Pratiques marchandes et construction identitaire : le Salon des vins

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Pratiques marchandes et construction identitaire : le Salon des vins
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Pratiques marchandes et construction identitaire :
le Salon des vins de Loire
Marie-France Garcia-Parpet
TSV/INRA-CSE/EHESS
Résumé
A travers l'exemple de la création du Salon des Vins de Loire, nous nous proposons de montrer que les pratiques et
les espaces marchands contribuent à la construction identitaire des viticulteurs et par là, à la qualité socialement
reconnue de leurs vins. La création du Salon résulte de la rencontre des intérêts croisés et des compétences
d’autorités politiques, d’une ville cherchant à en dynamiser les activités commerciales, et, de viticulteurs de la région
à la recherche de nouveaux débouchés pour leurs produits. Le salon étant proposé comme une place marchande
destinée aux “ professionnels ” des vins, le travail de ses promoteurs consiste en la consolidation d’un salon régional
à vocation internationale. Tout se passe comme si, les producteurs exposant au salon, en excluant peu à peu les
viticulteurs visant plutôt un marché local et en affinant l’image des vins de la Loire avaient contribué dans la
dynamique même du salon à produire une forme de segmentation de l’offre en s’appuyant sur un travail de mise en
forme et en faisant jouer la compétition que le salon suscite entre les producteurs.
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Abstract
Trough the exemple of the creation of the "Vins de Loire Fair", we want to show that commercial practices and
spaces contribute to the construction of wine growers identity, and then, to the socialy recognized quality of their
wine. The creation of the Fair is the result of crossed interests and of politic authorities' abilites of a town and of
wine growers looking for new openings for its products. Proposed as market place for wine "professionnals", the
work of the promoters of the fair consist in a strenthening of a regional fair with an international vocation. It seems
these wine growers, excluding gradually wine growers who aim local markets, refining the Vins de Loire's picture,
contribute to produce a kind of a segmentation of the supply leaning on a work of framing and doing the competition
between wine growers act.
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Le champ viticole français est constitué de telle manière que les stratégies des producteurs sont structurées par leur
appartenance ou non à une Appellation d’Origine Contrôlée, qui elle-même dépend de la notoriété de la région où
elle est située. Le travail de valorisation des vins relève donc à la fois, des soins apportés par le producteur à sa
propre production et à la gestion de son exploitation, et de la mise en valeur des constellations constituées par les
appellations et les régions, dans laquelle sont impliqués les autres producteurs, les professionnels du vin, les
représentations des organisations professionnelles et les autorités locales ou régionales (Bartoli, 1990 ; Boyer, 1990).
La compétition se joue, entre autres, à travers l’imposition et l’institutionnalisation des différentes formes de vente
de vins (vente aux enchères, négoce, vente directe, foires, grande distribution, etc) qui constituent, elles aussi, des
supports de légitimité qui confèrent aux produits des profits symboliques et économiques. Il en est du vin comme
des produits artistiques ou littéraires qui sont autant l'œuvre des producteurs que des commerçants, des éditeurs, que
des critiques ou des prescripteurs, etc. Le commerçant d'art comme le négociant en vins n'est pas seulement celui qui
procure à l'œuvre ou à la bouteille de vin une valeur commerciale en les mettant en rapport avec un certain marché, il
est celui qui peut proclamer la valeur de l'auteur ou du producteur qu'il défend (Bourdieu, 1977).
