Les Bagarres de Lynda
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Les Bagarres de Lynda
Les Bagarres de Lynda André Fillion Les Bagarres de Lynda Roman Illustration : Monique Cheneau ISBN 979-10-92175-08-0 1 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda André Fillion 2 Les Bagarres de Lynda Chapitre Premier La Syldurie Bordée au nord et à l’est par la Maritza, au sud par la mer Égée et à l’ouest par une frontière conventionnelle, la Syldurie est un petit royaume dont l’équipe journalistique de la télévision française n’écorche jamais le nom. Il faut donc se résigner à croire qu’il ne s’y passe jamais rien, rien du moins qui ait la vertu d’aiguiser notre curiosité. Ce singulier royaume que personne ne connaît semble échapper à l’histoire, car, depuis la période féodale, rien n’y a beaucoup changé. Comme dans toute monarchie qui se respecte, un roi règne, une cour le courtise et un peuple le subit. Sa capitale, Arklow, recroquevillée entre son port et la colline où se dresse le château royal, est riche en monuments historiques, palais, églises et chapelles, temples grecs et romains, maisons à colombages et à encorbellement. Le climat méditerranéen y est fort agréable, la mer d’un bleu de turquoise, et pourtant, les touristes européens ne s’y précipitent pas, leurs agences préférant, allez savoir pourquoi, leur proposer la Grèce ou la Turquie limitrophes. La politique austère de ce pays pourrait en être une raison. 3 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda La Syldurie est un pays pauvre. Pauvre ! Cela dépend pour qui ! Les faubourgs d’Arklow rappellent, toutes proportions gardées, les métropoles brésiliennes dans lesquelles une simple avenue sépare les opulentes résidences des sordides « favelas ». C’est vrai qu’elles font honte à voir, ces favelles, et le Roi voudrait bien les voir disparaître, non tant pour la misère qu’elles abritent, que pour l’image peu laudative qu’elles apportent à cette prestigieuse capitale chargée d’histoire. Mais, fort heureusement, les fenêtres de la royale résidence s’ouvrent sur la vieille ville et sur la mer. Comme nous l’avons dit, la Syldurie est une royauté. Depuis sa fondation au XIIe siècle, quatre dynasties se sont tour à tour partagé le pouvoir : Les Bifenbaf, les Kougnonbaf, les Baffagnon, mais surtout les Soussaschnick-Sassouschnikof, dont le dernier souverain, Waldemar Premier exerce, je devrais dire, exerçait, dans son petit royaume, une autocratie absolue. Il n’y avait pas de Parlement, pas de députés, quelques ministres nommés par le Roi, mais qui ne servaient à rien, puisqu’en définitive, c’est le Roi qui prenait toutes les décisions. Bien entendu, la peine de mort n’avait pas été abolie, et il suffisait de peu de choses pour être, par édit royal, pendu, décapité, ou jeté en pâture aux rongeurs dans les oubliettes du château. Au moment où commence notre récit, le Roi est accablé par le décès de son épouse, la reine Marija, emportée, selon l’expression consacrée, par une longue et douloureuse maladie. Elle lui a laissé deux filles : Éva, dix-neuf ans, qui héritera de la couronne, et Lynda, quinze ans. Ah ! Lynda ! Cette chipie !… Mais nous en reparlerons. André Fillion 4 Les Bagarres de Lynda Waldemar ne serait pas un vrai roi s’il n’avait une cour, composée comme il se doit de flatteurs hypocrites. Au sommet de cette pyramide de paresse et de mensonge s’élèvent justement les rescapés des anciennes dynasties qui, sans oser le révéler, donneraient fort de leurs personnes pour reconquérir la couronne perdue par leurs ancêtres. Ce sont les marquis Ottokar de Kougnonbaf, Miroslav de Bifenbaf et le duc Alphonse de Baffagnon. Il m’est impossible de mentionner tous les singuliers personnages qui composent cette cour de Syldurie, mais je me dois de vous présenter la plus étonnante : Sabine Mac Affrin, la Grande Astrologue royale. Tous les potentats, et pas seulement en Syldurie, ont besoin, pour se rassurer, d’une questionneuse d’étoiles, capable de lui prédire un règne glorieux et plusieurs pages dans les livres d’histoire. Sabine Ramassamisivagamy (c’est son vrai nom) est née, on ne sait où, sur une île, mais on ne sait pas de quel océan. Elle, en tout cas, le sait, puisqu’elle est Grande Astrologue royale. En mal de clientèle et de popularité, elle partit un jour pour le Royaume-Uni. De ville en ville, elle promettait à tous argent, santé, amour, et, comme elle n’apportait que de bonnes nouvelles, elle commença à devenir riche et célèbre. C’est alors qu’on lui conseilla de trouver un pseudonyme. Son nom, qui lui venait pourtant des dieux Rama et Siva, n’était pas assez commercial : trop long, pas mémorisable, pas assez européen. Elle opta pour celui de Mac Affrin, qui s’harmonisait parfaitement avec son type dravidien. Vous comprendrez très bien qu’une fille des mers du Sud s’accommode mal de la Tamise et de ses brouillards. Elle décida donc un jour de s’établir à Naples. Puis elle entreprit 5 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda une tournée à travers les Balkans qui la conduisit en Syldurie. La curiosité stimulée par sa réputation, le roi Waldemar l’invita dans son palais et lui demanda s’il avait un espoir de revoir sa reine dans un monde meilleur. Sabine lui répondit que Marija avait été réincarnée en brebis, et que lui-même le serait en bélier. Il n’aurait donc pas de peine à la retrouver et tout irait pour le mieux. Cette réponse de la devineresse plut tant au Roi qu’il l’engagea à son service avec une promotion. Sabine Mac Affrin passait aux yeux du peuple pour une Britannique, mais à la vue de ses cheveux lisses et de son teint, aussi noirs que l’obsidienne, on se doutait bien qu’elle n’était pas un produit « pure scottish malt ». Un grand mystère flottait sur ses origines, ce qui valorisait grandement son sacerdoce. Elle parlait syldure avec un accent très chantant, ce qui n’avançait pas ses interlocuteurs, et ponctuait la conversation d’étranges locutions telles que : « Si ou moukat amoin, mi kounich aou. », ou bien : « Larg amoin lourlé. » Ou encore : « Mi grat aou ti boi, ou sou la coup la bébet. » Dans leur ignorance, les courtisans croyaient qu’elle prononçait des formules magiques, alors qu’elle exprimait tout simplement ses états d’âme dans sa langue maternelle. Quant au tiers état, il n’y a pas grand-chose à en dire, sinon qu’il haïssait ce souverain égoïste et cruel qui n’avait aucune compassion de sa misère. En voulez-vous une preuve ? Quand le Roi paraît sur son balcon, tout le peuple se bouscule contre les grilles en criant : « Vive le Roi ! Vive Waldemar ! » André Fillion 6 Les Bagarres de Lynda Chapitre II Lynda Le roi Waldemar avait entrepris des travaux dans son château, qu’il appelait, non sans fierté, « son petit Versailles ». Il y avait arrangé des jardins à la française qui avaient coûté très cher au trésor public, et pour mieux les admirer, s’était fait aménager un grand salon garni d’une large baie panoramique. C’est dans ce salon qu’il vivait le plus clair de son temps, recevait ses amis et ses ministres. C'est là aussi que, le soir, il aimait se retrouver seul. Les murs de ce salon, lorsqu’ils ne sont pas de verre, sont couverts de beaux livres aux reliures de maroquin. Que de livres pour un roi si peu enclin à la lecture ! Je vais vous livrer un petit secret, ne le dites à personne. D’ailleurs, tout le monde le sait : prenez donc le troisième rayonnage en partant de la gauche. Cherchez les œuvres complètes d’Homère et pressez sur le dos de l’Iliade. Ça bascule. Et voilà notre bibliothèque transformée en bar ! Champagne, whisky, vodka… Servez-vous ! Eh oui ! Notre bon roi a une vie cachée. Lorsqu’il se retrouve seul, il essaie d’oublier dans la boisson le chagrin que lui cause la perte de sa chère Marija. Il n’est aucun domestique du palais qui ignore l’existence de cette buvette 7 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda occulte, mais personne n’en parle puisque c’est lui le roi, et qu’après tout, il fait ce qu’il veut. Le Roi aime les fêtes et les banquets. Toutes les occasions lui sont bonnes pour organiser, avec sa cour des festins en comparaison desquels les orgies romaines auraient fait figure de repas diététiques. On y consomme sans modération bordeaux millésimés, champagne, caviar et autres douceurs que Fonchau, le traiteur royal, lui facture à grands bénéfices. Nous l’avons déjà dit : le roi Waldemar avait deux filles. Vous souvenez-vous de leur prénom ? L’aînée, c’est Éva. C’est elle qui un jour deviendra reine. Une brave fille, polie, gentille, honnête, toujours première de la classe, elle étudie à plaisir. Lectrice infatigable, elle aime passer des heures dans la bibliothèque de son père, mais pas pour les mêmes raisons que lui. Éva n’est pas très sportive, mais elle se rattrape sur le plan intellectuel. Elle écrit aussi des poésies qu’elle illustre de ses dessins comme le faisait Victor Hugo. Éva est une jeune fille soumise, elle obéit sans discuter aux ordres de son père, lequel se réjouit d’une progéniture si docile. La plus jeune, c’est Lynda. Ah ! Lynda ! Quelle chipie ! Inutile de la chercher dans la fameuse bibliothèque : C’est un lieu qu’elle ne fréquente jamais. Dirigeons-nous plutôt vers la salle de sport qu’elle s’est fait aménager dans un grenier du château. Ouvrons la porte. Nous entendons d’abord des coups sourds et de profonds soupirs. Entrons. Nous trouvons au milieu de la pièce une adolescente baignée de sueur, les mains enveloppées de gros gants de boxe, frappant avec fureur un sac rempli de sable qui vole André Fillion 8 Les Bagarres de Lynda dans tous les sens et qui, pourtant, ne lui a rien fait. Vous n’aimeriez pas vous trouver entre ses poings et le sac ? – Moi non plus. Lynda est l’opposé de sa sœur et elles ne se supportent pas. C’est une adolescente caractérielle, irritable, toujours en révolte et en désobéissance. Outre la boxe anglaise, elle pratique aussi l’équitation, le judo, le kung-fu, le tir à l’arc et le tir au pistolet. C’est une athlète. Il faut voir avec quelle précision elle transperce sa cible de carton juste entre les deux yeux. Quelquefois, sous le regard furibond de son entraîneur, elle vise, rien que pour son plaisir, le tibia, le nombril, ou encore un peu plus bas là où cela fait vraiment très mal. C’est une chipie ! Et je ne vous ai pas encore tout dit. Lynda s’est aussi acoquinée avec Sabine Mac Affrin, la magicienne. Celle-ci ne lui prodigue que de mauvais conseils qui n’arrangent rien à son caractère. Elle l’a initiée à la cartomancie et à la chiromancie, elle lui a appris à communiquer avec les morts en faisant bouger des verres sur une table. Quitte à sembler contredire ce qui vient d’être présenté, la jeune princesse n’est pourtant pas totalement dépourvue de romantisme et de sensibilité. Consciente de posséder un timbre de voix agréable, elle avait reçu quelques leçons de chant et, lorsqu’elles étaient toutes deux en bonnes dispositions, ce qui était rarement le cas, elle chantait avec sa sœur qui l’accompagnait au piano. Aux Lieder de Schumann, Lynda préférait, et c’est son droit, la chanson francophone : Brel, Brassens, Ferrat… sans oublier les Canadiens. Elle avait même acheté une méthode « Assimil » pour acquérir quelques rudiments de français. Elle s’était également procurée une guitare à cordes nylon sur laquelle 9 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda elle a appris quelques accords. C’est celui de mi-mineur qu’elle gratifiait de sa préférence et elle s’arrangeait toujours pour transposer en mi tout ce qu’elle chantait. Mi-mineur, accord tranquille : seulement deux doigts sur la même case. Elle avait même trouvé la bonne astuce : faisant l’impasse sur les cordes de la et de ré, elle n’avait même pas besoin de sa main gauche. Ah ! Si tout était aussi facile ! Après tout, Georges Brassens, lui non plus, ne recherchait pas la difficulté. De plus, il entrait sur scène en tenant sa guitare par le manche. Il attrapait une chaise sur laquelle il posait un pied, plaçant ainsi son genou à la bonne hauteur pour recevoir son instrument, et le voilà parti. Il faut dire que la qualité de ses textes était telle qu’on lui reprochait rarement la pauvreté de l’orchestration et de la mise en scène. Finalement, derrière cette apparence de petite écervelée, Lynda était aussi intelligente que sa sœur, mais elle n’aimait pas le montrer. André Fillion 10 Les Bagarres de Lynda Chapitre III Waldemar Waldemar Premier était un mauvais roi. Un soir, comme à son habitude, il se servit une vodka dans sa bibliothèque, puis il s’étala dans un fauteuil. Il laissait aller ses idées, lesquelles n’avaient déjà plus un cours très cohérent. Puis il parcourut des yeux les rayons multicolores. J’ai des milliers de livres dans ce château, pensait-il. Il faudra bien qu’un jour, avant de mourir, je me décide à en ouvrir un. Puis il se leva, s’approcha du mur de lecture, parcourant du doigt les titres qui se trouvaient à hauteur de ses yeux. « Voyons un peu : Littérature anglaise… Shakespeare… Byron… Non, ça ne me dit rien… Théâtre français… Molière… Corneille… Non. » Il poursuivit cette recherche superficielle, mais rien, décidément, ne l’intéressait. Il vint se rasseoir. Puis il se leva de nouveau. Un gros volume avec une reliure usée attira son attention. Il l’ouvrit au hasard. « Trop compliqué ! Ce n’est pas pour moi. » Il ferma le livre, puis il l’ouvrit de nouveau, au hasard. « Aujourd’hui, si tu entends sa voix, n’endurcis pas ton cœur. » 11 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda « Allons bon ! Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? » Il ferma le livre et le remit à sa place, puis se mit au lit. Heureusement pour lui, les rois de Syldurie se couchent et se lèvent quand ils veulent. Point n’est besoin d’un vicomte pour lui déboutonner sa chemise ni d’un marquis pour lui enlever ses chaussettes. Cette nuit-là, Waldemar ne trouva pas le sommeil. Cette parole qu’il avait lue lui martelait l’esprit : « Aujourd’hui, si tu entends sa voix, n’endurcis pas ton cœur. » « Qu’est-ce que cela veut dire ? » Le lendemain, la pensée habitée par ces mots, il retourna dans sa bibliothèque. Il retrouva le gros livre à la reliure usée. Il rechercha le texte qui, la veille, l’avait interpellé. « C’est plus ou moins vers la fin, se disait-il. » Il ne le retrouva pas. Il tourna les pages au hasard, s’attardant parfois sur une phrase, sur un mot, ou sur un de ces titres bizarres : « Épître de Jacques », « Lamentations de Jérémie », « Habakuk », « Deutéronome », « Chroniques ou Paralipomènes »… « Paralipomènes ! Où donc sont-ils allés trouver ce nom barbare ? » Il concentra son attention sur ce texte au titre étrange. Il comprit que c’était un livre d’histoire. D’abord, des généalogies à n’en plus finir : « Fils de Gomer : Aschkenaz, Diphat et Togarma. – Fils de Javan : Elischa, Tarsisa, Kittim et Rodanim. Fils de Cham : Cusch, Mitsraïm, Puth et Canaan. – » « Mais d’où sortaient ces noms à coucher dehors ? » André Fillion 12 Les Bagarres de Lynda La suite devenait plus intéressante. Elle racontait l’histoire de rois qui se sont plus ou moins mal conduits. Il survola le texte rapidement jusqu’à trouver la vie d’un roi vraiment mauvais, encore pire que lui. Ce Manassé pratiquait la divination et la sorcellerie. Waldemar se mit à penser à Sabine, la magicienne qu’il avait introduite dans son palais et qui l’avait initié à son art. Le Créateur verrait-il donc cela d’un mauvais œil ? Manassé, dans ses pratiques occultes, n’avait pas hésité à brûler ses propres enfants en sacrifice à son idole et avait fait couler beaucoup de sang. « Bon, tout de même, » se dit Waldemar, « je n’en suis pas rendu là ! » Il lut la fin du récit : vaincu par ses ennemis, Manassé fut abandonné dans un cachot où il désespérait de finir ses jours. Il se mit à prier et fut délivré. Rétabli dans son royaume, il capitula devant Dieu, changea totalement de conduite et devint un bon roi. La population syldure est majoritairement orthodoxe. Estce le peuple qui doit avoir la même religion que le roi, ou le roi qui doit avoir la même religion que son peuple ? Toujours est-il qu’en toute logique, Waldemar était orthodoxe ; chaque dimanche, en grande cérémonie, il se rendait à la cathédrale. Il était donc chrétien et ce raisonnement lui suffisait. Pour la première fois, ces questions lui torturaient l’esprit : et si son titre de roi chrétien n’était qu’hypocrisie ? Et si Sabine lui avait menti en lui parlant d’une vie meilleure dans l’au-delà ? Et s’il mourait demain ? Ne valait-il pas mieux mettre ces choses au clair le plus tôt possible ? 13 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda Ce soir-là, il emporta son livre, la Bible, dans sa chambre à coucher. Il en commença la lecture depuis le commencement, puis, s’endormit le cœur serein après l’avoir posée sur sa table de nuit. Il fit de même les autres soirs. Un soir enfin, il comprit qu’il devait faire un choix. Il prit la décision de reprendre sa vie en main, sous la maîtrise de celui que David appelait « mon berger ». André Fillion 14 Les Bagarres de Lynda Chapitre IV Wladimir Waldemar se fit donc baptiser par un pasteur grec, car il n’y avait pas de pasteur en Syldurie. Dans la foulée, Éva reçut, elle aussi, le baptême par immersion, non pas vraiment par conviction, mais par complaisance. Plusieurs courtisans suivirent le mouvement, mais le Roi n’était pas dupe de ce réveil spirituel et le mettait sur le compte de leur hypocrisie. L’atmosphère avait changé dans l’entourage du Roi. Celuici s’était consolé de la perte de son épouse, convaincu qu’il la retrouverait, non pas à la bergerie terrestre, mais à celle d’en haut. Sa visite vespérale à Homère en perdit sa nécessité. Sabine Mac Affrin ne partageait pas du tout la joie de vivre de son patron. Elle devenait de plus en plus irascible, piquant de terribles colères chaque fois que, dans la maison, l'on faisait allusion à la nouvelle espérance spirituelle du monarque. Excédé par ses écarts, Waldemar se résolut finalement à lui allouer une copieuse indemnité de licenciement, avec l’expresse recommandation d’aller exercer ses talents ailleurs. 15 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda La magicienne en conçut un profond ressentiment. Waldemar avait retrouvé la paix. Il se montrait plein de bienveillance envers ses filles, ses courtisans et ses laquais. Une question, pourtant, accusait sa conscience : à quoi lui sert-il d’être un roi chrétien si son peuple est toujours aussi malheureux ? Dans l’incapacité d’y répondre, il introduisit dans son palais un célèbre philosophe : Wladimir. Philosophe, romancier, poète, peintre, sculpteur, musicien, physicien, mathématicien, maîtrisant le latin, le grec, l’hébreu, l’ourdou et le quechua, Wladimir était le Léonard de Vinci national. C’est lui-même, d’ailleurs, qui découvrit que le langage kabbalistique de Sabine était du créole réunionnais. La science étant semblable à la confiture, il en possédait beaucoup et l’étalait peu. Waldemar écoutait avec avidité les conseils de l’érudit qu’il avait autrefois méprisé. Bien que lui-même agnostique, Wladimir conseillait au Roi de persévérer dans la lecture des Évangiles, considérant les bienfaits qu’ils avaient apportés dans sa vie. Il lui recommanda également Jean-Jacques Rousseau. L’homme d’État et l’homme de lettres passaient de longues heures ensemble, à discuter, à étudier, à puiser dans les œuvres des philosophes de riches leçons pour un règne équitable. « Nous sommes maintenant au XXIe siècle, disait Wladimir, il serait quand même temps de sortir ton pays de la féodalité. – Mais comment ? – Commence par cesser d’accabler le peuple d’impôts. Il n’y a que les pauvres, en Syldurie, qui paient des impôts. Je sais bien qu’il est écrit : « À celui qui n’a pas, on ôtera même ce André Fillion 16 Les Bagarres de Lynda qu’il a. » Mais il faudrait replacer les choses dans leur contexte. – Si le peuple ne paie plus d’impôts, de quoi vivra le royaume ? – La bourgeoisie, le haut clergé, la noblesse, tes ducs et tes marquis sont insolemment riches ; c’est à eux de donner de leur superflu et non au peuple à donner de son nécessaire. – Ça ne va pas leur plaire, aux marquis ! – Tu seras haï par une poignée de nantis et aimé par deux millions de citoyens. » Le Roi mit en application les conseils du savant, au grand bonheur de la Syldurie d’en bas et à la grande colère de la Syldurie d’en haut. « Tu as bien commencé ton combat contre la pauvreté, même si de grandes choses restent à faire, tu dois aussi commencer à combattre l’ignorance. Puisque tu as de nouveaux fonds, construis des écoles, une par village, une par quartier. Fais ouvrir une université. Fais distribuer des bourses aux jeunes gens qui n’ont pas les moyens de financer leurs études. » Waldemar fit aussi organiser des élections. Pour la première fois, le peuple avait choisi ses députés. Il décida aussi de montrer un bon exemple en réduisant son train de vie. Les repas royaux devinrent plus modestes, et les économies royales servirent un plan social. Tout le royaume tirait bon profit des leçons de Wladimir. Il était devenu un héros national. Waldemar commençait à se faire aimer. La Syldurie rattrapait rapidement son retard économique. 17 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda Le philosophe était souvent invité à la table royale. On y parlait musique, poésie, cinéma, politique, philosophie, actualité nationale et internationale. Il n’était aucune question sans réponse pour ce Pic de la Mirandole. Tout le monde l’aimait. Tout le monde sauf les riches qui, grâce à sa sagesse, le sont devenus un peu moins. Quant à Lynda, elle l’a pris en grippe depuis son arrivée. « Ce vieux pédant qui sait tout ! Qu’il monte un peu me voir dans mon grenier ! J’aurai quelque matière à lui enseigner. – Ça suffit, Lynda ! File dans ta chambre. – Oui, papa. » Lynda quittait la table et montait dans son grenier en tapant lourdement des pieds sur les marches de bois. Elle claquait la porte, enfilait ses gants de boxe et frappait de toute la fureur de ses poings le sac sur lequel elle avait agrafé une photographie de Wladimir. André Fillion 18 Les Bagarres de Lynda Chapitre V Éva Trois ans se sont écoulés. Éva, la princesse héritière a donc 22 ans, et sa petite sœur… avez-vous suivi ? Lynda a maintenant 18 ans. Elle a grandi en taille et en poids, mais pas en sagesse ! Son plus grand plaisir consiste à persécuter les courtisans, persiflant leurs manières et leurs propos insipides. Elle ne manque pas une occasion de les confondre et de les humilier dans leur hypocrisie. Quel bonheur ils trouveraient à lui donner quelques gifles pour lui remettre les idées en place de temps en temps ! Mais, hélas, elle est premièrement fille du Roi et deuxièmement ceinture marron. Les courtisans n’osent s’en plaindre au souverain qui la chérit malgré son mauvais caractère. Ils déglutissent sans riposter les ophidiens, depuis la couleuvre jusqu’à l’anaconda qu’elle leur fait constamment avaler. Comble d’injure au protocole, elle vient de s’offrir, avec ses petites économies, une puissante « Harley-Davidson ». Toute bardée de cuir, de chaînes et de clous, elle chevauche son engin pétaradant à travers les rues d’Arklow, au grand mépris des limitations de vitesse. 