L`avenir d`une illusion - Les Classiques des sciences sociales

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L`avenir d`une illusion - Les Classiques des sciences sociales
Sigmund FREUD (1927)
“L’avenir
d’une illusion”
Traduction française de Marie Bonaparte, revue par l’auteur, 1932.
Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Courriel: [email protected]
Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt
Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"
Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html
Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque
Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :
Sigmund Freud (1927)
“ L’avenir d’une illusion ”
Une édition électronique réalisée de l’article “L’avenir d’une illusion”.
Traduction française par Marie Bonaparte revue par l’auteur, 1932.
Originalement publié en 1927. Réimpression. Paris : Les Presses universitaires de
France, 1973, 3e édition, 101 pages. (pp. 5 à 80).
Polices de caractères utilisée :
Pour le texte: Times, 12 points.
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Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.
Édition électronique réalisée avec le traitement de textes
Microsoft Word 2001 pour Macintosh.
Mise en page sur papier format
LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)
Édition complétée le 16 août 2002 à Chicoutimi, Québec.
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Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
Table des matières
Section I
Section II
Section III
Section IV
Section V
Section VI
Section VII
Section VIII
Section IX
Section X
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Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
Bibliothèque de psychanalyse
Dirigée par Daniel Lagache
Sigmund Freud
L'avenir d'une illusion
Presses universitaires de France
Traduit de l'allemand par Marie Bonaparte
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Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
Le présent ouvrage est la traduction française de :
DIE ZUKUNFT EINER ILLUSION
(Imago Publishing Co, Ltd., Londres, 1948)
Sigmund FREUD avait revu lui-même cette traduction française
de L'Avenir d'une illusion, ainsi que celle des essais qui suivent.
Dépôt légal. - 1re édition : 2e trimestre. 1971
3e édition : ter trimestre 1973
1971, Presses Universitaires de France
L'avenir d'une illusion (1927)
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Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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I
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Lorsqu'on a vécu longtemps dans l'ambiance d'une certaine culture et
qu'on s'est souvent efforcé d'en découvrir les origines et les voies évolutives,
on ressent un jour la tentation de tourner ses regards dans la direction opposée
et de se demander quel sera le sort ultérieur de cette culture ainsi que les
transformations qu'elle est destinée à subir. Mais on ne tarde pas à s'apercevoir que la valeur de semblable investigation est diminuée dès l'abord par
divers facteurs, surtout par le fait qu'il n'existe que peu de personnes capables
d'avoir une vue d'ensemble de l'activité humaine dans tous ses domaines. La
plupart des hommes se sont vus contraints de se limiter à un seul de ces
domaines ou à bien peu d'entre eux ; et moins nous connaissons du passé et du
présent, plus notre jugement sur le futur est forcément incertain.
De plus, c'est justement lorsqu'il s'agit de se former un jugement semblable que les dispositions subjectives d'un chacun jouent un rôle difficile à
apprécier ; or celles-ci dépendent de facteurs purement personnels : de sa propre expérience, de son attitude plus ou moins optimiste envers la vie, attitude
dictée par son tempérament et ses succès ou insuccès antérieurs. Enfin, il faut
tenir compte de ce fait remarquable : les hommes vivent en général le présent
d'une façon pour ainsi dire ingénue, et sont incapables d'estimer ce qu'il
apporte; le présent doit acquérir du recul, c'est-à-dire être devenu le passé,
avant de pouvoir offrir des points d'appui sur lesquels fonder un jugement
relatif au futur.
Qui cède à la tentation d'émettre une opinion sur l'avenir probable de notre
culture fera donc bien de se rappeler les difficultés indiquées ci-dessus, ainsi
que l'incertitude inhérente à toute prophétie. Il en résulte pour moi que fuyant,
en toute hâte, cette trop grande tâche, je rechercherai, sans tarder, le petit
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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domaine sur lequel j'ai dirigé, jusqu'à ce jour, mon attention, et ceci dès que
j'aurai défini sa position par rapport au vaste ensemble.
La culture humaine - j'entends tout ce par quoi la vie humaine s'est élevée
au-dessus des conditions animales et par où elle diffère de la vie des bêtes, et
je dédaigne de séparer la civilisation de la « culture » 1 - présente, ainsi que
l'on sait, à l'observateur deux faces. Elle comprend, d'une part, tout le savoir et
le pouvoir qu'ont acquis les hommes afin de maîtriser les forces de la nature et
de conquérir sur elle des biens susceptibles de satisfaire aux besoins humains ;
d'autre part, toutes les dispositions nécessaires pour régler les rapports des
hommes entre eux, en particulier la répartition des biens accessibles. Ces deux
orientations de la civilisation ne sont pas indépendantes l'une de l'autre, en
premier lieu parce que les rapports mutuels des hommes sont profondément
influencés par la mesure des satisfactions de l'instinct que permettent les
richesses présentes ; en second lieu parce que l'individu lui-même peut entrer
en rapport avec un autre homme en tant que propriété, dans la mesure où ce
dernier emploie sa capacité de travail ou le prend comme objet sexuel ; en
troisième lieu parce que chaque individu est virtuellement un ennemi de la
civilisation qui cependant est elle-même dans l'intérêt de l'humanité en
général. Il est curieux que les hommes, qui savent si mal vivre dans
l'isolement, se sentent cependant lourdement opprimés par les sacrifices que
la civilisation attend d'eux afin de leur rendre possible la vie en commun. La
civilisation doit ainsi être défendue contre l'individu, et son organisation, ses
institutions et ses lois se mettent au service de cette tâche ; elles n'ont pas pour
but unique d'instituer une certaine répartition des biens, mais encore de la
maintenir, elles doivent de fait protéger contre les impulsions hostiles des
hommes tout ce qui sert à maîtriser la nature et à produire les richesses. Les
créations de l'homme sont aisées à détruire et la science et la technique qui les
ont édifiées peuvent aussi servir à leur anéantissement.
On acquiert ainsi l'impression que la civilisation est quelque chose d'imposé à une majorité récalcitrante par une minorité ayant compris comment
s'approprier les moyens de puissance et de coercition. Il semble alors facile
d'admettre que ces difficultés ne sont pas inhérentes à l'essence de la civilisation elle-même, mais sont conditionnées par l'imperfection des formes de
culture ayant évolué jusqu'ici. De fait, il n'est pas difficile de mettre en
lumière ces défauts. Tandis que l'humanité a fait des progrès constants dans la
conquête de la nature et est en droit d'en attendre de plus grands encore, elle
ne peut prétendre à un progrès égal dans la régulation des affaires humaines et
il est vraisemblable qu'à toutes les époques comme aujourd'hui, bien des hommes se sont demandé si cette partie des acquisitions de la civilisation méritait
vraiment d'être défendue. On pourrait croire qu'une régulation nouvelle des
relations humaines serait possible laquelle renonçant à la contrainte et à la
répression des instincts, tarirait les sources du mécontentement qu'inspire la
civilisation, de sorte que les hommes, n'étant plus troublés par des conflits
internes, pourraient s'adonner entièrement à l'acquisition des ressources
naturelles et à la jouissance de celles-ci. Ce serait l'âge d'or, mais il est douteux qu'un état pareil soit réalisable. Il semble plutôt que toute civilisation
1
Nous traduirons le plus souvent, par la suite, le mot culture par celui de civilisation, ce
dernier rendant mieux pour le public français la notion que Freud entend par culture. (N.
de la Trad.)
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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doive s'édifier sur la contrainte et le renoncement aux instincts, il ne paraît pas
même certain qu'avec la cessation de la contrainte, la majorité des individus
fût prête à se soumettre aux labeurs nécessaires à l'acquisition de nouvelles
ressources vitales. Il faut, je pense, compter avec le fait que chez tout homme
existent des tendances destructives, donc antisociales et anticulturelles, et que,
chez un grand nombre de personnes, ces tendances sont assez fortes pour
déterminer leur comportement dans la société humaine.
Ce fait psychologique acquiert une importance décisive quand il s'agit de
porter un jugement sur la civilisation. On pouvait d'abord penser que l'essentiel de celle-ci était la conquête de la nature aux fins d'acquérir des ressources
vitales et que les dangers qui menacent la civilisation seraient éliminés par
une répartition appropriée des biens ainsi acquis entre les hommes ; mais il
semble maintenant que l'accent soit déplacé du matériel sur le psychique. La
question décisive est celle-ci : réussira-t-on, et jusqu'à quel point, à diminuer
le fardeau qu'est le sacrifice de leurs instincts et qui est imposé aux hommes, à
réconcilier les hommes avec les sacrifices qui demeureront nécessaires et à les
dédommager de ceux-ci ? On peut tout aussi peu se passer de la domination
des foules par une minorité que de la contrainte qui impose les labeurs de la
civilisation, car les foules sont inertes et inintelligentes, elles n'aiment pas les
renoncements à l'instinct, on ne peut les convaincre par des arguments de
l'inéluctabilité de ceux-ci et les individus qui les composent se supportent l'un
l'autre pour donner libre jeu à leur propre dérèglement. Ce n'est que grâce à
l'influence de personnes pouvant servir d'exemple, et qu'elles reconnaissent
comme leurs guides, qu'elles se laissent inciter aux labeurs et aux renoncements sur lesquels repose la civilisation. Tout va bien quand ces chefs sont
doués d'une vision supérieure des nécessités vitales et se sont élevés jusqu'à la
domination de leurs propres désirs instinctifs. Mais un danger existe : afin de
ne pas perdre l'influence dont ils jouissent, ils risquent de céder aux foules
plus que les foules à eux-mêmes, et c'est pourquoi il semble nécessaire qu'ils
disposent de moyens de coercition capables d'assurer leur indépendance des
foules. En somme, deux caractères humains des plus répandus sont cause que
l'édifice de la civilisation ne peut se soutenir sans une certaine dose de
contrainte : les hommes n'aiment pas spontanément le travail et les arguments
ne peuvent rien sur leurs passions.
Je sais ce que l'on objectera à ces assertions. On dira que le caractère des
foules ici décrit, destiné à prouver l'inéluctabilité de la contrainte en vue des
labeurs de la civilisation, n'est lui-même que la conséquence d'une organisation défectueuse de cette civilisation, organisation par laquelle les hommes
ont été aigris et sont devenus assoiffés de vengeance et inabordables. Des
générations nouvelles élevées avec amour et dans le respect de la pensée,
ayant de bonne heure ressenti les bienfaits de la culture, auront à celle-ci
d'autres rapports, la ressentiront comme leur bien propre et seront prêtes à lui
consentir les sacrifices, en travail et en renoncement aux satisfactions de
l'instinct, nécessaires à son maintien. Ces générations pourront se passer de
contrainte et seront peu différenciées de leurs chefs. S'il n'y a pas eu jusqu'ici
de foules humaines d'une qualité pareille dans aucune civilisation, c'est parce
que aucune n'a encore su prendre les dispositions susceptibles d'influencer les
hommes de cette manière, et ceci dès leur enfance.
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On peut douter qu'il soit jamais possible, ou du moins déjà de nos jours,
dans l'état présent de notre domination de la nature, de prendre de telles
dispositions; on peut se demander d'où surgirait la légion de guides supérieurs, sûrs et désintéressés, devant servir d'éducateurs aux générations futures
; on peut reculer effrayé à la pensée du colossal effort de contrainte qu'il
faudra inévitablement déployer jusqu'à ce qu'un pareil but soit atteint. Mais on
ne pourra contester le grandiose de ce plan, ni son importance pour l'avenir de
la civilisation humaine. Il repose certes sur cette juste intelligence psychologique : l'homme est pourvu des dispositions instinctives les plus variées, et
les événements précoces de l'enfance impriment à celles-ci leur orientation
définitive. C'est aussi pourquoi les limites dans lesquelles un homme est
éducable déterminent celles dans lesquelles une telle modification de la
culture est possible. Il est permis de douter qu'un autre milieu civilisateur
puisse, et dans quelle mesure, éteindre les deux caractères des foules humaines, qui rendent si difficile la conduite des affaires humaines. Cependant
l'expérience n'a pas encore été faite. Un certain pourcentage de l'humanité - en
vertu d'une disposition pathologique ou d'une force excessive de l'instinct -,
restera sans doute toujours asociale, mais si l'on parvenait à réduire, jusqu'à
n'être plus qu'une minorité, la majorité d'aujourd'hui qui est hostile à la
culture, on aurait fait beaucoup, peut-être tout ce qui se peut faire.
Je ne voudrais pas qu'on eût l'impression que je me sois indûment écarté
du chemin prescrit à ma recherche. Aussi veux-je expressément déclarer que
je suis loin de vouloir porter un jugement sur la grande expérience culturelle
qui se poursuit actuellement dans la vaste contrée étendue entre l'Europe et
l'Asie. je n'ai ni la compétence ni la capacité voulues pour décider si elle est
praticable, pour éprouver l'efficacité des méthodes employées, ou pour
mesurer la largeur de la faille inévitable séparant intention et réalisation. Ce
qui se prépare là-bas échappe en tant qu'inconclu à l'observation, tandis que
notre civilisation, depuis longtemps fixée, offre une riche matière à notre
étude.
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II
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Nous avons, sans le vouloir, glissé de l'économique au psychologique. Au
début nous étions tentés de rechercher le propre de la civilisation dans les
ressources matérielles présentes et dans l'organisation de leur répartition. Mais
après avoir reconnu que toute culture repose sur la contrainte au travail et le
renoncement aux instincts, et par suite provoque inévitablement l'opposition
de ceux que frappent ces exigences, il apparaît clairement que les ressources
elles-mêmes et les moyens de les acquérir et de les répartir ne peuvent constituer l'essentiel ni le caractère unique de la civilisation. Car l'esprit de révolte
et la soif de destruction de ceux qui participent à la culture les menacent. C'est
pourquoi à côté des ressources il y a les moyens devant servir à défendre la
civilisation, ceux de coercition et tous autres moyens ayant pour but de
réconcilier les hommes avec la civilisation et de les dédommager de leurs
sacrifices. Ces derniers peuvent même être considérés comme constituant le
patrimoine spirituel de la culture.
Afin d'unifier notre vocabulaire, nous désignerons le fait qu'un instinct ne
soit pas satisfait par le terme de frustration, le moyen par lequel cette frustration est imposée, par celui d'interdiction, et l'état que produit l'interdiction par
celui de privation. Il faut ensuite distinguer entre privations qui touchent tout
le monde, et privations qui ne touchent pas tout le monde, mais seulement
certains groupements, classes ou même individus. Les premières sont les plus
anciennes ; par les interdictions qui les instituèrent voici des milliers et des
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milliers d'années, la civilisation commença à s'écarter de l'état primitif animal.
Nous avons découvert, à notre grande surprise, que ces privations n'ont rien
perdu de leur force, qu'elles constituent encore à l'heure actuelle le noyau de
l'hostilité contre la culture. Les désirs instinctifs qui ont à pâtir de par elle
renaissent avec chaque enfant ; et il est toute une classe d'êtres humains, les
névropathes, qui réagissent déjà à ces primitives privations en devenant
asociaux. Ces désirs instinctifs sont ceux de l'inceste, du cannibalisme et du
meurtre. Il peut paraître étrange de rapprocher ces désirs, que tous les hommes semblent unanimes à réprouver, de ces autres désirs, au sujet desquels,
dans notre civilisation, il est si vivement discuté si l'on doit ou non les laisser
se satisfaire, mais psychologiquement nous y sommes justifiés. L'attitude qu'a
prise la culture envers ces trois plus anciens des désirs instinctifs n'est
d'ailleurs nullement uniforme; seul, le cannibalisme semble être réprouvé par
tous et peut paraître à toute autre observation qu'à l'observation analytique
entièrement abandonné ; la force des désirs incestueux se fait encore sentir
derrière l'interdiction ; et le meurtre, au sein de notre civilisation, est, dans
certaines conditions, encore d'usage, voire commandé. Peut-être la culture
évoluera-t-elle de telle sorte que d'autres satisfactions instinctives, aujourd'hui
tout à fait permises, sembleront un jour tout aussi inacceptables qu'aujourd'hui
le cannibalisme.