La valorisation des vins les plus prestigieux (Bordeaux, Champagne, Bourgogne) est liée, entre autres, à la présence
de négociants puissants et d’événements symboliquement et économiquement mondialement connus dans les
milieux œnophiles comme la vente aux enchères annuelle des Hospices de Beaune ou les enchères de Christie’s. La
valorisation des vins du Val de Loire qui occupent traditionnellement une place beaucoup plus modeste dans la
hiérarchie des vins, n’a pas obéi à la même logique que celle des vins les plus prestigieux. Elle n’a pas mis en jeu
l’intervention de négociants, pour la plupart originaires de la région nantaise où les appellations sont moins
valorisées et ne disposent pas d’un capital symbolique à la mesure des autres producteurs prétendant accéder à une
plus grande notoriété œnologique. La commercialisation la plus valorisante résulte le plus souvent de la pratique de
la vente directe, vente à la propriété, exposition sur les foires locales ou sur les salons destinés au grand public qui
regroupent une clientèle en fonction de critères externes au champ œnologique - “ Salon des caves particulières ”,
association qui regroupe ses adhérents sur le principe de contrôle par le producteur de tout le processus de
production, "salons d’agriculture biologique", etc…- et de la construction de réseaux souvent caractérisés par une
dénégation de l’aspect commercial. C’est le cas notamment dans l’appellation Chinon où une confrérie constitue un
élément clef pour la création de réseaux commerciaux sur le plan national, voire international (Garcia-Parpet, 2000).
L’ensemble de ces pratiques n’est pas en mesure d’assurer aux producteurs des vins de Loire une présence plus
significative sur le marché mondial des vins de qualité, à un moment où la concurrence internationale est exacerbée
par la stagnation de la consommation des pays traditionnellement producteurs de vins, par la montée en puissance de
la production des pays du “ Nouveau Monde ” (Montaigne, 2002) et l’émergence dans l’espace viticole français des
vins de région du Languedoc-Roussillon dynamisée, entre autres, par une recomposition sociale des producteurs
(Chiffoleau, 2001 ; Garcia-Parpet, 2001 ; Touzard, 1993).
La création du Salon des vins de Loire en 1985 résulte des intérêts croisés et des compétences distinctes d’autorités
politiques d’une ville cherchant à en dynamiser les activités commerciales, et, de viticulteurs de la région à la
recherche de nouveaux débouchés pour leurs produits. La ville d’Angers ayant investi dans la construction d'un Parc
des Expositions, ses responsables politiques de la dynamisation économique ont proposé la création du salon des
vins qui faisait partie d'un vaste programme de manifestations diverses comportant notamment un salon international
des chrysanthèmes, une exposition canine, des manifestations culturelles et sportives. Place marchande destinée aux
“professionnels” des vins qui visaient à la fois les professions viticoles, arboricoles et maraîchères, et ne faisant pas
la différence entre salon de dégustation et d'échanges entre professionnels, le travail des promoteurs du salon a
consisté en une consolidation d’un salon régional à vocation internationale par une succession de redéfinitions du
salon par rapport à ce qu'il a été pensé au départ.
Une évolution incertaine
Cette innovation a donc pris corps dans les ajustements successifs, au fil des ans, et non par un acte inaugural qui en
aurait fixé les règles, dessiné les pratiques et la place de cet espace marchand dans le champ de la commercialisation
des vins, comme on avait pu l'observer avec la création des marchés au cadran qui ont contribué à la valorisation
d'autres producteurs et d'autres produits, notamment les fraises (Garcia, 1986).A Angers, les différents participants
ont procédé à divers ajustements pour se distinguer des salons ou foires locales destinées au grand public et pour se
constituer en espace marchand capable d’entrer en compétition avec la foire internationale de Bordeaux (Vinexpo),
le salon des vins de Londres et Vini-Sud, foire régionale à vocation internationale récemment créée.
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Le Salon a été fréquenté, lors des premières années d'existence par un certain nombre de producteurs de proximité
(provenant principalement des appellations du Maine et Loire) qui voulaient y voir, malgré sa vocation annoncée,
des opportunités de vente que procure un salon destiné à une clientèle locale d’amateurs. En 3 ans le nombre
d'exposants a triplé, passant de 60 en 1985, à 180 en 1988. Les viticulteurs de Touraine y étaient peu nombreux (une
cinquantaine), de même que les Nantais (une quinzaine) et selon le Courrier de l'Ouest du Maine et Loire du 1°
février 1988, les organisations professionnelles regrettaient que les Sancerrois ne jouent pas la "carte Val de Loire".