19 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda « C’est une honte ! disent les vieux citadins. Où va la Syldurie ? » Mais les jeunes garçons, au moindre bruit de moteur, se précipitent aux balcons, espérant la voir passer, et rêvant en plein jour qu’elle leur offrirait un tour de circuit. Lynda a beaucoup d’amoureux. Il faut dire qu’elle a des yeux magnifiques et d’épais sourcils qui donnent une profonde autorité à son regard. D’ailleurs, je n’ai pas l’intention d’écrire trois pages pour vous parler de la couleur de ses yeux, de la beauté de son visage ni de sa chevelure éblouissante. Si vous aimez les blondes aux yeux bleus, c’est une blonde aux yeux bleus, si vous préférez les rouquines, elle est rousse. Je ne suis pas un auteur contrariant. Pour en revenir à sa vie sentimentale, elle a toujours dans son sac un calepin portant dans ses pages une longue liste de prénoms rayés. Il est vrai qu’elle usait envers ses soupirants d’une technique redoutable. Elle était passée virtuose dans l’art de chauffer son bonhomme à blanc et de vous le congeler en moins d’une minute (comme le lait en brique !) Après un tel traitement, la pauvre victime court se jeter dans la mer Égée avec une ancre autour du cou, mais il se trouve toujours un marin pêcheur pour lui sauver la vie. Ils ont l’habitude. La jeune princesse est consciente de sa beauté, de son pouvoir de séduction et surtout de sa cruauté. Cruelle envers les animaux, cruelle envers les humains, cruelle envers la cour, cruelle envers les domestiques, cruelle envers sa famille, cruelle envers Wladimir, impitoyable envers ceux qui osent l’aimer. Pour elle, tous ses soupirants ne sont que des jouets. « Quand j’ai un jouet entre les mains, je le casse et j’en prends un autre. » André Fillion 20 Les Bagarres de Lynda Il reste justement sur son carnet, en fin de liste, un prénom qui n’a pas encore été biffé : c’est Dimitri. Dimitri est un lycéen qui aime bien sortir le soir. Lynda, qui se refuse à respecter le protocole royal, fait la tournée des boîtes de nuit d’Arklow à la recherche de nouvelles conquêtes, pardon, de nouveaux jouets à casser. C’est ainsi qu’ils se sont rencontrés. Quand on passe la nuit avec des projecteurs dans la figure, on ne voit pas nécessairement le visage de sa cavalière. Ce n’est que le lendemain qu’il a compris qu’il s’était frotté contre la fille du Roi, en personne. Cet amour dure depuis déjà une semaine, un record. Se serait-elle assagie ? Éva supportait de moins en moins sa petite sœur, ses extravagances, ses espiègleries. Elle avait honte aussi, parce que la presse à scandale, « Syldurie Dimanche » et « Ici Arklow », jetait ses écarts, dûment exagérés, en pâture à la population. La honte en retombait sur la famille royale. Elle ne comprenait pas pourquoi le Roi, son père, montrait si peu de zèle à sévir, traitant la bonne fille et la mauvaise avec le même amour. Waldemar avait pris l’habitude de lire la Bible le soir en famille. Soucieux d’approfondir sa connaissance des Écritures, il avait chargé Wladimir de lui enseigner le grec. De même, il avait inclus cette langue antique dans le programme d’instruction de ses filles. Éva prenait beaucoup de soin à cette étude et ses progrès réjouissaient son maître. Lynda, au contraire, se révélait un cancre notoire. Elle n’aimait pas le grec, elle n’aimait pas Wladimir, alors 21 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda imaginez : les leçons de grec de Wladimir ! Elle ne faisait aucun effort pour apprendre, multipliait les provocations qu’en philosophe, le maître supportait avec patience. Quelquefois, il lui lançait un regard sévère. Mal lui en prenait, car l’insolente le poignardait des yeux avec une telle férocité qu’il finissait toujours par capituler. « Petite effrontée ! » murmurait-il. Les rapports entre les deux sœurs sont toujours tendus. Mademoiselle l’héritière donne des leçons de morale que l’autre ne peut souffrir. On se dispute à tout propos : au sujet du protocole, au sujet des sorties, de la moto, et surtout, au sujet de Wladimir, que l’une adule autant que l’autre le déteste. André Fillion 22 Les Bagarres de Lynda Chapitre VI Une altercation Maître Wladimir avait demandé qu’une petite salle lui soit affectée pour l’enseignement des jeunes princesses. C’est une pièce peu spacieuse, meublée d’un bureau, de deux tables scolaires et de deux armoires : une pour les livres, et l’autre pour le matériel d’enseignement. Sur les murs, quelques cartes géographiques et historiques, ainsi que des tables de déclinaisons. Ce lieu austère ne convenait guère à Lynda qui aurait volontiers remplacé ces tristes affiches par celles de ses acteurs préférés. Éva, au contraire, affectionnait cet endroit propre à l’étude. C’est là qu’elle aimait se trouver dans le silence, au milieu des livres et des cahiers. Or, en cette fin d’après-midi, attendant l’arrivée du maître avec une bonne avance, elle peaufinait son thème. « Ginesthé phronimoï os oï opheïs kaï akeraïoï os aï péristeroï », non : « péristeraï ». « Devenez prudents comme les serpents et simples comme les colombes. » Décidément, le grec est une langue bien difficile, mais ô combien passionnante ! Et puis, maître Wladimir est un 23 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda précepteur habile et patient qui ne se met pas en peine de répéter les choses jusqu’à ce qu’elle les comprenne. Elle savourait tant qu’elle pouvait ces moments de calme et l’absence de sa sœur quand un grand bruit de moteur déchira ce silence. « Allons bon ! » se dit-elle, « voici la petite peste ! Terminée la tranquillité ! Envolée la paix royale ! La voilà qui monte. Tous aux abris, tenue de campagne et casque lourd ! » En effet, tels des coups de bélier contre une porte médiévale, les pieds de Lynda martelaient les marches de chêne à faire chanceler tout l’édifice. La porte s’ouvre et claque ; l’orgueilleuse princesse a investi la place. Éva l’invective aussitôt : « C’est une heure pour rentrer ? Où es-tu encore allée traîner ? Et quant à la discrétion, c’est réussi ! J’aime étudier dans le calme. – Premièrement, j’entre et je sors de cette maison comme je veux et quand je veux. Je ne suis plus une petite fille. J’ai dix-huit ans. Dans certains pays civilisés, on est majeur à dix-huit ans. Je n’ai plus besoin d’une assistante maternelle, et surtout pas de toi. Deuxièmement : tu peux rester dans ta salle de classe à étudier le Nouveau Testament dans la langue d’Homère, c’est ton affaire, si cela t’amuse. Moi, je veux bouger, je veux qu’on me voie, je veux qu’on m’entende, je veux que les garçons me remarquent, et je veux que tes feuilles et tes cahiers s’envolent quand j’entre dans cette pièce. – Pour te remarquer, on te remarque. As-tu vu la couverture de “ Syldurie Dimanche ? ” : “ Le dernier coup d’éclat de la princesse Lynda. ” André Fillion 24 Les Bagarres de Lynda – Comment ? Une fille intelligente, sérieuse et cultivée comme toi, tu lis ce genre de serpillière ? Tu me déçois. – Et toujours ce déguisement à la gothique ! Non mais de quoi j’ai l’air ? Sûrement pas d’une jeune fille de famille respectable, encore moins d’une princesse de sang royal ! – Elle ne te plaît pas ma tenue ? Trop jeune pour toi ? Trop moderne ? Trop américaine ? Et pourtant, je ne connais rien de plus commode pour chevaucher une HarleyDavidson. Évidemment, pour danser la valse et la mazurka à la cour de Syldurie, la crinoline, c’est plus seyant. Tu m’imagines à moto en crinoline ? Et si ça se prend dans les rayons ? – Ce serait dommage, du si beau tissu ! – C’est cela, fais de l’esprit, Mademoiselle le cerveau de la famille ! – Et tu crois que Père apprécie toutes ces fantaisies ? – Je t’en prie, laisse le géniteur en dehors de tout cela. Il ne dit jamais rien, le vieux. Je le connais comme si c’était moi qui l’avais fabriqué. Je sais que je suis une petite garce, mais je suis tout de même sa fille chérie. – Je ne te permets pas de manquer de respect à ton père. C’est vrai qu’il est bien trop patient envers toi, il t’excuse tout, il te pardonne tout, il supporte tout. – On aurait dû l’appeler Agapè. – Tu ne m’amuses pas. Notre père ne te mérite pas. Non seulement il est plein d’amour et d’indulgence, mais c’est le meilleur roi de sa dynastie. Il a permis que les plus modestes du pays puissent avoir accès à l’université. 25 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda – Parlons-en ! Devoir supporter ce vieux pédant de Wladimir pour nous barber avec le grec et la philosophie. Pour envoyer des SMS aux copines, je n’ai pas besoin de savoir écrire le grec. – C’est malin ! C’est Père aussi qui a aboli les impôts injustes qui opprimaient le peuple depuis le Moyen Âge. Ne l’oublie pas. – Ça, je ne risque pas de l’oublier ! La noblesse et le haut clergé non plus ! Maintenant ce sont eux qui les paient, les impôts. Et ça ne leur plaît pas du tout. Crois-moi si tu veux, mais d’ici peu l’Évêque va lui verser une dose de cyanure dans son vin de messe. Et sans compter que par compassion pour la populace, c’est à nous de nous serrer la ceinture. Père a vendu des châteaux et des domaines pour aider les pauvres. Il impose des restrictions sur les repas et sur les festivités. Avant qu’il commence, ce n’était déjà pas Versailles, mais alors maintenant !... – Tu n’es qu’une petite égoïste. – Une petite égoïste, une petite peste, une petite garce ! N’en jette plus ! Une petite quoi encore ? Tu veux que je te dise ? Tout cela est arrivé depuis qu’il s’est fourré dans la tête de lire la Bible. Il veut être un roi comme Salomon, celui qui coupe les bébés en deux : “ Ne bousculez pas, il y en aura pour tout le monde ! ’’. Et pour étudier la Bible, il a décidé aussi d’étudier le grec. Et il nous a collé un professeur de grec : Maître Wladimir. Et tous les soirs, avant de passer à table on lit un passage des Écritures, comme ce conte à dormir debout : la parabole du fils prodige. – Prodigue. André Fillion 26 Les Bagarres de Lynda – Si tu veux, ça m’est égal. A-t-on idée d’une affaire pareille ! Un gars qui se tire de la maison en embarquant le tiroir-caisse. Quand il a liquidé tout le fric, il revient comme si de rien n’était, et le paternel le reçoit avec le champagne et les petits-fours. Crois-moi, si mon fils me faisait un coup pareil, c’est le morveux que je tuerais, pas le veau gras. Je lui collerais la raclée du millénaire. Tiens ! Merci de m’y avoir fait penser. Comptabilise tes abattis : j’ai un vieux compte à régler avec toi. – Je me disais bien que si tu as pénétré ici avant l’heure du cours, ce n’était pas dans le désir de t’instruire. Allez, sors tes griffes, jolie panthère. De quel crime contre toi me suisje encore rendue coupable ? » En effet, telle une panthère qui rôde autour de sa proie, Lynda s’était approchée de la table à laquelle Éva était assise. Elle tournait autour d’elle, de plus en plus proche, de plus en plus menaçante. « Tu le sais très bien, espèce de bigote hypocrite. – Eh bien ! Imagine que je ne sache pas et raconte-moi tout depuis le début. – Grosse dinde mal emplumée ! Qu’es-tu allée raconter à Wladimir ? – Maître Wladimir. – Je vais t’en donner des « maîtres », et même des kilomètres. Alors ! J’attends ! Ta réponse ! – Mais je ne sais pas, moi ! Avec le maître, nous discutons de toutes sortes de choses. C’est un homme très cultivé. » 27 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda D’un coup de pied furieux, Lynda avait projeté la table. Elle se trouvait maintenant face à sa sœur. Elle empoigna son col des deux mains et poursuivit son interrogatoire. « Au sujet de Dimitri. – Mais il s’en balance de ton Dimitri. D’ailleurs, qui est-ce, ce Dimitri ? Ta nouvelle conquête ? – Ne me prends pas pour une idiote, si je te caresse le bout du nez avec mon poing, ça va le faire saigner. » Éva avait grand-peine à cacher sa crainte devant cette furie, encore plus excitée que de coutume. « Veux-tu bien me lâcher avec ce Dimitri ? Je ne sais même pas qui il est ni d’où il sort. – Tu es allée colporter que j’étais amoureuse de Dimitri. Ne dis pas le contraire : c’est Wladimir qui l’a dit à Alexandre qui l’a répété à Natacha qui me l’a raconté. – Que tu sois amoureuse de ce Dimitri ou d’un autre, je n’en ai cure. Si seulement il pouvait t’enlever en douce et me débarrasser de toi ! – Tu ne te débarrasseras pas de moi tant que tu n’auras pas avoué et que tu ne te seras pas traînée à mes pieds pour implorer ma clémence. – L’espérance embellit tout, disait Jean-Jacques. – M’as-tu calomniée, oui ou non ? » Cria-t-elle en renforçant son oppression. « Certainement pas ! Tu es malade du cerveau. Il faut te faire soigner. – C’est toi qui iras te faire soigner quand je t’aurai refait ton maquillage à ma façon. Alors, Wladimir est un menteur ? – Évidemment non ! Il y aura un malentendu. André Fillion 28 Les Bagarres de Lynda – Tu n’as rien dit de semblable ? – Non. Attends ! Cela me revient en mémoire. Voilà ce que j’ai dit : Le Maître m’a fait une remarque concernant tes médiocres résultats. Je lui ai répondu : “ Elle est peut-être amoureuse, cela va lui passer. ’’ C’est tout ce que j’ai dit. C’était une boutade. Il n’y a pas de quoi déclencher une guerre atomique. – Sache, ma grande sœur, que je ne suis jamais amoureuse, ce sont les hommes qui tombent amoureux de moi. Dimitri, ce n’est pas moi qui l’ai cherché, c’est lui qui m’a trouvée. Et il n’est pas parvenu à la fin de ses douleurs. Quand j’étais petite fille, je cassais tous mes jouets. Et je n’ai pas changé. Dimitri, c’est mon jouet. Mon jouet, je m’en sers pour jouer, et quand j’ai assez joué, je le casse, je le jette, et je vais en prendre un autre. – N’as-tu pas honte de parler ainsi ? Tu me dégoûtes. Qu’as-tu retenu des valeurs morales qu’on t’a enseignées dès ton enfance ? » La colère montait dans le cœur d’Éva qui agitait tous ses membres pour se dégager de l’emprise de Lynda. Celle-ci s’était assise à califourchon sur les cuisses de sa sœur et la secouait avec rage. « Je me moque des valeurs morales et plus encore des valeurs chrétiennes. Quand je désire quelque chose, je me bats comme une lionne pour l’obtenir. Et malheur à toi, ma chère sœur, si tu te places entre mes désirs et moi. Je te broierai entre mes mains, je t’écraserai, je te pulvériserai, je t’anéantirai. » À force de se débattre, Éva, dont la colère et la peur avaient augmenté la force, serrant les poignets de Lynda dans ses 29 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda mains, finit par la forcer à lâcher prise et se redresser devant elle. « Je n’ai pas peur de tes menaces. Je suis ta sœur aînée, et de plus, l’héritière du trône de Syldurie. Ne l’oublie pas. Un jour, j’aurai le pouvoir de te faire exiler sur une île d’un demi-hectare, au beau milieu la mer Égée. Ah ! Tu veux me briser ! Je suis plus solide que tu l’imagines. Je t’apprendrai la politesse, je te ferai marcher au pas et danser en mesure. Je te soumettrai, tigresse, je te dompterai. – Tu me dompteras. Toi ? – Oui. Moi. » Lynda cacha soigneusement dans sa poche les bagues qu’elle portait aux doigts, se jeta sur elle et, l’agrippant à nouveau par le col, fit pleuvoir de puissantes gifles sur ses joues, puis, la poussant en arrière, la laissa s’étaler de tout son poids sur le plancher. « Personne ne me domptera jamais. Personne ! Ni toi ni personne ! Même pas quand tu seras reine ! » Éva était terrassée. Abasourdie par les coups, le corps inerte affalé à terre, le visage contre le sol, elle resta de longues minutes à sangloter. Lynda, assise les jambes croisées sur le bord de la table, contemplait son ouvrage avec une grande satisfaction. « Tu m’as fait subir ta méchanceté, dit enfin Éva au milieu des larmes, tu m’as menacée, injuriée, humiliée, tu ne m’avais encore jamais frappée. Pourquoi es-tu si cruelle ? Devrais-je te supporter toute ma vie ? Tu finiras par me tuer. Si ce n’est pas avec tes mains, tu me tueras avec tes lèvres, ou tu me feras mourir de chagrin. – Il ne fallait pas me mettre en colère. Tu l’as bien mérité. Si tu recommences, je garde mes grosses bagues. Il y a plus André Fillion 30 Les Bagarres de Lynda de bonheur à donner qu’à recevoir. Ça aussi c’est écrit dans la Bible. » Quelques lourdes minutes s’écoulèrent ainsi, puis, Lynda regardant l’horloge, remarqua que l’heure de la leçon de grec était venue. Elle répara le désordre qu’elle avait provoqué et aida sa sœur à se relever et à essuyer son visage. La porte s’ouvre. Voici maître Wladimir. Il était temps ! 31 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda André Fillion 32 Les Bagarres de Lynda Chapitre VII La leçon de grec Maître Wladimir salua les jeunes filles. Il feignit de ne pas remarquer les marques que les coups et les larmes avaient produites sur le beau visage d’Éva. Puis il s’installa à son bureau et sortit les copies corrigées de sa sacoche de cuir havane. « J’espère, dit-il, que Vos Altesses se sont conduites comme des enfants bien sages et qu’elles ont un peu révisé leur leçon en attendant mon arrivée. – Oh ! Oui ! Maître ! » répondirent-elles à l’unisson. « Très bien ! Nous allons pouvoir reprendre notre cours. » Il tendit quelques feuillets en direction d’Éva : « Je tiens particulièrement à vous féliciter, Princesse Éva. Votre thème est excellent. Toutefois, soyez attentive aux esprits et aux accents. Ces petits signes au-dessus des voyelles ont une réelle importance. Leur omission pourrait vous faire sottement perdre des points aux examens. » Puis il se tourne vers Lynda en lui rendant sa copie : « Quant à vous, Princesse Lynda, je voudrais, avec votre permission, m’entretenir avec Votre Altesse en particulier. Je suis surpris et inquiet de votre absence de progrès, je 33 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda dirais même, de votre régression. “ Etrékhété kalos, tis umas anekophen ”. – Hein ? Quoi ? Comment ? Pardon ? Pouvez répéter ? – Je cite les paroles de l’apôtre Paul : “ Vous couriez bien, qui vous a arrêtée ? ” – Je ne sais pas. Un point de côté. – Alors, je vous conseille de vous entraîner sérieusement si vous souhaitez monter un jour sur le podium. Vous avez encore beaucoup de difficultés avec les déclinaisons. Voilà qui devrait être acquis depuis longtemps. Pourquoi inversez-vous toujours le nominatif et le vocatif ? C’est pourtant très facile : Si je dis : “ Lynda est une petite peste. ” C’est le nominatif. Mais si je vous dis : “ Lynda, vous êtes une petite peste. ” C’est le vocatif. Avez-vous saisi ? – J’ai surtout saisi le compliment. – J’associe l’éveil de la conscience à l’enseignement du grec. Me promettez-vous de vous ressaisir et de travailler ? – Non. – Comment non ? – Comme ça non. – Et pourquoi non ? – Parce que non. – Et depuis quand non ? – Depuis que non ! – Le grec est pourtant une langue merveilleuse. Elle devrait vous captiver. – Eh bien moi non. André Fillion 34 Les Bagarres de Lynda – Sa Majesté votre père m’a confié l’honneur d’instruire Vos Altesses, il se fait beaucoup de soucis à cause de vous, Princesse Lynda. Il est très attristé par vos écarts et votre désobéissance. Que va-t-il dire quand je lui apprendrai qu’à présent vous refusez d’étudier ? – Il dira ce qu’il voudra. Moi, je danse la polka ! » Éva se remit à sangloter, et quitta précipitamment la pièce. « Je m’en vais. Ça me fait trop honte et ça me fait trop mal. » « Et voilà ! » s’écria Lynda en sautillant de bonheur. « Puisque les chastes oreilles de ma sœur Éva ne traînent plus dans la région, je vais vous livrer franchement le fond de ma pensée : J’en ai ma claque du kappa, du lambda, du psi et de l’oméga. Ras la casquette de l’aoriste et jusqu’aux oreilles du datif et du génitif. » « Altesse ! » dit le professeur indigné. « L’enclitique et le proclitique me rendent neurasthénique et me donnent la colique. – Altesse ! – J’ai décidé d’en finir avec ces études casserotulesques. Et d’ailleurs vous aussi, vous me cassez les rotules. » Elle prononçait ces paroles irrévérencieuses en attaquant le maître de son invincible regard. « Votre Altesse met mes nerfs et ma patience à l’épreuve, répondit Wladimir en réfrénant sa colère. Que ne suis-je plutôt professeur de politesse ! J’aurais de la matière à vous enseigner. A-t-on jamais vu une princesse se conduire de la sorte ? Cette insolence ! Ce langage de charretier ! Cette attitude de bouvier ! Mais regardez-vous donc ! Et ces 35 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda mains dans ces poches ! Est-ce que c’est correct ? Enlevezmoi vos mains de vos poches ! – Si je sors mes poings de leur étui, ce sera pour m’en servir, et vous allez en sentir les effets. – Alors là ! Votre Altesse pousse le cochonnet un peu trop loin ! – Je vous ai offusqué ? J’en suis marrie. Voyez-vous, cher Maître, vous ne m’inspirez ni crainte ni respect. Vous êtes vieux et rempli de science, moi je suis jeune et pleine de vigueur. Je pratique, l’équitation, la natation, l’escrime, le tir à l’arc, le judo, le kung-fu et le karaté. J’ai une immense envie de vous casser la figure, mais ce serait vraiment trop facile. Il m’en faudrait quatre-vingt-dix comme vous rien que pour m’échauffer. Je commence par un solide coup de poing dans votre gros estomac bourré de savoir. Vous voilà plié en deux, vous ne pouvez plus respirer. J’en profite pour vous démolir les mandibules à coups de genou. Pendant que vous rampez par terre à ramasser vos dents, je vous termine avec un bon atémi dans les cervicales, et pour signer mon chef-d’œuvre, je vous plante un talon bien pointu dans la colonne vertébrale. Cela vous convient-il, comme programme ? » Pour la première fois, maître Wladimir perdait son sangfroid, face aux provocations de Lynda. « J’ai de sérieuses lacunes en bastonadologie, dit-il d’une voix tremblante d’émotion. Mon jugement importe peu. Ce qui importe, c’est ce que Sa Majesté votre père dira de votre attitude inadmissible et inqualifiable. » Ne pouvant plus contenir sa fureur, il se précipita audehors. André Fillion 36 Les Bagarres de Lynda « Très bien ! Va cafter à papa, il me