Déjà, dans ces plus anciennes des renonciations à l'instinct, un facteur
psychologique entre en jeu qui garde son importance pour tout ce qui va
suivre. Il n'est pas exact de dire que l'âme humaine n'a subi aucune évolution
depuis les temps primitifs, et qu'en opposition aux progrès de la science et de
la technique elle est aujourd'hui encore la même qu'aux origines de l'histoire.
Nous pouvons ici faire voir l'un de ces progrès psychiques. Il est conforme à
notre évolution que la contrainte externe soit peu à peu intériorisée, par ceci
qu'une instance psychique particulière, le surmoi de l'homme, la prend à sa
charge. Chacun de nos enfants est à son tour le théâtre de cette transformation ; ce n'est que grâce à elle qu'il devient un être moral et social. Ce
renforcement du surmoi est un patrimoine psychologique de haute valeur pour
la culture. Ceux chez qui il a eu lieu deviennent, de ses ennemis, ses supports.
Plus leur nombre dans un milieu culturel est grand, plus assurée est cette
civilisation, et mieux elle peut se passer de moyens externes de coercition.
Mais le degré d'intériorisation des interdictions varie beaucoup suivant les
instincts frappés par chacune de celles-ci. En ce qui touche aux plus anciennes
exigences de la culture, déjà mentionnées, l'intériorisation semble largement
réalisée, si nous laissons de côté l'inopportune exception constituée par les
névropathes. Mais les choses changent de face si nous considérons les autres
exigences instinctives. On observe alors, avec surprise et souci, que la
majorité des hommes obéit aux défenses culturelles s'y rattachant sous la
seule pression de la contrainte externe, par conséquent là seulement où cette
contrainte peut se faire sentir et tant qu'elle est à redouter. Ceci s'applique
aussi à ces exigences culturelles dites morales qui touchent tout le monde de
la même façon. Quand on entend dire qu'on ne peut se fier à la moralité des
hommes, il est le plus souvent question de choses de ce ressort. Il est
d'innombrables civilisés qui reculeraient épouvantés à l'idée du meurtre ou de
l'inceste, mais qui ne se refusent pas la satisfaction de leur cupidité, de leur
agressivité, de leurs convoitises sexuelles, qui n'hésitent pas à nuire à leur
prochain par le mensonge, la tromperie, la calomnie, s'ils peuvent le faire avec
impunité. Et il en fut sans doute ainsi de temps culturels immémoriaux.
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Si nous considérons à présent les restrictions qui ne touchent qu'à certaines
classes de la société, on se trouve en présence d'un état de choses évident et
qui ne fut d'ailleurs jamais méconnu. Il faut s'attendre à ce que ces classes
lésées envient aux privilégiés leurs privilèges et à ce qu'elles fassent tout ce
qui sera en leur pouvoir pour se libérer de leur fardeau de privations supplémentaires. Là où cela n'est pas possible, une quantité durable de mécontentement se fera jour au sein de cette civilisation, ce qui peut mener à de
dangereuses révoltes. Mais quand une civilisation n'a pas dépassé le stade où
la satisfaction d'une partie de ses participants a pour condition l'oppression
des autres, peut-être de la majorité, ce qui est le cas de toutes les civilisations
actuelles, il est compréhensible qu'au cœur des opprimés grandisse une
hostilité intense contre la civilisation rendue possible par leur labeur mais aux
ressources de laquelle ils ont une trop faible part. On ne peut alors s'attendre à
trouver une intériorisation des interdictions culturelles chez ces opprimés ; ils
sont bien plutôt prêts à ne pas reconnaître ces interdictions, ils tendent à
détruire la civilisation elle-même, voire à nier éventuellement les bases sur
lesquelles elle repose. Ces classes sont si manifestement hostiles à la culture
que l'hostilité latente des classes sociales mieux partagées est par comparaison
passée inaperçue. Inutile de dire qu'une civilisation qui laisse insatisfaits un
aussi grand nombre de ses participants et les conduit à la rébellion n'a aucune
perspective de se maintenir de façon durable et ne le mérite pas.
Le degré d'intériorisation des règles culturelles - pour parler de manière
populaire et non psychologique : le niveau moral de ses participants - n'est pas
le seul bien d'ordre psychique qu'il convienne de considérer quand il s'agit de
juger de la valeur d'une civilisation. Il y a encore son patrimoine d'idéals et de
créations artistiques, ce qui revient à dire : les satisfactions qui émanent de ces
idéals et de ces créations.
On ne sera que trop porté à englober dans le patrimoine spirituel d'une
civilisation ses idéals, c'est-à-dire ses jugements relativement à ce qui est le
plus élevé et à ce qu'il est le plus souhaitable d'accomplir. Il semblerait au
premier abord que ces idéals dussent déterminer les formes d'activité du
groupe culturel, mais l'ordre réel des facteurs doit être celui-ci : les idéals se
modèlent sur les premières formes d'activité que la coopération des dons innés
et des circonstances extérieures permettent pour une civilisation donnée, et
ensuite ces premières activités se fixent sous forme d'un idéal afin de servir
d'exemples à suivre. Ainsi, la satisfaction qu'un idéal accorde aux participants
d'une civilisation donnée est d'ordre narcissique, elle repose sur l'orgueil de ce
qui a déjà été accompli avec succès. Afin de parachever cette satisfaction,
chaque civilisation se compare aux autres cultures, qui se sont consacrées à
d'autres tâches et se sont érigé d'autres idéals. Grâce à ces différences, chaque
civilisation s'arroge le droit de mépriser les autres. C'est ainsi que les idéals
culturels deviennent une cause de discorde et d'inimitié, entre groupes culturels différents, ainsi qu'on peut clairement le voir entre nations.
La satisfaction narcissique engendrée par l'idéal culturel est d'ailleurs une
des forces qui contrebalance le plus efficacement l'hostilité contre la civilisation à l'intérieur même du groupe culturel. Non seulement les classes
privilégiées, celles qui jouissent des bienfaits de cette culture, mais encore les
opprimés y peuvent participer, le droit de mépriser ceux qui n'appartiennent
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pas à leur culture les dédommageant alors des préjudices qu'ils subissent à
l'intérieur de leur propre groupe. On est certes un misérable plébéien, la proie
de toutes sortes d'obligations et du service militaire, mais on est en échange
citoyen romain, on a sa part à la tâche de dominer les autres nations et de leur
dicter des lois. Cette identification des opprimés à la classe qui les gouverne
et les exploite n'est cependant qu'une partie d'un plus vaste ensemble. Les
opprimés peuvent par ailleurs être attachés affectivement à ceux qui les
oppriment, et malgré leur hostilité contre ceux-ci voir en leurs maîtres leur
idéal. Si de telles relations, au fond satisfaisantes, n'existaient pas, il serait
incompréhensible que tant de civilisations aient pu se maintenir si longtemps
malgré l'hostilité justifiée des foules.
D'autre sorte est la satisfaction que l'art dispense aux participants d'une
civilisation, bien que cette satisfaction reste en règle générale inaccessible aux
foules, absorbées par un travail épuisant et n'ayant pas reçu l'éducation
personnelle voulue. L'art, ainsi que nous le savons depuis longtemps, nous
donne des satisfactions substitutives, en compensation des plus anciennes
renonciations culturelles, de celles qui sont ressenties encore le plus profondément, et par là n'a pas son égal pour réconcilier l'homme avec les sacrifices
qu'il a faits à la civilisation. Par ailleurs, les oeuvres de l'art exaltent les
sentiments d'identification, dont chaque groupe culturel a si grand besoin, en
nous fournissant l'occasion d'éprouver en commun de hautes jouissances ;
elles se mettent encore au service d'une satisfaction narcissique, lorsqu'elles
figurent les œuvres d'une culture déterminée, lorsqu'elles lui rappellent de
façon saisissante ses idéals.
La partie la plus importante de l'inventaire psychique d'une civilisation n'a
pas encore été mentionnée. Ce sont, au sens le plus large, ses idées religieuses, - en d'autres termes, que nous justifierons plus tard, ses illusions.
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III
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En quoi réside la valeur particulière des idées religieuses ? Nous venons
de parler de l'hostilité contre la civilisation, engendrée par la pression que
celle-ci exerce, par les renonciations aux instincts qu'elle exige. S'imagine-ton toutes ses interdictions levées, alors on pourrait s'emparer de toute femme
qui vous plairait, sans hésiter, tuer son rival ou quiconque vous barrerait le
chemin, ou bien dérober à autrui, sans son assentiment, n'importe lequel de
ses biens ; que ce serait donc beau et quelle série de satisfactions nous offrirait
alors la vie ! Mais la première difficulté se laisse à la vérité vite découvrir.
Mon prochain a exactement les mêmes désirs que moi et il ne me traitera pas
avec plus d'égards que je ne le traiterai moi-même. Au fond, si les entraves
dues à la civilisation étaient brisées, ce n'est qu'un seul homme qui pourrait
jouir d'un bonheur illimité, un tyran, un dictateur ayant monopolisé tous les
moyens de coercition, et alors lui-même aurait toute raison de souhaiter que
les autres observassent du moins ce commandement culturel : tu ne tueras
point.
Mais quelle ingratitude, quelle courte vision que d'aspirer à l'abolition de
la culture ! Ce qui resterait alors serait l'état de nature, et celui-ci est de
beaucoup plus difficile à supporter. Il est vrai, la nature ne nous demande pas
de restreindre nos instincts, elle leur laisse toute liberté, mais elle a sa
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manière, et particulièrement efficace, de nous restreindre : elle nous détruit
froidement, cruellement, brutalement, d'après nous, et ceci justement parfois à
l'occasion de nos satisfactions. C'est précisément à cause de ces dangers dont
la nature nous menace que nous nous sommes rapprochés et avons créé la
civilisation qui, entre autres raisons d'être, doit nous permettre de vivre en
commun. A la vérité, la tâche principale de la civilisation, sa raison d'être
essentielle est de nous protéger contre la nature.
On le sait, elle s'acquitte, sur bien des chapitres, déjà fort bien de cette
tâche et plus tard elle s'en acquittera évidemment un jour encore bien mieux.
Mais personne ne nourrit l'illusion que la nature soit déjà domptée, et bien peu
osent espérer qu'elle soit un jour tout entière soumise à l'homme. Voici les
éléments, qui semblent se moquer de tout joug que chercherait à leur imposer
l'homme : la terre, qui tremble, qui se fend, qui engloutit l'homme et son
oeuvre, l'eau, qui se soulève, et inonde et noie toute chose, la tempête, qui
emporte tout devant soi ; voilà les maladies, que nous savons depuis peu
seulement être dues aux attaques d'autres êtres vivants, et enfin l'énigme
douloureuse de la mort, de la mort à laquelle aucun remède n'a jusqu'ici été
trouvé et ne le sera sans doute jamais. Avec ces forces la nature se dresse contre nous, sublime, cruelle, inexorable ; ainsi elle nous rappelle notre faiblesse,
notre détresse, auxquelles nous espérions nous soustraire grâce au labeur de
notre civilisation. C'est un des rares spectacles nobles et exaltants que les
hommes puissent offrir que de les voir, en présence d'une catastrophe due aux
éléments, oublier leurs dissensions, les querelles et animosités qui les divisent
pour se souvenir de leur grande tâche commune : le maintien de l'humanité
face aux forces supérieures de la nature.
Pour l'individu comme pour l'humanité en général, la vie est difficile à
supporter. La civilisation à laquelle il a part lui impose un certain degré de
privation, les autres hommes lui occasionnent une certaine dose de souffrance,
ou bien en dépit des prescriptions de cette civilisation ou bien de par
l'imperfection de celle-ci. A cela s'ajoutent les maux que la nature indomptée il l'appelle le destin - lui inflige. Une anxiété constante des malheurs pouvant
survenir et une grave humiliation du narcissisme naturel devraient être la
conséquence de cet état. Nous savons déjà comment l'individu réagit aux
dommages que lui infligent et la civilisation et les autres hommes : il oppose
une résistance, proportionnelle à sa souffrance, aux institutions de cette
civilisation, une hostilité contre celle-ci. Mais comment se met-il en défense
contre les forces supérieures de la nature, du destin, qui le menacent ainsi que
tous les hommes ?
La civilisation le décharge de cette tâche et elle le fait de façon semblable
pour tous. Il est d'ailleurs remarquable que presque toutes les cultures se
comportent ici de même. La civilisation ne fait pas ici halte dans sa tâche de
défendre l'homme contre la nature elle change simplement de méthode. La
tâche est ici multiple le sentiment de sa propre dignité qu'a l'homme et qui se
trouve gravement menacé, aspire à des consolations ; l'univers et la vie doivent être libérés de leurs terreurs ; en outre la curiosité humaine, certes
stimulée par les considérations pratiques les plus puissantes, exige une
réponse.
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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Le premier pas dans ce sens est déjà une conquête. Il consiste à « humaniser » la nature. On ne peut aborder des forces et un destin impersonnels, ils
nous demeurent à jamais étrangers. Mais si au cœur des éléments les mêmes
passions qu'en notre âme font rage, si la mort elle-même n'est rien de spontané, mais un acte de violence due à une volonté maligne, si nous sommes
environnés, partout dans la nature, d'êtres semblables aux humains qui nous
entourent, alors nous respirons enfin, nous nous sentons comme chez nous
dans le surnaturel, alors nous pouvons élaborer psychiquement notre peur, à
laquelle jusque-là nous ne savions trouver de sens. Nous sommes peut-être
encore désarmés, mais nous ne sommes plus paralysés sans espoir, nous
pouvons du moins réagir, peut-être même ne sommes-nous pas vraiment
désarmés : nous pouvons en effet avoir recours contre ces violents surhommes
aux mêmes méthodes dont nous nous servons au sein de nos sociétés humaines, nous pouvons essayer de les conjurer, de les apaiser, de les corrompre, et,
ainsi les influençant, nous leur déroberons une partie de leur pouvoir. Ce
remplacement d'une science naturelle par une psychologie ne nous procure
pas qu'un soulagement immédiat, elle nous montre dans quelle voie poursuivre afin de dominer la situation mieux encore.
