Minitel : histoire du réseau télématique français
Transcription
Minitel : histoire du réseau télématique français
Flux n° 47 Janvier - Mars 2002 années 1970, l’administration française HISTOIRE DE COURBE ne voyait pas en lui d’avenir et décida de tout miser sur le réseau Transpac, qui permit par la suite le raccordement du Minitel. Les Français préfèrent se Minitel : histoire du réseau télématique français spécialiser en téléphonie et informatique, plutôt qu’en micro-informatique. Ainsi en 1974, un terminal est présenté au SICOB pour une première présentation publique et baptisé TIC-TAC (Terminal Intégré Comportant Téléviseur Antonio Gonzalez Emmanuelle Jouve et Appel au Clavier). Malgré les applications encore embryonnaires, le concept est très riche, car il suppose la convergence entre télécommunication et informatique. Mais les services d’exploitation Lorsqu’on parle du Minitel, on table, par exemple, arrive à des chiffres des télécoms ne prennent pas évoque souvent un vieil outil téléma- proches des 30 millions) (1) et nous étu- conscience des atouts des nouvelles tique exclusivement français, qui émer- dierons quelle est l’évolution depuis le applications possibles et faute d’objectif veillait les nations étrangères pendant la milieu des années 1990 avec l’irruption précis, le TIC-TAC stagne. décennie des années quatre-vingt, d’Internet. Nous nous référerons à la mais qui semble aujourd’hui relégué à courbe d’évolution du nombre de termi- Parallèlement se sont développés, un deuxième rang et presque condam- naux de Minitel installés et à l’évolution dès 1973 au sein du Centre Commun né du nombre d’heures de connexion. d’Étude depuis l’apparition d’Internet. Cependant, il s’agit également d’un système d’information et d’accès à de nombreux services Télévision et de La naissance du Minitel : jets de diffusion des données (projet une longue gestation TITAN de Bernard Marti). Mais c’est sur- profondément ancré dans les habitudes des Français, et qui au-delà des regards nostal- de Télécommunication (CCETT), des pro- tout à partir de l’automne 1977 que Depuis le début des années 1970, le s’est développée une grande offensive giques, trouve encore ses usagers et Centre de dans le domaine des télécommunica- résiste à mourir. Télécommunication (CNET) travaille à la tions et de l’informatique. Poussée par modernisation du téléphone français, à Gérard Théry, directeur général des télé- l’invention et au test de nouvelles fonc- communications, cette offensive est Nous étudierons ici l’évolution de ce National des Études réseau télématique depuis ses origines tionnalités. réseau impulsée par les progrès technolo- jusqu’à nos jours. Nous essaierons Cyclades apparaît à peu près au même giques dans d’autres pays européens Dès 1973, le d’expliquer la forte croissance de ses moment que le réseau Arpanet, son (Royaume Uni et Allemagne notam- débuts, comment elle se distribue terri- équivalent aux États-Unis. Alors que le ment). Théry veut créer un plan de torialement, puis pourquoi le parc réseau Arpanet allait donner naissance développement qui prenne en compte Minitel atteint rapidement son plafond à l’Internet, le réseau Cyclades n’eut les secteurs industriels ; il souhaite le autour des 6,5 millions de terminaux pas la même vie en France. Il fut pro- soumettre aux politiques. Son plan « le (alors que la diffusion du téléphone por- gressivement démantelé à la fin des téléphone pour tous » est le début de 84 Histoire de courbe Lancement et croissance 1984-1993 Dès la fin de 1983, 120 000 terminaux sont installés en France. La décision est prise d’offrir le terminal gratuitement, France car Télécom voit difficilement le public acheter un matériel sans savoir exactement « l’informatique pour tous », qui devien- surnommé « chauffe-plat » permettant quels services y sont disponibles. Ce dra une priorité nationale et trouvera des de consulter une vingtaine de services choix, unique en Europe, aura un rôle financements assu- sur l’écran de leur téléviseur. Pendant primordial dans le décollage des usages rés (2).C’est là que l’on peut situer la de recherche les trois années qui suivent, des études du Minitel en France. Entre 1983 et naissance de l’étude sur le projet statistiques d’utilisation sont faites : 1984, le nombre de terminaux s’accroît Minitel. Vélizy devient l’endroit de tests tech- jusqu’à 531 000. Cependant les sys- niques et de services. Dans le même tèmes tarifaires ne sont pas encore bien En 1978, la publication du rapport temps, le CNET et le CCETT élaborent mis au point. On essaye de combiner « l’informatisation de la