L`Aurore
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L’Aurore Un film de Friedrich Wilhelm Murnau Lycéens au cinéma 2004-2005 Sommaire AVANT-PROPOS Le crépuscule d’un art 3 LA FABRIQUE DU FILM Une production de prestige 4 AU FIL DU RÉCIT Un conte de la lune vague 6 LA MISE EN SCÈNE Formes du mouvant Forces intrusives Les décors 8 MUSIQUE La version Riesenfeld 11 PISTES DE RÉFLEXION La loi des genres La part du sexe 16 AUTOUR DU FILM 18 « J’imagine donc je suis », une rencontre avec Jean Douchet DOCUMENT 19 L’émigration européenne à Hollywood À lire - À voir CHEMINS DE TRAVERSE 12 Figures libres Images mentales et projections imaginaires Sourires d’une nuit d’été Les dossiers pédagogiques et les fiches élèves de l’opération Lycéens au cinéma en région Rhône-Alpes sont édités par l’AcrirA et l’Université Lumière-Lyon 2 avec le soutien de la Région Rhône-Alpes. Rédacteur en chef : Jacques Gerstenkorn, professeur en études cinématographiques à l’Université Lumière-Lyon 2. Dossier L’Aurore©AcrirA Auteurs : Jacques Gerstenkorn, avec le concours de Jean-Pierre Berthomé et Philippe Roger. Maquette : Buenavista Iconographie : Photogrammes réalisés par Jacques Petat, Films de l’Estran, avec l’aimable autorisation de Connaissance du Cinéma. Remerciements à Jean-Pierre Berthomé, Jean Douchet et Marc Vernet. AcrirA Association des cinémas de recherche indépendants de la région alpine 159, cours Berriat - 38000 Grenoble Téléphone : 04 72 61 17 65 – Télécopie : 04 76 21 06 54 Mèl : [email protected] Coordination des dossiers : Christine Desrumeaux-Thirion (AcrirA), Région Rhône-Alpes - Direction de la Culture, du Sport et de la Solidarité, Direction de la Communication Avec le concours des Rectorats de Lyon et de Grenoble, de la DRAF Rhône-Alpes, de l’Institut Lumière, de Rhône-Alpes Cinéma et des salles de cinéma. Retrouvez ce livret en téléchargement sur le site Internet de la Région Rhône-Alpes, www.cr-rhone-alpes.fr rubrique Espace jeunes/lycéens et apprentis/découverte culturelle/lycéens au cinéma, ainsi que des informations sur le dispositif et les films de la sélection régionale de cette année (l’ensemble des fiches sont consultables et téléchar geables). Générique L’Aurore Titre original : Sunrise Sous-titre : A Song of Two Humans États-Unis, 1927 Réalisation : Friedrich Wilhelm Murnau Assistant à la mise en scène : Hermann Bing Scénario et découpage : Carl Mayer, d’après le roman Die Reise nach Tilsit (Le Voyage à Tilsit) de Hermann Sudermann Cartons et sous-titres : H. H. Caldwell et Katherine Hilliker Direction artistique : Rochus Gliese Assistant décors et accessoires : Alfred Metscher Effets spéciaux : Frank Williams Caméra : Charles Rosher et Karl Struss Assistant caméra : Edgar G. Ulmer Musique : Hugo Riesenfeld Production : Fox Film Corporation Durée : 90 mn environ Format : 1,33 Procédé : Noir et blanc, muet Première présentation : 23 septembre 1927 Oscar du meilleur film sur le plan de l’innovation artistique et Oscar de la meilleure photographie en 1927-1928 (première remise des Oscars) Interprétation : George O’Brien (l’homme, Ansass), Janet Gaynor (l’épouse, Indre), Margaret Livingston (la femme de la ville), Bodil Rosing (la servante), J. Farell Macdonald (le photographe), Ralph Sipperly (le barbier), Jane Winton (la manucure) Arthur Houseman (le monsieur indiscret), Eddie Boland (le monsieur prévenant), Barry Norton (le danseur), Sidney Bracey (le directeur de la salle de danse), Gino Corrado (le directeur du salon de coiffure), Sally Eilers (la femme dans la salle de danse) Gibson Gowland (le conducteur en colère), Phillips Smalley (le coiffeur), Friedrich Wilhelm Murnau (le vacancier sur le bateau). Synopsis Venue passer ses vacances d’été dans un village situé au bord d’un lac, une jeune femme déterminée y séduit un homme marié. Elle souhaite l’emmener à la ville et l’incite, dans cette perspective, à noyer sa femme. Follement épris de la vamp, le paysan invite son épouse à se promener en barque. Au milieu du lac, l’homme est sur le point de passer à l’acte, mais il renonce soudainement à son projet criminel. Sur le chemin du retour, juste après avoir accosté, la femme s’enfuit à toutes jambes et saute dans un tramway ; l’homme la suit et monte derrière elle. Le tramway les dépose en pleine ville. Le couple se pose dans un café puis se retrouve (au sens fort) dans un temple où l’on célèbre un mariage. Ils vont ensuite dans un salon de coiffure, puis chez un photographe ; enfin ils partent s’amuser au Luna Park. Le voyage de retour est éprouvant : le vent s’est levé et l’équipée tourne au cauchemar. Prise dans la tempête, la barque chavire. L’homme parvient à regagner le village, mais sa femme a disparu. À la lueur des lanternes, les villageois partent à sa recherche et la retrouvent vivante. Pendant ce temps, son mari tente cette fois d’étrangler la jeune femme de la ville… Apprenant in extremis que sa femme est vivante, il desserre l’étau et court embrasser sa femme. La vamp quitte précipitamment le village. L’aurore se lève. AVANT-PROPOS Le crépuscule d’un art Le prélude de L’Aurore, intitulé « Summertime, vacation time », est-il aussi anodin qu’on pourrait le croire au premier regard ? En quelques plans de trains et de bateaux, au demeurant tous superbement composés, les vacanciers rejoignent leur site de villégiature. Or toute la dramaturgie du film s’inscrit précisément dans un mouvement d’aller-retour entre une campagne qui ressemble fort à un paysage germanique et une cité moderne qui pourrait bien être américaine... De sorte que la trame narrative ne serait pas sans lien avec l’histoire même du film : la traversée du lac peut être lue comme la métaphore de la traversée de l’Atlantique… De sa Westphalie natale à la Californie des studios, l’itinéraire de Murnau fait le pont entre deux univers culturels profondément différents ; le cinéaste allemand, en cédant aux sirènes hollywoodiennes, fait l’expérience d’une capitale du cinéma qui, à bien des égards, n’est rien d’autre qu’un gigantesque parc d’attractions ! Pour autant, Murnau n’a pas vendu son âme au diable. L’exceptionnelle réussite artistique du film, saluée à chaque époque par une critique unanime, tient avant tout à la rencontre entre un grand artiste européen et le système hollywoodien. Imaginons par exemple un instant ce que ferait Godard si un studio hollywoodien lui donnait aujourd’hui carte blanche… En invitant Murnau avec tous les fastes dus, selon les propres termes de William Fox, à « un génie du cinéma », en lui accordant un budget princier et en fermant les yeux sur quelques somptueux dépassements, la Fox Film Corporation, qui n’était alors qu’une compagnie de taille moyenne, misait sciemment la carte de l’art et du talent pour jouer dans la cour des « Majors » et se hisser au sommet de l’usine à rêves. Lors de la première remise des Oscars, l’Oscar obtenu par L’Aurore pour « la qualité de l’innovation artistique » rime avec celui que la Warner remporte pour ses recherches ouvrant la voie au film chanté et parlé ; comme deux tramways qui se croisent en sens inverse, à un moment crucial de l’histoire du cinéma. Car à l’automne 1927, alors même que Murnau porte à son plus haut degré de perfection l’art du muet qui jette ses derniers feux, l’aurore du parlant se lève… sur Le Chanteur de jazz. Mais ceci est une autre histoire ! Jacques Gerstenkorn LA FABRIQUE DU FILM Une production de prestige LE CINÉASTE Né en Westphalie en 1888, d’une famille d’origine suédoise, Friedrich Wilhelm Plumpe (plus connu sous le pseudonyme de Murnau…) fut d’abord remarqué par le grand metteur en scène de théâtre allemand Max Reinhardt. Après la guerre de 14-18, il se lance dans le cinéma et devient l’ami d’Érich Pommer, patron de la principale société de production allemande, la UFA. Au cours de cette période allemande prolifique, il tourne notamment Nosferatu le vampire (en 1922), puis Le Dernier des hommes (en 1924), Tartuffe (en 1925) et Faust (en 1926). Jouissant d’une réputation immense aux États-Unis depuis le succès critique du Dernier des hommes (qui fut cependant un échec commercial), Murnau est invité par William Fox aux