ses chances de
guérison.
Son visage s’était ridé, ses cheveux avaient blanchi, il était
rapidement devenu un vieillard en fauteuil roulant. Et il
demeurait là, devant la verrière. Éva lui tenait compagnie et
partageait son malheur. Wladimir, pour le réconforter avait,
lui aussi, établi ses quartiers dans le salon. Assis à une table,
il travaillait sans cesse, lisait, étudiait, corrigeait. Il avait
toujours une parole amicale pour panser la blessure du
pauvre roi.
Le Roi, d’ailleurs, ne se préoccupait plus de politique, Éva,
encore si jeune, n’avait que la volonté, mais pas l’autorité
pour pallier la défection de son père. Les anciens privilégiés
en prenaient à leur aise. Le Parlement, que le Roi avait fait
élire pour défendre les intérêts du pays était devenu une
pétaudière où l’on se traitait, qui de phacochère, qui
d’ornithorynque. Après avoir rattrapé son retard
économique, le royaume s’appauvrissait de nouveau.
Revenons à Paris où, de bon matin, un hélicoptère survole
la place Charles-de-Gaulle, rasant le sommet de l’Arc de
triomphe et se pose finalement sur le toit en terrasse de
l’hôtel Georges V. Le pilote coupe le moteur, la porte
s’ouvre, nos inséparables amies en descendent et se dirigent
vers l’escalier. Elvire soutient tant qu’elle le peut sa
complice qui a perdu à la fois la notion de la ligne droite et
celle de la verticale.
Lynda avait décidé de ne pas aller voir la sortie de son film.
Elle craignait les bains de foule, les embrassades, les milliers
d’autographes à signer. Elle décida de fêter l’événement
André Fillion
76
Les Bagarres de Lynda
avec Elvire. Et cette fête avait surpassé toutes les autres,
vues sous l’angle de la quantité de liquide ingurgité.
Les filles arrivèrent péniblement jusqu’à la suite impériale.
Il restait heureusement à Elvire un peu de lucidité. Elle jeta
Lynda sur le canapé tel un sac de ciment. Celle-ci resta un
moment allongée, immobile, les yeux désolidarisés comme
ceux d’un caméléon. Elle dit enfin d’une voix inarticulée,
entrecoupée d’éclats de rire :
« Quelle folle nuit ! J’espère que tu ne t’es pas ennuyée.
– Pourrait-on s’ennuyer quand on fait la java avec toi ? Et
cette idée de louer un hélicoptère pour rentrer à l’hôtel !
Incroyable !
– C’est une idée brésilienne. Les vieilles pies brésiliennes
ont tellement peur de se faire enlever qu’elles prennent
l’hélicoptère pour traverser la rue.
– Encore heureux que ce n’est pas toi qui le pilotais, cet
hélicoptère. Tu en tiens une puissante !
– Oh ! N’exagérons rien. Je tiens très bien l’alcool. Je suis
saoule, d’accord, mais je ne suis tout de même pas bourrée.
– Tiens-toi en équilibre sur un pied, pour voir.
Lynda fit un effort désespéré pour s’extraire du canapé.
Elle essaya de se tenir debout, mais tomba en avant, dans
les bras d’Elvire qui la repoussa dans sa position initiale.
« Oups !
– Excellent !
– Veux-tu goûter à mon whisky ? C’est du quatre cirrhoses,
et en plus il vient de chez Chauffon !
– Tu es vraiment bourrée comme une pipe !
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
– Comme une vieille pipe.
– Écoute mon conseil : évite les contrôles de police, ils
seraient capables de trouver deux grammes de sang dans
ton alcool.
– Raison de plus ! Un demi-litre de plus ou de moins, ils ne
verront même pas la différence. Whisky ! À la santé du
groupe Péchilaouanégaine ! À la santé de Gini Dulolo, et
vive le cinéma ! Et à la santé de Cédric des Gaudillots, mon
fiancé. »
Lynda s’effondra sur le canapé. Cette dernière rasade de
whisky l’avait terrassée. Elvire n’avait pas la force de
rejoindre sa chambre. Les deux filles dormirent l’une sur
l’autre.
Au bout de deux ou trois heures, on frappa. Ce fut Elvire
qui eut le courage de se lever pour ouvrir. Quelqu’un leur
apportait le courrier et la presse. Lynda se réveillait
péniblement. Quand elle se redressa, elle eut l’impression
que sa tête était enfermée dans un casque de plomb.
Néanmoins, elle eut le courage de tendre la main vers l’un
des journaux qu’Elvire avait posés sur une table basse, près
d’elle. Elle s’assit, regarda les grands titres. À ce moment,
un effet de stupeur la délivra brusquement de son ivresse et
de tous ses effets secondaires.
« Oh ! là ! là !
– Quoi ?
– Oh ! là ! là ! là ! là !
– Qu’y a-t-il ?
– “ Le fiasco de Lalabrigido ”.
André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
Elle prend un autre journal, puis un autre, puis un
troisième, mais les titres de première page évoquent la
même catastrophe :
“ Lalabrigido : un désastre financier ”.
“ Lalabrigido a misé sur un tocard ”.
“ Le suicide de Lalabrigido ”.
Elle prend le temps d’en lire davantage :
« Il s’est tiré une balle dans la tête.
– Pauvre Gino !
– Par Sainte Fédorova ! Mes 400 000 euros !
– Par la Sainte Vierge ! Ta Porsche !
– Envolés. C’est la Bérégovoy !
– Bérézina ! Ne t’affole pas. Il te reste des actions.
– Péchinavey ! Vite ! La page boursière ! »
Elle tourne fébrilement les pages du journal, les froissant de
ses mains agitées, finit par trouver le feuillet recherché.
« De toute façon, je n’y comprends rien. »
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Les Bagarres de Lynda
André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
Chapitre XIII
Lynda s’énerve
Lynda se remit à penser à Cyril, le beau journaliste blond
qui avait ravi son cœur. Il lui avait promis un article
élogieux, et cette promesse la consolait de toutes ses
désillusions. Elle envoya Elvire à la boutique de l’hôtel lui
remonter le « Provocateur Républicain ».
Elle s’attendait à se voir en première page dans toute sa
beauté, mais la une, comme celle des autres journaux était
consacrée à la mésaventure de Gino. Elle se reconnut
finalement, sur une photo mal cadrée dans les informations
locales.
Elle commença à lire à haute voix :
« Lynda, la starlette prétentieuse ! »
« Starlette prétentieuse ? » répéta-t-elle en fronçant les
sourcils.
Elle lut l’article attentivement. L’expression de son visage
vira rapidement de la joie à la colère.
« Le petit saligaud !
– Quoi ?
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
– Le traître ! Le gredin ! Le bandit ! Le folliculaire !
L’écrivassier ! Le rat ! Le scribouillard !
– On dirait que sa prose te contrarie.
– Le sacripant ! Dire que j’étais déjà amoureuse de lui ! Dire
que je voulais l’introduire dans le beau monde, ce bouvier
mal dégrossi ! Ce bouseux embourbé ! Attends un peu que
je mette la main sur lui ! Il va passer une mauvaise demiheure ! Regarde-moi ce torchon ! »
Elvire reprit la lecture à haute voix :
« Lynda, la starlette prétentieuse.
Accourue du fin fond de la Moravie... »
– Syldurie, Monsieur des Groscoquenauds, Syldurie !
– “ Accourue du fin fond de la Syldurie, Lynda, princesse au nom
imprononçable débarque à Paris, dans le monde impitoyable du
cinéma. Son prétendu talent... etc. ”... Oh ! “ Petite allumeuse, ” il a
écrit ! “ Moineau sans cervelle ”, “ ravissante idiote ! ”
– “ Ravissante idiote ? ”Il a écrit ça ?
idiote ? “
“ Ravissante
– “ Ravissante idiote. ”
– Le salopard !
– On disait la même chose de Brigitte Bardot. Je pense qu’il
a voulu te faire un compliment.
– Je me passe de ce genre de compliment, » dit-elle en
reprenant le journal.
« Le comble ! Il a signé C.D.G. Le lâche ! Le dégonflé ! Pas
même le courage d’écrire son nom ! Il a peur que je le
reconnaisse et que je lui règle son compte. Quel faux jeton !
André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
Mais quel faux jeton ! Si tu me trouves un jeton plus faux
que celui-là, je t’invite à la Tour d’argent. »
Tous ses muscles crispés par la colère, elle froissa le journal
en une boule compacte qu’elle projeta à l’autre extrémité de
la pièce.
« Tu m’as déjà invitée à la Tour d’Argent, » dit simplement
Elvire, dont la tranquillité contrastait avec l’excitation de
son amie.
« Ça ne se passera pas comme ça ! Tu ne me connais pas,
mon petit bonhomme. Tu vas le regretter. Tu vas goûter à
la colère de Lynda. Je me vengerai. J’aurai ta peau ! »
« Voilà ce que je vais faire, » poursuivit-elle après un instant
de réflexion et d’apaisement. « Je l’invite à passer ses
vacances chez moi, en Syldurie. Sitôt arrivé, je le fais arrêter
et je le laisse macérer un an ou deux dans les oubliettes du
château. Si les rats ne l’ont pas mangé, je le fais sortir, je lui
fais donner deux ou trois cents coups de fouet. Non ! Je les
lui donne moi-même, les trois cents coups de fouet, ce sera
plus amusant. Et s’il a survécu à ce genre de caresse, je le
fais décapiter. Bien fait pour lui !
– Je croyais que tu ne voulais pas retourner en Syldurie.
– Je ne veux pas et je ne peux pas. J’y suis bannie. Et je
reconnais que je ne l’ai pas volé. »
« Et d’ailleurs, » poursuivit-elle sur un ton de regret, « mon
père a aboli la peine de mort et il a fait construire un centre
de détention ultramoderne ; plus de rats, plus de clés. Les
gardiens ont une carte à puce qui ouvre tout. Et quand un
prisonnier est malade, il y a des infirmières blondes qui
viennent le soigner.
– Renonceras-tu à ta vengeance ?
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
– Et puis quoi encore ? Je vais lui envoyer en guise de
baiser deux ou trois coups de poing dans la figure. Au
milieu du cartilage, là où ça fait bien mal. Il s’en souviendra
de la ravissante idiote. À moins que ça le rende amnésique !
– Il va te faire un procès pour coups et blessures et tu seras
obligée de lui verser mille euros par beigne. Sachant que tu
as déjà perdu beaucoup d’argent, ce n’est pas le moment
d’en rajouter. Aujourd’hui, tout le monde se fait des procès
pour un oui pour un non. C’est la mode. Menace-le d’un
bon procès pour diffamation et il te fera des excuses
publiques dans sa feuille de chou.
– Tu as sans doute raison, mais j’aurais tout de même bien
aimé lui défoncer son masque de carnaval. Je suis une
femme d’action, moi. »
Ces moments de stupeur passés, Lynda inspecta le
courrier : beaucoup de publipostages des Trois Doutes et
compagnie, dont les promesses de gains lui tournèrent le
couteau dans la plaie. Elle alla jeter tout cela sans même
l’ouvrir : « Destinéo-panier ».
Seule une de ces enveloppes portait son adresse manuscrite.
Lynda reconnut l’en-tête : « Stéphano de Monaqui, conseiller
financier. »
« C’est de Stef. Certainement des nouvelles de mon
placement. »
Elle commence à lire tout haut :
« Salut, ravissante idiote, »
« Comment ? Lui aussi ? »
« Salut, ravissante idiote,
André Fillion
84
Les Bagarres de Lynda
Dommage pour toi que tu ne lises pas le “ Nouvel économiste ”, espèce
de gourde ! Tu aurais compris qu’il n’y a jamais eu de Péchinavey ni
de Saint-Gaudouche ! Et tu n’aurais pas confié ton capital à
n’importe qui. Maintenant je suis parti très loin d’ici, dans un pays
ensoleillé où je vais m’offrir une vie de pacha avec tes économies dont tu
m’as si gentiment fait cadeau. Inutile de chercher à me retrouver, le
monde est vaste. Je suis sur une île de rêve, mais tu ne sauras jamais
laquelle.
Adieu sombre andouille. »
Si elle avait eu une noix dans son poing, elle en aurait tiré
un demi-litre d’huile. Elle réduisit la missive de Stéphano à
la taille d’une cerise.
« Ah ! Le salaud ! L’ordure ! Mon pognon ! Je le tuerai ! Je
lui crèverai la panse ! »
Elle regarda l’enveloppe qui portait un timbre à date bien
lisible : “ Papeete Polynésie Française. ”
« Le crétin ! Allez ! Viens, ma chérie, je t’emmène illico à
Tahiti. Le temps d’acheter une Kalachnikov pour lui lester
l’abdomen. Je vais le buter. Je vais le descendre. Je vais...
