La Communauté en devenir à travers le roman algérien de

Transcription

La Communauté en devenir à travers le roman algérien de
La Communauté en devenir à travers le roman algérien de
langue française
Résumé de l’article :
La question de la communauté est une thématique permanente dans le roman algérien de
langue française. Elle constitue même un des sujets d’écriture par lesquels il s’est affirmé lors
de son émergence dans les années cinquante. Le Fils du pauvre de Mouloud Feraoun, un texte
fondateur de la littérature algérienne francophone, représente une forme de questionnement
sur la communauté qu’on pourrait apparenter à la période de la colonisation : celle qui
consiste à faire exister, par le moyen du témoignage et du discours intimiste, une communauté
de colonisés jusque là objet d’une image fallacieuse de la part du discours dominant.
L’optique dans laquelle s’inscrit le geste d’écrire chez Feraoun est celle de l’humanisme
prêchant le vivre avec dans un contexte pourtant marqué par la guerre d’Algérie et son lot de
conflits intercommunautaires. La parole sur la communauté chez cet écrivain est celle qui
plaide l’égalité et l’harmonie entre les hommes tout en déconstruisant les discours dominants
qui hiérarchisent les cultures et les appartenances ethniques, linguistiques, religieuses, etc.
Après l’indépendance de l’Algérie, au moment où le discours politique consacre l’unité et
l’identité retrouvées, le discours romanesque met en scène une communauté qui se brise, qui
rompt avec la forme du vivre-ensemble célébrée dans la littérature de la période de la guerre.
Le roman de Rachid Mimouni, L’honneur de la tribu, témoigne de l’avènement d’une ère où
le modèle de communauté dit traditionnel, collectiviste et solidaire succombe à l’avancée d’un
modèle de société issu de la modernité version mondialisation. Le roman nous met en
présence d’une communauté de gens ayant adopté l’indifférence au monde comme ultime
rempart contre une menace de dislocation et de disparition de leur communauté. L’histoire de
la tribu de Zitouna que le roman raconte porte un enseignement édifiant au sujet de la
problématique du vivre-ensemble aujourd’hui. Il s’agit notamment de l’idée que nous vivons
une époque où le monde se déconstruit lui-même continuellement et rapidement à tel point
que prétendre à un idéal de communauté n’est possible qu’au prix « du renoncement à soi » :
ce dernier point illustre entre autres réalités la condition faite au modèle de communauté dit
dominé.
Bio-bliographie :
Boualem Belkhis est enseignant-doctorant à l’Université Mouloud Mammeri- TiziOuzou/Algérie.
Domaines de recherche : Littératures francophones, théories de la littérature, littérature
française contemporaine, linguistique.
1
Communications :
- Participation au colloque : Rachid Mimouni, Maison de la culture de Boumerdes ,
Algérie, février 2011 ; communication : « le réalisme Mimounien dans L’honneur de
la tribu».
- Participation à la Journée d’étude « Pouvoirs de la littérature et modèles de la
communauté » le 11 mars 2011 à l’université Rennes 2 ; communication : « La
communauté en devenir à travers le roman algérien de langue française ».
- Participation aux Journées des Droits Linguistiques à l’université de Teramo, Italie,
du 19 au 21 mai 2011 ; communication : « L’accès à la langue du droit comme droit
linguistique des berbérophones d’Algérie. ».
- Participation à la journée hommage à Tahar Djaout, Maison de la culture de TiziOuzou, mai 2011; communication : « La poétique de la désolation dans L’ Invention
du désert de Tahar Djaout.
Nourredine Bessadi est enseignant-doctorant à l’Université Mouloud Mammeri Tizi Ouzou
en Algérie.
Domaines de recherche : sociolinguistique – lexicologie – traduction – terminologie –
littératures francophones.
Communications :
- Participation aux Journées des Droits Linguistiques à l’université de Teramo, Italie, du
19 au 21 mai 2011 ; communication : « L’accès à la langue du droit comme droit
linguistique des berbérophones d’Algérie. ».
- Participation au colloque international Identités contemporaines à l’Ecole Pratique des
Hautes Etudes, Paris, du 13 au 16 avril 2011 ; communication : « L’aspect identitaire
en œuvre dans les textes de lois algériens ».
- Participation à la Journée d’étude « Pouvoirs de la littérature et modèles de la
communauté » le 11 mars 2011 à l’université Rennes 2 ; communication : « La
communauté en devenir à travers le roman algérien de langue française ».
- Participation au colloque international « La traduction comme moyen de rencontre des
civilisations et de développement des langues émergentes » les 11 et 12 octobre 2010
à l’université de Mostaganem ; communication : « Pour une traduction en tamazight
du texte juridique algérien ».
- Participation à la conférence inaugurale de l'Espace Numérique Ouvert pour la
Méditerranée à Agadir, Maroc, du 26 au 28 mars 2009; communication: « Un espace
numérique comme espace d'interlocution culturelle ».
- Participation au colloque international « l’interculturalité : enjeux pour les pays du sud
» les 19 et 20 novembre 2008 à l’université de Bejaia ; communication : « L’activité
de traduction en Algérie et le défi de l’interculturalité ».
Publications :
Bessadi, Nourredine. « Le traducteur juridique algérien face à la difficulté de
traduire certains termes juridiques arabes » ALTERNATIVE FRANCOPHONE [En
ligne], 17 déc 2010. 40-48.
2
L’article :
Notre contribution dans le cadre de cette journée d’études consacrée aux rapports que
la littérature entretient avec la problématique de la communauté, car il s’agit bien d’une
problématique, aujourd’hui, plus que jamais au centre de tout discours abordant la condition
humaine dans ses multiples états et sous ses diverses facettes1, notre contribution donc, se
donne pour horizon premier de rendre compte du discours littéraire, romanesque, algérien
francophone, dans ce que l’on pourrait appeler, au regard des différentes réflexions théoriques
actuelles, l’« esthétisation de la parole sur la communauté ». Adhérant complètement à
l’intitulé de cette journée d’études « Pouvoirs de la littérature et modèles de la communauté »,
nous essaierons, tout au long de cette réflexion, de répondre à la question de savoir comment
le roman algérien, à des époques particulières de l’histoire, traite la question de la
communauté, celle du « vivre-ensemble », du « vivre avec », pour reprendre les deux
expressions chères à Roland Barthes, pour la première, et à Jean-Luc Nancy pour la seconde.