donnera la fessée ! » lui cria-t-elle en projetant contre la porte la sacoche que, dans la fougue, il avait oubliée. Un sentiment de victoire envahissait Lynda, le sentiment d’avoir enfin pourfendu celui qu’elle haïssait sans véritables raisons. Elle aurait sans doute préféré le briser physiquement, mais elle l’avait brisé avec des mots, et certains mots, sortant de sa bouche, sont aussi tranchants que des poignards et aussi contondants que des masses d’armes. « Excellente journée ! » pensait-elle en se frottant les mains. « J’en ai démoli deux dans la même demi-heure : ma sainte nitouche de sœur et ce vieux prétentieux de Wladimir. » Puis, après la satisfaction, vient la méditation : « Tout le monde me hait dans cette maison, et je le leur rends bien. Il faut avouer que je ne fais pas non plus beaucoup d’efforts pour être aimée. On me demande pourquoi je suis si méchante : c’est dans ma nature. J’aime faire souffrir. J’aime faire pleurer ma sœur. J’aime mettre Wladimir en colère. J’aime torturer les animaux. J’aime apprendre des gros mots au mainate. J’aime faire tourner mon vieux père en bourrique. Ce n’est pas ma faute, je m’ennuie tant dans ce palais. Je le déteste. Je déteste ce royaume, ses traditions millénaires, cette galerie des rois de Syldurie, ces vieilles armures à tous les coins du palais qui me donnent des cauchemars, ces gardes royaux qui portent le même uniforme depuis Sigismond Premier. » Après la méditation, la rêverie : « Si seulement je pouvais m’évader, loin de cette monarchie moyenâgeuse, loin de ces courtisans hypocrites, loin des leçons de morale de papa, loin des études bibliques en 37 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda famille ! Ah ! Partir ! Partir loin ! Très loin ! Quel avenir y at-il pour moi dans ce terrier à lapin ? Pour Éva, ce n’est pas compliqué : elle deviendra reine, elle épousera un prince, elle lui fera de petit princeaux et de petites princelles dont l’aîné deviendra roi, et ainsi va la vie. » Après la rêverie, la désillusion : « Mais moi, je ne le trouverai jamais, le prince charmant. Je suis pourtant une jolie fille, mais dans tout le royaume, on m’appelle “ la petite peste ”. Même s’il vient, le beau prince, quand je lui aurai bien cassé les rotules, il s’en ira. Même qu’il risque de passer le mur du son avec son cheval blanc. » Après la désillusion, la décision : « Je ne veux plus rester ici. Il faut partir, le plus loin possible de la Syldurie. N’importe où. À New York, ou à Paris. Oh ! Oui ! Paris ! La tour Eifel, les Champs-Élysées, la Tour d’Argent, l’hôtel Georges Vé. Ça c’est la vie ! C’est décidé, j’enfourche ma Harley et je fonce sur Paris. Et je cloue sur place cette bande de lourdauds. » Après la décision, l’échafaudage de plans : « Avec quel argent ? Ah ! Oui ! C’est un détail important. Je n’ai pas d’argent. Mon père en a, mais moi je n’en ai pas. Je vais le lui voler. Non, ça ce n’est pas bien. Il va m’en donner. Ça c’est mieux. Évidemment, ce n’est peut-être pas le jour. En ce moment il doit fulminer comme un dragon. C’est égal, je sais comment le manipuler. Un de mes numéros de charme dont j’ai le secret, et je te le retourne comme une crêpe, le papounet. Il me donnera tout l’argent que je veux. » Mais un bruit de pas dans le couloir tira la jeune fille de ses réflexions. Wladimir n’avait pas tardé à informer le Roi de sa dernière incartade. À la vivacité de sa démarche, elle André Fillion 38 Les Bagarres de Lynda comprenait bien que son père n’allait pas la traiter à la légère. « Je l’entends qui arrive avec ses gros sabots. Quand on parle du dragon ! C’est l’heure de la fessée. » 39 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda André Fillion 40 Les Bagarres de Lynda Chapitre VIII La rupture Fermement décidé à ne pas se laisser séduire, ce qui lui arrivait si souvent, Waldemar donnait au ton de sa voix le plus d’autorité qu’il lui était donné d’en prendre. « Lynda, qu’ai-je encore appris sur ton compte ? Non contente de molester ta sœur aînée, tu refuses d’étudier, tu manques de respect à ton précepteur, et pour comble d’insolence, tu profères contre lui des menaces. Quelles excuses vas-tu me trouver cette fois ? – Je ne sais pas, moi. J’avais besoin de casser quelqu’un pour me défouler, répondit-elle avec un sourire effronté. – C’est tout ce que tu trouves à dire ? – Non, je peux encore en ajouter. Éva m’énerve du matin jusqu’au soir, elle me traite comme une petite fille : « C’est à cette heure-ci que tu rentres ? Où est-ce que tu es allée traîner ? Et qu’est-ce que c’est que cette tenue ? » – Elle a raison : qu’est-ce que c’est que cette tenue ? On ne paraît pas à la cour de Syldurie vêtue comme une beatnik. Ce n’est pas convenable. Va te changer tout de suite. Non. Reste ici. Je veux entendre tes explications d’abord. 41 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda – Pour ma sœur, je te l’ai déjà dit : elle m’agace, elle m’énerve, elle m’horripile, elle m’exacerbe le tempérament. C’est une petite grue, une sainte nitouche, une grenouille de bénitier, une dinde, une oie, une mijaurée, une cafteuse, une hypocrite, une grosse saucisse, une andouille, une cruche, une gourde. Et puis, ce ne sont pas trois gifles qui vont la tuer. – Tu lui en as donné une bonne douzaine. – Vingt sur vingt en arithmétique ! Même quand je la cogne, elle compte les coups. L’écolière modèle ! – Ça suffit ! Je vais perdre patience. Et pour ce qui concerne Wladimir ? – Wladimir ! C’est un vieux croulant, un vieux fossile, un vieux schnock… – Fais-moi grâce des titres de noblesse ! Maître Wladimir est très mécontent de ton travail et de ta conduite. Il dit que tu es une fille perdue et que c’est le fruit de la mauvaise éducation que je t’ai donnée. Quelle humiliation pour ton vieux père ! – Si tu m’avais éduquée autrement, je serais tout de même une fille perdue. Tu n’as pas à te sentir coupable. – Est-il vrai que tu lui as manqué de respect ? – Je l’ai juste un petit peu secoué. Cela ne peut lui être que bénéfique. Il ne bouge pas assez. Il s’encroûte. – Est-il vrai que tu l’as agressé et que tu l’as menacé physiquement ? – Oh ! Non ! Je ne l’ai pas menacé, encore moins agressé. Comprends-tu ? J’ai tellement envie de lui servir une tourlousine à ma façon que j’en rêve la nuit. Parfois même André Fillion 42 Les Bagarres de Lynda j’en rêve le jour et je parle en dormant. Alors, il m’a entendue parler au moment où je rêvais que je lui administrais la correction de sa vie. C’était une déculottée virtuelle. Il n’empêche que cela m’a bien amusée. – Tes écarts de conduite n’amusent que toi. Tu mérites une sévère punition. – Je ne recommencerai plus. – Promesse d’ivrognesse. Tu me l’as déjà dit sept cent mille fois. – C’est promis pour de bon. – Je l’espère bien. Tu es allée trop loin dans ta rébellion. – Je regrette. – Cette fois-ci, je ne te céderai pas. – Pardon, père. – Tu m’as poussé à bout. – Je suis navrée. – Tu nous presses tous comme des pamplemousses. – Je suis confuse. – Tu n’échapperas pas à la correction. – Je me repens. – Je vais te dresser. – Père ! – Je vais te mater. – Papa ! – Je vais te frotter les côtes. 43 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda – Mon petit papa ! – Je vais t’apprendre le respect. – Mon petit papounet ! – Je vais te briser. » Lynda enroula ses bras autour du cou de son père, puis plaça sa tête contre son épaule. « Mon petit papa chéri ! » « Petite rouée ! » pensa Waldemar, « elle va encore me faire fondre comme une livre de beurre. » Puis, répondant à sa fille, s’efforçant de garder un ton autoritaire : « Il n’y a pas de petit papa chéri qui tienne. Je suis très mécontent. – Mon pauvre petit papa ! Je t’ai fait de la peine, une fois de plus et je le regrette sincèrement. J’irai présenter des excuses à Maître Wladimir, je t’en fais la promesse. Et puis j’irai demander pardon à Éva, et je lui demanderai de me rendre la douzaine de baffes que je lui ai collées. S’il te plaît, papa, ne me punis pas cette fois-ci. Je sais que tu es un père juste et bon, que tu donnerais ton royaume et ta vie pour tes filles. Et moi je te rends mal ton amour : je réponds par la méchanceté. Ce n’est pas vraiment ma faute : c’est la vieille nature qui est en moi. Mon cœur n’est pas régénéré. Un jour, tu verras, je vais changer, et je deviendrai la gentille petite fille que tu voulais. » Telle un petit enfant, Lynda s’était blottie contre son père. Son regard, si souvent chargé de haine et de cruauté, brillait maintenant d’une lueur de tendresse et de supplication. André Fillion 44 Les Bagarres de Lynda « Cette fois encore, tu as vaincu ma colère. Je te pardonne. – Oh ! Merci, Père ! Je savais que tu le ferais. Tu me pardonnes toujours tout. Tu es vraiment un père adorable. Je t’aime, papa, tu sais, je t’aime vraiment très fort. – Quand tu te frottes comme ça contre moi, c’est que tu as une faveur à me demander. Inutile de louvoyer. Dis-moi ce qui te ferait plaisir. – Tu sais », dit-elle d’une voix tendre, « tout en continuant de le caresser, je n’ai plus envie d’étudier. C’est pour cela que je me suis fâchée contre Maître Wladimir. Je ne serai jamais une helléniste. Pourquoi vouloir persévérer à pratiquer une discipline pour laquelle je n’ai reçu aucun don, alors que je pourrais mettre en valeur mon don naturel ? – Et qu’aimerais-tu faire ? – Du cinéma, je veux devenir actrice. C’est le rêve de ma vie et je veux commencer maintenant. Je suis jeune, dans dix ans, il sera trop tard. » D’où lui était venu le désir de plonger dans la piscine du septième art ? C’est bien la première fois qu’elle en parlait. On dit que la jeunesse est souvent versatile. Ou bien avaitelle nourri ce choix dans son cœur et l’avait-elle laissé mûrir jusqu’à maintenant. Ou peut-être encore imaginait-elle qu’un physique agréable était une garantie de réussite. Toujours est-il que le Roi s’en trouvait aussi surpris que nous. « Du cinéma ? Quelle étrange idée ! A-t-on déjà vu une princesse devenir actrice ? – À Monaco, et aussi en France. 45 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda – C’est là que tu fais erreur, en France et à Monaco, ce sont des actrices qui sont devenues princesses. Mais si c’est ce que tu veux, je connais à Arklow un très bon professeur d’art dramatique. – Oh ! Non ! Papa ! S’il te plaît ! Pas un nouveau Wladimir, j’ai eu ma dose. Ce que je veux c’est partir loin d’ici. Je veux aller à Paris, la Ville lumière. Une carrière radieuse m’attend là-bas. Je le sais, je dois partir. – À Paris ? Es-tu bien sûre ? La vie n’est pas si facile dans les grandes villes. – La vie est difficile quand on n’a pas d’argent. Il m’en faudrait un petit peu... un peu... un grand peu… beaucoup, quoi… – Je peux t’avancer dix mille couronnes. Tu me les rendras quand tu pourras. Cela te convient-il ? – Non, Père, cela ne me convient pas. – Comment ? » Lynda avait brusquement cessé d’étreindre son père. « Décidément, tu ne m’as pas comprise. C’est normal, tu ne me comprends jamais. Tu ne comprends jamais rien. Je ne m’en vais pas visiter le Musée du Louvre. Je m’en vais, je te quitte, je pars : P.A.R.S. Je ne remettrai plus jamais les sandales dans ce palais délabré. Tu m’entends ? J’en ai assez ! Assez de tes leçons de morale ! Assez de me faire belle le dimanche pour t’accompagner à la cathédrale ! Assez de cette monarchie poussiéreuse ! Assez des courbettes et des révérences, des “ Votre Altesse ” par-ci et “ Votre Altesse ” par-là ! Assez de l’extinction des feux à dix heures du soir. Moi, je veux vivre ! Je veux aller danser autre chose que la valse et le menuet. Je veux aller dans les André Fillion 46 Les Bagarres de Lynda grands restaurants, je veux boire du champagne, et même du whisky. J’en suis saturée de tes bondieuseries ; tout ce que ta vieille foi chrétienne nous interdit, je veux m’en remplir jusqu’à satiété. Alors, je veux de l’argent pour vivre ma vie. Et de l’argent tu en as et tu ne sais pas quoi en faire. – Arrête ! Arrête ! Tais-toi ! Tu me fais trop mal. Enfoncemoi une épée au travers du corps, cela me fera moins souffrir. » Waldemar sentit ses jambes l’abandonner. Son cœur battait dans sa poitrine comme un marteau de forgeron. Il s’affaissa sur une chaise, resta prostré, tenant la tête dans ses mains, comme pour cacher son désespoir. Sa fille venait de l’assassiner de la façon la plus impitoyable et la plus sournoise. Tandis qu’une main le couvrait de caresses et que ses yeux lui manifestaient de l’amour, l’autre main serrait le couteau qu’elle lui plongea dans les entrailles. Puis il redressa enfin son visage crispé par la douleur. « Laisse-moi reprendre mes esprits. Bon, combien veux-tu ? – J’ai fait un calcul approximatif : sachant qu’un jour tu vas rejoindre “ ta patrie céleste ”, comme tu le dis si bien, que ta chère fille Éva va recevoir le royaume en héritage, et que moi, qui ne suis pas appelée à régner, – sauf s’il arrivait un malheur à ma grande sœur – je recevrai de grands biens en compensation, dont la valeur devrait s’estimer à environs deux milliards de couronnes syldures, il me paraît inutile d’attendre un hypothétique héritage : donne-les-moi maintenant ! – Tu n’es pas douée pour le grec, mais tu te rattrapes sur le calcul ! Deux milliards ! Tu me tranches la gorge. – Fermes et non négociables. » 47 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda Le cours de la couronne syldure n’est pas très élevé, mais tout de même ! Deux milliards ! Comme elle y allait ! « Deux milliards ! C’est donc le prix à payer pour te perdre ? As-tu bien réfléchi ? C’est là ton choix ? – Oui, Père – Viens, suis-moi. » Tel un galérien entravé dans les chaînes, Waldemar, marchant à pas lents et le dos voûté, conduisit sa fille dans son bureau. Il sortit d’un tiroir un feuillet à en-tête de la couronne. Il écrivit quelques mots, puis le cacheta à la cire. « Incroyable, pensait Lynda, il a signé ! Quel drôle de roi que ce roi-là ! Mon père est vraiment un homme sans volonté ! » « Voilà ! lui dit le Roi, présente-toi munie de ce document au trésorier royal. Il te remettra la somme que tu désires. » Lynda lui arrache pratiquement des mains le précieux manuscrit. « Enfin la liberté ! » Elle sortit de la pièce en courant. « Pas un merci, pas un adieu, » soupira le Roi, « cela pourrait érafler ton orgueil. » Il resta longtemps seul, désemparé. André Fillion 48 Les Bagarres de Lynda Chapitre IX Elvire Dès le lendemain matin, Lynda, munie de la lettre royale, se précipita chez le trésorier. Celui-ci fronça les sourcils à la vue de la somme considérable, mais après tout, la signature et le cachet du Roi étaient bien présents. C’était son affaire. L’argent lui fut remis en liquide, elle l’échangea prudemment contre des chèques de voyage. Elle s’encombra de peu de bagages : quelques effets et provisions dans un sac, sa guitare sur le dos, son argent dans sa poche, son casque sur la tête. Pour le reste, elle achèterait sur place, au fil des besoins. Bien entendu, elle ne négligea pas de rayer sur son calepin le nom de Dimitri, qui échappa à la noyade, comme les autres. Elle partit sans dire au revoir à personne. Chevauchant sa motocyclette, elle quitta le palais, puis la ville, à grand bruit, bien décidée à ne plus jamais revenir. Elle voyagea loin sans ménager sa monture : une première étape à Belgrade, une seconde à Munich, enfin, elle arriva le troisième soir exténuée à Paris. Notre héroïne, si j’ose dire, passa la nuit à l’Hôtel Formule 1 de la porte de Montreuil et se leva tard. 49 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda Équipée d’un plan de Paris et d’un guide Michelin, Lynda trouva sans difficulté le prestigieux Hôtel dont elle rêvait. Quand le réceptionniste la vit garer son engin à deux roues tout près de l’entrée et pénétrer dans l’établissement, toujours enveloppée de fer et de cuir, et le visage caché par son casque, il plaça discrètement le doigt sur le bouton rouge, sous le comptoir. Puis, la voyant s’approcher vers lui, il constata avec soulagement qu’elle n’était pas armée et, retrouvant sa tranquillité, lui expliqua poliment qu’elle s’était vraisemblablement trompée d’adresse et que les tarifs pratiqués ici devaient être au-dessus de ses capacités. « Ça dépend, répondit-elle avec aplomb, quels sont-ils, vos tarifs ? – À partir de 780 euros la nuit, pour les chambres les plus modestes. – En effet ! Une chambre à ce prix-là, c’est pour un public modeste. – Petit déjeuner compris. – Mais, supposons que je souhaite quelque chose d’un peu plus confortable. – Nous avons de quoi vous satisfaire pour 970 euros. – C’est déjà mieux, mais j’aimerais avoir une suite vraiment luxueuse, cela conviendrait mieux à une personne de mon rang. » L’employé regarda la jeune fille, de plus en plus étonné. « Si vous recherchez le meilleur, je vous conseille sans hésiter notre suite impériale. 127 m², deux chambres avec lits royaux, salle de bain toute en marbre, vue imprenable sur la tour Eifel, les Invalides et l’opéra Garnier. Son prix André Fillion 50 Les Bagarres de Lynda aussi est impérial, mais je suppose que ce n’est pas cela qui vous effraie. – Non, ça ne m’effraie pas. – Alors allons la visiter, s’il vous plaît, mais je vous préviens, on paye d’avance, carte bleue ou liquide. – On dirait que je ne vous inspire pas confiance, mon ami, répondit-elle, indignée. Ne vous fiez pas à mon allure vestimentaire. Si vous saviez qui je suis, vous me baiseriez les mains sans tarder. » « Décidément, cette fille est à moitié givrée, » se dit l’homme en la conduisant vers l’ascenseur. Lynda passa une nuit merveilleuse dans son grand lit à rideaux. Même dans son palais d’Arklow, elle n’avait pas une suite aussi luxueuse pour elle toute seule. Étalée paresseusement dans ses draps parfumés, elle ne pensait qu’à son bonheur. « Enfin libre ! Me voilà riche ! Enfin je suis une vraie princesse et je vais vivre comme une reine, sans devoir de compte à personne. Vivre enfin, sans mon bigot de père, sans mon hypocrite de sœur, et sans ce pédant de Wladimir ! Voilà Paris ! La plus belle ville du monde est à mes pieds, il ne me reste plus qu’à la conquérir. » Le lendemain, elle alla se promener sur les Champs-Élysées tout proches, s’arrêtant à toutes les boutiques pour y faire provisions de robes, ceintures, chaussures et chapeaux. Elle dépensa aussi des sommes vertigineuses chez les bijoutiers, afin de passer plus facilement inaperçue dans sa nouvelle résidence. Finalement, elle acheta aussi une Porsche qu’elle paya comptant et en liquide, sous l’œil ébloui du vendeur. Elle 51 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda conserva néanmoins sa Harley qui faisait partie, comme le reste, de son arsenal de séduction. Elle ne s’ennuyait guère, sortant la nuit, dormant le jour. Elle fréquentait les plus grands restaurants et les cercles les plus fermés. Une seule chose lui manquait pourtant : elle aurait bien aimé trouver une amie parisienne avec qui partager ces moments de plaisir. Cette lacune se trouva bientôt comblée : Il lui arrivait, par fantaisie, de délaisser le Paris mondain pour visiter, discrètement, les bistrots et petits bals des quartiers plus sensibles. De même que les dieux antiques descendaient de temps en temps sur la terre pour taquiner les humains, elle aimait rencontrer de la populace et la toiser du haut de son mépris. Justement, ce samedi soir, il lui a pris l’idée d’aller guincher dans une cité, ô combien difficile, de la banlieue nord-est. Elle avait déjà épongé plusieurs bières quand elle vit, à l’autre bout du comptoir, deux gars quelque peu éméchés, importunant une jeune fille qui n’avait visiblement pas désiré leur compagnie. « À la bonne heure ! se dit-elle en serrant ses poings dans ses poches, je vais enfin m’amuser ! » Elle s’approcha du groupe, menaça les garçons de la voix et du regard, mais ceux-ci lui lâchèrent un « Wo kesta toa kônass ? ». Ce n’était pas une chose à lui dire. Elle dégaina ses poings et les arrosa d’une pluie de coups qui les fit rouler à terre. Brusquement réveillées, les bandes rivales d’Aulnay-sousBois se jetèrent l’une contre l’autre dans un fracas de André Fillion 52 Les Bagarres de Lynda violence. Lynda avait réussi à provoquer une bagarre générale. Elle serait bien restée pour cogner encore un peu, mais elle jugea plus prudent de prendre la jeune fille par le bras et la mener dehors. Elle la fit asseoir sur sa motocyclette et la conduisit dans un endroit un peu plus calme où elle lui offrit une boisson bien frappée, pour rompre la glace. Lynda fit ainsi la connaissance de sa nouvelle amie. Elle apprit qu’elle s’appelait Elvire Saccuti, et qu’elle était caissière au « Mutant », à Drancy. Comme il était tard, Lynda invita Elvire à passer chez elle boire une coupe de champagne. Lynda avait largement dépassé le 0,5 gramme d’alcool par litre de sang, ce qui ne l’empêcha pas de piloter sa moto comme une voiture de formule un, se faufilant dans la circulation, faisant même un peu de ouillingue pour épater sa protégée qui s’accrochait à son blouson avec angoisse et fut ravie d’arriver vivante à destination. « C’est ici que tu habites ? – Oui, cela t’étonne ? » Après ces aventures dignes des « Mystères de Paris », les deux filles partagèrent ensemble un très bon champagne, puis allèrent se coucher. Pour la première fois de sa vie, Elvire dormait dans un lit impérial, et y rêva qu’elle était devenue impératrice. Le lendemain, après le petit-déjeuner, impérial lui aussi, elles décidèrent de se séparer. « Je te reconduis chez toi. – Sur ta moto ? J’ai trop peur. Je préfère prendre le métro. 