société » par la maquette du fichier informatisé de de façons multiples gratuité et abonne- Simon Nora et Alain Minc fait naître le l’annuaire électronique. On trouve éga- ment à différents services, sans grands mot télématique (contraction de télé- lement les premières hostilités dans le succès. phone et informatique). Face au constat monde de la presse (peur de l’apparition du retard français en matière micro- d’un nouveau concurrent) et de la poli- informatique, le rapport propose d’as- tique (peur du coût de l’expérience). D’après la courbe d’évolution du nombre de terminaux, le vrai démarrage socier l’informatique et le téléphone afin se produit entre 1984 et 1985, soit une de fournir au grand public un service de progression de 146 %. Cela correspond données. En 1983, et après de complexes à deux facteurs clés. négociations, est lancée une deuxième En 1980, un test d’annuaire électro- expérience en Ile-et-Vilaine, avec l’offre Le premier facteur est la naissance nique est fait à Saint Malo. Les premiers du service d’annuaire électronique, sys- au cours de l’année 1984 du système terminaux (que l’on appelle télétel), sont tème souple et fiable qui sera généralisé « kiosque », méthode de facturation des mis en place de façon expérimentale à par la suite sur tout le territoire. La pres- services Minitel sur la durée de consul- Vélizy en 1981. Cette première expé- se devient de plus en plus favorable, tation et non sur la distance. C’est un rience sert à tester la pertinence des voyant dans le Minitel un support de dif- système simple et compréhensible. services télématiques. Les 2 500 foyers fusion, et les Français se penchent avec Mais pour pouvoir vraiment démarrer, concernés sont équipés d’un décodeur curiosité vers la télématique. les services disponibles doivent être 85 Flux n° 47 Janvier - Mars 2002 Les cartes nous indiquent un développement inégal au niveau de la France, les courbes, un ralentissement de la croissance depuis 1990, mais à cette époque, les prévisions internes de France Télécom (5), n’envisagent pas la stagnation, et croient plutôt à une progressive universalisation du service. séduisants et de qualité, car les utilisa- Les courbes montrent une forte teurs payants sont plus exigeants que croissance du parc de terminaux et du ceux de l’expérience pilote gratuite de nombre d’heures de connexion pour Vélizy. Un deuxième facteur joue donc cette période, malgré un faible ralentis- un rôle important : c’est l’ouverture du sement à partir de la fin de 1989. 3615. À partir de ce moment se multi- Stagnation et défaillance : 1993-1998 Dans le début des années 1990, le système est bien en place et le nombre d’heures de connexion en croissance. plie à grande vitesse le nombre de ser- Cependant le décollage des usages Cependant la mode passe un peu, sur- vices (messagerie, jeux, services profes- du Minitel n’est pas homogène sur le tout auprès des utilisateurs des services sionnels…) : 145 services en janvier territoire français. La comparaison des érotiques du Minitel. En effet, ce service 1984, 2 074 en janvier 1986, près de cartes des taux de pénétration du ne représente plus que 10 % des com- 5 000 en 1987 (3), 23 000 vers le milieu Minitel par région (nombre de terminaux munications autour de 1992, alors qu’il des années 1990 (4) ! C’est l’explosion installés/nombre de lignes télépho- atteignait plus de la moitié des appels du marché. niques principales) des années 1987, en 1990. Désormais Minitel affirme plu- 1989 et 1991 montre que certaines tôt son rôle de prestataire de services. régions ont du mal à démarrer. Le nombre total de services augmente, En fait ce sont les messageries et notamment les messageries roses (la notamment ceux qui ont une forte moitié des appels en 1990) qui ont Les taux de pénétration du Minitel valeur ajoutée (par exemple, les conseils contribué à la diffusion du Minitel en sur les trois années présentées évoluent juridiques représentent en 1991 plus de France : d’abord grâce à l’accessibilité de la même façon, si bien que les écarts 30 % des appels). à travers le réseau vidéotexte qui diffère entre les régions sont conservés. Les du sexe par téléphone, le Minitel devient régions du Nord de la France, notam- Mais les limites techniques du l’endroit de fantaisies sexuelles indivi- ment celles qui ont été choisies pour les Minitel, comme moyen de communica- duelles et anonymes ; ensuite grâce à la premiers tests, semblent plus sensibles tion, deviennent évidentes, notamment publicité massive dans les lieux publics. à la télématique que celles du Sud. les procédés archaïques de