1 LE PARDÈS Le PaRDèS est une méthode
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1 LE PARDÈS Le PaRDèS est une méthode
LE PARDÈS Par José MOINDROT Le PaRDèS est une méthode exégétique qui fut employée (inventée ?) par les maîtres talmudistes et kabbalistes, les Pères de l’Eglise et jusqu’aux scholiastes. Traditionnellement réservée aux textes sacrés, son étude permet de découvrir qu’on peut l’appliquer à d’autres domaines, historiques, artistiques ou personnels. Après l’exposition théorique, l’exemple classique du Cantique des Cantiques et celui plus original du Tarot qui s’y prête particulièrement bien, nous étendrons cette méthode à trois domaines hors de l’herméneutique habituelle. Familier de l’Egypte ancienne et du Moyen-Age, nous avons choisi la création de l’Ordre de la Toison d’Or et l’analyse d’une fresque égyptienne célèbre (mais d’autres exemples en d’autres époques et cultures auraient pu l’être) ainsi qu’une anecdote personnelle. La tradition juive voyait dans l’étude d’un texte, quatre niveaux de compréhension ou d’interprétation, correspondant au corps, à l’âme, à l’esprit et à l’indicible ou aux quatre Sphères de l’Arbre séphirotique et symbolisés par les quatre bras du fleuve qui sortait du Paradis : le Pshat, la vision des choses, sens obvie, littéral, historique, d’un mot signifiant simple, ordinaire, clair, facile, évident et du verbe pashot, ôter, enlever un vêtement ou une peau, déshabiller, épouiller, écorcher ; le Rémèz, sens allusif, symbolique, d’une racine signifiant insinué, suggéré, faire signe, clin d’œil, signe, et souvent illustré par des aggadoth, récits légendaires ou folkloriques ; le Drash (ou dérasha), interprétation homilétique parfois pointilleuse, du verbe darosh, chercher, interpréter, examiner, commenter, expliquer, d’où dérive le mot midrashim, légendes ou commentaires, développant les textes ; le Sod (secret), sens secret, mystique ; et dont l’acronyme, petit "truc" mnémotechnique, donne PRDS, lu PaRDèS, le Paradis (Zohar III) mot d’origine perse se trouvant dans le Talmud et en kabbale, mais non dans la Bible. Ils pourraient correspondre aux quatre causalités d’Aristote qui déterminera toute la philosophie médiévale : causa materialis, cause matérielle ; causa formalis, cause formelle (forme souhaitée) ; causa efficiens, cause efficiente, action ; causa finalis, cause finale qui ne relève que de l’âme. Qu’elle soit d’origine juive ou chrétienne, cette idée fut partagée par les Pères de l’Eglise et les Scholastiques. Saint Thomas d’Aquin écrivait dans sa Somme : « Il y a plusieurs sens dans les Ecritures, le sens historique ou littéral et le sens spirituel qui se divise lui-même en trois autres : allégorique, moral, anagogique ». « Littera gesta docet, quid credas allegoria, Moralis quid agas, quo tendas anagogia. » « La lettre enseigne les faits, l’allégorie ce qu’il faut croire, la morale ce qu’il faut faire, l’anagogie ce à quoi il faut tendre » selon la célèbre citation de Nicolas de Lyre. 1 1 Après des études rabbiniques, Nicolas de Lyre (1270-1340), né près d'Evreux de parents juifs, se convertit et entre chez les Cordeliers. Bien en cour, il fut un des théologiens les plus renommés du début du XIVe s. On peut lire ses gloses dans la Bible offerte par le duc Jehan de Berry au pape Clément VII, vers 1390 (B.N. ms lat. 51). 1 Dante le rappelle aussi dans Il Convivio (le Banquet, II, 1) : « Il faut savoir que les écritures se peuvent entendre et se doivent exposer principalement selon quatre sens. L’un s’appelle littéral et c’est celui qui ne s’étend pas plus outre que la lettre (...) L’autre s’appelle allégorique, et c’est celui qui se cache sous le manteau de ces fables (...). Le troisième sens s’appelle moral (...). Le quatrième sens s’appelle anagogique, c’est-à-dire sur-sens ; et c’est quand spirituellement on expose une écriture, laquelle (...) vient par les choses signifiées bailler signifiance des souveraines choses de la gloire éternelle ». Cette analyse était connue des premiers kabbalistes chrétiens comme en témoigne Pic de la Mirandole dans son Apologia (1487) : « Comme il y a chez nous une quadruple interprétation possible de la Bible, c’est-à-dire l’interprétation littérale, mystique ou allégorique, tropique ou anagogique, il en est de même chez les Hébreux. Le sens littéral s’appelle chez