Notre corpus d’étude relève de ce que l’on appelle « le roman algérien de langue française»,
un ensemble complexe et hétérogène duquel nous avons tiré deux textes, emblématiques à nos
yeux de la manière de problématiser la notion de la communauté en rapport avec les deux
périodes majeures de l’histoire moderne de l’Algérie : la période coloniale et la période
postcoloniale.
Le premier texte qui retient notre attention est Le Fils du pauvre2 de Mouloud
Feraoun, publié initialement en 1950, à compte d’auteur, puis réédité par Le Seuil en 1954.
C’est un texte à forte résonnance autobiographique publié sous l’occupation française, un
contexte historique dont on ne peut faire l’économie car il s’agit d’un paramètre
incontournable pour la saisie optimale de l’expérience esthétique et idéologique qui fonde la
particularité de cette œuvre.
Le second texte que nous aborderons est L’Honneur de la tribu3 de Rachid Mimouni,
une œuvre plus récente, parue en 1989 chez Robert Laffont. Ce roman est publié dans un
contexte national et international de bouleversements profonds et de crises politiques et
économiques majeures : d’abord, en Algérie, l’année 1988 marque la fin du règne du parti
1
Le foisonnement actuel des études sur l’interculturalité témoigne de la place privilégiée de la notion de
communauté dans le champ des préoccupations politiques comme scientifiques d’aujourd’hui.
2
Mouloud FERAOUN, Le Fils du pauvre, Paris, Le Seuil, 1954.
3
Rachid MIMOUNI, L’Honneur de la tribu, Alger, édition Laphomic, 1990.
3
unique, une fin qui se traduira par les évènements d’octobre de la même année 4 ; ensuite, au
niveau mondial, on assiste au début de la fin de la guerre froide et du monde bipolaire, de
l’échec du communisme et de l’apogée du capitalisme5. Ce second roman nous intéresse
également en ce qu’il renvoie à la période d’indépendance de l’Algérie et à la constitution de
son nouvel Etat, de ce point de vue, il nous offre la possibilité de vérifier la manière dont le
discours romanesque algérien, vu dans son ensemble, a évolué depuis les années cinquante
dans son investissement de la problématique de la communauté.
1.
DEFAIRE LE SAVOIR : PREMIER ACTE DU DISCOURS SUR LA COMMUNAUTE
Roland Barthes nous a appris que la littérature possède le pouvoir précieux et unique
de liberté sur toutes les formes existantes du pouvoir, et à plus forte raison, sur le pouvoir des
sciences à délimiter l’ordre du savoir. Car la littérature, affirme Barthes,
[f]ait tourner les savoirs, elle n’en fixe aucun et elle n’en fétichise aucun. Elle leur donne une place
indirecte, et cet indirect est précieux : d’une part, elle permet de désigner des savoirs possibles,
insoupçonnés, inaccomplis…d’autre part, le savoir qu’elle mobilise n’est jamais ni entier, ni dernier.
La littérature ne dit pas qu’elle sait quelque chose, mais qu’elle sait de quelque chose, ou au mieux
qu’elle en sait quelque chose, qu’elle en sait long sur les hommes. 6
Savoir et pouvoir sont donc inéluctablement liés l’un à l’autre en ce sens que toute
science, tout discours scientifique ou qui se dit scientifique, s’autorise, en vertu d’un pouvoir
qui lui donne sa force, sa légitimité, à dire le monde, à dire l’homme. Or la littérature est le
moyen que possède l’homme pour se dire, se définir, en dehors des modèles standardisés et
oppressifs fixés par l’autorité de la science et du pouvoir politique.
Ce rappel de l’un des aspects importants du rapport, voire de la distinction, entre
littérature et science, ou encore entre « savoir littéraire » et « savoir scientifique », nous
permet de recentrer la problématique de la communauté telle qu’elle s’énonce dans le texte de
4
Le 5 octobre 1988 marquera le début de grandes réformes politiques qui allaient conduire au multipartisme et à
l’ouverture démocratique en Algérie.
5
La redécouverte de la notion de communauté, ces dernières décennies, est liée essentiellement à la fin du
communisme, à son échec en tant que doctrine et modèle idéologique dirigiste et collectiviste. Les travaux de
Jean-Luc Nancy découlent justement de l’interrogation au sujet de la fin du communisme comme philosophie du
vivre ensemble qui a occupé la scène un siècle durant. L’échec du modèle soviétique, partiellement suivi par
l’Algérie indépendante, ne pouvait qu’entraîner des bouleversements profonds à toutes les échelles de la société.
6
Roland BARTHES, Leçon inaugurale au collège de France, le 07 janvier 1977. URL :
http://ubu.com/sound/barthes.html, enregistrement écouté le 10 janvier 2011
4
Mouloud Feraoun, Le Fils du pauvre. En effet, à travers le traitement littéraire du thème de
l’appartenance à une communauté, celle des Kabyles en l’occurrence, autour de laquelle le
processus d’énonciation se structure, le discours du roman semblerait reprendre, aux fins de
s’y déprendre, un savoir déjà consigné par l’histoire et l’ethnologie coloniales. De manière
plus concrète nous dirions que très visiblement, ce texte investit la notion de la communauté
en partant d’une distanciation, d’une démarcation vis-à-vis d’un savoir historiciste portant sur
les Kabyles, qui serait à renverser. Ce renversement du savoir historique consisterait dans ce
texte d’une part à remettre en question, donc à marquer une rupture, et, d’autre part, à
construire, par le biais de la mimésis une nouvelle forme de savoir sur la communauté des
Kabyles.