États-Unis. Il commence alors avec L’Aurore une aventure hollywoodienne, qu’il poursuivra notamment en signant un autre film magnifique, City Girl (en 1929). Las des compromis imposés par les studios, il part avec le cinéaste Robert Flaherty dans les mers du Sud pour y tourner Tabou. De retour aux États-Unis, il trouve la mort en 1931 dans un accident de voiture… L’ÉQUIPE TECHNIQUE Selon Jacques Lourcelles, « le film est beaucoup plus allemand qu’américain (ce qui prouve entre autres la liberté dont a pu disposer le cinéaste) mais est également très différent des œuvres tournées par Murnau en Allemagne » (Dictionnaire du cinéma, p. 89). Le scénario, librement adapté d’une nouvelle de Hermann Sudermann, est signé Carl Mayer, personnalité essentielle du cinéma allemand de l’entre-deux-guerres. Si les chefs opérateurs Charles Rosher et Karl Struss sont américains (ils furent récompensés de leur travail par un Oscar), le décorateur Rochus Gliese est un proche collaborateur de Murnau. GROS PLAN SUR… ROCHUS GLIESE Au moment de L’Aurore, Gliese (1891-1978) est à peine âgé de trente-cinq ans, mais il a déjà derrière lui une longue carrière. D’abord au théâtre, où il s’est fait reconnaître dès sa sortie des Beaux-Arts de Berlin en 1911, puis au cinéma où il a débuté en 1914 avec Le Golem de Paul Wegener, à un moment où la cinématographie allemande balbutiait encore, cinq ans avant le coup d’éclat du Cabinet du docteur Caligari. Suivent plusieurs dizaines de films pour lesquels il est aussi bien, selon les cas, décorateur que réalisateur ou comédien, mais dont aucun, pour ce que nous en savons, ne participe significativement aux tentatives pour porter les thèses expressionnistes à l’écran. Sans doute Gliese a-t-il voulu lui aussi, comme Murnau, Lubitsch et tant d’autres, tenter sa chance aux États-Unis où les cinéastes allemands étaient alors en grande demande. Son expérience y sera pourtant de courte durée et il rentrera bientôt en Allemagne, après un seul autre film en 1927, pour y poursuivre une carrière assez obscure. LA FABRIQUE DU FILM Une production de prestige LE TOURNAGE L’un des charmes de L’Aurore tient à la parfaite symbiose entre les paysages et les décors : « studios et nature s’harmonisent, se complètent », note Lotte Eisner dans son ouvrage sur Murnau. C’est au bord du lac Arrowhead, dans les montagnes proches d’Hollywood, que fut construit le village du fermier, tandis qu’on utilisa les terrains vagues de Fox Hills pour les décors de la gran de ville. Lotte Eisner a recueilli auprès du cameraman Charles Rosher quelques précisions techniques étonnantes : « J’ai travaillé, lui confie Rosher, avec un objectif grand foyer de 35 à 55 mm pour les scènes du grand café. Tous ces décors avaient un plancher qui montait en pente douce vers le fond, les plafonds furent construits avec des perspectives faussées : les globes des lustres étaient plus grands au premier plan que ceux de l’arrière-plan. Nous avions même placé des nains et des naines sur les terrasses. Tout cela donnait, naturellement, une impression étonnante de profondeur. » Pour obtenir la démarche lourde et lente de George O’Brien (ce qui donne au personnage un côté King-Kong), Murnau fit mettre 20 livres de plomb dans les souliers de l’acteur ! Pour la Fox, la production de L’Aurore est une affaire de prestige. Une anecdote de tournage rapportée par Rosher donne une idée des moyens obtenus par Murnau. Tout au début du film, on transporta un grand arbre pour le dresser, à l’aide d’une grue, sur le débarcadère. En chemin, il avait perdu toutes ses feuilles. Trois cents Mexicains s’appliquèrent à coller des feuilles artificielles, mais au moment de tourner, les feuilles artificielles avaient séché. Murnau fit décoller les feuilles, rappeler les Mexicains et recoller une à une sur l’arbre des feuilles moins sensibles au soleil. Au total, cela fit perdre quinze jours (où il fallut payer tous les figurants) et engendra des coûts exorbitants. Ajoutons qu’il n’est pas évident, même en s’arrêtant sur les différents plans du débarcadère, de retrouver précisément cet arbre sur l’écran… L’important n’est d’ailleurs pas ici l’authenticité factuelle de l’anecdote, mais bien plutôt le fait que le tournage de L’Aurore, suivi avec intérêt par la presse professionnelle de l’époque, entra d’emblée dans la légende de ces grands « caprices d’auteur » qui firent dans ces mêmes années, par exemple, la réputation d’un Erich von Stroheim. AU FIL DU RÉCIT Un conte de la lune vague DÉCOUPAGE SÉQUENTIEL Parce qu’il procède de part en part (chose malheureusement trop rare dans l’édition DVD) à un découpage qui tend à faire correspondre chaque chapitre à une séquence, unité qui convient par excellence à l’analyse du film en classe, nous avons repris ici les chapitres du DVD édité par Carlotta films. — édition qui comprend en outre un outil précieux pour l’étude du film en classe : le découpage proposé par L’Avant-Scène du cinéma (n°148, 1974). Pour chacune des séquences, nous reprenons le titre du chapitre tel qu’il figure dans le menu du DVD, puis nous indiquons le temps écoulé au point de départ du segment, ainsi que sa durée d’ensemble. Titre du chapitre Début de séquence Durée Générique 00.00.00 2'20" L’été 00.02.20 1'44" La Dame de la ville 00.04.04 1'58" Le mari infidèle 00.06.02 6'24" Viens à la ville 00.12.26 3'51" Doute et désir 00.16.17 5'25" Une balade au fil de l’eau 00.21.42 5'49" La terrible vérité 00.27.31 3'59" La ville 00.31.29 3'19" Un cœur brisé 00.34.48 4'22" Le pardon 00.39.10 5'08" Le salon de coiffure 00.44.18 7'11" Le studio du photographe 00.51.29 5'25" La fête foraine 00.56.54 3'04" La fuite du cochon 00.59.58 3'18" La danse paysanne 01.03.16 2'51" Fin de la lune de miel 01.06.07 2'55" Au clair de lune 01.09.02 2'40" La tempête 01.11.42 4'05" Perdue 01.15.47 2'57" À la recherche de… 01.18.44 4'10" Un homme seul 01.22.54 1'56" Sauvée 01.24.50 4'17" L’Aurore 01.29.07 1'21" AU FIL DU RÉCIT Un conte de la lune vague STRUCTURE NARRATIVE Établir le « déroulé séquentiel », pour reprendre l’expression consacrée par l’usage, n’est pas une fin en soi, mais un préalable soit à l’étude d’une séquence, soit à une réflexion plus fouillée sur le mouvement d’ensemble : le découpage du récit ne saurait se substituer à l’analyse de sa composition. S’agissant de L’Aurore, il faut relever l’admirable construction en chiasme, tant du point de vue temporel (nuit/jour/nuit) que du point de vue spatial (village/ville/village) ou dramaturgique (tragique/détente/tra gique). Le couple d’époux accomplit un aller-retour dont le point de rebroussement (le pardon consécutif à la scène du mariage) se situe très précisément au milieu du film. Grâce à cette composition en miroir, Murnau met en place une poétique de correspondances entre les deux grandes parties du récit, avec des jeux d’échos entre scènes et motifs qui tissent des rimes imaginaires (comme les plans de l’arrivée et du départ en tramway), reprises d’images qui constituent une invitation sans cesse renouvelée à une approche non linéaire du film. Dans cette perspective, on mettra par exemple en parallèle les deux scènes de lac : la première fois, le mari embarque sa femme pour la tuer avant d’y renoncer dans un sursaut de conscience coupable et de pitié ; la deuxième fois, le couple d’époux rentre de la ville en barque et essuie une violente tempête durant laquelle la femme échappe de peu à la noyade. Ces deux scènes sont parfaitement symétriques et inversées. L’une se déroule le jour, l’autre la nuit. Dans la première, la nature est calme et l’homme est en crise ; dans la seconde, la violence est le fait des éléments, tandis que les époux sont unis… Tout se passe comme si le retournement de situation visait à infliger au mari une punition divine, celle d’une loi du talion particulièrement éprouvante. On remarquera au passage que la brassée de roseaux, initialement destinée à soutenir Ansass après le meurtre pour lui permettre de regagner la rive, devient la bouée à laquelle Indre doit son salut dans la tempête ! LA MISE EN SCÈNE Formes du mouvant Le génie de Murnau tiendrait-il d’abord à sa musicalité, sensible dans la plasticité