Le salon est actuellement le lieu de rencontre de “ professionnels ” originaires d’appellations plus éloignées comme
celles de Sancerre, Pouilly et d'appellations du pays nantais, 290 en 1989, 500 aujourd'hui. Les 63 appellations du
Val de Loire y sont représentées chaque année avec des exposants qui interagissent avec des professionnels de la
restauration, des représentants de la grande distribution, des négociants, des importateurs et des exportateurs. Selon
la revue Drinks International, les visiteurs étaient évalués à 9000 en l'an 2000, dont 10 % d'étrangers (Drinks
International, 2000).
Les négociants qui se sont sentis menacés par cette initiative et les organisations professionnelles, qui n’ont pas cru
d’emblée à l’efficacité d’une telle institution, se sont progressivement investis dans l’opération. C’est l’affluence
d’exposants qui a provoqué la séparation du salon des vins de celui des produits horticoles et arboricoles auquel ses
promoteurs l’avaient initialement jumelé. Elle a permis du fait de cette séparation, la constitution d’un espace plus
attrayant pour les producteurs les plus performants et les plus exigeants dans la construction de l’image de leur
produit. En 1997, le Salon des Produits d'Origine et de Tradition est venu mettre sur le même plan des Appellations
d'Origine, des produits labellisés comme les viandes et jambon. La volonté de construire un espace où puissent
s'épanouir pleinement les professionnels du vin et une affluence de nouveaux viticulteurs a redonné le monopole au
salon des vins lorsque le salon des produits d'Origine et de tradition a cessé d'être jumelé au salon des vins, en 1999,
deux ans après sa création.
Si la présence de “ professionnels ”, entendus ici comme producteurs ou négociants ayant une structure
d’exploitation destinée à des transactions d’envergure, est acquise, le souci d’une prise de distance avec le salon tel
qu'il a été conçu les premières années, pendant lesquelles une journée du salon était destinée au grand public,
demeure très présent. Une séparation nette avec les pratiques des foires locales est recherchée notamment par un
contrôle strict des ventes de billets d’entrée, des invitations en faveur des professionnels et l’organisation plus
sophistiquée de la distribution des verres, qui permet une dégustation plus fine (un verre est proposé pour chaque
dégustation). Les fréquents commentaires des exposants sur le fait que la gestuelle de la dégustation était bien celle
de “ professionnels ” (les vins dégustés étaient recrachés et non bus) et la satisfaction que cette remarque leur
procurait est indicative du souci constant qu’ont les participants du salon de s’assurer de la transmutation qu’ils
tentent d’imprimer à cet espace marchand1.
Ce processus de construction d’un nouveau marché, plus vaste que le marché local, s’est fait progressivement, en
douceur, à travers la régularité même de cette manifestation qui se tient depuis 1985 et est à l'opposé d'un acte
inaugural qui aurait défini d'emblée, les règles du jeu et la place de cet espace marchand dans l'ensemble de pratiques
marchandes, productives, etc. Au fil des années s'est constitué et affirmé un groupe de producteurs des plus
performants qui, en s’imposant, imposaient une nouvelle définition de leurs produits et de la profession, des
pratiques légitimes et créaient ainsi une nouvelle image rehaussant la leur dans l’espace viticole. Tout se passe
comme si, en excluant peu à peu les viticulteurs visant plutôt un marché local et en affinant l’image des vins de la
Loire, les exposants du salon avaient contribué à produire une forme de segmentation de l’offre en s’appuyant sur un
travail de mise en scène et de mise en forme (messages explicites formulés pour l’évènement, notamment les
affiches et les slogans jusqu’au discours d’accompagnement sur les qualités spécifiques des produits) et en faisant
jouer la compétition que le salon suscite entre les producteurs.
