LES DEMEURES DE LA SOLITUDE Formes et lieux de notre

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LES DEMEURES DE LA SOLITUDE Formes et lieux de notre
LES DEMEURES DE LA SOLITUDE
Formes et lieux de notre isolement
Villes et Entreprises
Collection dirigée par Alain Bourdin et Jean Rémy
La ville peut être abordée selon des points de vue différents: milieu
résidentiel, milieu de travail, milieu de culture. Ceux-ci peuvent être
entremêlés ou séparés. Il en va de même des groupes sociaux qui
communiquent à travers ces divers types d'enjeux. La dimension
économique n'est jamais absente, mais elle entre en tension avec la
dimension politique. Ainsi peut-on aborder la conception urbanistique
ou architecturale, l'évaluation des politiques sociales ou socioéconomiques et les formes d'appropriation par divers acteurs. Pour
répondre à ces interrogations, la collection rassemble deux types de
textes. Les premiers s'appuient sur des recherches de terrain pour
dégager une problématique d'analyse et d'interprétation. Les seconds,
plus théoriques, partent de ces problématiques; ce qui permet de créer
un espace de comparaison entre des situations et des contextes
différents. La collection souhaite promouvoir des comparaisons entre
des aires culturelles et économiques différentes.
Déjà parus
Marc WIEL, Pour planifier la ville autrement, 2007.
René KAHN (dir.), Régulation temporelle et territoires urbains,
2007.
Jean-Luc ROQUES, Inclusion et exclusion dans les petites
villes, 2007.
Jacques PEZEU-MASSABUAU,
Construire l'espace habité L'architecture en mouvement, 2007.
Nora SEMMOUD, La réception sociale de l'urbanisme, 2007.
Alain-Claude VIV ARA T , Les origines symboliques de notre
habitat,2007.
Augusto
CUSINA Ta,
La genèse d'une
culture
locale
d'entreprise au nord-est de l'Italie, 2007.
Sylvette PUISSANT, Les ségrégations de la ville-métropole
américaine,2006.
François HULBERT (sous la direction de), Villes du Nord,
villes du Sud, 2006.
Jean-Pierre FREY, Henri Raymond, paroles d'un sociologue,
2006.
Jacques
PEZEU-MASSABUAU
LES DEMEURES DE LA SOLITUDE
Formes et lieux de notre isolement
L'HARMATTAN
@
L'HARMATTAN,2007
5-7, rue de l'École-Polytechnique;
75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
diffusion. harmattan(aJ,wanadoo. fr
harmattan 1(aJ,wanadoo.fr
ISBN: 978-2-296-04385-5
EAN: 9782296043855
pour Ukiyomizu
cette autre solitude
SOMMAIRE
Prologue - Je, moi et les autres
Une race de solitaires? - De je à moi, et à nous - La
construction du sujet - Ecrire le moi - Désarrois de l'individu; le dehors et la ligne - La quête de soi et les
voies de la solitude
- Être
seul
Une catégorie sociale? - Solitude et isolement - Visages de la solitude; le Stylite et Oblomov - Isolement
du héros - La solitude du verbe - Ambiguïté de l'isolement - Les parades qu'on y oppose - Une dimension morale
I
Il
35
II - Le lieu de la solitude
L'urgence d'habiter - la boîte et la bulle - Verne et les
lieux du héros - autres refuges - la clôture, la porte et la
fenêtre - les conditions du lieu - les pseudo-solitudes et
le labyrinthe - jardins secrets
71
III - Les paysages de l'absolu - Le désert et son
image
Le mythe du désert - La forêt - L'île déserte... ou
désertée? - L'imposture de Robinson Crusoé - Les
déserts poétiques: le rêve arcadien de Virgile à Poussin
- Déserts de tous pays - Une "fuite du monde" ?