Le savoir historique que le texte « fait tourner » ici concerne ce que l’historiographie
coloniale, appuyée sur des études scientifiques, l’ethnologie en particulier, mais aussi toute
une tradition littéraire dite exotique, a pu enseigner au sujet de la communauté des kabyles. Or
on sait que dans le contexte colonial, même les vertus de la science n’ont pas été épargnées
par la récupération idéologique et politique à des fins de domination et d’oppression. Et c’est
d’ailleurs à juste titre que la littérature algérienne de la période coloniale est désignée par la
critique sous le terme de « littérature de résistance », résistance à l’occupant, mais également
résistance au modèle sous lequel le colonisé est représenté.
a. Modalité de dire du vivre-ensemble
Récit autobiographique, ce petit texte qu’est Le Fils du pauvre nous attire en premier
lieu par son mode énonciatif complexe qui combine dans l’espace textuel, dans un jeu de
pronoms, une parole à la première personne du pluriel, nous, une parole à la première
personne du singulier, je, et une parole à la troisième personne du singulier, il. Se présentant,
à son début, comme une reconstitution véridique et authentique de l’enfance et de
l’adolescence d’un sujet, Fouroulou Menrad, c'est-à-dire d’une individualité,
(l’enfance
racontée est vécue dans un village kabyle des années 1910-1920), ce texte ne tarde pas à nous
surprendre par son ancrage immédiat dans une perspective collective : l’énonciation épouse
une forme plurielle en émanant d’une source elle aussi collective. La dimension collective de
l’instance énonciative est fixée tout d’abord par l’emploi du nous :
5
Nous, Kabyles, nous comprenons qu’on loue notre pays. Nous aimons même qu’on nous cache sa
vulgarité sous des qualificatifs flatteurs. 7
Du point de vue communicationnel, ce positionnement de l’énonciation n’est pas sans
évoquer une adresse, cette dernière serait à chercher dans le pôle du destinataire à qui le texte
semble n’être qu’une réplique, une réponse par la fiction à une interpellation de l’histoire. À
ce sujet, Charles Bonn, spécialiste de la littérature maghrébine de langue française, précise
que les écrivains algériens de la période de la guerre sont venus au monde des lettres suite à
« une sommation par l’histoire »8. La sommation à laquelle fait écho le procès de
l’énonciation dans ce texte est sans doute l’exigence et l’irréversible nécessité de se dire en
dehors du discours du dominant. Ce dernier, on le sait, s’est attelé durant la période coloniale
à forger et à entretenir un certain particularisme au sujet des Kabyles dont la finalité est moins
de mettre au jour un modèle de communauté idéal et idéalisable que de mettre les peuplades
colonisées en prise les unes avec les autres : c’est le fameux « diviser pour mieux régner »9.
Dans le texte de Feraoun, le sujet de l’énonciation ne s’expose en tant qu’individualité,
en tant que singularité, qu’après s’être exposé à travers la communauté dont il assume la
parole et partage la forme du « vivre-ensemble » pour reprendre le terme cher à Roland
Barthes. Cette situation de l’énonciation, nous pouvons la rapprocher de ce que Pierre Ouellet
définit, à partir du concept de co-énonciation, comme une « intersubjectivité en acte », c'est-àdire :
Dans les formes d’énonciation et ou de co-énonciation qui sous-tendent l’ensemble des discours,
toujours à la fois individuels et collectifs puisqu’on ne parle singulièrement que dans le langage d’une
communauté, qui nous précède et nous dépasse, nous obligeant ainsi à sortir de soi pour exister. 10
Or, et puisqu’il s’agit sans ambages d’un texte qui investit de bout en bout la notion de
communauté, à quel modèle de communauté l’expérience esthétique tend-elle à donner
naissance ici ?
7
Mouloud FERAOUN, Le Fils du pauvre, op. cit., p. 12.
Charles BONN, Le roman algérien contemporain de langue française: espaces de l’énonciation et productivité
des écrits, thèse de doctorat d’Etat, Université de Bordeaux 3, 1982.
9
Cette réalité historique a fait l’objet d’une analyse approfondie de la part de Christiane Achour dans son
ouvrage Abécédaires en devenir, idéologie coloniale et langue française en Algérie, Alger, ENAP, 1985.
L’auteur met l’accent sur la constitution de ce que l’on appelait à l’époque le « Mythe kabyle », inventé de toutes
pièces par le colonisateur pour des besoins de propagande colonialiste.
10
Pierre OUELLET, « Une esthétique de l’énonciation. La communauté des singularités », dans Tangence, n°
69, 2002, p. 19., URL : http://id.erudit.org/iderudit/008071ar), article consulté le 05 janvier 2011.
6
8
Pour répondre à cette question, il est primordial de tenir compte de la position de
l’énonciateur par rapport à l’objet de son énonciation. Cette position nous pouvons la dégager
par le biais du pacte de lecture que le texte institue avec son récepteur. À ce propos, nous
avons affaire à un pacte romanesque déguisé en un contrat de lecture fondé sur la véracité et
l’authenticité. En témoignent les indices textuels multiples d’une autobiographie très proche
du modèle classique défini par Philippe Lejeune. À ce moment-là, le lecteur est invité à
s’attendre à un récit d’événements dont l’existence est vérifiable dans la réalité de la vie de
l’auteur et celle de sa communauté d’appartenance. Or malgré cette authenticité apparente, le
discours esthétique ne manque pas de mêler réalité et fiction dans une écriture d’une
étonnante transparence. Mais le réalisme du texte nous oriente plus à nous intéresser à ses
modes énonciatifs et à sa manière de se saisir d’une communauté réelle, mais réinventée par
le discours esthétique, qu’à chercher à relever une quelconque communauté « fantasmée »,
comme par exemple celles dont parle Roland Barthes lorsqu’il évoque des œuvres de fiction
qui fantasment des formes de vivre-ensemble, parmi lesquelles figure la fameuse approche
idiorrythmique.