Au-delà d'une simple confrontation de l'offre et de la demande, la réalisation annuelle du salon permet une mise en
scène des vins et des producteurs, et produit une image de ce qu'il y a de plus performant (notamment dans
l'appellation Chinon moins de 10 % des producteurs des différentes appellations y participent2). Cet événement joue
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L'ambiguïté du statut du salon (destiné aux amateurs ou aux professionnels) était encore présente pour certains
prescripteurs en 1997. En témoigne la présentation qu'en fait Hugh Johnson dans son ouvrage destiné au tourisme
intitulé "Vins de Loire". Le salon est cité parmi les foires et les dégustations (Johnson, 1997).
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Dans une analyse sur les stratégies des producteurs de l'appellation Chinon, nous montrons, entre autres, que ce
sont les exploitants atypiques (qui ne sont pas fils de vigneron ou qui ont exercé une autre profession avant de
devenir vigneron) qui ont tendance à affronter plus facilement le Salon des Vins de Loire, voire d'autres salons à
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un rôle actif dans cette construction, dans les pratiques des producteurs et dans le jeu des classements au sein de
l'espace viticole. Fréquenté et parcouru par les agents qui dominent le marché, le salon a un rôle significatif dans les
représentations et dans l'institutionnalisation du marché avec ses nouveautés, ses traditions, ses frontières et ses
pratiques légitimes. C'est donc la description de tous ces éléments qui permet de comprendre le salon ou le marché
dont parlent les économistes (de la Pradelle, 1996).
Un salon "incontournable pour les professionnels"
La participation au salon est un élément constitutif d'une carrière viticole. Les représentants des organisations
professionnelles et les producteurs sont unanimes à dire qu'il est "incontournable pour les viticulteurs
professionnels" (notion qui recouvre à la fois des compétences œnologiques et commerciales et qui suppose un
certain volume de production3). Chaque année les exposants découvrent de nouveaux interlocuteurs qu'ils soient
partenaires, acheteurs, professionnels du vin ou prescripteurs et acquièrent de nouvelles dispositions économiques,
notamment dans leurs stratégies de présentation. Contrairement aux foires aux vins ou au salon des "caves
particulières" destinés aux consommateurs, où les producteurs adoptent une présentation uniformisée (superficies et
comptoirs), les stands du salon d'Angers (comme ceux de Vinexpo) font l'objet de stratégies de présentation
élaborées. Leur taille, la manière dont ils sont décorés et structurés révèlent l'appartenance des exposants à des
appellations plus ou moins prestigieuses, l'importance de leur capital économique, leur notoriété œnologique, la
présence d'une tradition familiale ou leur entrée récente dans le champ viticole, leur implication dans les
organisations professionnelles et la clientèle à laquelle ils s'adressent. Les exposants interrogés sur le passé racontent
volontiers leurs débuts maladroits et leurs acquisitions progressives dans la manière de monter les stands, de choisir
les meilleurs emplacements, dans l'expression de leur sociabilité avec les clients et la prise de conscience du fait que
les transactions ne se font souvent qu'après le salon.
Toute l’organisation du Salon tend à construire la qualité de ses produits et de ses producteurs. Son affirmation dans
une vocation internationale est l’objet d’un travail permanent de la part de ses promoteurs (direction du parc
d’exposition, organisations interprofessionnelles, institutions d’Etat pour la valorisation des vins…). Chaque année
un ou plusieurs pays étrangers font l’objet d’une attention particulière : importateurs et journalistes sont invités à
séjourner pendant le déroulement du salon, à prendre part à la soirée de gala qui réunit les autorités politiques
viticoles. C'est ainsi que le Japon, le Royaume-Uni, la Pologne, la Hollande et les pays scandinaves en ont été ces
dernières années, les invités d'honneur. Les institutions officielles d’aide à l’exportation, notamment le Centre
Français du Commerce Extérieur, jouent un rôle important dans le financement de ces opérations et dans
l’information des modalités techniques d'exportation et sur l’état des marchés viticoles dans les différents pays
étrangers. Les compétences pour la conquête des marchés étrangers sont stimulées par la réalisation d’un concours
annuel par l'ONIVINS qui récompense la constitution des meilleurs dossiers pour la vente à l’exportation (étude de
marché, présentation de l’exploitation faisant ressortir les qualités du produit et l’envergure de sa structure
économique) et la composition du meilleur stand.
