pauses philo - Bibliothèque Colmar

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pauses philo - Bibliothèque Colmar
Je dépense donc je suis
Première pause philo, mardi 4 décembre 2012.
Bibliothèque PMC de Colmar, animée par Pierre Labrousse
Je dépense parce qu’on m’y dispose…
"C'est le même événement qui se produit avec l'invasion des images, non seulement celles
qui sont diffusées par la télévision ou le cinéma, mais celles de la publicité par exemple,
qui n'est plus la publicité neutre et immobile des affiches sur les murs, mais la publicité
mobile et active des panneaux publicitaires animés, donc forcément attractifs. Les images
en même temps accaparent l'attention et la dispersent. L'homme est saisi par un univers de
possibles dérisoires et massivement imposés. Bien entendu je ne veux pas du tout dire que
telle publicité conduit l'acheteur à acheter le produit. Ce n'est pas la question. Mais la
multiplicité de ces images envahissantes disperse, dilue l'homme dans un univers
complètement factice. Il n'y a là encore aucune réflexion, aucun choix, aucune délibération
possibles. Or, cette publicité n'est en rien innocente. Si elle réussit, c'est qu'elle rend
compte de la réalité de l'homme moderne, de ses manques, de ses désirs. Et quand nous
analysons les thèmes principaux, nous apercevons que, d'une part, il y a le thème de la
violence (très remarquable, des séries publicitaires pour des objets divers, mais tournant
toutes autour de l'impératif : « Soyez modernes », et toutes avaient pour image
fondamentale des images d'agressivité, de conquête, de puissance, de violence), d'autre
part, s'il y a beaucoup moins de publicité autour de l'homme ou de la femme idylliquement
heureux, beaux, etc., il y a tout un courant publicitaire sur l'amitié, la convivialité, la
familiarité... précisément au sujet de ce qui l'évoque le moins".
Jacques Ellul l'invasion de la publicité, Le Bluff technologique, Hachette,
pluriel, p. 394-395.
Or la pub suscite notre désir parce qu’il est spontanément mimétique chez
l’être humain : Girard.
"En observant les hommes autour de nous, on s'aperçoit vite que le désir mimétique, ou
imitation désirante, domine aussi bien nos gestes les plus infimes que l'essentiel de nos
vies, le choix d'une épouse, celui d'une carrière, le sens que nous donnons à l'existence. Ce
qu'on nomme désir ou passion n'est pas mimétique, imitatif accidentellement ou de temps à
autre, mais tout le temps. Loin d'être ce qu'il y a de plus nôtre, notre désir vient d'autrui. Il
est éminemment social... L'imitation joue un rôle important chez les mammifères
supérieurs, notamment chez nos plus proches parents, les grands singes ; elle se fait plus
puissante encore chez les hommes et c'est la raison principale pour laquelle nous sommes
plus intelligents et aussi plus combatifs, plus violents que tous les mammifères. L'imitation,
c'est l'intelligence humaine dans ce qu'elle a de plus dynamique ; c'est ce qui dépasse
l'animalité, donc, mais c'est ce qui nous fait perdre l'équilibre animal et peut nous faire
tomber très au-dessous de ceux qu'on appelait naguère « nos frères inférieurs ». Dès que
nous désirons ce que désire un modèle assez proche de nous dans le temps et dans
l'espace, pour que l'objet convoité par lui passe à notre portée, nous nous efforçons de
lui enlever cet objet et la rivalité entre lui et nous est inévitable. C'est la rivalité
mimétique. Elle peut atteindre un niveau d'intensité extraordinaire. Elle est responsable de
la fréquence et de l'intensité des conflits humains, mais chose étrange, personne ne parle
jamais d'elle. Elle fait tout pour se dissimuler, même aux yeux des principaux intéressés, et
généralement elle réussit".
Girard, Celui par qui le scandale arrive, p. 18-19.
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Mode : elle apparaît là où l’habit traditionnel et l’uniforme de fonction ont
disparu. Elle apparaît là où l’habit de cour chasse la cuirasse militaire et la
bures, là où, plus récemment, les élèves ont été libérés de la blouse, les paysans
de leurs sabots, les ouvriers de leur « bleu de travail ». Curieusement la mode
commence en se libérant des convenances mais elle s’instaure en en créant de
nouvelles. Comme si l’homme avait du mal à échapper à tout grégarisme : on
ne sait que remplacer une convenance par une autre. Consommation,
dépense : expression sociales du désir.
La critique du désir, vanité, puits sans fond, tonneau percé n’a rien de
nouveau : Platon,
« Socrate — Bien. Allons donc, je vais te proposer une autre image […]. En
effet, regarde bien si ce que tu veux dire, quand tu parles de ces deux genres
de vie, une vie d’ordre et une vie de dérèglement, ne ressemble pas à la
situation suivante. Suppose qu’il y ait deux hommes qui possèdent, chacun, un
grand nombre de tonneaux. Les tonneaux de l’un sont sains, remplis de vin, de
miel, de lait, et cet homme a encore bien d’autres tonneaux, remplis de toutes
sortes de choses. Chaque tonneau est donc plein de ces denrées liquides qui
sont rares, difficiles à recueillir et qu’on n’obtient qu’au terme de maints travaux
pénibles. Mais, au moins, une fois que cet homme a rempli ses tonneaux, il n’a
plus à y reverser quoi que ce soit ni à s’occuper d’eux ; au contraire, quand il
pense à ses tonneaux, il est tranquille. L’autre homme, quant à lui, serait aussi
capable de se procurer ce genre de denrées, même si elles sont difficiles à
recueillir, mais comme ses récipients sont percés et fêlés, il serait forcé de les
remplir sans cesse, jour et nuit, en s’infligeant les plus pénibles peines. Alors,
regarde bien, si ces deux hommes représentent chacun une manière de vivre,
de laquelle des deux dis-tu qu’elle est la plus heureuse ? Est-ce la vie de
l’homme déréglé ou celle de l’homme tempérant ? En te racontant cela, est-ce
que je te convaincs d’admettre que la vie tempérante vaut mieux que la vie
déréglée ? Est-ce que je ne te convaincs pas ? »
Platon, Gorgias, 493d-494a
Rousseau…
« Tant qu'on désire, on peut se passer d'être heureux ; on s'attend à le devenir : si le
bonheur ne vient point, l'espoir se prolonge, et le charme de l'illusion dure autant que la
passion qui le cause. Ainsi cet état se suffit à lui-même, et l'inquiétude qu'il donne est une
sorte de jouissance qui supplée à la réalité, qui vaut mieux peut-être. Malheur à qui n'a
plus rien à désirer ! il perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède. On jouit moins de ce qu'on
obtient que de ce qu'on espère et l'on n'est heureux qu'avant d'être heureux. En effet,
l'homme, avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force
consolante qui rapproche de lui tout ce qu'il désire, qui le soumet à son imagination, qui le
lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte et, pour lui rendre cette
imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige
disparaît devant l'objet même ; rien n'embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ; on ne
se figure point ce qu'on voit ; l'imagination ne pare plus rien de ce qu'on possède, l'illusion
cesse où commence la jouissance. »
ROUSSEAU , La nouvelle Eloîse.
2
Reste à savoir pourquoi nous désirons ce que nous ne possédons pas, pourquoi
ce désir nous agite d’une perpétuelle inquiétude. La source du malheur
humain se trouve dans l’impossibilité de nous contenter de ce que nous
sommes et de ce que nous possédons.
Pascal : le divertissement
« Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les
périls et les peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre, d’où naissent tant de
querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que
tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en
repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer
chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On
n’achète une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne
bouger de la ville. Et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que
parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir. Etc. Mais quand j’ai pensé de plus
près et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs j’ai voulu en découvrir la
raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective et qui consiste dans le malheur naturel de
notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque
nous y pensons de près. »
Références : Brunschvicg 139 / Tourneur p. 205-3 / Le Guern 126 / Lafuma 136 / Sellier
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Dans le divertissement, la dépense, nous nous détournons de notre finitude
c’est-à-dire du fait d’être un moi limité, contingent, imparfait mais non
interchangeable. C’est ce que nous explique Heidegger.
L’être humain est toujours un MOI unique, un JE posé là, dans ce petit coin du vaste
monde, et je ne peux me décharger sur personne du caractère propre, unique, non
interchangeable de mon existence. Je ne peux vivre mon existence d’homme que si je me
pose la question de mon avenir, que si je me projette constamment vers ce qui m’attend,
mes possibilités (d’actions, de rencontres). C’est pourquoi, selon Heidegger, être humain
cela revient à porter l’être comme une question : projeter mon existence vers les
possibilités qui sont les miennes, à moi qui ne puis être nul autre que moi-même
(mienneté : jemandlichkeit). A l’horizon ultime de ces possibilités, erre ma possibilité la
plus propre, la plus certaine : la mort. Cette projection du moi m’est si pesante que je
souhaiterais m’en décharger, dissoudre mon moi dans l’uniformité anonyme du « on » qui
se déploie dans la « publicité ».
Heidegger, Etre et temps, § 27. L’être-Soi-même quotidien et On.
« Dans la préoccupation pour ce qu’on a entrepris avec, pour et contre les autres, se
manifeste constamment le souci d’une différence vis-à-vis des autres (…) Or ce
distancement inhérent à l’être-avec implique ceci : le Dasein, en tant qu’être-l’un-avecl’autre quotidien, se tient sous l’emprise d’autrui. Ce n’est pas lui-même qui est, les
autres lui ont ôté l’être. La discrétion des autres dispose des possibilités quotidiennes
d’être du Dasein. Ces autres ne sont pas alors des autres déterminés. Au contraire, tout
autre peut les représenter (…) L’on appartient soi-même aux autres, et l’on consolide leur
puissance. Ce sont « les autres », comme on les appelle pour masquer sa propre
appartenance essentielle à eux, qui, de prime abord et le plus souvent, sont-là » dans
3
l’être-l’un-avec-l’autre quotidien. Le qui n’est alors ni celui-ci, ni celui-là, ni soi-même, ni
quelques-uns, ni la somme de tous. t-e » qui » est le neutre, le On (…) C’est dans cette nonimposition et cette im-perceptibilité que le On déploie sa véritable dictature. Nous nous
réjouissons comme on se réjouit ; nous lisons, nous voyons et nous jugeons de la littérature
et de l’art comme on voit et juge; plus encore nous nous séparons de la « masse » comme
on s’en sépare ; nous nous indignons » de ce dont on s’indigne. Le On, qui n’est rien de
déterminé, le On que tous sont - non pas cependant en tant que somme - prescrit le mode
d’être de la quotidienneté.