Le discours esthétique sur la communauté des Kabyles se singularise donc par sa
manière propre de l’arracher aux discours du savoir historique et ethnologique avant de la
faire réapparaitre sous un jour nouveau, une existence nouvelle.
En plus du fait que la voix de l’énonciateur se confond avec la voix de la communauté,
le texte nous introduit dans le cœur des traditions et mœurs kabyles. Une description
minutieuse du mode de vie des Kabyles, leurs habitations, leurs législations et leur modèle
économique nous est donc présentée. Le lecteur ayant connu la Kabylie ne trouvera pas dans
le texte grand-chose de nouveau à apprendre au sujet des Kabyles, tant ce qu’il rapporte est la
réalité même. L’enjeu est ailleurs dirait un lecteur averti. Il se situe en effet au niveau du
mode de dire et d’énoncer « la communauté des Kabyles » dans et par l’écriture.
b. Modèles idéologiques et écarts esthétiques
Pour caractériser le mode énonciatif et ses différents supports thématiques et
linguistiques, nous retiendrons trois niveaux de l’expérience esthétique que donne à lire ce
texte : le linguistique, l’ethnologique et le philosophique.
7
Le niveau linguistique
Le discours esthétique sur la communauté des kabyles s’exprime dans un idiome qui
n’est pas celui parlé par cette communauté-objet du discours. La langue française était celle
du dominant, du colonisateur, et à plus forte raison celle dans laquelle s’énonçait le discours
des savoirs desquels le texte de Feraoun se démarque. Nous sommes donc face à un contexte
linguistique qui requiert doublement la prise en compte de la notion de pouvoir en rapport
avec la langue, telle que la définit Roland Barthes dans sa leçon inaugurale au Collège de
France :
[…] mais la langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste, elle
est tout simplement fasciste, car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, mais d’obliger à dire. 11
Cette déclaration, considérée en rapport avec la situation de l’auteur du Fils du pauvre,
décrit de manière perspicace le poids de la langue comme instrument au service d’un pouvoir
antagonique et répressif. Mais Barthes ne met au jour la réalité oppressive de la langue que
pour mieux désigner l’importance de la littérature en ce qu’elle constitue un espace unique de
liberté à l’égard de la langue :
Les forces de liberté qui sont dans la littérature, bien entendu, ne dépendent pas de la personne civile,
de l’engagement politique de l’écrivain…mais du travail de déplacement qu’elle exerce sur la
langue. 12
Pour notre part, nous dirons qu’à sa manière, le texte de Feraoun opère un travail de
déplacement sur la langue du dominant par une série de techniques qui se rapportent à trois
modes particuliers. D’abord le bilinguisme qui permet de varier les codes et par conséquent
d’affecter le statut de prestige dont jouit le français à cette époque : les nombreuses
occurrences de termes kabyles et l’injection de l’oralité en sont les signes patents. Ensuite, le
recours à un genre littéraire occidental, le roman comme l’autobiographie, pour dire une
réalité et une communauté de culture et de tradition différentes. En dernier lieu, nous
retrouvons cette forme d’énonciation littéraire qui confond l’individuel et le collectif dans un
seul et même élan énonciatif.
11
Roland BARTHES, Leçon inaugurale au collège de France,
http://ubu.com/sound/barthes.html, enregistrement écouté le 10 janvier 2011.
12
Ibid.
le
07
janvier
1977,
URL :
8
Le niveau ethnologique
Nombre de lectures critiques du Fils du pauvre retiennent de ce texte sa dimension
ethnographique sans s’interroger suffisamment sur sa signification réelle. Comme nous
l’avons souligné plus haut, ce texte s’approprie une forme de savoir dite scientifique dans une
perspective esthétisante et modélisante : dans l’écriture, la communauté des Kabyles n’existait
que dans les limites et le modèle que lui ont conférés les écrits d’ethnologues occidentaux. Et
si ce texte investit le savoir ethnologique c’est justement pour réinventer esthétiquement,
c'est-à-dire par le biais de l’écriture, cette communauté dans un être nouveau par rapport à la
façon dont elle est présentée par les écrits antérieurs. Cette réinvention est accompagnée par la
définition d’une communauté sans clivage social, lorsque le narrateur déclare à la première
personne du pluriel :
En plus de cette origine commune ou identique, nous sommes tous de la même condition parce que
tous les Kabyles de la montagne vivent uniformément de la même manière. Il n’y a ni pauvres ni
13
riches.
Une telle assertion nous met en présence d’une vision de la communauté qui relèverait
de l’utopique tant l’idée d’une communauté immunisée contre toutes formes de clivages
politiques et sociaux était difficilement concevable sous la colonisation française.
Le niveau philosophique
Le discours humaniste dont recèle Le Fils du pauvre est devenu légion parmi un large
public de lecteurs et de critiques de divers horizons. Cette réputation, somme toute légitime au
regard d’un certain horizon d’attente, est pour nous l’effet d’une poétique propre à l’écriture
feraounienne. Cette dernière se distingue par la force de banalisation14 du monde qui ne
permet aucune forme d’idéalisation d’un modèle particulier de culture ou d’idéologie. En
effet, l’ancrage foncièrement ethnologique de l’écriture n’est nullement synonyme d’un
ethnocentrisme ou d’un communautarisme militants, mais simplement une écoute du fantasme
13
Mouloud FERAOUN, Le Fils du pauvre, op. cit., p. 15.
Farida BOUALIT parle à ce sujet d’« effet de banalité » de l’écriture dans La Terre et le sang, le deuxième
roman de Mouloud Feraoun, paru en 1953. Cf. L’écriture de l’insinuation et du trompe-l’œil de Mouloud
Feraoun, Synergies Algérie, n°13, 2011, p. 22.