93
IV
- Les modes
de la réclusion
L'enfermement solitaire - Thérèse d'Avila et Sade -
Figures de la grotte - Avatars poétiques de l'ermitage La hutte - La solitude religieuse: l'érémitisme et la cellule - L'isolement carcéral - Sa fortune littéraire
113
V
- Retraites
domestiques
L'urgence d'habiter - La maison s'offre-t-elle à l'isolement ? - Solitude familiale, solitude personnelle - Le
problème du quotidien - La cave et le grenier - La
chambre: refuge absolu - Autres formes de la solitude
domestique
137
VI - Solitudes rurales et citadines
Deux manières d'être seul - La flânerie - La ville à la
campagne - Paysage et solitude - Les deux faces de la
villa - Solitudes citadines: le reclus volontaire, Istanbul
et le hüzün, du grand ensemble à l'hôtel - La solitude des
exclus: clôtures réelles et fictives
161
VII - Mille et une solitudes
Solitude de l'écrivain: de Flaubert à Kafka - Montaigne, Descartes, Rousseau - Cent ans de solitude - Solitudes cosmiques: Vigny et Lévi-Strauss - Les sanslogis: l'autre versant de l'isolement
- La
solitude impos-
sible
187
Epilogue - Être seul aujourd'hui
Solitude et isolement - Le Web et autres palliatifs
plus ou moins efficaces - La véritable demeure de notre
solitude
209
8
Rester seul...
dans une société où chaque jour davantage votre intérêt
évident est de vous agréger, c'est cette forme d'héroïsme
que je vous convie ici à saluer.
H. de Montherlant
PROLOGUE - Je, moi, et les autres
Solitaire: qui se situe à l'écart des autres - chez l'homme
l'anachorète, en vénerie le vieux sanglier mâle, enjoaillerie le diamant monté seul.
Dictionnaire ecclésiastique
Se tu sarai solo, sarai tutto tua.
Léonard de Vinci
Une race de solitaires? - Ils n'ont en commun que
d'être seul. Non de le vouloir ou le redouter: seulement de
se trouver tel. Ce qui n'est pas si simple, car l'isolement
qui entoure quelques-uns et les distingue si fort en chaque
société ne se propose à l'homme que par énigmes. En quoi
se détoume-t-il de la commune sociabilité? Est-il un passage ou un état? Une impression ou un jugement? Un
choix ou une contrainte? Une ascèse ou un châtiment? Le
pratique-t-on à un ou plusieurs? Mais, d'abord, comment
être seul? Se voir à l'écart d'autrui suffit-il à le devenir?
Et à quel degré d'éloignement se sent-on, se voit-on isolé,
ou jugé tel par autrui? Combien d'heures, de jours ou
d'années aussi doit se poursuivre cette mise à distance
pour se muer en véritable solitude? Encore cette durée
même prend-elle des couleurs changeantes: loin d'un être
aimé, ou simplement dans l'ennui, chaque minute s'étire
avec une lenteur cruelle; tandis qu'à l'inverse, livré à soimême et se louant de l'absence de l'autre, travaillant ou
se divertissant, flânant ou rêvant au hasard des rues, parmi
des livres, des tableaux ou heureusement perdu dans la
musique, les heures soudain se bousculent. Aussi, plutôt
que de s'attacher à définir cet esseulement, paraît-il plus
simple de considérer ceux qui y vivent.
Leur présence est universelle. Que cet écart fût choisi celui du poète ou de l'artiste, du misanthrope ou de l'ermite
- ou non - tels celui que suscitent certaines professions, la
discrimination ou l'enfermement - il n'est pas de collectivité humaine où il n'existe côte à côte avec les formes requises de la sociabilité. Comme celles-ci, il se voit partout
admettre et, si nécessaire, institutionnaliser. Être seul paraît en somme aussi naturel qu'en compagnie et cette "race
des solitaires" se fond, de façon généralement harmonieuse, dans le corps social dont relèvent ses représentants.
Pourtant toute solitude est d'abord une façon de s'accommoder uniquement de soi, et pour cela de se placer
hors d'atteinte. Le solitaire de désir est un intouchable: si
intimement que s'établisse notre relation avec lui, si amical
et complice le chemin fait ensemble, il faut tôt ou tard le
quitter et s'en retourner seul. Si on a toujours assez de
force pour supporter les maux d'autrui, affirme cruellement La Rochefoucauld, nul ne saurait l'accompagner dans
sa solitude. Ni en éclairer le mystère car il est autant de façons d'être seul que, simplement, d'être. C'est alors que le
geste, la parole éprouvent leurs pouvoirs: ignorant même
la raison de cet éloignement, il peut suffire d'un contact,
d'un mot, parfois d'un regard pour atteindre l'isolé et forcer
son refuge, du moins le faire sortir de soi. Mais, plus souvent, il referme sa porte.