Le On a lui-même des guises d’être propres. La tendance de l’être-avec que nous avons
nommée le distancement se fonde sur ceci que l’être-l’un-avec-l’autre comme tel se
préoccupe de la médiocrité. Celle-ci est un caractère existential du On (…) Tout ce qui est
original est aussitôt aplati en passant pour bien connu depuis longtemps. Tout ce qui a été
conquis de haute lutte devient objet d’échange. Tout secret perd sa force.
Distancement, médiocrité, nivellement constituent, en tant que guises d’être du On, ce que
nous connaissons au titre de « la publicité » (…) parce qu’elle est insensible à l’égard de
toutes les différences de niveau et d’authenticité. La publicité obscurcit tout, et elle fait
passer ce qu’elle a ainsi recouvert pour ce qui est bien connu et accessible à tous.
Le On est partout là, mais de telle manière aussi qu’il s’est toujours déjà dérobé là où le
Dasein se presse vers une décision. Néanmoins, comme le On pré-donne tout jugement et
toute décision, il ôte à chaque fois au Dasein la responsabilité. Le On ne court pour ainsi
dire aucun risque à ce qu’« on » l’invoque constamment. S’il peut le plus aisément
répondre de tout, c’est parce qu’il n’est personne qui ait besoin de répondre de quoi que ce
soit. C’« était » toujours le On, et pourtant, on peut dire que « nul » n’était là. Dans la
quotidienneté du Dasein, la plupart des choses adviennent par le fait de quelque chose
dont on est obligé de dire que ce n’était personne. Le On décharge ainsi à chaque fois le
Dasein en sa quotidienneté. Mais il y a plus encore : avec cette décharge d’être, le On
complaît au Dasein pour autant qu’il y a en lui la tendance à la légèreté et à la facilité, et
c’est précisément parce que le On complaît ainsi constamment au Dasein qu’il maintient et
consolide sa domination têtue.
Chacun est l’autre et nul n’est lui-même. »
4
Deuxième pause philo : la nostalgie
A Une esthétisation a posteriori
Mon enfance captive a vécu dans les pierres,
Dans la ville où sans fin, vomissant le charbon,
L’usine en feu dévore un peuple moribond :
Et pour voir des jardins je fermais les paupières...
J’ai grandi ; j’ai rêvé d’orient, de lumières,
De rivages de fleurs où l’air tiède sent bon,
De cités aux noms d’or, et, seigneur vagabond,
De pavés florentins où traînaient des rapières1.
Puis je pris en dégoût le carton du décor,
Et maintenant, j’entends en moi l’âme du Nord
Qui chante, et chaque jour j’aime d’un cœur plus fort
Ton air de sainte femme, ô ma terre de Flandre,
Ton peuple grave et droit, ennemi de l’esclandre2,
Ta douceur de misère où le cœur se sent prendre,
Tes marais, tes prés verts où rouissent les lins3,
Tes bateaux, ton ciel gris où tournent les moulins,
Et cette veuve4 en noir avec ses orphelins...
Albert Samain, 1858-1900
B Explication de Ferdinand Alquié : Le désir d’éternité. La nostalgie appartient au refus
passionnel du temps, refus du devenir qui est une poussée du présent vers l’avenir. Le devenir
véritable impose un incessant arrachement de ce que je suis à ce que j’étais, de ce que je suis
devenu à ce que je viens d’être, et de ce que je serai à ce que je suis. Le passionné s’attache à ce
qu’il voit plutôt qu’à ce qu’il entreprend, à ce qui est là et que l’écoulement du temps éloigne de lui,
plutôt qu’à ce que ses actions pourraient lui donner à l’avenir. Ce refus du temps coïncide avec un
désir irrationnel et vain d’existence. La cause de ce refus affectif tient en trois choses5.
Premièrement, le passé comporte ce que nous avons été, ce qui de nous, est acquis - ce
qui a été gagné en être sur le néant menaçant qui nous entoure et nous guète - et que l’on peut
contempler paisiblement dans une mémoire “ non localisante ” c’est-à-dire non proprement
cognitive, dans une conscience qui se laisse emplir par la résurgence des choses passées qui
perdurent en sa mémoire. Au contraire l’avenir comporte des incertitudes, la marque de notre
incapacité à gouverner notre existence, l’aveu de notre faiblesse, et pour finir, l’attente de notre
mort, seule certitude concernant notre destin. Ainsi, le regret pare d’un phare plus brillant les
moments heureux passés dont la beauté nous était masqué par l’effort et l’anxiété qui les
accompagnait tant qu’ils étaient présents. Lorsqu’ils nous étaient contemporains, ils se présentaient
1
Rapières : épées
Esclandre : bruit qui fait scandale.
3
Rouissent les lins : on fait macérer les tiges de lin dans l’eau pour en détacher les fibres de textiles.
Le tissage de la toile était la principale industrie de la Flandre.
4
Il s’agit de la mère d’Albert Samain. : il était orphelin de père et a connu une enfance pauvre
entouré de sa mère et de ses deux frères.
5
Ferdinand Alquié Le désir d’éternité, Ch. IV “ Sources du refus affectif du temps ” Paris P.U.F. 1993
(première parution 1943). Il émane d’abord de la situation de toute conscience finie vis-à-vis du devenir; il
dérive ensuite de la nature même de notre affectivité; il résulte enfin du déroulement de notre histoire.
2
5
encore dans leur vérité temporelle : la tension vers le plus tard, vers l’après; leur temporalité qui les
donnaient comme devenir nous empêchait d’apercevoir en eux l’être, le “ ce que c’est ”, le “ ce qui
se passe ”.
Deuxièmement, l’homme ne possède pas d’instinct : ce qu’il est, sa façon de ressentir, il
ne le doit pas à un naturel qui l’accompagnerait en restant inchangé, mais à une histoire, à une
expérience passée qui a, peu à peu, forgé son tempérament. Dés lors il se produit une sorte
d’affadissement progressif de l’existence : comme les choses nouvelles ont besoin d’être situées
dans notre identité, leur valeur tient à leur ressemblance avec quelque aspect de notre passé, c’est
pourquoi “ Les événements qui ont informé notre être gardent à nos yeux un prestige sans égale.
Dans Albertine disparue, Proust explique la raison pour laquelle les êtres le charment : leur
puissance émotive se rapporte toujours à leur puissance d’évoquer une émotion plus ancienne.
“ Qui m’eut dit à Combray, quand j’attendais le bonsoir de ma mère avec tant de tristesse, que ces
anxiétés guériraient puis renaîtraient un jour, non pour ma mère, mais pour une jeune fille qui ne
serait d’abord sur l’horizon de la mer, qu’une fleur que mes yeux seraient chaque jour sollicités de
venir regarder? ” Albertine disparue deviendra, à son tour, le principe de désirs qui la recherchent à
travers d’autres êtres : “ La ressemblance avec Albertine de la femme que j’avais choisie, la
ressemblance, même si j’arrivais à l’obtenir, de sa tendresse avec celle d’Albertine, ne me faisait
que mieux sentir l’absence de ce que j’avais sans le savoir cherché, de ce qui était indispensable
pour que renaquît mon bonheur, c’est-à-dire Albertine elle-même, le temps que nous avions vécu
ensemble, le passé à la recherche duquel j’étais sans le savoir ”6 Malheureusement cette attitude,
conclut Alquié, nous incline à aimer ce qui est mort, à préférer l’inertie au changement qui est
pourtant vital.
Enfin, l’expérience du devenir est fondamentalement pénible : celle de la naissance coïncide
avec le passage de la douceur du sein maternel à l’aridité du monde, de la chaleur au froid, de la
respiration facile à l’étouffement. Celle de l’enfance est une multiplication des contraintes et des
efforts. Puis vient l’apparition du souci à l’âge adulte, enfin la vieillesse où s’annonce la mort. Pour
ces trois raisons, nous sommes enclins à fuir l’avenir, terme pourtant naturel du temps, parce qu’il
comporte une précipitation du devenir qui est en même temps négation du désir de subsister.
C Nostalgie clairvoyante
Mais que dire si la vie passionnelle était, elle aussi créatrice ? Si cette esthétisation du passé
faisait de tout moment nostalgique, non pas l’attachement stérile à ce qui n’est plus mais le
rattachement à ce qui demeure. Les choses si communes que nous n’en cueillons pas la poésie
lorsqu’elle passent et qui hantent ensuite nos nostalgies, ces choses-là, si discrètes dans le bruit du
monde possèdent peut-être une valeur spirituelle que ce bruit justement nous empêche d’entendre
quand il les accompagne dans la simultanéité du moment présent. Ce que nous chuchotent ces petits
riens est couvert par le vacarme de la vie active. Pour donner un sens à la nostalgie, lui reconnaître la
valeur spirituelle que lui attribue avec évidence celui qui la vit, il suffirait de reprendre la première
analyse d’Alquié et de lui ajouter une nuance. Les petites choses qui passent inaperçues lorsque
précisément elles passent et qui ne s’aperçoivent vraiment que lorsqu’elles sont passées, ces choses
là sont peut-être justement douées d’une valeur authentique. Mais notre présent est encombré par
notre souci de préparer l’avenir et nos actions. Nous sommes préoccupés par les choses à faire et qui
remplissent notre agenda (agenda : adjectif verbal latin, choses devant être faites) et cette
préoccupation nous empêche d’être disponibles pour méditer notre condition, le sens de notre
existence. Heidegger parle de « préoccupation », Pascal de “ divertissement ”. Dans les deux cas,
c’est la surcharge de l’agir qui fait obstacle à la vérité
François Mauriac considérait Le mystère Frontenac comme le plus autobiographique de ses romans
: Yves, le jeune écrivain, trop préoccupé par les commencements chaotiques de sa carrière mondaine
et littéraire n’a pas pris le temps en remontant de Guéthary à Paris de rendre visite à sa mère qui
s’apprêtait, une année encore à organiser les vendanges et les cueillettes tardives et lui avait annoncé
6
LOC.CIT. p.50.
