Secrets de cuisine »de Pierre Caille-Vuarier (F)

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Secrets de cuisine »de Pierre Caille-Vuarier (F)
« Secrets de cuisine » de Pierre Caille-Vuarier (F)
Les deux cafés et l'addition furent déposés par le serveur. Le client trempa ses lèvres dans la
tasse, y ajouta du sucre, et en bu la moitié avant de la laisser. Sa femme n'avait pas sucré le
sien : elle surveillait sa ligne. Elle avait enflé après quarante ans et la réussite professionnelle
de son époux, et depuis cinq ans sacrifiait pâtisseries et douceurs pour ne pas avoir à se
priver de viande. C'étaient, comme son mari, ses plats préférés et ensemble ils fréquentaient
régulièrement des restaurants spécialisés.
Le rat radieux était l'un de leur préféré. Ils appréciaient les deux propriétaires, Umberto qui
régnait en cuisine et Stéphane qui régentait les serveurs. Situé au deuxième sous- sol de Lyon,
à proximité d'un arrêt de tramway et d'un ascenseur inter-niveaux, au cœur des quartiers
rénovés des années 2460, il n'avait qu'une trentaine de couverts. Les peintures ocres
s'abîmaient et le mobilier terne s'était démodé, mais la cuisine raffinée et les viandes de
qualité rendaient le décor négligeable.
- Ça t'a plu ? demanda le mari. Elle acquiesça en dodelinant de sa tête ronde. Clovis Fleisch
s'était enrichi grâce aux produits d'import- export avec les colonies lunaires et martiennes.
Contrairement à ses vêtements – fibres naturelles et soie chinoise malgré l'embargo
continental – ses goûts n'avaient pas évolué : la chair fraîche. Au sens propre. Depuis son
quarante-cinquième anniversaire il s'était astreint à un jogging hebdomadaire pour pouvoir
continuer à dévorer de la viande et des plats en sauce mais son ventre s'amplifiait malgré ses
efforts.
Il abandonna son café et sa femme pour se déplacer lui-même vers le comptoir de marbre
gris. Stéphane, son épagneul docilement immobile à ses pieds, envoya la caissière essuyer
des verres pour recevoir lui-même ce client, si facilement flatté qu'on sollicite son opinion ou
qu'on lui propose un plat absent de la carte.
- Monsieur Fleisch, comment vont les affaires ?
- Très bien, très bien. Ils ont encore pu augmenter le tonnage des navettes de fret pour la
Lune. Moins de 48h pour l'aller maintenant, temps d'embarquement et de débarquement
inclus. Il posa les coudes sur le comptoir pour soulager son dos.
- Désolé pour le service, le serveur est nouveau, c'est un jeune qui débute.
- Ce n'est pas très important, je viens ici pour manger, pas pour avoir des courbettes.
- Je vous le dis, on n'est pas satisfait de lui. Est-ce que le steak d'hérisson vous convenait ?
Madame a aimé le ragoût de taupes ? C'est une nouveauté.
- Délicieux, vraiment. Comme toujours ici. Mais d'où venaient les grillons de l'entrée ? Il y
avait un petit goût.
- Du Maroc monsieur Fleisch. Mais le secret, c'est qu'Umberto ajoute du coriandre
maintenant précisa-t-il avec un sourire avenant.
- Et comment il parvient à les faire dorer comme cela ? A la poêle ?
- Non, on les passe au grill et toutes les minutes un commis les retourne indiqua le
propriétaire du restaurant d'un ton de démonstrateur de foire.
- Bien, bien.
Fleisch fit un pas pour s'approcher de Stéphane sans toucher le chien alourdi qui ne bougeait
de moins en moins du parquet.
- Si vous voulez, la semaine prochaine on aura un arrivage de baleine, depuis un élevage
d'Alsaka. On a des fournisseurs pour tout maintenant vous savez.
- J'en ai déjà souvent mangé. De ça aussi. Vous le savez aussi bien que moi.
Après un silence Fleisch posa avec assurance ses deux mains sur le bar, de part et d'autre de
Stéphane, s'apprêtant à l'envelopper d'une confidence, se penchant vers lui avec un filet de
voix pour ne pas être entendu des derniers clients présents. Et vous, Stéphane, vous, avezvous déjà goûté à de la vache ? dit-il en accentuant toutes les syllabes.
Stéphane resta interdit, les bras le long du corps. Grand et maigre, les cheveux rasés, il
semblait vouloir mincir jusqu'à disparaître. L'homme d'affaires attendit, se retourna vérifier
que personne ne les écoutait, vit sa femme se recoiffer, et se tourna à nouveau face au
propriétaire du restaurant.
- Oui, j'ai dit de la vache.
- Ah non monsieur Fleisch c'est illégal. C'est totalement interdit. Ça n'existe plus.
- La viande est ma passion, mon vice vous le savez. Un péché dont je me repais.
- De nombreux clients ont cette tentation, mais cette viande est introuvable.
