Revue Algérienne des Sciences du Langage
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Coordination scientifique Berghout Noudjoud Bedjaoui Wafa Numéro 1 ISSN 2507-721X Avril- 2016 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 Conseil scientifique de la revue Pr .TALEB IBRAHIMI Khaoula (U. Alger 2), Pr. AIT DAHMANE Karima (U. Alger 2), Pr. ASSALAH- RAHAL Safia ( U.Alger 2), Pr. AMOKRANE Saliha (U.Alger2), Pr. AMOURAYECHE Essafia (U.Alger 2), Pr. GHETTAS Chérifa (U. Alger 2) Pr. KARA Attika (ENSBouzaréha), Pr. KEBBAS Malika (ENS-Bouzaréha), Pr. AREZKI Abdenour ( U.Bejaia), Pr. MORSLY Dalila (U. Angers), Pr. LOUNICI Assia (U. Alger 2), Dr. BEDJAOUI Meriem (U.Alger 3)m Pr. BENHOUHOU Nabila (ENSBouzaréha), Pr.BENRAMADANE Farid (U.Mostaganem), Pr. KHENNOUR Salah (U. Ouargla), Pr. ELHAKIM Elweya (U. Ain Chams- Egypte), Dr. BEDJAOUI Wafa (U. Alger 2), Dr. AMMOUDEN M’hand ( U. Bejaia), Dr. BEKTACHE Mourad (U.Bejaia), Dr. BERGHOUT Noudjoud (U.Alger2), Dr. BESTANDJI Nabila (U. Alger 2), Dr. SEBIH Réda (U.Bouira), Dr. TAIBI MAGHRAOUI Yamina ( U. Mostaganem), Dr. DJERROUD Kahina (U. Alger 2), Dr. BOUSSIGA Aissa (U. Bouira), Dr. BECETTI Ali (ENS Bouzaréha), Dr. BENALDI Hassiba (U.Alger 2), Dr. GRINE Nadia (U.Alger 2), Pr. SEBANE Mounia (U. Mascara), Dr. HADJARAB Soraya (U. Batna), Dr. AMRANI Salima (U.Batna), Dr. BOUMEDINI Belkacem (U.Mascara),Dr. BOUMEDINE Farida (Alger 2), Dr. BENALDI Hassiba (U.Alger 2), , Dr. STAMBOULI Meriem (U.Mostaganem), Dr. MOULAEK Kaci (U.Tizi-Ouzou), Dr. RIHANI Lazhari, Dr. ZELLAL Nassim, Dr. OUTALEB-PELLE Aldjia (U.Tizi-Ouzou), Dr. HEDID Souheila (Constantine 1), SADOUNI Rachida (U.Alger 2), Pr. LEGROS Denis ( U. Paris 8). Comité de lecture du N°1 BENALDI Hassiba, BOUMEDINE Farida, HEDID Souheila- BOUMIDINI Belkacem, BEDJAOUI Wafa, BERGHOUT Noudjoud, SEBANE Mounia, TEMIM Dalida, TAIBI MAGHRAOUI Yamina, BEDJAOUI Meriem. 1 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 Sommaire Avant-propos…………………………………………...……………………2 Le nom propre comme indicateur risible SADOUDI Oumelaz et MEBAREK Taklit…………………………………5 Diversité linguistique et culturelle entre le système vocalique du français et celui du parler belabesien emprunté au français. Etude de cas KACEMI Abbassia ……………………………………………………… ..24 Le dialogue romanesque, un genre à multiple fonctions discursives et narratives MBOW Fallou………………………………………………….…………..35 Football, religion et peinture murale : trois principaux jalons du combat identitaire à Bejaia SEGHIR Atmane…………………………………………………………….……..…57 La langue arabe et les apprentis-traducteurs LAHLOU Hassina……………………………………………………...…..74 2 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 Avant propos Ce premier numéro varia de la RASDL est le fruit de la collaboration de 6 chercheurs spécialisés en sciences du langage. Les contributeurs se sont surtout intéressés à des problématiques différentes. Ces problématiques traitent les thématiques suivantes : SADOUDI Oumelaz et MEBAREK Taklit ouvrent le recueil en s’interrogeant sur un aspect du nom propre qui est peu traité: le nom propre comme indicateur risible. Ainsi, dans cet article, il s’agit tout d’abord de répertorier, ensuite de décrire et d’expliquer le fonctionnement d’un corpus de blagues riche et varié selon les différentes dimensions de manipulation et d’exploitation du nom propre. KACEMI Abbassia montre que le parler belabesien est un parler plurilingue, qui combine entre l’arabe dialectal, l’arabe standard et le français. L’usage du français dans ce parler relève de l’alternance codique à cause des emprunts à cette langue. Cet usage est la caractéristique des locuteurs francophones n’ayant pas une maitrise de la langue. Le français influence ainsi ce parler par l’introduction des lexies dans la communication des belabesiens. Et ces mêmes lexies prennent des formes du système vocalique arabe. Cette influence dépasse le linguistique et atteint le culturel, et ceci par le brassage