Que chacun, vous ou moi, peut clore aussi sur luimême. Car nous jouissons tous de cette superbe faculté:
se refuser à autrui, oublier sa présence, d'expansif devenir
taciturne, finalement rentrer en soi et, tel le lièvre de La
Fontaine, "songer" - ce repli de l'âme et du corps - en son
gîte réel ou imaginaire. Là se trouve sans doute la première fonction d'un logis, voire l'origine de nos pulsions
habiteuses. Mais la solitude existe même avant cet abri et,
partout, accueille quiconque pour peu qu'il la désire. Nul
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n'a besoin de gagner le désert le plus proche ni à l'inverse
de se barricader; il n'est que de se vouloir seul pour qu'on
y parvienne et se fasse à son tour inaccessible.
De Je à Moi, et à Nous - Il existe mille et une solitudes,
de la plus abjecte à la plus noble, mille manières de s'appréhender ou se complaire face à la seule image de soi,
mille lieux aussi où éprouver cette mise à distance. Au départ cependant, me penser ou me dire seul revient à me
penser et à me dire, c'est-à-dire distraire du corps social
"cet être que j'appelle moi" (M. Yourcenar). Que ce soi qui
fait face aux autres se sente leje sujet de la solitude, ou se
pense le moi qui en est l'objet, c'est bien de l'individu qu'il
s'agit, recherché, inventé parfois, affirmé toujours.
Car au commencement, et (pour chacun de nous) quelle
que soit la "vérité" de l'isolement, il y a l'être seul - vous,
moi ou quiconque - face à une société avide de le plier à la
loi commune. "Pour faire un individu, il faut une solitude"
proclamait J. Chardonne, et Cézanne écrivait, du fond de
sa déréliction: "Si l'isolement trempe les forts, il est la
pierre d'achoppement des incertains". On sait à quel degré
les idéologies dominatrices tentent de sacrifier la primauté
de la personne à une vision idéale de la collectivité, qu'elles soient d'un bord (telle la Révolution nationale de Ph.
Pétain: "l'individu n'existe que par la famille, la société, la
patrie"), ou de l'autre (ainsi la Révolution culturelle chinoise immergeant totalement le personnel et l'intime dans
une idéologie et des comportements globaux et anonymes). Mais à l'amont de ces détournements - et que vivre à
l'écart empêche ou permette la surrection du soi et l'épanouissement individuel, les dénie ou les manifeste - c'est
l'inverse qui paraît la loi. Pour que la solitude se conçoive,
se veuille, s'accepte ou se refuse, se pratique enfin, une réflexion personnelle doit d'abord s'exercer: la simple idée
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de se distinguer d'autrui annonce l'individu, celle de s'en
écarter semble en promouvoir l'image. Il se peut qu'elle
émane aussi (disait Pirandello) du regard des autres; mais
avant d'être le miroir qu'ils ne cessent de lui tendre, elle reflète pour chacun l'intime conscience de soi.
Que «je» seul exprime en français. Car, à la différence
du moi, qui constate seulement l'existence du sujet et ne
porte ainsi qu'une vérité imaginaire (dont la fonction, disait même Lacan, est celle par laquelle le sujet est dépossédé de lui-même), «je» le dévoile dans son pur jaillissement, sa native spontanéité, antérieure à la réflexion et,
seul, se montre vraiment opérant dès qu'il se trouve inséré
dans le système symbolique hors duquel il ne peut apparaître. Au contraire du "moi superficiel", écartelé par le
langage (qui emmagasine seulement ce qu'il y a de stable,
et donc d'impersonnel) et les exigences de la vie sociale, il
paraît ce "moi fondamental qu'une conscience inaltérée
apercevrait" (Bergson). Plus parfaitement que le l anglais,
son unique référent est cette simple émanation de la personne, confuse, mobile et inexprimable, ce qui en fait toujours le premier terme d'une énonciation. Il ne saurait signifier que l'individu qui le prononce et rien ne le sépare
de son verbe, sinon ne, le-la-les, en ou y qui ne modifient
en rien cette propriété: un grammairien dirait qu'il est non
prédicatif. Alors que le moi, qui dénote toujours une mise
en objet, prend place n'importe où dans une énonciation et
suit docilement n'importe quelle préposition.