de sa rythmique ? L’émouvant naît ici du mouvant, d’un mouvement si étranger au naturalisme qu’il devient fantastique. « Je parle plus à un acteur de ce qu’il devrait penser que de ce qu’il devrait faire ». Est-ce pour cette raison que les déplacements de ses personnages semblent perçus de l’intérieur ? Un geste suffit à ouvrir un abîme ; comme la musique, concrète et abstraite, le cinéma de Murnau tient de la sensation opaque et du sentiment limpide ; émotion physique et idée métaphysique deviennent si vives qu’elle touchent à l’absolu et du coup se confondent : idée de l’émotion, émotion de l’idée. Ce qui est vrai du comédien l’est aussi de la caméra qui, selon Murnau, parfois « doit tournoyer, et épier, et bouger d’un endroit à l’autre aussi vivement que la pensée ellemême, quand il est nécessaire d’exagérer pour le spectateur l’idée de l’émotion qui domine à ce moment-là ». Pour lui, ces angles de prises de vues, qu’il nomme angles dramatiques, aident à filmer la pensée. L’Aurore, ce « chant de deux êtres », est l’histoire du mouvement d’une pensée. Mouvement cinématographique du regard. Externe, le travelling peut être réel (l’avancée serpentine dans le marais adultérin, la pénétration aspirante dans le parc d’attractions) ou imaginaire (le spectacle de la transparence pour le faux couple qui se transporte en pensée dans la cité séductrice, la traversée de la transparence pour le vrai couple qui oublie la ville en marchant dans la rue). La surimpression se fait mouvement interne, en une berceuse inquiétante (l’homme sur le lit se dissout lentement dans l’eau du lac) ou rassurante (le couple pris par l’ivresse gagne les régions éthérées des anges musiciens). Dans tous les cas, le mouvement chez Murnau est indice de fatalité ; le défilement de la pellicule se fait destin. Mouvement musical des êtres. Telles des notes, les acteurs jouent sur une portée invisible. Une pulsation interne à la mesure du plan alterne ralentis et accélérés, avec un avantage du dactyle sur l’iambe : la figure lent/vif l’emporte sur celle du vif/lent. Du second cas, la belle entrée de l’épouse portant la soupière, suivie de son accablement lorsqu’elle mesure sa solitude au départ de l’homme. Et le mari qui accourt au chevet de la miraculée. Le cinéaste a un net penchant pour la rythmique inverse, du mouvement brusque qui naît du presque immobile : son côté Genèse. L’homme se réveille et pense soudain au fagot de roseaux. La tentative de meurtre passe par la plus extrême lenteur, avant de se dissiper dans le retour précipité de la barque au rivage. La femme prend doucement la tranche de gâteau avant de s’effondrer. L’homme sort lentement son couteau avant de trancher vivement l’œillet du séducteur. Figée dans la scrutation de la panique ambiante, la séductrice se dénude d’un coup pour passer sa robe. Soutenu pour tenir debout, l’homme fait face à la nourrice, qui se précipite sur lui. Il entre comme un automate sans ressort dans la chambre conjugale, avant de tomber d’une masse sur le lit vide. Combinant tous les rythmes possibles, le plan le plus prodigieux est celui de la confrontation finale du couple illégitime : il sort avec lenteur quand elle se précipite à sa rencontre ; suit un face à face immobile ; elle réalise la rage rentrée de son ancien amant et détale, poursuivie par l’homme fou de douleur et désormais ivre de meurtre. Mouvement fantastique des choses, perceptible dans ce même plan décisif. Comment se fait-il que la porte s’ouvre toute seule ? L’homme n’a pas atteint la lourde porte de bois qui s’est écartée par enchantement, comme les branchages des marais. Le même homme passant sa veste ne touche pas la porte du placard qui se referme pourtant, puis s’ouvre à nouveau alors qu’il l’effleure à peine. Autant de signes irrationnels que Murnau dispose à dessein dans la tapisserie de son film. Sa vision de poète transcende les éléments et les règnes : le minéral se fait animal, quand le corps du naufragé naît de la roche battue par la vague. Fidélité féminine et inconstance masculine, chien et petit cochon sont de pures trajectoires d’énergies humaines. Philippe Roger Les citations de Murnau sont extraites de son article « Les Films du futur », publié en septembre 1928 dans Mc Call’s Magazine et traduit dans le n° 472 de Positif en juin 2000. LA MISE EN SCÈNE Forces intrusives Si, pour la dimension temporelle du cinéma, Murnau se donne la musique comme modèle, son imaginaire spatial est résolument d’ordre pictural. Il conçoit l’espace comme une surface à composer, et surtout cadrer. Dès lors, les bords de l’image deviennent zone sensible, d’où l’étrangeté des entrées et sorties de plan : tout se passe comme si rien n’existait en dehors du rectangle de l’écran. Un rien aux aguets : l’être de l’image est assiégé par le néant du hors cadre. L’intensité de la mise en scène passe par la croyance que le visible est cerné d’invisible. La mort pèse sur et dans l’image vivante, car la menace d’irruption est double, externe et interne : les forces intrusives peuvent faire céder le cadre ou venir fissurer la toile même du tableau. L’implosion virtuelle d’une antimatière ronge la matière. En réaction, la logique de la mise en scène sera expansive, de possession spatiale, sachant que rien n’est acquis puisque la dépossession guette. Ce cinéma offre le spectacle de la vie le plus poignant qui soit, tant on le sait en sursis d’une mort en marche. Ce sentiment de fatalité se teinte de fantastique dans les franchissements de cadre. L’un des plus saisissants est le lent retour de la barque au ponton. En haut droit du cadre apparaîssent le reflet du mât replié, puis l’ombre triangulaire de l’embarcation festonnée du battement d’ailes des rames, enfin dans son glissement la barque elle-même ; cette descente implacable dans l’image dit le reflux des forces de vie, au profit du meurtre ourdi par la citadine. Depuis l’infiltration discrète jusqu’à la commotion brutale, Murnau déploie la gamme de l’envahissement. Exemplaire est la séquence du lac nocturne. Derrière le couple encore grisé passe à l’arrière-plan un bac où l’on danse autour d’un feu de joie. Ce plan est pressentiment de catastrophe, de par l’entrée et sortie de champ du bac illuminé. Cette double traversée latérale des limites du cadre est montrée comme un tabou transgressé. Funeste sera de même l’entrée et la sortie diagonale du corps flottant de la femme, présage de noyade. La menace n’est pas toujours sourde : l’espace est violé par l’éclair qui tombe sur la ville, puis semble s’abattre en diagonale inversée sur l’épouse endormie dans la barque. Fantomatique, la force intrusive est tantôt une ombre sombre, tantôt une trace blême. Positif et négatif se répondent aussi sur le plan du sens, comme le prouvent les intrusions internes, les plus complexes. Il y a d’abord celles qui déboulent bord cadre en profondeur de champ, comme les deux animaux lancés dans leur course : le chien vers la droite, le petit cochon vers la gauche : forces de vie encore, mais déjà porteuses de désordre. Puis celles qui partent du cœur de l’écran, surgissant d’un cadre obscur interne, tel le couple sortant de l’allée pour gagner l’église : sa venue à la lumière est exorcisme, donc marque de faille intérieure. Et que penser des deux intrusions internes blanchâtres, du cochon couvert d’une serviette et du feu d’artifice au jaillissement imprévu, sinon que leur aspect festif est miné d’inquiète étrangeté ? Le summum de la déchirure spatiale est atteint dans la mise en scène des éclairs de la tempête. À l’exception des deux lointains sur le village, les éclairs sont tous précédés de plans quasi subliminaux, le temps d’un à trois photogrammes en crescendo. Le premier éclair est précédé d’une unique image blanche, les trois suivants de deux aussi immaculées, et le dernier, le plus violent puisqu’il mène au chavirement de la barque, est dopé par trois images blanches : autant de pré-échos infernaux décuplant la force de ces éclairs mortels. Ces micro-plans abstraits sont signes d’apocalypse. Ils réunissent les maléfices des puissances intrusives externes et internes, sous forme de la toile blanche de la projection