Car cette situation n'est pas nouvelle, elle a un prototype infantile, dont
elle n'est en réalité que la continuation. Car nous nous sommes déjà trouvés
autrefois dans un pareil état de détresse, quand nous étions petit enfant en face
de nos parents. Nous avions des raisons de craindre ceux-ci, surtout notre
père, bien que nous fussions en même temps certains de sa protection contre
les dangers que nous craignions alors. Ainsi l'homme fut amené à rapprocher
l'une de l'autre ces deux situations, et, comme dans la vie du rêve, le désir y
trouve aussi son compte. Le dormeur éprouve-t-il un pressentiment de mort,
qui cherche à le transporter dans la tombe, l'élaboration du rêve sait choisir la
condition grâce à laquelle cet événement redouté devient la réalisation d'un
désir, et le rêveur se trouvera par exemple transporté dans un tombeau
étrusque, dans lequel il se croira descendu plein de joie de pouvoir enfin
satisfaire à ses intérêts archéologiques. De même l'homme ne fait pas des
forces naturelles de simples hommes avec lesquels il puisse entrer en relation
comme avec ses pareils - cela ne serait pas conforme à l'impression écrasante
qu'elles lui font - mais il leur donne les caractères du père, il en fait des dieux,
suivant en ceci non pas seulement un prototype infantile mais encore phylogénique, ainsi que j'ai tenté de le montrer ailleurs.
Au cours des temps, les premières observations révélant la régularité et la
légalité des phénomènes de la nature font perdre aux forces naturelles leurs
traits humains. Mais la détresse humaine demeure et avec elle la nostalgie du
père et des dieux. Les dieux gardent leur triple tâche à accomplir : exorciser
les forces de la nature, nous réconcilier avec la cruauté du destin, telle qu'elle
se manifeste en particulier dans la mort, et nous dédommager des souffrances
et des privations que la vie en commun des civilisés impose à l'homme.
Mais entre ces trois fonctions des dieux l'accent se déplace peu à peu. On
finit par remarquer que les phénomènes de la nature se déroulent d'eux-mêmes
suivant des nécessités internes ; certes les dieux sont les maîtres de la nature,
c'est eux qui l'ont faite telle qu'elle est et maintenant ils peuvent l'abandonner
à elle-même. Ce n'est qu'à de rares occasions que les dieux interviennent dans
le cours des phénomènes naturels, lorsqu'ils font un miracle, et ceci comme
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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pour nous assurer qu'ils n'ont rien perdu de leur pouvoir primitif. En ce qui
touche aux vicissitudes du destin, un sentiment vague et désagréable nous
avertit qu'il ne saurait être remédié à la détresse et au désemparement du genre
humain. C'est surtout ici que les dieux faillent : s'ils font eux-mêmes le destin,
alors il faut avouer que leurs voies sont insondables. Le peuple le plus doué de
l'Antiquité soupçonna vaguement les Moires d'être au-dessus des dieux et les
dieux eux-mêmes d'être soumis au destin. Et plus la nature devient autonome,
et plus les dieux s'en retirent, plus toutes les expectatives se concentrent sur
leur troisième tâche, plus la moralité devient leur réel domaine. Alors la tâche
des dieux devient de parer aux défauts de la civilisation et aux dommages
qu'elle cause, de s'occuper des souffrances que les hommes s'infligent les uns
aux autres de par leur vie en commun, de veiller au maintien des prescriptions
de la civilisation, prescriptions auxquelles les hommes obéissent si mal. Une
origine divine est attribuée aux prescriptions de la civilisation, elles sont
élevées à une dignité qui dépasse les sociétés humaines, et étendues à l'ordre
de la nature et à l'évolution de l'univers.
Ainsi se constitue un trésor d'idées, né du besoin de rendre supportable la
détresse humaine, édifié avec le matériel fourni par les souvenirs de la
détresse où se trouvait l'homme lors de sa propre enfance comme aux temps
de l'enfance du genre humain. Il est aisé de voir que, grâce à ces acquisitions,
l'homme se sent protégé de deux côtés : d'une part contre les dangers de la
nature et du destin, d'autre part contre les dommages causés par la société
humaine.
Tout ceci revient à dire que la vie, en ce monde, sert un dessein supérieur,
dessein dont la nature est certes difficile à deviner, mais dans lequel un
perfectionnement de l'être de l'homme est à coup sûr impliqué. Probablement
la partie spirituelle de l'homme, l'âme, qui s'est séparée si lentement et si à
contrecœur du corps, au cours des temps, sera-t-elle l'objet de cette exaltation.
Tout ce qui a lieu en ce monde doit être considéré comme l'exécution des
desseins d'une Intelligence supérieure à la nôtre, qui, bien que par des voies et
des détours difficiles à suivre, arrange toutes choses au mieux, c'est-à-dire
pour notre bien. Sur chacun de nous veille une Providence bienveillante, qui
n'est sévère qu'en apparence, Providence qui ne permet pas que nous devenions le jouet des forces naturelles, écrasantes et impitoyables ; la mort ellemême n'est pas l'anéantissement, pas le retour à l'inanimé, à l'inorganique, elle
est le début d'une nouvelle sorte d'existence, étape sur la route d'une plus
haute évolution. Et, en ce qui regarde l'autre face de la question, les mêmes
lois morales sur lesquelles se sont édifiées nos civilisations gouvernent aussi
l'univers, mais là une cour de justice plus haute veille à leur observation avec
incomparablement plus de force et de logique. Le bien trouve toujours en fin
de compte sa récompense, le mal son châtiment, si ce n'est pas dans cette vieci, du moins dans les existences ultérieures qui commencent après la mort.
Ainsi toutes les terreurs, souffrances, cruautés de la vie seront effacées ; la vie
d'après la mort, qui continue notre vie terrestre, comme la partie invisible du
spectre s'adjoint à la visible, nous apportera toute la perfection, tout l'idéal,
qui nous ont peut-être fait défaut ici-bas. Et la sagesse supérieure qui préside à
ces destinées, la suprême bonté qui s'y manifeste, la justice qui s'y réalise,
telles sont les qualités des êtres divins qui ont créé et nous et l'univers. Ou
plutôt de l'Être divin unique en lequel, dans notre civilisation, tous les dieux
des temps primitifs se sont condensés. Le peuple qui réalisa le premier une
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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pareille concentration des qualités divines ne fut pas peu fier d'un tel progrès.
Il avait mis au jour le nucleus paternel, dissimulé mais présent dans toutes les
figures divines ; c'était un fond un retour aux débuts historiques de l'idée de
Dieu. A présent que Dieu était l'unique, les relations de l'homme à lui pouvaient recouvrer l'intimité et l'intensité des rapports de l'enfant au père. Qui
avait tant fait pour le père voulait aussi en être récompensé ; au moins être le
seul enfant aimé du père, le peuple élu. Bien plus tard, la pieuse Amérique
devait émettre la prétention d'être God's own country, et en ce qui regarde
l'une des formes sous lesquelles l'homme adore la divinité, cette prétention est
justifiée.
Les idées religieuses qui viennent d'être résumées ont naturellement subi
une longue évolution et ont été adoptées à leurs diverses phases par les
diverses civilisations. J'ai choisi ici une seule de ces phases évolutives, celle
qui correspond à peu près à la phase finale que présente la civilisation
chrétienne actuelle des races blanches occidentales. Il est aisé de voir que les
pièces de cet ensemble ne s'accordent pas toutes également bien, qu'il n'est
pas répondu à toutes les questions les plus pressantes, et que les contradictions
qu'implique l'expérience quotidienne ne peuvent être qu'à grand-peine levées.
Mais, telles qu'elles sont, ces idées - les idées religieuses au sens le plus large
du mot - sont considérées comme le plus précieux patrimoine de la civilisation, la plus haute valeur qu'elle ait à offrir à ses participants, valeur estimée
plus haut que tout l'art d'arracher ses trésors à la terre, de pourvoir à la subsistance des hommes ou de vaincre leurs maladies, etc. Les hommes pensent
qu'ils ne pourraient supporter la vie s'ils n'attribuaient pas à ces idées la valeur
à laquelle on prétend qu'elles ont droit. Et à présent la question se pose : que
sont ces idées au jour de la psychologie, d'où dérive la haute estime où on les
tient ? Nous nous hasarderons même à le demander : quelle est leur valeur
réelle ?
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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IV
Retour à la table des matières
Une enquête qui se poursuit à la façon d'un monologue ininterrompu n'est
pas absolument sans dangers. On cède trop aisément à la tentation d'écarter
les pensées qui voudraient l'interrompre, et l'on acquiert en échange un
sentiment d'incertitude que l'on cherche finalement à étouffer sous une assurance exagérée. Je vais donc me figurer que j'ai un adversaire ; il suivra mon
argumentation dans un esprit de méfiance, et je le laisserai de-ci de-là placer
un mot. je crois l'entendre dire : « Vous avez à plusieurs reprises employé ces
termes : les idées religieuses sont une création de la civilisation, la civilisation
les met à la disposition de ses participants ; or ces termes me semblent
quelque peu étranges. Je ne saurais moi-même dire pourquoi, mais cela ne me
paraît pas aller de soi comme lorsqu'on dit que la civilisation a organisé la
répartition des produits du travail, ou bien les droits sur la femme et l'enfant. »
- Je crois néanmoins que l'on est en droit de s'exprimer ainsi. J'ai tenté de
montrer que les idées religieuses sont issues du même besoin que toutes les
autres conquêtes de la civilisation : la nécessité de se défendre contre l'écrasante suprématie de la nature. A cela s'ajoutait un deuxième motif : l'impérieux désir de corriger les imperfections de la culture, imperfections douloureusement ressenties. En outre, il est particulièrement juste de dire que la
civilisation donne à l'individu ces idées, car il les trouve déjà existantes, elles
lui sont présentées toutes faites, et il ne serait pas à même de les découvrir
tout seul. Elles sont le patrimoine d'une suite de générations, il en hérite, il le
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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reçoit, tout comme la table de multiplication, la géométrie, etc. Il y a là,
certes, une différence, mais elle réside ailleurs, ici nous ne pouvons encore la
faire voir. Le sentiment d'étrangeté auquel vous faites allusion est peut-être dû
en partie à ce fait que l'on a coutume de nous offrir ce patrimoine d'idées
religieuses comme étant une révélation divine. Mais ceci est déjà en soi une
partie du système religieux, et l'on néglige de ce fait toute l'évolution historique bien connue de ces idées et leurs variations suivant les différentes
époques et les diverses civilisations.
- « Un autre point me semble plus important. Vous faites dériver l'humanisation de la nature du besoin qu'éprouve l'homme de mettre fin à son désemparement et à sa détresse en face des redoutables forces de la nature ; ainsi il
peut entrer en rapport avec elles et finir par les influencer. Mais une pareille
motivation semble superflue. Car l'homme primitif n'a pas le choix : il ne
possède pas d'autre mode de penser. Il lui est naturel, et comme inné, de
projeter sa propre essence dans le monde extérieur, de regarder tous les événements qu'il observe comme étant dus à des êtres au fond semblables à luimême. C'est là son unique méthode de compréhension. Et cela ne va nullement de soi, bien plus il y a là une remarquable coïncidence, que de voir
l'homme réussir à satisfaire l'un de ses besoins les plus importants rien qu'en
laissant le champ libre à sa disposition naturelle. »
- Je ne le trouve pas si étonnant. Croyez-vous que la pensée des hommes
ne possède pas de motifs pratiques, et ne soit que l'expression d'une curiosité
désintéressée ? Ce serait très invraisemblable. je croirai plutôt que l'homme,
quand il personnifie les forces de la nature, suit une fois de plus un modèle
infantile. Il a appris, des personnes qui constituaient son premier entourage,
que, pour les influencer, il fallait établir avec elles une relation ; c'est pourquoi plus tard il agit de même, dans une même intention, avec tout ce qu'il
rencontre sur son chemin. Je ne contredis pas ainsi votre observation d'ordre
descriptif : il est vraiment naturel à l'homme de personnifier tout ce qu'il veut
comprendre, afin de le maîtriser par la suite, - c'est là la maîtrise psychique
qui prépare la maîtrise physique, - mais je propose en outre un motif et une
genèse à ce mode particulier de la pensée humaine.
- « Il y a encore un troisième point. Vous avez déjà traité autrefois de
l'origine des religions dans votre livre Totem et Tabou. Mais les choses
apparaissent là sous un autre jour. Tout y est ramené à la relation fils-père.
Dieu est un père exalté, la nostalgie du père est la racine du besoin religieux.
Depuis lors, semble-t-il, vous avez découvert le facteur de la faiblesse et de la
détresse humaines, auquel de fait le rôle le plus important est d'ordinaire
attribué dans la genèse des religions, et maintenant vous transférez à la
détresse tout ce qui était auparavant complexe paternel. Puis-je vous demander de m'éclairer sur cette transformation de votre pensée ? »
- Volontiers, j'attendais seulement cette invite. Mais peut-on vraiment dire
que ma pensée s'est transformée ? Dans Totem et Tabou, mon dessein n'était
pas d'expliquer l'origine des religions, mais seulement celle du totémisme.
Pouvez-vous, d'un point de vue quelconque à vous connu, expliquer ce fait
que la première forme sous laquelle la divinité protectrice se révéla aux hommes fut la forme animale, qu'il était défendu de tuer cet animal et de le
manger, et que cependant une fois l'an - coutume solennelle - on le tuait et on
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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le mangeait en commun ? C'est justement ce qui a lieu dans le totémisme. Et
cela ne mènerait à rien que d'entamer une discussion pour savoir s'il convient
d'appeler le totémisme une religion. Il possède des rapports intimes avec les
religions ultérieures où apparaissent des dieux, les animaux totems deviennent
les animaux sacrés des dieux. Et les premières, mais aussi les plus importantes
des restrictions dictées par la morale - l'interdiction du meurtre et celle de
l'inceste - prennent naissance dans le totémisme. Que vous acceptiez ou non
les conclusions de Totem et Tabou, j'espère que vous conviendrez de ce que,
dans ce livre, un certain nombre de faits isolés fort curieux sont rassemblés en
un ensemble qui se tient.
Quant à la raison pour laquelle le dieu animal ne suffit plus à la longue et
fut remplacé par le dieu humain, ce problème a été à peine effleuré dans
Totem et Tabou ; de même d'autres problèmes de la formation des religions
n'y sont nullement mentionnés. Mais pensez-vous qu'une telle limitation soit
équivalente à une négation ? Mon travail est un bon exemple de l'isolement où
l'on peut tenir la part que l'observation psychanalytique apporte à la solution
du problème religieux. Quand j'essaie à présent d'y adjoindre autre chose de
moins profondément caché, il ne faut pas plus m'accuser aujourd'hui de me
contredire qu'autrefois d'être unilatéral. Ma tâche est naturellement de montrer
la voie reliant ce que j'ai dit alors à ce que j'avance aujourd'hui, la motivation
profonde à la manifeste, le complexe paternel à la détresse des hommes et à
leur besoin de secours.
Cette voie n'est pas difficile à découvrir. Elle est constituée par les rapports reliant la détresse infantile à la détresse adulte qui la prolonge, de telle
sorte que, ainsi qu'on pouvait s'y attendre, la motivation psychanalytique de la
formation des religions se trouve être la contribution infantile à sa motivation
manifeste. Représentons-nous la vie psychique du petit enfant. Vous vous
rappelez le choix de l'objet sur le type du « chercher appui » dont parle
l'analyse ? La libido suit la voie des besoins narcissiques et s'attache aux
objets qui assurent leur satisfaction. Ainsi la mère, qui satisfait la faim,
devient le premier objet d'amour et certes de plus la première protection
contre tous les dangers indéterminés qui menacent l'enfant dans le monde
extérieur ; elle devient, peut-on dire, la première protection contre l'angoisse.