eux Peschat, l’allégorique Midrach, le tropique Sechel (inversion erronée de l’auteur) et l’anagogique, qui est le plus sublime et le plus divin de tous, Kabbala. » 2 Nous allons ainsi du plus extérieur au plus intime, du manifeste au plus secret, de l’exotérisme à l’ésotérisme, voire au mystique et à l’indicible. Mais cette lecture à quatre niveaux n’est pas un ordre hiérarchique ; aucun ne doit être négligé, tous sont nécessaires et utiles, l’idéal étant de pouvoir appréhender tous les niveaux à la fois. Privilégier le spirituel sans se préoccuper du manifesté, c’est risquer de perdre le contact avec la réalité ; ne percevoir que l’écorce, c’est se priver de l’essentiel. Le Tarot se prête aussi à ces quatre niveaux d’exégèse. Le second est le plus répandu dans les nombreux ouvrages de tarologie : symbolique, couleurs, allusions mythologiques tous azimuts dans une profusion d’informations manquant parfois de rigueur, certes satisfaisante pour l’intellect, moins pour l’intelligence de la carte. Le troisième, le Drash, connaissance intuitive selon le Zohar (II 36b), serait la lecture divinatoire, mantique du jeu puisque le verbe darosh peut signifier rechercher, s’informer, interroger, consulter, élucider, et, dans une expression, consulter les devins (darosh al ha-avoth). 3 Enfin, le niveau secret (Sod), la signification la plus "close", serait la Kabbale des souffles et des énergies à laquelle l’étude des images donne accès car : « Toujours le littéral doit passer en avant, comme étant celui en la sentence duquel les autres sont enclos, et sans lequel serait impossible et irrationnel de s’apenser aux autres (...) parce qu’en toute chose ayant dedans et dehors, est impossible d’arriver au dedans si premier l’on n’arrive au dehors.» (Il Convivio II, 8-9). Si Dante insistait en ces termes sur son importance, c’est que le Pshat littéral révèle le Sod secret et que celui-ci contient le Pshat ; ils sont étroitement imbriqués l’un dans l’autre (Gaon de Vilna, XVIIIe siècle). Or, ce premier niveau, le plus simple, le plus littéral a souvent été négligé par les "tarologues". Si quelques historiens de l’art se sont penchés sur les origines du tarot, peu d’auteurs ont recherché la genèse de chaque lame, son évolution, la synthèse des différentes images dont elle est l’aboutissement. Sans oublier la lecture alchimique que l’hébreu fait apparaître et qui affleure de façon évidente dans les arcanes (du latin arcanum, secret) dès qu’on les compare au très riche corpus iconographique hermétique de l’époque, et particulièrement le tarot de Marseille qui semble avoir été ré-informé et remanié sur ce plan, redessiné comme on réécrit un texte. Elle recoupe à elle seule les quatre niveaux : le littéral est l’opératif ; le symbolique, l’intelligence des "ymages" qu’offrent traités hermétiques et œuvres "philosophales" mais aussi des signes du grand Livre de Nature (théorie des signatures chère à Paracelse). Au moral, l’éthique, la probité, la vie conforme aux commandements divins puis la Charité dont doit faire preuve l’Adepte, mais aussi le cheminement intérieur, son évolution psychologique qui influencera l’opératif (et inversement), son "individuation" croissante selon la théorie de Jung. Enfin, le niveau secret, l’intuition, l’état de grâce, la prière, le Donum Dei sans lequel rien n’est possible. * 2 Opera, Bâle 1557, cité par G. SCHOLEM, la Kabbale et sa symbolique, où cette question est largement développée. 3 "Recherchez (dirshou) Moi" dit IHWH (Am 5,4.6) dans le sens de "Demandez Moi, consultez Moi". 2 Commençons par la Bible. hmlwl rwa Myrywh ryw Shir ha-shirim asher li-shélomoh, Cantique des Cantiques, attribué selon le texte lui-même et la Tradition au roi Salomon. "Le plus beau chant du monde" selon Rabbi Aqiva (40-135 de notre ère) dont l'opinion fut déterminante pour la canonicité de ce texte : « L'Univers entier n'est pas digne du jour où le Cantique des Cantiques fut donné à Israël. Tous les écrits de la Bible sont saints ; mais le Cantique des Cantiques est saint entre tous (qodesh qodashim). »4 Nombre d'exégètes, et non des moindres, se penchèrent sur son texte : au fil des siècles, Origène, Grégoire de Nysse (IVe s.) et Saint Jérôme, Bède, Bernard de Clairvaux, coté chrétien, et bien sûr, le maître talmudiste Rachi de Troyes, pour ne citer que les auteurs