6
au téléphone : « A Respide, nous aurons des fruits en masse, avait-elle annoncée » (ch XV). Yves
pressentait dans cette relation mère fils qu’il avait toujours connu quelque chose comme une lumière
aperçue dans son déclin.
« Qu’est-ce que sa mère lui avait dit pendant ces cinq minutes ? Elle lui avait dit : « A
Respide, nous aurons des fruits en masse… » Il s’était établi, au-dessus de sa tête, entre les deux
bouches peintes des jeunes femmes7, un vif courant d’ordures qu’Yves aurait pu grossir aisément ;
mais cette boue, prête à jaillir de lui, se formait à la surface de lui-même, et non dans ces profondes
régions où, à cette minute, il entendait sa mère lui dire : « Nous aurons cette année des fruits en
masse… » et où il voyait cette figure penchée qui le regardait descendre, le suivait des yeux le plus
longtemps possible. Cette figure blême… Il pensa : « pâleur des cardiaques… » Ce fut comme un
éclair ; mais avant qu’il l’eût pu saisir, le présage déjà s’effaçait ».
Le « mystère Frontenac » désigne cette tradition orale, ces souvenirs partagés qui font le substance
d’une famille, qui parlent alors même qu’on néglige de les redire, la famille Frontenac en
l’occurrence. Ce mystère s’obscurcit chaque fois qu’un aïeul disparaît, déclinant jusqu’à se perdre
complètement dans la nuit de l’oubli. Nostalgie donc : souffrance du retour… vers soi. Retour vers
la vibration presque imperceptible, tout au fond de notre âme, où luisent, à travers l’épaisseur de nos
oublis, quelques visages amis, aimés, parents, qui font le nôtre. Nostalgie : mal du pays. Mais les
paysages contemplés dans l’éloignement de nos exiles vibrent encore de ces visages perdus qui les
habitent. C’est ce que constate Thérèse exilée à Paris :
« Qu’importe d’aimer tel pays ou tel autre, les pins ou les érables, l’Océan ou la plaine ? Rien ne
l’intéressait que ce qui vit, que les êtres de sang et de chair (…) Le gémissement des pins
d’Argelouse, le nuit, n’était émouvant que parce qu’on l’eût dit humain »8.
Les choses belles mais silencieuses et petites que nous révèle notre nostalgie sont diaphanes
quand elles se tiennent autour du présent : leur présence, transparente, nous échappe. A travers elles,
au-delà d’elles, ce que nous voyons, ce sont les choses à faire, les combats à mener, les amours à
prendre. Assis à côté de cet aïeul, ce frère ou ce père, je songeai au moment où je retrouverais untel,
à cet examen qui arrivait. Ce parent saura-t-il bien se tenir si je lui présente cette amie ? Et ce
fauteuil si usé, ne pourrait-on pas le changer ? Et ces livres entassés en piles… J’étais auprès de lui.
Je ne le voyais pas. Sa présence était un rideau vu à contre jour et que déchire la clarté d’un soleil
irradiant derrière lui et le transperçant au point de rendre invisible, indéchiffrable tout ce qui y était
inscrit. Cette clarté, ce jour, c’était tout ce que je croyais important alors, parce que cela brillait dans
la lumière des choses espérées, attendues ou craintes. Se produisant ou non ces choses sont passées,
à leur tour. Leur jour s’est éteint. Et leur prestige. Les figures sur le rideau apparaissent enfin. Et ce
fauteuil si émouvant maintenant qu’il est vide.
D La nostalgie : épreuve de l’existence humaine temporelle
Autre possibilité, la nostalgie comme expérience intime de notre condition
temporelle : avec ce sentiment s’éprouve en nous le fait que l’être refuse de disparaître.
Parménide: “ Il nous reste un seul chemin à parcourir : l’Etre est. Et il y a une foule de
signes que l’être est incréé, impérissable, car seul il est complet, immobile et éternel. On ne
peut dire qu’il a été ou qu’il sera, puisqu’il est à la fois tout entier dans l’instant présent,
un, continu. En effet quelle naissance lui attribuer ? Comment et par quel moyen justifier
son développement ? Je ne te laisserai ni dire ni penser que c’est par le Non-Etre. On ne
peut ni dire ni penser que l’être n’est pas. Car s’il venait de rien, quelle nécessité eût
7
Qu’il essayait de séduire cet été.
Avant dernière phrase de Thérèse Desqueyroux. Elle comme son époux était amoureuse des pins,
« elle avait le propriété dans le sang (III, pochothèque p. 299). Ses malheurs lui auront donc révélé après
coup ce qu’elle voyait en fait à travers la verticalité dodelinante des pinèdes : les êtres.
8
7
provoqué son apparition ou plus tard ou plus tôt ”9.
Etre c’est être ce qu’on est, demeurer en plénitude, durer. Eternité : « nunc stans » un
maintenant qui se tient debout et continue à être. Nous aspirons à être, tendons à durer, c’est
pourquoi le devenir nous arrache à nous-mêmes. Faute d’immobiliser le temps, nous voudrions le
revivre et nous nous perdons dans la vanité des redites :
« En vain je redemande aux fêtes
Leurs premiers éblouissements,
De mon cœur les molles défaites
Et les vagues enchantements :
Le spectre se mêle à la danse ;
Il tache le sol de ses pleurs,
Et de mes yeux trompant l’attente,
Passe sa tête dégoulinante
Parmi les fronts ornés de fleurs »
Alfred de Vigny, le malheur
E Et pourtant… Nietzsche imagine l’éternel retour.
« Qu'arriverait-il si, une fois, de jour ou de nuit un démon te suivait dans la plus solitaire
de tes retraites, et te disait : "Cette vie, telle que tu l'as vécue, il faudra que tu la revives encore
une fois, et une quantité innombrable de fois ; et il n'y aura en elle rien de nouveau, au contraire.
Il faut que chaque douleur et chaque joie, chaque pensée et chaque soupir, tout l'infiniment grand
et l'infiniment petit de ta vie, reviennent pour toi, et tout cela dans la même suite et le même ordre
et aussi cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et aussi cet instant et moi-même.
L'éternel sablier de l'existence sera toujours retourné de nouveau, - et toi avec lui, poussière des
poussières ". Ne te jetterais-tu pas contre terre en grinçant des dents et ne maudirais-tu pas le
démon qui parlerait ainsi ? Ou bien as-tu déjà vécu l'instant prodigieux où tu lui répondrais : "
Tu es un dieu, et jamais je n'ai entendu parole plus divine. » Le Gai Savoir, Livre IV, § 341.
« Si cette pensée prenait corps en toi, elle te transformerait peut-être, mais peut-être aussi
t'anéantirait-elle ; la question " veux-tu cela encore une fois et une quantité innombrable de fois ",
cette question, en tout et pour tout, pèserait sur toutes tes actions d'un poids formidable. Comme
il te faudrait alors aimer la vie, comme il faudrait que tu t'aimes toi-même, pour ne plus désirer
autre chose que cette suprême et éternelle confirmation ! » Ainsi parlait Zarathoustra.
« O homme ! prends garde !
Qu’a dit le profond minuit ?
"J’ai dormi, j’ai dormi,
Et me suis éveillé d'un rêve profond :
Le monde est profond,
Et plus profond que le jour ne l'a cru.
Profonde est sa peine,
Volupté, plus profonde que la peine du cœur :
La peine dit : passe et péris !
en revanche la joie veut l'éternité,
Veut une profonde, profonde éternité !"
id, poème du Zarathoustra,
repris dans le quatrième mouvement de la troisième symphonie de Mahler
9
Parménide La voie de la vérité, fragment 8. Edition G.F - Flammarion Penseurs grecs avant Socrate
P.95.
8
Troisième pause philo
L’artiste : mon semblable et mon autre
Puisqu’il me touche et semble dire mieux que moi ce qui se trouve au fond de moi-même,
l’artiste est mon double, mon miroir. Mais son pouvoir de dire ce qu’il en est de moi est
justement ce qui le sépare de moi, ce en quoi il me dépasse, me surplombe, m’accable de
son génie. Tel est le paradoxe de cette fascination répulsive dont le Tasse a pu souffrir.
A L’artiste est mon miroir : Victor Hugo
« Nul n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui. Ma vie est la vôtre, votre vie est la
mienne, vous vivez ce que je vis : la destinée est une. Prenez ce miroir et regardez-vous-y.
On se plaint quelque fois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on.
Hélas ! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous
pas ? Ah ! insensé qui crois que je ne suis pas toi ! »
Victor Hugo, Préface des Contemplations, Guernesey, 1856.
B Mais il est possédé par son art plutôt qu’il ne le possède : Platon
"Le poète est chose légère, chose ailée, chose sainte et il n'est pas encore capable de
créer jusqu'à ce qu'il soit devenu l'homme qu'habite un Dieu, qu'il ait perdu la tête, que
son propre esprit ne soit plus en lui! Tant qu'il sera maître de lui-même, aucun être
humain ne sera capable de créer." Ion.
C Il sera donc un paria : Charles Baudelaire, L'albatros
Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux.
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !
L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait !
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.
9
D Les beaux-arts sont les arts du génie : Kant.