La mère est bientôt remplacée dans ce rôle par le père plus fort, et ce rôle
reste dévolu au père durant tout le cours de l'enfance. Cependant la relation au
père est affectée d'une ambivalence particulière. Le père constituait lui-même
un danger, peut-être en vertu de la relation primitive à la mère. Aussi inspiret-il autant de crainte que de nostalgie et d'admiration. Les signes de cette
ambivalence marquent profondément toutes les religions, comme je l'ai montré dans Totem et Tabou. Et quand l'enfant, en grandissant, voit qu'il est
destiné à rester a jamais un enfant, qu'il ne pourra jamais se passer de
protection contre des puissances souveraines et inconnues., alors il prête à
celles-ci les traits de la figure paternelle, il se crée des dieux, dont il a peur,
qu'il cherche à se rendre propices et auxquels il attribue cependant la tâche de
le protéger. Ainsi la nostalgie qu'a de son père l'enfant coïncide avec le besoin
de protection qu'il éprouve en vertu de la faiblesse humaine ; la réaction
défensive de l'enfant contre son sentiment de détresse prête à la réaction au
sentiment de détresse que l'adulte éprouve à son tour, et qui engendre la
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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religion, ses traits caractéristiques. Mais ce n'est pas notre dessein d'étudier
plus profondément l'évolution de l'idée de Dieu; nous ne nous occupons ici
que du trésor tout constitué des idées religieuses tel que la civilisation le
transmet à l'individu.
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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V
Retour à la table des matières
Poursuivons à présent notre enquête : quelle est la signification psychologique des idées religieuses, sous quelle rubrique pouvons-nous les classer ?
Il n'est pas du tout facile au premier abord de répondre à cette question. Après
avoir rejeté diverses formules, on s'en tiendra à celle-ci : les idées religieuses
sont des dogmes, des assertions touchant des faits et des rapports de la réalité
externe (ou interne), et ces dogmes nous apprennent des choses que nous
n'avons pas découvertes par nous-mêmes et qui exigent de notre part un acte
de foi. Comme ils nous renseignent sur ce qui, dans la vie, nous semble le
plus important et le plus intéressant, ces dogmes sont estimés particulièrement
haut. Qui les ignore est très ignorant, qui les a incorporés à son savoir peut se
considérer comme possédant une connaissance très enrichie.
Il y a bien entendu beaucoup de « dogmes », relatifs aux choses les plus
variées de ce monde. Toute heure passée sur les bancs de l'école en est
remplie. Tenons-nous-en à la géographie. Nous entendons dire à l'école :
Constance est sur le Bodensee (lac de Constance). Une chanson d'étudiant
ajoute : qui ne le croit pas y aille voir ! Il se trouve que j'y ai été et je puis
confirmer la chose : cette jolie ville est située sur le rivage d'une vaste étendue
d'eau que tous les habitants d'alentour appellent le Bodensee. Aussi suis-je à
présent entièrement convaincu de la justesse de cette assertion géographique.
Mais je me rappelle à ce propos un autre incident tout à fait curieux.
Homme mûr déjà, je me trouvais pour la première fois à Athènes sur la
colline de l'Acropole, parmi les ruines des temples, regardant au loin la mer
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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bleue. A ma joie se mêlait un sentiment d'étonnement, qui me poussait à me
dire : « Ainsi les choses sont vraiment telles qu'on nous l'apprenait à l'école !
Faut-il qu'alors ma foi en ce que j'entendais ait été sans profondeur ni force
pour que je puisse aujourd'hui être si surpris » Mais je ne veux pas attacher
trop de poids à cet incident une autre explication de ma surprise est encore
possible, explication qui ne me vint pas alors à l'idée ; elle serait de nature
absolument subjective et en rapport avec le caractère particulier du lieu.
Tous les « dogmes » de cette nature réclament ainsi la croyance en ce
qu'ils affirment, mais ils ne restent pas sans fonder cette prétention. Ils sont,
disent-ils, le résultat, le résumé de démarches cogitatives longues, basées sur
l'observation et certes aussi sur le raisonnement ; ils montrent la voie à celui
qui, au lieu d'accepter ce résultat tout fait, a l'intention de refaire lui-même ces
démarches. Et il est toujours fait part de la source de la connaissance que
confèrent ces dogmes, quand cette source ne constitue pas, comme dans les
assertions géographiques, une évidence. Par exemple : la terre a la forme d'un
globe ; on en apporte comme preuves à l'appui l'expérience du pendule de
Foucault, les phénomènes de l'horizon, la circumnavigation de la terre.
Comme il est impossible - ainsi que tout le monde peut le saisir - d'envoyer
tous les enfants des écoles faire le tour du monde, on se contente de laisser
reposer sur la foi l'enseignement de l'école, mais l'on sait que le chemin de la
conviction personnelle reste ouvert.
Essayons d'appliquer les mêmes tests aux dogmes religieux. Demandonsnous sur quoi se fonde leur prétention à notre croyance, nous recevons trois
réponses qui s'accordent remarquablement mal entre elles. En premier lieu, ils
méritent créance parce que nos premiers ancêtres y croyaient déjà ; en second
lieu, nous en possédons des preuves qui datent justement de ces temps
primitifs et se sont transmises jusqu'à nous ; en troisième lieu, il est en tout
cas défendu de poser la question de leur authenticité. Cet acte téméraire était
autrefois puni des peines les plus sévères et aujourd'hui encore la société ne
voit pas d'un bon œil qui se permet de le renouveler.
Ce troisième point est fait pour éveiller au plus haut degré nos soupçons.
Une telle interdiction ne peut en effet avoir qu'un seul motif ; la société sait
fort bien quelle base incertaine possèdent ses doctrines religieuses. S'il en était
autrement, elle mettrait, certes, volontiers à la disposition de quiconque voudrait acquérir une conviction personnelle le matériel nécessaire. C'est
pourquoi nous abordons, avec un sentiment de méfiance difficile à faire taire,
l'examen des deux autres arguments. Il nous faut croire, parce que nos ancêtres ont cru. Mais ces ancêtres étaient bien plus ignorants que nous, ils
croyaient à des choses qu'il nous est aujourd'hui impossible d'admettre. Il est
donc possible que les doctrines religieuses entrent elles-mêmes dans cette
catégorie. Et les preuves qu'ils nous ont léguées sont consignées dans des
écrits eux-mêmes affectés de tous les caractères de l'incertitude. Ces écrits
sont pleins de contradictions, révisions, interpolations ; là où ils parlent de
confirmations authentiques, ils ne sont eux-mêmes pas dignes de foi. Le fait
qu'ils allèguent comme origine de leur texte ou du moins de leur fond une
révélation divine n'est pas d'un grand poids, car cette affirmation fait ellemême partie de ce corps de doctrine dont il s'agit d'examiner l'authenticité, et
aucune proposition ne saurait se prouver elle-même.
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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Nous arrivons ainsi à cette singulière conclusion : de tout notre patrimoine
culturel, c'est justement ce qui pourrait avoir pour nous le plus d'importance,
ce qui a pour tâche de nous expliquer les énigmes de l'univers et de nous
réconcilier avec les souffrances de la vie, c'est justement cela qui est fondé sur
les preuves les moins solides. Nous ne pourrions nous résoudre à admettre un
fait aussi indifférent que celui-ci : les baleines mettent au monde leurs petits
vivants au lieu de pondre les oeufs, si ce fait n'était pas mieux prouvé.
Cet état de choses est en soi un très curieux problème psychologique. Que
personne n'aille croire, d'ailleurs, que les remarques précédentes touchant
l'impossibilité de prouver les doctrines religieuses contiennent quoi que ce
soit de nouveau. Cette impossibilité a été reconnue de tout temps, et certainement aussi par les ancêtres qui nous ont légué cet héritage. Sans doute
beaucoup d'entre eux ont-ils nourri les mêmes doutes que nous, mais une
pression trop forte s'exerçait sur eux pour qu'ils osassent les exprimer. Et
depuis lors, d'innombrables hommes ont été tourmentés des mêmes doutes,
doutes qu'ils auraient voulu étouffer, parce qu'ils pensaient de leur devoir de
croire ; de nombreuses et brillantes intelligences ont échoué de par ce conflit,
et bien des caractères se sont vus entamés en vertu des compromis par
lesquels ils cherchaient à en sortir.
Si toutes les preuves que l'on allègue en faveur de l'authenticité des
dogmes religieux émanent du passé, il semble naturel de jeter un coup d’œil
alentour afin de voir si le présent, plus aisé à juger, ne fournirait pas aussi de
semblables preuves. Si l'on réussissait ainsi à arracher au doute fût-ce une
seule parcelle du système religieux, par là l'ensemble gagnerait extraordinairement en crédibilité. C'est ici qu'intervient l'activité des spirites ; ils sont
convaincus de la survivance de l'âme individuelle et ils voudraient nous
démontrer que cet article de la doctrine religieuse est indubitable. Malheureusement ils ne sont pas parvenus à réfuter ce fait que les apparitions et
manifestations de leurs esprits ne sont que le produit de leur propre activité
psychique. Ils ont évoqué les esprits des plus grands hommes, des penseurs
les plus éminents, mais toutes les manifestations et informations issues de
ceux-ci étaient si niaises, si désespérément insignifiantes, qu'il est impossible
de croire à autre chose qu'à la capacité des esprits de s'adapter au niveau des
hommes qui les ont évoqués.
Il faut à présent mentionner deux tentatives, qui font toutes deux l'impression d'un effort spasmodique pour éluder le problème. L'une, de l'ordre de la
violence, est ancienne ; l'autre est subtile et moderne. La première est le
Credo quia absurdum des Pères de l’Église. Ce qui revient à dire que les doctrines religieuses sont soustraites aux exigences de la raison ; elles sont audessus de la raison. Il faut sentir intérieurement leur vérité ; point n'est
nécessaire de la comprendre. Seulement ce Credo n'est intéressant qu'à titre de
confession individuelle ; en tant que décret, il ne lie personne. Puis-je être
contraint de croire à toutes les absurdités ? Et si tel n'est pas le cas, pourquoi
justement à celle-ci ? Il n'est pas d'instance au-dessus de la raison. Si la vérité
des doctrines religieuses dépend d'un événement intérieur qui témoigne de
cette vérité, que faire de tous les hommes à qui ce rare événement n'arrive
pas ? On peut réclamer de tous les hommes qu'ils se servent du don qu'ils
possèdent, de la raison, mais on ne peut établir pour tous une obligation
fondée sur un facteur qui n'existe que chez un très petit nombre d'entre eux.
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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En quoi cela peut-il importer aux autres que vous ayez, au cours d'une extase
qui s'est emparée de tout votre être, acquis l'inébranlable conviction de la
vérité réelle des doctrines religieuses ?
La deuxième tentative est celle de la philosophie du « Comme si » 1. Elle
nous l'expose : nous admettons à figurer parmi nos processus cogitatifs toutes
sortes d'hypothèses dont l'absence de fondement, voire l'absurdité, nous
apparaît clairement. On les appelle fictions, mais, en vertu de nombreuses
raisons pratiques, nous devons nous comporter « comme si » nous croyions à
ces fictions. Tel serait le cas des doctrines religieuses, vu leur importance sans
égale pour le maintien des sociétés humaines 2. De tels arguments ne sont pas
très éloignés du Credo quia absurdum. Mais je pense que seul un philosophe
pouvait concevoir l'exigence du « Comme si ». L'homme dont la pensée n'est
pas influencée par les tours de passe-passe de la philosophie ne pourra jamais
l'admettre. Pour lui, quand on a avoué qu'une chose était absurde, contraire à
la raison, tout est dit. On ne peut s'attendre à ce qu'il renonce, justement
lorsqu'il s'agit de ses intérêts les plus vitaux, aux garanties qu'il réclame par
ailleurs au sujet de toutes ses activités usuelles. je me souviens de l'un de mes
enfants qui se distingua de très bonne heure par un sens du réel particulièrement marqué. Quand on racontait à mes enfants un conte de fées, qu'ils
écoutaient avec recueillement, lui s'avançait et demandait : « Est-ce une
histoire vraie ? » Après qu'on lui avait dit que non, il s'éloignait d'un air
méprisant. On peut s'attendre à ce que les hommes se comportent bientôt de
même envers les contes de fées de la religion, en dépit de l'intercession du «
Comme si ».
Mais ils se comportent, à ce jour encore, tout autrement et, aux temps
passés, les idées religieuses ont exercé la plus puissante influence sur
l'humanité, en dépit de leur incontestable manque d'authenticité. C'est là un
nouveau problème psychologique. On doit se demander en quoi consiste la
force interne de ces doctrines et à quelles circonstances elles doivent cette
efficacité indépendante du contrôle de la raison.
1
2
Als ob en allemand. (N. de la Trad.)
Je ne me crois pas coupable d'injustice en faisant présenter ici par l'auteur de la
philosophie du « Comme si » un point de vue qui n'est pas non plus étranger à d'autres
penseurs. Comparer H. VAIHINGER, La philosophie du « Comme si » (Die Philosophie
des Als ob), 7e et 8e éd., 1922, p. 68 : «Nous comprenons parmi les fictions non
seulement des opérations théoriques indifférentes, mais encore des constructions
idéatives édifiées par les plus nobles esprits, auxquelles tient le cœur de la plus noble
partie de l'humanité, et que celle-ci ne souffre pas qu'on lui arrache. Il n'entre d'ailleurs
nullement dans nos intentions de le faire : en tant que fictions pratiques nous ne touchons
pas à ces constructions idéatives ; elles ne périssent qu'en tant que vérités théoriques. »
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
27
VI
Retour à la table des matières
Je pense que la réponse à nos deux questions a été suffisamment préparée.
Nous la trouverons en tournant nos regards vers la genèse psychique des idées
religieuses. Ces idées, qui professent d'être des dogmes, ne sont pas le résidu
de l'expérience ou le résultat final de la réflexion : elles sont des illusions, la
réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de
l'humanité ; le secret de leur force est la force de ces désirs. Nous le savons
déjà : l'impression terrifiante de la détresse infantile avait éveillé le besoin
d'être protégé - protégé en étant aimé - besoin auquel le père a satisfait ; la
reconnaissance du fait que cette détresse dure toute la vie a fait que l'homme
s'est cramponné à un père, à un père cette fois plus puissant. L'angoisse humaine en face des dangers de la vie s'apaise à la pensée du règne bienveillant
de la Providence divine, l'institution d'un ordre moral de l'univers assure la
réalisation des exigences de la justice, si souvent demeurées irréalisées dans
les civilisations humaines, et la prolongation de l'existence terrestre par une
vie future fournit les cadres de temps et de lieu où ces désirs se réaliseront.
Des réponses aux questions que se pose la curiosité humaine touchant ces
énigmes : la genèse de l'univers, le rapport entre le corporel et le spirituel,
s'élaborent suivant les prémisses du système religieux. Et c'est un formidable
allégement pour l'âme individuelle que de voir les conflits de l'enfance
émanés du complexe paternel - conflits jamais entièrement résolus -, lui être
pour ainsi dire enlevés et recevoir une solution acceptée de tous.