d'avant la Renaissance ; plus près de nous, Martin Büber, Bossuet, Renan et bien d’autres. Poème le plus court de toute la Bible, c'est celui qui offre le plus ouvertement une lecture selon les quatre niveaux du PaRDèS et même cinq pour ce texte puisque s'y ajoute une lecture hermétique. Il fut écrit dans ce but, chaque mot choisi, chaque expression ciselée afin d'être lisible à chaque degré de l'exégèse, quitte à écorner la grammaire, à bousculer la syntaxe, avec des changements de temps et de mode ou de genre a priori injustifiés, des néologismes et des hapax, d'où résultent des expressions inhabituelles, des passages obscurs, faisant le désespoir des traducteurs et la variété des traductions qui ne peuvent donc être qu'approximatives. Si la critique historique en fait un chant traditionnel lors de la cérémonie de mariage, quelques exemples suffisent à nous convaincre qu'il ne s'agit pas là seulement d'un chant amoureux : - "les Gazelles" (tsévaoth, 2,7 ; 3,5) évoquent évidemment le Seigneur des Armées ; - "tes seins" (shadaïkh, 4,5) un autre nom de l'Eternel, Shaddaï ; - "les piscines, les bassins - ou pire, les lacs" (berkhoth, 7,5) les bénédictions, bérakhot ; - "les demeures des bergers" (mishkanoth, 1,8) et "une tente de Kédar" (âhâley, 1,5) font allusion au Tabernacle et à la Tente du Témoignage. Quant au verset (I, 3), "les jeunes filles (‘alamoth, pluriel de ‘alma) t'aiment", il peut être lu selon les conseils du Talmud 5 et conformément aux quatre niveaux du PaRDèS : "les secrets (‘alomoth, les choses cachées) t'aiment" ou "les mondes (‘olamoth) t'aiment" et même "‘al-mouth, jusqu'à la mort, éternellement (Ps 48,15). Mais la polysémie propre à l’hébreu permet de lire le Cantique des Cantiques comme un traité d’alchimie. En effet, שׁ יר ִ 300.10.200 shir, chant, cantique, peut être lu שׁ ָאר ֵ ,שׁ י ָר ְ shéyar ou shé’ar, reste, restant, reliquat, mais non pas dans le sens péjoratif du rebut, du superflu que l'on rejette ou néglige, mais bien au contraire l'essentiel, ce qui est digne d'être conservé lorsqu'on a éliminé toutes les impuretés, les scories, puisque shéar signifie aussi préférence, avantage, supériorité, prééminence, qualité, excellence ; שׁ ַאר ָ 300.1.200 sha’ar, rester, demeurer; au passif, ce qui est sauvé, épargné ; shé’ar sheérit est le reste dont parlent les prophètes Isaïe, Jérémie et Michée, entre autres. A rapprocher de la racine שׂר ַ 300.200 sar ( שׂpointé à gauche), chef, guide, maître, prince, seigneur, noble, ange et plus particulièrement l'archange Mikaël. שׁר ָ shar ( שׁpointé à droite), chanteur, chantre. Ainsi le kabbaliste contemporain Carlo Suarès, a-t-il pu traduire shir-ha-shirim par le résidu des résidus, la quintessence des quintessences. L'alchimie n'est-elle pas appelée le travail des Grands Jours de Salomon ? 6 4 Talmud, Yadaïm III, 5 et Bahir §174. A.D. GRAD, Le véritable Cantique des cantiques. 6 Souligné par Eugène CANSELIET dans son Introduction au Mystère des Cathédrales de FULCANELLI, op. cit. 5 3 Plus loin, le célèbre "Je suis noire mais je suis belle" (Ct 1,5), fait évidemment allusion au Chaos primordial, à la Pierre à l'aspect vil et méprisable en son état premier, auquel répond "Mon bien-aimé est blanc et rouge" (Ct 5,10), nous invite à une lecture toute hermétique de ce texte exceptionnel. "Blanc et rouge" (Tsah wé-adom), צַחtsah, brillant, éclatant, éblouissant, rayonnant, lumineux, blanc, d'une blancheur éclatante ; ָאד ֹםadom, rouge, vermeil, pourpre, rose, א ֹ ֶד םodem, rouge, rubis, pierre précieuse rouge et transparente. Mais le texte original hébreu shéhorah ani véna’vah précise une indication essentielle et primordiale que, ni le latin (nigra sum sed formosa), ni même le grec (mélaina eimi kai kalé), et encore moins nos langues vernaculaires dans leurs traductions réductrices, ne donnent. L’hébreu littéral seul permet de passer du symbolique à l’opératif. Le Cantique des Cantiques peut donc être lu selon le regard du lecteur, poème d'amour à l'érotisme flamboyant ; amour de l'Eternel pour Israël dans ses tribulations, interprété par les Chrétiens comme amour du Christ pour son Eglise 7 ; union sacrée de l'âme dans un dialogue Créateur-créature ; et enfin, le niveau secret, Sod, de la Kabbalah des souffles et des énergies. * 7 ORIGENE, Contra Celsum IV, 48 ; Cyprien, Epistulae 69, I,2 ; 74, II,2 ; Théodoret (d'après C. SUARES, Le Cantique des Cantiques). 