53 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda – Le métro ? C’est pour le peuple. Je te laisse les clés de la Porsche. Tu me la rendras ce soir. Je t’invite au Fouquet’s. » Elvire s’éloigna en vrombissant. Lynda se sentait brusquement envahie d’inquiétude : quelle idée de prêter à une inconnue une voiture de 300 000 euros ! Et si elle ne revenait pas ? Bon ! Finalement, ce n’est pas si grave. L’assurance la lui rembourserait et elle en achèterait une autre. Elvire ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Elle qui allait travailler à cyclomoteur, tenait dans ses mains le volant d’un bolide que son patron lui-même n’avait pas les moyens de s’offrir. Elle n’osait imaginer la figure de ses amis du « neuf-trois », la voyant dompter cette superbe décapotable. Elle pensait que parmi ses amis, il s’en trouvait un, justement, qui pouvait, dans son petit garage, la maquiller un peu pour la faire disparaître à l’étranger à grand bénéfice. Finalement, il devait y avoir un meilleur parti à tirer de la situation. D’abord, elle n’osait pas même imaginer la poêlée de châtaignes que lui servirait la propriétaire, si elle retrouvait sa voleuse. D’autre part, elle n’avait pas prévu qu’une fille menant un train de vie de milliardaire la prendrait sous son aile. Elle comprit qu’elle pouvait en tirer profit à plus long terme. Elle passa donc tout son dimanche à vadrouiller dans la cité, écoutant du rap à plein volume, klaxonnant aux fenêtres de ses amis, invitant les plus appréciés à voyager à ses côtés. Le soir venu, elle retourna à l’Hôtel Georges V, jeta les clés dans la main du larbin de service en se donnant des airs de André Fillion 54 Les Bagarres de Lynda laidie, puis monta dans la suite impériale. Lynda l’y attendait. « Tu ne vas pas te pointer au Fouquet’s attifée de la sorte ! Ils ne vont pas te laisser entrer. Attends un peu, je t’emmène chez Lagerfeld. Rassure-toi, c’est moi qui paie ». Au Fouquet’s, Elvire, dont l’univers gastronomique se limitait à Mac Donald et à Pizza Hut s’est comportée comme un tricératops dans un magasin de porcelaine. Lynda considérait ses bévues avec indulgence. Pourvu qu’elles aient passé un bon moment ensemble. De retour à l’hôtel, elles échangèrent leurs impressions. Elvire était enchantée. « Tu as mangé dans le restaurant préféré du Président, la prochaine fois, je t’invite à la Tour d’Argent. C’était, dit-on le préféré d’Henri IV. – Y sert-on la poule au pot ? – Sans doute. – C’est tout de même extraordinaire. Tu es une étrangère, tu débarques de Slovénie... – Syldurie. – Oui, pardon. Tu débarques de Syldurie et c’est toi qui me dévoiles ce que Paris a de plus merveilleux. Grands restaurants, grands hôtels, grands couturiers, grands magasins. Tout ce luxe ! Et dire que j’ignorais tout cela ! Avant de te connaître, je n’étais qu’une petite Parisienne ordinaire. 55 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda – Et maintenant tu fais partie du Paris mondain. – Tu as totalement transformé ma vie. Tu es ma meilleure amie. Je t’aime de tout mon cœur. – Moi aussi, Elvire, je t’aime très fort. » Elles parlèrent des heures durant de cette merveilleuse soirée. Puis elles conclurent avec un dernier champagne. « Celui-ci vient directement de chez Faujeton. – Faux jeton ? Ah oui ! Tu veux dire Fauchon. J’en vends du moins cher au Mutant. – Je préfère ne pas te dire le prix. Tu en mourrais de jalousie. – Tu ne regardes pas à la dépense pour satisfaire ta meilleure amie. – Tu le mérites bien. » Lynda prit machinalement le courrier de samedi. Il se trouvait une enveloppe qu’elle avait oublié d’ouvrir. « Une lettre d’amour, évidemment, dit Elvire avec malice. – Non, une facture. – Ma pauvre chérie ! – Ne te fais pas de souci pour moi. J’adore recevoir des factures, et plus encore les payer. Celle-ci est de Fauchon, justement. » « Génial ! Écoute-moi ça ! Accroche ta ceinture et cramponne-toi au fauteuil : “Caviar iranien Rajfanjani, une boîte de 350 grammes : 8350 euros, toutes taxes comprises.” Tu t’imagines ? “Port et emballage : 3,90 euros.” André Fillion 56 Les Bagarres de Lynda – On dirait que ça te fait plaisir. – Mais ça me fait bondir de joie. Plus de 8000 euros. Imagine un peu le prix au kilo. – Moi ça me ferait peur. – Mais du caviar à 8000 euros ! Sais-tu avec quoi on réveillonne à la cour de Syldurie, depuis que papa a pondu ses réformes budgétaires ? – Avec des œufs de lumps. Et moi, princesse syldure déchue et déshéritée, je fais la fête avec du caviar à 8000 euros. – Et comment vas-tu la payer, cette facture ? Ta banque t’accorde un crédit ? – Ridicule ! Passe-moi mon sac. » Elle remplit un chèque. « Et voilà ! J’ai fait mes provisions et mon chèque n’est pas sans provisions. – 8000 euros ! 350 grammes ! – Je suis devenue quelqu’un de très important. Comme disent les Américains : une vieille pie. » Elvire préférait de loin sa vie parisienne à sa vie de banlieue, elle oubliait souvent l’heure du réveil. En raison de son absentéisme et de ses retards répétés, elle se fit bientôt virer du Mutant. Belle occasion pour elle d’occuper à titre permanent la deuxième chambre de la suite impériale. 57 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda André Fillion 58 Les Bagarres de Lynda Chapitre X Cinéaste et financier La passion de Lynda pour le cinéma, aussi spontanée qu’elle lui soit venue, ne l’avait pas quittée. Au contraire, elle avait pris corps dans sa pensée. Mais elle prit vite conscience de la difficulté : vers qui se tourner dans cette ville immense pour trouver une personne capable de l’aider ? La chance pourtant lui fit un présent lorsqu’un jour, elle trouva dans le restaurant deux hommes qui discutaient du sujet en connaisseurs. Elle leur demanda fort poliment la permission de se joindre à eux et apporta à la discussion une participation enflammée qui ne manqua pas d’éblouir ses interlocuteurs. L’un d’eux, pour son bonheur, était justement Gino Lalabrigido, le célèbre producteur. « C’est la providence qui vous envoie. Le tournage de mon nouveau film commence cette semaine, et la vedette qui devait jouer le rôle de Jessica m’a lâché sur un caprice de star, mais à vous voir et à vous entendre, vous ferez aussi bien qu’elle, sinon mieux. » 59 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda Lynda était émerveillée, vous le pensez bien ! Le grand Gino Lalabrigido, en personne, irait la voir demain, dans sa suite. Il lui remit une copie du scénario et lui promit de venir lui apporter un contrat. Elvire, elle aussi fut enthousiasmée quand elle apprit la nouvelle. Elles ne sortirent pas faire la fête ce soir-là. Lynda tenait à ce que Gino la trouve en pleine forme et dans toute sa beauté. Le lendemain, Gino se présenta à l’heure prévue devant sa porte. « Bonjour, Monsieur Lalabrigido. – Bonjour, Mademoiselle Soucha… Souchi… Chacha… – Vous pouvez m’appeler Lynda, ce sera beaucoup plus simple. – Vous avez raison. Dans ce cas, appelez-moi Gino, ce sera plus convivial. » Ils entrèrent rapidement dans le vif du sujet : « Avez-vous lu mon scénario ? – Oui, plusieurs fois, et je suis bien surprise. Je m’attendais à me voir confier un rôle de débutante, alors que cette Jessica est le premier personnage de l’histoire. Son rôle me conviendrait à merveille. Il colle prodigieusement à ma sensibilité. – Dois-je en conclure que vous acceptez mon offre ? – Oui. Sans aucune réserve. – J’en étais sûr. Vous vous envolez vers la gloire et me tirez d’embarras. » André Fillion 60 Les Bagarres de Lynda Gino sortit de sa poche le contrat qu’elle signa en double exemplaire sans poser la moindre question. Ils scellèrent leur marché en sabrant une bouteille de champagne, de chez Fauchon comme il se doit. Puis ils se séparèrent. « Elvire ! » cria-t-elle en sautant de joie. « C’est gagné ! J’ai mon contrat ! Finissons vite ce Champagne avant qu’il s’évente ! » Une fois l’euphorie dissipée, Lynda s’installa et se mit à lire attentivement le document qu’elle venait de signer. Son visage rayonnait de joie, assombri parfois par un froncement de sourcils. « Quelque chose ne va pas ? – Juste un petit détail : “ Article 7, alinéa B : Mademoiselle Lynda Soussaschnick-Sassouschnikof devra participer à hauteur de 20 % des frais de réalisation du film, part estimée à 400 000 euros ”. – Diable ! Cela nous fait une belle provision de caviar ! – Ce n’est pas cher quand on possède ma fortune. Attends ! Écoute la suite : “ Alinéa C : Mademoiselle Lynda SoussaschnickSassouschnikof devra apporter en dépôt de garantie un bien mobilier ou immobilier d’une valeur de 300 000 euros. Au cas où les bénéfices ne couvriraient pas les dépenses, ce bien serait saisi par Maître Haubouleau-d’Audault, huissier de justice à Paris, et revendu au profit de Gino-Lalabrigido-Productions. ” » Le teint de Lynda avait blanchi. Elle comprenait soudain qu’elle venait de mettre sa Porsche en loterie. Gino Lalabrigido est un filou. « Tu ne dois pas t’inquiéter, répondit Elvire, voyant le trouble de son amie. Lalabrigido est le meilleur producteur français. Son jugement est sûr. S’il t’a engagée, c’est qu’il est 61 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda certain que tu mérites sa confiance et qu’il ne court aucun risque financier. » Le tournage dura un peu plus d’un mois. Cinq semaines pendant lesquelles Lynda, oubliant les soirées mondaines, travaillait de toute sa force, de tout son courage, et de toute sa passion, sous l’autorité de Gino qui, souvent, la faisait quitter le plateau en pleurs. Mais ce travail épuisant trouva sa récompense puisqu’elle reçut, quelques jours avant la sortie en salle, une visite de son patron et néanmoins ami. « Tout d’abord, je tiens vraiment à vous féliciter, Lynda, vous avez été merveilleuse dans le rôle de Jessica. Le public va vous aduler et je vous promets une carrière fulgurante dans le septième art. Nous avons réalisé des études de marché. Les instituts sont unanimes. Nous allons battre le record de « Titanic ». Nous allons, vous et moi, gagner un bon paquet d’argent avec ce film. Attendons-nous à plusieurs millions d’euros de bénéfice. – Vous savez, Gino, l’argent n’a pas beaucoup d’intérêt pour moi. C’est pour l’amour de l’art que je tourne. – Moi aussi, ma chère Lynda, bien entendu, mais comme chantait Gilbert Bécaud : “ L’argent, l’argent, tout s’achète et tout se vend ”. Même l’art et même le génie. C’est triste, mais que pouvons-nous y changer ? Notre siècle est ainsi fait. – Bien sûr ! Il faut envisager la chose avec philosophie. – Vous avez raison, et puisque nous en sommes rendus aux questions bassement matérielles, je prends la liberté de vous rappeler les termes du contrat que nous avons signé ensemble. Il est convenu à l’article 7 alinéa B que vous André Fillion 62 Les Bagarres de Lynda devez participer à vingt pour cent des frais de réalisation du film. – Mais parfaitement ! Je me souviens très bien de cet article. – C’est la raison pour laquelle je vous serais reconnaissant de bien vouloir me verser la somme de 400 000 euros. – 400 000 euros, cela me convient. – Cette somme peut vous paraître lourde, mais soyez sans crainte, les places vendues vont rééquilibrer très largement cette dépense. Au cas où vous seriez un peu gênée, nous pouvons nous arranger. Donnez-moi 100 000 euros maintenant, et le solde le mois prochain. – Je ne suis jamais gênée, cher ami. Voici mon carnet de chèques. Nous disions 400 000. À l’ordre de... ? – “ GL Productions ”. – “ GL Productions ”. Voilà ! Signé : Lynda, avec un Y. – Je vous remercie, Lynda. Je ne vais pas vous ennuyer plus longtemps. Je vous laisse vous reposer, vous l’avez bien mérité. Lisez bien les journaux, on va beaucoup parler de nous. » Ce soir-là, nos deux amies rattrapèrent de longues semaines de sagesse et sortirent en un lieu de divertissement pour ne rentrer à l’hôtel qu’à l’aube. La notoriété promise et la fortune de la jeune aventurière avaient attiré l’attention d’un autre habitué de l’hôtel. Stéphano de Monaqui, célèbre banquier et jongleur en bourse, sollicita une rencontre pour lui proposer ses services. Ils se fixèrent un rendez-vous le lendemain de cette folle nuit, heureusement en fin de matinée. 63 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda « Bonjour, Mademoiselle Chachachi… – Appelez-moi Lynda. C’est plus simple. – Je vous remercie, vous pouvez m’appeler Stef. Cela facilitera les relations. – Excusez mon visage fatigué. J’ai travaillé toute la nuit. J’ai très peu dormi. – Je ne m’en suis pas aperçu. Vous êtes toujours très belle. – Je vous remercie. – Ainsi que nous étions convenus, je souhaitais vous rencontrer pour vous parler d’un placement financier extrêmement intéressant pour vous. Vous lisez “ Le Nouvel Économiste ”, je suppose. – Non. – Vous écoutez “ Radio Classique ” ? – En effet ! J’aime beaucoup les musiques de film. – Alors, vous devez tout savoir. – Pour tout avouer, je ne connais rien à l’économie. Pour moi, c’est du grec. – Ce n’est pas grave. Je vais essayer de vous expliquer tout cela simplement, dans un langage profane. Vous avez entendu parler du groupe Péchinavey, bien entendu. – Non. – Vous avez vraiment de graves lacunes. En résumé, le groupe Péchinavey vient d’acheter le groupe SaintGaudouche. C’est un événement d’une importance capitale. Évidemment, les actions Péchinavey vont monter comme des fusées. Achetez du Péchinavey maintenant et, je vous le André Fillion 64 Les Bagarres de Lynda garantis sur mes trente ans d’expérience au service de la finance, dans deux mois, votre capital aura doublé, et dans un an, il aura décuplé. Et c’est à ce moment que vous vendrez, parce que les cours vont commencer à se stabiliser, puis à baisser progressivement. Mais je serai là pour vous guider dans vos démarches. – Mais c’est une affaire ! Gagner tant d’argent sans effort ! J’aime l’argent ! Je ferais n’importe quoi pour de l’argent ! J’épouserais le doyen de l’humanité pour de l’argent ! Où faut-il signer ? » Persuadé du succès de sa démarche commerciale, Stéphano avait préparé un contrat, qu’il sortit d’une sacoche noire, et sur lequel le nom interminable de sa cliente avait même été imprimé. « Ici, en bas. Précédé de la mention : “ Lu et approuvé ”. Et vous me signez un chèque. » Lynda signa encore un chèque, un très gros chèque, car en dépit de ses dépenses inconsidérées, elle disposait encore d’un capital qui lui semblait intarissable. « Voilà ! Toutes mes économies ! Pourquoi les faire dormir sur un livret à 2,4 % ? – Vous avez bien raison. Au revoir, Mademoiselle Sichoucha... Lynda. – Au revoir, Stef. » Lynda jubilait, persuadée d’avoir réalisé la transaction financière du siècle. En même temps, elle repensait à la parabole de l’Évangile, étudiée avec son père. « Mon petit papa », pensait-elle, « tu devrais être fier de ta fille. Je n’ai pas enterré ton talent. Je suis en train de faire 65 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda fructifier ton capital. Je vais pouvoir entrer dans la joie de mon maître. » Mais elle ne désirait pas trop spiritualiser la situation et trouva dans cet événement l’occasion d’une nouvelle évasion nocturne. André Fillion 66 Les Bagarres de Lynda Chapitre XI Cyril des Gadéseaux C’était le jour tant attendu. Le film dont Lynda était la révélation venait de sortir en salle et l’on attendait les critiques. À cette occasion, un éminent journaliste vint lui rendre visite. « Mademoiselle Lynda Souchichou... ? – C’est elle-même. Vous pouvez m’appeler Lynda. C’est plus simple. – Je vous remercie. Cyril Des Gadéseaux, du Provocateur Républicain. Mais vous pouvez m’appeler Cyril. – Enchantée ! Veuillez excuser mon visage fatigué, j’ai travaillé toute la nuit et je n’ai pratiquement pas dormi. » En fait, elle était fatiguée d’avoir fait la java, mais vous l’aviez deviné. « Mais vous êtes charmante, vraiment charmante. – Vous n’êtes pas difficile ! » « C’est pourtant gribouillard ! » 67 vrai qu’il est mignon, Éditions Mil Gracias le petit Les Bagarres de Lynda Lynda plaisait à beaucoup d’hommes, mais très peu lui plaisaient. Elle savait que sa beauté lui permettait de faire la difficile. Si ce jeune gratte-papier lui a tapé dans l’œil, c’est qu’il était vraiment beau garçon. Elle lui proposa une coupe de champagne qu’il accepta volontiers. « Asseyez-vous sur le canapé, à côté de moi, nous serons plus à l’aise pour parler. » Attention, Cyril, elle est en train de t’allumer ! « Avec plaisir. Donc, résumons-nous : vous vous appelez Lynda. – Avec un Y. – Avec un Y. Bien ! Et vous êtes une véritable princesse. Vous êtes née en Slovaquie. – Syldurie. – En Syldurie. Et comment vous est venu le désir de faire du cinéma ? – Eh bien ! Quand j’étais petite, mon père m’a emmenée voir “ le Dictateur ” de Chaplin. C’est ainsi que m’est venue la vocation. – Je vous remercie. Permettez-moi de prendre quelques photos. – Mais je vous en prie. » Cyril sortit de son étui un appareil photographique aux dimensions impressionnantes. Il visa sous tous les angles la jeune fille qui multipliait les poses, rejetant ses beaux cheveux en arrière, puis en avant, dégageant une épaule, puis l’autre, étendue sur le canapé, elle croisait et décroisait ses jambes pour les montrer dans leur galbe le plus André Fillion 68 Les Bagarres de Lynda harmonieux, arrondissant ses lèvres qui semblaient dire « Doudoubidou ». « Voilà, je vous remercie beaucoup. Je suis au regret de vous quitter. – Comment ? Vous allez déjà partir ? Mais vous n’avez posé que deux questions. – Rassurez-vous, chère Lynda, même avec trois mots sur mon carnet, je vous ferai un article particulièrement élogieux. C’est tout l’art du journalisme. Exploiter tous les “ non-dits ” pour compiler les informations. “ Ne rien voir, ne rien entendre, tout écrire. ” Telle est ma devise. – Vous êtes donc si pressé de partir ? – Malheureusement, oui. Je dois rencontrer le pasteur Lilianof, de la Mission Protestante Évangélique de Paris. Sa compagnie sera beaucoup moins agréable que la vôtre. – Un vieux théologien poussiéreux ? – Vous avez tout compris. – Une autre coupe de champagne, avant de nous séparer. – Oui, une petite flûte, un picolo, pour la route. – Cyril, » lui dit-elle en tenant sa bouche tout près de la sienne, « j’aimerais que nous fassions plus ample connaissance. Que diriez-vous d’une soirée, rien que toi et moi, au Fouquet’s ? – Au Fouquet’s ? Mais avec le plus grand plaisir, ma chère Lynda. J’aurais voulu y faire des photos pour l’élection du Président, mais ils ne m’ont pas laissé entrer. – Je vous y ferai entrer, moi, au Fouquet’s, et même à l’Élysée. 69 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda – Maintenant, il faut vraiment que j’y aille. Vous êtes très jolie. Vous me plaisez beaucoup. On se rappelle ? – Vous aussi, Cyril, vous me plaisez beaucoup. À bientôt. » Sitôt seule, elle tira son carnet où elle écrivit en capitales le nom de Cyril des Gadéseaux. Elle triomphait. « Encore une flèche tirée en plein cœur ! Décidément, ma petite Lynda, se disait-elle, tu es championne dans toutes les disciplines. Et ce lourdaud de Wladimir qui dit que je dois m’entraîner pour gagner ! Mais je suis une gagnante. M’y voici, sur le podium. J’entends déjà la Marseillaise. Tout ce que je fais réussit. Je suis la meilleure. Je suis belle, je suis riche et bientôt célèbre. Mon film va sortir en salle et m’élèvera jusqu’à l’Olympe. J’ai fait le plein d’actions Péchilamachintrucchouette. Et pour la séduction, je suis redoutable. Je l’ai bien ligoté ce petit folliculaire. Il est à moi, maintenant, je le tiens, il ne m’échappera pas. Et en plus, je l’aime. » Des coups à la porte la tirèrent brusquement de sa rêverie. « Qui est-ce ? – Julien. – Julien ? Quel Julien ? Ah ! Julien ! Julien est un jeune homme de vingt ans qu’elle venait de rencontrer lors de sa dernière soirée. Elle y avait beaucoup bu et beaucoup dansé. Conquis par sa beauté, Julien l’avait invitée. Ils avaient passé un bon moment collé l'un contre l’autre. « Ah non ! » murmura-t-elle. « Pas encore, ce paquet de glu ! » André Fillion 70 Les Bagarres de Lynda Elle ouvrit. Face à elle se trouvait ce jeune garçon, fiancé d’un soir, mais qu’elle avait déjà oublié. « Eh bien ! Entre. – Ah ! Lynda ! Te retrouver enfin ! Ma Lynda ! Mon amour ! – Ton amour ? Et depuis quand ? – Mais depuis que je t’ai vue ! Depuis que mes yeux ont croisé tes yeux. Depuis que ma bouche a frôlé ta bouche. Depuis que mes mains ont saisi tes mains... – Ah ! Oui ! C’est vrai. Excuse mon visage fatigué, Julien, j’ai travaillé toute la nuit et... – Arrête, Lynda ! Nous avons fait la fête toute la nuit. Nuance. Avec ta copine Elvire. Tu t’en souviens, tout de même ? Si tu appelles ça travailler ! – Euh ! Oui. Pardonne-moi ! Je n’ai pas dormi et j’ai l’esprit tout embrouillé. J’allais me coucher. – Lynda, je ne peux plus me passer de toi. Je ne peux plus vivre une heure sans toi. Tu m’as conquis, tu m’as vaincu, tu as capturé mon cœur. Je suis ton prisonnier. – Comme c’est beau ! Comme c’est poétique ! – Mon amour, mon trésor, depuis que tu m’as serré dans tes bras, que tes yeux ont pénétré les miens comme deux poignards ! – On m’a déjà dit que j’avais un regard meurtrier, mais là tu exagères. – Quand tes lèvres se sont collées sur les miennes, elles m’ont foudroyé. 71 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda – C’est l’électricité statique. – Enfin, quand tu m’as déclaré ton amour, j’ai cru en mourir. – Je t’ai déclaré mon amour ? Moi ? – Mais enfin, Lynda, as-tu déjà tout oublié ? Nous avons dansé toute la nuit. Tu t’es frottée contre moi. Tu m’as allumé comme un vieux cigare. – Oui, c’est possible. J’en ai tellement fait et tellement dit. Quelle nuit ! – Alors, tout ça, c’était de la comédie ? – Peut-être pas. J’ai pu être amoureuse de toi dix minutes, un quart d’heure. Il faut dire que j’avais déjà trois litres de champagne dans le réservoir. Je t’ai peut-être déclaré mon amour dans un moment de délire éthylique. J’aurai dit ‘‘ je t’aime ’’ à n’importe qui et même à n’importe quoi : à un âne, à un orang-outang. Et toi tu tiens de l’un et de l’autre. – Comment oses-tu me traiter ainsi, après m’avoir donné tant d’espoir ? Mais je tiens à toi, je t’aime, je ne te quitterai pas. » Le jeune homme éploré tombait à genoux et s’accrochait au bas de sa robe comme si elle seule pouvait le sauver des sables mouvants. Comme il était pitoyable ! « Eh bien si ! Justement ! Tu vas me quitter, tu vas saisir la poignée de porte et tu vas débarrasser ma vue de ton image ridicule. – Lynda ! Tu ne peux pas me chasser comme ça. Je t’aime, Lynda, je vais mourir. Je suis mort. Tu m’as tué. André Fillion 72 Les Bagarres de Lynda – Eh bien ! moi je ne t’aime pas ! Et je n’aurai aucune peine à trouver un garçon mieux façonné que toi. D’ailleurs, j’en aime un autre, un journaliste. – Mais, Lynda ! – Fiche le camp ! – Lynda ! – Disparais ! – Lynda ! – Casse-toi ! – Lynda ! – Mets les bouts ! – Lynda ! – Arrache-toi ! – Lynda ! – Dehors ! » Lynda empoigna le pauvre garçon par les épaules et le projeta de toutes ses forces sur le palier. « Encore un jouet de cassé ! » Et, ce disant, elle inscrivit dans son carnet le prénom de sa dernière victime, qu’elle biffa aussitôt. 