14
9
universaliste égalitariste du reste très présent dans des contenus doctrinaux autres. Le texte ne
parle de la communauté que pour la faire advenir, la faire exister, non pas contre l’autre, mais
avec l’autre. Et à sa manière, ce texte donne à lire une communauté vivant ses désirs, ses
manques, ses blocages, son héritage, bref sa splendeur et sa misère, dans une expression des
plus démystificatrices, ordinaire ; et rappelons-le, cette démystification trouve son sens plein
et justifié quand on l’oppose au particularisme dans lequel le discours colonial avait entretenu
la Kabylie.
Ainsi, le texte semble faire écho à ce que soutient Roberto Esposito, quand il dit :
La communauté n’est pas une propriété, un plein, un territoire à défendre et à isoler de ceux qui n’en
15
font pas partie. Elle est un vide, une dette, un don.
Mouloud Feraoun, questionné sur son projet d’écriture dans cette œuvre, déclarait :
« Il est bon que l’on sache que les Kabyles sont des hommes comme les autres »16. C’est une
déclaration qui renvoie à ce que Pierre Ouellet nomme « ethos discursif ». Ce dernier, écrit
Ouellet,
n’a pas à voir seulement avec un acte ou un agir, serait-il langagier ou communicationnel, mais aussi
et peut-être surtout avec une disposition ou un état d’esprit, qui n’est pas un pathos ou une émotion au
sens strict, tel la colère ou l’enthousiasme, mais une manière d’être ou un état d’âme dans lequel nous
17
plonge notre attitude à l’égard de ceux dont on parle ou à qui l’on parle lorsqu’on prend la parole.
Sur un plan plus pragmatique, nous dirions pour notre part que cette déclaration de
Feraoun, qui renvoie à ce qu’Ouellet nomme « disposition », une disposition d’esprit, n’était
pas sans charge symbolique en ces temps de violence coloniale. En effet, dans le contexte de
cette époque, le discours sur la communauté, aussi innocent qu’il puisse paraitre, véhiculait
toujours un message idéologique et marquait par là même un geste militant qui ne manque pas
d’être considéré comme revendicatif.
15
Cité par Pierre OUELLET, « Une esthétique de l’énonciation. La communauté des singularités », art. cit., p.
14.
16
Mouloud FERAOUN, Entretien avec Maurice Monnoyer, « L’Effort algérien » du 27 février 1953.
17
Pierre OUELLET, « Une esthétique de l’énonciation. La communauté des singularités », art. cit., p. 22.
10
2. LE ROMAN ALGERIEN CONTEMPORAIN ET LA VISION DE LA COMMUNAUTE
Le roman algérien francophone continuera à investir la notion de la communauté au
lendemain de l’indépendance. Et le second texte qui nous intéresse ici appartient à cette
période contemporaine où le discours esthétique fait échos aux nouvelles préoccupations
politiques et socioculturelles du pays. Il fait également écho, à notre avis, à la crise
idéologique ayant accompagné le déclin du communisme et des systèmes collectivistes qui en
découlaient. De ce fait, la question du vivre-ensemble se trouve au centre du roman.
L’honneur de la tribu, un titre évocateur de la question de la communauté, est un texte qui
met en scène une communauté imaginaire car racontée sous forme d’un conte oral qui
mélange le fantasmatique, l’historique, le politique et le social. C’est le récit de la fondation et
de la dislocation d’un village dénommé Zitouna, qui vit à l’écart du monde extérieur, pour
reprendre les mots mêmes du narrateur. L’histoire de ce village est donc contée depuis sa
fondation par l’ancêtre jusqu’aux temps actuels, c'est-à-dire au temps de l’indépendance
algérienne. La personne qui prend en charge la narration étant elle-même membre de la
communauté des Zitounis, l’énonciation épouse alors la forme plurielle, collective, à la
manière du Fils du pauvre, avec notamment l’emploi du nous comme personne narrative.
Cette communauté est représentée dans trois phases importantes de son existence : la
fondation par les ancêtres, l’âge d’or de la tribu puis son déclin et sa dislocation. Elles
correspondent aux trois étapes essentielles qui retracent l’histoire légendaire des royaumes et
dynasties du reste très présentes dans les récits oraux et les mythes.
a. Le mythe fondateur
Le récit de la fondation de la tribu de Zitouna se fait par le moyen d’un discours qui
s’appuie sur la dérision comme mode principal de la parole narrative. Issue de l’éparpillement
de la communauté originaire suite à une défaite face à des ennemis extérieurs, la tribu de
Zitouna sera présentée dans sa constitution dans un contexte historique nouveau qui la somme
à renoncer à toutes ses glorioles et à tout son prestige passés. Autrefois membres d’une
communauté forte et prestigieuse, les premiers hommes qui fondent Zitouna sont contraints
de s’établir en « retrait du monde civilisé ». Ignorant jusqu’à l’existence de l’électricité, les
habitants de Zitouna mènent leur vie suivant les injonctions du patriarche qui a préconisé
11
« l’indifférence » comme garantie « immunisante » contre toute menace d’une nouvelle
dislocation de la tribu qui viendrait de l’extérieur. Le discours fondateur du Saint est prononcé
quelques jours avant sa mort. Il dit, en s’adressant à la population des premiers arrivés sur le
lieu où sera bâti le village :
Nous sommes non seulement devenus les plus faibles, mais aussi les plus vulnérables. Notre existence
est plus fragile que la vie d’un enfant qui vient de naitre et que le premier mal peut emporter…Oui,
nous sommes bien parvenus au terme du voyage. C’est ici qu’il faut vous établir. Ce lieu de la
désolation comme vous dites, personne ne viendra vous le disputer. Vous allez vous y installer, vous
fermer au monde et resserrer vos liens, oublier ce qui vous sépare au profit de ce qui vous
rapproche…inutile d’élever autour de vous de hauts murs d’enceinte…Vos meilleurs remparts seront
votre solidarité et votre foi. Vous n’admettrez ni n’agresserez les étrangers, vous contentant de les
18
laisser glisser sur la carapace de votre indifférence.