4 Le Tarot, quant à lui, se prête si bien à ces quatre niveaux d’exégèse qu’il semble avoir été créé dans ce sens. Prenons les dés de la première lame, le Bateleur, mais tout autre objet du Tarot, voile et livre de la Papesse, faux de la Mort, lanterne de l’Hermite, quatre Evangélistes du Monde… aurait pu convenir. Le Bateleur manipule des objets symboles des quatre Eléments, que l’on retrouve dans les cartes dites mineures : - la baguette = bâtons ou = feu - une coupe = coupes ou = eau - un poignard = épées ou = air - pièces de monnaies = deniers ou = terre Sur l'étal du saltimbanque, trois accessoires souvent négligés des commentateurs, un gobelet et ses dés. Pourtant, si avec notre vision moderne, ils ne nous apprennent rien - on imagine notre escamoteur, Pipeur ou h asard eur de des 8 qui bien sai joer de l'es canbot , proposer au chaland de passage, un peu naïf, une partie de bonneteau truquée ou de dés probablement plombés - le regard qu'aurait pu y poser un badaud de l'époque est plus instructif. Dans les rares textes médiévaux y faisant allusion, le cornet à dés porte divers noms latins dont le plus intéressant est pyrgus (Sénèque, Juvénal) du grec purgos, tour (bâtisse, donjon), sa forme tronconique évoquant une petite tour ; ύ sur la racine pur, le feu. Dans le contexte du tarot, cette "tour ardente, ignée" ne peut que renvoyer à la Tour foudroyée dont on sait qu'au plan alchimique, elle dessine un athanor. Elle peut aussi évoquer un têt conique, d’où par métonymie, le gâteau (gueuse) métallique de même forme obtenu par la fusion du minerai. C'est dire que, d'entrée de jeu, le Bateleur dispose du nécessaire pour œuvrer : un athanor (ou un creuset selon qu’est choisie la voie humide ou sèche), les quatre éléments symbolisés, plus le cinquième suggéré par les dés dont la « particularité arithmétique, en concordance parfaite avec le travail, consacre l'attribution du cube ou du dé à l'expression symbolique de notre quintessence minérale. » 9 Un dé est représenté sur un caisson du château de Dampierre-sur-Boutonne 10 et trois, sombres et mercuriels, dans Le livre de la Sainte Trinité (début XVe). 11 ⚀⚄ Les dés semblent absents de tous les jeux antérieurs au tarot de Marseille, certains Bateleurs semblant plutôt jouer au bonneteau, comme sur le Catelin Geofroy (1557). Si l'étymologie savante du mot "dé" est datum, ce qui est donné, don, présent, pluriel data, les données, au Moyen-Age et jusqu'à l'époque classique (Du Cange à la fin du XVIIe), on le rapprochait plus volontiers de Deus, Dieu, pluriel dii ou dei, d'autant qu'on l'écrivait alors indifféremment deu ou dei, et les dés, deis, dey, d ez ou detz. Cette double étymologie linguistique et symbolique nous rappelle le Donum Dei, le Don de Dieu hermétique. Le lancer de dés pouvait d'ailleurs être moyen de divination (kybomancie), comme en attestent la Somme théologique de Thomas d'Aquin et le Livre du passetemps de la fortune d es dez dont parle Rabelais au chapitre XI de son Tiers Livre 12 ou expression de la volonté divine pour résoudre un différent, judicium Dei ou ordalie ludique en quelque sorte. 13 8 VILLON, Ballade de bonne doctrine. FULCANELLI, Les Demeures philosophales. 10 Aritmetricha, gravure XXV du jeu de Mantegna, compte cinq pièces d'or dans sa main. Fulcanelli signale dans ses Demeures Philosophales, un caisson du château de Dampierre-sur-Boutonne montrant une table avec un dé à jouer laissant apercevoir les faces à cinq et six points. Sur le tarot de Marseille, un dé présente le 5, l'autre l'as. 11 Nuremberg, in ROOB, op. cit. p. 209 et VAN LENNEP p.73. 12 Paris, B.N. ms fr 14776. Cet ouvrage paru à Bologne en 1476, fut traduit en français en 1528 (Rabelais, éd. BOULANGER, NRF la Pléiade 1934). 13 J.-M. MEHL, Les Jeux au Royaume de France, 1990. 