– Calme-toi, Lynda ! Je t’en supplie ! Calme-toi ! Tu me fais
peur. »
En effet, il y avait de quoi être effrayé par la fureur de la
jeune Syldure. Telle une amazone vaincue, elle se laissa
tomber de tout son poids dans le canapé en murmurant :
« Que vais-je devenir ? » et resta immobile, éperdue.
Quelques minutes s’écoulèrent. Elvire osa enfin briser ce
silence, plus angoissant encore que les éclats de voix.
« Si j’ai bien compris la situation, tu es fauchée.
– Fauchée, moissonnée et même écobuée !
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
– Et qu’est-ce que tu comptes faire maintenant ?
– Si seulement je le savais ! Trouver un hôtel moins cher.
Chercher du travail. Je n’ai jamais rien fait de mes dix
doigts. Ce sera difficile. »
Elvire ne pensait plus tellement aux malheurs de son amie.
Elle comprenait qu’elle avait quitté un port tranquille pour
embarquer avec elle sur un magnifique navire de croisière
qui venait de se prendre un iceberg. Une seule question la
préoccupait, maintenant : le canot de sauvetage.
« Bon », dit-elle après réflexion, « J’ai bien fait de garder
mon appartement à Drancy. Avec les A.S.S.E.D.I.C. je
devrais pouvoir m’en sortir.
– Tant mieux pour toi, » répondit Lynda sur un ton
indigné. Puis, après un silence :
« Dis-moi, Elvire, est-ce que tu pourrais m’héberger un peu
chez toi en attendant de trouver une solution ? Je suis dans
la mouise, là !
– Ce ne sera pas possible. C’est petit chez moi, tu sais ?
– Je ne prendrai pas de place, je dormirai sur un matelas
pneumatique, dans ton salon... dans ta cuisine... dans ta
cave...
– Je regrette, Lynda, tu es assez forte pour t’en tirer toute
seule. Nous avons vécu de bons moments ensemble et nos
chemins vont devoir se séparer ici. »
Lynda sentit le sang battre ses tempes avec violence. Cette
nouvelle émotion était encore plus cruelle que les
précédentes.
« Qu’est-ce que tu dis ? N’es-tu pas mon amie intime ?
André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
– Euh, oui, mais...
– Oui mais quoi ? Tu ne vas pas m’abandonner maintenant,
alors que j’ai besoin de ton réconfort ? »
Elvire était chargée de frayeur en voyant la colère illuminer
les yeux de l’amie qu’elle était en train de trahir.
« Écoute, il faut que je m’en aille, maintenant, j’ai un
rendez-vous important et je vais être en retard.
– Un rendez-vous ! Eh bien voyons ! Tu restes ici et tu
t’expliques. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Es-tu en
train de me faire comprendre que tu m’as accordé ton
amitié seulement pour tout l’argent que tu m’as fait
dépenser pour toi ? C’est bien ce que je dois comprendre ?
Maintenant que je n’ai plus rien à donner, tu me jettes
comme un vieux mouchoir en papier ?
– Je suis désolée, Lynda, je...
– J’ai vu ma carrière d’actrice se briser en éclats, j’ai perdu
400 000 euros dans l’affaire, plus ma Porsche, en tout ça
fait 700 000, je me suis fait voler tout mon argent par un
escroc, j’ai été trahie par l’homme que j’aimais. Tout cela en
à peine une demi-heure. J’ai le tempérament solide, mais
c’est tout de même beaucoup. Maintenant, je suis
abandonnée par celle que j’ai prise pour ma meilleure amie.
– Je suis désolée. »
À cet instant, Lynda empoigna d’une main la chevelure
d’Elvire, qui poussa un cri aigu. Elle pointa son index et
son majeur tendus vers ses yeux. Quant à son regard, il
n’avait jamais été aussi vif en menace.
« Tu es désolée ? Moi aussi je suis désolée. Je brûle du désir
d’étriper quelqu’un. Il n’est plus nécessaire que j’aille à
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
Tahiti : tu es ici en face de moi. Est-ce que tu veux sentir
deux ongles fouiller le fond de tes yeux ? Dis, tu veux
savoir l’effet que ça fait ?
– Ne me regarde pas comme ça ! Tu me terrorises. Lâchemoi, laisse-moi partir. Au secours !
– Tu as raison, » dit-elle, laissant retomber ses bras le long
de son corps. « Détale ! Cela vaut mieux pour ton
matricule. »
Elvire sortit. Elle n’appela pas l’ascenseur, mais dévala
l’escalier en pleurant, se précipitant vers la sortie de l’hôtel
sous le regard effaré du personnel et des clients. Elle
courut, toujours en larmes, le long de l’avenue Georges V
et disparut dans la station Alma-Marceau.
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André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
Chapitre XIV
Julien
Julien était toujours amoureux de Lynda, et la manière
humiliante avec laquelle elle l’avait éconduit n’avait rien
changé à ses sentiments. Pendant que ces tragiques
incidents se déroulaient à la suite impériale, il pénétrait d’un
pas décidé dans l’hôtel Georges V et s’élevait par
l’ascenseur jusqu’au septième palier où Elvire, dans sa
précipitation, manqua de le jeter à terre et s’engouffra dans
les escaliers.
Était-ce vraiment le moment approprié ?
Julien regarde la fille descendre avec la rapidité des chutes
du Niagara.
« Qu’est-ce qui lui prend à celle-là ? »
Il se tient devant la porte, hésite puis frappe timidement.
Pas de réponse. Il frappe un peu plus fort.
« Lynda, ouvre-moi, c’est Julien. »
Il entend crier la voix de celle qu’il aime :
« C’est pas vrai ! Non mais c’est pas vrai ! Mais qu’est-ce
que j’ai fait au Bon Dieu ? Qu’est-ce que tu veux ?
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
– Je t’aime, Lynda.
– Je commence à le savoir. Décampe tout de suite.
– Ouvre-moi, Lynda. Je t’en supplie.
– Je croyais avoir été assez claire. Tu me déguenilles. Ôtetoi de mon palier. »
Julien commence à tambouriner la lourde porte de chêne.
« Je suis à genoux devant ta porte. Je vais ameuter tout
l’hôtel, je vais faire un scandale.
– Ça m’étonnerait. Je t’aurai assommé avant.
– Laisse-moi entrer.
– Moi si je sors, ce ne sera pas pour rien.
– Je vais me jeter dans la Seine.
– Ne fais surtout pas ça, tu pourrais effrayer les poissons.
– Bon, puisque c’est comme ça, adieu.
– C’est ça : adieu, et au plaisir de ne plus jamais te revoir ».
Le cœur rempli d’une profonde tristesse, Julien tourne les
talons et appelle l’ascenseur. Derrière lui, des gonds se
mettent à grincer. Lynda s’est décidée à lui ouvrir.
« Euh ! Julien ! Attends ! Ne t’en va pas ! Viens ! »
Prenant Julien par la main, elle l’entraîne dans le salon et
l’invite à s’asseoir. Le jeune homme essaie en vain de
comprendre ce brusque revirement.
« Tu as eu un éclair de pitié ?
– Peut-être. »
André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
Un silence gêné suivit cette réplique. Julien regardait la
jeune fille avec béatitude. Il avait remarqué quelque
contrariété sur son visage, mais elle était belle, vraiment très
belle. Comme il l’aimait !
« J’ai croisé ta copine Elvire, » dit-il enfin, « elle détalait
comme si elle avait vu le diable.
– Elle l’a vu dans toute sa fureur.
– C’est donc toi le diable ?
– C’est moi. Est-ce que cela t’étonne ?
– Non.
– Pardonne-moi, mon petit Julien, si j’ai été méchante à ton
égard, » dit-elle en prenant ses mains avec tendresse. « J’ai le
tempérament assez vif et j’ai des soucis en ce moment.
– Des soucis, ma petite Lynda d’amour ? Si je peux t’aider
en quoi que ce soit, dis-le-moi.
– Des soucis, c’est un euphémisme. C’est la catastrophe, le
Titanic, le tsunami, l’attentat du onze septembre.
– Pauvre petite Lynda ! Raconte-moi tout.
– Tu ne lis pas les journaux ?
– Si, ça dépend.
– Regarde ! » Dit-elle en lui tendant un journal pris au
hasard sur la table basse.
– “ Le fiasco Lalabrigido ”
Pauvre chérie ! Cela remet en question ta carrière
cinématographique, n’est-ce pas ?
– Je suis grillée et même carbonisée. C’est l’inquisition !
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
– Pauvre chérie !
– Et ce n’est pas tout. J’ai investi ma Porsche et 400 000
euros dans ce film.
– Pauvre chérie !
– Et ce n’est rien encore.
– Pauvre chérie !
– Ce génie de la finance dont je t’avais parlé : Stef. Eh
bien ! C’était un escroc. Il s’est taillé à Tahiti avec mon blé.
Je suis toute nue comme une grenouille.
– Pauvre chérie !
– Et Elvire Saccuti, cette petite roulure ! Que ne l’ai-je
étranglée de mes propres mains !
– Pauvre chérie ! Mais il te reste bien quelques amis ? Et
l’homme de ta vie ? Ce fameux journaliste.
– Cyril ? Ah celui-là ! Il m’a bien possédée ! J’aime tant
casser les autres par plaisir, maintenant je sais ce que c’est
qu’être cassée. Il a brisé mon pauvre petit cœur, comme
une coquille d’œuf.
– Pauvre ch... Ah ! Je comprends pourquoi tu t’es attendrie
si brusquement. Tu as tout perdu. Plus d’argent, plus
d’amis, plus d’amoureux. Alors, faute de mieux, on se replie
sur le Julien, avec son bonnet d’âne et sa figure d’orangoutang. Je suis la sixième roue de secours. Désolé ma jolie,
mais tu viens de me guérir instantanément de ma fièvre
amoureuse. Je vais devoir te laisser. Je n’aurai pas de peine à
trouver une fille mieux fagotée que toi.
– Non ! Julien ! Mon petit Julien ! Ne t’en va pas !
André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
– Te voilà à genoux, à présent, toi l’orgueilleuse ! Tu m’as
assez piétiné quand j’étais vautré devant toi !
– Ne me laisse pas tomber.
– Tu me fais pitié. Je ne t’aime plus, mais je veux bien
t’aider. Relève-toi. Ce n’est pas une attitude pour une
princesse, et tu vas salir ta robe de chez Dior. »
Julien la prend par le bras pour l’aider à se relever, il lui
laisse le temps d’essuyer ses larmes.
« Voilà. C’est mieux. Je suppose que tu vas devoir trouver
du travail. Et je ne te vois pas caissière à ‘‘Auchan ’’. J’ai
quelque chose à te proposer. Ce n’est pas grassement payé,
mais cela te permettrait de faire face aux besoins
de la vie.
– Je t’écoute.
– Je m’occupe de la gestion des ressources humaines dans
une maison d’édition, à Saint-Michel. Nous avons un projet
sur Homère, mais j’ai beaucoup de peine à recruter une
équipe de traducteurs. Tu m’as bien dit que tu avais étudié
le grec ? Je t’embauche.
– Hélas ! Je n’en ai jamais compris la différence entre le
nominatif et le vocatif. Et j’ai manqué de défenestrer le
professeur.
– Quel tempérament ! Bon, il faudra trouver une autre
solution. Je vais devoir aller travailler, maintenant. Allez,
prends courage. Au revoir, petite Lynda.
– Au revoir, Julien. Au fait, tu ne connais pas quelqu’un qui
voudrait acheter une moto ? Une Harley-Davidson ?
– Je vais me renseigner. »
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
Julien et Lynda se séparèrent sur le palier, après avoir
échangé un baiser amical. La porte se referma. Lynda se
retrouva seule, toute seule dans cette suite opulente qui
n’était déjà plus chez elle. Elle s’assit sur le canapé, la tête
serrée dans ses mains. Elle méditait sur cette maudite
journée. Puis elle se leva, alla chercher le « Provocateur
Républicain » et le défroissa soigneusement. Elle trouva les
petites annonces :
« Paris XVIII, chambre meublée, huitième étage sans ascenseur.
W.C. sur palier, neuf mètres carrés. 450 euros, charges non incluses. »
« Les requins !… » murmura-t-elle. « Les requins… »
Elle laissa le journal tomber à ses pieds. Puis elle se mit à
sangloter.