Le concours ligérien et l'orthodoxie des pratiques œnologiques et économiques
La création du prix du “ Liger d’Or ”, destiné à promouvoir les vins des appellations de la région et à construire leur
identité, et le choix des critères imposés aux participants (être exposant ou disposer d’une production minimale pour
se présenter au concours) témoigne de la même volonté d’attirer les importateurs et les représentants des centrales
d’achat, et a pour effet de légitimer des modèles de production. Comme pour les biennales dans le marché de l'art
(Moulin, 2000), le salon a une fonction de qualification des producteurs et des négociants et joue le rôle d'une
Académie : l'organisation du concours des vins de Loire qui fait corps avec l'organisation du salon réaffirme la
hiérarchie historiquement construite entre vins d'Appellation d'Origine Contrôlée et vins de table ou vins de pays :
seuls les premiers peuvent concourir. Le concours contribue à réaffirmer l'orthodoxie des valeurs œnologiques
locales ou régionales, et par ce moyen réaffirme aussi une segmentation de l'offre. Composé dans sa grande majorité
d'œnologues, de producteurs et de professionnels du vin de la région du Val de Loire, le jury veille à faire respecter
la typicité des vins, en censurant les vins trop boisés (évoquant les Bordeaux), les rosés trop colorés (qui rappellent
ceux de Provence) et les rouges trop aromatiques (trop proches des vins du Languedoc-Roussillon). Jusqu'à l'année
l'étranger. Les producteurs traditionnels, à superficie d'exploitation égale ont plutôt tendance à fréquenter les foires
locales (Garcia-Parpet, 2000).
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Par opposition aux "bricoleurs", producteurs qui ont en général moins de 10 ha et qui se définissent le plus souvent
comme agriculteurs que comme viticulteurs.
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2000, année où les résultats du Liger d'Or ont été publiés sur Internet le soir même du concours, soit la veille du
premier jour du salon, l'annonce pendant le salon était jusque là, un temps fort de l'événement. Les différents
exposants commentaient les performances des uns et des autres, protestaient lorsque le jury n'attribuait aucune
médaille d'or pour une appellation ou bien lorsqu'ils estimaient le nombre de médailles trop faible par rapport à celui
des concurrents (selon le règlement le nombre de médailles peut aller jusqu'à 30 % du nombre des concurrents).
Réalisé conjointement avec le concours du Liger d'0r qui consacre les meilleures performances œnologiques, le
Trophée Liger consacre les performances de présentation des produits en récompensant l'un des lauréats du premier
concours. Sont prises en compte la composition des étiquettes (dessin et mode de fixation sur la bouteille) et la
configuration des bouteilles (couleur, forme et texture du verre), le tout en conformité avec la législation des
appellations d'origine avec une optique de marketing. En effet, la présence dans le jury d'un représentant de la
répression des fraudes garantit que les innovations en matière d'étiquetage respectent le règlement émanant de
l'INAO concernant l'information du consommateur et la prédominance de l'annonce de l'appellation par rapport à
celle du producteur (le nom de la première doit figurer en plus grands caractères que la seconde). Un représentant
des consommateurs, de la restauration et de la grande distribution assurent le point de vue commercial.
L'identité "Val de Loire"
Regroupant physiquement les producteurs dans un même lieu, utilisant les mêmes symboles (le logo des vins de
Loire avec une fleur de lys pour évoquer la vallée des Rois, et la Loire stylisée),
le salon vient renforcer une unité identitaire fortement désirée depuis quelques années par les organisations
professionnelles de la région qui considèrent urgent de constituer une interprofession comme il en existe en
Bourgogne ou dans la région du Bordelais. En l'an 2000 par exemple, l'entrée du salon était constituée par un vaste
tunnel formé de tentures noires, d'où se détachaient des photos de vignobles de la région et l'affichage du classement
de la Loire comme patrimoine mondial de l'UNESCO pour ses paysages et sa culture. Une carte lumineuse comme
celles que l'on peut trouver dans le métro pour aider le voyageur, mentionnant l'emplacement des 63 appellations qui
constituent le "Val de Loire". En tapant sur le nom de l'appellation de son choix, la zone concernée s'éclaire et
mentionne les principales informations : l'appartenance à la région est objectivée et ainsi consolidée dans la
représentation cartographique.