73 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda André Fillion 74 Les Bagarres de Lynda Chapitre XII Parachute en torche Le ciel était gris au-dessus d’Arklow, capitale de la Syldurie. L’atmosphère était calme au palais, non pas un calme agréable qui détend l’esprit, mais un calme pesant, insupportable. Lynda était absente, et si cette absence en réjouissait le plus grand nombre, ses éclats de voix, ses écarts de conduite, ses altercations avec les uns et les autres, ses bruits de pas dans l’escalier, les bruits de portes qui claquent, et surtout, les allées et venues de sa motocyclette, tout avait disparu avec elle, et il semblait que toute la vie et toute la joie avaient quitté le château. En définitive, tous regrettaient son départ ! Tous sauf Éva qui n’avait plus à craindre d’être à nouveau battue et qui, depuis cette fameuse empoignade avait chargé sa sœur d’une haine féroce. Le Roi s’était enfermé dans une profonde tristesse. Il passait la plus longue partie de sa journée dans le salon panoramique, debout devant la vitre, immobile des heures entières, il regardait au-dehors, espérant le retour de sa fille. Tous les jours il espérait, jamais elle ne venait. Pour comble de malheur, une hémiplégie avait paralysé la moitié de son corps. À force de soins, il put, au bout de quelques mois, 75 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda recouvrer l’usage de la parole, mais sa jambe resta paralysée et sa constante mélancolie diminuait ses chances de guérison. Son visage s’était ridé, ses cheveux avaient blanchi, il était rapidement devenu un vieillard en fauteuil roulant. Et il demeurait là, devant la verrière. Éva lui tenait compagnie et partageait son malheur. Wladimir, pour le réconforter avait, lui aussi, établi ses quartiers dans le salon. Assis à une table, il travaillait sans cesse, lisait, étudiait, corrigeait. Il avait toujours une parole amicale pour panser la blessure du pauvre roi. Le Roi, d’ailleurs, ne se préoccupait plus de politique, Éva, encore si jeune, n’avait que la volonté, mais pas l’autorité pour pallier la défection de son père. Les anciens privilégiés en prenaient à leur aise. Le Parlement, que le Roi avait fait élire pour défendre les intérêts du pays était devenu une pétaudière où l’on se traitait, qui de phacochère, qui d’ornithorynque. Après avoir rattrapé son retard économique, le royaume s’appauvrissait de nouveau. Revenons à Paris où, de bon matin, un hélicoptère survole la place Charles-de-Gaulle, rasant le sommet de l’Arc de triomphe et se pose finalement sur le toit en terrasse de l’hôtel Georges V. Le pilote coupe le moteur, la porte s’ouvre, nos inséparables amies en descendent et se dirigent vers l’escalier. Elvire soutient tant qu’elle le peut sa complice qui a perdu à la fois la notion de la ligne droite et celle de la verticale. Lynda avait décidé de ne pas aller voir la sortie de son film. Elle craignait les bains de foule, les embrassades, les milliers d’autographes à signer. Elle décida de fêter l’événement André Fillion 76 Les Bagarres de Lynda avec Elvire. Et cette fête avait surpassé toutes les autres, vues sous l’angle de la quantité de liquide ingurgité. Les filles arrivèrent péniblement jusqu’à la suite impériale. Il restait heureusement à Elvire un peu de lucidité. Elle jeta Lynda sur le canapé tel un sac de ciment. Celle-ci resta un moment allongée, immobile, les yeux désolidarisés comme ceux d’un caméléon. Elle dit enfin d’une voix inarticulée, entrecoupée d’éclats de rire : « Quelle folle nuit ! J’espère que tu ne t’es pas ennuyée. – Pourrait-on s’ennuyer quand on fait la java avec toi ? Et cette idée de louer un hélicoptère pour rentrer à l’hôtel ! Incroyable ! – C’est une idée brésilienne. Les vieilles pies brésiliennes ont tellement peur de se faire enlever qu’elles prennent l’hélicoptère pour traverser la rue. – Encore heureux que ce n’est pas toi qui le pilotais, cet hélicoptère. Tu en tiens une puissante ! – Oh ! N’exagérons rien. Je tiens très bien l’alcool. Je suis saoule, d’accord, mais je ne suis tout de même pas bourrée. – Tiens-toi en équilibre sur un pied, pour voir. Lynda fit un effort désespéré pour s’extraire du canapé. Elle essaya de se tenir debout, mais tomba en avant, dans les bras d’Elvire qui la repoussa dans sa position initiale. « Oups ! – Excellent ! – Veux-tu goûter à mon whisky ? C’est du quatre cirrhoses, et en plus il vient de chez Chauffon ! – Tu es vraiment bourrée comme une pipe ! 77 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda – Comme une vieille pipe. – Écoute mon conseil : évite les contrôles de police, ils seraient capables de trouver deux grammes de sang dans ton alcool. – Raison de plus ! Un demi-litre de plus ou de moins, ils ne verront même pas la différence. Whisky ! À la santé du groupe Péchilaouanégaine ! À la santé de Gini Dulolo, et vive le cinéma ! Et à la santé de Cédric des Gaudillots, mon fiancé. » Lynda s’effondra sur le canapé. Cette dernière rasade de whisky l’avait terrassée. Elvire n’avait pas la force de rejoindre sa chambre. Les deux filles dormirent l’une sur l’autre. Au bout de deux ou trois heures, on frappa. Ce fut Elvire qui eut le courage de se lever pour ouvrir. Quelqu’un leur apportait le courrier et la presse. Lynda se réveillait péniblement. Quand elle se redressa, elle eut l’impression que sa tête était enfermée dans un casque de plomb. Néanmoins, elle eut le courage de tendre la main vers l’un des journaux qu’Elvire avait posés sur une table basse, près d’elle. Elle s’assit, regarda les grands titres. À ce moment, un effet de stupeur la délivra brusquement de son ivresse et de tous ses effets secondaires. « Oh ! là ! là ! – Quoi ? – Oh ! là ! là ! là ! là ! – Qu’y a-t-il ? – “ Le fiasco de Lalabrigido ”. André Fillion 78 Les Bagarres de Lynda Elle prend un autre journal, puis un autre, puis un troisième, mais les titres de première page évoquent la même catastrophe : “ Lalabrigido : un désastre financier ”. “ Lalabrigido a misé sur un tocard ”. “ Le suicide de Lalabrigido ”. Elle prend le temps d’en lire davantage : « Il s’est tiré une balle dans la tête. – Pauvre Gino ! – Par Sainte Fédorova ! Mes 400 000 euros ! – Par la Sainte Vierge ! Ta Porsche ! – Envolés. C’est la Bérégovoy ! – Bérézina ! Ne t’affole pas. Il te reste des actions. – Péchinavey ! Vite ! La page boursière ! » Elle tourne fébrilement les pages du journal, les froissant de ses mains agitées, finit par trouver le feuillet recherché. « De toute façon, je n’y comprends rien. » 79 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda André Fillion 80 Les Bagarres de Lynda Chapitre XIII Lynda s’énerve Lynda se remit à penser à Cyril, le beau journaliste blond qui avait ravi son cœur. Il lui avait promis un article élogieux, et cette promesse la consolait de toutes ses désillusions. Elle envoya Elvire à la boutique de l’hôtel lui remonter le « Provocateur Républicain ». Elle s’attendait à se voir en première page dans toute sa beauté, mais la une, comme celle des autres journaux était consacrée à la mésaventure de Gino. Elle se reconnut finalement, sur une photo mal cadrée dans les informations locales. Elle commença à lire à haute voix : « Lynda, la starlette prétentieuse ! » « Starlette prétentieuse ? » répéta-t-elle en fronçant les sourcils. Elle lut l’article attentivement. L’expression de son visage vira rapidement de la joie à la colère. « Le petit saligaud ! – Quoi ? 81 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda – Le traître ! Le gredin ! Le bandit ! Le folliculaire ! L’écrivassier ! Le rat ! Le scribouillard ! – On dirait que sa prose te contrarie. – Le sacripant ! Dire que j’étais déjà amoureuse de lui ! Dire que je voulais l’introduire dans le beau monde, ce bouvier mal dégrossi ! Ce bouseux embourbé ! Attends un peu que je mette la main sur lui ! Il va passer une mauvaise demiheure ! Regarde-moi ce torchon ! » Elvire reprit la lecture à haute voix : « Lynda, la starlette prétentieuse. Accourue du fin fond de la Moravie... » – Syldurie, Monsieur des Groscoquenauds, Syldurie ! – “ Accourue du fin fond de la Syldurie, Lynda, princesse au nom imprononçable débarque à Paris, dans le monde impitoyable du cinéma. Son prétendu talent... etc. ”... Oh ! “ Petite allumeuse, ” il a écrit ! “ Moineau sans cervelle ”, “ ravissante idiote ! ” – “ Ravissante idiote ? ”Il a écrit ça ? idiote ? “ “ Ravissante – “ Ravissante idiote. ” – Le salopard ! – On disait la même chose de Brigitte Bardot. Je pense qu’il a voulu te faire un compliment. – Je me passe de ce genre de compliment, » dit-elle en reprenant le journal. « Le comble ! Il a signé C.D.G. Le lâche ! Le dégonflé ! Pas même le courage d’écrire son nom ! Il a peur que je le reconnaisse et que je lui règle son compte. Quel faux jeton ! André Fillion 82 Les Bagarres de Lynda Mais quel faux jeton ! Si tu me trouves un jeton plus faux que celui-là, je t’invite à la Tour d’argent. » Tous ses muscles crispés par la colère, elle froissa le journal en une boule compacte qu’elle projeta à l’autre extrémité de la pièce. « Tu m’as déjà invitée à la Tour d’Argent, » dit simplement Elvire, dont la tranquillité contrastait avec l’excitation de son amie. « Ça ne se passera pas comme ça ! Tu ne me connais pas, mon petit bonhomme. Tu vas le regretter. Tu vas goûter à la colère de Lynda. Je me vengerai. J’aurai ta peau ! » « Voilà ce que je vais faire, » poursuivit-elle après un instant de réflexion et d’apaisement. « Je l’invite à passer ses vacances chez moi, en Syldurie. Sitôt arrivé, je le fais arrêter et je le laisse macérer un an ou deux dans les oubliettes du château. Si les rats ne l’ont pas mangé, je le fais sortir, je lui fais donner deux ou trois cents coups de fouet. Non ! Je les lui donne moi-même, les trois cents coups de fouet, ce sera plus amusant. Et s’il a survécu à ce genre de caresse, je le fais décapiter. Bien fait pour lui ! – Je croyais que tu ne voulais pas retourner en Syldurie. – Je ne veux pas et je ne peux pas. J’y suis bannie. Et je reconnais que je ne l’ai pas volé. » « Et d’ailleurs, » poursuivit-elle sur un ton de regret, « mon père a aboli la peine de mort et il a fait construire un centre de détention ultramoderne ; plus de rats, plus de clés. Les gardiens ont une carte à puce qui ouvre tout. Et quand un prisonnier est malade, il y a des infirmières blondes qui viennent le soigner. – Renonceras-tu à ta vengeance ? 83 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda – Et puis quoi encore ? Je vais lui envoyer en guise de baiser deux ou trois coups de poing dans la figure. Au milieu du cartilage, là où ça fait bien mal. Il s’en souviendra de la ravissante idiote. À moins que ça le rende amnésique ! – Il va te faire un procès pour coups et blessures et tu seras obligée de lui verser mille euros par beigne. Sachant que tu as déjà perdu beaucoup d’argent, ce n’est pas le moment d’en rajouter. Aujourd’hui, tout le monde se fait des procès pour un oui pour un non. C’est la mode. Menace-le d’un bon procès pour diffamation et il te fera des excuses publiques dans sa feuille de chou. – Tu as sans doute raison, mais j’aurais tout de même bien aimé lui défoncer son masque de carnaval. Je suis une femme d’action, moi. » Ces moments de stupeur passés, Lynda inspecta le courrier : beaucoup de publipostages des Trois Doutes et compagnie, dont les promesses de gains lui tournèrent le couteau dans la plaie. Elle alla jeter tout cela sans même l’ouvrir : « Destinéo-panier ». Seule une de ces enveloppes portait son adresse manuscrite. Lynda reconnut l’en-tête : « Stéphano de Monaqui, conseiller financier. » « C’est de Stef. Certainement des nouvelles de mon placement. » Elle commence à lire tout haut : « Salut, ravissante idiote, » « Comment ? Lui aussi ? » « Salut, ravissante idiote, André Fillion 84 Les Bagarres de Lynda Dommage pour toi que tu ne lises pas le “ Nouvel économiste ”, espèce de gourde ! Tu aurais compris qu’il n’y a jamais eu de Péchinavey ni de Saint-Gaudouche ! Et tu n’aurais pas confié ton capital à n’importe qui. Maintenant je suis parti très loin d’ici, dans un pays ensoleillé où je vais m’offrir une vie de pacha avec tes économies dont tu m’as si gentiment fait cadeau. Inutile de chercher à me retrouver, le monde est vaste. Je suis sur une île de rêve, mais tu ne sauras jamais laquelle. Adieu sombre andouille. » Si elle avait eu une noix dans son poing, elle en aurait tiré un demi-litre d’huile. Elle réduisit la missive de Stéphano à la taille d’une cerise. « Ah ! Le salaud ! L’ordure ! Mon pognon ! Je le tuerai ! Je lui crèverai la panse ! » Elle regarda l’enveloppe qui portait un timbre à date bien lisible : “ Papeete Polynésie Française. ” « Le crétin ! Allez ! Viens, ma chérie, je t’emmène illico à Tahiti. Le temps d’acheter une Kalachnikov pour lui lester l’abdomen. Je vais le buter. Je vais le descendre. Je vais... – Calme-toi, Lynda ! Je t’en supplie ! Calme-toi ! Tu me fais peur. » En effet, il y avait de quoi être effrayé par la fureur de la jeune Syldure. Telle une amazone vaincue, elle se laissa tomber de tout son poids dans le canapé en murmurant : « Que vais-je devenir ? » et resta immobile, éperdue. Quelques minutes s’écoulèrent. Elvire osa enfin briser ce silence, plus angoissant encore que les éclats de voix. « Si j’ai bien compris la situation, tu es fauchée. – Fauchée, moissonnée et même écobuée ! 85 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda – Et qu’est-ce que tu comptes faire maintenant ? – Si seulement je le savais ! Trouver un hôtel moins cher. Chercher du travail. Je n’ai jamais rien fait de mes dix doigts. Ce sera difficile. » Elvire ne pensait plus tellement aux malheurs de son amie. Elle comprenait qu’elle avait quitté un port tranquille pour embarquer avec elle sur un magnifique navire de croisière qui venait de se prendre un iceberg. Une seule question la préoccupait, maintenant : le canot de sauvetage. « Bon », dit-elle après réflexion, « J’ai bien fait de garder mon appartement à Drancy. Avec les A.S.S.E.D.I.C. je devrais pouvoir m’en sortir. – Tant mieux pour toi, » répondit Lynda sur un ton indigné. Puis, après un silence : « Dis-moi, Elvire, est-ce que tu pourrais m’héberger un peu chez toi en attendant de trouver une solution ? Je suis dans la mouise, là ! – Ce ne sera pas possible. C’est petit chez moi, tu sais ? – Je ne prendrai pas de place, je dormirai sur un matelas pneumatique, dans ton salon... dans ta cuisine... dans ta cave... – Je regrette, Lynda, tu es assez forte pour t’en tirer toute seule. Nous avons vécu de bons moments ensemble et nos chemins vont devoir se séparer ici. » Lynda sentit le sang battre ses tempes avec violence. Cette nouvelle émotion était encore plus cruelle que les précédentes. « Qu’est-ce que tu dis ? N’es-tu pas mon amie intime ? André Fillion 86 Les Bagarres de Lynda – Euh, oui, mais... – Oui mais quoi ? Tu ne vas pas m’abandonner maintenant, alors que j’ai besoin de ton réconfort ? » Elvire était chargée de frayeur en voyant la colère illuminer les yeux de l’amie qu’elle était en train de trahir. « Écoute, il faut que je m’en aille, maintenant, j’ai un rendez-vous important et je vais être en retard. – Un rendez-vous ! Eh bien voyons ! Tu restes ici et tu t’expliques. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Es-tu en train de me faire comprendre que tu m’as accordé ton amitié seulement pour tout l’argent que tu m’as fait dépenser pour toi ? C’est bien ce que je dois comprendre ? Maintenant que je n’ai plus rien à donner, tu me jettes comme un vieux mouchoir en papier ? – Je suis désolée, Lynda, je... – J’ai vu ma carrière d’actrice se briser en éclats, j’ai perdu 400 000 euros dans l’affaire, plus ma Porsche, en tout ça fait 700 000, je me suis fait voler tout mon argent par un escroc, j’ai été trahie par l’homme que j’aimais. Tout cela en à peine une demi-heure. J’ai le tempérament solide, mais c’est tout de même beaucoup. Maintenant, je suis abandonnée par celle que j’ai prise pour ma meilleure amie. – Je suis désolée. » À cet instant, Lynda empoigna d’une main la chevelure d’Elvire, qui poussa un cri aigu. Elle pointa son index et son majeur tendus vers ses yeux. Quant à son regard, il n’avait jamais été aussi vif en menace. « Tu es désolée ? Moi aussi je suis désolée. Je brûle du désir d’étriper quelqu’un. Il n’est plus nécessaire que j’aille à 87 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda Tahiti : tu es ici en face de moi. Est-ce que tu veux sentir deux ongles fouiller le fond de tes yeux ? Dis, tu veux savoir l’effet que ça fait ? – Ne me regarde pas comme ça ! Tu me terrorises. Lâchemoi, laisse-moi partir. Au secours ! – Tu as raison, » dit-elle, laissant retomber ses bras le long de son corps. « Détale ! Cela vaut mieux pour ton matricule. » Elvire sortit. Elle n’appela pas l’ascenseur, mais dévala l’escalier en pleurant, se précipitant vers la sortie de l’hôtel sous le regard effaré du personnel et des clients. Elle courut, toujours en larmes, le long de l’avenue Georges V et disparut dans la station Alma-Marceau. André Fillion 88 Les Bagarres de Lynda Chapitre XIV Julien Julien était toujours amoureux de Lynda, et la manière humiliante avec laquelle elle l’avait éconduit n’avait rien changé à ses sentiments. Pendant que ces tragiques incidents se déroulaient à la suite impériale, il pénétrait d’un pas décidé dans l’hôtel Georges V et s’élevait par l’ascenseur jusqu’au septième palier où Elvire, dans sa précipitation, manqua de le jeter à terre et s’engouffra dans les escaliers. Était-ce vraiment le moment approprié ? Julien regarde la fille descendre avec la rapidité des chutes du Niagara. « Qu’est-ce qui lui prend à celle-là ? » Il se tient devant la porte, hésite puis frappe timidement. Pas de réponse. Il frappe un peu plus fort. « Lynda, ouvre-moi, c’est Julien. » Il entend crier la voix de celle qu’il aime : « C’est pas vrai ! Non mais c’est pas vrai ! Mais qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu ? Qu’est-ce que tu veux ? 89 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda – Je t’aime, Lynda. – Je commence à le savoir. Décampe tout de suite. – Ouvre-moi, Lynda. Je t’en supplie. – Je croyais avoir été assez claire. Tu me déguenilles. Ôtetoi de mon palier. » Julien commence à tambouriner la lourde porte de chêne. « Je suis à genoux devant ta porte. Je vais ameuter tout l’hôtel, je vais faire un scandale. – Ça m’étonnerait. Je t’aurai assommé avant. – Laisse-moi entrer. – Moi si je sors, ce ne sera pas pour rien. – Je vais me jeter dans la Seine. – Ne fais surtout pas ça, tu pourrais effrayer les poissons. – Bon, puisque c’est comme ça, adieu. – C’est ça : adieu, et au plaisir de ne plus jamais te revoir ». Le cœur rempli d’une profonde tristesse, Julien tourne les talons et appelle l’ascenseur. Derrière lui, des gonds se mettent à grincer. Lynda s’est décidée à lui ouvrir. « Euh ! Julien ! Attends ! Ne t’en va pas ! Viens ! » Prenant Julien par la main, elle l’entraîne dans le salon et l’invite à s’asseoir. Le jeune homme essaie en vain de comprendre ce brusque revirement. « Tu as eu un éclair de pitié ? – Peut-être. » André Fillion 90 Les Bagarres de Lynda Un silence gêné suivit cette réplique. Julien regardait la jeune fille avec béatitude. Il avait remarqué quelque contrariété sur son visage, mais elle était belle, vraiment très belle. Comme il l’aimait ! « J’ai croisé ta copine Elvire, » dit-il enfin, « elle détalait comme si elle avait vu le diable. – Elle l’a vu dans toute sa fureur. – C’est donc toi le diable ? – C’est moi. Est-ce que cela t’étonne ? – Non. – Pardonne-moi, mon petit Julien, si j’ai été méchante à ton égard, » dit-elle en prenant ses mains avec tendresse. « J’ai le tempérament assez vif et j’ai des soucis en ce moment. – Des soucis, ma petite Lynda d’amour ? Si je peux t’aider en quoi que ce soit, dis-le-moi. – Des soucis, c’est un euphémisme. C’est la catastrophe, le Titanic, le tsunami, l’attentat du onze septembre. – Pauvre petite Lynda ! Raconte-moi tout. – Tu ne lis pas les journaux ? – Si, ça dépend. – Regarde ! » Dit-elle en lui tendant un journal pris au hasard sur la table basse. – “ Le fiasco Lalabrigido ” Pauvre chérie ! Cela remet en question ta carrière cinématographique, n’est-ce pas ? – Je suis grillée et même carbonisée. C’est l’inquisition ! 91 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda – Pauvre chérie ! – Et ce n’est pas tout. J’ai investi ma Porsche et 400 000 euros dans ce film. – Pauvre chérie ! – Et ce n’est rien encore. – Pauvre chérie ! – Ce génie de la finance dont je t’avais parlé : Stef. Eh bien ! C’était un escroc. Il s’est taillé à Tahiti avec mon blé. Je suis toute nue comme une grenouille. – Pauvre chérie ! – Et Elvire Saccuti, cette petite roulure ! Que ne l’ai-je étranglée de mes propres mains ! – Pauvre chérie ! Mais il te reste bien quelques amis ? Et l’homme de ta vie ? Ce fameux journaliste. – Cyril ? Ah celui-là ! Il m’a bien possédée ! J’aime tant casser les autres par plaisir, maintenant je sais ce que c’est qu’être cassée. Il a brisé mon pauvre petit cœur, comme une coquille d’œuf. – Pauvre ch... Ah ! Je comprends pourquoi tu t’es attendrie si brusquement. Tu as tout perdu. Plus d’argent, plus d’amis, plus d’amoureux. Alors, faute de mieux, on se replie sur le Julien, avec son bonnet d’âne et sa figure d’orangoutang. Je suis la sixième roue de secours. Désolé ma jolie, mais tu viens de me guérir instantanément de ma fièvre amoureuse. Je vais devoir te laisser. Je n’aurai pas de peine à trouver une fille mieux fagotée que toi. – Non ! Julien ! Mon petit Julien ! Ne t’en va pas ! André Fillion 92 Les Bagarres de Lynda – Te voilà à genoux, à présent, toi l’orgueilleuse ! Tu m’as assez piétiné quand j’étais vautré devant toi ! – Ne me laisse pas tomber. – Tu me fais pitié. Je ne t’aime plus, mais je veux bien t’aider. Relève-toi. Ce n’est pas une attitude pour une princesse, et tu vas salir ta robe de chez Dior. » Julien la prend par le bras pour l’aider à se relever, il lui laisse le temps d’essuyer ses larmes. « Voilà. C’est mieux. Je suppose que tu vas devoir trouver du travail. Et je ne te vois pas caissière à ‘‘Auchan ’’. J’ai quelque chose à te proposer. Ce n’est pas grassement payé, mais cela te permettrait de faire face aux besoins de la vie. – Je t’écoute. – Je m’occupe de la gestion des ressources humaines dans une maison d’édition, à Saint-Michel. Nous avons un projet sur Homère, mais j’ai beaucoup de peine à recruter une équipe de traducteurs. Tu m’as bien dit que tu avais étudié le grec ? Je t’embauche. – Hélas ! Je n’en ai jamais compris la différence entre le nominatif et le vocatif. Et j’ai manqué de défenestrer le professeur. – Quel tempérament ! Bon, il faudra trouver une autre solution. Je vais devoir aller travailler, maintenant. Allez, prends courage. Au revoir, petite Lynda. – Au revoir, Julien. Au fait, tu ne connais pas quelqu’un qui voudrait acheter une moto ? Une Harley-Davidson ? – Je vais me renseigner. » 93 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda Julien et Lynda se séparèrent sur le palier, après avoir échangé un baiser amical. La porte se referma. Lynda se retrouva seule, toute seule dans cette suite opulente qui n’était déjà plus chez elle. Elle s’assit sur le canapé, la tête serrée dans ses mains. Elle méditait sur cette maudite journée. Puis elle se leva, alla chercher le « Provocateur Républicain » et le défroissa soigneusement. Elle trouva les petites annonces : « Paris XVIII, chambre meublée, huitième étage sans ascenseur. W.C. sur palier, neuf mètres carrés. 