« Le génie est le talent (don naturel) qui donne à l’art ses règles. Dans la mesure où le
talent, comme pouvoir de produire inné chez l’artiste, appartient lui-même à la nature, on
pourrait aussi s’exprimer ainsi : le génie est la disposition innée de l’esprit (ingenium) par
l’intermédiaire de laquelle la nature donne à l’art ses règles.
Quoi qu’il puisse en être de cette définition, qu’elle soit simplement arbitraire ou
conforme au concept que l’on est accoutumé à associer au mot de génie (ce que l’on devra
expliquer dans le paragraphe suivant), on peut cependant déjà prouver, à titre préalable,
que les beaux-arts, d’après la signification selon laquelle ce mot est pris ici, doivent
nécessairement être considérés comme arts du génie.
Car tout art suppose des règles par le truchement desquelles seulement un produit est
représenté comme possible, s’il doit être désigné comme un produit de l’art. Cela dit, le
concept des beaux-arts ne permet pas que le jugement sur la beauté de son produit soit
dérivé d’une quelconque règle possédant un concept comme principe de détermination :
par conséquent, il ne permet pas que le jugement se fonde sur un concept de la manière
dont le produit est possible. En ce sens, les beaux-arts ne peuvent pas se forger euxmêmes la règle d’après laquelle ils doivent donner naissance à leur produit. Or, étant
donné cependant que, sans une règle qui le précède, un produit ne peut jamais être désigné
comme un produit de l’art, il faut que la nature donne à l’art sa règle dans le sujet (et cela
à travers l’accord qui intervient entre les pouvoirs dont dispose celui-ci) ; c’est dire que
les beaux-arts ne sont possibles que comme produits du génie.
On voit par là : 1°). Que le génie est un talent consistant à produire ce pour quoi aucune
règle déterminée ne se peut indiquer – il ne correspond pas à une disposition qui rendrait
apte à quoi que ce soit qui puisse être appris d’après une règle quelconque ; par voie de
conséquence, l’originalité doit être sa première propriété ; 2°). Il en résulte en outre que,
puisqu’il peut aussi y avoir une originalité de l’absurde, les produits du génie doivent
également constituer des modèles, ce qui veut dire qu’ils doivent être exemplaires ; par
conséquent, bien qu’eux-mêmes ne procèdent point d’une imitation, ils doivent cependant
servir à d’autres de mesure ou de règle d’appréciation ; 3°). Le génie est donc incapable
de décrire lui-même ou d’indiquer scientifiquement comment il donne naissance à son
produit, mais c’est au contraire en tant que nature qu’il donne la règle de ses productions ;
et dès lors l’auteur d’un produit qu’il doit à son génie ne sait pas lui-même comment se
trouvent en lui les Idées qui l’y conduisent, et il n’est pas non plus en son pouvoir de
concevoir à son gré ou selon un plan de telles Idées, ni de les communiquer à d’autres à
travers des préceptes les mettant en mesure de donner naissance à des produits
comparables. (Ce pourquoi, vraisemblablement, le terme de génie est dérivé de genius,
l’esprit donné en propre à un homme à sa naissance, chargé de le protéger et de le diriger,
et qui fournit l’inspiration dont émanent ces idées originales) ; 4°). Il en résulte enfin que
la nature, par l’intermédiaire du génie, prescrit ses règles non à la science, mais à l’art – et
encore n’est-ce le cas que dans la mesure où l’art dont il s’agit doit faire partie des beauxarts. »
Emmanuel Kant (1724-1804), Critique de la faculté de juger (1790), § 46.
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Quatrième pause philo
La guerre peut-elle être juste ?
A 1 Dans la pensée médiévale, oui, à certaines conditions.
Saint
Thomas d’Aquin, Somme théologique, II a II ae, QUESTION 40: LA GUERRE article 1. Y a-til une guerre qui soit licite ? « Respondeo : Pour qu'une guerre soit juste, trois conditions sont
requises: 1° L'autorité du prince, sur l'ordre de qui on doit faire la guerre. Il n'est pas du ressort
d'une personne privée d'engager une guerre, car elle peut faire valoir son droit au tribunal de son
supérieur; parce qu'aussi le fait de convoquer la multitude, nécessaire pour la guerre,
n'appartient pas à une personne privée. Puisque le soin des affaires publiques a été confié aux
princes, c'est à eux qu'il appartient de veiller au bien public de la cité, du royaume ou de la
province soumis à leur autorité. De même qu'ils le défendent licitement par le glaive contre les
perturbateurs du dedans quand ils punissent les malfaiteurs, selon cette parole de l'Apôtre (Rm
13, 4): " Ce n'est pas en vain qu'il porte le glaive; il est ministre de Dieu pour faire justice et
châtier celui qui fait le mal "; de même aussi il leur appartient de défendre le bien public par le
glaive de la guerre contre les ennemis du dehors. C'est pour cela qu'il est dit aux princes dans le
Psaume (82, 4): " Soutenez le pauvre, et délivrez le malheureux de la main des pécheurs ". et que
S. Augustin écrit: " L'ordre naturel, appliqué à la paix des mortels, demande que l'autorité et le
conseil pour engager la guerre appartiennent aux princes. "
2° Une cause juste: il est requis que l'on attaque l'ennemi en raison de quelque faute. C'est pour
cela que S. Augustin écrit: " On a coutume de définir guerres justes celles qui punissent des
injustices quand il y a lieu, par exemple de châtier un peuple ou une cité qui a négligé de punir un
tort commis par les siens, ou de restituer ce qui a été enlevé par violence. "
3° Une intention droite chez ceux qui font la guerre: on doit se proposer de promouvoir le bien ou
d'éviter le mal. C'est pour cela que S. Augustin écrit: " Chez les vrais adorateurs de Dieu les
guerres mêmes sont pacifiques, car elles ne sont pas faites par cupidité ou par cruauté, mais dans
un souci de paix, pour réprimer les méchants et secourir les bons. " En effet, même si l'autorité de
celui qui déclare la guerre est légitime et sa cause juste, il arrive néanmoins que la guerre soit
rendue illicite par le fait d'une intention mauvaise. S. Augustin écrit en effet: " Le désir de nuire,
la cruauté dans la vengeance, la violence et l'inflexibilité de l'esprit, la sauvagerie dans le
combat, la passion de dominer et autres choses semblables, voilà ce qui dans les guerres est jugé
coupable par le droit. "
A 2 Grotius, De jure belli ac pacis
Dans Le bien, la guerre et la terreur, Monique Canto Sperber synthétise les critères de la
guerre juste tels que Grotius notamment les avait énoncés. Critères du droit à la guerre,
« jus ad bellum » : légitimité de l’autorité politique qui décide la guerre ; motifs : juste
cause, intention droite (que la justification ne soit pas une excuse donnée pour camoufler
d’autres buts), proportionnalité (il faut que les moyens pris, les dépenses engagées, les
vies humaines mises en péril soient justifiées par l’importance de l’enjeu) ; modalité sous
laquelle la guerre est commencée : déclaration préalable ; chance de succès (une guerre
qu’on n’a aucune chance de gagner consiste uniquement à sacrifier des vies inutilement) ;
dernier recours (comme sur les canons de Louis XIV « regis ultima ratio » une mauvais
paix reste préférable à une bonne guerre).
Critères du droit dans la guerre, « jus in bello » : séparation entre combattants et civils, ne
pas tuer pour tuer, mais pour atteindre des objectifs stratégiques.
Monique Canto Sperber oppose le principe de « guerre juste » qui est plutôt limitatif et
tend à réduire les conflits par l’interdit, aux « guerres morales » qui au contraire les
multiplient pour un idéal de monde unifié, pacifique et régi par des valeurs communes.
11
B Les Lumières et l’idée d’un progrès humain qui finirait par
exclure la guerre.
B 1 Kant : Projet de paix perpétuelle.
Section 1 contenant les articles préliminaires en vue d’une paix perpétuelle entre les Etats,
article 1 Aucun traité ne doit valoir comme tel si on l’a conclu en se réservant tacitement
matière à guerre future ; 2 Nul Etat indépendant ne pourra être acquis par un autre (…) 3
Les armées permanentes doivent être entièrement supprimées avec le temps ; 4 On ne doit
point contracter de dettes publiques en vue des conflits extérieurs de l’Etat ; 5 Aucun Etat
de doit q’immiscer de force dans la constitution et le gouvernement d’un autre Etat ; 6
Aucun Etat en guerre avec un autre ne doit se permettre des hostilités de nature à rendre
impossible la confiance réciproque lors de la paix future.
Section 2 contenant les articles définitifs en vue de la paix perpétuelle entre les Etats : 1
Dans tout Etat, la constitution civile est républicaine ; 2 Le droit des gens doit être fondé
sur un fédéralisme d’Etats libres ; 3 le droit cosmopolite doit se restreindre aux conditions
de l’hospitalité universelle.
B 2 la guerre hors-la-loi ?
L’initiative de ce pacte revient à Aristide Briand, ministre des affaires étrangères
français et Frank Kellogg, secrétaire d’État américain, c’est un traité qui fut signé le 27 août
1928 à Paris et entra en vigueur le 24 juillet 1929. Le texte du pacte se présente ainsi : «
Article I : Les Hautes Parties contractantes déclarent solennellement au nom de leurs
peuples respectifs qu'elles condamnent le recours à la guerre pour le règlement des
différends internationaux et y renoncent en tant qu'instrument de politique nationale dans
leurs relations mutuelles. »
C Mais que penser aujourd’hui, lorsque se brise la frontière
entre guerre et paix, et entre le juste et l’injuste ?
Que dire si l’idée de justice et de droit, voire même les « droits de l’homme » sont des
valeurs qui ne s’imposent qu’à l’Occident ? La « post modernité » : critique
contemporaine de la raison qui cesse d’être Principe et fondement, étant surtout reconnue
comme un produit (social, psy, structurel). Dés lors il n’y a plus une idée universelle du
Juste. C’est ce que constate Alain Renaud pour la philosophie dans La guerre des dieux,
et ce que décrit Samuel Huntington pour les groupes de civilisations, dans Le choc des
civilisations. Selon Huntington, le monde compte neuf civilisations : occidentale, latinoaméricaine, africaine, islamique, chinoise, hindoue, orthodoxe, bouddhiste et japonaise.