Elle pleura une bonne partie de la journée, puis se leva,
avala deux cachets d’aspirine et commença à rassembler ses
affaires.
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André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
Chapitre XV
Mamadou
Plusieurs mois se sont encore écoulés, et je vous propose
un voyage en métropolitain, loin du Huitième
arrondissement où plus rien n’est susceptible de nous
intéresser. Nous retrouvons la lumière du jour dans un
autre quartier de Paris que les Japonais ne viennent jamais
photographier. Au-dessus de l’ancienne enceinte des
« Fermiers généraux », une ligne aérienne s’élève sur une
structure métallique. Des voyageurs accèdent par des
escaliers à cet étonnant monument de pierre, acier, verre et
faïence de Gien. Sous le viaduc se presse une fourmilière de
Français de toutes origines ethniques : Caucasiens,
Asiatiques, Indiens, mais surtout Maghrébins ou Africains.
En voilà un justement, qui ne se laisse pas entraîner dans
les rapides de la foule. Appuyé contre un pilier, la casquette
à l’envers, un sac de voyage étendu à ses pieds, Mamadou
attend. Un autre garçon, de type nord-africain, vient le
rejoindre. Ils se frappent chacun dans la main, regardent
autour d’eux pour s’assurer qu’aucun policier ne rode à
proximité. Mohammed entame la discussion :
« Tu as amené ce qu’il faut ?
– Tu as amené l’oseille, mon pote ?
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
– La quantité ?
– Tout est dans le sac, mon pote. Autant que tu en veux.
– La qualité ?
– Là, pas de problème, mon pote. C’est de la tocante, c’est
pas du toc. T’en veux combien ?
– Vingt, pour commencer.
– Alors ça fait deux cents. Les bons comptes font les bons
amis, mon pote. »
Mamadou sortit de son sac vingt montres, qu’il échangea
avec Mohammed contre des billets de banque. Ils ne se
cachaient pas plus que cela, les gens du quartier
connaissaient leur trafic et ne s’en souciaient guère. Les
passants blasés n’y faisaient pas attention. Seule la police
pouvait les inquiéter, mais ils réussissaient toujours à se
faufiler dans la foule, disparaître dans les recoins de ce
morceau de Paris qu’ils connaissaient si bien, et ils leur
échappaient toujours. Les deux jeunes gens se fondirent
parmi les voyageurs, pressés comme seuls des Parisiens
peuvent l’être.
Dans ce flot rapide de quidams, une jeune fille avance, les
cheveux en broussailles, baissant la tête et traînant la jambe.
Lynda porte à la main une guitare dans son étui et un sac à
dos sur l’épaule. Elle est vêtue de son blouson à chaînes et
à clous. Sa ceinture de cuir, elle aussi garnie de clous,
soutient un bloue de gine dont la déchirure exhibe un peu
de son genou. Ses bottines à la semelle fendue permettent à
l’eau de pluie de mouiller ses pieds. C’est très agréable !
Voilà tout ce qu’elle a pu sauver du naufrage. Revendues
quinze euros chez Tati les robes de chez Lagerfeld.
André Fillion
96
Les Bagarres de Lynda
Sa voiture avait été saisie et revendue bien au-dessous de sa
valeur au profit de la maison Lalabrigido. La vente de sa
moto, elle aussi décotée à l’argus, lui a permis de faire face
aux difficultés immédiates.
Julien lui avait promis de l’aider, mais elle avait quitté l’hôtel
Georges V dans une telle précipitation qu’elle ne lui avait
laissé aucun moyen de garder le contact. Ils se perdirent de
vue, elle resta seule. Julien fit embaucher Elvire dans sa
maison d’édition comme manutentionnaire et gestionnaire
de stocks. Il n’y a pas de sot métier : je l’ai fait.
Lynda se présenta à l’agence qui avait publié l’annonce dans
le « Provocateur républicain », mais le logement lui fut
refusé, attendu qu’elle ne pouvait justifier d’aucun revenu
régulier. D’autres démarches similaires se soldèrent par le
même échec. Elle fut heureuse, en définitive de trouver une
chambre dans un petit hôtel, porte de Clignancourt.
Elle chercha du travail, n’en trouva pas. Quand ses
dernières ressources furent taries, elle dut quitter son hôtel.
Sa jolie voix et sa guitare devinrent ses outils, la ligne n° 2
son lieu de travail. Changeant de wagon à chaque station ou
s’installant sur le quai, elle chantait Brassens :
« Avec une bêche à l’épaule,
Avec à la lèvre un doux chant,
Avec à la lèvre un doux chant,
Avec à l’âme un grand courage,
Il s’en allait trimer aux champs.
Pauvre Martin, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps. »
Elle n’avait pas le Pass-navigo, mais elle naviguait, grâce à
une bonne technique pour accéder aux quais sans billet.
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
Quand un voyageur s’engageait sur le portillon, elle le
poussait brutalement en avant pour passer avant qu’il se
referme. L’autre ne manquait pas de protester :
« Non mais ? Ça va pas ?… »
Perdue dans la foule, elle monte l’escalier qui lui permet
d’accéder à la station. Elle s’assied sur un banc, se
débarrasse de son sac à dos, sort la guitare de son étui
qu’elle pose ouvert à ses pieds. Elle accorde son
instrument. Elle chante :
« Avec une bêche à l’épaule,
Avec à la lèvre un doux chant,
Avec à la lèvre un doux chant,
Avec à l’âme un grand courage,
Il s’en allait trimer aux champs.
Pauvre Martin, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps.
Pour gagner le pain de sa vie,
De l’aurore jusqu’au couchant,
De l’aurore jusqu’au couchant,
Il s’en allait bêcher la terre,
En tous les lieux par tous les temps.
Pauvre Martin, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps. »
Mamadou, toujours chargé de son sac, apparaît à son tour
sur le quai. Puis Mohammed sort d’une voiture de métro.
Les deux complices feignent de ne pas se connaître, mais
tous deux ont remarqué la fille à la guitare.
C’est Mohammed qui, le premier, l’approche et ose lui
adresser la parole.
André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
« ‘Tain ! Qu’est-ce que c’est que ce rap ? Ce rap-là, j’avais
encore jamais entendu. »
Mamadou s’était approché à son tour :
« C’est pas du rap, ça mon pote, c’est du Bétouvaine.
– Ça vous plaît, les garçons ? » dit-elle en levant les yeux.
« ‘Tain ! » s’écrie Mohammed.
musique-là. J’ai pas l’habitude.
pouvait se servir de plusieurs
musique, tu vois ? Nous, notre
rap. »
« Connaissais pas cette
Je ne savais pas qu’on
notes pour faire de la
musique à nous c’est le
Et Mohammed se met aussitôt à rapper :
« Rap, rap, rap, c’est le rap, c’est le rap
Rap du matin, rap jusqu’au soir
Rap à midi, rap à minuit
C’est le rap, c’est le rap,
C’est le rap, rap, rap.
T’en as marre de la vie ?
Chante le rap, chante le rap.
T’en as marre des soucis ?
Chante le rap, chante le rap.
T’en as marre des ennuis ?
Chante le rap, chante le rap.
Rap, rap, rap, c’est le rap, c’est le rap,
Rap du matin, rap jusqu’au soir,
Rap à midi, rap à minuit
C’est le rap, c’est le rap,
C’est le rap, rap, rap.
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
Avec le rap, mon vieux,
T’as plus de problème
C’est moins compliqué
Que jouer du Bitavenne
Tu peux pas louper l’bi-contre-ut,
Tu peux pas louper un bémol.
Rap, rap, rap, c’est le rap, c’est le rap
Rap du matin, rap jusqu’au soir
Rap à midi, rap à minuit
C’est le rap, c’est le rap,
C’est le rap, rap, rap.
Rap à gruyère, rap à carottes,
Rap a trié et rap à Nui
C’est le rap, c’est le rap,
C’est le rap, rap, rap. »
Pendant cet intermède musical, Mamadou avait déposé son
sac ouvert et s’était mis à danser. Mohammed ignorait que
l’on pouvait faire de la musique avec plusieurs notes, Lynda
ignorait qu’on pouvait danser sur la tête. C’est le choc des
cultures !
Pendant qu’elle chante, un voyageur s’arrête parfois et jette
une pièce dans son étui.
« Sans laisser voir sur son visage
Ni l’air jaloux, ni l’air méchant,
Ni l’air jaloux, ni l’air méchant,
Il retournait le champ des autres,
Toujours bêchant, toujours bêchant.
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Les Bagarres de Lynda
Pauvre Martin, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps. »
« ‘Tain ! Elle a une belle chetron, elle a une belle voix. La
nature l’a bien servie.
– Pas comme nous deux, mon pote. »
La jeune fille cessa de chanter et regarda attentivement les
deux garçons qui venaient de lui adresser un compliment.
Cela ne lui était pas arrivé depuis un certain temps et elle
commençait à s’imaginer que son infortune l’avait rendue
laide.
« On est bien contents de t’avoir rencontrée. Moi, c’est
Mohammed Bendjellabah. Je viens de Hassi Messaoud.
– Moi, c’est Mamadou Djembé. Je suis de Bamako.
– Moi aussi, je suis contente de me faire de nouveaux amis.
Je m’appelle Lynda, et je viens de Syldurie.
– ‘Tain ! C’est dans quel arrondissement, ça, la Silésie ?
– Syldurie.
– Pas tout près d’ici, mon pote.
– La Syldurie, c’est très loin, de l’autre côté du périphérique.
– En effet, ce n’est pas la porte d’à côté. »
Telle une autruche attirée par ce qui brille, Lynda est
soudain émerveillée par les montres qu’elle vient de
découvrir dans le sac de Mamadou.
« C’est de la tocante, mon pote, c’est pas du toc.
– Je peux regarder ? »
Mamadou sort une montre de son sac et la lui passe au
poignet.
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
« Quelle classe ! Regardez un peu si j’ai du style. Et c’est du
Cartier, en plus ! Ça me rappelle quand j’étais prin... Euh !
Je dis n’importe quoi.
– Alors, poupée, elle te plaît cette montre ? Quinze euros,
parce que c’est toi. C’est pas cher.
– Ce n’est pas cher, surtout pour du Cartier, mais je n’ai pas
encore le cachet de Britney Speuarze. »
Elle se penche vers son étui à guitare et compte les pièces
qui y sont tombées :
« Dix-sept centimes.
– T’en fais pas ma cocotte. Elle te plaît tant que ça, je t’en
fais cadeau parce que tu es craquante et que tu as de beaux
yeux.
– Oh ! Merci Mamadou ! Tu es un ange.
– Le problème, c’est qu’on ne trouve pas facilement de
chemises avec des manches pour les ailes.
– C’est qu’il est drôle, en plus !
– Mais alors, surtout, tu ne dis à personne que c’est moi qui
t’ai donné ça. Surtout pas aux keufs.
– Pauvre Mamadou ! Tu as dû rester dans un courant d’air.
Maintenant tu as la bronchite.
– Je n’ai pas toussé, j’ai dit : “ keufs ”. Les keufs, les
poulagas, les flics, les poulets, les hirondelles.
– En voilà une ménagerie !
– Les policiers, si tu préfères. »
Elle reprend sa chanson là où elle s’était interrompue :
André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
« Et quand la mort lui a fait signe
De labourer son dernier champ,
De labourer son dernier champ,
Il creusa lui-même sa tombe
En faisant vite, en se cachant.
Pauvre Martin, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps.
Il creusa lui-même sa tombe
En faisant vite, en se cachant,
En faisant vite, en se cachant,
Et s’y étendit sans rien dire
Pour ne pas déranger les gens.
Pauvre Martin, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps.
Pauvre Martin, pauvre misère,
Dort sous la terre, dors tout le temps. »
« ‘Tain ! Elle est pas gaie ta chanson ! Moi ça me donne le
bourdon.
– Ce n’est pas ma chanson. C’est une chanson de Georges
Brassens. Il a écrit ça en 1954.
– ‘Tain ! J’étais même pas né !
– Elle n’est peut-être pas gaie, cette chanson, mais elle
reflète bien la vie. Tu la passes dans la sueur et la galère, et
comme salaire, tu as la mort. Tu ne sais même pas où tu
vas. Tu restes dans le trou ? Tu montes au ciel ? Tu
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
descends en enfer ? Tu reviens transformé en lapin ?
Personne ne sait. Personne.
– ‘Tain ! Ça c’est rudement vrai ! »
Mamadou tira brusquement ses deux amis de leur
philosophie de bistro.