450 euros, charges non incluses. » « Les requins !… » murmura-t-elle. « Les requins… » Elle laissa le journal tomber à ses pieds. Puis elle se mit à sangloter. Elle pleura une bonne partie de la journée, puis se leva, avala deux cachets d’aspirine et commença à rassembler ses affaires. André Fillion 94 Les Bagarres de Lynda Chapitre XV Mamadou Plusieurs mois se sont encore écoulés, et je vous propose un voyage en métropolitain, loin du Huitième arrondissement où plus rien n’est susceptible de nous intéresser. Nous retrouvons la lumière du jour dans un autre quartier de Paris que les Japonais ne viennent jamais photographier. Au-dessus de l’ancienne enceinte des « Fermiers généraux », une ligne aérienne s’élève sur une structure métallique. Des voyageurs accèdent par des escaliers à cet étonnant monument de pierre, acier, verre et faïence de Gien. Sous le viaduc se presse une fourmilière de Français de toutes origines ethniques : Caucasiens, Asiatiques, Indiens, mais surtout Maghrébins ou Africains. En voilà un justement, qui ne se laisse pas entraîner dans les rapides de la foule. Appuyé contre un pilier, la casquette à l’envers, un sac de voyage étendu à ses pieds, Mamadou attend. Un autre garçon, de type nord-africain, vient le rejoindre. Ils se frappent chacun dans la main, regardent autour d’eux pour s’assurer qu’aucun policier ne rode à proximité. Mohammed entame la discussion : « Tu as amené ce qu’il faut ? – Tu as amené l’oseille, mon pote ? 95 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda – La quantité ? – Tout est dans le sac, mon pote. Autant que tu en veux. – La qualité ? – Là, pas de problème, mon pote. C’est de la tocante, c’est pas du toc. T’en veux combien ? – Vingt, pour commencer. – Alors ça fait deux cents. Les bons comptes font les bons amis, mon pote. » Mamadou sortit de son sac vingt montres, qu’il échangea avec Mohammed contre des billets de banque. Ils ne se cachaient pas plus que cela, les gens du quartier connaissaient leur trafic et ne s’en souciaient guère. Les passants blasés n’y faisaient pas attention. Seule la police pouvait les inquiéter, mais ils réussissaient toujours à se faufiler dans la foule, disparaître dans les recoins de ce morceau de Paris qu’ils connaissaient si bien, et ils leur échappaient toujours. Les deux jeunes gens se fondirent parmi les voyageurs, pressés comme seuls des Parisiens peuvent l’être. Dans ce flot rapide de quidams, une jeune fille avance, les cheveux en broussailles, baissant la tête et traînant la jambe. Lynda porte à la main une guitare dans son étui et un sac à dos sur l’épaule. Elle est vêtue de son blouson à chaînes et à clous. Sa ceinture de cuir, elle aussi garnie de clous, soutient un bloue de gine dont la déchirure exhibe un peu de son genou. Ses bottines à la semelle fendue permettent à l’eau de pluie de mouiller ses pieds. C’est très agréable ! Voilà tout ce qu’elle a pu sauver du naufrage. Revendues quinze euros chez Tati les robes de chez Lagerfeld. André Fillion 96 Les Bagarres de Lynda Sa voiture avait été saisie et revendue bien au-dessous de sa valeur au profit de la maison Lalabrigido. La vente de sa moto, elle aussi décotée à l’argus, lui a permis de faire face aux difficultés immédiates. Julien lui avait promis de l’aider, mais elle avait quitté l’hôtel Georges V dans une telle précipitation qu’elle ne lui avait laissé aucun moyen de garder le contact. Ils se perdirent de vue, elle resta seule. Julien fit embaucher Elvire dans sa maison d’édition comme manutentionnaire et gestionnaire de stocks. Il n’y a pas de sot métier : je l’ai fait. Lynda se présenta à l’agence qui avait publié l’annonce dans le « Provocateur républicain », mais le logement lui fut refusé, attendu qu’elle ne pouvait justifier d’aucun revenu régulier. D’autres démarches similaires se soldèrent par le même échec. Elle fut heureuse, en définitive de trouver une chambre dans un petit hôtel, porte de Clignancourt. Elle chercha du travail, n’en trouva pas. Quand ses dernières ressources furent taries, elle dut quitter son hôtel. Sa jolie voix et sa guitare devinrent ses outils, la ligne n° 2 son lieu de travail. Changeant de wagon à chaque station ou s’installant sur le quai, elle chantait Brassens : « Avec une bêche à l’épaule, Avec à la lèvre un doux chant, Avec à la lèvre un doux chant, Avec à l’âme un grand courage, Il s’en allait trimer aux champs. Pauvre Martin, pauvre misère, Creuse la terre, creuse le temps. » Elle n’avait pas le Pass-navigo, mais elle naviguait, grâce à une bonne technique pour accéder aux quais sans billet. 97 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda Quand un voyageur s’engageait sur le portillon, elle le poussait brutalement en avant pour passer avant qu’il se referme. L’autre ne manquait pas de protester : « Non mais ? Ça va pas ?… » Perdue dans la foule, elle monte l’escalier qui lui permet d’accéder à la station. Elle s’assied sur un banc, se débarrasse de son sac à dos, sort la guitare de son étui qu’elle pose ouvert à ses pieds. Elle accorde son instrument. Elle chante : « Avec une bêche à l’épaule, Avec à la lèvre un doux chant, Avec à la lèvre un doux chant, Avec à l’âme un grand courage, Il s’en allait trimer aux champs. Pauvre Martin, pauvre misère, Creuse la terre, creuse le temps. Pour gagner le pain de sa vie, De l’aurore jusqu’au couchant, De l’aurore jusqu’au couchant, Il s’en allait bêcher la terre, En tous les lieux par tous les temps. Pauvre Martin, pauvre misère, Creuse la terre, creuse le temps. » Mamadou, toujours chargé de son sac, apparaît à son tour sur le quai. Puis Mohammed sort d’une voiture de métro. Les deux complices feignent de ne pas se connaître, mais tous deux ont remarqué la fille à la guitare. C’est Mohammed qui, le premier, l’approche et ose lui adresser la parole. André Fillion 98 Les Bagarres de Lynda « ‘Tain ! Qu’est-ce que c’est que ce rap ? Ce rap-là, j’avais encore jamais entendu. » Mamadou s’était approché à son tour : « C’est pas du rap, ça mon pote, c’est du Bétouvaine. – Ça vous plaît, les garçons ? » dit-elle en levant les yeux. « ‘Tain ! » s’écrie Mohammed. musique-là. J’ai pas l’habitude. pouvait se servir de plusieurs musique, tu vois ? Nous, notre rap. » « Connaissais pas cette Je ne savais pas qu’on notes pour faire de la musique à nous c’est le Et Mohammed se met aussitôt à rapper : « Rap, rap, rap, c’est le rap, c’est le rap Rap du matin, rap jusqu’au soir Rap à midi, rap à minuit C’est le rap, c’est le rap, C’est le rap, rap, rap. T’en as marre de la vie ? Chante le rap, chante le rap. T’en as marre des soucis ? Chante le rap, chante le rap. T’en as marre des ennuis ? Chante le rap, chante le rap. Rap, rap, rap, c’est le rap, c’est le rap, Rap du matin, rap jusqu’au soir, Rap à midi, rap à minuit C’est le rap, c’est le rap, C’est le rap, rap, rap. 99 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda Avec le rap, mon vieux, T’as plus de problème C’est moins compliqué Que jouer du Bitavenne Tu peux pas louper l’bi-contre-ut, Tu peux pas louper un bémol. Rap, rap, rap, c’est le rap, c’est le rap Rap du matin, rap jusqu’au soir Rap à midi, rap à minuit C’est le rap, c’est le rap, C’est le rap, rap, rap. Rap à gruyère, rap à carottes, Rap a trié et rap à Nui C’est le rap, c’est le rap, C’est le rap, rap, rap. » Pendant cet intermède musical, Mamadou avait déposé son sac ouvert et s’était mis à danser. Mohammed ignorait que l’on pouvait faire de la musique avec plusieurs notes, Lynda ignorait qu’on pouvait danser sur la tête. C’est le choc des cultures ! Pendant qu’elle chante, un voyageur s’arrête parfois et jette une pièce dans son étui. « Sans laisser voir sur son visage Ni l’air jaloux, ni l’air méchant, Ni l’air jaloux, ni l’air méchant, Il retournait le champ des autres, Toujours bêchant, toujours bêchant. André Fillion 100 Les Bagarres de Lynda Pauvre Martin, pauvre misère, Creuse la terre, creuse le temps. » « ‘Tain ! Elle a une belle chetron, elle a une belle voix. La nature l’a bien servie. – Pas comme nous deux, mon pote. » La jeune fille cessa de chanter et regarda attentivement les deux garçons qui venaient de lui adresser un compliment. Cela ne lui était pas arrivé depuis un certain temps et elle commençait à s’imaginer que son infortune l’avait rendue laide. « On est bien contents de t’avoir rencontrée. Moi, c’est Mohammed Bendjellabah. Je viens de Hassi Messaoud. – Moi, c’est Mamadou Djembé. Je suis de Bamako. – Moi aussi, je suis contente de me faire de nouveaux amis. Je m’appelle Lynda, et je viens de Syldurie. – ‘Tain ! C’est dans quel arrondissement, ça, la Silésie ? – Syldurie. – Pas tout près d’ici, mon pote. – La Syldurie, c’est très loin, de l’autre côté du périphérique. – En effet, ce n’est pas la porte d’à côté. » Telle une autruche attirée par ce qui brille, Lynda est soudain émerveillée par les montres qu’elle vient de découvrir dans le sac de Mamadou. « C’est de la tocante, mon pote, c’est pas du toc. – Je peux regarder ? » Mamadou sort une montre de son sac et la lui passe au poignet. 101 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda « Quelle classe ! Regardez un peu si j’ai du style. Et c’est du Cartier, en plus ! Ça me rappelle quand j’étais prin... Euh ! Je dis n’importe quoi. – Alors, poupée, elle te plaît cette montre ? Quinze euros, parce que c’est toi. C’est pas cher. – Ce n’est pas cher, surtout pour du Cartier, mais je n’ai pas encore le cachet de Britney Speuarze. » Elle se penche vers son étui à guitare et compte les pièces qui y sont tombées : « Dix-sept centimes. – T’en fais pas ma cocotte. Elle te plaît tant que ça, je t’en fais cadeau parce que tu es craquante et que tu as de beaux yeux. – Oh ! Merci Mamadou ! Tu es un ange. – Le problème, c’est qu’on ne trouve pas facilement de chemises avec des manches pour les ailes. – C’est qu’il est drôle, en plus ! – Mais alors, surtout, tu ne dis à personne que c’est moi qui t’ai donné ça. Surtout pas aux keufs. – Pauvre Mamadou ! Tu as dû rester dans un courant d’air. Maintenant tu as la bronchite. – Je n’ai pas toussé, j’ai dit : “ keufs ”. Les keufs, les poulagas, les flics, les poulets, les hirondelles. – En voilà une ménagerie ! – Les policiers, si tu préfères. » Elle reprend sa chanson là où elle s’était interrompue : André Fillion 102 Les Bagarres de Lynda « Et quand la mort lui a fait signe De labourer son dernier champ, De labourer son dernier champ, Il creusa lui-même sa tombe En faisant vite, en se cachant. Pauvre Martin, pauvre misère, Creuse la terre, creuse le temps. Il creusa lui-même sa tombe En faisant vite, en se cachant, En faisant vite, en se cachant, Et s’y étendit sans rien dire Pour ne pas déranger les gens. Pauvre Martin, pauvre misère, Creuse la terre, creuse le temps. Pauvre Martin, pauvre misère, Dort sous la terre, dors tout le temps. » « ‘Tain ! Elle est pas gaie ta chanson ! Moi ça me donne le bourdon. – Ce n’est pas ma chanson. C’est une chanson de Georges Brassens. Il a écrit ça en 1954. – ‘Tain ! J’étais même pas né ! – Elle n’est peut-être pas gaie, cette chanson, mais elle reflète bien la vie. Tu la passes dans la sueur et la galère, et comme salaire, tu as la mort. Tu ne sais même pas où tu vas. Tu restes dans le trou ? Tu montes au ciel ? Tu 103 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda descends en enfer ? Tu reviens transformé en lapin ? Personne ne sait. Personne. – ‘Tain ! Ça c’est rudement vrai ! » Mamadou tira brusquement ses deux amis de leur philosophie de bistro. « Dis, Mohammed, tu me gardes mes affaires ? Je vais chercher de quoi fumer. » Le jeune Africain disparut aussitôt dans la circulation humaine. André Fillion 104 Les Bagarres de Lynda Chapitre XVI Mohammed Lynda s’était remise à chanter, Mohammed s’assit sur le banc, tout près d’elle. Il l’écoutait avec ravissement, son regard fixé sur ses lèvres, dompté par cette beauté que le fascinait. « ‘Tain ! T’as vraiment une trop belle voix ! Moi ça me casse. Et puis t’es vraiment trop belle ! Tu me plais trop ! Je vais faire un malheur ! ‘Tain ! » La fille continuait de chanter, feignant de n’avoir rien entendu. Elle regardait avec satisfaction les piécettes qui tombaient de temps en temps dans son étui. « Encore un ! » se dit-elle. « Ça faisait longtemps que je n’avais plus de jouet. Eh bien ! Je vais m’amuser un petit peu. Ça me consolera de mes chagrins. » Quand elle se tut, Mohammed attaqua de nouveau : « Je t’aime grave ! J’en peux plus là ! Pendant que l’autre crocodile du Niger est parti, on ne pourrait pas sortir ensemble ? Je connais la station Barbès comme ma poche. Il y a un petit coin bien caché dans le noir où personne ne viendra nous déranger. Je serai tranquille pour te câliner. 105 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda – Allons, jeune homme, » riposta-t-elle en posant ses mains sur son instrument muet, « on se calme un peu ! Je trouve ce projet à la fois prématuré et précipité. Nous nous connaissons depuis dix minutes. – Dix minutes, ça suffit pour savoir que c’est toi la femme de ma vie. Allez viens ! Fais pas la difficile. Ça sera pas long. – Désolée, mais c’est non ! – Je n’aime pas qu’on me dise non. Tu as compris ce que je veux ; ou tu me le donnes, ou je le prends. – Et mon pied dans les claouis, tu le veux aussi ? » À peine eut-elle prononcé ces mots qu’un déclic retentit à son oreille. Son compagnon avait tiré un couteau à cran d’arrêt qu’il lui avait placé sur la gorge. Aucun des allants et venants ne semblait s’en émouvoir. Les gens assis sur les bancs voisins cachaient leurs visages derrière leurs journaux. « Ce n’est pas raisonnable, ce que tu fais là, Mohammed. Range-moi ton coupe-papier, ou il va t’arriver des bricoles. – Tu viens avec moi, que ça te plaise ou non, » cria-t-il, vexé qu’il était d’avoir raté son effet. Lynda lui saisit le poignet, et par une torsion, le força à lâcher son arme. En une seconde, elle l’avait immobilisé à plat ventre, son pied entre ses omoplates, lui maintenant les bras dans une traction douloureuse. « Arrête ! Arrête ! Tu me fais mal ! » Lynda relâcha sa prise. Mohammed se releva péniblement, meurtri et humilié. André Fillion 106 Les Bagarres de Lynda « ‘Tain ! Elle est glécin, cette meuf ! – Je ne suis pas une fille à soldats. Tu as compris ? Il y a des boutiques pour ça. Tu paies, tu embarques la marchandise. On ne touche pas à Lynda. Avec les yeux, je tolère, avec les mains, colère. » À présent, le jeune Algérien sentait la honte lui chauffer les joues. « D’accord ! D’accord ! J’ai compris la leçon, pas besoin de révision. » Puis, après une hésitation : « Je te demande pardon. Je ne sais pas ce qui m’a pris. J’ai eu une pulsion, quelque chose. Est-ce qu’on peut quand même rester copains ? – Sans problème. Je ne suis pas rancunière. Enfin ça dépend avec qui. Seulement tiens-toi à carreau ! » Elle lui tourna le dos avec un air de mépris. « Eh bien ! » se dit-elle. « Il ne m’a pas fallu beaucoup de temps pour le casser, celui-là. On ne fait plus de jouets solides, maintenant. » Mamadou revient sur le quai, portant avec lui un narghilé qu’il partage avec son camarade, chacun tétant à tour de rôle. Ils s’enveloppent d’un nuage irréel, laissant à l’écart la jeune fille qui, quelques minutes auparavant, avait captivé toute leur attention. Frustrée, Lynda caresse de son ongle les cordes à vide de sa guitare, puis regarde les deux garçons, absorbés par leur nouveau jeu, qui attisent sa curiosité par des commentaires. « ‘Tain ! C’est du bon celui-là ! Qui c’est qui te l’a filé ? 107 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda – C’est Rachid. T’as raison mon pote. C’est pas du toc, comme mes breloques. » De plus en plus intriguée, elle lance enfin : « Eh ! Qu’est-ce que c’est que cette cafetière ? – Elle débarque, mon pote ! Il ne faut pas la laisser comme ça toute seule dans Paris. Elle va se faire dévorer. – T’inquiète pas pour elle. Elle sait se défendre. Pas besoin de garde du corps. » Lynda insiste : « Vous avez l’air d’aimer votre truc, là. Je peux goûter ? – Si tu veux » répond Mamadou. « Mais mollo. Ce n’est pas pour les petites filles. – Je ne suis pas une petite fille. Vous allez voir. » Lynda saisit l’étrange instrument et aspire une longue bouffée. « Eh ! Doucement, ma puce ! Pas si vite ! – C’est vrai que c’est sympa, votre théière qui fume. » Et Lynda en absorbe encore une dose à pleins poumons. « Attention ! Pas comme ça ! Faut être habitué. – C’est fou ce que je me sens bien avec vous. » La jeune fille se sentait vraiment bien, dans une euphorie qui virait à la torpeur, puis à l’extase. « Tiens ! » dit-elle, « des girafes ! – Des Girafes ? » s’étonne Mohammed. André Fillion 108 Les Bagarres de Lynda « ‘Tain ! Elle voit des girafes maintenant. Complètement jetée, la fille ! Où est-ce que tu vois des girafes ? – Te fatigue pas mon pote. Elle ne t’entend plus. Elle a changé de planète. – Elles sont mignonnes, en plus. Surtout celle qui a une cravate verte. Youhou ! La girafe ! Je n’avais jamais vu rire une girafe. Elle rit de toutes ses dents. On dirait Fernandel. Youhou ! Je vais aller la voir. Bougez pas les girafes. J’arrive. » La voilà qui se lève, et, d’un pas décidé, se jette à la rencontre des girafes du quai d’en face. Elle se précipite sur les rails au moment où une rame surgit, prête à la percuter. « Attention ! » Heureusement, Mohammed, qui n’est pas rancunier, lui non plus, la saisit juste à temps par le bras. Lynda n’a pas pris conscience de ce qui lui arrivait. « C’est affreux ! Des dinosaures ! Ils ont avalé toutes les girafes. Mais qu’est-ce qui vous arrive, les garçons ? Vous êtes tout petits. Je vois la station de métro, toute petite. Je vois Paris, tout petit. De toutes petites girafes dans les rues. Oh ! La tour Eifel ! Le Sacré-Cœur ! Pourquoi ils l’ont peint en rose ? – ‘Tain ! Complètement rétamée ! – Elle va atterrir en douceur. – Oh ! Mais ça descend. Ça descend. – Qu’est-ce que je te disais ? – Qu’est-ce qui m’est arrivé ? C’était si beau là-haut. Les toits de Paris tout en bleu. Maintenant je me sens toute 109 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda mélancolique. Une tristesse m’envahit. Des sentiments de mort. Oh ! Ta cafetière ! J’en veux encore. » La fille n’avait pas manqué le rapprochement entre cet objet inconnu et les moments d’intense bonheur qu’elle venait de vivre. Alors qu’elle tend la main pour le saisir, Mamadou l’éloigne de sa portée. « Une minute, Poupette ! Maintenant, c’est vingt euros pour aspirer là-dedans. – Comment ça vingt euros ? Tu plaisantes ? – Jamais dans les affaires. – Tu m’offres une montre de chez Cartier et tu me demandes vingt euros pour téter dans ton bazar ? – Elle est vraiment naze de chez naze, mon pote. » Lynda essaie encore de s’emparer du narghilé, s’empoignant avec Mamadou qui la ramène au calme par une bonne gifle. « T’as pas bien compris les règles du jeu. On va te les expliquer. Maintenant que tu as goûté à l’aspégic, tu en voudras toujours plus. Et comme t’as pas d’argent, il va bien falloir en trouver. Alors, tu feras comme toutes tes copines. Tu vendras ton corps pour acheter de la poudre. Ce sera facile, pour toi, de trouver des clients, une jolie fille comme toi ! Tu leur feras payer le prix fort. – Écoute-moi bien, Mamadou. Je sais que je suis une moins que rien. J’ai dépiauté mon père comme un lapin. J’ai tabassé ma grande sœur. Je n’ai rien fichu à l’école. J’ai coupé les moustaches du chat. J’ai mené une vie de bâton de chaise. Je me suis poivrée au champagne, au whisky, et maintenant à la bière du “ Mutant ” à 1 euro 25 le pack, et pour couronnement de ma carrière, me voilà droguée. J’ai André Fillion 110 Les Bagarres de Lynda tous les vices qu’une fille puisse avoir. Tous les vices sauf un seul : Mon corps, il est à moi, et rien qu’à moi. Je ne le donne à personne, je ne le prête à personne, et je le vends encore moins. Je permets aux hommes de m’aimer, mais jamais de me toucher. Le dernier qui a essayé, en ce moment, il est à la Salpêtrière. J’ai été sans pitié : six côtes cassées. – ‘Tain ! J’ai eu du pot, moi ! – Je suis dans mes bons jours. – Tu arrêtes de te prendre pour Wonderwoman et tu réfléchis à ce qu’on t’a dit. Nous, on va faire un tour chez Tati. – C’est tout réfléchi. » 111 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda André Fillion 112 Les Bagarres de Lynda Chapitre XVII La Parabole de la fille prodigue Les deux garçons abandonnèrent la pauvre fille sur le quai. Il lui semblait avoir reçu un coup de matraque sur la nuque. Elle était seule à nouveau, une nouvelle fois trahie dans sa détresse. Elle fit un long silence en elle-même, puis reprit sa guitare. « Pour gagner le pain de sa vie, De l’aurore jusqu’au couchant, De l’aurore jusqu’au couchant, Elle s’en ira bêcher la terre, En tous les lieux par tous les temps. Pauvre Lynda, pauvre misère, Creuse la terre, creuse le temps. Non, décidément, elle n’avait plus envie de chanter. Elle s’affala sur son banc avec un long soupir. Puis elle commença à réfléchir à sa situation : « Pauvre Lynda ! Quel drosera es-tu encore allée butiner ? Dire que je croyais m’être fait de nouveaux amis ! Le cours de ma vie n’est qu’une rivière infestée de piranhas. C’est à croire que je suis punie pour ma méchanceté. 