Or avec la chute du mur de Berlin et la fin du système bipolaire, nous ne voyons pas
arriver le triomphe d’un modèle unique, celui de la société occidentale libérale, comme
l’annonçait Fukuyama dans La fin de l’histoire et le dernier homme, mais plutôt un
système multipolaire où il sera de plus en plus difficile à pole d’imposer son ordre à tous
les autres.
« L'idée selon laquelle la diffusion de la culture de masse et des biens de
consommation dans le monde entier représente le triomphe de la civilisation occidentale
repose sur une vision affadie de la culture occidentale. L'essence de la culture occidentale,
c'est le droit, pas le MacDo. Le fait que les non-Occidentaux puissent opter pour le second
n'implique pas qu'ils acceptent le premier. »
Huntington, Le Choc des civilisations, chapitre III, p. 72.
12
Cinquième pause philo : l’amour
A Quand l’Occident « inventa » l’idéal amoureux.
Alain de Libera, Penser au moyen-âge, seuil, 1991, ch 6 : si le mariage est un « remède contre
la concupiscence » et, trop souvent, un arrangement patrimonial ou politique, alors l’idéal de
l’amor curialis (amour courtois) se trouvera dans l’amour libre, c’est-à-dire hors mariage – chose
étonnante dans une société chrétienne. Dieu bénit et protège Tristan et Iseult pourtant adultérins et
traîtres au roi Marc, suzerain de Tristan. Tristan, prisonnier des « barons félons » échappe à ses
geôliers en sautant sur l’autel d’une église après demandé de prier : malgré ce double blasphème
l’abbé Béroul affirme que durant le saut de son évasion, Tristan fut sauvé par la main de Dieu…
L’amour courtois projette sur la femme aimée l’idéal amoureux oblatif que les Pères du désert et
les mystiques éprouvaient avec Dieu. Le mot « passion » désigne originellement la Passion du
Christ - amour qui cloue un Dieu sur la croix des esclaves.
Héloïse refusera d’épouser Abélard : « Celui qui doit s’absorber dans des méditations
théologiques ou philosophiques peut-il supporter les cris des bébés, les berceuses des nourrices ? »
Ici Héloïse déporte sur la philosophie le souci que saint Paul avait du Christ…
Saint Thomas associe le mariage à une double nécessité : la nécessité biologique de la
reproduction, la nécessité sociale de l’éducation. Dès lors la sexualité extra conjugale est, par
définition contraire à l’engagement, à l’ordre social et moral et donc sans limite, son modèle est la
fornication. « La fornication, accouplement de deux êtres sans attaches, tire son nom des arcs de
triomphe (« fornix ») car c’est dans ces endroits que se rassemblaient les femmes qui
s’adonnaient à la prostitution » De Malo, Question 15, article 3. Entre abstinence et fornication,
saint Bonaventure s’amuse à singer la théorie aristotélicienne du juste milieu : « Si c’est pécher
par excès que de coucher avec toutes les femmes, et pécher par défaut que de ne coucher avec
aucune, alors le juste milieu consistera à ne coucher qu’avec la moitié des femmes du monde ».
En somme, paradoxalement, si le moyen âge déconsidérait le mariage qui est un
sacrement, c’est à cause d’un idéal amoureux qu’il puise dans l’expérience mystique.
« Ceci est une plainte douce : qui meurt d’amour doit être enterré en Dieu » Mechthild de
Magdebourg, la Lumière fluente, livre I.
B Le roman et l’imagination : exaltation pathétique du sentiment
amoureux ?
Rôle délétère de l’idéalisation, du rêve, de l’imagination : Emma Bovary se perd auprès
de ses amants, dit Flaubert, parce qu’enfant, tout comme Don Quichotte, elle a lu trop de
romans : ils ont exacerbé son imagination et elle ne pourra jamais aimé Charles, l’homme
qui l’aime. L’amour se déploie dans l’esthétisation poétique et romanesque, parce qu’il
habite l’imaginaire. Or l’image est un miroir.
« Ce qui fait que les amants et les maîtresses ne s’ennuient point d’être ensemble, c’est
qu’ils parlent toujours d’eux-mêmes. » François de La Rochefoucauld, Maximes.
L’imaginaire ne se brise que sur le roc de la certitude, partout ailleurs il s’accommode des
signes : il les interprète : « L’amour, aussi bien que le feu, ne peut subsister sans un
mouvement continuel, et il cesse de vivre dès qu’il cesse d’espérer ou de craindre. » (id)
Aussi La Rochefoucauld conclut-il qu’il n’y aurait pas d’amour s’il n’y avait pas eu de romans
d’amour. Pourquoi cette si douloureuse invention ? Dans l’ombre de l’amour, sous les voiles de
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l’être aimé se cache donc un fantôme : ce qu’on recherche vraiment à travers l’amour. Soi-même ?
Un idéal ? Une vie plus intense ? Possession ? Dieu ?
Dans Trois poètes de leur vie : Stendhal, Casanova, Tolstoï, Stéphan Zweig oppose deux figures
de séducteur, et identifie deux sortes de fantômes : Casanova ne feint pas les sentiments, avoue,
revendique son désir, sans mensonge et donc sans outrage. Il est, dirait Schopenhauer, le jouet du
grand Vouloir vivre de la Nature. Dom Juan au contraire aspire au pouvoir, il veut corrompre la
vertu (Dona Elvire et le mendiant) afin de mieux posséder. L’un est corps, l’autre orgueil.
C Reste alors l’amitié : Cicéron
Certains pensent que seul le sage est digne d’amitié, mais il y a aussi les « hommes de bien ». Or
on peut être bon sans être un sage. Car ce qui caractérise les hommes de bien, c’est qu’ils suivent
la nature « qui est le meilleur des guides pour vivre de la bonne façon ». En effet ce guide classe et
discrimine : « nos concitoyens comptent davantage pour nous que les étrangers ; nos parents
proches plus que les autres personnes ». La parenté constitue une amitié, mais qui peut être
anéantie par les épreuves. Sa force est dans l’exclusivité choisie.
Amitié : « une unanimité en toutes choses, divines et humaines, assortie d'affection et de
bienveillance: je me demande si elle ne serait pas, la sagesse exceptée, ce que l'homme a reçu de
meilleur des dieux immortels ». Comment se vit l’amitié ? L’ami est « quelqu'un à qui l'on ose
tout raconter comme à soi-même » L’amitié nous fait grandir : « observer un véritable ami
équivaut à observer quelque version exemplaire de soi-même : les absents sont alors présents, les
indigents sont riches, les faibles pleins de force et, ce qui est plus difficile à expliquer, les morts
sont vivants : tant le respect, le souvenir, le regret de leurs amis continue de leur être attaché. »
L’amitié n’est pas un échange mercantile mais réciprocité dans l’admiration, la bienveillance et le
plaisir d’être ensemble :« quand nous sommes généreux et bienfaisants, quand nous n'exigeons
pas de reconnaissance, - n'escomptant aucun bénéfice pour nous-mêmes, n'éprouvant qu'une
envie spontanée d'être généreux -, c'est alors qu'il est bon, je pense, non point poussés par un
espoir mercantile, mais convaincus que l'amour porte en soi son fruit, d'essayer de nouer
amitié. »
D Peut-on aimer quelqu’un ou n’aime-t-on que des « qualités
empruntées » ? Pascal
"Qu'est-ce que le moi ? Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je
passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi
en particulier. Mais celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non; car
la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus.
Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi ? Non car je
puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans
le corps, ni dans l'âme ? Et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités qui
ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables ? Car aimerait-on la
substance de l'âme d'une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela
ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des
qualités. Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et
des offices, car on n'aime personne que pour des qualités empruntées."
Pascal, Pensées, édition sellier n°567
Pascal peut-il croire lui-même qu’on n’aime que des objets (qualités) lui qui a lu Montaigne
expliquant ainsi son amitié pour Etienne de La Boétie « Si on me demande pourquoi je l’aimais, je
sens que je ne peux répondre que ceci : parce que c’était lui ; parce que c’était moi ». Ainsi, dans
cette conclusion de Pascal, on peut entendre « on n’aime personne » si c’est pour des qualités.
On n’aime que gratuitement, le mystère insondable de l’autre,
l’inobjectivable.
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Sixième pause philo : la liberté
A La liberté : possibilités à conquérir
La liberté nous apparaît spontanément comme un ensemble de possibilités que nous
souhaiterions pouvoir augmenter au maximum. Toutefois cette augmentation, de même que son
envers dramatique, la perte des libertés, dépendent grandement de nos actes. C’est en buvant que
l’alcoolique a perdu la liberté de ne pas boire. Le prisonnier a perdu sa liberté à cause de ses
crimes. On conquiert, on conserve, on augmente ses libertés en agissant d’une certaine façon.
Inversement, on perd tout en agissant mal. Nombre de philosophes associent donc liberté et
morale. Kant identifie la liberté à « l’autonomie »(loi qu’on se donne soi-même) qui appartient
donc à une volonté déterminée par la seule loi du devoir : en accomplissant mon devoir moral je
n’obéis qu’à ma seule conscience et suis donc parfaitement libre. Les stoïciens définissent la
sagesse comme une absence de troubles obtenue en se détachant de tous les biens extérieurs qui
« ne dépendent pas de nous » comme dit Epictète : la sagesse morale est ainsi une liberté fondée
sur le détachement.
La liberté désirée, celle qui « vaut » est donc acquise. Mais pourquoi certains hommes
choisissent-ils la liberté, et d’autres la servitude de la passion, de l’addiction, de la dépendance ?
Si toute liberté était acquise alors ce ne serait pas librement que certains hommes choisiraient la
servitude. S’il faut au contraire que tout homme puisse être responsable de ses choix, alors il faut
identifier une autre sorte de liberté, qui n’est pas à conquérir par nos actes, qui n’est pas seconde,
mais qui est première, naturelle, et qui nous rend responsable, humain, quoi que nous fassions.