« Dis, Mohammed, tu me gardes mes affaires ? Je vais
chercher de quoi fumer. »
Le jeune Africain disparut aussitôt dans la circulation
humaine.
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André Fillion
104
Les Bagarres de Lynda
Chapitre XVI
Mohammed
Lynda s’était remise à chanter, Mohammed s’assit sur le
banc, tout près d’elle. Il l’écoutait avec ravissement, son
regard fixé sur ses lèvres, dompté par cette beauté que le
fascinait.
« ‘Tain ! T’as vraiment une trop belle voix ! Moi ça me
casse. Et puis t’es vraiment trop belle ! Tu me plais trop ! Je
vais faire un malheur ! ‘Tain ! »
La fille continuait de chanter, feignant de n’avoir rien
entendu. Elle regardait avec satisfaction les piécettes qui
tombaient de temps en temps dans son étui.
« Encore un ! » se dit-elle. « Ça faisait longtemps que je
n’avais plus de jouet. Eh bien ! Je vais m’amuser un petit
peu. Ça me consolera de mes chagrins. »
Quand elle se tut, Mohammed attaqua de nouveau :
« Je t’aime grave ! J’en peux plus là ! Pendant que l’autre
crocodile du Niger est parti, on ne pourrait pas sortir
ensemble ? Je connais la station Barbès comme ma poche.
Il y a un petit coin bien caché dans le noir où personne ne
viendra nous déranger. Je serai tranquille pour te câliner.
105
Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
– Allons, jeune homme, » riposta-t-elle en posant ses mains
sur son instrument muet, « on se calme un peu ! Je trouve
ce projet à la fois prématuré et précipité. Nous nous
connaissons depuis dix minutes.
– Dix minutes, ça suffit pour savoir que c’est toi la femme
de ma vie. Allez viens ! Fais pas la difficile. Ça sera pas
long.
– Désolée, mais c’est non !
– Je n’aime pas qu’on me dise non. Tu as compris ce que je
veux ; ou tu me le donnes, ou je le prends.
– Et mon pied dans les claouis, tu le veux aussi ? »
À peine eut-elle prononcé ces mots qu’un déclic retentit à
son oreille. Son compagnon avait tiré un couteau à cran
d’arrêt qu’il lui avait placé sur la gorge. Aucun des allants et
venants ne semblait s’en émouvoir. Les gens assis sur les
bancs voisins cachaient leurs visages derrière leurs
journaux.
« Ce n’est pas raisonnable, ce que tu fais là, Mohammed.
Range-moi ton coupe-papier, ou il va t’arriver des bricoles.
– Tu viens avec moi, que ça te plaise ou non, » cria-t-il,
vexé qu’il était d’avoir raté son effet.
Lynda lui saisit le poignet, et par une torsion, le força à
lâcher son arme. En une seconde, elle l’avait immobilisé à
plat ventre, son pied entre ses omoplates, lui maintenant les
bras dans une traction douloureuse.
« Arrête ! Arrête ! Tu me fais mal ! »
Lynda relâcha sa prise. Mohammed se releva péniblement,
meurtri et humilié.
André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
« ‘Tain ! Elle est glécin, cette meuf !
– Je ne suis pas une fille à soldats. Tu as compris ? Il y a des
boutiques pour ça. Tu paies, tu embarques la marchandise.
On ne touche pas à Lynda. Avec les yeux, je tolère, avec les
mains, colère. »
À présent, le jeune Algérien sentait la honte lui chauffer les
joues.
« D’accord ! D’accord ! J’ai compris la leçon, pas besoin de
révision. »
Puis, après une hésitation :
« Je te demande pardon. Je ne sais pas ce qui m’a pris. J’ai
eu une pulsion, quelque chose. Est-ce qu’on peut quand
même rester copains ?
– Sans problème. Je ne suis pas rancunière. Enfin ça
dépend avec qui. Seulement tiens-toi à carreau ! »
Elle lui tourna le dos avec un air de mépris. « Eh bien ! » se
dit-elle. « Il ne m’a pas fallu beaucoup de temps pour le
casser, celui-là. On ne fait plus de jouets solides,
maintenant. »
Mamadou revient sur le quai, portant avec lui un narghilé
qu’il partage avec son camarade, chacun tétant à tour de
rôle. Ils s’enveloppent d’un nuage irréel, laissant à l’écart la
jeune fille qui, quelques minutes auparavant, avait captivé
toute leur attention. Frustrée, Lynda caresse de son ongle
les cordes à vide de sa guitare, puis regarde les deux
garçons, absorbés par leur nouveau jeu, qui attisent sa
curiosité par des commentaires.
« ‘Tain ! C’est du bon celui-là ! Qui c’est qui te l’a filé ?
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
– C’est Rachid. T’as raison mon pote. C’est pas du toc,
comme mes breloques. »
De plus en plus intriguée, elle lance enfin :
« Eh ! Qu’est-ce que c’est que cette cafetière ?
– Elle débarque, mon pote ! Il ne faut pas la laisser comme
ça toute seule dans Paris. Elle va se faire dévorer.
– T’inquiète pas pour elle. Elle sait se défendre. Pas besoin
de garde du corps. »
Lynda insiste :
« Vous avez l’air d’aimer votre truc, là. Je peux goûter ?
– Si tu veux » répond Mamadou. « Mais mollo. Ce n’est pas
pour les petites filles.
– Je ne suis pas une petite fille. Vous allez voir. »
Lynda saisit l’étrange instrument et aspire une longue
bouffée.
« Eh ! Doucement, ma puce ! Pas si vite !
– C’est vrai que c’est sympa, votre théière qui fume. »
Et Lynda en absorbe encore une dose à pleins poumons.
« Attention ! Pas comme ça ! Faut être habitué.
– C’est fou ce que je me sens bien avec vous. »
La jeune fille se sentait vraiment bien, dans une euphorie
qui virait à la torpeur, puis à l’extase.
« Tiens ! » dit-elle, « des girafes !
– Des Girafes ? » s’étonne Mohammed.
André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
« ‘Tain ! Elle voit des girafes maintenant. Complètement
jetée, la fille ! Où est-ce que tu vois des girafes ?
– Te fatigue pas mon pote. Elle ne t’entend plus. Elle a
changé de planète.
– Elles sont mignonnes, en plus. Surtout celle qui a une
cravate verte. Youhou ! La girafe ! Je n’avais jamais vu rire
une girafe. Elle rit de toutes ses dents. On dirait Fernandel.
Youhou ! Je vais aller la voir. Bougez pas les girafes.
J’arrive. »
La voilà qui se lève, et, d’un pas décidé, se jette à la
rencontre des girafes du quai d’en face. Elle se précipite sur
les rails au moment où une rame surgit, prête à la percuter.
« Attention ! »
Heureusement, Mohammed, qui n’est pas rancunier, lui
non plus, la saisit juste à temps par le bras. Lynda n’a pas
pris conscience de ce qui lui arrivait.
« C’est affreux ! Des dinosaures ! Ils ont avalé toutes les
girafes. Mais qu’est-ce qui vous arrive, les garçons ? Vous
êtes tout petits. Je vois la station de métro, toute petite. Je
vois Paris, tout petit. De toutes petites girafes dans les rues.
Oh ! La tour Eifel ! Le Sacré-Cœur ! Pourquoi ils l’ont peint
en rose ?
– ‘Tain ! Complètement rétamée !
– Elle va atterrir en douceur.
– Oh ! Mais ça descend. Ça descend.
– Qu’est-ce que je te disais ?
– Qu’est-ce qui m’est arrivé ? C’était si beau là-haut. Les
toits de Paris tout en bleu. Maintenant je me sens toute
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
mélancolique. Une tristesse m’envahit. Des sentiments de
mort. Oh ! Ta cafetière ! J’en veux encore. »
La fille n’avait pas manqué le rapprochement entre cet
objet inconnu et les moments d’intense bonheur qu’elle
venait de vivre. Alors qu’elle tend la main pour le saisir,
Mamadou l’éloigne de sa portée.
« Une minute, Poupette ! Maintenant, c’est vingt euros pour
aspirer là-dedans.
– Comment ça vingt euros ? Tu plaisantes ?
– Jamais dans les affaires.
– Tu m’offres une montre de chez Cartier et tu me
demandes vingt euros pour téter dans ton bazar ?
– Elle est vraiment naze de chez naze, mon pote. »
Lynda essaie encore de s’emparer du narghilé, s’empoignant
avec Mamadou qui la ramène au calme par une bonne gifle.
« T’as pas bien compris les règles du jeu. On va te les
expliquer. Maintenant que tu as goûté à l’aspégic, tu en
voudras toujours plus. Et comme t’as pas d’argent, il va
bien falloir en trouver. Alors, tu feras comme toutes tes
copines. Tu vendras ton corps pour acheter de la poudre.
Ce sera facile, pour toi, de trouver des clients, une jolie fille
comme toi ! Tu leur feras payer le prix fort.
– Écoute-moi bien, Mamadou. Je sais que je suis une moins
que rien. J’ai dépiauté mon père comme un lapin. J’ai
tabassé ma grande sœur. Je n’ai rien fichu à l’école. J’ai
coupé les moustaches du chat. J’ai mené une vie de bâton
de chaise. Je me suis poivrée au champagne, au whisky, et
maintenant à la bière du “ Mutant ” à 1 euro 25 le pack, et
pour couronnement de ma carrière, me voilà droguée. J’ai
André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
tous les vices qu’une fille puisse avoir. Tous les vices sauf
un seul : Mon corps, il est à moi, et rien qu’à moi. Je ne le
donne à personne, je ne le prête à personne, et je le vends
encore moins. Je permets aux hommes de m’aimer, mais
jamais de me toucher. Le dernier qui a essayé, en ce
moment, il est à la Salpêtrière. J’ai été sans pitié : six côtes
cassées.
– ‘Tain ! J’ai eu du pot, moi !
– Je suis dans mes bons jours.
– Tu arrêtes de te prendre pour Wonderwoman et tu
réfléchis à ce qu’on t’a dit. Nous, on va faire un tour chez
Tati.
– C’est tout réfléchi. »
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Les Bagarres de Lynda
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Les Bagarres de Lynda
Chapitre XVII
La Parabole de la fille prodigue
Les deux garçons abandonnèrent la pauvre fille sur le quai.
Il lui semblait avoir reçu un coup de matraque sur la nuque.
Elle était seule à nouveau, une nouvelle fois trahie dans sa
détresse.
Elle fit un long silence en elle-même, puis reprit sa guitare.
« Pour gagner le pain de sa vie,
De l’aurore jusqu’au couchant,
De l’aurore jusqu’au couchant,
Elle s’en ira bêcher la terre,
En tous les lieux par tous les temps.
Pauvre Lynda, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps.
Non, décidément, elle n’avait plus envie de chanter. Elle
s’affala sur son banc avec un long soupir. Puis elle
commença à réfléchir à sa situation :
« Pauvre Lynda ! Quel drosera es-tu encore allée butiner ?
Dire que je croyais m’être fait de nouveaux amis ! Le cours
de ma vie n’est qu’une rivière infestée de piranhas. C’est à
croire que je suis punie pour ma méchanceté.
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
Essayons de récapituler la situation. Mon enfance. Ma
jeunesse. Ma crise. Mon départ. Ma vie ancienne en
Syldurie. Elle n’était pas si détestable que je le pensais. Ma
vie nouvelle à Paris. Ceux qui m’ont aimée : Julien. Ça ne
fait pas tant que ça. Ceux qui m’ont trahie : Elvire, Gino,
Stef, Cyril, Mamadou, Mohammed. Ça fait tout de même
un petit paquet. Ce que j’ai gagné : Rien. Ce que j’ai perdu :
mon argent, mon père, ma famille, mon toit, ma dignité, ma
foi en Dieu. Non, je ne l’ai jamais eue. Ma voiture, ma
moto… J’ai tout perdu sauf mon honneur. Pas encore ».
Elle chanta encore un peu, puis se remit à penser :
« J’ai donc fait un mauvais choix. Depuis mon départ de
Syldurie, je me suis engagée sur une mauvaise voie. J’étais
pourtant convaincue que c’était la bonne. Je me suis
trompée. Je me suis enfoncée de plus en plus dans les
ténèbres alors que je recherchais la lumière.
Quand on se trompe de route, il y a toujours moyen de
faire demi-tour. Il va bien se trouver un giratoire un peu
plus loin. Je ne peux pas continuer comme cela.
Mon père m’aimait bien. Est-ce qu’il m’aime encore ?