113 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda Essayons de récapituler la situation. Mon enfance. Ma jeunesse. Ma crise. Mon départ. Ma vie ancienne en Syldurie. Elle n’était pas si détestable que je le pensais. Ma vie nouvelle à Paris. Ceux qui m’ont aimée : Julien. Ça ne fait pas tant que ça. Ceux qui m’ont trahie : Elvire, Gino, Stef, Cyril, Mamadou, Mohammed. Ça fait tout de même un petit paquet. Ce que j’ai gagné : Rien. Ce que j’ai perdu : mon argent, mon père, ma famille, mon toit, ma dignité, ma foi en Dieu. Non, je ne l’ai jamais eue. Ma voiture, ma moto… J’ai tout perdu sauf mon honneur. Pas encore ». Elle chanta encore un peu, puis se remit à penser : « J’ai donc fait un mauvais choix. Depuis mon départ de Syldurie, je me suis engagée sur une mauvaise voie. J’étais pourtant convaincue que c’était la bonne. Je me suis trompée. Je me suis enfoncée de plus en plus dans les ténèbres alors que je recherchais la lumière. Quand on se trompe de route, il y a toujours moyen de faire demi-tour. Il va bien se trouver un giratoire un peu plus loin. Je ne peux pas continuer comme cela. Mon père m’aimait bien. Est-ce qu’il m’aime encore ? Après ce que j’ai fait, il doit me haïr. Et c’est compréhensible. Si je reviens, il me fera mettre en prison. Et je l’aurai bien mérité. Après tout, c’est son argent que j’ai pris et que j’ai dilapidé. » Une douleur dans le fond de son estomac lui rappela bientôt une cruelle réalité qui la tira de ses réflexions. « C’est que j’ai les crocs, moi ! » Elle se mit à fouiller dans son sac à dos, espérant y trouver quelques croustilles. Ses doigts touchèrent un volume de papier, apparemment non comestible. « Tiens ! Qu’est-ce que c’est que ça ? » André Fillion 114 Les Bagarres de Lynda Enfoui sous les vêtements sales, elle tira un petit livre à la couverture souple bleue et aux pages écornées. « Mon Nouveau Testament ! Il avait échappé au naufrage, celui-là ! Finalement je n’ai pas tout perdu. » Elle ne put s’empêcher de tourner au hasard les pages de ce volume qui, pourtant, ne lui inspirait que mépris. Elle se souvenait des soirs où l’on lisait en famille. Ah ! Qu’elles étaient ennuyeuses, ces heures passées autour de la Bible ! Qu’ils étaient ringards, ces vieux cantiques que l’on chantait ensemble !… Voilà que Lynda commençait à les regretter. Elle était heureuse, au château : son père l’aimait, sa grande sœur veillait sur elle. Et la chaleur du foyer, avec une bonne couette pour dormir… « Est-ce que ce livre a un pouvoir sur les gens ? » s’interrogeait-elle. « Mon père a vraiment changé depuis qu’il en a entrepris la lecture. C’était un tyran perfide, il est devenu juste. C’était un despote haï, il est devenu un souverain aimé. La pauvreté, l’injustice et l’ignorance ont reculé dans le royaume. Je me souviens du dernier texte que nous avons lu ensemble. Je trouvais cette histoire grotesque. C’est dans Marc, ou dans Luc, je ne sais plus. Dans Marc. Non, dans Luc. Ah ! Voilà ! Chapitre quinze. “ Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son père : mon père, donne-moi la part de la fortune qui doit me revenir. Et le père leur partagea son bien. Peu de jours après, le plus jeune fils rassembla tout ce qu’il avait et partit pour un pays lointain où il dissipa sa fortune en vivant dans la débauche. Lorsqu’il eut tout dépensé, une grande famine survint dans ce pays, et il commença à manquer de tout. ” » Lynda interrompit sa lecture et se leva brusquement, ses jambes et tout son corps stimulés par une vive émotion. 115 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda « Mais c’est fou ! C’est incroyable ! C’est ma propre histoire, “ La parabole de la fille prodigue. ” Et en plus, elle finit bien. » Puis elle reprit sa place sur le banc et se remit à lire : « “ Je me lèverai, j’irai vers mon père et lui dirai : Père, j’ai péché contre le ciel et envers toi ; je ne suis plus digne d’être appelé ton fils ; traite-moi comme l’un de tes employés. Il se leva et alla vers son père. Comme il était encore loin, son père le vit et fut touché de compassion, il courut se jeter à son cou et l’embrassa. Le fils lui dit : Père, j’ai péché contre le ciel et envers toi, je ne suis plus digne d’être appelé ton fils. Mais le père dit à ses serviteurs : Apportez vite la plus belle robe et mettez-la-lui ; mettez-lui une bague au doigt, et des sandales pour ses pieds. Amenez le veau gras, et tuez-le. Mangeons et réjouissonsnous ; car mon fils que voici était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé. Et ils commencèrent à se réjouir. ” Eh bien alors, ma fille ? Qu’est-ce que tu attends ? Qu’on vienne te chercher ? Allez ! Debout ma grande ! » Elle se dresse en effet, esquisse quelques pas de danse le long du quai, puis reste immobile, tenant son visage dans ses mains. « Et je suis en train de gober une histoire pareille ? Je vais rentrer chez moi, comme une belle fleur, juste à l’heure de l’apéritif. Papa va me dire : “ Tu tombes bien, installe-toi, nous allions commencer. ” Et la vie va reprendre son cours normal. Non, mais tu rêves ! Cette histoire est stupide, et ce livre est stupide. » En une seconde, la rage avait remplacé l’espoir, Lynda envoya de toutes ses forces le livre voler loin d’elle au beau milieu de la voie ferrée. Puis elle se rassit. « Je ne retournerai jamais en Syldurie, » dit-elle dans un sanglot. André Fillion 116 Les Bagarres de Lynda Ayant essuyé son visage, elle pensait de nouveau : « Mais je ne descendrai pas plus bas dans la débauche. J’en ai assez fait. Je ne serai pas une toxicomane ; je ne ferai pas le trottoir pour payer ma drogue. » Une terrible pensée s’empara de son esprit. Elle venait de trouver le carrefour qu’elle cherchait. L’objectif de sa vie était là, tout proche, au bout de ce quai. Elle n’avait qu’à attendre, tout à l’extrémité de la station. Le conducteur n’aura pas le temps de freiner. Et elle alla se placer tout près de la bordure du quai. « Ils veulent que je leur vende mon corps, ces pourceaux, eh bien ! Je le leur donne, gratuitement. Ils n’auront qu’à le ramasser, en pièces détachées. Un œil ici, un morceau de péroné dix mètres plus loin. Quelle fin glorieuse pour une princesse ! » Déjà le grondement de la rame et la vibration des poutrelles d’acier commencent à se faire entendre. « Oh ! » s’écrie-t-elle. « Ma guitare ! » Le temps d’aller la rechercher et le train tout proche hurlait sur les rails. Personne n’entendit ses dernières paroles : « Adieu, petite Lynda ! » 117 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda André Fillion 118 Les Bagarres de Lynda Chapitre XVIII Fabien et Fabienne Dans un crissement de freins, le train s’immobilisa, masquant le quai comme la lune masque le soleil un jour d’éclipse. Puis, une sonnerie électronique retentit. La rame repart, dévoilant un quai devenu désert. Seule Lynda est toujours à la même place, l’œil hagard, tenant sa guitare par le manche, comme Brassens. « J’ai raté le métro, » murmura-t-elle en regagnant son banc. « D’ailleurs, c’est normal, j’ai aussi raté ma vie. Je rate toujours tout. » Elle repassa encore sa situation dans son esprit. Le suicide lui avait semblé la meilleure solution, mais elle n’en avait pas eu le courage. Elle n’avait donc plus d’alternative. Elle repartirait pour là Syldurie. Elle y serait bannie, exilée ou emprisonnée, mais au moins, elle n’aurait pas à se prostituer pour survivre. « Voilà ce que je vais faire. Je retourne en Syldurie et je paie ma dette. Tout l’argent que j’ai pris à mon père. Cela me prendra toute la vie, mais je rembourserai. Maintenant c’est une question d’honneur. Je ferai la vaisselle dans les restaurants, je serai palefrenière, n’importe quoi, je 119 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda descendrai dans les mines de cuivre. Mais j’acquitterai ma dette. Allez debout, Lynda ! Tu retournes au pays. » « Oui, mais comment ? Par le train ? Par l’avion ? » Il lui fallut peu de temps pour compter les pièces tombées dans son étui : deux euros et trente-deux centimes. De quoi voyager loin ! « J’aurais tout de même dû garder ma moto… De toute façon, le réservoir était vide. Tout comme mes poches. Alors allons-y à pied ! » Elle inspecta ses semelles misérables. « Avec ces chaussures-là ? Je n’arriverai même pas à la gare du Nord. » Elle resta encore un moment comme figée, les coudes sur ses genoux, la tête enfermée entre ses poings. Le désespoir semblait l’avoir vaincue. « Que faire ? » murmura-t-elle. « Que faire ? Seigneur ! Aide-moi ! » À peine eut-elle articulé ces paroles, sans en saisir la portée, qu’elle sentit une paix passer sur elle. Elle releva le buste pour montrer un visage tranquillisé et un regard brillant de confiance. Elle entendait son cœur battre dans sa poitrine. Quelque chose de nouveau s’était produit. Elle ne comprenait pas, mais elle se sentait brusquement aimée. Non pas comme Dimitri ou Julien l’avait aimée, il lui semblait que tous ceux qu’elle avait piétinés quand elle était pleine de force et d’orgueil, lui tendaient la main pour la relever. Elle se remit à chanter, frappant vigoureusement les cordes, sans remarquer la présence de deux jeunes policiers qui André Fillion 120 Les Bagarres de Lynda s’étaient postés face à elle. Au bout d’une strophe ou deux, la voix de la jeune femme attira leur attention. « Tiens ! Fabien, toi qui aimes tant la chanson française, qu’en dis-tu ? – Mais c’est très beau ! » répondit son collègue. « Avoue que cette chanson nous change du rap et de toute leur musique de racaille. Mes félicitations, Mademoiselle. Vous êtes douée, et vous avez un beau filet de voix. – Dans ma situation, » répliqua Lynda, « j’aurais préféré avoir un beau filet de bœuf. Mais j’apprécie le compliment. Et je suis toujours heureuse de rencontrer des gens qui apprécient Brassens. On m’avait pourtant dit que les porteurs de matraque étaient des gens incultes. – Les C.R.S. Mais nous, nous sommes la police. C’est un monde différent. Pas vrai, Fabienne ? – C’est tout à fait différent. – Vous chantez bien, et en plus vous êtes très jolie. » Curieux ! Fabienne ne paraît pas apprécier ce compliment à la jeune vagabonde. Elle ne répond rien, mais lance à son collègue un regard qui l’aurait envoyé au tapis si c’était un coup de poing. « Puisque vous aimez Brassens, vous pourriez peut-être mettre un petit billet dans ma boîte. Ça aiderait l’art à subsister. – Oui, bon, bref. Nous recherchons deux trafiquants. Vous ne les auriez pas vus par hasard ? Un boumbala et un bougnoule. – Un Africain et un Algérien, vous voulez dire ? – Si vous voulez. – Je préfère. J’ai vu passer personne. » 121 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda Contrariée par le vocabulaire xénophobe du jeune représentant de l’ordre, Lynda prit le parti de les ignorer avec mépris et replongea le nez dans les cordes de sa guitare. « Au village, sans prétention… » Les deux policiers allaient s’éloigner quand un détail, sur sa personne, attira l’attention de Fabienne. « Eh ! Tu as vu ça ? Qu’est-ce qu’elle a au poignet ? – Ça se voit. C’est une montre, » répondit-elle froidement. « J’ai mauvaise réputation... » « Elle en a du style, avec ça ! » enchérit Fabienne. « Je peux la voir de plus près ? » ajouta Fabien. « Mais bien sûr, » répondit Lynda agacée. « C’est de la tocante, c’est pas du toc. Et vous avez vu, elle vient de chez Cartier. » Fabienne lui saisit l’avant-bras. « La classe ! – Oui, mais là, vous avez un problème, » rétorqua Fabien. « Quel problème ? – Le vrai Cartier, c’est avec un C, le vôtre s’écrit avec QU, comme un quartier d’orange. – Ah bon ? Tiens ? Je n’avais jamais remarqué. Maintenant que vous me le dites. – Ne nous prend pas pour des cloches. – Où as-tu déniché ça, petite pétasse ? » lui crie Fabienne. « On me l’a donnée. – Elle nous prend vraiment pour une grosse paire de bœufs. André Fillion 122 Les Bagarres de Lynda – On te l’a donnée ? Ce ne serait pas Djembé qui te l’aurait vendue sous le manteau par hasard ? – Et d’ailleurs, qu’est-ce que ça peut vous faire ? Mamadou, il ne m’a rien vendu du tout. Il me l’a donnée, cette montre, parce qu’il me trouvait craquante et que j’avais de beaux yeux ? – Tout à l’heure, ce sont tes clavicules qui vont craquer. » En proférant ces menaces, la jeune policière commençait à faire des moulinets avec sa matraque. Si elle savait jouer du violon aussi bien que de cet instrument-là, elle aurait fait oublier Yehudi Menuhin. « Et moi, comme une idiote, j’y ai cru. » Fabien a trouvé malin d’ajouter : « C’est vrai que vous avez de beaux yeux. Il n’a pas menti, » s’attirant de nouveau les foudres du regard se sa collègue. « Vendu ou donné, » poursuivit-il en reprenant son ton sévère de milicien, « cela ne change rien. Le recel est un délit puni par la loi. Sors-moi tes papiers ! – Et magne-toi ! – Voilà, voilà, y a pas le feu. » Lynda passe la main dans sa poche intérieure, puis, avec une inquiétude croissante, fouille toutes les poches de son blouson. « Mohammed ! Le fumier ! Il m’a piqué mon portefeuille ! – J’attends, » lui dit Fabien en martelant le sol de ses pieds. « Pendant qu’il me faisait son numéro de tout à l’heure. L’ordure ! – Donc, tu n’as pas de papiers. 123 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda – Mais si, j’ai des papiers. C’est cette raclure de Mohammed Bendjellabah qui me les a chouravés. – Alors, comme ça, tu connais Bendjellabah. De mieux en mieux ! – Même que si je le rattrape, ça va être sa fête. » Fabienne reprit la discussion : « Tu en as de belles fréquentations ! Tu es de mèche avec eux, espèce de garce. Tu es leur complice. Peut-être même le chef de leur bande. – Et en plus tu fais la manche », répondit Fabien. « On va bien s’occuper de toi, ma beauté. » Ce dernier mot : « ma beauté », était de trop. Fabienne, une nouvelle fois, le mitrailla des yeux. « Résumons-nous, » poursuivit-elle. « Tu n’as pas de papiers, tu fais de la mendicité. Tu fais les yeux doux à mon collègue, et pour en rajouter, tu diriges un gang de trafiquants. – Commence par nous dire ton nom. – Et plus vite que ça ! – Lynda... Son Altesse Royale, Lynda, Victoria, Alexandra, Katrina, Oksana, Olga Soussaschnick-Sassouschnikof. Princesse de Syldurie. Il vous épate, mon pedigree ? – Pas du tout. Nous sommes dans un quartier très bien fréquenté. Moi-même, je suis le Président Sarkozy. – Et moi, Elizabeth de Windsor. La numéro deux. – En France, on n’aime pas beaucoup les gens qui se promènent sans papier. Surtout s’ils ont des noms à coucher dehors. André Fillion 124 Les Bagarres de Lynda – D’ailleurs, je suppose que c’est ton cas. Tu couches dehors. – Évidemment ! Ils m’ont virée de l’hôtel Georges Vé. » Fabienne imprima un mouvement vertical à sa matraque qui la fit entrer en contact avec le sommet du crâne de Lynda sans le cabosser. « Je vais te passer un tuyau, greluche. N’essaye jamais de faire de l’humour avec un flic. Un flic, c’est idiot, ça ne comprend jamais rien, ça prend tout au premier niveau, alors si tu lui sors une blague, il croit que tu te paies sa fiole. Et tu ne te paieras pas longtemps la mienne, c’est moi qui te le dis. – Vous avez le droit de comprendre cela au premier niveau. Quand la vie allait bien pour moi, j’avais une suite à l’hôtel Georges Vé. Maintenant j’ai un carton boulevard Rochechouart. – Ne t’inquiète pas pour cette nuit, on t’a trouvé un hôtel pas cher. On te place en garde à vue. Après la guitare, le violon. – Et comme on ne veut pas te voir vieillir à la Santé, on va te balancer dans le premier charter pour la Moldavie. – Syldurie. » Il a fallu quelques secondes à Lynda pour réagir : « Euh ! Non ? C’est vrai ? Je vais rentrer chez moi ? Et aux frais de la princesse ? -quoique dans cette affaire, la princesse, c’est moi-. Ce n’est pas une blague ? Je vais rentrer au pays ? – Et ça ne va pas traîner. – Oh ! Mon petit Fabien ! Vous êtes un amour de gallinacé. » 125 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda Oubliant la crainte et le respect qu’impose l’uniforme, elle enroula ses bras autour du cou de Fabien et couvrit sa joue de baisers retentissants, ce qui déplut profondément à sa compagne de patrouille. « Alors là ! Vraiment, elle exagère. Et toi tu la laisses faire ! On en reparlera au commissariat. – Mais tu es tout rouge, mon petit poulet. C’est la première fois qu’une fille t’embrasse ? – Attends un peu, pintade, que je te déplume. Mon collègue, il connaît les règles de la galanterie. Il ne cognera jamais sur une fille. Mais moi je n’ai pas ce problème. Deux ou trois coups de matraque sur ton joli crâne, ça devrait te remettre les idées dans l’ordre. En plus, je ne risque pas d’endommager ta cervelle, tu n’en as pas. – Fabienne, tu es dure avec elle. – Allez ! Embarque-moi ça ! » Fabien dut se résoudre à passer les menottes à la jeune fille, que Fabienne poussa sans ménagement vers la sortie. « Eh ! Ma guitare ! Bande de sauvages ! – Occupe-toi de ses affaires ! » Il semble que dans ce duo, c’est la jeune femme qui donne les ordres. Fabien ramasse en hâte le sac et la guitare de sa prisonnière. Fabienne l’empoigne dans le dos par son blouson et la pousse en avant avec brutalité. « Eh ! Dites ! Les nuls en géographie ! Ne vous gourez pas d’avion. Moi c’est la Syldurie. Pas la Tchétchénie. La Syldurie. – La ferme ! » lui crièrent-ils à l’unisson. André Fillion 126 Les Bagarres de Lynda Chapitre XIX La verrière Lynda resta quelques jours en garde à vue. Elle dormit au chaud, mangea à sa faim. Elle aurait dû se faire arrêter plus tôt. Elle subit quelques interrogatoires, puis la République décida qu’elle avait suffisamment de clandestins et de sanspapiers à s’occuper pour en rajouter avec une fêlée qui se prenait pour une princesse royale. Il fut donc décidé de l’éjecter du territoire le plus rapidement possible. Pour une fois, l’administration travaillait vite. En moins d’une semaine, elle fut conduite en camion blindé à l’aéroport Charles de Gaulle, puis menée dans l’avion, entourée de deux gendarmes, les mains menottées derrière le dos comme une criminelle. Arrivés à Sofia, ils la sortirent de l’avion et lui libérèrent les poignets. À sa grande surprise, ils l’abandonnèrent sur le tarmac et reprirent place à bord. « Et moi ! Qu’est-ce que je fais, maintenant ? – Toi ? Tu te débrouilles. – C’est gai ! » Plus de 400 kilomètres séparent Arklow de la capitale bulgare. La route traversait des régions montagneuses, presque inhabitées, les chaussées étaient souvent étroites et dégradées. 127 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda Lynda saisit ses bagages et se mit à marcher vers la sortie de l’aéroport. Ses semelles, de plus en plus usées, laissaient entrer sous ses pieds les graviers qui la meurtrissaient. Elle s’éloigna de la ville, voyageant d’abord en auto-stop. Puis, son expédition devint plus difficile : à pied, en tracteur-stop, parfois même en voiture à cheval, dormant dans les granges, mendiant du pain, volant des pommes, rossant quelques voyous, chassée à coups de fourche par des paysans… Pendant ce temps, rien n’avait changé au palais du roi. Waldemar, qui paraissait vieilli de vingt ans dans son fauteuil roulant, noyait ses regards dans la verrière. Wladimir se tenait à l’écart, dans ses livres. Éva, debout près de son père, en avait assez. « Père, je suis si triste de te voir dans cet état. Le docteur Ivanov te l’a encore dit : tu devrais quitter Arklow, partir dans les montagnes, changer de décor. Oublier. Oublier surtout. – Comment pourrais-je oublier, ma pauvre fille ? Comment le pourrais-je ? – Souviens-toi qu’il y a un an seulement, tu étais encore capable de monter à cheval. En quelques semaines, tu es devenu un vieillard. Depuis que ce monstre est parti au loin, tu as perdu le goût de la vie. – Comme tes mots sont durs ! Lynda n’est pas un monstre, c’est une adolescente frivole. Elle ignore tout de la vie. J’ai bien voulu la lui enseigner, mais je suis un piètre professeur. Elle s’est échappée du foyer, avide de liberté. Ce monde cruel qui nous environne lui fera connaître ce que je n’ai pas su lui apprendre. Elle reviendra, meurtrie, les ailes brisées, implorant notre secours. André Fillion 128 Les Bagarres de Lynda – Elle ne reviendra pas. Pourquoi t’obstiner ? Écoute les conseils de ton médecin : pars en vacances, ne pense plus à elle. Oublie-la. Elle nous a fait trop de mal. Tu partiras en fauteuil roulant, tu reviendras en galopant. – Je ne partirai pas. Je resterai devant cette verrière jusqu’à ce qu’elle revienne. Je veux être ici pour l’accueillir. – Ton entêtement nous tuera. – Elle a fêté ses dix-neuf ans, à présent. Comme elle a dû changer ! Et j’espère qu’elle a mûri. Tu sais, la jeunesse est un défaut dont on se corrige un peu tous les jours. Tu seras étonnée quand elle reviendra. Son caractère se sera forgé. Elle sera plus juste, moins égoïste. Elle aura un peu de gratitude envers son vieux père. – Ce qu’il faut entendre ! La gratitude, la reconnaissance, l’amour du prochain, ce sont des mots absents de son dictionnaire. Tout ce qu’elle connaît, c’est le désir : désir de posséder, désir d’écraser, désir de briser, désir de tourmenter. Ah ! Pauvres de nous ! – C’est vrai. Mais rappelle-toi cette parole : “ Dieu fait grâce aux humbles et résiste aux orgueilleux. ” Lynda a dû la sentir, cette résistance. C’est la seule qui puisse l’arrêter : la résistance de la grâce. Elle aura de belles expériences à nous conter quand elle reviendra. – Père, elle ne reviendra pas. Elle ne reviendra plus. Tu l’attends depuis si longtemps. Chaque jour, du matin au soir, devant cette baie vitrée, à regarder au loin. Tu ne fais plus rien d’autre. Chaque jour, tu crois la voir au fond du parc, et c’est un jardinier ou un domestique. Père, je ne veux pas ajouter à ta tristesse, mais tu sais bien ce qui se dit dans toute la Syldurie : on prétend qu’elle s’est suicidée dans le métro parisien. D’autres rumeurs affirment qu’elle a 129 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda été assassinée dans des circonstances mystérieuses. Abandonne cet espoir d’un chimérique retour. – Voilà des rumeurs qui se contredisent. Et comme toute rumeur, ce sont des mensonges. Je suis bien convaincu qu’elle est vivante, et toujours aussi belle. Tant que je n’aurai pas vu son corps gracieux étendu dans le bois d’un cercueil, je croirai qu’elle est en vie. Et je resterai immobile, dans ce fauteuil d’invalide, devant ce verre, résigné, attendant ce jour merveilleux. – Un jour merveilleux pour toi, mais pour moi ce sera un jour de deuil. J’ai trop de peine à te voir languir d’amour pour cette harpie. Tu sais combien je la hais. Depuis ce jour où elle m’a... ah ! Mon Dieu ! J’ai les joues en feu quand je repense à ces gifles. La douleur, l’humiliation... – Éva ! Ma pauvre fille ! Voilà une rancune bien amère pour une malheureuse paire de gifles. – J’ai cru sentir ma tête éclater sous la force de ses mains. – Elle m’a fait bien plus de mal qu’à toi. Je devrais la haïr davantage. Est-ce qu’elle ne m’a pas humilié, moi ? Mon peuple me montre du doigt comme un père lâche et un roi pusillanime. Ne m’eut-elle volé que mon argent ! Elle m’a volé mon honneur, mon espérance, mon amour de père. Elle m’a aussi volé ma vie et ma santé. C’est à cause de sa cruauté que je suis devenu cette loque impotente. Toi, tu deviendras bientôt une jeune reine, pleine de vigueur et d’intelligence. Moi, je suis anéanti, sans espoir. Et pourtant, je l’aime, et je l’aimerai jusqu’à ma mort. C’est ma fille, que ta mère bien-aimée a enfantée dans la souffrance et la tendresse. Haïr Lynda, ce serait me haïr moi-même. – C’est elle qui remplit ta vie. Toujours elle ! Et moi qui suis-je ? Ne suis-je pas aussi ta fille ? Est-ce que ma mère ne André Fillion 130 Les Bagarres de Lynda