C’est le libre arbitre.
B Le libre arbitre
B1Une question théorétique et non pas une question pratique.
Pourquoi cette question théorique (ou « théorétique » adjectif qui évite la connotation
péjorative et vaguement abstraite de « théorique ») se pose-t-elle ? Etre libre auteur des choix qui
commandent mon existence, cela signifie que lorsque je décide de quelque chose, au moins deux
options sont possibles et rien ne me force à en préférer une plutôt que l’autre : les deux sont
possibles. C’est moi qui décide. Je peux choisir A ou B. Et si je choisis A, j’aurais aussi bien pu
choisir B. Voilà pourquoi le héros est glorifié : il aurait pu aussi renoncer à sa mission, trahir les
siens et se sauver. Or cette affirmation « X aurait pu aussi choisir B » sera considérée comme
fausse et illusoire par les penseurs « déterministes ».
B2 Déterminisme
J’agis toujours pour une raison que je connais et que je mesure, ou sous l’effet d’un désir
plus ou moins conscient (que je ne vois pas bien mais qui produit ma décision). Dès lors il semble
que la décision que je prends s’impose à moi. Je ne décide pas. Il est impossible de prouver que
j’aurais pu choisir B alors que dans les faits, j’ai choisi A.
En réalité, si j’ai choisi A, c’est parce que la somme des forces qui m’inclinaient vers A
était plus forte que celle des forces qui m’inclinaient vers B en sorte qu’il était impossible que je
choisisse B. Si dans une balance, sur un plateau pèse un poids de 10 kilos et sur l’autre 5 kilos,
pourrait-elle pencher du côté des 5 kilos ? Nous ne pouvions pas davantage penché vers B si nous
avons choisi A. Sans doute ne connaissons-nous pas tout le détail des rapports de forces. Si nous
le connaissions nous saurions pourquoi il était impossible de choisir B. En revanche nous
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connaissons le résultat : nous avons choisi A et cela prouve bien que la balance penchait en sa
faveur.
Pourquoi dès lors nous croyons-nous libres ? Parce que nous ignorons le détail du rapport
de force. Notons leur diversité : ce sont mes goûts, mes tendances profondes ou au contraire mes
envies du moment ; mes opinions, mes habitudes, les qualités objectives de A et de B, leurs
qualités apparentes, leurs défauts, ceux de A me poussent vers B et réciproquement ; ce sont
encore le lien entre ces qualités et mon état d’esprit au moment où j’opère le choix, mais aussi des
idées très claires ou des pulsions inconscientes etc. Je n’aperçois pas le détail de ces rapports de
forces parce que celles-ci sont trop nombreuses et variées et que je ne mesure pas leur pesanteur
véritable. J’ai l’illusion de la liberté aussi parce que ces forces ne jouent pas toutes simultanément
et me laissent donc l’impression d’une hésitation, d’un balancement. Les poids ne sont pas posés
d’un seul coup sur la balance mais peu à peu et de façon aléatoire si bien qu’à un moment, c’est B
qui pèse davantage. Pourtant la seule affirmation qu’il existe une science des choses me montre
que tout a une cause et mes choix aussi. C’est ce que diront les rationalistes Leibniz et Spinoza
notamment.
B3 Spinoza : Ethique II, prop 7, scolie
« Pour ce qui est maintenant du second argument, certes les affaires des hommes seraient
en bien meilleur point s’il était également au pouvoir des hommes tant de se taire que de
parler, mais, l’expérience l’a montré surabondamment, rien n’est moins au pouvoir des
hommes que de tenir leur langue, et il n’est rien qu’ils puissent moins faire que de
gouverner leurs appétits ; et c’est pourquoi la plupart croient que notre liberté d’action
existe seulement à l’égard des choses où nous tendons légèrement, parce que l’appétit
peut en être aisément contraint par le souvenir de quelque autre chose fréquemment
rappelée ; tandis que nous ne sommes pas du tout libres quand il s’agit de choses
auxquelles nous tendons avec une affection vive que le souvenir d’une autre chose ne peut
apaiser. S’ils ne savaient d’expérience cependant que maintes fois nous regrettons nos
actions et que souvent, quand nous sommes dominés par des affections contraires, nous
voyons le meilleur et faisons le pire, rien ne les empêcherait de croire que toutes nos
actions sont libres. C’est ainsi qu’un petit enfant croit librement appéter le lait, un jeune
garçon en colère vouloir la vengeance, un peureux la fuite. Un homme en état d’ébriété
aussi croit dire par un libre décret de l’Âme ce que, sorti de cet état, il voudrait avoir tu ;
de même le délirant, la bavarde, l’enfant et un très grand nombre d’individus de même
farine croient parler par un libre décret de l’Âme, alors cependant qu’ils ne peuvent
contenir l’impulsion qu’ils ont à parler ; l’expérience donc fait voir aussi clairement que
la Raison que les hommes se croient libres pour cette seule cause qu’ils sont conscients de
leurs actions et ignorants des causes par où ils sont déterminés ; et, en outre, que les
décrets de l’Âme ne sont rien d’autre que les appétits eux-mêmes et varient en
conséquence selon la disposition variable du Corps. »
B4 Autre philosophe déterministe : Diderot
« Qu'est-ce qui distingue donc les hommes ? La bienfaisance et la malfaisance. Le
malfaisant est un homme qu’il faut détruire et non punir ; la bienfaisance est une bonne
fortune et non une vertu. Mais quoique l’homme bien ou malfaisant ne soit pas libre,
l’homme n’en est pas moins un être qu’on modifie ; c’est par cette raison qu’il faut
détruire le malfaisant sur la place publique. De là les bons effets de l’exemple, des
discours, de l’éducation, du plaisir, de la douleur, des grandeurs et de la misère etc. De là
une sorte de philosophie pleine de commisération, qui attache fortement aux bons, qui
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s’irrite non plus contre le méchant que contre un ouragan qui nous emplit les yeux de
poussière. Il n’y a qu’une sorte de cause à proprement parler, ce sont les causes
physiques. Il n’y a qu’une sorte de nécessité, c’est la même pour tous les être, quelque
distinction qu’il nous déplaise d’établir entre eux ou qui y sont réellement.
Diderot
B5 Défense du libre arbitre : Descartes, seconde des
Méditations métaphysiques.
« Il n’y a que la seule volonté, que j’expérimente en moi être si grande, que je ne conçois
point l’idée d’aucune autre plus ample et plus étendue : en sorte que c’est elle
principalement qui me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu. Car,
encore qu’elle soit incomparablement plus grande dans Dieu, que dans moi, soit à raison
de la connaissance et de la puissance, qui s’y trouvant jointes la rendent plus ferme et plus
efficace, soit à raison de l’objet, d’autant qu’elle se porte et s’étend infiniment à plus de
choses ; elle ne me semble pas toutefois plus grande, si je la considère formellement et
précisément en elle-même. Car elle consiste seulement en ce que nous pouvons faire une
chose, ou ne la faire pas (c’est-à-dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir), ou plutôt
seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que
l’entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne sentons point
qu’aucune force extérieure nous y contraigne. Car, afin que je sois libre, il n’est pas
nécessaire que je sois indifférent à choisir l’un ou l’autre des deux contraires ; mais plutôt,
d’autant plus que je penche vers l’un, soit que je connaisse évidemment que le bien et le
vrai s’y rencontrent, soit que Dieu dispose ainsi l’intérieur de ma pensée, d’autant plus
librement j’en fais choix et je l’embrasse. »
B 6 Saint Thomas d’Aquin
La décision se prend en fonction de deux choses. L’objet du choix (le désirable) est présenté par la
raison ou par l’appétit, c’est le fait qu’un certain bien apparaît. Ici règne l’objectivité : on peut
savoir ce qui est vraiment un bien et ce qui ne l’est qu’en apparence. Mais il faut encore ajouter la
détermination “ quant à l’exercice de l’acte ”, le fait de décider ou non d’assentir à la motion10 de
l’objet. Et cela est le fait de la volonté qui se dirige soi-même. Dans cette autodétermination de la
volonté11, le sujet voit tel bien mais il lui appartient de poser, d’« exercer » ou non l’acte de le
vouloir et, ce faisant, il lui appartient aussi de déterminer qualitativement sa volonté : en exerçant
ma volonté en direction du bien véritable je la bonifie.
Autodétermination signifie que la volonté se meut soi-même et cela implique qu’elle
commande aussi les autres facultés12 et puisse ainsi orienter le regard de notre esprit13, tourner en
quelques sortes, autour de l’objet pour s’arrêter sur ses qualités ou sur ses défauts. Car toute
créature a des défauts si bien que nous pouvons toujours choisir de voir ce qui nous la fera fuir ou
au contraire, ce qui nous la fera poursuivre.
10
Motion : acte de mouvoir. L’objet en tant qu’il est désirable meut la faculté de
désirer.
11
12
13
cette « décision su soi » Veritatis splendor, n°65.
Somme Théologique, I, Q 82, art. 4 ; I II, Q 9, art. 3 ; Q 13, art. 3.
I II, Q 12, art. 1.
17
Pourquoi la volonté jouit-elle d’un tel pouvoir ? A cause de la dignité de son objet.
L’objet spécifique de la volonté, en tant que faculté spirituelle (intellective) de désirer, est le
souverain bien, le Bien absolu14 qu’on peut identifier au bonheur ou à Dieu15. Cet objet n’est autre
que la finalité, la destination de tout notre être. C’est donc la valeur de son objet propre qui donne
à cette faculté (la volonté) le droit et le pouvoir de dominer toutes les autres. Ainsi toute chose est
désirée en tant qu’elle figure cet absolu ou nous rapproche de lui.