Même si un usage immémorial en fait couramment le
synonyme du je pour désigner l'individu ordinaire, fausse
confusion qui marque la plupart des œuvres littéraires..
Rimbaud il est vrai l'évite brillamment et Je est un autre
dénonce avec force la distance qui sépare le je de l'écrivain
romantique de ce qu'il écrit, où il ne dit jamais que son
moi. Pour la même raison, selon M. Blanchot, "l'écrivain
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ne lit jamais son œuvres"; elle reste pour lui un secret mais
cette impossibilité est aussi "la seule approche réelle qu'il
puisse en avoir". Le moi, multiple et changeant, s'oppose
ainsi fondamentalement au «je» qui exprime l'unicité et
l'immuabilité du sujet et en semble la strate la plus profonde; la seule réelle aussi, bien qu'elle ne puisse jamais
apparaître vraiment. Or c'est du je au moi que semble s'affirmer l'individu comme c'est, à l'étape suivante, entre celui-ci et la collectivité que surgit la notion de solitude. De
multiples façons il est vrai, la société approuvant à des degrés divers l'existence propre, voire un certain isolement,
de la personne, tandis que celle-ci se plie plus ou moins
aux diktats de la vie commune.
S'impose d'abord la distinction entre holisme et individualisme, plus exactement entre les "manières d'être" qui
distinguent les sociétés où l'accent est mis sur l'ensemble
du système, sur le tout de la collectivité, de celles où chaque personne s'y voit d'abord reconnue comme telle.
L'idée de hiérarchie marque les premières, celle d'égalité
les secondes. L. Dumont a tracé les racines de l'individualisme occidental à partir du holisme traditionnel des premiers siècles, dont on sait qu'il règne encore chez bien des
sociétés, ainsi en l'Asie orientale. Le communisme chinois
se déclara longtemps hostile au confucianisme tout en valorisant comme lui le pouvoir central et la prééminence du
collectif sur l'individu, à l'inverse du taoïsme et du bouddhisme qui plaçaient en avant la liberté intellectuelle de
chacun. Alors qu'en Occident, dès le Moyen-Age, le chrétien se trouve seul face à son Dieu, responsabilité personnelle qui se fait essentielle avec le calvinisme. La renforcent plus tard la naissance de l'Etat moderne, puis celle de
la catégorie économique qui, se dégageant du politique
avec Locke et Quesnay, clive les vieilles solidarités en
deux types de relation distincte dont l'un - celle des per15
sonnes aux biens - l'emporte fortement sur le second - le
rapport des individus entre eux.
S'opposeraient ainsi à présent un individualisme égalitaire qui a triomphé en Occident et semble gagner d'autres
sociétés, et un holisme originel qui marque encore plus ou
moins fortement la plupart de celles-ci: ensemble d'idées,
d'institutions et de valeurs qui est la face construite, pensée, de leur culture, y valorise la totalité sociale et lui subordonne la personne. Pourtant leur distinction ne s'accommode guère d'une telle netteté. Chez les sociétés
individualistes, le culte de la tradition (dont le patriotisme
serait un bon exemple), l'ornière des usages, l'orientation
collective de toutes les activités et d'abord la langue ellemême qui est un fait social, les lois et les contraintes qui
escortent en tous lieux leur application, revêtent la forme
d'un holisme au second degré, pliant étroitement chacun à
des modes de pensée et d'action essentiellement collectifs.
Sans compter que l'émancipation de la personne s'opère
elle-même selon une perspective holistique en trompel'œil, où la poursuite des intérêt particuliers est censée
contribuer au bien-être du corps social. Inversement, les
sociétés holistes de type traditionnel laissent toujours à
l'individu une aire souvent fort étendue de déploiement
personnel, ainsi dans la vie domestique, religieuse ou la
création artistique. Il paraît donc plus exact d'opposer les
sociétés à tendance individualiste et celles où le holisme
pèse davantage.