Le salon fournit aussi l'occasion, pour les représentants d'une interprofession en voie de constitution, d'émettre des
messages explicites formulés pour l'événement, qui sont repris par la presse régionale, notamment autour de la
question de l'identité des Vins de Loire. Les viticulteurs du Val de Loire avaient créé, en 1982, une fédération, la
FIVAL (Fédération Interprofessionnelles des vins du Val de Loire), à la différence du Bordelais ou de la Bourgogne
qui avaient constitué un bureau interprofessionnel régional. Celle-ci regroupait le CIVAS (Comité interprofessionnel
des vins d'Anjou-Saumur) et ses homologues, des vins de Nantes, de Touraine et du Centre qui deviendront des
bureaux régionaux de la "Grande Maison Loire" avec la création de l'"Interloire". Le président de cette toute récente
interprofession régionale, nous a fait remarquer, lors d'un entretien, qu'on parle de vins de Bordeaux, de vins de Côte
du Rhône, mais "qu'il n'y a pas de vins de Loire, il y a des vins issus de Loire" et a souligné l'intérêt d'une "marque
ombrelle". Il faut, nous a-t-il dit, "donner une âme à cette Loire" et c'est dans un contexte de concurrence
internationale qu'il affirme la nécessité de renforcer l'identité "Val de Loire":
"On s'est dit qu'il faut présenter nos vins en mouvement, c'est une manière d'être fédérateur, il y a le côté sud, il y a
le côté ouest.... Ce qui fait notre différence ce sont nos terroirs. Il y a une saga de la Loire qui revendique toutes les
appellations, leur indépendance, c'est vrai qu'elles sont différentes. Et c'est à ce moment-là qu'il faut se mettre
ensemble pour qu'elles aient un rôle majeur. Le rôle du terroir c'est le chef d'orchestre qui va donner à chacun sa
partition, mais tout cela, il faut que cela fonctionne bien, pour que cela ait une histoire à raconter : le vin c'est 13 %
d'alcool, 37 % de composants bons pour la santé et 50 % de culture. C'est important dans le contexte international.
Jusque dans les années 1990, la France était dominante... Il y a plusieurs systèmes de production et aujourd'hui le
système français est devenu vieillissant. Le système anglo-saxon, nouveau monde, est un système plus accessible et
plus jeune, plus adapté aux attentes de la consommation, il y a un conflit aujourd'hui. L'enjeu c'est de retrouver une
légitimité en étant moins ringard, moins ennuyeux... Le terroir c'est un éco-système qui va beaucoup plus loin
qu'une indication géographique".
C'est, par exemple, à l'occasion du 13e salon, que le quotidien Maine et Loire Actualité du mardi 2 février 2001
véhicule l'idée que l'identité qui caractérise les producteurs du Val de Loire peut-être renforcée et objectivée par une
présentation commune : "Les 63 appellations ont un style et un air de famille" et ce sont les membres des AOC qui
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font la Loire. Un air de famille qui pourrait se matérialiser par une forme de bouteille unique (forme de la bouteille
d'Anjou).