Après ce que j’ai fait, il doit me haïr. Et c’est
compréhensible. Si je reviens, il me fera mettre en prison.
Et je l’aurai bien mérité. Après tout, c’est son argent que j’ai
pris et que j’ai dilapidé. »
Une douleur dans le fond de son estomac lui rappela
bientôt une cruelle réalité qui la tira de ses réflexions.
« C’est que j’ai les crocs, moi ! »
Elle se mit à fouiller dans son sac à dos, espérant y trouver
quelques croustilles. Ses doigts touchèrent un volume de
papier, apparemment non comestible.
« Tiens ! Qu’est-ce que c’est que ça ? »
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Les Bagarres de Lynda
Enfoui sous les vêtements sales, elle tira un petit livre à la
couverture souple bleue et aux pages écornées.
« Mon Nouveau Testament ! Il avait échappé au naufrage,
celui-là ! Finalement je n’ai pas tout perdu. »
Elle ne put s’empêcher de tourner au hasard les pages de ce
volume qui, pourtant, ne lui inspirait que mépris. Elle se
souvenait des soirs où l’on lisait en famille. Ah ! Qu’elles
étaient ennuyeuses, ces heures passées autour de la Bible !
Qu’ils étaient ringards, ces vieux cantiques que l’on chantait
ensemble !… Voilà que Lynda commençait à les regretter.
Elle était heureuse, au château : son père l’aimait, sa grande
sœur veillait sur elle. Et la chaleur du foyer, avec une bonne
couette pour dormir…
« Est-ce que ce livre a un pouvoir sur les gens ? »
s’interrogeait-elle. « Mon père a vraiment changé depuis
qu’il en a entrepris la lecture. C’était un tyran perfide, il est
devenu juste. C’était un despote haï, il est devenu un
souverain aimé. La pauvreté, l’injustice et l’ignorance ont
reculé dans le royaume.
Je me souviens du dernier texte que nous avons lu
ensemble. Je trouvais cette histoire grotesque. C’est dans
Marc, ou dans Luc, je ne sais plus. Dans Marc. Non, dans
Luc. Ah ! Voilà ! Chapitre quinze.
“ Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son père : mon père,
donne-moi la part de la fortune qui doit me revenir. Et le père leur
partagea son bien. Peu de jours après, le plus jeune fils rassembla tout
ce qu’il avait et partit pour un pays lointain où il dissipa sa fortune en
vivant dans la débauche. Lorsqu’il eut tout dépensé, une grande
famine survint dans ce pays, et il commença à manquer de tout. ” »
Lynda interrompit sa lecture et se leva brusquement, ses
jambes et tout son corps stimulés par une vive émotion.
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
« Mais c’est fou ! C’est incroyable ! C’est ma propre histoire,
“ La parabole de la fille prodigue. ” Et en plus, elle finit
bien. »
Puis elle reprit sa place sur le banc et se remit à lire :
« “ Je me lèverai, j’irai vers mon père et lui dirai : Père, j’ai péché
contre le ciel et envers toi ; je ne suis plus digne d’être appelé ton fils ;
traite-moi comme l’un de tes employés. Il se leva et alla vers son père.
Comme il était encore loin, son père le vit et fut touché de compassion,
il courut se jeter à son cou et l’embrassa. Le fils lui dit : Père, j’ai
péché contre le ciel et envers toi, je ne suis plus digne d’être appelé ton
fils. Mais le père dit à ses serviteurs : Apportez vite la plus belle robe
et mettez-la-lui ; mettez-lui une bague au doigt, et des sandales pour
ses pieds. Amenez le veau gras, et tuez-le. Mangeons et réjouissonsnous ; car mon fils que voici était mort, et il est revenu à la vie ; il
était perdu, et il est retrouvé. Et ils commencèrent à se réjouir. ”
Eh bien alors, ma fille ? Qu’est-ce que tu attends ? Qu’on
vienne te chercher ? Allez ! Debout ma grande ! »
Elle se dresse en effet, esquisse quelques pas de danse le
long du quai, puis reste immobile, tenant son visage dans
ses mains.
« Et je suis en train de gober une histoire pareille ? Je vais
rentrer chez moi, comme une belle fleur, juste à l’heure de
l’apéritif. Papa va me dire : “ Tu tombes bien, installe-toi,
nous allions commencer. ” Et la vie va reprendre son cours
normal. Non, mais tu rêves ! Cette histoire est stupide, et ce
livre est stupide. »
En une seconde, la rage avait remplacé l’espoir, Lynda
envoya de toutes ses forces le livre voler loin d’elle au beau
milieu de la voie ferrée. Puis elle se rassit.
« Je ne retournerai jamais en Syldurie, » dit-elle dans un
sanglot.
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Les Bagarres de Lynda
Ayant essuyé son visage, elle pensait de nouveau :
« Mais je ne descendrai pas plus bas dans la débauche. J’en
ai assez fait. Je ne serai pas une toxicomane ; je ne ferai pas
le trottoir pour payer ma drogue. »
Une terrible pensée s’empara de son esprit. Elle venait de
trouver le carrefour qu’elle cherchait. L’objectif de sa vie
était là, tout proche, au bout de ce quai. Elle n’avait qu’à
attendre, tout à l’extrémité de la station. Le conducteur
n’aura pas le temps de freiner.
Et elle alla se placer tout près de la bordure du quai.
« Ils veulent que je leur vende mon corps, ces pourceaux,
eh bien ! Je le leur donne, gratuitement. Ils n’auront qu’à le
ramasser, en pièces détachées. Un œil ici, un morceau de
péroné dix mètres plus loin. Quelle fin glorieuse pour une
princesse ! »
Déjà le grondement de la rame et la vibration des poutrelles
d’acier commencent à se faire entendre.
« Oh ! » s’écrie-t-elle. « Ma guitare ! »
Le temps d’aller la rechercher et le train tout proche hurlait
sur les rails. Personne n’entendit ses dernières paroles :
« Adieu, petite Lynda ! »
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Les Bagarres de Lynda
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Les Bagarres de Lynda
Chapitre XVIII
Fabien et Fabienne
Dans un crissement de freins, le train s’immobilisa,
masquant le quai comme la lune masque le soleil un jour
d’éclipse. Puis, une sonnerie électronique retentit. La rame
repart, dévoilant un quai devenu désert. Seule Lynda est
toujours à la même place, l’œil hagard, tenant sa guitare par
le manche, comme Brassens.
« J’ai raté le métro, » murmura-t-elle en regagnant son banc.
« D’ailleurs, c’est normal, j’ai aussi raté ma vie. Je rate
toujours tout. »
Elle repassa encore sa situation dans son esprit. Le suicide
lui avait semblé la meilleure solution, mais elle n’en avait
pas eu le courage. Elle n’avait donc plus d’alternative. Elle
repartirait pour là Syldurie. Elle y serait bannie, exilée ou
emprisonnée, mais au moins, elle n’aurait pas à se prostituer
pour survivre.
« Voilà ce que je vais faire. Je retourne en Syldurie et je paie
ma dette. Tout l’argent que j’ai pris à mon père. Cela me
prendra toute la vie, mais je rembourserai. Maintenant c’est
une question d’honneur. Je ferai la vaisselle dans les
restaurants, je serai palefrenière, n’importe quoi, je
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Les Bagarres de Lynda
descendrai dans les mines de cuivre. Mais j’acquitterai ma
dette. Allez debout, Lynda ! Tu retournes au pays. »
« Oui, mais comment ? Par le train ? Par l’avion ? »
Il lui fallut peu de temps pour compter les pièces tombées
dans son étui : deux euros et trente-deux centimes. De quoi
voyager loin !
« J’aurais tout de même dû garder ma moto… De toute
façon, le réservoir était vide. Tout comme mes poches.
Alors allons-y à pied ! »
Elle inspecta ses semelles misérables.
« Avec ces chaussures-là ? Je n’arriverai même pas à la gare
du Nord. »
Elle resta encore un moment comme figée, les coudes sur
ses genoux, la tête enfermée entre ses poings. Le désespoir
semblait l’avoir vaincue.
« Que faire ? » murmura-t-elle. « Que faire ? Seigneur !
Aide-moi ! »
À peine eut-elle articulé ces paroles, sans en saisir la portée,
qu’elle sentit une paix passer sur elle. Elle releva le buste
pour montrer un visage tranquillisé et un regard brillant de
confiance. Elle entendait son cœur battre dans sa poitrine.
Quelque chose de nouveau s’était produit. Elle ne
comprenait pas, mais elle se sentait brusquement aimée.
Non pas comme Dimitri ou Julien l’avait aimée, il lui
semblait que tous ceux qu’elle avait piétinés quand elle était
pleine de force et d’orgueil, lui tendaient la main pour la
relever.
Elle se remit à chanter, frappant vigoureusement les cordes,
sans remarquer la présence de deux jeunes policiers qui
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Les Bagarres de Lynda
s’étaient postés face à elle. Au bout d’une strophe ou deux,
la voix de la jeune femme attira leur attention.
« Tiens ! Fabien, toi qui aimes tant la chanson française,
qu’en dis-tu ?
– Mais c’est très beau ! » répondit son collègue. « Avoue
que cette chanson nous change du rap et de toute leur
musique de racaille. Mes félicitations, Mademoiselle. Vous
êtes douée, et vous avez un beau filet de voix.
– Dans ma situation, » répliqua Lynda, « j’aurais préféré
avoir un beau filet de bœuf. Mais j’apprécie le compliment.
Et je suis toujours heureuse de rencontrer des gens qui
apprécient Brassens. On m’avait pourtant dit que les
porteurs de matraque étaient des gens incultes.
– Les C.R.S. Mais nous, nous sommes la police. C’est un
monde différent. Pas vrai, Fabienne ?
– C’est tout à fait différent.
– Vous chantez bien, et en plus vous êtes très jolie. »
Curieux ! Fabienne ne paraît pas apprécier ce compliment à
la jeune vagabonde. Elle ne répond rien, mais lance à son
collègue un regard qui l’aurait envoyé au tapis si c’était un
coup de poing.
« Puisque vous aimez Brassens, vous pourriez peut-être
mettre un petit billet dans ma boîte. Ça aiderait l’art à
subsister.
– Oui, bon, bref. Nous recherchons deux trafiquants. Vous
ne les auriez pas vus par hasard ? Un boumbala et un
bougnoule.
– Un Africain et un Algérien, vous voulez dire ?
– Si vous voulez.
– Je préfère. J’ai vu passer personne. »
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
Contrariée par le vocabulaire xénophobe du jeune
représentant de l’ordre, Lynda prit le parti de les ignorer
avec mépris et replongea le nez dans les cordes de sa
guitare.
« Au village, sans prétention… »
Les deux policiers allaient s’éloigner quand un détail, sur sa
personne, attira l’attention de Fabienne.
« Eh ! Tu as vu ça ? Qu’est-ce qu’elle a au poignet ?
– Ça se voit. C’est une montre, » répondit-elle froidement.
« J’ai mauvaise réputation... »
« Elle en a du style, avec ça ! » enchérit Fabienne.
« Je peux la voir de plus près ? » ajouta Fabien.
« Mais bien sûr, » répondit Lynda agacée. « C’est de la
tocante, c’est pas du toc. Et vous avez vu, elle vient de chez
Cartier. »
Fabienne lui saisit l’avant-bras.
« La classe !
– Oui, mais là, vous avez un problème, » rétorqua Fabien.
« Quel problème ?
– Le vrai Cartier, c’est avec un C, le vôtre s’écrit avec QU,
comme un quartier d’orange.
– Ah bon ? Tiens ? Je n’avais jamais remarqué. Maintenant
que vous me le dites.
– Ne nous prend pas pour des cloches.
– Où as-tu déniché ça, petite pétasse ? » lui crie Fabienne.
« On me l’a donnée.
– Elle nous prend vraiment pour une grosse paire de
bœufs.
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Les Bagarres de Lynda
– On te l’a donnée ? Ce ne serait pas Djembé qui te l’aurait
vendue sous le manteau par hasard ?
– Et d’ailleurs, qu’est-ce que ça peut vous faire ? Mamadou,
il ne m’a rien vendu du tout. Il me l’a donnée, cette montre,
parce qu’il me trouvait craquante et que j’avais de beaux
yeux ?
– Tout à l’heure, ce sont tes clavicules qui vont craquer. »
En proférant ces menaces, la jeune policière commençait à
faire des moulinets avec sa matraque. Si elle savait jouer du
violon aussi bien que de cet instrument-là, elle aurait fait
oublier Yehudi Menuhin.