Quand je dis : tout cela, ce sont des illusions, il me faut délimiter le sens
de ce terme. Une illusion n'est pas la même chose qu'une erreur, une illusion
n'est pas non plus nécessairement une erreur. L'opinion d'Aristote, d'après
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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laquelle la vermine serait engendrée par l'ordure - opinion qui est encore celle
du peuple ignorant -, était une erreur ; de même l'opinion qu'avait une génération antérieure de médecins, et d'après laquelle le tabès aurait été la conséquence d'excès sexuels. Il serait impropre d'appeler ces erreurs des illusions,
alors que c'était une illusion de la part de Christophe Colomb, quand il croyait
avoir trouvé une nouvelle route maritime des Indes. La part de désir que
comportait cette erreur est manifeste. On peut qualifier d'illusion l'assertion de
certains nationalistes., assertion d'après laquelle les races indogermaniques
seraient les seules races humaines susceptibles de culture, ou bien encore la
croyance d'après laquelle l'enfant serait un être dénué de sexualité, croyance
détruite pour la première fois par la psychanalyse. Ce qui caractérise l'illusion,
c'est d'être dérivée des désirs humains; elle se rapproche par là de l'idée
délirante en psychiatrie, mais se sépare aussi de celle-ci, même si l'on ne tient
pas compte de la structure compliquée de l'idée délirante.
L'idée délirante est essentiellement - nous soulignons ce caractère - en
contradiction avec la réalité ; l'illusion n'est pas nécessairement fausse., c'està-dire irréalisable ou en contradiction avec la réalité. Une jeune fille de
condition modeste peut par exemple se créer l'illusion qu'un prince va venir la
chercher pour l'épouser. Or ceci est possible ; quelques cas de ce genre se sont
réellement présentés. Que le Messie vienne et fonde un âge d'or, voilà qui est
beaucoup moins vraisemblable : suivant l'attitude personnelle de celui qui est
appelé à juger de cette croyance, il la classera parmi les illusions ou parmi les
équivalents d'une idée délirante. Des exemples d'illusions authentiques ne sont
pas, d'ordinaire, faciles à découvrir ; mais l'illusion des alchimistes de pouvoir
transmuter tous les métaux en or est peut-être l'une d'elles. Le désir d'avoir
beaucoup d'or, autant d'or que possible a été très atténué par notre intelligence
actuelle des conditions de la richesse ; cependant la chimie ne tient plus pour
impossible une transmutation des métaux en or. Ainsi nous appelons illusion
une croyance quand, dans la motivation de celle-ci la réalisation d'un désir est
prévalente, et nous ne tenons pas compte, ce faisant, des rapports de cette
croyance à la réalité, tout comme l'illusion elle-même renonce à être confirmée par le réel.
Ces explications données, revenons aux doctrines religieuses. Nous le
répéterons : les doctrines religieuses sont toutes des illusions, on ne peut les
prouver., et personne ne peut être contraint à les tenir pour vraies, à y croire.
Quelques-unes d'entre elles sont si invraisemblables, tellement en contradiction avec ce que nous avons appris, avec tant de peine, sur la réalité de
l'univers, que l'on peut les comparer - en tenant compte comme il convient des
différences psychologiques - aux idées délirantes. De la valeur réelle de la
plupart d'entre elles il est impossible de juger. On ne peut pas plus les réfuter
que les prouver. Nous savons encore trop peu de chose pour pouvoir les
aborder de plus près, du point de vue critique. L'énigme de l'univers ne se
dévoile que lentement à notre investigation, il est beaucoup de questions
auxquelles la science ne peut pas encore aujourd'hui répondre. Cependant le
travail scientifique est le seul chemin qui puisse nous mener à la connaissance
de la réalité extérieure. C'est de nouveau une illusion que d'attendre quoi que
ce soit de l'intuition ou de l'introspection ; l'intuition ne peut nous donner que
des indications - difficiles à interpréter - sur notre propre vie psychique,
jamais le moindre renseignement relatif aux questions auxquelles la doctrine
religieuse trouve si aisément des réponses. Il serait sacrilège de vouloir
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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combler la lacune d'après son propre arbitraire et de juger d'après son
sentiment personnel si telle ou telle partie du système religieux est plus ou
moins acceptable. Ces questions sont trop importantes, on voudrait dire trop
saintes.
Soyons préparés à entendre ici cette objection : « Ainsi, si même les sceptiques endurcis avouent que les assertions religieuses ne sauraient être
réfutées à l'aide de la raison, pourquoi n'y devrais-je pas croire, puisqu'elles
ont tant d'arguments en leur faveur : la tradition, le consentement universel
des hommes et tout ce qu'elles recèlent de consolateur ? »
- Et, en effet, pourquoi pas ? De même que personne ne peut être contraint
à croire, personne ne peut l'être à ne pas croire, mais qu'on ne s'en impose pas
à soi-même en s'imaginant que l'on suit ainsi le chemin du penser correct. S'il
fut jamais un argument que l'on puisse flétrir du nom d'échappatoire, c'est
bien celui-ci. L'ignorance est l'ignorance. Nul droit à croire quelque chose
n'en saurait dériver. Aucun homme raisonnable ne se comporterait aussi
légèrement en d'autres matières, ni ne se contenterait d'aussi pauvres raisons
de ses jugements, de ses prises de parti ; ce n'est qu'en les choses les plus
hautes et les plus saintes qu'on se permet cette attitude. En réalité, ce ne sont
là qu'efforts destinés à se faire accroire à soi-même et aux autres qu'on tient
encore ferme à la religion, alors que depuis longtemps on s'est détaché d'elle.
Dès qu'il s'agit de religion, les hommes se rendent coupables de toutes sortes
d'insincérités et de bassesses intellectuelles. Les philosophes étendent le sens
des mots jusqu'à ce que ceux-ci ne possèdent presque plus rien de leur
signification originelle ; ils appellent Dieu quelque vague abstraction qu'ils se
sont fabriquée et se posent alors en déistes, en croyants, devant l'univers ; ; ils
peuvent même se vanter d'avoir atteint à une conception de Dieu plus élevée,
plus pure, bien que leur Dieu ne soit plus qu'une ombre sans consistance et
n'ait plus rien de la personnalité puissante de la doctrine religieuse. Les
critiques persistent à appeler ( profondément religieux » tout homme qui
avoue le sentiment de l'insignifiance de l'homme et de l'impuissance humaine
en face de l'univers, bien que ce ne soit pas ce sentiment qui constitue
l'essence de la religiosité, mais bien plutôt la démarche qui s'ensuit, la réaction
à ce sentiment, réaction qui cherche un secours contre lui. Qui ne va pas plus
loin, qui humblement acquiesce au rôle minime que joue l'homme dans le
vaste univers, est bien plutôt irréligieux au sens le plus vrai du mot.
Prendre parti pour ou contre la valeur en vérité des doctrines religieuses ne
rentre pas dans le cadre de cette étude. Il nous suffit de les avoir reconnues,
d'après leur nature psychologique, pour des illusions. Mais nous n'avons pas à
cacher que cette découverte influe puissamment sur notre attitude envers la
question qui doit à beaucoup sembler la plus importante. Nous savons à peu
près à quelle époque et par quelle sorte d'hommes les doctrines religieuses ont
été créées. Si nous apprenons encore en vertu de quels motifs elles le furent,
le point de vue d'où envisager le problème religieux subira un déplacement
notable. Nous nous dirons : il serait certes très beau qu'il y eût un Dieu
créateur du monde et une Providence pleine de bonté, un ordre moral de
l'univers et une vie future, mais il est cependant très curieux que tout cela soit
exactement ce que nous pourrions nous souhaiter à nous-mêmes. Et il serait
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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encore plus curieux que nos ancêtres, qui étaient misérables, ignorants, sans
liberté, aient justement pu arriver à résoudre toutes ces difficiles énigmes de
l'univers.
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
31
VII
Retour à la table des matières
Dès que nous avons reconnu pour des illusions les doctrines religieuses,
une nouvelle question se pose : d'autres biens culturels, que nous estimons
très haut et par lesquels nous laissons dominer notre vie, ne seraient-ils pas de
nature semblable ? Les principes qui règlent nos institutions politiques ne
devraient-ils pas de même être qualifiés d'illusions ? Les rapports entre les
sexes, au sein de notre civilisation, ne sont-ils pas troublés par une illusion
érotique ou par une série d'illusions érotiques ? Notre suspicion une fois mise
en éveil, nous n'hésiterons même pas à nous le demander: notre conviction de
pouvoir découvrir quelque chose de la réalité extérieure en nous servant de
l'observation et de la réflexion et des méthodes scientifiques a-t-elle quelque
fondement ? Rien ne doit nous retenir d'appliquer l'observation à notre propre
nature ni d'employer la pensée à sa propre critique. Ici une série d'investigations s'offre à nous, dont le résultat serait décisif pour édifier une « conception de l'univers » (Weltanschauung). Nous pressentons de plus que notre
peine ne serait pas perdue et qu'elle nous apporterait une justification au
moins partielle de ce que nous soupçonnons. Mais l'auteur de ces pages ne se
sent pas les moyens d'entreprendre une aussi vaste tâche, il se voit nécessairement contraint de limiter son travail à l'étude d'une seule de ces illusions
l'illusion religieuse.
Cependant notre adversaire, élevant la voix, nous crie halte. Nous sommes
invités à rendre compte de notre action répréhensible : « L'intérêt pour
l'archéologie est certes des plus louables. Mais on n'entreprend pas de fouilles
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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quand par ces fouilles on sape les habitations des vivants, de telle sorte
qu'elles s'effondrent, et ensevelissent les hommes sous leurs débris. Les
doctrines religieuses ne sont pas un sujet à propos duquel montrer son esprit,
ainsi qu'on le peut à propos de n'importe quel autre. C'est sur elles qu'est
édifiée notre civilisation, le maintien de la société humaine a pour prémisses
que la majorité des hommes croient à ces doctrines. Si l'on vient à apprendre
aux hommes qu'il n'y a pas de Dieu très juste et tout-puissant, par d'ordre
divin de l'univers et pas de vie future, alors ils se sentiront exempts de toute
obligation de suivre les lois de la civilisation. Sans inhibitions, libéré de toute
crainte, chacun s'abandonnera à ses instincts asociaux, égoïstes, et cherchera à
établir son pouvoir. Le chaos, que nous avons banni par un travail civilisateur
millénaire, recommencera. Même si l'on savait et pouvait prouver que la
religion n'est pas en possession de la vérité, il faudrait le taire et se conduire
comme le demande la philosophie du « Comme si ». Ceci dans l'intérêt de la
préservation de tous! Et, en outre du danger que comporte l'entreprise, elle
constituerait encore une cruauté gratuite. D'innombrables humains trouvent
dans les doctrines de la religion leur consolation unique, ne peuvent supporter
la vie que grâce à ce secours. Et on voudrait leur retirer cet appui sans avoir
rien de meilleur à leur offrir en échange. On en a convenu : la science, jusqu'à
ce jour, n'a pas accompli grand-chose, mais eût-elle même progressé beaucoup plus loin, elle ne suffirait pas aux hommes. L'homme a encore d'autres
besoins impérieux que jamais la science froide ne saura apaiser, et il est
vraiment singulier - à parler franc c'est le comble de l'inconséquence -, de voir
un psychologue, qui a toujours souligné combien dans la vie de l'homme
l'intelligence reste au second plan par rapport à la vie instinctive, de voir, disje, ce psychologue s'efforcer d'enlever aux hommes une précieuse satisfaction
de leurs désirs et chercher à les en dédommager par une pitance intellectuelle. »
- Que d'accusations à la fois! Cependant je suis prêt à répondre à toutes, et
de plus à défendre cette assertion que la civilisation courrait un plus grand
danger en maintenant son attitude actuelle envers la religion qu'en y renonçant. Mais je ne sais, pour répondre, par où commencer.
Peut-être commencerai-je par assurer que je considère moi-même mon
entreprise comme absolument inoffensive et sans péril. Cette fois-ci la surestimation de l'intellect n'est pas de mon côté. Si les hommes sont vraiment tels
que mes adversaires les décrivent - et je ne saurais y contredire - il n'y a aucun
danger qu'un dévot, accablé par mes arguments, se laisse arracher sa foi. En
outre, n'ai-je rien dit que d'autres hommes, plus autorisés que moi, n'aient dit
avant moi, et de façon plus complète, plus forte et plus éloquente. Les noms
de ces hommes sont connus de tous ; je ne les citerai pas, je ne voudrais pas
avoir l'air de me considérer comme l'un d'eux. je me suis borné - ceci est la
seule partie nouvelle de mon exposé - à ajouter à la critique de mes grands
prédécesseurs quelques bases psychologiques. On ne saurait s'attendre à ce
que cette seule addition accomplisse ce que ne purent réaliser les tentatives
antérieures. Certes, on pourrait me demander ici pourquoi j'écris des choses
dont l'inefficacité me semble assurée. Mais nous reviendrons là-dessus plus
tard.
Le seul à qui cette publication puisse nuire, c'est moi-même. Je m'apprête
à entendre les reproches les plus désagréables, on va m'accuser d'être super-
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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ficiel, d'avoir l'esprit borné, de manquer d'idéalisme et de la compréhension
des intérêts les plus élevés de l'humanité. Mais d'une part ces représentations
ne sont pas nouvelles pour moi ; de l'autre, quand on s'est placé, dès son jeune
âge, au-dessus de la désapprobation de ses contemporains, en quoi cette
désapprobation peut-elle importer, lorsqu'on est devenu un vieillard, et qu'on
est certain d'être bientôt soustrait aux effets de la faveur ou de la défaveur des
hommes ? Il en était autrement aux siècles passés : alors de telles allégations
vous assuraient l'écourtement de l'existence et vous fournissaient une occasion
toute proche de faire des observations personnelles sur la vie future. Mais je le
répète, ces temps sont passés, et de nos jours de tels écrits restent sans danger
pour leur auteur. Tout au plus peut-il advenir qu'il soit interdit de traduire et
de répandre son livre dans tel ou tel pays. Bien entendu cela arrivera justement dans les pays qui ne doutent pas du niveau élevé de leur culture.
Cependant, quand on s'est précisément fait l'avocat du renoncement aux désirs
et de l'acquiescement à la destinée, il faut savoir encore souffrir ce dommage.
Et je me posai alors la question : la publication de cette étude ne pourraitelle cependant nuire à quelqu'un ? Non pas à une personne, mais à une cause :
la cause de la psychanalyse. On ne saurait nier que celle-ci ne soit ma création, et elle a amplement suscité méfiance et mauvaise volonté : si à présent
j'avance des propositions aussi déplaisantes, les gens ne seront que trop aptes
à déplacer leurs sentiments de ma personne à la psychanalyse. On peut voir à
présent, dira-t-on, où conduit la psychanalyse. Le masque est tombé : elle
conduit à nier Dieu et tout idéal moral, ainsi que nous nous en étions toujours
doutés. Afin de nous empêcher de nous en apercevoir, on nous avait fait croire
que la psychanalyse n'était pas une «conception de l'univers » et ne pourrait
jamais en devenir une.
Tout ce vacarme me sera vraiment désagréable à cause de mes nombreux
collaborateurs, parmi lesquels un certain nombre ne partage en rien mon
attitude envers le problème religieux. Mais la psychanalyse a déjà bravé bien
des orages, et doit s'exposer à celui-ci encore.
La psychanalyse est en réalité une méthode d'investigation, un instrument
impartial, semblable, pour ainsi dire, au calcul infinitésimal. Si, grâce à celuici, un physicien venait à découvrir que la terre, après un temps donné, allait
être anéantie, on hésiterait cependant à attribuer au calcul lui-même des
tendances destructives et, en conséquence, à le proscrire. Rien de ce que j'ai
dit ici contre la valeur réelle de la religion n'avait besoin de la psychanalyse;
tout cela avait déjà été dit par d'autres bien avant qu'il n'y eut de psychanalyse.