vidéo et de 86 Histoire de courbe Taux de pénétration du Minitel en France en 1987 Taux de pénétration du Minitel en France en 1989 l’apparition du langage HTML, qui repose sur l’existence de liens entre documents au travers de mots clés ou d’images dits « hypertextes », ce qui facilite énormément la recherche d’informations. De cette façon, tout ce qui techniquement manquait au minitel semble se retrouver avec l’Internet. Un deuxième facteur qui peut expliquer le frein dans le développement du Minitel est la fin de la mise à disposition gratuite du matériel électronique, ce qui était l’un de ses principaux atouts. Taux de pénétration du Minitel en France en 1991 Désormais sont commercialisés deux nouveaux types de terminaux : Sagis qui dispose d’un lecteur de carte bancaire intégrée pour payer les commandes en toute sécurité ; et Sillage, poste qui intègre téléphone, Minitel et répondeur. Mais d’après la courbe du nombre de terminaux, le public ne semble pas manifester un grand engouement pour ces nouveaux appareils. Finalement le Minitel, ne corres- Source : La Lettre de Télétel 1988, 1990, 1992, hors séries Gonzalez (A), Jouve (E) pond-t-il pas à un public restreint, qui demande des services spécifiques (et transmission. Le caractère rudimentaire surtout par rapport à l’apparition de en ce sens il diffère du téléphone por- de la technologie en limite l’attrait. En nouveaux modes de communication. table dans lequel tout le monde peut effet, l’utilisateur est contraint par la Cela est très visible autour de l’année trouver configuration de la page affichée sur 1993 : c’est au cours de cette année enquêtes étudiées, à la différence des l’écran et par le système de terminaux que le nombre de terminaux Minitel et réseaux de services publics, le Minitel non intelligent qui limite fortement sa d’heures de connexion commencent à n’est pas considéré comme indispen- capacité de traitement de l’information. décroître. Cela correspond avec l’année sable (71,4 % des non-utilisateurs justi- son utilité) ? D’après les De plus, l’architecture du Minitel ne per- d’apparition du World Wide Web, qui fient leur choix en disant qu’ils n’en ont met pas un passage facile et immédiat est pas besoin) (6). Il lui manque donc la d’une page à l’autre. Les échanges l’Internet. Il offre à l’utilisateur une formi- capacité nécessaire pour devenir un horizontaux manquent de souplesse, dable quantité d’informations, grâce à service universel. un succès foudroyant pour 87 Flux n° 47 Janvier - Mars 2002 vient terminal lui-même, mais par le téléchar- dans le commerce électronique. D’un aggraver la crise du Minitel en stimulant gement du logiciel à partir du site autre côté, les prestataires de services y L’apparition de l’Internet le transfert des usagers vers un réseau Internet I-Minitel. C’est la meilleure trouvent encore un intérêt économique plus performant (qui offre fondamentale- façon pour faire survivre le réseau non négligeable. Par exemple, pour la ment les mêmes services). De plus, la Minitel, qui est désormais consultable à SNCF, le réseau télématique est un volonté politique affichée est d’en finir partir d’un ordinateur. Cela laisse la pos- canal intéressant, car c’est un des rares avec le Minitel et de rattraper ainsi le sibilité à un nombre grandissant d’inter- réseaux qui rapporte plus que ce qu’il retard français par rapport au réseau nautes d’avoir un accès Minitel à partir ne coûte (9), même si le service est en Internet. Lionel Jospin déclarait en de leur ordinateur. baisse (en 2001, le service Minitel de la 1997 : « Le Minitel, réseau uniquement SNCF a connu une baisse de 12-13 % national, est limité technologiquement Ainsi si le parc de terminaux Minitel de son chiffre d’affaires, de 18 % de et risque de constituer un frein au déve- diminue de 250 000 unités par an, cette consultations et de 10 % d’achats). loppement des applications nouvelles et nouvelle utilisation du Minitel, selon C’est pourquoi on constate aussi une prometteuses des technologies de l’in- Vincent Barnaud (directeur commercial adaptation de certains services de formation » (7). des activités kiosque chez France l’Internet sur le Minitel : désormais plu- Télécom), connaîtrait un « surprenant sieurs serveurs du Web, comme Yahoo, succès » : 500 000 téléchargements du sont consultables à partir d’un poste logiciel depuis l’année 2000, 250 000 Minitel. Face à cette situation, la stratégie adoptée par le système télématique de France Télécom a alors été d’offrir la possibilité de relier le réseau Minitel au réseau mondial d’Internet. utilisateurs par mois. Le nombre