Un événement pour la presse
L’orientation internationale des efforts, l’investissement économique des participants du salon, l’innovation même
du Label "Salon des Vins de Loire ” censé concentrer les propriétés les plus distinctives des produits proposés
coïncident avec un changement structurel de la demande de vin sur le marché mondial et des manières de boire, qui
va de pair avec la montée en puissance des prescripteurs, notamment de l’importance de la littérature spécialisée et
des rubriques œnologiques de la presse (Garcia-Parpet, 2001). Toute l’organisation du salon (réunissant environ 500
producteurs des plus performants) et l'organisation d’un concours instituant un palmarès des meilleurs viticulteurs
visent à créer un “ événement ” qui doit permettre d’attirer plus d’une centaine de journalistes du monde entier. Leur
accueil, voire leur prise en charge financière, sont l’objet d’efforts constants et suscitent du même coup la parution
de reportages et de palmarès dans les revues nationales et internationales, voir de numéros spéciaux4. Une des revues
françaises des plus prestigieuses, la Revue des Vins de France du mois de mai 1998, a notamment publié un article
intitulé "Le réveil d'un géant", en soi très prometteur, et déclinant tout au long de l'article des superlatifs pour
qualifier l'événement : "Uniquement destiné aux professionnels, l'admirable salon des vins de Loire, qui se tient tous
les ans à Angers au début de février, est une idée de génie. Il offre une incomparable vitrine de la région, où les
acheteurs font leurs emplettes en connaissance de cause, en comparant les vins dans d'excellentes conditions ... La
Loire est le seul dénominateur commun à la région". Ou encore la Revue Drinks international dans son article "The
wines of the Loire show" relatait en janvier 2000 l'intérêt des vins rouges de Loire (cette région est plus
traditionnellement connue pour ses vins blancs). La presse spécialisée y alimente ses propos et sa clientèle pour les
abonnements et les pavés publicitaires : la revue anglaise Decanter et la revue française Vins magazine y ont leur
stand.
4
On remarquera ici la similitude entre le salon des vins et la présentation des collections dans la haute couture.
Pierre Bourdieu y note par exemple "la présence de cent journalistes en quête d'informations quotidiennes, les revues
spécialisées qui en présenteront la synthèse photographique un mois après, enfin les acheteurs professionnels dont
les dollars, les livres ou les francs permettront de concrétiser pour les femmes ces idées jugées parfois téméraires ou
au contraire trop timorées" (Bourdieu, 1975, pp.24).
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"Une logique complémentaire"
La position dominée, dans l’espace viticole plus vaste des producteurs dominants dans la région, a contraint les plus
performants d’entre eux à exposer en partenariat avec des producteurs ayant une position homologue dans d’autres
appellations, composant ainsi une gamme complémentaire de produits. Elle s’est révélée un atout dans la
compétition nationale et internationale, en favorisant la multiplication et le renforcement des réseaux. La
présentation commune, en associant des vins d’appellations différentes et non concurrents, a permis à ces
producteurs d’aborder des marchés qui seraient inaccessibles pour chacun d’eux pris individuellement. Elle est la
clef d’une efficacité sur le plan à la fois économique et symbolique. Un exposant, producteur de vin d'Anjou,
interrogé sur les raisons du partage de son stand avec des producteurs d'autres appellations de la région met en
évidence l'intérêt de cette association :
"C'est une logique complémentaire. On a un client à la recherche d'un nouveau Sancerre, un Anjou, c'est une
appellation qui monte, on a la même structure pour l'exportation, pour l'Asie, pour les Etats-Unis, il (producteur de
Sancerre) donne des contacts, on s'appuie. Pour faire de la mondialisation, il ne faut pas se battre tout seul, c'est la
solution d'avenir. Il faut que le client étranger voie le Val de Loire comme une entité. Sancerre, Chinon, ce sont des
appellations trop petites, il ne faut pas être seul, il faut penser val de Loire".
