1 Homélie de la messe d`obsèques de Jacques Barrot Lundi 8

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1 Homélie de la messe d`obsèques de Jacques Barrot Lundi 8
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Homélie de la messe d’obsèques de Jacques Barrot
Lundi 8 décembre 2014 - Paroisse Ste Clotilde
Isaïe 11, 1-5
Psaume 71
Luc 10, 21-24
Frères et sœurs,
Le départ, soudain, de Jacques Barrot nous conduit ce matin à nous arrêter, à
laisser de côté nos vraies et nos fausses urgences, nos préoccupations, et à nous
retrouver ici, en raison des liens qui nous unissaient à lui, et du chemin partagé. Oui,
Jacques nous réunit ce matin, dans la diversité de nos convictions et de nos
histoires, au-delà de ce qui certains jours peut nous séparer. Vous ses proches, sa
famille, ses amis, qui ressentez douloureusement son absence, vous tous aussi qui
avez travaillé avec lui, qui avez été engagés comme lui, parfois avec lui, dans le
combat, l’exercice des responsabilités, et le service du pays, en Haute-Loire, à Paris,
à Bruxelles.
Comme à chaque fois qu’un être proche nous quitte, nous sommes conduits à
regarder cette vie qui passe. Le départ de toute personne aimée, estimée, nous
renvoie immanquablement à tout ce qui a été vécu avec elle, à ce qui patiemment a
été construit, tenté, envisagé. Aux souvenirs de la route, à la douceur de certains
matins, aux larmes de certains soirs, aux combats partagés, à ce qui s’est dit, en
paroles ou en silence. Mais le départ de l’ami, de l’aimé, nous renvoie aussi, bien
sûr, à notre propre destinée, au sens que nous donnons à notre vie, à la valeur que
nous donnons aux êtres, aux lieux et aux choses, à nos propres questions, nos
projets et nos échecs, nos lieux d’impuissance et de vérité, nos joies et nos
blessures secrètes.
C’est dans cette réalité-là et pas une autre que vient nous rejoindre la Parole
de Dieu, ces textes que nous venons d’entendre : la lecture du prophète Isaïe, le
psaume 71, et l’évangile de St Luc. Des textes que vous avez choisis en famille, et
qui sont ceux que la liturgie de l’Eglise proposait mardi dernier, la veille de la mort de
Jacques. Comme des dernières paroles pour la route. Paroles d’espérance que Dieu
adressait à celui qui était son ami, parole en quelque sorte d’accomplissement et de
commencement pour celui qui bientôt allait vivre le passage.
Ces textes indiquent à leur façon ce qui est jeu dans ce temps que les
Chrétiens appellent l’Avent, ce temps de préparation de Noël, celui qui marque
l’attente et le désir de voir arriver le Messie, le Sauveur. « En ce jour-là » commence
le texte d’Isaïe. En ce jour-là, viendra celui qui a reçu l’esprit de sagesse et de
discernement, de conseil et de force. Il ne jugera pas sur l’apparence, il ne se
prononcera pas sur des rumeurs, il jugera les petits avec justice ; avec droiture, il se
prononcera en faveur des humbles du pays. Qui d’entre nous n’a pas désiré que
cette promesse se réalise ? Que ce temps-là advienne ? Qui d’entre nous,
particulièrement parmi ceux qui portent des responsabilités lourdes et délicates, n’a
pas souhaité bénéficier de ce même esprit qui manque parfois à nos vies, et à la vie
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de notre pays ? Oui, en ces jours-là, insiste le psaume, « en ces jours-là fleurira la
justice, grande paix jusqu’à la fin des temps ». Idéal inatteignable ? Belle parole pour
des cœurs purs qui n’ont pas les pieds sur terre ?
Jacques Barrot, à sa manière, avait entendu cette parole, et l’avait laissé
travailler sa vie. Homme de conviction et d’engagement, il désirait en fait contribuer
par son travail, rigoureux et sérieux, à un monde meilleur. Et il n’y avait là, de sa part,
aucune trace d’une naïveté d’enfant de chœur. S’il connaissait la noblesse et la
valeur de l’engagement politique, il était lucide sur la difficulté de la tâche, et sur la
nature humaine. Il avait appris au long des années à inscrire son désir dans la
complexité des situations, au-delà des coups durs, et des déceptions, éprouvant
comme chacun d’entre nous les limites humaines, les siennes d’abord, qu’il savait
reconnaître. Pourtant, il n’avait pas cette « âme habituée » dont parle Charles Péguy,
encore moins amère ou désabusée. Jacques Barrot, nous le savons, était un homme
sensible, qui n’aimait pas la fausseté, et savait l’importance de construire des ponts,
de permettre la rencontre, de faire en sorte que chacun se sente respecté. Un
homme de relations et d’amitié, un homme qui voulait se mettre au service de tous.
Jacques Barrot ne faisait pas mystère de sa foi chrétienne, même s’il n’aimait
guère la brandir en étendard. Il y avait chez lui un trop grand respect pour l’aventure
intérieure de chacun. Il savait que ces rivages-là où chacun s’affronte à la question
du sens, s’abordent avec infiniment de délicatesse, de liberté et de pudeur.
Mais il savait pourtant où était la source. Et ces derniers mois, il a
profondément désiré se rapprocher de celui qui avait toujours été son Seigneur,
depuis son enfance, au-delà des tours et des détours de son existence, pour
retrouver auprès de lui un élan nouveau, une confiance et une joie intérieure qu’il
demandait à Dieu, alors même qu’il éprouvait douloureusement le temps qui passe,
et sentait nécessaire de donner de la manière la plus vraie possible, sens et
fécondité au reste de sa vie.