des utilisateurs potentiels du Minitel reste ainsi Les courbes ici présentées ainsi que supérieur à celui des internautes : 15 les entretiens menés annoncent à terme millions de Français ont accès au la disparition du Minitel. Cela paraît réseau services télématiques chez eux inévitable d’autant plus que les services Les dernières années, ou au travail, contre 9 millions pour sont déjà dédoublés sur le réseau quelles perspectives ? l’Internet (8). Mais ce succès est peut- Internet. Mais, usagers et prestataires 1998-2001 être à nuancer : télécharger le logiciel ne semblent pas vouloir y mettre fin est une chose, et l’usage que l’on en fait immédiatement ; ils préféreraient plutôt en est une autre. le laisser mourir en douceur… À partir de 1998, le nombre de terminaux Minitel n’est plus comptabilisé individuellement, les données sont Le fait est que le Minitel résiste à confondues avec les chiffres relatifs à mourir. D’un côté, il garde encore ses l’utilisation du Minitel sur l’Internet. Voilà adeptes. Ils regrettent quelques points pourquoi la courbe s’arrête cette année forts du Minitel, qu’ils ne retrouvent pas là. Et quant au nombre d’heures d’utili- sur le réseau Internet : sa grande simpli- sation, le chiffre n’est plus publié par cité d’utilisation (notamment pour les France Télécom. Est-ce un signal de la personnes âgées) ; l’investissement défaillance ? faible dans le Terminal, qui permet l’ac- Désormais, l’évolution du Minitel ne cessibilité à tous ; l’anonymat de l’usa- passe plus par le développement du ger et l’environnement de confiance 88 Antonio Gonzales et Emmanuelle Jouve sont étudiants du DEA « Mutations urbaines et gouvernance territoriale ». Cet article rend compte d’un travail effectué dans le cadre du séminaire « Réseaux, dynamiques territoriales et régulation des services collectifs ». Histoire de courbe Notes (1) Voir histoire de courbe dans Flux n° 42, « la diffusion du téléphone mobile en France ». (2) Marchand M., 1987, La grande aventure du Minitel, librairie Larousse, p. 20. (3) Marchand M., 1987, La grande aventure du Minitel, Librairie Larousse, p. 99. (4) Castells M., 1998, La société en réseaux, l’ère de l’informatique, Fayard, p. 389. (5) France Télécom, La télématique : bilan 1994 et perspectives 1995. (6) Voir La lettre des services en lignes, 3ème trimestre, 1997. (7) Voir Launet E., « Le vieux Minitel se refait un coup de jeune », Libération, 28 novembre 2001. (8) Voir Launet E., « Le vieux Minitel se refait un coup de jeune », Libération, 28 novembre 2001. (9) D’après entretien téléphonique auprès du service Minitel de la SNCF. Bibliographie CASTELLS M., 1998, La société en réseaux, l’ère de l’informatique, Fayard. La lettre de Télétel et Audiotel, Hors série n° 11 juin 1994. La lettre des services en lignes, 3ème trimestre, 1997. La lettre du Télétel et Audiotel, Bimensuel 1998 La lettre du Télétel et Audiotel, Hors série n° 13, juin 1995. La lettre du Télétel, Hors série n° 8, avril 1992. LAPEYRE A., TRASSART F., VIVANT E., Histoire de courbe : la diffusion du téléphone mobile en France, Flux n° 42, octobre-décembre 2000, pp. 80-88. LAUNET E., « Le vieux Minitel se refait un coup de jeune », Libération, 28 novembre 2001. MARCHAND M., 1987, La grande aventure du Minitel, Librairie Larousse. MAYNTZ R., SHNEIDER V., 1988, « The dynamics of systeme development in a comparative perspective : inter- active videotex in Germany, France and Britain », in Mayntz R. et Hughes T. (dir.), The development of Large Technical Systems, Boulder (CO.), Westview. Revue en ligne, France Télécom, juillet 1999. RICHARD E., « Un cube star en Californie. Le Minitel a ses fans chez les pionniers du Net », Libération, 28 novembre 2001. RINCÉ J-Y., 1990, Le Minitel, QSJ ?, Presse Universitaires de France. Histoires de courbes « Analyser le développement des réseaux », Flux n° 36/37, avril-septembre 1999, pp.67-68. « Les bureaux de poste en France », Flux n° 38, octobre-décembre 1999, pp.79-83. « Le télex français », Flux n° 39/40, janvier-juin 2000, pp. 104-109 « La spirale de l’automobilisation », Flux n° 41, juillet-septembre 2000, pp. 69-70 « La diffusion du téléphone mobile en France », Flux n° 42, octobre-décembre 2000, pp. 80-89 « Il y a un siècle : valorisation boursière d’une entreprise de télécommunications transatlantiques », Flux n° 43, janvier-mars 2001, pp. 85-87 « La constitution du patrimoine des canalisations d’eau potable dans la Manche », Flux n° 44/45, avril-septembre 2001, pp. 108-110 « 50 ans d’extension du réseau électrique en France », Flux n° 46, octobre-décembre 2001, pp. 85-87 89