9 5 Si, au Moyen-Age et à la Renaissance, les petits cubes évoquent la chance et le hasard, ce n'est pas simplement comme à notre époque, par symbole ou analogie, mais par "armes parlantes". En effet, la chance ou cheance (d’où échéance), du verbe choir, désigne dès le XIIe et jusqu'au XVIIe siècle, la façon dont tombent les dés. Ce n'est qu'au XVIIIe qu'elle prendra le sens de probabilité ; chancer, c'était lancer les dés ; chance, un coup de dés ou toute la partie, parfois un jeu spécial qui ne nécessitait justement que deux dés (Littré). Quant au hasard, il viendrait soit du mot "dé" en arabe, al-zahr, par l'espagnol azar, soit, selon les Chroniques de Guillaume de Tyr (XIIe) et le Godefroi de Bouillon (XIVe), d'un château en Terre Sainte près d'Alep, où ce jeu aurait été inventé ou pratiqué 14. Hazard ou hasart désignait donc le cube luimême, les dés en général ou un jeu en particulier, plus complexe à trois dés. Certains textes 15 nomment ainsi les combinaisons de points extrêmes les plus difficiles à obtenir (dont le ⚅ 6), soit sortir précisément le 6 ⚀⚄ (ce que fait notre Bateleur). Ne pas y parvenir au premier lancer laissait alors sa chance à l'adversaire. Hasarder, c'était jouer aux dés16. Même glissement de sens en latin : alea désigne à l'origine un jeu de dés, de là, le destin, le sort, comme dans le mot historique de César au Rubicon, alea jacta est, le sort en est jeté, littéralement, les dés sont jetés au sens de "les jeux sont faits". Ainsi, ce sont les dés qui ont donné leur nom à l'aspect aléatoire, et non le contraire comme on l'a longtemps cru. Que ce soit par l'arabe (?), le latin ou l'ancien françois, les dés sont l'expression de la destinée : Fortune fait souven t tourner les dez contre moi malement (Charles d'ORLEANS, ballade 45) Leur dernier aspect médiéval est... érotique ! La littérature courtoise 17 sous couvert d'une partie de dés au vocabulaire ludique, fait souvent allusion à de tout autres plaisirs où la PAIRE de dés désigne explicitement de virils attributs : le bonneteau ne nécessitant qu'un dé (mais trois gobelets) et la quasitotalité des jeux se faisant avec trois (comme le montre le tarot Jean Noblet du XVIIe siècle à la B.N.), les deux dés du Bateleur pourraient être une allusion à la virilité suggérée déjà par le אet le hiéroglyphe hermétique de l'arsenic (la baguette). Dans la tradition chrétienne, la forme en X était devenue la croix de saint André, fort en faveur au Moyen-Age, du grec andros, homme, d’où courage, énergie, virilité. En cartomancie, cette lame désigne un homme, notamment dans le jeu d'une femme. Ce simple détail nous permet de mieux cerner la façon dont le Tarot fut constitué : né dans l'aristocratie cultivée ou savante, il gagna rapidement les milieux les plus populaires. Pour des érudits, cette connotation masculine était indiquée par l'hébreu, à défaut par le grec pour des hermétistes non hébraïsants. Quant au petit peuple, illettré ou presque, c'est la PAIRE de dés qui l'en informait. Souvent déformés ou disparus par la suite, ces dés résument pourtant les principaux aspects de cette lame selon les différents niveaux du PaRDèS : outre son usage ludique (niveau littéral), le caractère viril du Bateleur et de l'énergie qu'il représente (symbolique) ; les données du problème, les circonstances de départ et l'aspect aléatoire de la chance et du hasard (moral) ; l'expression de la volonté divine sous forme du Don accordé ou d'un oracle (anagogique) sans oublier la Quintessence (alchimique) qui recoupe les autres. * 14 Une tradition (Pausanias, Phoc. XXXI) attribue leur invention et celle des échecs, au héros Palamède lors du siège de Troie. 15 Libro del ajedrez de los dados y de tablas d'Alphonse X le Sage, roi deCastille, 1283. 16 Au XVIe siècle, chez Montaigne, hasard signifie risque et hasarder, se risquer. 17 Par exemple, une chanson du duc Guillaume IX d'Aquitaine ( XIIe siècle). 6 Cette lecture sur quatre niveaux selon la méthode du Pardès peut s’appliquer bien sûr non seulement à l’exégèse des Ecritures et autres grands textes sacrés ou symboliques (Dante, Goethe...) mais aussi au décryptage des légendes et contes mythologiques ou populaires, au décodage de nos songes (et là, l’hébreu est un outil incomparable), à une meilleure compréhension d’une discipline, d’un art, d’une situation vécue personnellement ou à tout événement d’importance, en général. Prenons comme illustration historique, la création du si haut et si excellent mystere d’ordre qu’est celui de la Toyson d’Or placé sous l’égide de Jason et des Argonautes, puis de celle de Gédéon du Livre des Juges, patronage jugé moins païen. Premier niveau, l’anecdotique : Le duc Philippe le Bon fonde le 10 janvier 1430 à l’occasion de ses noces avec Isabelle du Portugal, le tres noble ordre de la Toyson d’Or , officiellement