m’a pas enfantée dans la souffrance et la tendresse, moi aussi ? Je ne compte donc pas pour toi ? Que faut-il que je fasse pour que tu comprennes que j’existe ? Dois-je te faire pire que ce qu’elle t’a fait ? Que dois-je faire ? J’ai toujours été auprès de toi. Toute petite fille déjà, j’ai obéi à tes ordres. Que dis-je ? À tes caprices. Alors que l’autre ruait comme une petite jument. J’ai toujours pris plaisir à faire ta volonté, à te choyer, à te cuisiner de bons petits plats, à te soigner quand tu étais malade. Est-ce que tu m’as aimée, moi ? Qu’est-ce que je suis pour toi ? La princesse héritière ? Le dernier recours de la dynastie ? Mais moi je m’en moque, de la dynastie, et je m’en moque du trône de Syldurie. Ce que je réclame, c’est un peu d’amour et d’attention. Mais tout l’amour que tu possèdes, tu l’as donné à cette vipère. » Le visage amaigri du vieil homme se colorait de joie lorsqu’il parlait de sa fille perdue et de l’espoir profond de la retrouver. Celui d’Éva, au contraire, se crispait. Elle s’agitait, trahissant la haine qu’elle avait nourrie envers sa jeune sœur et l’exaspération de voir son père s’obstiner à l’aimer. « Éva, ma pauvre enfant ! Qui t’a fait croire une telle chose ? Je ne t’aimerais pas suffisamment, moi ? Si je n’ai pas su te le montrer, ou si je t’ai offensée, je te supplie de me le pardonner. Je t’implore, ne me garde pas cette amertume. – Supplier, implorer, ramper. Voilà le roi de Syldurie ! Toujours face contre terre ! – Enfin, mon pauvre amour, tu devrais me comprendre. J’ai la chance de t’avoir tous les jours à mes côtés, de pouvoir contempler à chaque instant ton visage qui me console, bénéficier à chaque instant de ta bienveillance et 131 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda de ta gentillesse. Tandis que Lynda, ta pauvre petite sœur, est allée elle-même plonger dans une piscine remplie de requins. Trouves-tu indécent que je m’inquiète pour elle ? – Lynda ! Lynda ! Lynda ! Lynda ! Encore Lynda ! Toujours Lynda ! Je te parle de moi. Pour la millième fois j’essaie d’attirer ton attention, et tu me reparles de Lynda. Il y a une frontière interdite, et tu l’as franchie. Je hais Lynda, et je te hais aussi, parce que tu ne vis que pour elle. C’est elle qui vit en toi. Tu es devenu cet être que j’exècre. Pour moi Lynda est morte, et toi, tu mourras bientôt, et Lynda aura enfin cessé d’exister dans ma vie. Je serai enfin libérée. » Il se fit un profond silence. Éva, la vertueuse princesse, avait-elle bien pris conscience de la gravité de ses paroles ? Wladimir, gêné, faisait semblant de ne pas entendre. Le Roi releva enfin la tête alourdie par ce nouveau chagrin. « J’ai été assassiné deux fois : par elle il y a un an, et par toi aujourd’hui. Un vieillard peut-il survivre à deux coups de poignard dans le cœur ? » Puis, faisant pivoter son fauteuil roulant, il se tourna vers Wladimir, toujours le nez enfoui dans ses recherches. « Maître Wladimir, vous venez d’être témoin de ce déplorable incident. – Bien malgré moi, Sire. La vie familiale de Votre Majesté ne me concerne pas, mais tout en vaquant à mes études, j’ai entendu votre conversation. – Et quelle est votre opinion ? – L’humble instituteur que je suis n’est pas qualifié pour juger des affaires royales, et je suis bien embarrassé pour donner mon avis. Certes, l’attitude de la princesse Éva est infiniment regrettable. Néanmoins, je pense que Son Altesse a prononcé ces paroles malencontreuses sous la André Fillion 132 Les Bagarres de Lynda pression de la colère, et qu’elles ne sont pas le reflet de sa pensée. » Hélas, c’est en vain que le philosophe avait tenté de tempérer la situation. Éva donnait libre cours à sa haine, si longtemps réfrénée : « Ce sont des paroles qui blessent et qui tuent. Mais j’ai trop longtemps attendu pour les dire. Comme un volcan retient son feu dans le ventre de la terre, j’ai laissé ma colère et ma haine s’échauffer au fond de mon cœur. Jusqu’au jour où la masse de rochers cède sous la pression de la lave. C’est maintenant le jour de l’éruption, et le jour de la dévastation. – Le roi Waldemar n’a plus de filles, » répondit le père, des sanglots dans la voix, « et la Syldurie n’a plus de reine. Une telle trahison ne peut se concevoir. Maître Wladimir, rédigez s’il vous plaît l’acte qui écartera la princesse Éva de ma succession au royaume. Je n’aurai plus qu’à signer de mon sceau. – La royauté ne m’intéresse pas, » dit la princesse avec dédain. « Le jugement de Votre Majesté n’est-il pas un tant soit peu sévère ? – Je vous en prie, maître Wladimir. Cette décision est cruelle pour moi aussi. » Obéissant à son roi, Wladimir tira du tiroir du bureau où il travaillait une feuille de ce même papier à en-tête royal qui offrait à Lynda une richesse presque intarissable. Celui-ci allait porter dans ses lignes la disgrâce d’Éva. Le servant rédigea, le Roi signa. Le pli fut cacheté irrévocablement. 133 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda « Sire, » avança le savant en lui tendant la lettre, « permettez-moi seulement une question : qui vous succédera sur le trône de Syldurie ? – Lynda. – Lynda ne reviendra pas, » insistait cruellement Éva. « Elle est morte. » Toutes ces émotions avaient donné à Waldemar un semblant de vigueur, son visage paraissait moins ridé, ses mains s’agrippaient aux accoudoirs de son fauteuil d’invalide et il paraissait même oublier sa paralysie et tenter de se tenir debout. « Lynda est vivante, » riposta-t-il avec dans la voix l’assurance que donne l’espoir. « Elle reviendra. Elle régnera. Et je pourrai la serrer dans mes bras avant de mourir. – Et si elle ne revient pas ? – Au cas où ma pauvre fille aurait raison, et si je meurs avant son retour, Dieu décidera entre une nouvelle dynastie ou une république. » André Fillion 134 Les Bagarres de Lynda Chapitre XX L’heure du veau gras Des bruits confus et des éclats de voix venus de l’extérieur interrompirent ce pénible entretien. « Que se passe-t-il encore ? » dit Éva agacée en allant vers la porte. Mais avant qu’elle ait pu ouvrir, le sergent Borowitch entra, tout agité. « Eh bien ! Soldat ? » dit le Roi. « Que signifie cette agitation ? – Sire, une jeune fille déguenillée s’est introduite dans le palais. – Alors, chassez-la, Sergent ! » s’interposa la princesse de plus en plus irritée. « Ce n’est pas une petite vagabonde qui va vous effrayer ! – C’est que... cette fille prétend être la princesse Lynda. » Personne ne disait mot. On lisait la stupeur sur tous les visages. Celui de Waldemar s’illuminait, mais il craignait d’être déçu. Si cette jeune fille n’était qu’une vagabonde, il en mourrait pétrifié. « Mais, sergent Borowitch. Vous avez déjà vu Lynda. Vous connaissez son visage. Si c’était elle, vous l’auriez reconnue. 135 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda – À vrai dire... elle lui ressemble un peu. Elle a les mêmes yeux. » Le militaire était extrêmement troublé. Personne au château n’avait oublié les yeux superbes de la princesse. Aucun doute ne lui était possible. La mendiante qui avait escaladé la grille ne pouvait être aucune autre. « Faites-la entrer, » dit le Roi. Le sergent introduisit la jeune aventurière dans le salon. C’était bien Lynda, mais comme elle avait perdu de sa superbe ! Ses pieds étaient nus et enflés, car ses chaussures n’avaient pas survécu à la marche forcée. Ses habits étaient usés, imprégnés de sa sueur. Son visage terreux était vieilli et enlaidi par la fatigue, ses cheveux collés par la transpiration et la poussière ne donnaient nulle envie d’y passer la main. Seuls ses yeux avaient gardé leur beauté. Elle déposa sur le plancher son sac à dos et sa guitare. Oubliant son handicap, le vieux roi se leva, marcha en claudiquant et alla se jeter dans les bras de sa fille. Ses mains collaient à ses cheveux tant ils étaient sales. Il prononça son nom avec passion : « Lynda ! – Père ! – C’est bien elle ! » s’exclama Borowitch ému. « C’est ma princesse ! » Plus personne ne prêtait attention à Éva. « Que va-t-elle faire de moi ? » pensait-elle avec angoisse. « Je suis perdue. Il est temps qu’à mon tour je disparaisse. » Et elle fit quelques pas à reculons vers la petite porte. En cette méchante petite sœur, elle voyait sa pire ennemie. Elle l’imaginait déjà, devenue reine, rétablir la peine de mort et André Fillion 136 Les Bagarres de Lynda l’autocratie. Elle se voyait déjà jetée au cachot en pâture à des geôliers cruels qui l’auraient torturée et violée avant de la mener sur l’échafaud. Elle envisageait d’aller se tirer une balle dans la tempe. Mais la curiosité l’emportant sur la peur, elle resta debout près de la petite porte, celle qu’on ne remarque pas et ne franchit jamais. « Mon père, » lui dit Lynda en collant sa tête contre sa poitrine, « comme tu as blanchi ! Comme ton front s’est ridé ! C’est à cause du chagrin que je t’ai donné. – Aujourd’hui je t’ai retrouvée, je retrouve aussi ma jeunesse. – Père, punis-moi comme je le mérite. J’ai une lourde dette à payer. Je te rembourserai. Je travaillerai toute ma vie, jour et nuit comme une esclave. J’irai creuser dans les mines de cuivre, et c’est encore trop bon pour moi. – Ne dis pas de sottises, ma petite fille. Ta mauvaise conduite est pardonnée, ta dette est apurée. Ainsi tu n’as pas été égorgée par un malfrat, tu ne t’es pas jetée sous une rame de métro. Les rumeurs te disaient morte, et tu es bien en vie. Laisse-moi regarder ton visage. Tu n’as pas beaucoup changé. Tu as toujours d’aussi beaux yeux. Ils vont réduire tous les petits marquis de la cour à ta merci. – Oh ! Père ! » Puis, après un court silence : « C’est donc vrai, tu m’aimes toujours autant ? – Je n’ai jamais cessé de t’aimer. Ce soir, nous allons faire une fête digne des Pharaons pour célébrer ton retour. 137 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda – Oh ! Père ! Non ! Et ta promesse de ne plus dilapider le trésor public à des futilités ? – Juste une toute petite fois. » Après de longs moments d’étreintes, Lynda quitta les bras de son père pour se tourner vers Wladimir. Les jambes de Waldemar, qui ne le portaient plus depuis des mois, se fatiguaient. Il reprit sa place dans sa chaise d’invalide. « Maître Wladimir. Je n’ai pas le courage de vous regarder en face. J’ai été vraiment détestable à votre égard. Oserai-je vous demander de me pardonner ? – Altesse, j’ai toujours aimé votre intelligence, votre espièglerie, votre vivacité d’esprit, vos reparties percutantes et incisives à la fois, ces vérités qui nous font mal quand on les reçoit en plein visage. Je reconnais tout de même que la dernière fois, vous avez frappé un peu fort. Vouloir me piétiner les dorsales ! Ces jeux-là ne sont plus de mon âge. – Dois-je comprendre que vous me pardonnez ? Oh ! Merci ! Vous êtes un bon maître. » Et ce disant, oubliant qu’il était, justement, un maître, elle alla sans retenue se jeter dans ses bras. « Quand est-ce que je reprends les cours de grec ? Nous en étions restés à l’enclitique et au proclitique. – Qui rendent Votre Altesse neurasthénique et lui donnent la colique. » Cette réplique du maître, qui avait bonne mémoire, fit rire toute l’assistance, sauf Éva, bien entendu. « À vous aussi, Sergent Borowitch, je demande pardon. Je vous ai fait punir pour un caprice auquel vous ne m’avez pas cédé. Vous en avez pris quinze jours. André Fillion 138 Les Bagarres de Lynda – C’est vrai, Altesse, je m’en souviens. Quinze jours pendant lesquels j’ai fait les quatre cents coups dans la caserne, avec mes copains. On s’est bien amusés. Je vous en suis vraiment reconnaissant. – À ce que j’apprends, vous êtes un joyeux fêtard. » Elle offrit au militaire un baiser sur la joue qui le fit rougir. « Rassurez-vous, » dit-elle, un rien moqueuse, « je fais toujours cet effet-là aux messieurs en uniforme. » Puis elle s’avança vers sa sœur, qui n’avait toujours pas exécuté son projet d’aller se griller la cervelle, mais qui n’avait pas non plus quitté sa place, proche de la sortie. « Et toi, ma pauvre Éva, que j’ai battue et martyrisée. Combien je regrette ces gifles que je t’ai données ! Rendsles-moi ! N’aie pas peur de frapper. Mes joues sont à toi. » Lynda s’élança vers elle pour l’étreindre. « Ne me touche pas. Tes mains sont sales, et tu pues. » C’est vrai qu’elle ne sentait pas la lavande, notre Lynda ! Cruellement humiliée, elle répondit simplement, baissant la tête : « Il n’y a pas que ma peau qui est sale et qui sent mauvais. Mon cœur aussi. » « Qu’est-ce qui m’arrive ? Je ne me sens pas bien, » dit soudain Waldemar. Il crispa son visage, tenant la main sur son cœur. « Je comprends... l’effort pour me lever... une telle émotion. Ma poitrine ! Ça me serre. Éva, étends-moi sur mon lit. Borowitch, allez chercher le docteur Ivanov. Lynda, va prendre une douche, je veux que tu sois belle pour mon enterrement. » 139 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda Aussitôt, le Roi fut reconduit à sa chambre, on alla promptement quérir le médecin royal. Lynda partit se laver. Wladimir, à qui aucun ordre n’avait été donné, resta seul dans la vaste salle. Il méditait sur ce singulier événement. Le retour de l’enfant perdu produisant un bonheur presque unanime. Cet enfant qui était mort et qui revient à la vie. Il pensait avec inquiétude au bon roi Waldemar : son cœur fatigué allait-il résister ? Lynda devrait-elle aujourd’hui même changer ses haillons contre un manteau royal ? Il essayait de comprendre l’attitude d’Éva. Comme elle l’avait déçu ! Sous cette couverture de gentillesse, de sens moral et de piété se cachaient tant de jalousie, de haine et de rancune ! Il suffit donc d’une pincée de levain pour faire lever toute la pâte. Et voici notre petite Lynda ! Celle qui a tant su se faire haïr sait maintenant se faire aimer. Curieux changement : les gentils deviennent méchants et les méchants deviennent gentils. Au bout d’un long moment, la porte s’ouvrit. Éva entra. Le médecin avait ordonné qu’on le laissât seul avec son malade. Seul auprès d’elle, Wladimir se sentait gêné. Ils ne se regardaient pas, se parlaient encore moins. Lynda revint beaucoup plus tard. Il faut dire qu’elle avait mis du temps à s’astiquer et que le résultat méritait bien l’attente. C’était à présent une vraie princesse telle qu’en rêvaient autrefois les enfants, enveloppée dans une belle et longue robe bleue, les cheveux tressés avec soin, le visage frais, les lèvres et les yeux maquillés avec discrétion. Wladimir ne put retenir son admiration : « Altesse, comme vous voilà élégante ! Et votre parfum est exquis. » André Fillion 140 Les Bagarres de Lynda Lynda répondit à son maître par un sourire plein de charme. Elle alla se placer à distance de sa sœur. Chacune d’elle regardait la pointe des chaussures de l’autre. Le silence était lourd. Enfin, ce fut le docteur Ivanov qui pénétra dans la salle. « Vos Altesses, je suis désolé, Sa Majesté a vécu. Il s’est éteint tranquillement, sans souffrance. C’est un infarctus du myocarde. Son visage reflétait la paix. Avant de nous quitter, il m’a parlé de sa relation avec Dieu, de sa certitude d’avoir fait les bons choix pour sa vie et d’aller à la rencontre du Seigneur. Mais ses dernières paroles ont été pour Vos Altesses. Il m’a chargé de vous dire combien il vous aimait, toutes les deux, et combien il espère vous voir continuer la marche sans lui, animées d’un même amour. – Je vous remercie, docteur Ivanov, » lui répondit Éva. « Veuillez nous laisser seules. Vous aussi, maître Wladimir. S’il vous plaît. » Voici les deux sœurs ennemies maintenant face à face. Aucune n’osait regarder l’autre dans les yeux ni lui adresser la parole. Lynda parla enfin : « C’est moi qui l’ai tué. » Il y eut encore un silence pesant et interminable. Puis Éva dit enfin, d’un timbre mal assuré : « Tu ne dois pas te juger coupable. Je suis la véritable parricide. Tu as frappé la première, mais je lui ai porté le coup mortel. – Éva, tu es la seule à me refuser ton pardon. Faut-il que je te supplie ? – C’est inutile. 141 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda – Alors, je ne te supplierai pas. Je dois être punie pour mes fautes, j’accepte la sanction. Te voilà reine, à présent, et je suis ta prisonnière. Voici mon cou, livre-le à la hache du bourreau. » Ainsi parlant, elle incline son corps et projette en avant son buste et sa magnifique chevelure, dégageant sa nuque. – Tu sais très bien qu’il n’y a plus de bourreau en Syldurie. Père a mis le dernier en retraite anticipée. D’autre part, j’ai une bonne nouvelle pour toi. Je suis tombée en disgrâce. Ce qui signifie que tu es la nouvelle reine de Syldurie. Cela signifie aussi que je suis à ta merci. Je n’attends aucune pitié de ta part. – Que dis-tu ? » À partir de cette exclamation, les deux filles, inconsciemment, commencent à se rapprocher l’une de l’autre. « Je comprends ta surprise, Lynda. Je ne suis plus la petite princesse bien aimée. C’est ton front qui portera la couronne. – Comment est-ce possible ? – Je ne t’ai pas pardonné, tu n’as aucune raison de pardonner la haine que j’ai accumulée contre toi. – Mais quel crime as-tu donc commis ? – J’ai trop honte pour le dire. Surtout à toi. Si tu étais arrivée un quart d’heure plus tôt, et si tu avais entendu ce que j’ai dit à notre père, tu m’aurais au moins assommée, avec quelques-unes des gifles dont tu possèdes le secret. Et je les aurais méritées, celles-ci. – De quel droit oserai-je te juger, envisager de te punir à plus forte raison ? André Fillion 142 Les Bagarres de Lynda – La jalousie. Voilà ce qui m’a perdue. Je t’ai toujours enviée. Ta beauté, ton intelligence, ta belle voix, ton habileté à manipuler tout le monde. Quand tu es partie, j’étais la seule à m’en réjouir. Te voilà de retour, je suis la seule à m’en lamenter. – Nos caractères sont différents, c’est vrai, » répondit Lynda émue, « mais j’aurais lieu, moi aussi, d’envier tes qualités. Tu te déprécies, surtout quand tu te crois moins belle que moi. – C’est vrai que tu sens bon. – J’ai aussi parfumé mon cœur. » En effet, Éva et Lynda, maintenant toutes proches, peuvent se sentir et se toucher. Lynda reprit après un silence : « Te souviens-tu de cette histoire du fils perdu ? L’ingratitude et la méchanceté du jeune homme. Son arrogance. L’attrait du pays lointain. La disette. Les cochons. Et le retour, la tête entre les jambes. C’est mon histoire. Tu te rends compte ? Jésus a raconté ma vie à tous ceux qui voulaient bien l’écouter. – Il a aussi raconté la mienne : ce grand frère égoïste, hypocrite et borné. Voilà bien mon portrait sans retouche. – Je t’aime, grande sœur. Est-ce que tu refuses toujours de m’embrasser, maintenant que je suis toute propre ? » Les jeunes princesses s’embrassèrent longtemps. Chacune d’elle avait enfin trouvé la paix. « Ma petite Lynda. Je te retrouve enfin ! Faut-il que le deuil vienne assombrir ce jour de Joie ? – Nous serons bientôt réunis, avec notre mère aussi. Nous ne sommes que des stagiaires sur cette terre. – Tu as raison. 143 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda – J’ordonnerai qu’on nous construise un trône à deux places. – Tu voudrais que nous dirigions le royaume ensemble ? En tandem ? – N’est-ce pas une merveilleuse idée ? – Oh ! Non ! La politique n’est pas ma passion. Je me suis tourmentée pendant des années à l’idée de devoir régner un jour. Et toi, tu as un caractère trempé comme une épée. Tu sauras faire taire ces maudits marquis avides de pouvoir. C’est vraiment une chance pour la Syldurie que je sois écartée de la couronne. Tu seras une reine bien meilleure que moi. J’ai une autre vocation. J’écrirai des livres utiles pour l’instruction du peuple. Je visiterai les malades dans les hôpitaux. J’irai dans les quartiers pauvres apporter du pain et du réconfort. – Et moi je poursuivrai la tâche que Père avait entreprise. Je combattrai la pauvreté, l’injustice et l’obscurantisme. – Ce voyage à Paris t’a transformée, et il m’a ouvert les yeux. – “Ta archaïa parelphen, idou gegonen kaïa ta panta.” – Pardon ? – “Les choses anciennes sont passées, toutes choses sont devenues nouvelles.” » André Fillion 144 Les Bagarres de Lynda Et après ? Le lecteur aura reconnu dans cette histoire la célèbre parabole du Fils prodigue. Voici maintenant notre héroïne, après tant de luttes et de déconvenues, accueillie dans la grande famille des enfants de Dieu. Par ailleurs, elle devient, à dix neuf ans, souveraine d’un obscur petit royaume (Syldavie, Bordurie, j’ai bien sûr pensé à Hergé). Mon récit se termine ici mais les aventures de Lynda ne font que commencer ; d’autre bagarres l’attendent au tournant. Je vous invite la retrouver dans mes publications : Sylduria (Éditions Bénévent) Le Chemin des Philosophes (Thebookedition.com) Ligérie (Thebookedition.com) Le Beau Danube noir (en projet, titre non définitif) Venez me retrouver sur lilianof.fr 145 Éditions Mil Gracias Les Bagarres de Lynda Table des matières Chapitre Premier La Syldurie ................................................... 3 Chapitre II Lynda ...................................................................... 7 Chapitre III Waldemar ........................................................... 11 Chapitre IV Wladimir ............................................................. 15 Chapitre V Éva ........................................................................ 19 Chapitre VI Une altercation................................................... 23 Chapitre VII La leçon de grec ............................................... 33 Chapitre VIII La rupture ........................................................ 41 Chapitre IX Elvire ................................................................... 49 Chapitre X Cinéaste et financier ........................................... 59 Chapitre XI Cyril des Gadéseaux .......................................... 67 Chapitre XII Parachute en torche ......................................... 75 Chapitre XIII Lynda s’énerve ................................................ 81 Chapitre XIV Julien ................................................................ 89 Chapitre XV Mamadou .......................................................... 95 Chapitre XVI Mohammed ................................................... 105 Chapitre XVII La Parabole de la fille prodigue ................ 113 Chapitre XVIII Fabien et Fabienne.................................... 119 Chapitre XIX La verrière ..................................................... 127 Chapitre XX L’heure du veau gras ..................................... 135 Et après ? ................................................................................ 145 André Fillion 146