La construction du sujet - Cette émergence du je / moi au
sein du nous se désigne fréquemment du terme d'individuation (dont elle n'est, on le sait, qu'une des acceptions),
c'est-à-dire la manière dont la personne se distingue des
autres du groupe, de la société qui la contient. Mais si la
conscience individuelle semble bien née d'un "dressage
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social" (L. Dumont), ce processus d'autodégagement du
holisme ambiant et de mise à distance de la collectivité
s'opère selon des voies diverses, voire opposées. Attribuant la surrection de l'individu à son isolement préalable,
J. Chardonne ne prend réellement en compte ni la première, dont le problème reste de nature ontologique
(même si Valéry y voyait "la plus étrange invention de
l'homme"), ni le second - la solitude - qui se rencontre et
se pratique aussi bien au sein des sociétés holistes, et se
montre partout pour peu qu'on la désire ou la craigne.
Reste qu'au double plan de la personne et de la collectivité, ce dégagement s'opère sous le signe d'une durable
équivoque, qui résulte de la relation du moi à la morale en
vIgueur.
- Au stade personnel, celui de l'orientation consciente
de chacun face à sa collectivité, l'individu dispose, pour
s'affirmer, de plusieurs recettes dont le nombre respectif
d'adeptes varie en fonction de la conjoncture économique
ou politique et de l'optimisme/pessimisme ambiant. Dans
le cas d'une situation de crise, le choix s'exerce ainsi entre
le camp des actifs et celui des passifs. Pour les uns, il importe de surnager individuellement ("se débrouiller") voire
de lutter ensemble pour la préservation de valeurs traditionnelles et morales jugées sûres. Mais d'autres se réfugient dans un sorte de "repli tribal" où il ne s'agit que de
survivre en "surfant" au gré des circonstances, réaction
commune à nombre d'immigrés de fraîche date, égarés
dans les méandres d'une société dont ils ignorent les arcanes. Autant de prises de position, plus ou moins conscientes, qui placent la personne en porte-à-faux sur l'ensemble
du corps social.
- Malentendus encore au niveau des ensembles: tribus
ou nations; ainsi dans la séculaire tentative de l'Occident
d'étendre sa propre vision de l'individu en société au reste
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(les quatre cinquièmes) de l'humanité. S'autorisant de l'injustice éprouvée aux abus qu'on y observe - inégalités sociales, diverses formes de ségrégation ou d'esclavage, atteintes à l'enfance, mutilations... - on feint d'en ignorer la
présence chez soi sous des formes à peine renouvelées. Au
nom des principes d'égalité et de liberté qui fondent ici légitimement la notion de personne, on prétend étendre à
des sociétés
- dont
la cohésion et la culture sont étrangères
à la pensée gréco-latine et à la morale judéo-chrétienne une certaine application de la démocratie qui s'est développée en Angleterre, aux Etats-Unis et en France (et se
trouve de ce fait celle des Nations unies) mais n'en est
qu'une des formes possibles. L'émergence de l'individu (en
l'admettant inévitable ou nécessaire, ce qui reste à démontrer) ne s'opère proprement que sur le terreau d'une culture
donnée: ses valeurs, son histoire et les modalités d'application qu'elle prescrit.
Ainsi en Asie orientale dont je cite brièvement l'exemple. Le holisme est ici immémorial et reste fondamental.