« Et moi, comme une idiote, j’y ai cru. »
Fabien a trouvé malin d’ajouter :
« C’est vrai que vous avez de beaux yeux. Il n’a pas menti, »
s’attirant de nouveau les foudres du regard se sa collègue.
« Vendu ou donné, » poursuivit-il en reprenant son ton
sévère de milicien, « cela ne change rien. Le recel est un
délit puni par la loi. Sors-moi tes papiers !
– Et magne-toi !
– Voilà, voilà, y a pas le feu. »
Lynda passe la main dans sa poche intérieure, puis, avec
une inquiétude croissante, fouille toutes les poches de son
blouson.
« Mohammed ! Le fumier ! Il m’a piqué mon portefeuille !
– J’attends, » lui dit Fabien en martelant le sol de ses pieds.
« Pendant qu’il me faisait son numéro de tout à l’heure.
L’ordure !
– Donc, tu n’as pas de papiers.
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Les Bagarres de Lynda
– Mais si, j’ai des papiers. C’est cette raclure de Mohammed
Bendjellabah qui me les a chouravés.
– Alors, comme ça, tu connais Bendjellabah. De mieux en
mieux !
– Même que si je le rattrape, ça va être sa fête. »
Fabienne reprit la discussion :
« Tu en as de belles fréquentations ! Tu es de mèche avec
eux, espèce de garce. Tu es leur complice. Peut-être même
le chef de leur bande.
– Et en plus tu fais la manche », répondit Fabien. « On va
bien s’occuper de toi, ma beauté. »
Ce dernier mot : « ma beauté », était de trop. Fabienne, une
nouvelle fois, le mitrailla des yeux.
« Résumons-nous, » poursuivit-elle. « Tu n’as pas de
papiers, tu fais de la mendicité. Tu fais les yeux doux à mon
collègue, et pour en rajouter, tu diriges un gang de
trafiquants.
– Commence par nous dire ton nom.
– Et plus vite que ça !
– Lynda... Son Altesse Royale, Lynda, Victoria, Alexandra,
Katrina, Oksana, Olga Soussaschnick-Sassouschnikof.
Princesse de Syldurie. Il vous épate, mon pedigree ?
– Pas du tout. Nous sommes dans un quartier très bien
fréquenté. Moi-même, je suis le Président Sarkozy.
– Et moi, Elizabeth de Windsor. La numéro deux.
– En France, on n’aime pas beaucoup les gens qui se
promènent sans papier. Surtout s’ils ont des noms à
coucher dehors.
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Les Bagarres de Lynda
– D’ailleurs, je suppose que c’est ton cas. Tu couches
dehors.
– Évidemment ! Ils m’ont virée de l’hôtel Georges Vé. »
Fabienne imprima un mouvement vertical à sa matraque
qui la fit entrer en contact avec le sommet du crâne de
Lynda sans le cabosser.
« Je vais te passer un tuyau, greluche. N’essaye jamais de
faire de l’humour avec un flic. Un flic, c’est idiot, ça ne
comprend jamais rien, ça prend tout au premier niveau,
alors si tu lui sors une blague, il croit que tu te paies sa fiole.
Et tu ne te paieras pas longtemps la mienne, c’est moi qui
te le dis.
– Vous avez le droit de comprendre cela au premier niveau.
Quand la vie allait bien pour moi, j’avais une suite à l’hôtel
Georges Vé. Maintenant j’ai un carton boulevard
Rochechouart.
– Ne t’inquiète pas pour cette nuit, on t’a trouvé un hôtel
pas cher. On te place en garde à vue. Après la guitare, le
violon.
– Et comme on ne veut pas te voir vieillir à la Santé, on va
te balancer dans le premier charter pour la Moldavie.
– Syldurie. »
Il a fallu quelques secondes à Lynda pour réagir :
« Euh ! Non ? C’est vrai ? Je vais rentrer chez moi ? Et aux
frais de la princesse ? -quoique dans cette affaire, la
princesse, c’est moi-. Ce n’est pas une blague ? Je vais
rentrer au pays ?
– Et ça ne va pas traîner.
– Oh ! Mon petit Fabien ! Vous êtes un amour de
gallinacé. »
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Les Bagarres de Lynda
Oubliant la crainte et le respect qu’impose l’uniforme, elle
enroula ses bras autour du cou de Fabien et couvrit sa joue
de baisers retentissants, ce qui déplut profondément à sa
compagne de patrouille.
« Alors là ! Vraiment, elle exagère. Et toi tu la laisses faire !
On en reparlera au commissariat.
– Mais tu es tout rouge, mon petit poulet. C’est la première
fois qu’une fille t’embrasse ?
– Attends un peu, pintade, que je te déplume. Mon
collègue, il connaît les règles de la galanterie. Il ne cognera
jamais sur une fille. Mais moi je n’ai pas ce problème. Deux
ou trois coups de matraque sur ton joli crâne, ça devrait te
remettre les idées dans l’ordre. En plus, je ne risque pas
d’endommager ta cervelle, tu n’en as pas.
– Fabienne, tu es dure avec elle.
– Allez ! Embarque-moi ça ! »
Fabien dut se résoudre à passer les menottes à la jeune fille,
que Fabienne poussa sans ménagement vers la sortie.
« Eh ! Ma guitare ! Bande de sauvages !
– Occupe-toi de ses affaires ! »
Il semble que dans ce duo, c’est la jeune femme qui donne
les ordres. Fabien ramasse en hâte le sac et la guitare de sa
prisonnière. Fabienne l’empoigne dans le dos par son
blouson et la pousse en avant avec brutalité.
« Eh ! Dites ! Les nuls en géographie ! Ne vous gourez pas
d’avion. Moi c’est la Syldurie. Pas la Tchétchénie. La
Syldurie.
– La ferme ! » lui crièrent-ils à l’unisson.
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Les Bagarres de Lynda
Chapitre XIX
La verrière
Lynda resta quelques jours en garde à vue. Elle dormit au
chaud, mangea à sa faim. Elle aurait dû se faire arrêter plus
tôt. Elle subit quelques interrogatoires, puis la République
décida qu’elle avait suffisamment de clandestins et de sanspapiers à s’occuper pour en rajouter avec une fêlée qui se
prenait pour une princesse royale. Il fut donc décidé de
l’éjecter du territoire le plus rapidement possible. Pour une
fois, l’administration travaillait vite. En moins d’une
semaine, elle fut conduite en camion blindé à l’aéroport
Charles de Gaulle, puis menée dans l’avion, entourée de
deux gendarmes, les mains menottées derrière le dos
comme une criminelle. Arrivés à Sofia, ils la sortirent de
l’avion et lui libérèrent les poignets. À sa grande surprise, ils
l’abandonnèrent sur le tarmac et reprirent place à bord.
« Et moi ! Qu’est-ce que je fais, maintenant ?
– Toi ? Tu te débrouilles.
– C’est gai ! »
Plus de 400 kilomètres séparent Arklow de la capitale
bulgare. La route traversait des régions montagneuses,
presque inhabitées, les chaussées étaient souvent étroites et
dégradées.
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Les Bagarres de Lynda
Lynda saisit ses bagages et se mit à marcher vers la sortie de
l’aéroport. Ses semelles, de plus en plus usées, laissaient
entrer sous ses pieds les graviers qui la meurtrissaient.
Elle s’éloigna de la ville, voyageant d’abord en auto-stop.
Puis, son expédition devint plus difficile : à pied, en
tracteur-stop, parfois même en voiture à cheval, dormant
dans les granges, mendiant du pain, volant des pommes,
rossant quelques voyous, chassée à coups de fourche par
des paysans…
Pendant ce temps, rien n’avait changé au palais du roi.
Waldemar, qui paraissait vieilli de vingt ans dans son
fauteuil roulant, noyait ses regards dans la verrière.
Wladimir se tenait à l’écart, dans ses livres. Éva, debout
près de son père, en avait assez.
« Père, je suis si triste de te voir dans cet état. Le docteur
Ivanov te l’a encore dit : tu devrais quitter Arklow, partir
dans les montagnes, changer de décor. Oublier. Oublier
surtout.
– Comment pourrais-je oublier, ma pauvre fille ? Comment
le pourrais-je ?
– Souviens-toi qu’il y a un an seulement, tu étais encore
capable de monter à cheval. En quelques semaines, tu es
devenu un vieillard. Depuis que ce monstre est parti au
loin, tu as perdu le goût de la vie.
– Comme tes mots sont durs ! Lynda n’est pas un monstre,
c’est une adolescente frivole. Elle ignore tout de la vie. J’ai
bien voulu la lui enseigner, mais je suis un piètre professeur.
Elle s’est échappée du foyer, avide de liberté. Ce monde
cruel qui nous environne lui fera connaître ce que je n’ai
pas su lui apprendre. Elle reviendra, meurtrie, les ailes
brisées, implorant notre secours.
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Les Bagarres de Lynda
– Elle ne reviendra pas. Pourquoi t’obstiner ? Écoute les
conseils de ton médecin : pars en vacances, ne pense plus à
elle. Oublie-la. Elle nous a fait trop de mal. Tu partiras en
fauteuil roulant, tu reviendras en galopant.
– Je ne partirai pas. Je resterai devant cette verrière jusqu’à
ce qu’elle revienne. Je veux être ici pour l’accueillir.
– Ton entêtement nous tuera.
– Elle a fêté ses dix-neuf ans, à présent. Comme elle a dû
changer ! Et j’espère qu’elle a mûri. Tu sais, la jeunesse est
un défaut dont on se corrige un peu tous les jours. Tu seras
étonnée quand elle reviendra. Son caractère se sera forgé.
Elle sera plus juste, moins égoïste. Elle aura un peu de
gratitude envers son vieux père.
– Ce qu’il faut entendre ! La gratitude, la reconnaissance,
l’amour du prochain, ce sont des mots absents de son
dictionnaire. Tout ce qu’elle connaît, c’est le désir : désir de
posséder, désir d’écraser, désir de briser, désir de
tourmenter. Ah ! Pauvres de nous !
– C’est vrai. Mais rappelle-toi cette parole : “ Dieu fait grâce
aux humbles et résiste aux orgueilleux. ” Lynda a dû la sentir,
cette résistance. C’est la seule qui puisse l’arrêter : la
résistance de la grâce. Elle aura de belles expériences à nous
conter quand elle reviendra.
– Père, elle ne reviendra pas. Elle ne reviendra plus. Tu
l’attends depuis si longtemps. Chaque jour, du matin au
soir, devant cette baie vitrée, à regarder au loin. Tu ne fais
plus rien d’autre. Chaque jour, tu crois la voir au fond du
parc, et c’est un jardinier ou un domestique. Père, je ne
veux pas ajouter à ta tristesse, mais tu sais bien ce qui se dit
dans toute la Syldurie : on prétend qu’elle s’est suicidée
dans le métro parisien. D’autres rumeurs affirment qu’elle a
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
été assassinée dans des circonstances mystérieuses.
Abandonne cet espoir d’un chimérique retour.
– Voilà des rumeurs qui se contredisent. Et comme toute
rumeur, ce sont des mensonges. Je suis bien convaincu
qu’elle est vivante, et toujours aussi belle. Tant que je
n’aurai pas vu son corps gracieux étendu dans le bois d’un
cercueil, je croirai qu’elle est en vie. Et je resterai immobile,
dans ce fauteuil d’invalide, devant ce verre, résigné,
attendant ce jour merveilleux.
– Un jour merveilleux pour toi, mais pour moi ce sera un
jour de deuil. J’ai trop de peine à te voir languir d’amour
pour cette harpie. Tu sais combien je la hais. Depuis ce jour
où elle m’a... ah ! Mon Dieu ! J’ai les joues en feu quand je
repense à ces gifles. La douleur, l’humiliation...
– Éva ! Ma pauvre fille ! Voilà une rancune bien amère
pour une malheureuse paire de gifles.
– J’ai cru sentir ma tête éclater sous la force de ses mains.
– Elle m’a fait bien plus de mal qu’à toi. Je devrais la haïr
davantage. Est-ce qu’elle ne m’a pas humilié, moi ? Mon
peuple me montre du doigt comme un père lâche et un roi
pusillanime. Ne m’eut-elle volé que mon argent ! Elle m’a
volé mon honneur, mon espérance, mon amour de père.
Elle m’a aussi volé ma vie et ma santé. C’est à cause de sa
cruauté que je suis devenu cette loque impotente. Toi, tu
deviendras bientôt une jeune reine, pleine de vigueur et
d’intelligence. Moi, je suis anéanti, sans espoir. Et pourtant,
je l’aime, et je l’aimerai jusqu’à ma mort. C’est ma fille, que
ta mère bien-aimée a enfantée dans la souffrance et la
tendresse. Haïr Lynda, ce serait me haïr moi-même.