cinématographique. Philippe Roger LA MISE EN SCÈNE Les décors On mesure l’importance qu’accordait Murnau à la conception des décors de ses films lorsqu’on réalise que, pour ses deux premières réalisations américaines, il tient à faire appel à des décorateurs allemands qui lui sont familiers. Pour Les Quatre Diables (1928), il s’adressera à Robert Herlth et à Walter Röhrig, qui ont dessiné les décors de ses trois derniers films allemands, pour concevoir des décors exécutés ensuite par une équipe américaine. L’année précédente, il avait carrément importé avec lui aux États-Unis Rochus Gliese, un décorateur qui avait déjà collaboré à trois de ses films allemands, en 1922 et 1923. La Fox Company de la fin des années vingt est particulièrement encline à célébrer les valeurs et le pittoresque de la vieille Europe (deux films majeurs de Frank Borzage, L’Heure suprême et L’Ange de la rue, offriront bientôt autant d’évocations magistrales de Paris et de Naples). La compagnie ne dispose encore que d’installations réduites au cœur d’Hollywood. Ses dirigeants ont fait de la première réalisation de Murnau pour Fox une telle affaire de prestige qu’ils n’hésitent guère à autoriser la construction par Gliese de l’imposant décor urbain nécessité par le film à Fox Hills et celle d’un village au bord du lac Arrowhead, dans une zone boisée montagneuse située à cent cinquante kilomètres à l’est d’Hollywood. Le studio va bientôt s’installer sur plusieurs dizaines d’hecta res, L’Aurore partage son action entre deux pôles opposés en tous points : le monde d’une micro-société aux valeurs élémentaires et celui de la ville. Le premier incarne moins les valeurs sociales qui lui sont traditionnellement associées qu’une sorte de socialisation minimale caractérisée par le repli sur soi et l’économie des échanges avec l’extérieur. La ville, au contraire, s’impose immédiatement comme le lieu d’un échange généralisé d’informations et d’émotions, qui impose une forme de promiscuité. La structure spatiale du premier pôle est sans équivoque : il s’agit d’un village essentiellement étranger au paysage qui l’entoure comme aux plaisanciers qui l’envahissent sans s’y attarder. Un étrange agglomérat de chaumières aussi immenses que hautes, aux toits de chaume ou de roseaux improbablement pentus qui évoquent presque le ghetto du Golem (1920) de Wegener et Boese. On ne les distingue guère, à dire le vrai, et les rares visions d’ensemble que nous avons du village à l’ombre de son clocher, toutes réalisées grâce à des maquettes miniatures, n’autorisent certainement pas à parler, comme on l’a fait parfois, d’influences expressionnistes. Ce qui est certain, en revanche, est que son architecture primitive évoque bien plus l’Europe centrale que l’Amérique. Mais, nous a dit le premier carton, notre histoire sera de partout et de nulle part. L’ameublement des maisons est minimal et rustique, leur sol de terre battue, l’éclairage chichement assuré par des chandelles ou par des lampes à huile. Si le village se présente comme un labyrinthe obscur, la ville, elle, se déploie au contraire largement devant les regards. Elle est organisée autour d’une place extraordinairement spacieuse qui accueille le tramway et semble distribuer à partir de là toutes les fonctions urbaines : le café, l’église, le salon de coiffure, le studio du photographe, le Luna Park et son restaurant dancing (les enseignes lumineuses y ajouteront les banques et les garages). L’opposition entre les espaces ne s’arrête pas là et elle est particulièrement marquée en trois autres aspects. Le gigantisme des espaces collectifs (café, salon de coiffure, restaurant) oblige l’individu à se confondre dans la foule, l’omniprésence des lumières électriques (l’électricité industrielle est une des conquêtes du début du XXe siècle), et celle surtout des cloisons vitrées (encore une des conquêtes récentes de l’architecture) ouvrent les espaces au regard et interdisent toute intimité. On remarquera, cependant, que l’enjeu n’est pas celui de l’anticipation. Là où un autre Allemand, Fritz Lang, s’inspire au même moment des gratte-ciel new-yorkais pour inventer le monde futuriste de Métropolis, Murnau imagine une ville plus sage, où aucun immeuble ne dépasse cinq étages et où le seul autre signe de modernité réside dans les emprunts discrets à l’architecture « Art déco ». Outre la débauche de lumière électrique et de verre, les plus manifestes signes de la modernité y sont en fait les moyens de locomotion mécaniques partout évidents : le tramway et les automobiles, et aussi le métro aérien dont les voies traversent le fond de la place. Reste encore un espace, suffisamment complexe et essentiel pour que Murnau et Gliese le fassent reconstituer en studio. C’est celui des marais où l’homme marche à la rencontre de la vamp. Un espace nocturne, noyé de brumes, semé d’obstacles. Un espace labyrinthique aussi, comme en témoigne l’étonnant trajet que doit accomplir, en un seul plan qui revient sur ses propres traces, l’homme pour atteindre son but. Un espace primitif. L’espace métaphorique des désirs informes qui ne savent plus reconnaître leur chemin ni la lumière. Jean-Pierre Berthomé Note : Un vieux mythe voudrait que Murnau et Gliese aient édifié pour le voyage en tramway tout un décor synthétisant l’évolution du paysage entre la campagne et la ville. Il n’en est rien, bien sûr, et on constate aisément que ce trajet est découpé en de nombreux plans où le décor extérieur est le plus souvent montré sur de simples écrans de transparence. MUSIQUE La version Riesenfeld Des deux musiques composées à l’origine pour L’Aurore, seule celle d’Hugo Riesenfeld est passée à la postérité, car elle fut de l’aventure de la postsynchronisation du film (avec adjonction de bruitages), inaugurant ce 23 septembre 1927 le procédé Movietone de la Fox. Jouée deux mois plus tard en présentation de gala, l’autre partition, due à Carol Einhorn (alias Carli Elinor) ne devait guère différer en ses principes de celle de Riesenfeld. Ces musiques procèdent de la même esthétique, celle des pionniers de la musique de film, Européens chevronnés qui savaient doser les emprunts explicites au grand répertoire classique, les arrangements plus ou moins libres et les compositions originales. Riesenfeld et Einhorn écrivirent pour des cinéastes de premier plan, les Griffith, De Mille, Chaplin et Borzage. Murnau approuva le travail de Riesenfeld, qui se chargea par la suite de la parti tion de Tabou (avant Tonnerre sur le Mexique, d’après Eisenstein). Cette partition de L’Aurore demeure l’une des plus belles du muet ; elle marqua le public — Hitchcock trouva même dans la scène du photographe le thème qui allait devenir sa signature : la Marche funèbre d’une marionnette de Gounod. Formé au conservatoire de Vienne, violoniste dans l’orchestre de l’opéra de cette ville, puis chef d’orchestre de cinéma aux États-Unis et compilateur renommé, Riesenfeld a un goût très prononcé pour les cordes (glissandos et trémolos compris), sans négliger pour autant les coloris de l’harmonie. Son sens de l’orchestration lui permet d’unifier un matériau composite, qui alterne description et expression ; en leitmotiv, une série de thèmes expressifs ponctuent un continuum descriptif. On dénombre les motifs de la frivolité, de la séduction, de l’obsession, de la mort, de la déploration, de la tendresse conjugale et de l’amour lyrique. Riesenfeld ne se contente pas de les exposer et les rappeler, il les nuance et parfois les combine (la scène des labours mêle une ligne mélodique détendue à un accompagnement tendu), voire les superpose, à la manière des bruits narratifs ; justifié à l’image, un jazz urbain nappe un instant le flux orchestral. Son travail est nourri du répertoire romantique européen, couvrant l’ensemble du XIXe siècle (de Franz Schubert à Richard Strauss). Les citations classiques sont nombreuses, longues et explicites, ou brèves et allusives. Riesenfeld ouvre et ferme presque le film par deux gestes musicaux forts, deux préludes empruntés aux plus célèbres des pianistes romantiques : Chopin et Liszt. Le poème symphonique de Franz Liszt Les Préludes sert d’introduction