Cette attitude mise en exergue par le moyen d’une parole d’autorité, celle de l’ancêtre,
prête à des questionnements tant sur l’image qu’elle pourrait inspirer chez le lecteur que sur le
ton et la rhétorique auxquels recourt le discours du roman. La première question qui nous
interpelle est celle de savoir quel sens on pourrait donner à ce récit qui s’appuie sur les
techniques du conte oral afin de raconter la fondation d’une communauté dont l’existence
s’inscrit pourtant dans les temps modernes, c'est-à-dire à une époque où l’écriture s’appuie
essentiellement sur la documentation, support fondamental pour dire le monde représenté
dans le texte. Le recours à l’oralité engendre un effet de dérision dont le premier résultat est le
renversement du schéma traditionnel qui consacre le mythe fondateur dans une perspective
glorificatrice des origines. Dès lors c’est toute la charge d’ironie du titre du roman qui se
donne à lire : en lisant le roman, le titre apparaitra comme une antiphrase dont le sens
véritable renvoie au « déshonneur » de la tribu de Zitouna, sa défaite et sa perte dans un
monde nouveau marqué par l’uniformisme et le monolithisme idéologique et économique
imposés de l’extérieur. Dans le texte, l’origine de ces corps étrangers qui menacent l’unité de
la communauté est à peine voilée : il s’agit sans ambages du colonialisme, de l’impérialisme,
du capitalisme et du socialisme, des modèles idéologiques tous désignés comme responsables
de l’attitude des habitants de Zitouna marquée par cette indifférence collective.
Dès lors le texte de R. Mimouni tend vers la question du devenir de la communauté à
l’ère des grandes puissances économiques et militaires et des révolutions technique et
culturelle. Comme l’illustre le cas de Zitouna, ce devenir est problématique et implique des
transformations et des stratégies d’adaptation et de préservation de la communauté.
18
Rachid MIMOUNI, L’Honneur de la tribu, op. cit., p. 40-41.
12
b. Renoncement à l’idéal de communauté : seul modèle de communauté
possible ?
Face à ce monde au sein duquel il ne subsiste ni gloire ni fierté d’appartenir à une
entité quelconque, le dernier rempart avant la disparition totale de la communauté est
l’indifférence au monde extérieur, un sentiment qui n’est pas sans rappeler celui de l’absurde
qui se trouve au centre des préoccupations philosophiques dont A. Camus a fait un
programme philosophique et littéraire.
La communauté des Zitounis ne cesse de subir les assauts des forces extérieures mais
qui finiront toutes par se glisser sur « la carapace de l’indifférence » des villageois. Cette
indifférence collective à l’égard de l’étranger devient le crédo sur lequel se bâtira la
communauté des Zitounis. Ainsi pendant la guerre de libération nationale, Zitouna et ses
habitants ne prennent aucun parti pour les deux acteurs du conflit : ni pour les Français qui ont
installé un casernement sur les hauteurs du village ni pour les maquisards pour lesquels aucun
enthousiasme n’est exprimé. L’histoire qui se déroule sous leurs yeux se fait sans eux, elle
finira par se faire contre eux car après la libération du pays, Zitouna subira l’entreprise de
dislocation dont le processus s’entamera avec l’implantation de la préfecture au cœur du
village.
La forme du « vivre-ensemble » que le discours esthétique décrit à travers le village de
Zitouna rappelle avec insistance les clichés et les stéréotypes convoqués dans le discours
social pour qualifier les formes d’existence dites anachroniques, désuètes : « vivre hors du
temps », « vivre coupé du monde », et « vivre en archaïque », « conscience anachronique »,
etc. sont les premiers commentaires tous faits que suggèrerait la vue du village de Zitouna.
Or justement il ne s’agit pas d’une attitude inconsciente, innocente. Elle a exactement l’aspect
d’un choix concerté et adopté communément par les membres de la tribu. Signalons à ce sujet
que toutes les tentatives du nouveau pouvoir politique pour « civiliser » cette tribu butent
toujours sur le refus obstiné des villageois à épouser le mode de vie moderne. Cette
obstination ne peut être de ce fait qu’une manière de refuser toute forme d’autorité et de
domination venue de l’extérieur.
C’est ainsi que cette « carapace de l’indifférence » enseigne aux habitants de Zitouna
la vanité du monde moderne avec son cortège de modes et d’habitudes aliénantes et les
conforte dans leur « généreuse humanité ». Nous citons quelques scènes qui illustrent la
« morale » que renferme l’attitude des habitants de Zitouna.
13
Le maire du village, Mohamed, lui-même membre de la communauté, désigné d’office
par la préfecture pour jouer ce rôle, va à la rencontre des étrangers, des Russes, envoyés au
village pour lancer des chantiers de construction. Il leur déclare sur un ton solennel :
N’ayez crainte, nous n’allons pas vous fusiller ni trancher vos jolies têtes blondes. La défaite
ancestrale nous força à remiser au rayon de nostalgie notre bellicisme suranné. Notre pays, avec le
recouvrement de sa souveraineté, a cru nécessaire de s’ouvrir au monde. Il accepta de commercer avec
des gens aussi pâles que vous et qui portent plus haut que leur honneur le montant des profits réalisés.