Peut-on, en appliquant les méthodes psychanalytiques, acquérir un argument
nouveau contre la véracité de la religion, tant pis 1 pour la religion ; cependant
les défenseurs de la religion auront un droit égal à se servir de la psychanalyse
pour apprécier à sa valeur l'importance affective de la doctrine religieuse.
Je poursuivrai mon plaidoyer : la religion a évidemment rendu de grands
services à la civilisation, elle a largement contribué à dompter les instincts
asociaux, mais elle n'a pas pu aller assez loin dans ce sens. Pendant des
milliers d'années, elle a gouverné les sociétés humaines ; elle a eu le temps de
montrer ce qu'elle était capable d'accomplir. Si elle avait réussi à rendre
1
Ces deux mots sont en français dans le texte. (N. de la Trad.)
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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heureux la majorité des hommes, à les consoler, à les réconcilier avec la vie, à
en faire des soutiens de la culture, il ne viendrait à l'idée de personne d'aspirer
à un changement dans l'état actuel des choses.
Mais que voyons-nous au lieu de ceci ? Un effrayant nombre d'hommes
est mécontent de la civilisation, est rendu malheureux par elle, la ressent
comme un joug qu'il faut secouer. Et ces hommes ou bien font tout ce qui est
en leur pouvoir pour changer cette civilisation, ou bien même poussent si loin
leur hostilité envers celle-ci qu'ils ne veulent absolument plus entendre parler
de civilisation ni d'entraves aux instincts.
On nous objectera ici que cet état de choses provient bien plutôt de ce fait
que la religion a perdu une partie de son influence sur les foules, justement en
vertu du déplorable effet des progrès scientifiques. Nous noterons au passage
cet aveu et les raisons qu'on en donne afin de nous en servir plus tard pour
notre dessein ; mais l'objection elle-même est sans force.
Il est douteux que les hommes, au temps où la religion régnait en
maîtresse absolue, aient été dans l'ensemble plus heureux qu'aujourd'hui ; en
tout cas ils n'étaient certes pas plus moraux. Ils se sont toujours entendus à
transformer les prescriptions religieuses en pratiques extérieures, déjouant par
là les intentions de ces préceptes. Et les prêtres, dont la fonction était de
veiller à l'observance de la religion, se faisaient à demi leurs complices. La
bonté de Dieu devait paralyser sa justice. On péchait, puis on apportait des
offrandes ou bien l'on faisait pénitence, et alors on était libre de pécher à
nouveau. Le mysticisme russe s'est enfin élevé à cette conception : le péché
est indispensable si l'on veut jouir de toutes les bénédictions de la grâce
divine; le péché est donc en fin de compte une oeuvre agréable à Dieu. Il est
de notoriété publique que les prêtres ne purent maintenir la soumission des
foules à la religion qu'au prix de ces grandes concessions aux instincts des
hommes. Et on en demeura là : Dieu seul est fort et bon, l'homme est faible et
pécheur. De tout temps, l'immoralité a trouvé dans la religion autant de
soutien que la moralité. Si ce que la religion a accompli pour rendre heureux
les hommes, les adapter à la civilisation et leur donner une maîtrise morale sur
eux-mêmes, n'est pas de plus grande valeur, alors la question se pose : ne nous
sommes-nous pas exagéré la nécessité de la religion pour les hommes, et
avons-nous raison de fonder sur elle les exigences de notre civilisation ?
Qu'on réfléchisse à l'état de choses actuel qu'il est impossible de méconnaître. Nous en avons entendu l'aveu : la religion n'a plus la même influence
qu'autrefois sur les hommes. (Il s'agit là de la civilisation européenne chrétienne.) Et elle ne l'a plus, non pas parce que les promesses qu'elle fait aux
hommes sont devenues moins éblouissantes, mais parce que ces promesses
semblent moins dignes de foi. Admettons-le : la raison de cette évolution est
le renforcement de l'esprit scientifique dans les couches supérieures de la
société humaine (ce n'est peut-être pas la seule). La critique a peu à peu effrité
la force de conviction des documents religieux, les sciences naturelles ont fait
voir les erreurs qu'ils contiennent, et les méthodes de l'examen comparé ont
mis au jour la ressemblance fatale qui existe entre les idées religieuses que
nous révérons et les créations intellectuelles des âges et des peuples primitifs.
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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L'esprit scientifique engendre une attitude déterminée envers les problèmes de ce monde ; devant les problèmes religieux il fait halte un moment, il
hésite, et enfin se décide là aussi à passer le seuil. Ces démarches ne connaissent pas d'arrêt : plus il est d'hommes à qui les trésors de notre connaissance
deviennent accessibles, plus s'étend l'aire d'abandon de la foi religieuse ;
d'abord sont frappées les plus désuètes et absurdes expressions de la foi, puis
à leur tour ses propositions les plus fondamentales. Seuls les Américains, qui
furent les instigateurs du procès aux singes de Dayton 1 se sont montrés
conséquents dans leurs actes. Partout ailleurs la transition inévitable s'accomplit au moyen de demi-mesures et d'insincérités.
Il y a peu à craindre pour la civilisation de la part des hommes cultivés et
des travailleurs intellectuels. Les mobiles d'ordre religieux commandant un
comportement culturel seraient chez eux remplacés sans bruit par d'autres
mobiles d'ordre temporel ; de plus ils sont, pour la plupart, eux-mêmes porteurs de la culture. Mais il en va autrement de la grande foule des illettrés, des
opprimés, qui ont de bonnes raisons d'être des ennemis de la civilisation. Tant
qu'ils n'apprennent pas que l'on ne croit plus en Dieu, tout va bien. Mais ils
l'apprennent, infailliblement, même si cet écrit n'est pas publié. Et ils sont
prêts à admettre les résultats de la réflexion scientifique, sans qu'en échange
se soit produite en eux l'évolution que le penser scientifique a en l'esprit
humain. Le danger n'existe-t-il pas alors que ces foules, dans leur hostilité
contre la culture, n'attaquent le point faible qu'ils ont découvert en leur
despote ? Il n'était pas permis de tuer son prochain pour la seule raison que le
bon Dieu avait défendu et devait venger durement le meurtre en cette vie ou
dans l'autre ; on apprend maintenant qu'il n'y a pas de bon Dieu, qu'on n'a pas
à redouter sa vengeance ; alors on tue son prochain sans aucun scrupule et l'on
n'en peut être empêché que par la force temporelle. Ainsi ou bien il faut
contenir par la force ces foules redoutables et soigneusement les priver de
toute occasion d'éveil intellectuel, ou bien il faut réviser de fond en comble les
rapports de la civilisation à la religion.
1
Où un professeur comparut pour avoir enseigné la thèse évolutionniste. (N. de la Trad..)
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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VIII
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On pourrait s'attendre à ce que l'exécution de ce dernier projet ne rencontrât pas de difficultés particulières. Il est vrai que l'on renoncerait par là à
quelque chose, mais on gagnerait peut-être davantage que l'on ne perdrait, et
l'on éviterait un grand danger. Mais l'on prend peur, tout comme si la
civilisation, par de pareilles mesures, allait être exposée à un plus grand péril
encore. Quand saint Boniface abattait l'arbre sacré des Saxons, ceux qui
étaient présents s'attendaient à quelque événement terrible qui vengerait le
forfait. Rien n'arriva, et les Saxons furent baptisés.
C'est manifestement dans l'intérêt de la vie en commun des hommes - sans
cela impossible -que la civilisation institua la défense de tuer son prochain
quand on le hait, quand il nous gêne ou lorsqu'on convoite ses biens. Car le
meurtrier attirerait sur lui-même la vengeance des proches de sa victime et
l'envie sourde des autres, qui sentent en eux-mêmes tout autant d'inclination
interne à un tel acte de violence. Il ne pourrait par conséquent pas jouir
longtemps de sa vengeance ou de son butin, mais aurait toutes les chances
d'être lui-même bientôt assassiné. Parviendrait-il à se protéger, grâce à une
force et une prudence extraordinaires, contre un adversaire isolé, il succomberait à une conjuration d'adversaires même moins forts. Si pareille conjuration ne se produisait pas, le meurtre succéderait sans fin au meurtre et, à la fin,
les hommes s'extermineraient réciproquement. Il y aurait entre individus le
même état de choses que celui qui existe encore en Corse entre familles, mais
ne survit plus ailleurs qu'entre nations. L'absence de sécurité, un égal danger
pour la vie de tous réunit alors les hommes en une société qui défend à
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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l'individu de tuer, mais se réserve le droit, au nom de cette même société, de
tuer celui qui enfreint cette défense. C'est alors la justice et la peine.
Cependant, nous ne faisons pas connaître aux autres cette base rationnelle
de l'interdiction de tuer : nous leur assurons que c'est Dieu qui l'a décrétée.
Nous nous permettons de deviner ses intentions et nous trouvons que lui non
plus ne veut pas que les hommes réciproquement s'exterminent. Ce faisant,
nous revêtons l'interdiction culturelle d'une solennité toute particulière, mais
nous risquons aussi de faire dépendre son observance de la croyance en Dieu.
Si nous annulons cette démarche, si nous n'attribuons plus à Dieu notre propre
vouloir et nous contentons de fonder sur des mobiles sociaux l'interdiction
culturelle, nous avons certes renoncé par là à sa nature sacrée, mais nous
l'avons soustraite à un péril. Cependant, il y a là encore un autre avantage. Par
une sorte de diffusion, d'infection, le caractère du sacré, de l'inviolable, de
l'au-delà, pourrait-on dire, s'est étendu de quelques rares interdictions importantes à toutes les autres institutions, lois et ordonnances culturelles. Et
l'auréole ne sied souvent pas à celles-ci ; non seulement elles s'annulent réciproquement l'une l'autre en édictant des mesures contradictoires suivant les
temps et les lieux, mais elles portent encore toutes les marques de l'imperfection humaine. On peut aisément distinguer parmi elles ce qui est engendré
par des craintes à courte vue, ce qui est l'expression d'intérêts mesquins et ce
qui résulte de prémisses inadéquates. La critique à laquelle on est obligé de
les soumettre diminue dans des proportions regrettables le respect dû à
d'autres exigences culturelles mieux justifiées. Comme c'est une tâche délicate
que de départager ce que Dieu lui-même a ordonné et ce qui émane de
l'autorité d'un parlement tout-puissant ou d'un magistrat suprême, il y aurait
un indubitable avantage à laisser Dieu tout à fait en dehors de la question et à
avouer honnêtement l'origine purement humaine de toutes les institutions et
prescriptions de la culture. En même temps que tomberait leur prétention à
une origine sacrée, cesserait aussi la rigidité et l'immutabilité de ces lois et
ordonnances. Les hommes seraient mis à même de comprendre que celles-ci
ont été créées bien moins pour les maîtriser que dans leur propre intérêt, ils
auraient envers elles une attitude plus amicale, et au lieu de viser à les abolir,
ils viseraient seulement à les améliorer. Ce serait là un progrès important dans
la voie qui conduit les hommes à se réconcilier avec la pression qu'exerce sur
eux la civilisation.
Mais notre plaidoyer en faveur de la base purement rationnelle des prescriptions culturelles, c'est-à-dire de leur réduction à la nécessité sociale, est ici
soudain troublé par un doute. Nous avons choisi comme exemple l'origine de
l'interdiction du meurtre. L'exposé que nous en avons fait correspond-il à la
vérité historique ? Nous craignons que non, notre exposé semble n'être qu'une
construction rationaliste. A l'aide de la psychanalyse nous avons justement
étudié ce point de l'histoire de la civilisation, et à la lumière de cette étude
nous nous voyons contraints de dire qu'en réalité les choses se passèrent
autrement. Des mobiles purement rationnels sont de peu de poids, encore chez
l'homme actuel, contre les impulsions passionnelles. Combien devaient-ils
peser peu chez la bête humaine des temps primitifs! Peut-être les descendants
de celle-ci s'extermineraient-ils encore réciproquement sans entraves, si,
parmi tous ces meurtres, il n'y en avait pas eu un - le meurtre du père primitif
- qui avait évoqué une réaction émotive irrésistible et lourde de conséquences.
Cette réaction engendra le commandement : tu ne tueras point, qui, dans le
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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totémisme, se limitait à l'animal substitut du père, plus tard s'étendit à autrui,
et de nos jours n'est pas encore suivi sans souffrir d'exceptions.
Mais, d'après des déductions que je n'ai pas à refaire ici, ce père primitif
fut le prototype de Dieu, le modèle d'après lequel les générations ultérieures
ont formé la figure divine, L'explication religieuse a raison jusque-là : Dieu
prit une part réelle à la genèse de cette interdiction ; c'est son intervention, et
non pas l'intelligence des nécessités sociales, qui l'a engendrée. Et le fait
d'attribuer à Dieu le vouloir humain est pleinement justifié, les hommes en
effet le savaient : ils s'étaient débarrassés du père par la violence, et, en pleine
réaction contre leur acte criminel, ils décidèrent de respecter dorénavant sa
volonté. Ainsi la doctrine religieuse nous dit la vérité historique, bien que
sous une forme transformée et déguisée ; notre exposé rationnel au contraire
la dément.
Nous le voyons à présent : le patrimoine des idées religieuses comprend,
non seulement des réalisations de désirs, mais encore d'importantes réminiscences historiques. Quel immense, quel incomparable pouvoir cette collaboration du passé avec l'avenir ne doit-elle pas conférer à la religion! Mais grâce
à une analogie qui nous vient à l'esprit nous allons peut-être déjà voir poindre
un nouveau jour éclairant ces matières. Il n'est pas bon de transplanter des
concepts dans un sol éloigné de celui où ils ont grandi, mais il nous faut ici
faire voir en quoi consiste cette concordance. Nous savons que l'enfant
humain ne peut pas accomplir son évolution vers la civilisation sans passer
par une phase plus ou moins accentuée de névrose. Ceci provient du fait que
l'enfant est incapable de réprimer par un travail mental rationnel un aussi
grand nombre d'impulsions instinctives que celles qu'il possède, impulsions
dont plus tard, en tant que civilisé, il n'aurait que faire, et il doit par suite en
venir à bout par des actes de refoulement, derrière lesquels d'ordinaire se
cache un mobile de peur. La plupart de ces névroses infantiles disparaissent
spontanément quand l'enfant grandit ; tel est particulièrement le cas des
névroses obsessionnelles de l'enfance. On pourrait de même admettre que
l'humanité dans son ensemble passe, au cours de son évolution, par des états
analogues aux névroses (et ceci pour les mêmes raisons). Aux époques d'ignorance et de faiblesse intellectuelle qu'elle a d'abord traversées, l'humanité ne
pouvait réaliser les renoncements aux instincts indispensables à la vie en
commun des hommes qu'en vertu de forces purement affectives. Et le résidu
de ces démarches, analogues au refoulement, qui eurent lieu aux temps préhistoriques, subsistent longtemps en tant que partie intégrante de la civilisation.
La religion serait la névrose obsessionnelle universelle de l'humanité; comme
celle de l'enfant, elle dérive du complexe d'Oedipe, des rapports de l'enfant au
père. D'après ces Conceptions, on peut prévoir que l'abandon de la religion
aura lieu avec la fatale inexorabilité d'un processus de croissance, et que nous
nous trouvons à l'heure présente justement dans cette phase de l'évolution.