Comment être vivants jusqu’au bout ? Comment gagner en liberté intérieure et
en vérité ? Comment trouver le juste ton pour aimer et servir, dans toutes les
dimensions de son existence ? Jacques Barrot, comme nous tous en fait, connaissait
ces questions intimes, et voulait les regarder en face. Il savait plus ou moins
confusément que désensabler la source, la laisser irriguer sa vie, supposait de sortir
de soi, et de tourner son regard vers le Christ. Découvrir qui est vraiment le Christ et
ce qui le faisait vivre intérieurement. S’arrêter pour regarder la relation qui unissait
Jésus, le Fils de Dieu, à son Père des cieux. Et trouver dans cette contemplation
force, espérance et discernement pour continuer la route.
C’est l’évangile que nous venons d’entendre. Un évangile qui nous conduit en
effet à rejoindre le lieu où le Christ s’est placé toute sa vie. Jésus se situe ici au
cœur, à la jointure, de ce qui l’unit à son Père mais aussi de ce qui l’unit à nous.
Dans ce passage évangélique, - nous l’avons entendu - il s’adresse d’abord à son
Père dans une prière. Jésus nous fait ainsi entrer dans cette relation intime qu’il a
avec lui. Une relation à laquelle il souhaite nous faire accéder pour découvrir qui est
vraiment Dieu, loin des fausses images et des clichés que nous entretenons. Comme
le dit St Irénée, « le Christ est la visibilité du Père ». Le Christ est l’image du Père,
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nous montrant par toute son existence que Dieu n'est pas une individualité close sur
elle-même, mais un être qui est puissance d'expression de soi, et comme telle
source de relation au service de la vie.
Nous le savons bien, frères et sœurs, notre connaissance de Dieu, plus
encore de Dieu comme Père, n’est pas innée ; elle n’est pas non plus à conquérir :
elle est à recevoir. Pour cela, il nous faut recevoir notre vie de Dieu, comme pur don,
découvrir cette filiation, ou pour le dire plus simplement, accepter d’être les enfants
de Dieu, ses « tout-petits », comme il le dit dans l’évangile que nous venons
d’entendre : « Ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux toutpetits ».
Parfois, peut-être, reconnaissons-le, nous nous pensons importants, savants,
voire sages. Et il y a toujours de bonnes âmes pour nous le dire, nous le faire croire.
Certains jours, nous nous prenons les pieds dans ce jeu d’images. Et nous avons du
mal à être des tout-petits. En fait, il ne s’agit pas tant de courir après l’humilité et la
petitesse, mais d’être simplement dans la vérité de nous-mêmes, sans détour.
Ne pas rester centré sur soi, ses projets, ses peurs peut-être, ses succès
aussi… et tout le reste…, à la force des poignets, mais tourner son regard, autorise
Dieu à faire route avec nous. Dieu, qui, lui seul, nous aidera à trouver notre juste
place, celle où nous serons le plus vivants et aimants.
Jésus était fils comme cela, humble de cœur, tout tourné vers son Père, ne
pensant pas à lui-même, ne doutant pas de son Père, et ne gardant rien pour lui.
Aucune faiblesse là-dedans. Il fallait même beaucoup de discernement, de
détermination et de confiance mêlées, pour avancer sur un tel chemin où même la
mort ne pourra le garder captif.
Cette vie de Dieu que Jésus partage avec son Père dans l’Esprit, cette
expression et cet élan de l’amour qui les anime, Jésus veut que nous y goûtions,
frères et sœurs. Il veut que ce soit de cette vie-là que nous vivions, parce que c’est la
seule qui puisse nous permettre de donner le véritable sens et la fécondité de nos
existences, la seule aussi qui puisse faire reculer la mort sous toutes ses formes, les
petites morts du quotidien, celle qui nous attend au terme de la route, mais aussi
celles qui attaquent nos sociétés et qui ont pour nom : mensonge, injustice, rejet,
exclusion… C’est pour cela que le Christ est venu parmi nous. C’est cela, et rien
d’autre, que bientôt nous célèbrerons à Noël.
A sa manière, Jacques Barrot avait perçu cela. Il savait ce que cela pouvait
signifier de combat intérieur, de travail de vérité pas toujours facile, et de conversion.
Mais aussi de joie profonde, de liberté retrouvée, d’humanité déployée. Il en
percevait l’enjeu et l’horizon pour lui-même et pour notre monde, persuadé que les
vraies solutions aux problèmes profonds de notre époque ne viendraient pas d’abord
de l’économie et de la finance, mais bien du spirituel. Ou pour le dire autrement, de
cette écoute personnelle et collective des besoins profonds de l’homme.
Frères et sœurs, au moment où Jacques fait la rencontre du Seigneur de la
Vie, puissions-nous, quel que soit le point où nous en sommes de notre histoire
humaine, quel que soit l’itinéraire mystérieux de chacun, entendre de sa part, comme
un dernier signe affectueux et fraternel pour nous, cette invitation à ne pas passer à
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côté du plus essentiel, à ne pas passer à côté de notre vie. Et à nous risquer à
découvrir ou redécouvrir qui est ce Christ qui ouvre les portes des tombeaux. Oui,
découvrir par toute notre vie que de Noël à Pâques le seul mystère qui puisse sauver
le monde, et qui appelle à s’y engager totalement, est celui d’un amour à recevoir et
à donner.
P. François Boëdec, sj.