Le concept d'individualisme est jugé contraire à l'existence
même du corps social: une atteinte au consensus qui en
assure la cohésion. L'individu demeure suspect de vouloir
se soustraire à la loi commune et aux obligations (liens de
dépendance, entraide, communautarisme rural ou citadin...) qu'elle prescrit tacitement, y compris les diverses
formes d'association qui constituent, depuis les origines de
ces nations, une sorte de démocratie empirique mais efficace. Dans les massacres de la place Tien-an-Men, à Pékin
en 1989, l'indignation (légitime) de la presse occidentale
crut voir (à tort) l'écrasement "d'aspirations démocratiques" chez leurs jeunes victimes, alors que celles-ci, dans
le droit fil de l'éthique confucéenne, s'opposaient surtout à
la corruption et au népotisme du régime: révolte morale
contre des abus tout aussi flagrants chez les peuples qui se
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réclament de la démocratie. Celle-ci revêt d'ailleurs autant
de formes qu'il est de nations. La forme "musclée" que
s'en est donnée la Corée du Sud en montre une autre variante tandis que celle où s'affirme le Japon confère à l'individu un statut encore différent. Fraîchement sorti d'une
société fortement hiérarchisée, ce pays a sauté d'un coup
dans un égalitarisme largement imaginaire mais hautement
proclamé. La conscience de classe y demeure à peu près
absente en dépit d'inégalités aussi accusées qu'ailleurs, et
d'un holisme sans compromis.
Mêmes variations au sein de l'Europe, au gré des cultures nationales. Si individualistes que nous semblent les
Anglais - l'utilitarisme, le nominalisme sont leurs "spécialités" - ils tirent aussi bénéfice de leurs traditions monarchique, religieuse et sociale. Alors que les Français font de
ce même individualisme une entité abstraite qu'ils étendent
indistinctement à la totalité de l'homme. Tout autre encore
en paraît la variante germanique, dont "la courbure renvoie
à la totalité sociale" (Dumont). Ici, l'homme 'naturel' est
incomplet: il a besoin d'une éducation de soi, à la manière
de la paideia grecque. Cette Bildung, où s'exprime l'idéal
du classicisme allemand, suppose que chacun se perfectionne soi-même et se rende capable du vrai à l'intérieur du
système collectif. Plus encore que la forme du pouvoir,
c'est chaque peuple qui modèle le type d'individu qui
convient à sa propre cohésion.
Pourtant, c'est à un niveau plus général que s'opère la
véritable naissance du moi. Ces "autres" en fonction desquels il semble se définir en toute société se dispersent au
moins dans quatre "régions" de son monde vécu. L'une
correspond à son entourage habituel (Umwelt) : tous ceux
avec lesquels il partage espace et durée; rapprochement et
opposition s'y opèrent selon une relation personnelle, mar19
quée d'affectivité (amour, estime, admiration, haine ou
mépris). En dehors, s'étend le monde au large (Mitwelt),
d'où viennent non plus des complicités plus ou moins tacites mais des relations de ressemblances et de catégories,
institutionnalisées dans la coutume et le droit. Enfin mémoire et imagination suscitent respectivement les régions
du passé, des ancêtres (Vortwelt), et de l'avenir: celle des
successeurs (Nachwelt).
C'est ainsi de diverses façons que le soi se relie à l'autre
- réciproque, unilatérale ou anonyme - dans l'espace et
dans la durée: autant de niveaux où le je affronte le tu, le
vous, puis le on, enfin le eux et le ils. Or, c'est justement
au détachement de ces liens qu'on attribue communément
la surrection de l'individu. Et par exemple du regard d'autrui qui, dans le passé de l'Occident mais toujours chez les
collectivités holistes, tend à gouverner le comportement
personnel. Après et avant bien d'autres, Rousseau a dénoncé les sociétés où chacun ne peut agir, parler et penser
que sous les yeux de ses semblables, état dont l'évitement
lui semble au contraire le premier pas vers ce qu'on appellerait aujourd'hui une société démocratique. S'impose ici la
classique distinction entre les sociétés où la culpabilisation
repose sur le remords - selon la tradition judéo-chrétienne - et celles qui la fondent sur la honte, ainsi en Asie
orientale. Ici et là cependant, la spéculation individuelle
s'amorce dans une séparation, dont la solitude n'est qu'une
figure extrême.
A la différence de la construction du sujet selon la psychanalyse - opérée en fonction de la relation parentsenfants et dans l'ordre du désir - l'identité où chacun tente
aujourd'hui de se constituer et où l'on fonde communément la notion d'individu reste engluée dans le social et se
superpose seulement à l'individuation freudienne. Mais
est-elle un ensemble d'attributs (l Kristeva), un fantasme
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