– C’est elle qui remplit ta vie. Toujours elle ! Et moi qui
suis-je ? Ne suis-je pas aussi ta fille ? Est-ce que ma mère ne
André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
m’a pas enfantée dans la souffrance et la tendresse, moi
aussi ? Je ne compte donc pas pour toi ? Que faut-il que je
fasse pour que tu comprennes que j’existe ? Dois-je te faire
pire que ce qu’elle t’a fait ? Que dois-je faire ? J’ai toujours
été auprès de toi. Toute petite fille déjà, j’ai obéi à tes
ordres. Que dis-je ? À tes caprices. Alors que l’autre ruait
comme une petite jument. J’ai toujours pris plaisir à faire ta
volonté, à te choyer, à te cuisiner de bons petits plats, à te
soigner quand tu étais malade. Est-ce que tu m’as aimée,
moi ? Qu’est-ce que je suis pour toi ? La princesse
héritière ? Le dernier recours de la dynastie ? Mais moi je
m’en moque, de la dynastie, et je m’en moque du trône de
Syldurie. Ce que je réclame, c’est un peu d’amour et
d’attention. Mais tout l’amour que tu possèdes, tu l’as
donné à cette vipère. »
Le visage amaigri du vieil homme se colorait de joie
lorsqu’il parlait de sa fille perdue et de l’espoir profond de
la retrouver. Celui d’Éva, au contraire, se crispait. Elle
s’agitait, trahissant la haine qu’elle avait nourrie envers sa
jeune sœur et l’exaspération de voir son père s’obstiner à
l’aimer.
« Éva, ma pauvre enfant ! Qui t’a fait croire une telle
chose ? Je ne t’aimerais pas suffisamment, moi ? Si je n’ai
pas su te le montrer, ou si je t’ai offensée, je te supplie de
me le pardonner. Je t’implore, ne me garde pas cette
amertume.
– Supplier, implorer, ramper. Voilà le roi de Syldurie !
Toujours face contre terre !
– Enfin, mon pauvre amour, tu devrais me comprendre.
J’ai la chance de t’avoir tous les jours à mes côtés, de
pouvoir contempler à chaque instant ton visage qui me
console, bénéficier à chaque instant de ta bienveillance et
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
de ta gentillesse. Tandis que Lynda, ta pauvre petite sœur,
est allée elle-même plonger dans une piscine remplie de
requins. Trouves-tu indécent que je m’inquiète pour elle ?
– Lynda ! Lynda ! Lynda ! Lynda ! Encore Lynda ! Toujours
Lynda ! Je te parle de moi. Pour la millième fois j’essaie
d’attirer ton attention, et tu me reparles de Lynda. Il y a une
frontière interdite, et tu l’as franchie. Je hais Lynda, et je te
hais aussi, parce que tu ne vis que pour elle. C’est elle qui
vit en toi. Tu es devenu cet être que j’exècre. Pour moi
Lynda est morte, et toi, tu mourras bientôt, et Lynda aura
enfin cessé d’exister dans ma vie. Je serai enfin libérée. »
Il se fit un profond silence. Éva, la vertueuse princesse,
avait-elle bien pris conscience de la gravité de ses paroles ?
Wladimir, gêné, faisait semblant de ne pas entendre. Le Roi
releva enfin la tête alourdie par ce nouveau chagrin.
« J’ai été assassiné deux fois : par elle il y a un an, et par toi
aujourd’hui. Un vieillard peut-il survivre à deux coups de
poignard dans le cœur ? »
Puis, faisant pivoter son fauteuil roulant, il se tourna vers
Wladimir, toujours le nez enfoui dans ses recherches.
« Maître Wladimir, vous venez d’être témoin de ce
déplorable incident.
– Bien malgré moi, Sire. La vie familiale de Votre Majesté
ne me concerne pas, mais tout en vaquant à mes études, j’ai
entendu votre conversation.
– Et quelle est votre opinion ?
– L’humble instituteur que je suis n’est pas qualifié pour
juger des affaires royales, et je suis bien embarrassé pour
donner mon avis. Certes, l’attitude de la princesse Éva est
infiniment regrettable. Néanmoins, je pense que Son
Altesse a prononcé ces paroles malencontreuses sous la
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132
Les Bagarres de Lynda
pression de la colère, et qu’elles ne sont pas le reflet de sa
pensée. »
Hélas, c’est en vain que le philosophe avait tenté de
tempérer la situation. Éva donnait libre cours à sa haine, si
longtemps réfrénée :
« Ce sont des paroles qui blessent et qui tuent. Mais j’ai
trop longtemps attendu pour les dire. Comme un volcan
retient son feu dans le ventre de la terre, j’ai laissé ma colère
et ma haine s’échauffer au fond de mon cœur. Jusqu’au jour
où la masse de rochers cède sous la pression de la lave.
C’est maintenant le jour de l’éruption, et le jour de la
dévastation.
– Le roi Waldemar n’a plus de filles, » répondit le père, des
sanglots dans la voix, « et la Syldurie n’a plus de reine. Une
telle trahison ne peut se concevoir. Maître Wladimir,
rédigez s’il vous plaît l’acte qui écartera la princesse Éva de
ma succession au royaume. Je n’aurai plus qu’à signer de
mon sceau.
– La royauté ne m’intéresse pas, » dit la princesse avec
dédain.
« Le jugement de Votre Majesté n’est-il pas un tant soit peu
sévère ?
– Je vous en prie, maître Wladimir. Cette décision est
cruelle pour moi aussi. »
Obéissant à son roi, Wladimir tira du tiroir du bureau où il
travaillait une feuille de ce même papier à en-tête royal qui
offrait à Lynda une richesse presque intarissable. Celui-ci
allait porter dans ses lignes la disgrâce d’Éva. Le servant
rédigea, le Roi signa. Le pli fut cacheté irrévocablement.
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Éditions Mil Gracias
Les Bagarres de Lynda
« Sire, » avança le savant en lui tendant la lettre,
« permettez-moi seulement une question : qui vous
succédera sur le trône de Syldurie ?
– Lynda.
– Lynda ne reviendra pas, » insistait cruellement Éva. « Elle
est morte. »
Toutes ces émotions avaient donné à Waldemar un
semblant de vigueur, son visage paraissait moins ridé, ses
mains s’agrippaient aux accoudoirs de son fauteuil
d’invalide et il paraissait même oublier sa paralysie et tenter
de se tenir debout.
« Lynda est vivante, » riposta-t-il avec dans la voix
l’assurance que donne l’espoir. « Elle reviendra. Elle
régnera. Et je pourrai la serrer dans mes bras avant de
mourir.
– Et si elle ne revient pas ?
– Au cas où ma pauvre fille aurait raison, et si je meurs
avant son retour, Dieu décidera entre une nouvelle dynastie
ou une république. »
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Les Bagarres de Lynda
Chapitre XX
L’heure du veau gras
Des bruits confus et des éclats de voix venus de l’extérieur
interrompirent ce pénible entretien.
« Que se passe-t-il encore ? » dit Éva agacée en allant vers la
porte.
Mais avant qu’elle ait pu ouvrir, le sergent Borowitch entra,
tout agité.
« Eh bien ! Soldat ? » dit le Roi. « Que signifie cette
agitation ?
– Sire, une jeune fille déguenillée s’est introduite dans le
palais.
– Alors, chassez-la, Sergent ! » s’interposa la princesse de
plus en plus irritée. « Ce n’est pas une petite vagabonde qui
va vous effrayer !
– C’est que... cette fille prétend être la princesse Lynda. »
Personne ne disait mot. On lisait la stupeur sur tous les
visages. Celui de Waldemar s’illuminait, mais il craignait
d’être déçu. Si cette jeune fille n’était qu’une vagabonde, il
en mourrait pétrifié.
« Mais, sergent Borowitch. Vous avez déjà vu Lynda. Vous
connaissez son visage. Si c’était elle, vous l’auriez reconnue.
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Les Bagarres de Lynda
– À vrai dire... elle lui ressemble un peu. Elle a les mêmes
yeux. »
Le militaire était extrêmement troublé. Personne au château
n’avait oublié les yeux superbes de la princesse. Aucun
doute ne lui était possible. La mendiante qui avait escaladé
la grille ne pouvait être aucune autre.
« Faites-la entrer, » dit le Roi.
Le sergent introduisit la jeune aventurière dans le salon.
C’était bien Lynda, mais comme elle avait perdu de sa
superbe ! Ses pieds étaient nus et enflés, car ses chaussures
n’avaient pas survécu à la marche forcée. Ses habits étaient
usés, imprégnés de sa sueur. Son visage terreux était vieilli
et enlaidi par la fatigue, ses cheveux collés par la
transpiration et la poussière ne donnaient nulle envie d’y
passer la main. Seuls ses yeux avaient gardé leur beauté.
Elle déposa sur le plancher son sac à dos et sa guitare.
Oubliant son handicap, le vieux roi se leva, marcha en
claudiquant et alla se jeter dans les bras de sa fille. Ses
mains collaient à ses cheveux tant ils étaient sales. Il
prononça son nom avec passion :
« Lynda !
– Père !
– C’est bien elle ! » s’exclama Borowitch ému. « C’est ma
princesse ! »
Plus personne ne prêtait attention à Éva.
« Que va-t-elle faire de moi ? » pensait-elle avec angoisse.
« Je suis perdue. Il est temps qu’à mon tour je disparaisse. »
Et elle fit quelques pas à reculons vers la petite porte. En
cette méchante petite sœur, elle voyait sa pire ennemie. Elle
l’imaginait déjà, devenue reine, rétablir la peine de mort et
André Fillion
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Les Bagarres de Lynda
l’autocratie. Elle se voyait déjà jetée au cachot en pâture à
des geôliers cruels qui l’auraient torturée et violée avant de
la mener sur l’échafaud. Elle envisageait d’aller se tirer une
balle dans la tempe.
Mais la curiosité l’emportant sur la peur, elle resta debout
près de la petite porte, celle qu’on ne remarque pas et ne
franchit jamais.
« Mon père, » lui dit Lynda en collant sa tête contre sa
poitrine, « comme tu as blanchi ! Comme ton front s’est
ridé ! C’est à cause du chagrin que je t’ai donné.
– Aujourd’hui je t’ai retrouvée, je retrouve aussi ma
jeunesse.
– Père, punis-moi comme je le mérite. J’ai une lourde dette
à payer. Je te rembourserai. Je travaillerai toute ma vie, jour
et nuit comme une esclave. J’irai creuser dans les mines de
cuivre, et c’est encore trop bon pour moi.
– Ne dis pas de sottises, ma petite fille. Ta mauvaise
conduite est pardonnée, ta dette est apurée.
Ainsi tu n’as pas été égorgée par un malfrat, tu ne t’es pas
jetée sous une rame de métro. Les rumeurs te disaient
morte, et tu es bien en vie. Laisse-moi regarder ton visage.
Tu n’as pas beaucoup changé. Tu as toujours d’aussi beaux
yeux. Ils vont réduire tous les petits marquis de la cour à ta
merci.
– Oh ! Père ! »
Puis, après un court silence :
« C’est donc vrai, tu m’aimes toujours autant ?
– Je n’ai jamais cessé de t’aimer. Ce soir, nous allons faire
une fête digne des Pharaons pour célébrer ton retour.
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Les Bagarres de Lynda
– Oh ! Père ! Non ! Et ta promesse de ne plus dilapider le
trésor public à des futilités ?
– Juste une toute petite fois. »
Après de longs moments d’étreintes, Lynda quitta les bras
de son père pour se tourner vers Wladimir. Les jambes de
Waldemar, qui ne le portaient plus depuis des mois, se
fatiguaient. Il reprit sa place dans sa chaise d’invalide.
« Maître Wladimir. Je n’ai pas le courage de vous regarder
en face. J’ai été vraiment détestable à votre égard. Oserai-je
vous demander de me pardonner ?
– Altesse, j’ai toujours aimé votre intelligence, votre
espièglerie, votre vivacité d’esprit, vos reparties percutantes
et incisives à la fois, ces vérités qui nous font mal quand on
les reçoit en plein visage. Je reconnais tout de même que la
dernière fois, vous avez frappé un peu fort. Vouloir me
piétiner les dorsales ! Ces jeux-là ne sont plus de mon âge.
– Dois-je comprendre que vous me pardonnez ? Oh !