en l’honneur de la nouvelle épousée, mais le bruit courut que c’eût été en fait en hommage à la blonde chevelure d’une de ces belles brugeoises auxquelles le duc ne savait pas renoncer. Deuxième niveau, le politique d’après Chastelain : Le régent d’Angleterre Bedford afin de se l’assujettir plus étroitement, proposa l’Ordre de la Jarretière au duc de Bourgogne ; la création de son propre ordre chevaleresque permettait à celui-ci, soucieux de préserver son indépendance, de décliner poliment l’offre sans l’offenser. Aultre n’aray (Autre n’aurait), la devise qu’il prit à cette occasion et qu’il garda par la suite, concerne évidemment d’éventuels autres ordres de chevalerie, et non une très hypothétique fidélité conjugale. Le faste déployé lors des chapitres de l’Ordre démontrait puissance et richesse, et l’octroi de la potence au Bélier permettait de s’assurer de grands feudataires. Troisième niveau, le religieux : Très pieux et nourri de littérature chevaleresque et épique, « vrai et humble serviteur de Dieu, prompt défenseur de la sainte foi (Chastellain), le duc souhaitait relancer la croisade, arrêter la progression ottomane et venger la défaite de Nicopolis où son père fut fait prisonnier : Pour maintenir l’Eglise, qui est de Dieu maison, Jay mis sus le noble Ordre, quon nome la Thoyson. Cette volonté s’affichera solennellement avec le Vœu du Faisan lors d’un banquet resté célèbre. Quatrième niveau, l’hermétique : Le mythe de la quête de Jason et des Argonautes, et plus encore l’histoire de Gédéon, surtout lorsqu’on la lit EN HEBREU, sont tout empreints de symbolique alchimique tout comme l’est le collier (aurea catena) de l’Ordre où alternent fusils (briquets) et pierres d’où sortent des flammes, véritables armes parlantes, illustrant la devise de Bourgogne Ferit ante flamma micet , et soulignée encore par celle de l’Ordre : Precieum non vile laborum . La Toyson d’Or s’affichait bien ainsi comme le plus haut mystere d’ordre qui se pouvoit penser . L’Europe médiévale se voulait héritière de l’antiquité gréco-romaine ou biblique, et nombre de villes et de pays, se basant sur une homophonie approximative, se réclamaient de dynastes légendaires : Rome par Enée et Paris par le berger Pâris fuyant Troie assiégée, la Grande-Bretagne par Brutus, la France par Francion, troyen ayant survécu au siège d’Ilion, Reims par Rémus que Romulus chassa. Les princes des Baux prétendaient descendre de Balthazar et les Lévis, seigneurs de Mirepoix, 7 de la tribu de Lévy, famille de la Vierge. 18 Ces origines aussi mythologiques qu’improbables mais prestigieuses pour de grandes maisons princières, étaient narrées dans des ouvrages comme les Illustrations de la Gaule et singularités de Troie de Jean Lemaire de Belges (1473- +1515) ou les Grandes Chroniques de France (1493) reprises un siècle plus tard par Ronsard dans La Franciade. Le duc reprenait donc à son profit le mythe fondateur européen d’une quête héroïque ; tel Gédéon, il attendait d’un signe céleste l’approbation divine, les Madianites préfigurant les Sarrasins, et s’affirmait de surcroît héritier des preux des Croisades tels Baudoin de Flandre et Godefroid de Bouillon auxquels il succédait comme seigneur de leurs anciens fiefs. Ainsi le noble Ordre de la Toyson d’Or réunit-il sous le parrainage de Saint André, patron de la Bourgogne, dans une perspective chrétienne (croisade) et un contexte féodal (serment personnel au duc), tout empreint d’un apparat et de décorum chevaleresques et héraldiques, références biblique (Gédéon) et mythologique (Jason). * Mais cette lecture n’est pas réservée aux grands événements ou œuvres : en témoigne cette péripétie familiale qui ne fut vraiment comprise qu’avec la découverte quelques années plus tard du PaRDèS et de ses éventuelles applications quotidiennes. Le lecteur voudra bien en excuser l’aspect personnel. Nous sommes en 1989, une de mes proches, suite à son ostéoporose, subit une prothèse totale de la hanche. Bien que l’opération se soit parfaitement déroulée sans séquelles, vu son âge (65 ans) et sa fatigue extrême, une biopsie est effectuée qui révèle un cancer de la moelle des os ! (Je vous rassure tout de suite, elle va très bien, merci, et court comme un lapin… octogénaire). Analyses de sang déprimantes, etc. L’hématologue lui annonce avec tact que, si elle ne se soigne