au film. En osmose avec le style du cinéaste, Riesenfeld prélève son début menaçant, tout en l’amputant quelque peu (la première phrase n’est entendue qu’une fois, tandis que Liszt la répète). Cette œuvre permet de se faire une idée de la direction orchestrale de Riesenfeld ; en comparant sa façon de diriger Liszt avec une version discographique contemporaine (Mengelberg en 1929, nettement plus rapide), on se rend compte du goût du Viennois pour les tempos amples. En symétrie à ce portique imposant, Riesenfeld orchestre en fin de course le deuxième des préludes de l’opus 28 de Frédéric Chopin, pour la longue scène suivant la tempête. Le passage du piano à l’orchestre confère à la recherche désespérée de l’épouse disparue une couleur fantomatique, celle-là même de l’imaginaire murnaldien. On ne s’étonne pas que Riesenfeld fasse référence à sa culture viennoise, d’ailleurs de façon quasi involontaire, tant les citations sont courtes ; en en modifiant le caractère, il associe à la chaussure de la séductrice, donc à sa marche, le motif du hautbois de l’« andante con molto » de la Neuvième symphonie de Schubert. Et l’on trouve un fragment de la valse Roses du Sud de Johann Strauss au parc d’attractions. Déjà signalée, la rare citation de Charles Gounod prouve l’étendue du répertoire de Riesenfeld. Le passage de Siegfried Idyll de Richard Wagner est plus attendu, sur l’épisode champêtre de l’épouse en fermière ; on lui préférera la danse paysanne, plus rude. Quant à la courte ponctuation ironique de Till Eulenspiegel, le poème symphonique de Richard Strauss, elle ne manque pas de surprendre : c’est une musique moderne pour Riesenfeld, qui a pu entendre sa création une trentaine d’années plus tôt. Philippe Roger CHEMINS DE TRAVERSE Figures libres Confrontés à l’analyse de film, les enseignants, en fonction de leur formation disciplinaire, ont souvent tendance à privilégier l’approche narrative (le film comme récit, la question du point de vue) ou bien encore, pour les plus avertis, la dimension langagière (les paramètres du plan et les mouvements d’appareil, la composition de l’image, la lumière et les ombres, le traitement du son, le jeu des acteurs, le style de montage, la mise en scène, les effets spéciaux, etc.). Depuis quelques années, les études cinématographiques ont développé une troisième voie, celle de l’analyse figurale, qui s’attache à repérer dans les plis du récit ou dans les choix formels des processus rhétoriques (métaphores, métonymies, contrastes…) essentiels à la production du sens. Comme c’est sans doute à ce niveau d’analyse que l’étude de L’Aurore se révèle la plus productive, le parti pris retenu pour ce « chemin de traverse » a consisté à choisir librement quelques-unes de ces figures pour les mettre en valeur, sans prétendre aucunement épuiser une richesse figurale qui constitue l’une des dimensions les plus accomplies de l’art de Murnau. LES NOTATIONS SONORES Dans les années vingt, les grands cinéastes ont souvent tenté de compenser l’impossibilité d’enregistrer directement le son en multipliant les notations visuelles susceptibles soit d’être bruitées dans la salle, soit de trouver un écho dans l’orchestre. En d’autres termes le cinéma n’était pas encore parlant mais il était déjà sonore. Dans L’Aurore, cette figuration du son à l’écran procure des trouvailles visuelles ou orchestrales qui peuvent aisément donner lieu, en situation pédagogique, à une traversée du film centrée sur l’observation de cette dimension paradoxale du muet. On prendra soin de distinguer les sons imaginaires des sons effective ment restitués à travers l’accompagnement musical, ou encore les touches sonores « d’ambiance » des sons ayant une véritable fonction dramatique ou comique, sans oublier la musique jouée à l’écran : ainsi du jazz-band, dans la séquence de l’évocation de la ville, avec ce raccord stupéfiant qui donne le sentiment, par la magie d’une surimpression, de voir la femme de la ville danser au clair de lune au son de cet orchestre imaginaire ! LES CARTONS Murnau a voulu donner à son récit une dimension universelle. À cet égard, le carton qui suit immédiatement le générique est explicite : « Ce chant de l’homme et de sa femme est de nulle part : vous pouvez l’entendre partout et en tout temps ». La désignation des personnages procède d’une périphrase (« la Femme de la ville », etc.), plutôt que de l’usage du nom ou du prénom : il s’agit de peindre des types plutôt que des individus et cela va bien entendu de pair avec l’ancrage du film dans une géographie mythologique (la campagne, un lac, la ville moderne) et dans une temporalité aux résonances symboliques (l’aurore…). La Métonymie généralisante accomplit un geste rhétorique dont l’emphase, synonyme d’ambition artistique, semble vouloir transférer in extremis outre-Atlantique, en cette toute fin du cinéma muet, les codes propres à l’expressionnisme allemand. Le traitement graphique des intertitres peut aussi faire l’objet de déformations ou d’animations, avec un souci marqué d’une figuration plastique, le plus souvent motivé par le contexte narratif. Parmi les plus belles trouvailles, citons seulement la réplique de la Femme de la ville : « Couldn’t she get… Drowned ? » (Est-ce qu’elle ne peut pas… se noyer ?), où l’on voit chaque lettre plonger, s’enfoncer et se dissoudre dans l’eau du lac… Le matériau graphique lui-même semble ainsi saisi par on ne sait quelle fièvre métaphorique ! LE CIRAGE DES CHAUSSURES Arrêtons-nous un instant sur la présentation de la Femme de la ville (repère DVD : chapitre 3, 00.04.42). Voici comment le script original de Carl Mayer décrit la scène du cirage des chaussures, qui correspond à trente secondes de projection : Une cuisine paysanne Un paysan âgé. / Une femme âgée. / C’est le souper. / Du lard et du pain. / Chiche. Silencieux. / Puis : / Dans l’embrasure de la porte qui s’ouvre : / La femme. / Dans un costume de ville, provoquant. / La cigarette à la bouche. / Elle entre ainsi en riant, nullement embarrassée, / Pose le pied sur un banc, / Pour qu’on le lui essuie, de toute évidence. / La paysanne se lève alors. / Avec répugnance. / Car, alors que le paysan continue de manger, sans mot dire, Plan rapproché : Elle essuie à contrecœur les chaussures de la femme avec un torchon. / Elle effleure d’un regard presque méprisant ses jambes et sa robe. / Pendant quelques secondes. / (L’Avant Scène du Cinéma, p. 20) La mise en scène de Murnau est fidèle au script. À un détail près, rajouté dans les dernières secondes du deuxième plan : la femme de la ville laisse échapper de sa bouche une bouffée de fumée pendant que la paysanne, à genoux et à ses pieds, dans la posture d’une esclave, s’active à lui cirer les chaussures ! Le sens de cette scène ne se réduit donc pas à la situation qui nous est présentée. Ce qui se trouve figuré de la sorte, c’est ce que Brecht appelait un « gestus social », autrement dit un geste emblématique de toute une situation sociale, où l’on peut lire ici l’expression ostentatoire d’un mépris de classe (il convient de noter l’inversion des signes opérée par Murnau — et qui accroît la charge d’humiliation — puisque dans le script, l’expression du mépris était lisible… dans le regard de la paysanne). LE « (RE)MARIAGE » PAR PROCURATION La séquence du mariage offre un exemple brillant de déplacement et de filage métaphorique. C’est d’abord une bien belle idée de scénario que de faire entrer le couple en crise dans un temple au moment précis où l’on y célèbre un mariage. Le découpage, focalisé sur le couple-spectateur plus que sur les mariés du jour, permet d’observer l’émotion éprouvée par Indre et Ansass dans un temple nimbé d’une lumière qu’on croirait tombée du ciel. Au spectacle de la célébration, le transfert fonctionne à plein : tout se passe comme si le site et les circonstances conféraient à la réconciliation du couple, marquée par une tendre étreinte, la force d’un remariage. Adoptant le point de vue des invités qui attendent la sortie des mariés à l’extérieur du temple, Murnau file le procès métaphorique et glisse un carton qui commente malicieusement la sortie d’Indre et Ansass : « Minuit… Comme