Aussi notre attitude envers ce phénomène devrait-elle se modeler sur celle
d'un éducateur compréhensif, qui ne s'oppose pas au développement nouveau
en présence duquel il se trouve, mais cherche au contraire à le favoriser et
s'efforce simplement de tempérer la violence avec laquelle il se fait place.
Cette analogie n'épuise d'ailleurs pas l'essence de la religion. Si d'une part la
religion comporte des entraves d'ordre compulsionnel., telles que seule la
névrose obsessionnelle de l'individu en présente, d'autre part elle implique un
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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système d'illusions créées par le désir, avec négation de la réalité, système tel
qu'on le retrouve, à l'état isolé, seulement dans la psychose hallucinatoire 1,
qui est un état de confusion mentale bienheureux. Ce ne sont certes là que des
comparaisons, comparaisons grâce auxquelles nous nous efforçons de
comprendre le phénomène social ; la pathologie individuelle ne nous fournit
pas de pendant exact.
On l'a souvent fait observer (voir à ce sujet mes travaux et spécialement
ceux de Th. Reik) : l'analogie entre la religion et la névrose obsessionnelle se
retrouve jusque dans les détails, et bien des particularités et des vicissitudes de
la formation des religions ne s'éclairent qu'au jour de cette analogie. En
harmonie avec tout ceci est ce fait que le vrai croyant se trouve à un haut
degré à l'abri du danger de certaines affections névrotiques ; l'acceptation de
la névrose universelle le dispense de la tâche de se créer une névrose personnelle.
La reconnaissance de la valeur historique qu'ont certaines doctrines
religieuses augmente le respect que nous leur accordons, mais n'enlève pas sa
valeur à notre proposition de les exclure de la motivation des prescriptions
culturelles. Tout au contraire! Ces résidus historiques nous ont permis de
concevoir, pour ainsi dire, les dogmes religieux comme des survivances
névrotiques et nous sommes maintenant autorisés à dire que sans doute a
sonné l'heure de remplacer - ainsi que dans le traitement analytique des
névrosés - les conséquences du refoulement par les résultats du travail mental
rationnel. On peut prévoir que ce remaniement des prescriptions culturelles ne
s'arrêtera pas au renoncement à leur caractère solennel et sacré, mais qu'une
révision générale de ces prescriptions impliquera la suppression de beaucoup
d'entre elles. On ne peut guère le regretter. Le problème qui nous est posé, et
qui est de réconcilier les hommes avec la civilisation, sera par là résolu dans
une très large part. Quant au fait que nous renoncions, en acceptant la
motivation rationnelle des prescriptions culturelles, à la vérité historique, il ne
faut pas le regretter. Les vérités que les doctrines religieuses contiennent sont
tellement déformées et systématiquement déguisées que l'ensemble des
hommes n'y saurait reconnaître la vérité. Le cas est analogue à celui qui se
présente lorsque nous racontons à un enfant que la cigogne apporte les
nouveau-nés. Ici encore nous disons la vérité sous un déguisement symbolique, car nous savons ce que signifie le grand oiseau. Mais l'enfant ne le sait
pas, il n'entend que la déformation de la vérité, il se considère comme trompé,
et nous savons combien souvent la méfiance qu'il a des grandes personnes et
un caractère récalcitrant (esprit de contradiction ?) dérivent de cette
impression. Nous sommes arrivés à la conviction qu'il vaut mieux s'abstenir
de semblables déguisements symboliques de la vérité ; et ne pas refuser à
l'enfant la connaissance de l'état réel des choses, mise à la portée de son degré
de développement intellectuel.
1
Dans le texte allemand, suivant la nomenclature psychiatrique allemande : Amentia. (N.
de la Trad.)
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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IX
Retour à la table des matières
« Vous vous permettez des contradictions difficiles à concilier. Vous
commencez par déclarer qu'un écrit tel que le vôtre est absolument sans
danger. Personne ne se laissera ravir sa foi religieuse par des dissertations de
cet ordre. Mais comme il entre pourtant dans vos intentions de troubler les
gens dans leur foi, ainsi qu'il apparaît plus tard, on est en droit de vous le
demander : pourquoi publiez-vous ce livre ? Ailleurs vous avouez cependant
qu'il est dangereux, voire très dangereux, que quelqu'un apprenne qu'on ne
croit plus en Dieu. Docile jusque-là aux lois de la civilisation, il rejettera alors
toute obéissance à ces lois. Toute votre argumentation, quand vous dites qu'il
est dangereux pour la civilisation que ces lois soient fondées sur une motivation religieuse, repose sur l'hypothèse qu'un croyant peut devenir
incroyant : or c'est là une absolue contradiction.
« Vous tombez dans une autre contradiction lorsque, d'une part, vous
convenez que l'homme ne saurait être conduit par son intelligence, qu'il est
dominé par ses passions et par les exigences de ses instincts, et que, d'autre
part, vous remplacez la base affective de son obéissance à la culture par une
base rationnelle. Comprenne qui peut! Il me semble à moi que c'est l'un ou
l'autre.
« En outre, l'histoire ne vous a-t-elle rien appris ? La tentative de remplacer la religion par la raison a déjà été faite, elle fut même officielle et de
grand style. Vous vous souvenez certes de la Révolution française et de
Robespierre ? Mais aussi du caractère éphémère et du misérable échec de
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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cette expérience. On la refait actuellement en Russie. Nous n'avons pas besoin
de nous demander quel en sera le résultat. Ne pensez-vous pas qu'il faut
l'admettre : l'homme ne peut pas se passer de religion ?
« Vous avez dit vous-même que la religion est davantage qu'une névrose
obsessionnelle. Mais vous n'avez pas traité de cette autre face qu'elle présente.
Il vous suffit d'établir son analogie avec la névrose. Les hommes doivent être
délivrés d'une névrose, et vous ne vous souciez pas de ce qui par là peut être
en même temps perdu pour l'humanité. »
- J'ai semblé tomber dans des contradictions, sans doute parce que j'ai trop
hâtivement traité d'une matière compliquée. Nous pouvons en partie y remédier. Je persiste à maintenir que d'un certain point de vue cet écrit est tout à
fait inoffensif. Aucun croyant ne se laissera troubler dans sa foi par mes
arguments ou par des arguments similaires. Un croyant est rattaché par
certains liens de tendresse à l'essence de sa religion. Il est certes un grand
nombre d'autres gens qui ne sont pas croyants au même sens du terme. Ceuxci obéissent aux lois de la civilisation parce qu'ils se laissent intimider par les
menaces de la religion, et ils craignent la religion aussi longtemps qu'ils
pensent qu'elle fait partie de cette réalité qui leur impose des limitations. Ce
sont eux qui rompent toute entrave dès qu'ils osent renoncer à la foi en la
réalité de la religion, mais ce ne sont pas des arguments qui entraînent chez
ces gens-là ce revirement. Ils cessent de craindre la religion lorsqu'ils
s'aperçoivent que d'autres non plus ne la craignent pas, et c'est de cette sorte
de gens que j'ai dit qu'ils apprendraient le déclin de l'influence religieuse,
même si je ne publiais pas cet écrit.
Mais je pense que vous-même attachez plus d'importance à l'autre contradiction que vous me reprochez. Les hommes sont si peu accessibles à des
arguments rationnels, si complètement dominés par leurs désirs instinctifs :
pourquoi leur enlever un moyen de satisfaire leurs instincts et vouloir le
remplacer par des arguments rationnels ? Certes, les hommes sont ainsi faits,
mais vous êtes-vous demandé s'il est nécessaire qu'ils soient tels, si leur nature
interne les y oblige ? Un anthropologiste est-il à même de donner l'indice
céphalique d'un peuple chez lequel régnerait la coutume de déformer par des
bandages la tête des enfants dès leurs premières années ? Pensez au contraste
attristant qui existe entre l'intelligence rayonnante d'un enfant bien portant et
la faiblesse mentale d'un adulte moyen. Est-il tout à fait impossible que ce soit
justement l'éducation religieuse qui soit en grande partie cause de cette sorte
d'étiolement ? je crois qu'il faudrait longtemps avant qu'un enfant à qui l'on
n'en aurait rien dit commençât à s'inquiéter de Dieu et des choses de l'au-delà.
Peut-être les idées qu'il s'en ferait suivraient-elles les mêmes voies que chez
ses ancêtres, mais on n'attend pas que s'accomplisse cette évolution, on lui
impose les doctrines religieuses à un âge où il ne peut leur porter d'intérêt et
où il n'est pas capable d'en saisir la portée. Les deux points principaux des
programmes pédagogiques actuels ne sont-ils pas de retarder le développement sexuel de l'enfant et de le soumettre de bonne heure à l'influence de la
religion ? Quand alors l'enfant s'éveille à la pensée, les doctrines religieuses
sont déjà devenues pour lui inattaquables. Croyez-vous cependant qu'il soit
favorable au renforcement de la fonction intellectuelle qu'un domaine d'une
telle importance soit interdit à la pensée de par la menace des peines de
l'enfer ? Nous n'avons pas à nous étonner outre mesure de la faiblesse
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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intellectuelle de quiconque est une fois parvenu à accepter sans critique toutes
les absurdités que toutes les doctrines religieuses comportent et à fermer les
yeux devant les contradictions qu'elles impliquent. Cependant nous n'avons
pas d'autre moyen de maîtriser nos instincts que notre intelligence. Et
comment peut-on s'attendre à ce que des personnes, qui sont sous l'influence
de certaines prohibitions de penser, atteignent cet idéal qui devrait être réalisé
en psychologie, la primauté de l'intelligence ? Vous savez par ailleurs qu'on le
répète volontiers : les femmes en général auraient une faiblesse d'esprit
d'ordre « physiologique », c'est-à-dire une intelligence moindre que celle de
l'homme. Le fait en lui-même est discutable, son interprétation douteuse ;
cependant on pourrait dire, en faveur de la nature secondaire de cet étiolement
intellectuel, que les femmes continuent à souffrir de l'interdiction rude et
précoce de porter leur esprit sur les problèmes qui les auraient le plus
intéressées : ceux de la vie sexuelle. Tant que l'homme, au cours de ses
premières années, restera, en dehors de l'inhibition mentale liée à la sexualité,
encore sous l'influence de l'inhibition mentale religieuse et de celle qui en
dérive : l'inhibition mentale « loyaliste » envers les parents et les éducateurs,
nous ne pouvons vraiment pas dire quel il est en réalité 1.
Mais je tempérerai mon zèle et j'admettrai que peut-être moi-même je
poursuis une illusion. Peut-être l'effet de l'interdiction religieuse de penser
n'est-il pas si grave que je le crois. Peut-être la nature humaine se trouvera-telle rester telle quelle quand bien même on ne mésuserait plus de l'éducation
pour soumettre les enfants au joug religieux. Je n'en sais rien et vous ne
pouvez pas non plus le savoir. Non seulement les grands problèmes de la vie
semblent de nos jours insolubles, mais encore des questions bien moindres
sont difficiles à trancher. Cependant, vous avouerez avec moi qu'on est en
droit de nourrir une grande espérance en ce qui regarde l'avenir ; peut-être
reste-t-il à découvrir un trésor qui enrichirait notre civilisation, et l'essai d'une
éducation non religieuse vaut d'être tenté. Si la tentative échoue, je serai prêt à
abandonner toute réforme et à en revenir au jugement antérieur, d'ordre
purement descriptif : l'homme est une créature d'intelligence faible, que dominent ses instincts.
Sur un autre point je suis entièrement d'accord avec vous. Il serait certes
absurde de vouloir commencer par supprimer la religion par la violence et
d'un seul coup. L'entreprise serait avant tout sans espoir. Le croyant ne se
laisse arracher sa foi ni par des arguments ni par des interdictions. Et y
réussît-on avec quelques-uns que ce serait une cruauté. Une personne qui,
pendant des décennies, a pris des narcotiques ne peut naturellement plus
dormir si l'on vient à l'en priver. L'effet des consolations que la religion
apporte à l'homme peut être mis en parallèle avec celui des narcotiques : ce
1
En France, où, depuis déjà plusieurs décennies, l'école « laïque » est institution d'État, il
semblera peut-être que la place attribuée ici à l'éducation religieuse soit plus grande que
celle qu'elle occupe en réalité de nos jours. Certains diront : « Mais il y a longtemps que
nous, nous avons porté remède à cela. » On oubliera, ce disant, qu'à côté de l'école il y a
la famille et que les mères, dans les diverses classes sociales, sont souvent demeurées
religieuses, même quand les pères ne le sont plus. Et dans les familles plus aisées, alors
même que la mère est libre-penseuse, la bonne d'enfants prend souvent soin, en dehors
des parents, d'assurer l'éducation religieuse précoce de l'enfant. On ne saurait donc dire
que la France elle-même, malgré son avarice à cet égard sur les autres nations, ait encore
vraiment pu faire l'expérience intégrale de l'éducation non religieuse. (N. de la Trad.)
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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qui se passe actuellement en Amérique l'illustre fort joliment. On veut là-bas
priver les humains - évidemment sous l'influence du règne des femmes - de
tout excitant, de toute boisson enivrante, et on les gave en échange avec de la
piété. Voilà encore une expérience dont le résultat ne saurait être douteux.
Ainsi je suis en contradiction avec vous lorsque, poursuivant vos déductions, vous dites que l'homme ne saurait absolument pas se passer de la consolation que lui apporte l'illusion religieuse, que, sans elle, il ne supporterait pas
le poids de la vie, la réalité cruelle. Oui, cela est vrai de l'homme à qui vous
avez instillé dès l'enfance le doux - ou doux et amer - poison. Mais de l'autre,
qui a été élevé dans la sobriété ? Peut-être celui qui ne souffre d'aucune
névrose n'a-t-il pas besoin d'ivresse pour étourdir celle-ci. Sans aucun doute
l'homme alors se trouvera dans une situation difficile ; il sera contraint de
s'avouer toute sa détresse, sa petitesse dans l'ensemble de l'univers ; il ne sera
plus le centre de la création, l'objet des tendres soins d'une Providence
bénévole. Il se trouvera dans la même situation qu'un enfant qui a quitté la
maison paternelle, où il se sentait si bien et où il avait chaud. Mais le stade de
l'infantilisme n'est-il pas destiné à être dépassé ? L'homme ne peut pas
éternellement demeurer un enfant, il lui faut enfin s'aventurer dans l'univers
hostile. On peut appeler cela « l'éducation en vue de la réalité » ; ai-je besoin
de vous dire que mon unique dessein, en écrivant cette étude, est d'attirer
l'attention sur la nécessité qui s'impose de réaliser ce progrès ?
Vous craignez sans doute que l'homme ne supporte pas cette rude épreuve ? Cependant, espérons toujours. C'est déjà quelque chose que de se savoir
réduit à ses propres forces. On apprend alors à s'en servir comme il convient.