pas, il lui reste de deux à cinq ans à vivre. Pour un tas de raisons personnelles (âge, plus d’enfant à élever, méfiance envers le corps médical…), elle décide de ne rien faire, juste de suivre l’évolution de la maladie. Analyse. Au niveau du corps : étant donné la situation, sa fille qui avait des notions diététiques, prit en main la gestion de sa maison et des repas, d’où changement du jour au lendemain de nourriture, le régime méditerranéen remplaçant la viande rouge et la charcuterie, l’huile d’olive le beurre et la crème, eau de source, etc. Au psychologique : au même moment, la mère de cette dame qui entretenait avec elle des rapports très conflictuels, est décédée, et on a pu la voir se détendre malgré ses problèmes de santé, libérée non seulement d’obligations familiales mais d’un jugement maternel toujours négatif qui, s’il ne l’avait jamais empêchée de n’en faire qu’à sa tête, lui pesait. Pour ce qui concerne l’âme : ayant la foi, y compris en la réincarnation, la crainte de la mort semblait négligeable par rapport à la peur de la déchéance, de la douleur et de la dépendance. Une attitude confiante et "cool" à la fois de lâcher-prise et de "je-m’en-foutisme". Et advienne que pourra ! Enfin, au spirituel : cette personne a une dévotion particulière pour la Vierge ; sa fille, pour la soutenir dans cette épreuve, lui offrit une icône connue pour accomplir des miracles et notamment des guérisons (Marie Porte du ciel). Et voilà en quoi le PaRDèS s’avère un excellent révélateur, non seulement de l’événement analysé mais aussi de ceux qui l’analysent, mettant en lumière le niveau privilégié, voire unique, où ils évoluent. Ainsi, l’amie branchée bio et orthorexique n’y voit que l’action nutritionnelle ; la copine psy, l’attitude de lâcher-prise et le deuil maternel, tandis qu’une vieille amie de cette dame, très pieuse, y reconnaît tout naturellement l’intervention de la Vierge Marie. * 18 E. BOURASSIN, Les Chevaliers, Paris 1995. 8 Terminons sur la beauté d’une célèbre fresque égyptienne vue selon le PaRDèS. Tous les livres d’art reprennent ces chasses au canard dans les fourrés de papyrus : tombes de Memna 19, de Nakht 20 ou fresque volée à une tombe désormais perdue 21. Toutes trois datent du Nouvel Empire mais l’analyse pourrait se faire de même avec des bas-reliefs des mastabas de l’Ancien Empire 22. De mauvais guides y voient une scène familiale et quotidienne (niveau littéral), vision irréaliste ne résistant pas à l’examen : embarcation trop frêle pour supporter le poids de trois personnes et surtout pour résister aux assauts meurtriers des crocodiles et hippopotames -même si les Egyptiens avaient une conception bien à eux de la perspective. Les personnages ont revêtu leurs plus beaux atours, bijoux, robes de lin fin et surtout, pour l’homme, le grand collier floral ousekh réservé aux fêtes religieuses et aux funérailles. Il s’agit donc d’une scène idéalisée, d’une vie rêvée dans le Champ des Roseaux, l’au-delà égyptien, le sheret iarou, ces Champs d’Ialou hellénisés en Champs-Elysées (second niveau). Regardons de plus près cette jeune femme qui veille sur son époux telle Isis sur Osiris : parée de sa plus belle robe, bracelets et boucles d’oreilles, d’une lourde perruque au bandeau floral, ornée de lotus et surmontée d’un cône de parfum, elle tient un bouquet de lotus bleus d’une main, parfois des fruits de la mandragore (tous deux psychotropes et aphrodisiaques), de l’autre (malheureusement mutilés sur le fragment du British Museum), des instruments de musique, un sistre cintré et les boucles d’un collier ménat, attributs d’Hathor, déesse de la féminité et de l’amour, mais aussi de la mort et de ses renouvellements. Tout en elle évoque "la Grande de Magie", l’Ouret Hékaou qui, par son action thaumaturgique, va revitaliser le mort, éveiller ses ardeurs génésiques et lui permettre ainsi de passer de l’état d’Osiris à celui solaire de Rê. Nous savons par la littérature populaire que cette grande perruque était objet érotique 23. Erotisation rituelle de cette scène avec la jeune servante nue - jamais un serviteur - d’autant que "aller à la chasse au canard" était un euphémisme pour, comme le disaient joliment les Egyptiens, "se faire un jour heureux", le sexe féminin étant toujours désigné par un petit animal à plumes ou à poil (au Moyen-Age, c’était le