la lune de miel. » Quelques instants plus tard, le couple tombe en arrêt devant la vitrine du photographe et contemple une photo de maria- ge… LE DERNIER PLAN Au cinéma, la charge allégorique d’une image est le fruit de tout un travail préparatoire, à la différence des allégories picturales qui ne peuvent pas s’appuyer sur un contexte narratif. Au dernier plan, les premiers feux du jour éclairent le titre du film d’une lueur toute symbolique. Cette « vision » n’est sans doute pas du meilleur goût iconographique (l’affiche originelle qui s’en inspire, reproduite p. 41 dans le livret de L’Avant-Scène, est même d’une laideur toute sulpicienne), mais au moins l’acte de foi dans le pouvoir spirituel du cinéma est clairement « affiché ». Éric Rohmer, fervent admirateur de Murnau, saura notamment s’en souvenir dans Le Rayon vert… CHEMINS DE TRAVERSE Images mentales et projections imaginaires Filmer le monde intérieur des personnages, leurs pensées, leurs émotions, leurs rêves, leurs fantasmes, leurs souvenirs : du fait de l’absence de la parole, il s’agissait d’un véritable défi pour les cinéastes de la fin du muet. Un défi que Murnau a manifestement voulu relever, dans L’Aurore, en proposant des solutions visuelles audacieuses. En voici, sans souci d’exhaustivité, quelquesunes parmi les plus marquantes. L’une des stratégies récurrentes du cinéaste consiste à suivre pas à pas ses personnages, à les filmer « dans leur dos » et dans l’axe de leur regard, pour parfois les dépasser et les précéder. Cette stratégie d’accompagnement rompt avec l’héritage du théâtre, dans la mesure où le spectateur n’est plus face à l’acteur. Ce cadre mobile, dynamique, favorise l’identification du spectateur au personnage ; il peut être qualifié de point de vue « semi subjectif ». On peut en trouver de très nombreux exemples tout au long du film : l’un des plus célèbres, à juste titre, est ce plan-séquence où l’on suit Ansass qui traverse le marais au clair de lune pour rejoindre sa belle… Dans le premier tiers du film, Murnau s’attache surtout à rendre compte de l’emprise de la Femme de la ville sur Ansass. Dès sa première apparition, la caméra le fixe et nous le montre perdu dans ses pensées, profondément troublé par l’appel du hors champ (en l’occurrence sa maîtresse le siffle, comme un petit chien…), alors même que le couvert est mis et qu’il s’apprête à souper avec son épouse. Plus tard, le plan où il se tient la tête entre les poings en dit long sur son état de possession… Le scénario du meurtre, « projeté » (au sens littéral) par son amante, donne lieu à toute une série d’images mentales attestant chez Ansass autant de la violence de son désir que son angoisse à imaginer le passage à l’acte. Dans la grange, Ansass serre la botte de joncs comme s’il mimait le geste de l’étranglement. La scène où Murnau le filme dans son sommeil, comme submergé par les eaux noires de ses pensées criminelles, est à cet égard bouleversante. Notons, a contrario, qu’au moment fatidique, dans la barque, les flashs mentaux cessent de le tourmenter, comme s’il ne voyait plus à cet instant décisif que son épouse le suppliant de l’épargner. Dans cette recherche permanente pour restituer à l’écran les contenus psychiques, il faut faire une place à part aux « projections imaginaires », ces moments de mise en scène subjective où les personnages, emportés par leurs propos ou leur imaginaire, « se font leur film ». Du pur cinéma au second degré…« Viens à la ville », lui dit la Femme (le graphisme de l’intertitre marquant ici l’intensité de l’injonction). Enlacés dans les marais, les amants s’embrassent par terre. C’est alors que face à eux, dans la profondeur du champ, surgissent des images nocturnes de la cité, exactement comme dans un cinéma en plein air, mais pour une projection des plus privées. Au premier plan, le couple s’efface, cédant la place à un court montage d’images de la circulation urbaine, d’enseignes lumineuses, de danseurs et de musiciens de jazz qui jouent et se balancent en rythme, non sans avoir pris le pouvoir sur la bande son ! Dans cette avalanche fébrile et spectaculaire de surimpressions et de vignettes, on aura reconnu furtivement le logo de la Fox, avec les fameux faisceaux de projecteurs qui balaient une usine à rêves… On ne saurait mieux suggérer le pouvoir d’attraction du jazz et du cinéma ! Puis on sort du film en revenant aux amants, le raccord étant fort habilement assuré par la danse de la vamp (avec une gestuelle qui pourrait bien avoir inspiré à Alain Resnais la danse de Sabine Azéma dans Mélo). À présent, nous voici en pleine ville, où l’on suit Ansass et Indre : ils traversent sans y prendre garde le flot des voitures, comme s’ils se promenaient dans une clairière imaginaire ! Murnau reprend le même effet de « projection subjective » mais en inversant les données : ce n’est plus la ville dans la campagne, mais la campagne en pleine ville. Les amoureux, dit-on, sont seuls au monde… CHEMINS DE TRAVERSE Sourires d’une nuit d’été Entre le chapitre 11 et le chapitre 17 (inclus) du DVD, de la sortie du temple à celle du Luna Park, les épisodes comiques de L’Aurore s’enchaînent, avec le baiser des amoureux au milieu de la circulation, le salon de coiffure, la séance chez le photographe et la virée au Luna Park (qui comprend la fugue du petit cochon et sa récupération, puis la danse paysanne, entrecoupée par le gag « chaplinesque » des bretelles de la robe qui tombent)… Or cette succession de scènes légères, consécutive au bonheur retrouvé du couple, dure au total un peu plus de 25 minutes, soit près du tiers du récit, introduisant franchement le registre de la comédie dans un film jusqu’alors cantonné dans une tonalité mélodramatique, au risque du mélange des genres. Lotte Eisner, plutôt sévère avec cette bifurcation générique (mais on n’est pas obligé de la suivre entièrement sur ce point), observe que cet intermède citadin ne figurait pas dans le découpage de Carl Mayer. Elle suggère que l’ajout de ces gags en série traduit le souci de Murnau de varier les « effets émotionnels (…) nécessaires à un film » (la consigne figure explicitement dans une lettre adressée par William Fox au cinéaste… bien qu’elle soit postérieure au tournage de L’Aurore et qu’elle vise le film suivant, Les Quatre Diables). Cette hypothèse est cependant d’autant plus vraisemblable que produire L’Aurore, pour la Fox, c’était proposer au public ni plus ni moins qu’une œuvre d’art totale. La séquence du salon de coiffure est particulièrement plaisante et mérite de faire l’objet, en classe, d’une analyse détaillée. On peut d’abord s’amuser de la frayeur initiale d’Indre lorsqu’on lui enlève ses épingles. Murnau exploite ici pleinement le décalage culturel entre le monde de la campagne et celui de la ville. Mais ce n’est là qu’une donnée sociologique de départ, prétexte à une variation d’un autre ordre. L’intervention de la manucure (qui n’est pas sans rappeler, par son « look », la Femme de la ville) est interprétée, tant par Ansass que par Indre, comme une tentative de séduction. Le coiffeur, efféminé et très maquillé, multiplie les mimiques, mises en valeur par l’usage appuyé du gros plan. Puis Murnau renverse la situation, avec le gag du « monsieur au journal » qui coince Indre contre la boule brûlante et qui l’importune sans prendre de gants, sous le regard courroucé d’Ansass, cloué dans son fauteuil par le barbier. On remarquera les opportunes rotations destinées à « faire écran » au regard d’Ansass, comme s’il était complice du client dragueur, pour des raisons que le spectateur a toute liberté d’imaginer — autrement dit pas seulement parce qu’il a des difficultés à raser son client... On voit ainsi que, dans cette séquence, toute l’habileté de Murnau consiste à faire resurgir, mais sur un mode mineur et inversé, le thème central du film. PISTES DE RÉFLEXION La loi des genres Enfant du XIXe siècle, le cinéma hérite de ses genres, à commencer par le plus populaire d’entre eux : le mélodrame. De Griffith à Chaplin, le muet en est le premier âge d’or, la stylisation propre à l’art muet favorisant une exacerbation des passions, redoublée par le flux continu