Merci ! Vous êtes un bon maître. »
Et ce disant, oubliant qu’il était, justement, un maître, elle
alla sans retenue se jeter dans ses bras.
« Quand est-ce que je reprends les cours de grec ? Nous en
étions restés à l’enclitique et au proclitique.
– Qui rendent Votre Altesse neurasthénique et lui donnent
la colique. »
Cette réplique du maître, qui avait bonne mémoire, fit rire
toute l’assistance, sauf Éva, bien entendu.
« À vous aussi, Sergent Borowitch, je demande pardon. Je
vous ai fait punir pour un caprice auquel vous ne m’avez
pas cédé. Vous en avez pris quinze jours.
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Les Bagarres de Lynda
– C’est vrai, Altesse, je m’en souviens. Quinze jours
pendant lesquels j’ai fait les quatre cents coups dans la
caserne, avec mes copains. On s’est bien amusés. Je vous
en suis vraiment reconnaissant.
– À ce que j’apprends, vous êtes un joyeux fêtard. »
Elle offrit au militaire un baiser sur la joue qui le fit rougir.
« Rassurez-vous, » dit-elle, un rien moqueuse, « je fais
toujours cet effet-là aux messieurs en uniforme. »
Puis elle s’avança vers sa sœur, qui n’avait toujours pas
exécuté son projet d’aller se griller la cervelle, mais qui
n’avait pas non plus quitté sa place, proche de la sortie.
« Et toi, ma pauvre Éva, que j’ai battue et martyrisée.
Combien je regrette ces gifles que je t’ai données ! Rendsles-moi ! N’aie pas peur de frapper. Mes joues sont à toi. »
Lynda s’élança vers elle pour l’étreindre.
« Ne me touche pas. Tes mains sont sales, et tu pues. »
C’est vrai qu’elle ne sentait pas la lavande, notre Lynda !
Cruellement humiliée, elle répondit simplement, baissant la
tête :
« Il n’y a pas que ma peau qui est sale et qui sent mauvais.
Mon cœur aussi. »
« Qu’est-ce qui m’arrive ? Je ne me sens pas bien, » dit
soudain Waldemar.
Il crispa son visage, tenant la main sur son cœur.
« Je comprends... l’effort pour me lever... une telle émotion.
Ma poitrine ! Ça me serre. Éva, étends-moi sur mon lit.
Borowitch, allez chercher le docteur Ivanov. Lynda, va
prendre une douche, je veux que tu sois belle pour mon
enterrement. »
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Les Bagarres de Lynda
Aussitôt, le Roi fut reconduit à sa chambre, on alla
promptement quérir le médecin royal. Lynda partit se laver.
Wladimir, à qui aucun ordre n’avait été donné, resta seul
dans la vaste salle. Il méditait sur ce singulier événement. Le
retour de l’enfant perdu produisant un bonheur presque
unanime. Cet enfant qui était mort et qui revient à la vie.
Il pensait avec inquiétude au bon roi Waldemar : son cœur
fatigué allait-il résister ? Lynda devrait-elle aujourd’hui
même changer ses haillons contre un manteau royal ?
Il essayait de comprendre l’attitude d’Éva. Comme elle
l’avait déçu ! Sous cette couverture de gentillesse, de sens
moral et de piété se cachaient tant de jalousie, de haine et
de rancune ! Il suffit donc d’une pincée de levain pour faire
lever toute la pâte.
Et voici notre petite Lynda ! Celle qui a tant su se faire haïr
sait maintenant se faire aimer. Curieux changement : les
gentils deviennent méchants et les méchants deviennent
gentils.
Au bout d’un long moment, la porte s’ouvrit. Éva entra. Le
médecin avait ordonné qu’on le laissât seul avec son
malade. Seul auprès d’elle, Wladimir se sentait gêné. Ils ne
se regardaient pas, se parlaient encore moins.
Lynda revint beaucoup plus tard. Il faut dire qu’elle avait
mis du temps à s’astiquer et que le résultat méritait bien
l’attente. C’était à présent une vraie princesse telle qu’en
rêvaient autrefois les enfants, enveloppée dans une belle et
longue robe bleue, les cheveux tressés avec soin, le visage
frais, les lèvres et les yeux maquillés avec discrétion.
Wladimir ne put retenir son admiration :
« Altesse, comme vous voilà élégante ! Et votre parfum est
exquis. »
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Les Bagarres de Lynda
Lynda répondit à son maître par un sourire plein de
charme. Elle alla se placer à distance de sa sœur. Chacune
d’elle regardait la pointe des chaussures de l’autre. Le
silence était lourd.
Enfin, ce fut le docteur Ivanov qui pénétra dans la salle.
« Vos Altesses, je suis désolé, Sa Majesté a vécu.
Il s’est éteint tranquillement, sans souffrance. C’est un
infarctus du myocarde. Son visage reflétait la paix. Avant de
nous quitter, il m’a parlé de sa relation avec Dieu, de sa
certitude d’avoir fait les bons choix pour sa vie et d’aller à la
rencontre du Seigneur. Mais ses dernières paroles ont été
pour Vos Altesses. Il m’a chargé de vous dire combien il
vous aimait, toutes les deux, et combien il espère vous voir
continuer la marche sans lui, animées d’un même amour.
– Je vous remercie, docteur Ivanov, » lui répondit Éva.
« Veuillez nous laisser seules. Vous aussi, maître Wladimir.
S’il vous plaît. »
Voici les deux sœurs ennemies maintenant face à face.
Aucune n’osait regarder l’autre dans les yeux ni lui adresser
la parole.
Lynda parla enfin :
« C’est moi qui l’ai tué. »
Il y eut encore un silence pesant et interminable. Puis Éva
dit enfin, d’un timbre mal assuré :
« Tu ne dois pas te juger coupable. Je suis la véritable
parricide. Tu as frappé la première, mais je lui ai porté le
coup mortel.
– Éva, tu es la seule à me refuser ton pardon. Faut-il que je
te supplie ?
– C’est inutile.
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Les Bagarres de Lynda
– Alors, je ne te supplierai pas. Je dois être punie pour mes
fautes, j’accepte la sanction. Te voilà reine, à présent, et je
suis ta prisonnière. Voici mon cou, livre-le à la hache du
bourreau. »
Ainsi parlant, elle incline son corps et projette en avant son
buste et sa magnifique chevelure, dégageant sa nuque.
– Tu sais très bien qu’il n’y a plus de bourreau en Syldurie.
Père a mis le dernier en retraite anticipée. D’autre part, j’ai
une bonne nouvelle pour toi. Je suis tombée en disgrâce.
Ce qui signifie que tu es la nouvelle reine de Syldurie. Cela
signifie aussi que je suis à ta merci. Je n’attends aucune pitié
de ta part.
– Que dis-tu ? »
À partir de cette exclamation, les deux filles,
inconsciemment, commencent à se rapprocher l’une
de l’autre.
« Je comprends ta surprise, Lynda. Je ne suis plus la petite
princesse bien aimée. C’est ton front qui portera la
couronne.
– Comment est-ce possible ?
– Je ne t’ai pas pardonné, tu n’as aucune raison de
pardonner la haine que j’ai accumulée contre toi.
– Mais quel crime as-tu donc commis ?
– J’ai trop honte pour le dire. Surtout à toi. Si tu étais
arrivée un quart d’heure plus tôt, et si tu avais entendu ce
que j’ai dit à notre père, tu m’aurais au moins assommée,
avec quelques-unes des gifles dont tu possèdes le secret. Et
je les aurais méritées, celles-ci.
– De quel droit oserai-je te juger, envisager de te punir à
plus forte raison ?
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Les Bagarres de Lynda
– La jalousie. Voilà ce qui m’a perdue. Je t’ai toujours
enviée. Ta beauté, ton intelligence, ta belle voix, ton
habileté à manipuler tout le monde. Quand tu es partie,
j’étais la seule à m’en réjouir. Te voilà de retour, je suis la
seule à m’en lamenter.
– Nos caractères sont différents, c’est vrai, » répondit
Lynda émue, « mais j’aurais lieu, moi aussi, d’envier tes
qualités. Tu te déprécies, surtout quand tu te crois moins
belle que moi.
– C’est vrai que tu sens bon.
– J’ai aussi parfumé mon cœur. »
En effet, Éva et Lynda, maintenant toutes proches, peuvent
se sentir et se toucher. Lynda reprit après un silence :
« Te souviens-tu de cette histoire du fils perdu ?
L’ingratitude et la méchanceté du jeune homme. Son
arrogance. L’attrait du pays lointain. La disette. Les
cochons. Et le retour, la tête entre les jambes. C’est mon
histoire. Tu te rends compte ? Jésus a raconté ma vie à tous
ceux qui voulaient bien l’écouter.
– Il a aussi raconté la mienne : ce grand frère égoïste,
hypocrite et borné. Voilà bien mon portrait sans retouche.
– Je t’aime, grande sœur. Est-ce que tu refuses toujours de
m’embrasser, maintenant que je suis toute propre ? »
Les jeunes princesses s’embrassèrent longtemps. Chacune
d’elle avait enfin trouvé la paix.
« Ma petite Lynda. Je te retrouve enfin ! Faut-il que le deuil
vienne assombrir ce jour de Joie ?
– Nous serons bientôt réunis, avec notre mère aussi. Nous
ne sommes que des stagiaires sur cette terre.
– Tu as raison.
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Les Bagarres de Lynda
– J’ordonnerai qu’on nous construise un trône à deux
places.
– Tu voudrais que nous dirigions le royaume ensemble ?
En tandem ?
– N’est-ce pas une merveilleuse idée ?
– Oh ! Non ! La politique n’est pas ma passion. Je me suis
tourmentée pendant des années à l’idée de devoir régner un
jour. Et toi, tu as un caractère trempé comme une épée. Tu
sauras faire taire ces maudits marquis avides de pouvoir.
C’est vraiment une chance pour la Syldurie que je sois
écartée de la couronne. Tu seras une reine bien meilleure
que moi. J’ai une autre vocation. J’écrirai des livres utiles
pour l’instruction du peuple. Je visiterai les malades dans les
hôpitaux. J’irai dans les quartiers pauvres apporter du pain
et du réconfort.
– Et moi je poursuivrai la tâche que Père avait entreprise. Je
combattrai la pauvreté, l’injustice et l’obscurantisme.
– Ce voyage à Paris t’a transformée, et il m’a ouvert les
yeux.
– “Ta archaïa parelphen, idou gegonen kaïa ta panta.”
– Pardon ?
– “Les choses anciennes sont passées, toutes choses sont devenues
nouvelles.” »
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Les Bagarres de Lynda
Et après ?
Le lecteur aura reconnu dans cette histoire la célèbre
parabole du Fils prodigue.
Voici maintenant notre héroïne, après tant de luttes et de
déconvenues, accueillie dans la grande famille des enfants
de Dieu. Par ailleurs, elle devient, à dix neuf ans, souveraine
d’un obscur petit royaume (Syldavie, Bordurie, j’ai bien sûr
pensé à Hergé).
Mon récit se termine ici mais les aventures de Lynda ne
font que commencer ; d’autre bagarres l’attendent au
tournant.
Je vous invite la retrouver dans mes publications :
Sylduria (Éditions Bénévent)
Le Chemin des Philosophes (Thebookedition.com)
Ligérie (Thebookedition.com)
Le Beau Danube noir (en projet, titre non définitif)
Venez me retrouver sur lilianof.fr
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Les Bagarres de Lynda
Table des matières
Chapitre Premier La Syldurie ................................................... 3
Chapitre II Lynda ...................................................................... 7
Chapitre III Waldemar ........................................................... 11
Chapitre IV Wladimir ............................................................. 15
Chapitre V Éva ........................................................................ 19
Chapitre VI Une altercation................................................... 23
Chapitre VII La leçon de grec ............................................... 33
Chapitre VIII La rupture ........................................................ 41
Chapitre IX Elvire ................................................................... 49
Chapitre X Cinéaste et financier ........................................... 59
Chapitre XI Cyril des Gadéseaux .......................................... 67
Chapitre XII Parachute en torche ......................................... 75
Chapitre XIII Lynda s’énerve ................................................ 81
Chapitre XIV Julien ................................................................ 89
Chapitre XV Mamadou .......................................................... 95
Chapitre XVI Mohammed ................................................... 105
Chapitre XVII La Parabole de la fille prodigue ................ 113
Chapitre XVIII Fabien et Fabienne.................................... 119
Chapitre XIX La verrière ..................................................... 127
Chapitre XX L’heure du veau gras ..................................... 135
Et après ? ................................................................................ 145
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