Les producteurs occupant une position homologue dans chaque appellation se regroupent entre eux, maintenant leur
partenariat d'une année sur l'autre : au centre, dans l'espace que les familiers du salon ont l'habitude d'appeler le
"carré d'or", s'installent des producteurs qui témoignent d'une certaine notoriété œnologique, une tradition familiale,
une présence constante au salon, un rôle significatif dans les organisations professionnelles. Leur stand, qui regroupe
de quatre à six producteurs, est réalisé par des décorateurs et présente des mini-salons propres à la discrétion des
transactions, preuve que la clientèle est déjà constituée, que les contacts ont été pris avant la réalisation du salon. Les
producteurs qui ont une position plus modeste, plus d'avant-garde dans l'appellation et ayant un capital économique
plus faible, réalisent eux-mêmes la composition de leur stand en apportant des meubles de leurs maisons familiales et
le structurent de manière à inviter les passants, ou du moins à laisser ces derniers interagir sans rendez-vous
préalable. C'est le cas, notamment, des nouveaux prétendants des différentes appellations dont le style de vin et de
présentation est plus jeune (style bistrot ou composé de meubles style Ikea) et les stands plus ouverts au public qui
circule dans les allées du salon. Cette mise en scène des stands par les producteurs est solidaire d'une présentation de
soi-même : les hommes ont préféré un costume sombre ou un blazer bleu marine à la chemise en madras ou au pull à
col roulé qu'ils utilisent sur les salons destinés au grand public et les femmes ont remplacé leur jean par un tailleur.
Les nouveaux entrants qui n'ont pas trouvé de partenaires, ou bien encore ceux dont la position ne permet aucun
affichage en commun ont des stands individuels : il en est ainsi, par exemple, d'un producteur de Chinon, issu d'une
des grandes familles de producteurs de Champagne qui, tout en se soumettant aux règles de l'appellation s'aligne sur
le prestige de la famille dont il est issu, utilisant notamment les mêmes types de bouteilles que celle qu'utilise sa
famille depuis plus d'un siècle et pratique des cuvées uniques de vin garde (par opposition aux autres producteurs qui
produisent à la fois des vins de garde et des vins de printemps pour s'assurer un fonds de roulement).
Faire de nécessité vertu : un salon" convivial"
Si l'on compare les récits des producteurs et les commentaires de la presse se rapportant aux premières années de
l'existence du salon, il est clair que les échanges impulsés par sa réalisation ont gagné en envergure internationale,
tant du point de vue des volumes échangés et des pays concernés que de la position qu'ils occupent dans le large
éventail de la qualité des produits. Il n'en reste pas moins que les producteurs ou professionnels du vin qui ont eu
l'occasion, par leur position dans le champ viticole de côtoyer d'autres lieux de transaction et des entreprises plus
importants, voient le Salon des Vins de Loire comme une petite structure qui attire de petits négociants et
importateurs.
L'un d'entre eux exprime bien la position du salon parmi les espaces concurrents :
"Le salon d'Angers a lieu depuis une quinzaine d'années, et comme on a des vins tous les ans, les gens viennent
présenter leurs vins tout de suite après la récolte pour des raisons commerciales et c'est devenu une tradition. C'est
plutôt un salon de présentation, c'est un peu le village qui regroupe les gens éparpillés, quelques fois en guerre
comme dans la république italienne (faisant allusion aux différents entre appellations de la région qui sont en
compétition), ces gens se regroupent sur l'agora pour présenter le marché, c'est un peu le marché.... On est tout
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petit, le salon de Londres c'est la vitrine du monde, c'est un salon de business, c'est un salon très anglo-saxon de ce
point de vue-là, Vinexpo c'est le salon plus standing où l'on se doit de recevoir, mais c'est aussi très business, cela
n'a rien à voir avec le Salon des Vins de Loire qui est un salon convivial, c'est le village où les gens apportent leurs
vins pour présenter. C'est la nouvelle collection, puisque tous les ans on a des collections... (par opposition aux vins
de cépage dont la régularité n'exige pas une présentation annuelle). Je crois que cela fait partie de notre culture.
Cela correspond à la définition des terroirs, puisqu'il y a des vignerons de partout… Ces petites maisons de négoce,
c'est le village dans le sens noble du terme..Je crois qu'on présente le produit pour après, c'est un peu comme la
grande couture, la mode, il faut des salons de présentation".
C'est sur l'homologie entre les producteurs, les négociants et les autres intermédiaires et professionnels du vin que
jouent les producteurs du Val de Loire en énonçant dans leur discours et sur leurs publicités le côté "convivial" du
salon, faisant valoir ainsi la particularité des agents et des produits pour en faire une niche commerciale.
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