Comme aucun bien concret n’est à lui seul cet absolu, nous pouvons toujours nous
détourner des choses que nous rencontrons. Autrement dit, c’est parce que nous sommes faits pour
l’immensité de Dieu, pour l’Etre parfait ou, si l’on préfère, pour la perfection de notre propre être,
que nous sommes libres à l’égard de tous les biens qui ne sont pas cet absolu. Si nous rencontrions
le Bien absolu que nous cherchons et voyions en Lui la destination véritable de notre être et
l’objet propre de notre volonté, nous ne pourrions pas choisir de nous détourner de Lui. Tel sera
l’état de l’âme glorieuse : Dieu apparaîtra dans une lumière si merveilleuse qu’il sera impossible
de ne pas l’aimer. En cette vie en revanche, il nous appartient de déterminer, de figurer, de
préciser16 cet absolu que nous ne rencontrons jamais en lui-même. Cette détermination qui précise
l’image que nous nous faisons de l’absolu s’effectue à chacun de nos choix. Voilà pourquoi
l’homme est libre dans les buts qu’il se donne bien qu’il n’ait aucunement le possibilité de choisir
sa fin17. Pas de libre arbitre donc sans ce point focal de notre existence : la transcendance du Bien
auquel nous sommes destinés. Pas de liberté sans cette grandeur qui s’impose à nous avec une
absolue nécessité18.
On voit donc comment saint Thomas évitera le piège de la faute-ignorance en donnant à
notre volonté un pouvoir d’autodétermination doublement19 fondé dans la transcendance de notre
fin. Cette analyse dépasse et résout les oppositions entre erreur et faute et entre intelligence et
volonté : la volonté est première mais intelligence et volonté se commandent mutuellement. Nous
pouvons maintenant comprendre le mal. Deux explications distinctes seront nécessaires, la
seconde donnant le principe de la première : appelons faiblesse la première, ressentiment la
seconde.
14
I, Q A 82, art 1 resp ; Q 83.
I, Q 105, art 4 ; I Q 82, art. 2, resp : voir Aristote, Ethique à Eudème, VII, 14.
16
« Le propre de la volonté libre sous la motion divine, c’est la particularisation de
cette inclination [vers l’absolu] à tel bien, plutôt qu’à tel autre » Note de l’édition Cerf, p.
859.
17
Si c’était le cas, nous pourrions assigner à notre existence une fin autre que Dieu
en sorte de ne souffrir aucunement dans l’acte de nous détourner de Lui. L’homme ne
choisit pas sa fin : I, Q 82, art. 1 ad 3.
18
Ainsi, l’existentialisme sartrien revendique pour l’homme le pouvoir de
néantisation du réel, le droit de rompre avec tout bien particulier, et cela au nom d’un
absolu qui n’est plus l’objet de notre volonté comme chez Thomas d’Aquin mais l’infini
de la volonté, comme déjà chez Descartes. Simultanément, l’homme moderne s’approprie
l’absolu et fait du but qu’il se donne la destination finale de son être, tout cela dans une
spirale d’implosion où la volonté, ivre de soi ne veut plus que sa propre glorification et
exerce son pouvoir sous la forme d’un combat contre les limites de ce même pouvoir
plutôt que dans la recherche du chemin vers notre fin.
19
Sa perfection nous rend libre à l’égard de tout ce qui est imparfait ; du fait de sa
non visibilité, nous sommes à charge de nous le figurer.
15
18
Septième pause philo : repassez le bac !
A Sujets
1 La matière est-elle connaissable ?
2 La culture peut-elle être évaluée ?
3 Explication de texte
Que l’on a bien fait de distinguer les hommes par l’extérieur plutôt que par
les qualités intérieures ! Qui passera de nous deux ? Qui cédera la place à l’autre ? Le
moins habile ? mais je suis aussi habile que lui, il faudra se battre sur cela. Il a quatre
laquais, et je n’en ai qu’un :cela est visible ; il n’y a qu’à compter ; c’est à moi de céder,
et je suis un sot si je le conteste. Nous voilà en paix par ce moyen : ce qui est le plus
grand des biens. Les choses du monde les plus déraisonnables deviennent les plus raisonnables à cause du dérèglement des hommes. Qu’y a-t-il de moins raisonnable que de
choisir, pour gouverner un Etat, le premier fils d’une reine ? On ne choisit pas pour
gouverner un vaisseau celui des voyageurs qui est de la meilleure maison. Cette loi serait
ridicule et injuste ; mais parce qu’ils le sont et le seront toujours, elle devient raisonnable
et juste, car qui choisira-t-on, le plus vertueux et le plus habile ? Nous voilà incontinent
aux mains, chacun prétend être ce plus vertueux et ce plus habile. Attachons donc cette
qualité à quelque chose d’incontestable. C’est le fils aîné du roi : cela est net, il n’y a
point de dispute. La raison ne peut mieux faire, car la guerre civile est le plus grand des
maux.
Pascal, Pensées (1669),
B méthodologie de la dissertation
Mouvement, allure générale de la dissertation :
A Premier moment, thèse 1 : la réponse la plus évidente à la question.
Argumentation sommaire ou tirée d’un exemple. On ne pense pas à partir de rien mais
toujours à partir d’une première connaissance, d’un premier jugement.
B Thèse 2 : autre réponse révélant un autre aspect d’une même réalité , autre
argumentation ; Ou critique de la thèse 1.
C Formulation de la problématique : apposition des deux réponses valables et
pourtant contradictoires. On a intérêt alors à annoncer son embarras « il nous semble
désormais qu’il n’y ait plus de réponse… » ; « Or il est impossible de soutenir
simultanément ces deux thèses… ». Puis il faut indiquer (dans une question) quelle
direction va prendre la recherche.
Si la thèse 2 est une critique de T1, la problématique apparaît du fait même de T2.
D Distinction permettant enfin de montrer comment les vérités contenues dans
chaque thèse peuvent coexister. La conclusion donnera donc la réponse finale qui prend
acte de tout ce qui a été dit.
Ce mouvement peut être indéfiniment répété…
B formulation type
Presque toute question de type bac se résout en une formule de ce genre : A peut-il se dire de B ?
A est-il B ? A est-il indispensable à B ? Peut-on avoir A sans B ? Bref : « A – > B ? »
Par conséquent, afin de bien formuler vos réponses, voici LA formule type.
1 Thèse I
Phrase 1 : Si A est (définition, précise, en quelques mots) alors oui A -> B.
Phrase 2 : Car B…. définition, explication, de B dans son lien avec A
Phrases 3 à 10 : En effet X (auteur) dans (Titre du livre) parle de… Développement sur plusieurs
phrases (7 n’est évidemment qu’un chiffre indicatif).
19
Phrase 11 : Or son analyse pourrait nous conduire à penser que A -> B (reprenez la question en la
reformulant un peu éventuellement) : utilisation de la référence à X pour expliquer votre thèse.
2 Thèse II : antithèse. Là il faut contredire I. Une vraie contradiction, cela signifie que les thèses I
et II ne peuvent pas être vraies simultanément. Si II est vrai alors I est faux.
Donc plusieurs possibilités
2a Contredire ce qui a été annoncé sur A ou bien sur B ou bien encore critiquer l’auteur.
C’est une antithèse critique : elle annule le I et donc il faudra repartir vers une nouvelle définition
dans votre synthèse.
2b Repartir vers une autre analyse : En revanche si A est (autre définition) alors il faudra plutôt
répondre que…
Dans le cas d’une antithèse alternative (qui part vers une autre analyse, un autre concept) , il
faudra, par la suite trancher en démontrant que A est plutôt ceci (définition du I) que cela
(définition du II).
3 Problème : soit on n’a plus aucune réponse (2a) , soit on en a deux (2b). Or répondre à la
question consiste à donner UNE réponse. Dans les deux cas ré expliquer la difficulté.
4 Synthèse : deux possibilités. 4a si on n’avait plus aucune réponse : formuler une nouvelle
hypothèse : « Mais si A / B peut se définir ainsi (autre notion) alors on devra répondre que… Car
A / B (nécessaire si vous changez aussi la définition de l’autre notion. 4b si on avait deux
réponses, alors il faudra choisir l’une d’entre elles en donnant un nouvel argument et en critiquant
la réponse que l’on réfute. Dans ce cas, penser à alterner les réponses : si on veut finir en
concluant que oui, commencer par oui (thèse I) puis partir sur le non (thèse II) pour revenir sur
oui. C’est mieux que Non, oui, oui (ou bien : oui, non, non) car si deux réponses successives vont
dans le même sens (deux fois oui ou deux fois non) soit on aura répété deux fois la même idées
soit on aura associé deux arguments différents et donc introduit de la confusion.
C brève méthodologie de l’explication de texte
C 1 Tout est dit dès l’introduction…
1 Premier moment. Relier le texte à la notion du programme. Se demander de quoi parle l’auteur,
quel est le thème et quel est son intérêt, pourquoi il a raison d’en parler. De quoi parle-t-on ? Et
pourquoi faut-il en parler. Quel était le problème exposé dans le cours ?
2 Qu’on en dit-il ? La thèse du texte : c’est une phrase, un jugement, pas forcément une citation.
3 Que pourrait-on penser d’autre ? Contre quelle thèse l’auteur s’exprime-t-il ? Le problème
comme opposition de points de vues.
4 Puisqu’il s’agit de l’emporter sur un point de vue adverse, reste à voir le texte comme un
dispositif, comme un plan de bataille. Quel plan suit-il ? Comment parvient-il à nous convaincre ?
C 2 Les phases que suit chaque moment d’explication :
1 Paraphrase, redire ce passage avec nos mots, le traduire, en allant d’abord à l’essentiel : en
supprimant les périphrase, les parenthèses, les nuances. Cela est utile surtout quand la phrase est
longue, quand l’auteur donne beaucoup de détails. La paraphrase donne une compréhension.
2 Explication. Là on prend un peu de distance, on ne dit plus le texte, mais on parle du texte pour
préciser sa signification : définir les mots, situer la phrase par rapport au reste du texte (repérer
les conjonctions de coordination « mais » annonce une nuance ou une contradiction, une objection
que l’auteur se fait ou qu’on lui fait ; « or » la suite d’un syllogisme ; « pourtant » une nuance etc.