- Avec l'augmentation des tonnages vers la Lune, je deviens riche Stéphane. Encore plus. Rien
ne m'oblige à faire comme la majorité des Européens et à manger des insectes.
Les deux hommes se turent. Depuis les pénuries alimentaires du début du XXIème siècle
toute la planète s’était mise à élever des insectes. A partir de 2050, quand le cap des neuf
milliards d’habitants fut atteint, l’entomophagie fut encouragée pour apporter des protéines
tout en réservant les terres arables à l’agriculture pour les humains plutôt qu’à l’élevage ou à
la production de fourrage et de céréales pour le bétail. L'armateur spatial reprit d'une voix
encore plus assourdie.
- Je peux me payer de la viande, de la volaille, des poissons, tout ce que je veux sauf du bœuf.
De la vache. Ou du veau. Moi j'ai toujours voulu en manger, la dévorer – au moins une fois.
Vous pourriez vous en procurer et nous la cuisiner ? Évidemment tout cela restera un secret
entre nous.
- Je ne sais pas. Je dois en parler avec Umberto, je ne peux pas décider seul pour deux recula
précipitamment le trentenaire, imaginant déjà la descente de la police sanitaire de la
Métropole lyonnaise.
Les serveurs ne partaient qu'une fois le ménage terminé. Puis les deux propriétaires restaient
manger avant de rentrer chez eux. La cuisine moderne installée dans leur appartement du
cinquième sous- sol servait peu, à moins de recevoir des amis. Les chaises encore à l'envers
sur les tables, une serpillère restée contre une chaise, de la vaisselle en sélénium posée sur le
comptoir, seule une table était restée dressée. Umberto avec préparé une omelette et
réchauffé un gratin de criquets et punaises. Comme à son habitude leur chien, poils ras et
mine lasse, s'allongeait confiants entre leurs pieds.
- Clovis Fleisch m'a parlé d'une drôle d'affaire, je n'ai pas su quoi lui dire.
- C'est qui ?
- Le chauve grassouillet, cinquante ans, qui vient avec une blonde et qui essaye tout pour
avoir un genre. Umberto gonfla exagérément les joues, bouche en cul-de-poule. C'est lui qui
t'avait fait venir pour que tu expliques ta recettes de castor aux olives.
- Oui, je m'en souviens. Celui qui veut la viande saignante et en grosses parts. Un carnassier
qui trouverait bon des rognons crus si on lui dit que c'est du panda.
- C'est une grosse légume en plus d'être un viandard. Je n'aurai pas du laisser le nouveau
serveur s'occuper d'eux. Fleisch est armateur de fret pour les colonies. Et il laisse toujours
des gros pourboires quand on lui fait des arrangements.
L'épagneul se frotta à leurs jambes pour obtenir des débris.
- Tu reprends de la salade ? Il veut assouvir ses envies et sa gourmandise parce qu'il a de
l'argent pour réaliser ses rêves. Approche ton assiette. Comme si l'argent pouvait tout
acheter.
- On rêve tous d'avoir plein d'argent pour faire nos passions. Et il veut quoi ce mec ?
- De la viande de vache. L'assiette d'Umberto resta à mi-chemin de la table et du saladier, et
en relevant prudemment sa tête Stéphane l'aperçut bouche bée. Il fit semblant d'être
décontracté et le servit en enchaînant d'un ton badin.
- J'ai pas su comment refuser, j'ai dit qu'il fallait que je t'en parle, je veux pas le vexer. Mais à
sa grande surprise Umberto ne se mit pas en colère.
Le vieux chien jappa, et Stéphane lui tendit quelques criquets, qui craquèrent croqués sous
ses crocs. Umberto réfléchissait, perplexe, son omelette et sa salade abandonnées.
- Il propose combien ?
- Tu penses pas sérieusement qu'on va le faire ? C'est juste que j'ai pas su comment refuser.
J'ai tout de suite pensé aux bagnes dans la zone contaminée.
- Attends, ça nous permettrait de déménager au moins vers le premier sous-sol, voir même
dans les étages de surface. Il y a des nouveaux programmes immobiliers dans le 37ème
arrondissement, on serait à moins de dix minutes de tramway du restaurant. Et puis ça
pourra aider à avoir une meilleure maison de retraite pour ta grand-mère. En plus, avec ce
nouveau serveur qui est un guignol et qu'il faut virer on ne manque pas de travail en ce
moment, on pourrait ralentir le rythme, prendre un jour de congé par semaine.
- 30 000 diffres.
Umberto ne répondit pas. Stéphane restait immobile sur sa chaise, indécis entre l'avidité de
l'argent et la crainte de la prison.
- On risque beaucoup si la police sanitaire nous surprend, et le restaurant sera fermé.
- Pour cette somme, on peut prendre le risque reprit Umberto. C'est la seule fois où on
pourra gagner autant en si peu de temps. Et puis on a été inspecté par les agents sanitaires il
y a trois semaines, ils ne reviendront pas avant six mois.