(…) Nous avons déjà eu à éprouver votre efficacité, et nous déplorons notre vulnérabilité. Nous vous
accueillons avec l’amère conscience que vous profiterez de notre hospitalité pour pervertir notre
univers (…) mais vous-mêmes, aujourd’hui impitoyablement triomphants, pour retrouver votre âme,
aurez à refaire à reculons ce chemin de généreuse humanité qui nous a laissés désarmés. De nos
défaites et renoncements, nous avons forgé une morale qui nous aide à vivre plus haut que votre
confort. 19
Cette scène nous introduit dans l’un des axes sémantiques les plus forts du roman, à
savoir la déconstruction des systèmes idéologiques d’aliénation, capitaliste et socialiste. Le
discours esthétique met le doigt aussi sur les multiples violences portées à la culture
traditionnelle, ancestrale, au nom d’une modernité à « quatre pattes », dévoratrice et
destructrice. L’allégorie du néocolonialisme est à l’œuvre dans ce texte. Elle se construit à
travers le scepticisme des habitants de Zitouna à l’encontre de tout ce qui incarne l’aliénation
par la modernité. Cette idée nous renvoie à la réflexion de Pierre Zima au sujet de
l’indifférence romanesque chez les auteurs existentialistes tel Camus et Sartre. Selon Pierre
Zima, cette indifférence est « un élément critique, dans la mesure où elle permet de
démasquer un sociolecte qui refuse de reconnaitre la crise des valeurs et du langage dont il est
en partie responsable »20.
C’est ainsi que tous les produits de cette modernité seront déclassés, dé-fétichisés par
le discours du narrateur, depuis les produits de consommation jusqu’à la langue écrite en
passant par le penchant mercantiliste, signe d’une perversion de l’univers traditionnel.
Georgeaud, l’épicier du village, un ancien émigré, représente le type perverti par le nouveau
commerce :
Comme les civilisés s’installaient de plus en plus nombreux, Georgeaud s’adapta rapidement à la
nouvelle demande, combien lucrative. Il s’approvisionna en ces paquets aux couleur criardes qui
s’obstinaient à cacher ce qu’ils contenaient pour n’en donner qu’une image impalpable et froide,
19
Ibid., p. 136.
Pierre.V. ZIMA, L’indifférence romanesque, Sartre, Moravia, Camus, Ed. Etudes Sociocritiques, Université
Paul Valéry, Montpellier, 1998, p. 53-54.
14
20
inaugurant ainsi l’ère de l’escroquerie généralisée, qui incitait les gens à préférer l’ombre à la
proie ».21
Deux pages plus loin, l’épicier est décrit dans sa totale décrépitude morale :
L’arrogance de Georgeaud croissait à hauteur de son chiffre d’affaire et nous découvrîmes à quel
point son exil étranger lui avait perverti l’âme. 22
L’aliénation de l’Algérien moderne, puisque c’est de l’Algérie qu’il s’agit dans ce
texte, est décrite jusque dans sa soumission au pouvoir envahissant de la langue des étrangers,
celle des roumis (les Français). Le narrateur énonce au sujet des employés de
l’administration :
Il leur arrivait de perdre des heures à débattre de pures abstractions […] Pour eux, rien n’avait
d’existence avant qu’il fût traduit en signes. Ils ignoraient le fait le plus évident, la vérité la plus
irréfutable, les témoignages les plus crédibles pour prêter foi à d’incompréhensibles et dérisoires
gribouillis. 23
La troisième phase de l’existence de Zitouna renvoie au moment de sa dislocation, son
effritement et sa disparition. Cette phase coïncide, comme sous l’effet d’un destin qui échappe
à la volonté des hommes, avec la mort de la plupart des dignitaires de la tribu. Les traditions
délaissées par les jeunes, tombés sous le charme de la modernisation rampante, le village est
reconfiguré dans sa totalité avec l’implantation de bâtisses modernes, et comme signe ultime
de la disparition du village, la destruction de la place au figuier et la mort de l’arbre ancestral.
Le récit de la tribu de Zitouna s’achève sur une évocation de la place aux figuiers et de
ses arbres qui, jadis, s’élevaient comme des esprits protecteurs, et aujourd’hui disparus sous
l’effet de l’impitoyable machine de la modernité. Ainsi, tout le processus narratif s’accorde à
l’idée que la fin de la tribu de Zitouna devient imminente au moment où l’indifférence
salvatrice préconisée par l’ancêtre cède la place à l’intérêt et à la séduction suscités par l’ordre
de la modernité.
Récit d’une forme de vivre-ensemble qui s’en va et d’un modèle de vivre-ensemble
qui s’installe, le texte de Mimouni nous renvoie de manière frappante à la condition humaine
dans sa forme contemporaine marquée par l’échec aussi bien de l’individualisme que du
collectivisme comme modes d’organisation sociale et communautaire.
21
22
23
Rachid MIMOUNI, L’Honneur de la tribu, op. cit., p. 173.
Ibid., p. 175.
Ibid., p. 172.
15
Le choix, dans le texte, de la mise en confrontation de deux modèles de communauté
antagoniques fonctionne comme une manière de mettre au jour les blocages et les limites du
premier et les violences et dérapages du second. Le discours du roman semble signifier que
les limites et l’anachronisme du modèle de Zitouna n’a d’égal que la sauvagerie et
l’inhumanité du nouveau modèle qui a réussi à le disloquer.
Entre les deux nous retrouvons la question du devenir qui reste sans réponse sinon une
note finale, celle sur laquelle se termine le roman, timidement optimiste qui fonctionne
comme la réponse à une question sous forme d’une autre question, ouverte. Le narrateur,
après avoir fini son histoire, sent sa fin approcher et invite son interlocuteur à une dernière
interrogation :
Viens, sortons, allons faire quelques pas dehors. Regarde, le soleil est en train de se coucher. Si tu
avais su ma langue, tu n’aurais pas manqué de me demander de te montrer la place aux figuiers. Elle
est là, devant nous. Les arbres ont disparu. Une étrange maladie a rongé la base de leur tronc, et un
jour de grand vent ils se sont écroulés, toujours enlacés, comme d’éternels amoureux. Tout aussi
solidaire fut notre existence. Les racines sont toujours vivaces. Vois les jeunes pousses qui prennent.
24
Survivront-elles ?
Le roman, l’histoire de la tribu de Zitouna, se termine sur la vue d’un vestige qui
témoigne d’une forme du vivre-ensemble dévastée par cette « étrange maladie » que la
modernité a apportée avec elle.