conil ou conin, le lapin). Ce qui nous amène au quatrième niveau de lecture, le plus subtil. L’Osiris Untel "solarisé" s’identifie maintenant au dieu Rê dans la barque solaire, flottant sur l’Océan primordial de la création, le Noun, car ici tout est solaire : les lotus symboles de renaissance ; l’oie familière animal d’AmonRê ; le héron cendré (ardea cinerea) est l’oiseau boïnou, l’âme de Rê qui se posa sur le premier tertre émergé de l’Océan primordial en Héliopolis, le benben, et dont les Grecs firent le phénix (figure 4). Pas de héron chez Memna mais, grimpant dans un fourré de papyrus, un ichneumon, petite mangouste d’Egypte, hypostase d’Atoum-Rê (soleil descendant), Atoum dont Hathor est la parèdre (figure 1, détail). Mais le plus solaire de ces animaux est ici "le grand Chat qui réside à Héliopolis". Dans la théologie héliopolitainne, il ne s’agissait pas d’un chat domestique (miéou) qui n’apparaît qu’à la XIe dynastie, mais un antique chat sauvage dont l’hostilité aux serpents, comme la mangouste, en fit un animal sacré lié à Rê. « Je suis ce chat de qui se fendit l’arbre-ished (perséa = Nout) à Héliopolis, cette nuit où sont anéantis les ennemis du Seigneur de l’Univers. Qui est-ce ? Ce chat, c’est l’enfant Rê lui-même. » Nous avons là l'illustration du § 17 du Livre des Morts où l'on voit le Grand Chat couper la tête du serpent Apopis (figures 2 et 4). Héritiers des grands pythons (jusqu’à sept mètres !) qui hantaient encore les rives du Nil à l'époque prédynastique, le "Serpent immense" incarne les forces du chaos qui menacent la stabilité du monde et tout ce qui s'oppose à l'ordre divin. Chaque matin et chaque soir, la barque solaire est menacée par l'entropie symbolisée ici par les fourrés de papyrus et les canards sauvages qui incarnent les puissances hostiles. Crocodiles et hippopotames, animaux séthiens peuplant l'océan primordial, y remplacent Apopis. 19 Thèbes Ouest, Cheikh Abd-el-Gournah n°69. Idem n°52. 21 British Museum. 22 Ti, Mérérouka. 23 Cf. le Conte des deux frères. 20 9 Le marécage, milieu luxuriant et imaginaire, est l'image de ce chaos primordial auquel Rê, présent ici sous divers aspects, doit mettre bon ordre. Chez Toutankhamon, ces mêmes thèmes absents des parois de sa tombe, se retrouvent sur les chapelles et coffrets de bois ou d'ivoire : chat (deuxième chapelle), chasse au canard, thèmes érotiques rituels nécessaires à la renaissance du mort. A la fois solaires et funéraires, les deux poissons - toujours deux - (chez Menna ou Nakht, absents sur fresque du British Museum) que le défunt harponne : il s'agit des poissons abdjou et inet (voir figure 1, détail). Le premier, le poisson abdjou (latès ou perche du Nil) évoque par jeu de mots la ville d'Abydos ; c'est Osiris noyé et la première métamorphose du mort dans l'au-delà. Le second, le poisson inet (chromis ou tilapia nilotica, boulti en arabe) est un symbole de renaissance solaire car, pendant leur incubation, il garde ses œufs dans sa bouche, et après éclosion, les alevins reviennent s'y abriter en cas de danger. Il existait des sortes de hochet en forme de tilapia, tous les objets faisant un bruit de crécelle lorsqu’on les agite étant dédiés à Hathor (sistre, collier ménat). Il est l'ultime métamorphose du mort avant de renaître tel Rê. Le mort se rend ainsi maître de ses première et dernière transformations, représentant la totalité du cycle Osiris-Rê, les poissons étant toujours symboles de résurrection (symbolique reprise par les premiers Chrétiens). Dans la théologie solaire, abdjou et inet servent de poissons pilotes à la barque de Rê et signalent l'approche menaçante du serpent Apopis. Bien sûr, d’autres exemples en d’autres époques et cultures auraient pu être choisis. Ce qui compte est d’adapter et adopter cette méthode à ses propres recherches et événements. Au lecteur de jouer, et si cette quadruple lecture lui semble fastidieuse, qu’il pense au célèbre kabbaliste espagnol Aboulafia (1240-1291 ?) qui lui en voyaient six ! (Texte "amélioré" d’une conférence donnée en Loge blanche le 20 avril 2004) 10 Figure 1 Tombe de Memna Ci-dessous, détails : le chat et l’ichneumon ; les deux poissons abdjou et inet 11 Figure 2 Tombe de Thoutmosis III Figure 3 Tombe d'Inherkhaou Figure 4 Tombe d'Inherkhaou 12 Figure 5, Tombe inconnue (British Museum) Figure 6, Tombe de Nakht 13