- Ouais, mais il va falloir faire des sacrifices pour obtenir son fric. J'ai jamais entendu parler
d'un de nos fournisseurs ou même d'un boucher qui oserait en vendre.
- Moi non plus. Je ne sais même pas où il y a encore des vaches. Ça aussi c'est un secret. Je
ne suis même pas sûr qu'il en reste en dehors des zoos.
- Goûte ça s'il te plaît.
- Oui chef.
Rompu à l'obéissance le jeune commis ne demanda pas pourquoi le chef ne voulait pas
goûter le plat lui-même, et semblait même avoir un net dégoût à cuisiner les quatre tranches
épaisses et saignantes. Le reste de la viande était en sécurité au congélateur, mais Umberto
n'excluait pas de les jeter plus tard dans la soirée. Il s'était d'ailleurs déjà débarrassé du
couteau qui le répugnait.
-C'est quoi ?
- Une recette secrète s'époumona Umberto, qui se reprit aussitôt.
-C'est du ragondin. Ton avis ? Figé et stressé le commis répondit comme à un examen oral,
-Le goût est fort, inhabituel. Umberto tressaillit vivement. Le commis poursuivait avec
application.
- C'est gras comme viande, et ferme. Faudrait un peu de sel. C'est encore trop saignant, et
c'est tiède seulement au milieu. Ce sera quoi la sauce ?
- Sauge, soja, avec des légumes vapeurs.
- Peut-être des herbes sur la viande. Pourquoi pas celles pour les grillades d'hannetons ? osa
le commis.
- Ouais.
Les épaules tombantes au-dessus des casseroles et de la poêle, Umberto s'inclinait sur les
tranches saignantes qui étaient à trente centimètres de ses yeux. La graisse et le graillon lui
collaient au visage et à la toque, formaient des gouttes qui se mélangeaient à sa sueur. Le
cou large et les muscles des bras étaient contractés, mais ses lèvres et son nez tremblaient
un peu à cause des remords.
- Chef, le couple de la 14 a fini les entrées. Umberto déposa les tranches de viandes
frémissantes dans un plat ovale, saupoudra d'herbes fraîches et de feuilles hachées de laurier,
ressortit du four deux pots de sauce et siffla. Parmi les serveurs débordés, l'un prit
l'ensemble et deux bassines de légumes pour courir en salle. Umberto resta immobile, tandis
que les cuisiniers, commis, serveurs et caissière continuaient de s'agiter en tout sens, à
grandes enjambées accompagnées d'interpellations sonores.
Umberto sortit des cuisines et s'approcha de son mari, rivé seul au comptoir du bar depuis le
début du service, fouillant le parquet du regard au bord des larmes, incapable d'aller au
devant des clients.
- Ça me serre le cœur. Je n'arrête pas de penser à ce qu'on lui a fait. Le pauvre.
- On ne regrettera pas. Faut qu'on aille les voir. Fais bonne figure s'il te plaît.
L'armateur était tellement heureux que Stéphane et Umberto en eurent des frissons.
- Je les ai dévorées ! Trois, parce que ma femme n'en a pris qu'une. C'était délicieux ! Pas du
tout le goût auquel je m'attendais. Ça ressemblait à du singe, mais tellement plus tendre.
Évidemment je ne vous demande pas comment vous vous êtes procuré ces belles pièces.
- C'est effectivement un secret qu'il vaut mieux ne pas dévoiler concéda prudemment
Umberto en s'appuyant négligemment au dossier d'une chaise libre.
- Cela risque d'être impossible d'en retrouver monsieur Fleisch se précipita Stéphane pour
éviter tout récidive, les mains nouées devant lui.
Plus loin les clients mangeaient à petites bouchées des plats apportés par les serveurs en
sous-effectif. Depuis la veille le service était perturbé par l'absence soudaine d'un jeune
serveur. Stéphane avait expliqué à l'équipe son départ en catastrophe au chevet de son
arrière-grand-père et qu'il allait probablement rester définitivement près de sa famille.
- Les insectes vont me paraître vraiment fades maintenant s'écria la femme. Comblé,
l'homme hochait la tête, le buste en arrière, les mains sans honte sur son ventre.
- Content que cela vous ait plu murmura Umberto – trop ému, Stéphane, en retrait, ne disait
rien. Je vous fais suivre les fruits, le dessert du jour et des cafés ?
- C'est une merveilleuse journée pérora encore le client à l'attention du couple de
restaurateurs. Il eût un regard repus, plein de fierté, mais d'abord adressé à lui-même.
- Le Rat Radieux est vraiment un grand restaurant avec vous deux à sa tête, une vraie famille.
Tiens d'ailleurs, votre inséparable chien n'est pas avec vous ? Toujours caché sous le
comptoir ? D'habitude il vous accompagne tout le temps.
- Je vais chercher les desserts murmura Stéphane, tremblant à l'évocation de Médor, son
épagneul. Ses premières larmes ne coulèrent qu'une fois à mi-chemin des cuisines.
Impassible, Umberto resta seul face au couple.
- Non. On a dû hélas s'en séparer brutalement.