Au terme de notre réflexion, nous voudrions rappeler à partir de ces deux figures de la
littérature algérienne, la place centrale qu’occupe, au sein de cette littérature, la question du
commun pour reprendre l’expression de Jean-Luc Nancy25. En plus de ce constat sur la
permanence de la question de la communauté dans le roman algérien de langue française,
rappelons les deux aspects marquants de l’évolution dans le traitement de cette question.
Nous avons pu souligner à travers l’exemple du Fils du pauvre que le discours
romanesque se saisit de la réalité du colonisé pour mettre en scène un modèle de communauté
débarrassé de la vision
hiérarchisante de
l’idéologie dominante, et ce, dans un élan
humaniste qui s’appuie sur le local certes, mais dans une perspective universelle. La tendance
à l’universalité que véhicule le texte de Feraoun est illustrée par la représentation d’un monde
dé-conflictualisée, où le propos d’apparence régionaliste et grégaire laisse entrevoir le
véritable projet de l’auteur : plutôt que de vivre pour l’autre ou contre l’autre, c’est aspirer à
24
Ibid., p. 215-216.
Jean-Luc NANCY, La pensée est le réveil du sens, entretien avec Nicolas TRUONG, in Philosophie magazine
N° 13, le 01 octobre 2007. URL : http://www.philomag.com/article,entretien,jean-luc-nancy-la-pensee-est-lereveil-du-sens,465.php, article consulté le 20 février 2011.
16
25
vivre avec l’autre. Cette dernière optique constitue actuellement un des principaux champs de
la réflexion sur la communauté et le vivre-ensemble.
Cette aspiration à l’harmonie universelle entre les peuples que l’on retrouve chez
Feraoun cèdera la place à un discours plutôt centré sur la violence portée à l’idéal
communautaire : c’est du moins le ton que donne à lire le roman de Mimouni. Ce dernier
repose dans son texte la question de l’universalité afin de mettre en avant non pas ce que
gagnerait la communauté en s’ouvrant au monde extérieur mais plutôt ce qu’elle perdrait. Le
renversement de la question de l’universalité et de l’humanisme sert un projet idéologique et
esthétique : celui de consacrer littérairement la fin d’une ère, d’un modèle de communauté et
l’avènement d’un nouvel ordre dont les prémices était déjà visibles en Algérie à partir du
début de la période d’ouverture sur le monde « moderne » qui a suivi la chute du modèle
socialiste et collectiviste. Le procès de l’écriture dans le roman de Mimouni consacre
également la fin d’une littérature, celle connue dans les années cinquante, dont Mouloud
Feraoun est l’un des représentants majeurs. C’est une littérature dont les traits dominants sont
la traditionnalité et l’affirmation de soi du colonisé.
Le roman algérien contemporain portera la marque d’une communauté qui souffre, se
déchire et se cherche. Nous en voulons pour preuve les multiples fresques romanesques
traitant de la violence sous toutes ses facettes26 (terrorisme, guerre, conflit idéologique, etc.).
En témoignent également les nombreux romans qui traitent de la problématique de l’exil et
des harragas27. Ce dernier phénomène, relativement récent en Algérie, ne cesse de prendre de
l’ampleur et constitue un thème qui suscite de plus en plus l’intérêt des romanciers. Il est
également un sujet d’écriture que l’on pourrait traiter en rapport avec l’idée de la communauté
et les nouvelles images qu’en donnent des œuvres de plus en plus nombreuses.
Boualem Belkhis, Nourredine Bessadi (Université Mouloud Mammeri, Tizi-Ouzou)
Pour citer cet article :
Boualem Belkhis, Nourredine Bessadi, « La Communauté en devenir à travers le roman
algérien de langue française », actes de la journée d’études « Pouvoirs de la littérature,
modèles de la communauté » (Groupe Phi/CELLAM), publié le 16/03/2012 [en ligne], URL :
http://www.cellam.fr/?p=2568.
26
L’écrivain à succès Yasmina KHADRA et l’un des écrivains algériens qui ont consacré dans leurs textes la
problématique de la violence et du terrorisme.
27
Harragas est un terme de l’arabe populaire qui signifie « ceux qui grillent » et désigne les émigrés clandestins.
17
Bibliographie :
BARTHES, Roland, Leçon inaugurale au collège de France, le 07 janvier 1977,
http://ubu.com/sound/barthes.html. Enregistrement audio écouté le 10 janvier 2011.
BONN, Charles, Le roman algérien contemporain de langue française : espaces de
l’énonciation et productivité des écrits, thèse de doctorat d’Etat, université de Bordeaux 3,
1982.
BOUALIT, Farida, L’écriture de l’insinuation et du trompe-l’œil de Mouloud Feraoun,
Synergies Algérie, n°13, 2011,
URL : http://ressources-cla.univfcomte.fr/gerflint/Algerie13/boualit.pdf
FERAOUN, Mouloud, « Entretien avec Maurice Monnoyer », in L’Effort algérien du 27
février 1953.
FERAOUN, Mouloud, Le fils du pauvre, 1ère édition, Le Puy, Cahiers du Nouvel Humanisme,
1950. [Seconde édition : Le Seuil, 1954].
MIMOUNI, Rachid, L’Honneur de la tribu, Alger, Edition Laphomic, 1990.
NANCY, Jean-Luc, « La pensée est le réveil du sens », entretien avec Nicolas TRUONG, in
Philosophie magazine, N° 13, le 01 octobre 2007,
URL : http://www.philomag.com/article,entretien,jean-luc-nancy-la-pensee-est-le-reveil-dusens,465.php, article consulté le 20 février 2011.
OUELLET, Pierre, « Une esthétique de l’énonciation. La communauté des singularités », in
Tangence, n° 69, 2002, URL : http://id.erudit.org/iderudit/008071ar. Article consulté le 05
janvier 2011.
ZIMA, Pierre, L’indifférence romanesque, Sartre, Moravia, Camus, Montpellier, Ed. Etudes
Sociocritique, Université Paul Valéry, 1998.
18