L'homme n'est pas dénué de toute ressource ; depuis le temps du déluge, sa
science lui a beaucoup appris et accroîtra encore davantage sa puissance. Et
en ce qui touche aux grandes nécessités que comporte le destin, nécessités
auxquelles il n'est pas de remède, l'homme apprendra à les subir avec
résignation. Que lui importe l'illusion de posséder de grandes propriétés dans
la Lune, propriétés dont personne encore n'a vu les revenus ? Petit cultivateur
ici-bas, il saura cultiver son arpent de terre de telle sorte que celui-ci le
nourrira. Ainsi, en retirant de l'au-delà ses espérances ou en concentrant sur la
vie terrestre toutes ses énergies libérées, l'homme parviendra sans doute à
rendre la vie supportable à tous et la civilisation n'écrasera plus personne.
Alors il pourra, sans regrets, dire avec l'un de nos confrères en incrédulité :
Nous abandonnons le ciel
Aux anges et aux moineaux 1.
1
Den Himmel überlassen wir
Den Engeln und den Spatzen.
(HEINE, Deutschland, chap. 1er)
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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X
Retour à la table des matières
« Voilà qui semble merveilleux! Une humanité qui aurait renoncé à toute
illusion et qui serait ainsi devenue capable de se créer sur terre une existence
supportable! Mais je ne saurais pour ma part partager vos espérances. Non pas
que je sois le réactionnaire endurci pour lequel vous me prenez peut-être.
Mais parce que j'ai du bon sens. Il me semble que nous avons à présent
interverti les rôles : c'est vous à présent le rêveur, qui se laisse emporter par
ses illusions, et c'est moi qui représente les exigences de la raison, le droit au
scepticisme. Ce que vous venez d'exposer me semble fondé sur des erreurs
que, suivant le précédent que vous m'avez fourni, j'appellerai des illusions :
car l'influence de vos propres désirs s'y trahit assez clairement. Vous vous
flattez de l'espérance que les générations qui, dans leur petite enfance,
n'auront pas subi l'influence des doctrines religieuses atteindront aisément la
primauté voulue de l'intelligence sur leur vie instinctive. Voilà qui est certes
une illusion ; sur ce point décisif la nature humaine a peu de chances de se
modifier. Si je ne me trompe - on sait si peu de choses touchant les autres
civilisations -, il existe, même de nos jours, des peuples qui ne grandissent pas
sous la pression d'un système religieux, et ils ne se rapprochent pas plus que
les autres de l'idéal que vous vous proposez. Si l'on veut expulser de notre
civilisation européenne la religion, on n'y pourra parvenir qu'à l'aide d'un
autre système doctrinal, et ce système, dès l'origine, adoptera tous les caractères psychologiques de la religion : sainteté, rigidité, intolérance, et la même
interdiction de penser, en vue de se défendre. Il vous faut quelque chose de
cette sorte afin de faire face aux exigences de l'éducation. Or vous ne pouvez
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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renoncer à l'éducation. La voie que doit parcourir le nourrisson jusqu'à ce qu'il
devienne un civilisé est longue; trop de jeunes êtres s'y égareraient et
n'arriveraient pas à remplir à temps leurs devoirs vitaux, s'ils étaient abandonnés sans guide à leur évolution propre. Et les doctrines qui auront servi à
leur éducation borneront toujours leur pensée en leur âge mûr, tout comme
vous le reprochez aujourd'hui à la religion. Ne remarquez-vous pas que le
défaut congénital et irrémédiable de notre civilisation, comme de toute culture
humaine, est d'imposer à l'enfant, bien qu'il soit faible d'esprit et dominé par
ses instincts, la prise de décisions que seule l'intelligence mûrie de l'adulte
peut justifier ? Cependant la civilisation ne peut agir autrement, en raison du
fait que l'évolution séculaire de l'humanité doit être comprimée, pour chaque
individu, en les quelques années que dure l'enfance, et ce n'est que par des
influences affectives que l'enfant peut être amené à accomplir la tâche qui lui
est assignée. Telles sont les perspectives qui s'ouvrent à votre primauté de
l'intellect.
« Ne soyez donc pas surpris que je sois en faveur du maintien de l'enseignement religieux en tant que base de l'éducation et de la vie en commun des
hommes. C'est là un problème d'ordre pratique et non une question de teneur
en réalité. Puisque, dans l'intérêt du maintien de notre civilisation, nous ne
pouvons attendre, avant d'agir sur l'individu, qu'il soit devenu mûr pour la
culture, - bien des individus d'ailleurs ne le deviendraient jamais - puisque
nous sommes contraints d'imposer à l'enfant qui grandit un système quelconque de doctrines, lequel restera actif en lui à titre de prémisses soustraites à la
critique, il me paraît que le système religieux est de beaucoup le plus apte à
remplir cette fonction, et, bien entendu, justement en raison de sa force consolatrice et réalisatrice de désirs, dans laquelle vous prétendez avoir reconnu
l'illusion. En présence des difficultés qui s'opposent à la connaissance d'une
part quelconque de la réalité, en face du doute relatif à la possibilité même de
toute connaissance, il convient de ne pourtant pas perdre de vue que les
besoins des hommes constituent aussi une partie de la réalité, voire une très
importante, et une partie qui nous touche de particulièrement près.
« Je trouve un autre avantage à la doctrine religieuse dans l'un de ses
caractères qui semble vous choquer tout spécialement. Elle est susceptible
d'une épuration, d'une sublimation idéatives, grâce auxquelles elle peut se
dépouiller de presque tout ce qui en elle portait la marque du mode de penser
primitif et infantile. Ce qui alors en demeure est un fond d'idées auxquelles la
science ne contredit plus et que la science ne saurait non plus réfuter.
« Ces transformations de la doctrine religieuse, que vous avez condamnées
comme autant de demi-mesures et de compromis, permettent d'éviter la scission entre les masses incultes et les philosophes et penseurs ; elles comprennent un élément commun aux deux, élément d'une importance capitale pour le
maintien de la civilisation. Dès lors, il n'y a plus à craindre que l'homme du
peuple vienne à apprendre que, dans les classes sociales supérieures, on ne
croit plus en Dieu. Je pense ainsi avoir fait voir que vos efforts se réduisent à
essayer de remplacer une illusion qui a fait ses preuves et qui est d'une valeur
affective certaine par une autre illusion, laquelle ne les a pas faites et qui ne
possède pas cette valeur. »
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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- Je ne suis pas inaccessible à votre critique. Je sais combien il est difficile
d'échapper aux illusions ; peut-être les espérances elles-mêmes, que j'ai avoué
nourrir, sont-elles de nature illusoire. Mais je maintiens une distinction : mes
illusions - outre qu'aucun châtiment ne menace qui ne les partage pas - ne sont
pas, comme les illusions religieuses impossibles à corriger ; elles ne possèdent
pas un caractère délirant. Si l'expérience venait à montrer - non pas à moi,
mais après moi à d'autres qui penseraient de même - que nous nous sommes
trompés, alors nous renoncerons à nos espérances. Prenez donc ma tentative
pour ce qu'elle est : un psychologue, qui ne s'illusionne pas sur les difficultés
qu'il y a à s'accommoder de ce bas monde, s'efforce de porter, sur l'évolution
de l'humanité, un jugement, d'après les quelques clartés qu'il a acquises en
étudiant les démarches psychiques accomplies par l'individu au cours de son
évolution de l'enfance à l'âge adulte. A lui s'impose alors l'idée que la religion
est comparable à une névrose infantile, et il est assez optimiste pour croire
que l'humanité surmontera cette phase névrotique, tout comme tant d'enfants,
en grandissant, guérissent d'une névrose similaire. Ces connaissances, acquises grâce à la psychologie individuelle, sont peut-être insuffisantes, leur
transposition au genre humain est peut-être injustifiée, l'optimisme est peutêtre ici dénué de fondement : je vous accorde que tout cela est incertain. Mais
on ne peut souvent pas se retenir de dire ce que l'on pense, et l'on s'en excuse
alors, en ne le donnant pas pour plus que cela ne vaut.
Deux points encore méritent que je m'y arrête. En premier lieu, la faiblesse
de ma position n'implique aucun renforcement de la vôtre. Je pense que vous
défendez une cause perdue. Nous aurons beau dire et redire que l'intellect
humain est sans force par rapport aux instincts des hommes, et avoir raison ce
disant, il y a cependant quelque chose de particulier à cette faiblesse : la voix
de l'intellect est basse, mais elle ne s'arrête point qu'on ne l'ait entendue. Et,
après des rebuffades répétées et innombrables, on finit quand même par
l'entendre. C'est là un des rares points sur lesquels on puisse être optimiste en
ce qui regarde l'avenir de l'humanité, mais ce point n'est pas de médiocre
importance.
Partant de ce point, on peut concevoir encore d'autres espérances. Le
temps où sera établie la primauté de l'intelligence est sans doute encore
immensément éloigné de nous, mais la distance qui nous en sépare n'est sans
doute pas infinie. Et comme la primauté de l'intelligence poursuivra vraisemblablement les mêmes buts que ceux que votre Dieu doit vous faire
atteindre : la fraternité humaine et la diminution de la souffrance, nous sommes en droit de dire que notre antagonisme n'est que temporaire et nullement
irréductible. Bien entendu, nous les poursuivrons dans les limites humaines et
autant que la réalité extérieure, l'[mot en grec dans le texte] le permettra. Ainsi
nous espérons une même chose, mais vous êtes plus impatients, plus
exigeants, et - pourquoi ne pas le dire ? - plus égoïstes que moi et mes pareils.
Vous voulez que la félicité commence aussitôt après la mort, vous lui demandez de réaliser l'impossible et vous ne voulez pas renoncer aux prétentions
qu'élève l'individu. De ces désirs, notre Dieu [mot en grec dans le texte] 1
réalisera ce que la nature extérieure permettra, mais seulement peu à peu, dans
un avenir imprévisible et pour d'autres enfants des hommes. A nous, qui
souffrons gravement de la vie, il ne promet aucun dédommagement. Sur la
1
Les dieux jumeaux [mots en grec dans le texte] du Hollandais Multatuli.
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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voie qui mène à ce but éloigné, vos doctrines religieuses devront être abandonnées, et peu importera alors que les premières tentatives échouent ou que
les premières formations substitutives ne soient pas viables. Vous en connaissez le pourquoi : rien ne peut à la longue résister à la raison et a l'expérience,
et que la religion soit en contradiction avec toutes deux est par trop évident.
Les idées religieuses purifiées ne peuvent elles-mêmes se soustraire à ce
destin, tant qu'elles cherchent à sauver quelque chose du caractère consolateur
de la religion. Certes, si vous vous bornez à affirmer l'existence d'un Être
supérieur, dont les qualités sont indéfinissables et les intentions inconnaissables, vous vous mettez hors de portée des objections de la science, mais
alors l'intérêt des hommes se détache de vous.
En second lieu, je vous prie de noter la différence entre votre attitude et la
mienne en face de l'illusion. Vous devez défendre de toutes vos forces
l'illusion religieuse : si elle vient à être discréditée - et elle est vraiment assez
menacée - alors votre univers s'écroule, il ne vous reste qu'à désespérer de
tout, de la civilisation et de l'avenir de l'humanité. Je suis, nous sommes libres
d'un tel servage. Étant préparés à renoncer à une bonne part de nos désirs
infantiles, nous pouvons supporter que certaines de nos espérances se révèlent
comme étant des illusions.
L'éducation libérée du joug des doctrines religieuses ne changera peut-être
pas grand-chose à l'essence psychologique de l'homme, notre Dieu le [Mot
grec dans le texte: Aóyos] n'est peut-être pas très puissant et il ne pourra peutêtre tenir qu'une petite part de ce que ses prédécesseurs ont promis. Si nous
devons un jour le reconnaître, nous le ferons avec résignation. Nous ne
perdrons pas pour cela tout intérêt pour les choses de l'univers et de la vie, car
nous possédons un point d'appui solide et qui vous manque. Nous croyons
qu'il est au pouvoir du travail scientifique de nous apprendre quelque chose
sur la réalité de l'univers et que nous augmentons par là notre puissance et
pouvons mieux organiser notre vie. Si cette croyance est une illusion, alors
nous sommes dans le même cas que vous, mais la science nous a, par de
nombreux et importants succès, fourni la preuve qu'elle n'est pas une illusion.
La science a beaucoup d'ennemis déclarés, et encore plus d'ennemis
cachés, parmi ceux qui ne peuvent lui pardonner d'avoir ôté à la foi religieuse
sa force et de menacer cette foi d'une ruine totale. On lui reproche de nous
avoir appris bien peu et d'avoir laissé dans l'obscurité incomparablement
davantage. Mais on oublie, en parlant ainsi, l'extrême jeunesse de la science,
la difficulté de ses débuts, et l'infinie brièveté du laps de temps écoulé depuis
que l'intellect humain est assez fort pour affronter les tâches qu'elle lui
propose. Ne commettons-nous pas, tous tant que nous sommes, la faute de
prendre pour base de nos jugements des laps de temps trop courts ? Nous
devrions suivre l'exemple des géologues. On se plaint de l'incertitude de la
science, on l'accuse de promulguer aujourd'hui une loi que la génération
suivante reconnaît pour une erreur et remplace par une loi nouvelle qui n'aura
pas plus longtemps cours. Mais ces accusations sont injustes et en partie
fausses. La transformation des opinions scientifiques est évolution, progrès, et
non démolition. Une loi, que l'on avait d'abord tenue pour universellement
valable, se révèle comme n'étant qu'un cas particulier d'une légalité plus
compréhensive, ou bien l'on voit que son domaine est borné par une autre loi,
que l'on ne découvre que plus tard ; une approximation en gros de la vérité est
Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. franç., 1932.
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remplacée par une autre, plus soigneusement adaptée à la réalité, approximation qui devra attendre d'être perfectionnée à son tour. Dans divers domaines,
nous n'avons pas encore dépassé la phase de l'investigation, phase où l'on
essaie diverses hypothèses qu'on est bientôt contraint, en tant qu'inadéquates,
de rejeter. Mais dans d'autres nous avons déjà un noyau de connaissances
assurées et presque immuables. On a enfin essayé de discréditer radicalement
la science en disant que, liée aux conditions mêmes de notre organisation, elle
ne peut nous donner que des résultats subjectifs, cependant que la vraie nature
des choses hors de nous lui demeure inaccessible. On néglige, ce disant,
quelques facteurs qui sont décisifs lorsqu'il s'agit de comprendre le travail
scientifique. Premièrement, notre organisation, c'est-à-dire notre appareil
psychique, s'est développée justement en s'efforçant d'explorer le monde
extérieur, et a par suite dû réaliser dans sa structure un certain degré d'adaptation. Deuxièmement, notre appareil psychique est lui-même partie constituante de cet univers que nous avons à explorer, et qui se prête de fait à notre
investigation. Troisièmement, la tâche de la science est parfaitement circonscrite si nous la limitons à nous faire voir comment le monde doit nous
apparaître en raison du caractère particulier de notre organisation. Quatrièmement, les résultats ultimes de la science, justement en vertu de la façon dont
ils ont été acquis, ne sont pas conditionnés par notre organisation seule, mais
encore par ce qui a agi sur cette organisation. Et finalement, le problème de la
nature de l'univers considérée indépendamment de notre appareil de perception psychique est une abstraction vide, dénuée d'intérêt pratique.
Non, notre science n'est pas une illusion. Mais ce serait une illusion de
croire que nous puissions trouver ailleurs ce qu'elle ne peut nous donner 1.
FIN DE L’ARTICLE.
1
Nous faisons suivre L'Avenir d'une illusion de deux essais de Freud, touchant également
les problèmes de la religion. (N. de la Trad.)