Illustrer avec un exemple, ou si l’auteur donne un exemple, montrer comment il explique sa
thèse.
3 Commenter : comparer avec un autre auteur ou avec un autre passage du texte ou avec l’auteur
lui-même, en montrant les divergences ou les similitudes ; discuter en critiquant ou en
argumentant en faveur de ce passage ; juger cette phrase, sa pertinence, donner votre avis sur ce
passage.
Quand c’est fini : on recommence avec la suite du texte.
20
Corrigés
1 La matière est-elle connaissable ?
[Introduction] La matière est la trame des choses, le fond commun des réalités qui nous entourent.
Celles que la science moderne explique de manière toujours plus approfondie. Mais jusqu’où ira
cette explication ? Ne butterons-nous pas toujours sur un reste d’inexpliqué ? La découverte des
molécules puis des particules (protons, neutrons, électrons) puis des quarks et des gluons laisse
penser que cette élucidation n’aura jamais de fin, qu’il y aura toujours un reste. Et qui nous assure
que ce reste ne sera pas un jour un obstacle insurmontable ? D’où cette question : la matière estelle réellement connaissable ?
On peut constater qu’une chose n’est pas connue, ni expliquée. Mais pour savoir qu’elle
ne peut pas être connue, qu’elle est inconnaissable, il faut pouvoir se baser sur des concepts, et
faire des démonstrations. Mais si nous avons des concepts sur la matière, c’est que nous savons ce
qu’elle est. C’est donc qu’elle est au moins partiellement connue et donc au moins partiellement
connaissable. La question posée semble donc contradictoire. Si je sais que la matière est
connaissable, c’est que je la connais et donc la question de ne se pose pas. Si elle est
inconnaissable, alors je ne peux savoir qu’elle l’est. A moins qu’un type de discours puisse
démontrer qu’elle est inaccessible à un autre type de discours. Que savons-nous au juste de la
matière aujourd’hui ? Au XVII, Descartes décide que la réalité naturelle doit être connaissable, il
faut donc arrêter de la définir comme « matière sensible » et voir – décider – que la matière
désormais est ce qui est commun à toute chose et ce que notre entendement connaît de façon claire
et distincte, à savoir « leur étendue » objet de la géométrie. Leibniz critiquera cette définition : elle
ne rend pas compte du fait que la matière forme des corps, des substances plus ou moins solides
(trois états : liquide, solide, gazeux). Mais surtout, la physique moderne va apporter un certain
démenti au projet cartésien d’une élucidation définitive et prochaine de la matière. D’abord,
l’infiniment petit est inobservable car le procédé physique de son observation modifie l’objet. De
plus, la matière passe constamment d’un état quantique (énergie, masse vitesse) à l’autre sans
qu’aucune loi physique ne puisse décrire ni prévoir ce passage. Il y a donc une double
incognicibilité de la matière : elle est partiellement inobservable, elle est indéterminée dans son
être propre.
Pourtant cela ne nous dit aucunement si oui ou non la matière restera inconnaissable. Si
nous posons la question aujourd’hui, plus qu’il y a un siècle, c’est parce que l’histoire des théories
physiques a montré d’imprévisibles remises en questions des certitudes qui semblaient les mieux
établies au siècle dernier. Ainsi Einstein et Karl Popper font-ils de la vérité scientifique un idéal
peut-être inatteignable : on peut prouver qu’une théorie scientifique est fausse, dit Popper, mais
pas qu’elle est vraie. En même temps cette ignorance ne permet aucunement de savoir que la
matière restera à jamais inconnaissable. Il faudrait donc un autre discours, pour en décider.
Or la matière peut être définie de deux manières : comme substrat commun de toutes les
réalités physiques, comme substrat du devenir. Dans sa seconde acception, elle n’apparaît pas
directement dans notre expérience courante. Seule une modélisation mathématique lui donne ses
lois, seules des expérimentations équipées de puissants appareils de mesure lui donnent un corrélat
expérimental. En revanche la matière définie comme sujet du devenir est une notion qui remonte à
Platon, Aristote et Démocrite. Or dans la Métaphysique d’Aristote (livre zéta), la matière étant
sujet du devenir, elle peut être toute chose, étant pure potentialité, elle n’est rien de déterminé par
elle-même. Voilà pourquoi elle ne peut pas à elle seule être la cause de l’étant. La cause de ce qui
est, c’est la cause formelle. Ainsi la matière déterminée par la forme n’est pas l’essence de la
chose mais sa première détermination accidentelle. C’est en ce sens, dit Marc Balmès, dans
l’Enigme des mathématiques, (Peter Lang, 2003), que chez Aristote, la matière ne peut être
connue qu’en étant modélisée, parce qu’elle n’est pas un « par soi ». Voilà pourquoi l’objet actuel
de la physique est inédit, insoupçonné, invisible, inimaginable en dehors des processus
expérimentaux des sciences contemporaines. L’homme ne peut qu’inventer ce que son
intelligence ne saisit pas spontanément, voilà pourquoi de nouveaux modèles peuvent venir
invalider les précédents (thèses de tous les épistémologues du XX)
21
En somme, nous pouvons démontrer philosophiquement que la matière telle qu’elle est
conçue dans le champs directement accessible de l’expérience humaine, se montre comme pure
indétermination et donc qu’elle n’est pas connaissable par soi, ce qui la rend modélisable,
concevable par le génie de l’inventivité moderne.
2 La culture peut-elle être évaluée ?
Hannah Arendt déplorait en 1963 que la culture fût devenue un outil de promotion sociale : on se
l’achète pour mieux se vendre. Elle est donc doublement évaluée : monétarisée comme
marchandise, appréciée sur le plan de son efficacité sociale. Pourtant la culture est, dit Cicéron,
l’acte d’élever son esprit, et comme tel, cet acte est un bien, un fin et donc il évalue les autres sans
pouvoir être évalué lui-même. On peut donc se demander si la culture peut-être évaluée. Nous
nous demanderons d’abord si la culture générale peut être évaluée. Et si la question s’avère
indécidable, il faudra étendre notre réflexion aux cultures humaines définies comme axiologies
fixant l’identité de groupes humains.
Si « culture » désigne l’acte d’élever son esprit par la lecture et la découverte des arts et
des pensées, alors il semble évident qu’on puisse l’évaluer. Car une évaluation consiste à
comparer des niveaux, distinguer l’excellence de la médiocrité. Ne voyons-nous pas avec
évidence la différence entre un homme cultivé et un ignorant ? Le premier en sait plus que le
second. Pourtant, culture n’est pas érudition. La culture, c’est ce qui demeure en l’homme
lorsqu’il a tout oublié, disait Herriot. Comment évaluer ce « reste » s’il ne s’agit pas de connaître
la hauteur de l’Empire State, le nom du vainqueur du tour de France en 66, ou la date de naissance
de Talleyrand ? Si la culture n’est pas une somme de connaissance, qu’est-elle ? Comment la
différencier de l’érudition ? L’érudition est spécialisée dans un domaine, au contraire de la culture
« générale ». L’érudit se plait, se plonge et nous perd dans une infinité de détails parce qu’il jouit
de sa prodigieuse mémoire. L’homme cultivé n’est-il pas seulement un homme presque érudit ?
Qu’a-t-il de plus, lui qui en sait moins ? Il faut le trouver car la culture nous semble préférable à
l’érudition, mais il faut savoir pourquoi. La conversation de l’érudit nous égare dans les détails
tandis que l’homme cultivé sait nous en dire juste pour que ce soit intéressant. Juste assez pour
quoi ? Pour comprendre. Telle est sa juste mesure. Comprendre signifie situer dans une vision
d’ensemble, évaluer. Aristote : le propre d’un homme cultivé est de ne réclamer en chaque
matière, pas plus d’exactitude que ce dont elle est capable. La culture ne peut donc que s’évaluer
soi-même, comme développement de notre capacité de comprendre. Il ne s’agit donc aucunement
d’une évaluation objective, extérieure.
Si l’évaluation doit être objective, utiliser des critères nécessairement extérieurs à ce
qu’elle évalue, alors l’appréciation du degré de compréhension ne permet pas dévaluer la culture.
Surtout si la culture est ce qui nous donne une compréhension du monde qui nous comprend c’està-dire nous contient. En effet si « culture » désigne un système de valeurs, de croyances, de
coutumes qui caractérisent l’identité d’un peuple, alors l’évaluer, revient à évaluer une nation, une
culture, une civilisation. Peut-on évaluer la culture japonaise ? Mais qui donc le pourrait ? Un
japonais ? Serait-il impartial ? Un étranger ? Comment jugerait-il ce qu’il ne connaît et ne
comprend pas ? Si chaque culture constitue un système de croyances et de valeurs, une axiologie,
c’est toujours depuis une culture qu’on en juge une autre, et donc aucune évaluation n’est
objective. Pour évaluer la culture d tel ou tel peuple, il faudrait n’appartenir à aucune d’entre elles,
ce qui semble impossible. Ainsi Max Weber expliquait que les systèmes de valeurs (cultures,
religions, philosophies) prétendent à une vérité absolue et donc à un droit d’évaluer les autres,
alors qu’aucun d’entre eux ne saurait démontrer scientifiquement sa supériorité. La science
moderne qui est universelle est aveugle en matière de valeurs, tandis que les axiologies sont
multiples. Voilà pourquoi Weber prophétisait une perpétuelle et fatale « guerre des dieux »
opposant des axiologies impossible à évaluer, des conflits de valeurs entre cultures concurrentes,
des conflits impossibles à arbitrer.
On ne peut donc pas évaluer la chose qui nous sert à évaluer tout le reste. La raison, la
vérité, le bien ne seront-ils donc que les ombres de nos caprices ? A moins que l’angoisse devant
cette impossible évaluation ne soit justement la meilleurs marque d’une bonne culture.
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