de la musique d’accompagnement. L’Aurore paraît se conformer idéalement aux lois du genre, du moins durant ses trois premiers quarts d’heure, depuis l’exposition du conflit à sa résolution par le remariage symbolique. Tout y semble binaire, à commencer par une distribution qui élève la partition des êtres à l’archétype : il y a l’homme et la femme, la paysanne et la citadine, le goujat et l’homme prévenant. Le mélodrame se nourrit d’oppositions franches qui prédisposent au paroxysme ; déjà, s’abstenir de nommer les protagonistes conduit à universaliser le drame de l’Homme et de la Femme ; surtout, affecter d’une valeur uniment positive ou négative les figures féminines contribue à la simplification des enjeux que réclame le genre : la paysanne pure et naïve, la citadine sans scrupule et « criminelle ». Le manichéisme mélodramatique repose sur une division ultime, entre matériel et spirituel ; on mesure les effets de cette religiosité latente dans l’intervention des deux églises du film, celle de la campagne et celle de la ville, qui influent sur le cours du récit : la première finit par éviter le meurtre, la seconde scelle la réconciliation des époux. Par sa dominante comique, la deuxième partie du film semble s’écarter du genre ; en rupture de ton, les épisodes du salon de coiffure, du studio du photographe et du parc d’attractions provoquent des rires, non des larmes. Il faut attendre la troisième partie pour respirer, cette fois amplifié aux dimensions du cosmos, le vrai climat du mélodrame, culminant dans la mort supposée de la femme puis sa résurrection inespérée, qui préserve in extremis le mari de la souillure du meurtre de la tentatrice. Première et troisième partie se répondent en symétrie : de la tempête sous un crâne à la tempête sur le lac, du règne nocturne de la séductrice à son éviction à l’aube ; apparentant la tentatrice à un vampire, ce dernier aspect laisse présager la complexité d’un film qui transcende les genres en les mêlant. Trois genres se partagent en fait L’Aurore : le mélodrame, le fantastique et l’érotique ; les deux premiers vont de soi : culturellement mélodramatique de par son contexte de production hollywoodien, L’Aurore est aussi, d’évidence, irrigué de sensibilité germanique. Le cinéaste allemand eut toute latitude pour sculpter sa mise en scène. L’impression de perfection ressentie est à la mesure de cette rare harmonie entre Europe et Amérique. Ce qui fait lien entre ces deux mondes si dissemblables est la part d’éros (et de thanatos) qu’instaure Murnau. Non seulement son fantastique est toujours coloré d’érotisme, le personnage vampirique de la femme de la ville condensant ces deux degrés de réalité, mais le cinéaste parvient à suggérer l’essence érotique du mélodrame. Ce genre éminemment malléable (sa capacité d’adaptation étant le secret de sa longévité) est toujours en recherche du point d’équilibre entre ses tendances opposées. Comment échapper à la sensiblerie grotesque du mélo, en préservant la sensibilité sublime du mélodrame ? Pour Murnau la réponse est nette : il s’agit d’accomplir le projet du mélodrame en dévoilant ses racines sensuelles. L’élévation du sentiment passe par l’incarnation de la sensation. C’est le corps qui rend sensible l’esprit. Aussi place-t-il la plupart des allusions sexuelles après l’apothéose de la réconciliation à l’église, en escamotant d’un coup le décor paradisiaque au profit de la série des scènes de comédie, faussement anodines — le passage par le rire présentant aussi une fonction plus classique, celle du contraste expressif rehaussant les larmes à venir : dans un mélodrame qui se respecte, le sel de l’humour précède celui des sanglots. Philippe Roger PISTES DE RÉFLEXION La part du sexe L’Aurore expose un cas de possession, de nature ouvertement sexuelle. L’homme est hanté par la femme de la ville ; il ne peut s’empêcher de répondre à son appel nocturne, et finit dans les marais par lui embrasser le sexe. Dominé par cette maîtresse de noir vêtue, l’homme ressent la pulsion érotique comme une fatalité morbide, une drogue qui l’éloigne de l’épouse maternelle dépossédée des signes de séduction féminine. « Je devais étouffer sa beauté physique pour mettre en valeur la beauté de son cœur », note Murnau pour « l’affreuse perruque bicolore » dont il affuble l’actrice. Plaquée en chignon, cette chevelure pâle symbolise l’ignorance d’un jeune corps frigide. En fin de parcours, la situation s’est inversée. L’épouse a fait l’expérience violente de son désir. L’épreuve l’a révélée à elle-même. Ses cheveux enfin dénoués disent la montée de sa jouissance. Son mari la désire ; le couple ne dormira plus dans des lits séparés. La tentatrice a vu se retourner contre elle les maléfices qu’elle distillait ; la mort est vaincue, la vie se lève. Avide des baisers de la nourrice, le sauveteur malicieux n’est pas accessoire dans ce contexte : Murnau ne fait intervenir la comédie qu’en contrepoint du sexuel. C’est déjà la logique de la deuxième partie du film, qui embarrasse les thuriféraires du cinéaste. Cette série de comédie succède au baiser irréel qui clôt la première partie. Ce qu’on a dit de Stroheim (il commence ses films là où d’autres les finissent) est aussi vrai de Murnau. Après la chaste étreinte s’ouvre la réalité physique. Le traitement frontal du sexuel obsède Murnau, qui bouleverse le scénario de Carl Mayer : la scène anodine de la boutique de confection est remplacée par celle du salon de coiffure ; le studio du photographe et le parc d’attractions deviennent à leur tour le théâtre d’actions incongrues. L’humour est la poudre aux yeux pour qui ne veut pas voir le sens réel de ces scènes crues. Le sexe fascine le cinéaste parce qu’il est ce qui échappe à la pensée. Pour Murnau, la fonction du cinéma semble être de « photographier la pensée ». Or il y a de l’« impensé », et le sexuel est de cet ordre. Temple du corps, le salon de coiffure est le lieu où l’esprit s’absente. Si la femme refuse encore qu’on touche à son chignon, l’homme renversé dans son fauteuil accepte d’être rasé de près. La symétrie des tentations semble ne pas être exempte de dissymétrie : l’homme et la femme ont chacun affaire à deux pièges dissemblables. Le désir de la femme se partage entre une séduction salée, celle du goujat, et une sucrée, celle du directeur à l’extrême prévenance. Le désir de l’homme hésite entre la manucure racoleuse, résurgence de la femme de la nuit, et le barbier aux mœurs équivoques. Mais de l’homosexualité (directeur recherché et barbier précieux) à l’hétérosexualité (don juan à l’œillet et vamp manucurée), les imaginaires s’équivalent secrètement. À ce vertige de l’inconcevable, le studio du photographe ajoute en mineur une touche moqueuse de voyeurisme et d’exhibitionnisme. C’est la chambre noire et surtout la boule rajoutée à la statuette acéphale : ce jouet en forme de tête cache une langue érectile ; par-delà le gag un peu leste, l’ajout d’une tête sexuée à la statuette démembrée dit qu’un corps castré n’est pas entier. Après l’impensable et l’impertinent, le parc d’attractions complète la qualification du sexe par l’imprévisible et l’impudique. Ce parc où l’on pénètre par un long orifice offre un jeu de trous, d’où s’échappe le petit cochon, vecteur de l’imprévisibilité, de la perte liée au sexe ; d’où l’ivresse de l’animal. Le paroxysme du registre sexuel est la danse paysanne. L’épouse désormais libérée entraîne l’homme dans une danse de franche séduction, sous le regard d’un couple de blasés. Dure leçon du montage parallèle liant les deux couples : entre le sexe sain de la nature et le sexe pervers (les épaulettes remises puis enlevées) de la culture, il n’y a pas à choisir : le sexe tient à la fois du pur et de l’impur. Philippe Roger AUTOUR DU FILM « J’imagine, donc je suis » une rencontre avec Jean Douchet L’édition DVD de L’Aurore, chez Carlotta films, est accompagnée en bonus d’un film d’analyse du film : Murnau ou qu’est-ce qu’un cinéaste ? Cette plongée dans l’imaginaire d’un artiste, via son écriture, est l’œuvre de Jean Douchet. Pionnier du film d’analyse filmique, vous avez prouvé qu’on peut enseigner directement le cinéma par le cinéma. Ce qui vous intéresse est de montrer comment fonctionne un film. Au fond, un critique d’art procède de la même façon qu’un artiste. L’artiste n’analyse pas son effet, mais il en prend conscience et l’accepte ou le refuse. Le critique d’art regarde l’effet, et d’une certaine façon le mesure ; regarder le travail qui a été fait, c’est son rôle. En peinture, c’est plus simple : on a les regrets, les rajouts. Au cinéma, c’est difficile, sauf si on a les rushes : là, on peut faire des comparaisons. Ce qui est le cas pour L’Aurore ; à partir de rushes conservés, vous montrez comment Murnau affermit sa vision. Dans toute la première partie de L’Aurore, Murnau donne à sa mise en scène une orientation fatale, avec des axes simples que le spectateur reconnaît tout de suite, sans même s’en rendre compte ; c’est un travail sur l’espace mental. J’ai tenté de voir comment Murnau aurait pu faire autrement et pourquoi il le fait comme cela. Le pourquoi, après, ça peut se discuter. C’est une interprétation que je donne, qui vaut ce qu’elle vaut, mon but étant d’être cohérent. Il faut être juste, ne jamais extrapoler, rester sur ce que l’on a devant soi : la mise en scène, et faire en sorte que ce que l’on montre, tous ceux qui regardent le voient. C’est visible, ce ne sont pas des choses abstraites. Le travail, c’est de concrétiser les choses. Certaines de vos interprétations pourront sembler provocatrices. Je prends la provocation dans le sens de provoquer des réactions. Ça ne peut pas être immédiatement accepté. C’est loin d’être consensuel. J’ai hésité un moment à mettre la partie sexuelle, mais c’est le film. Je pensais que le public ne le verrait pas comme cela, et en fin de compte je m’aperçois que beaucoup de gens l’acceptent, parce que ça éclaire le film. Une clarté qui passe par le trouble. Je trouve que l’enseignement n’a de sens que si l’on sème le trouble chez l’autre ; un trouble vivifiant et fortifiant. Le trouble, c’est le plaisir de la vie. Le trouble perturbe, donc ça permet à l’esprit de se remettre en question et de reposer les problèmes. Si tout est certitude, à quoi ça sert ? Socrate a semé le trouble ! Ceux qui ont été capables d’accep ter d’être perturbés vous en sont reconnaissants, ensuite. De façon étonnante, vous prenez L’Aurore par son versant fantastique.Il fallait révéler que le film respecte les lois du fantastique. On peut très bien faire une analyse plus sociale, en prenant les personnages davantage au pied de la lettre. Mais ça devient beaucoup plus intéressant quand on montre que, chez Murnau, il y a toujours un conflit de puissances qui ne sont pas directement visibles dans la vie, mais qui existent. Murnau joue à fond le conflit romantique, expressionniste, de la nuit et du jour. J’aime beaucoup la façon dont, dans tous ses films, la nuit n’est pas pernicieuse mais trompeuse ; elle offre une illusion qu’elle empêche de réaliser ; elle est là pour détruire toutes les illusions qu’elle a offertes. Votre pensée procède par empathie lucide. Devenir le film dont vous parlez, de façon dynamique. Il faut entrer dans un mouvement, celui du film. Au fond, je rejoins quelqu’un qui m’a profondément marqué : Bachelard. Pour moi, ce qui compte, c’est l’imaginaire, qui est un mouvement. Affrontement et pénétration du réel, l’imaginaire est la force même de la vie. Je dirais : « J’imagine, donc je suis. » Je crois que les grandes œuvres travaillent le subconscient, c’est-à-dire ce qui appartient au collectif. La nuit et le jour relèvent du subconscient plus que de l’inconscient, qui est individuel. Le cinéma, qui est un art du mouvement dans l’espace, obligatoirement retrouve le subconscient de l’espace. Propos recueillis par Philippe Roger à Lyon, le 21 février 2004 DOCUMENT L’émigration européenne à Hollywood L’émigration d’Europe centrale dans les années vingt correspond certes à un état de développement du théâtre et du cinéma européens, mais elle correspond aussi à un développement national et international du cinéma américain. On crédite, à juste titre, Lubitsch d’un esprit raffiné et léger dans la comédie avec des personnages européens. Mais n’a–t-on pas trop oublié qu’à la même époque exactement le frère de Cecil, William De Mille, réalise le même type de comédie de mœurs dans un esprit très proche ? Tout simplement, parce que, dans ces années-là, Hollywood entend conquérir et retenir un public américain et étranger plus cultivé que dans les années dix, dans un nouvel effort d’anoblissement du 7e art. Faire venir ou accueillir des artistes européens tend à renforcer le cinéma américain sur son territoire national par l’impact des talents, mais aussi à conquérir ou conserver des marchés européens pour la distribution de ces films. L’importation des artistes correspond à une politique d’exportation de leurs films, et l’émigration des années vingt est à comprendre dans le contexte réel de concurrence entre la UFA pangermaniste et une industrie américaine impérialiste. C’est parce que les deux systèmes sont semblables que l’émigration est possible, et c’est parce qu’ils sont concurrents qu’elle est nécessaire du point de vue américain. L’apport artistique est incontestable, et c’est bien ce que recherche dans les années vingt le cinéma américain, comme le souligne l’analyse de la presse pour les films allemands de l’époque. Mais la filière majoritaire suivie montre bien qu’il s’agit d’abord de repérer des professionnels de talent, expérimentés et maîtrisant l’outil. L’histoire traditionnelle du cinéma se focalise sur les réalisateurs, mais, on l’a vu, l’émigration vaut pour tous les corps de métier du cinéma. Et si la presse vante l’aspect artistique des films allemands, elle est tout aussi prompte à en dénoncer les excès ou le défaut. L’argument est ainsi à double tranchant au regard des canons de la production. Il faut alors vraisemblablement faire son deuil de l’idée soit d’une supériorité culturelle européenne, soit d’une importation massive de l’expressionnisme. D’une part, celui-ci est des plus volatiles en Allemagne même, et d’autre part, les Américains développaient eux-mêmes depuis le milieu des années dix des techniques sophistiquées d’éclairage contrasté. Ce qui intéresse Hollywood, c’est la maîtrise des techniques, la puissance de travail et si possible le talent. Dans les années vingt, les émigrés ne sont pas poussés par la pauvreté ou par l’intolérance comme leurs prédécesseurs ou ceux de la vague suivante à partir de 1933. Ils ne sont pas non plus venus comme cet autre Viennois qu’était Freud, conscient d’apporter la peste à une société américaine critiquable : ils sont portés par un contexte artistique et économique qui les rend facilement intégrables. Grâce à eux, les États-Unis se dotent moins de ce qui leur manque que de ce dont ils ont besoin : un professionnalisme énergique, vérifié, et du talent, le tout à dimension internationale. Marc Vernet Délégué général de la BIFI Ce texte est extrait d’une étude plus développée de Marc Vernet intitulée L’Émigration, entre pangermanisme et impérialisme américain, autour de 1920, parue en 1999 dans le catalogue de la manifestation « Repérages », dirigée par Françoise Calvez, « Autour de L’Aurore », au CRAC de Valence. Nous tenons à remercier Marc Vernet ainsi que le CRAC pour leur aimable autorisation nous permettant de reproduire cet extrait. À lire Ouvrages français récents sur le réalisateur F. W. Murnau, Lotte H. Eisner, Ed. Le terrain Vague, 1964. Faire l’histoire du cinéma, les modèles américains, Nathan Université, Robert C. Allen, Douglas Gomery, 1993, pp. 113-128. Autour de L’Aurore, CRAC Scène Nationale, Françoise Calvez (dir.), Repérages 1999, Valence, 1999. Le découpage après montage (transcrit par Jean-Claude Biette), ainsi que le script original de L’Aurore (de Carl Mayer, annoté par Murnau), ont été publiés par L’Avant-Scène du cinéma, n°148, en 1974. À voir L’Aurore, édition DVD, Carlotta films, 2003 (l’édition comprend également le numéro de L’Avant-Scène du cinéma signalé ci-dessus), avec trois documentaires inédits en bonus (notamment celui réalisé par Jean Douchet : Murnau ou qu’est-ce qu’un cinéaste ?).