des deux cultures tant réunies depuis le colonialisme. Dans sa contribution, MBOW Fallou montre que le dialogue du roman moderne diffère de celui du roman classique par les caractéristiques liées à son insertion dans la trame narrative où il assume diverses fonctions, qui dans la tradition du roman était assignée à la narration pure. La rupture se trouve aussi dans le fait que pour beaucoup d’auteurs les dialogues relevaient quelque peu du superflu. Les romanciers alternent dans le roman discours du narrateur et dialogues des personnages avec, cependant, une nette prééminence des scènes dialoguées. Il est désormais question dans le roman de faire figurer le dialogue comme unité discursive s’intégrant à l’ensemble narratif. Les descriptions ainsi que les parties proprement narratives qui étaient beaucoup plus nombreuses se sont vues remplacées par les scènes dialoguées qui sont souvent des « scènes validées » de type conversationnel ou des « scénographies » au sens de Dominique Maingueneau et qui, en quantité, occupent parfois la quasi totalité des textes. SEGHIR Atmane a pour objectif d’explorer les mécanismes passionnels des minorités ethniques, il s’est penché sur le sport le plus populaire au monde, 3 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 le football, car les passions que celui-ci déchaîne sont exploitées généralement au profit de ferventes contestations socio-identitaires. Certains le considèrent comme une religion à part entière au moment où les autres voient en lui un néo-paganisme exubérant. Il a essayé d’analyser sémiotiquement les différents symboles que ses supporters ultra s’approprient pour afficher ou réclamer leur appartenance identitaire. Grâce à une approche interdisciplinaire, englobant la sémiotique, l’anthropologie et la phénoménologie, il a constaté que l’interculturalité pouvant enrichir l’expérience minoritaire s’avère impossible à enraciner dans les mentalités des amateurs de cette équipe qui se prennent pour les seuls conservateurs de la culture ancestrale berbère. Quant LAHLOU Hassina, elle met en avant l’importance de la langue arabe dans l’apprentissage du processus de traduction. Pour ce faire, elle présente son expérience d’enseignante de traduction en essayant d’appréhender la question sous plusieurs ongles théoriques. Donc, le point de départ de ces recherches était de soumettre à discussion quelques points de réflexion dans le domaine des Sciences du langage en mobilisant des outils théoriques et méthodologiques s’inscrivant dans une dialogique complexe et réflexive. Noudjoud BERGHOUT Alger, le 24-04-2016 4 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 Le nom propre comme indicateur risible SADOUDI Oumelaz MEBAREK Taklit U-Bejaia Résumé L’idée que le nom propre soit un indicateur rigide (Kripke) est, particulièrement, répandue en linguistique. Cet article expose un autre aspect du nom propre qui est peu traité: le nom propre comme indicateur risible. Ainsi, dans ce travail, nous allons tout d’abord répertorier, ensuite décrire et expliquer selon les différentes dimensions de manipulation et d’exploitation du nom propre faisant rire, en nous appuyant sur un corpus de blagues riche et varié. Les blagues constituent des textes humoristiques produits par un large public. Elles forment un carrefour important de plusieurs éléments, à savoir l’imaginaire, les croyances et les traditions populaires. Dans ces blagues, le nom propre est le joker du blagueur, il le décortique, le tire de tous les côtés et le connecte aux éléments cités ci-dessus dont le but est de faire rire. Enfin, cet article synthétise les principaux procédés humoristiques exploités par les blagueurs pour faire du nom propre un indicateur risible, dans les blagues contemporaines les plus répondues sur les sites, les blogs, les forums et dans les livres recueils de blagues. Summary The idea that the proper noun is a rigid indicator (Kripke), is particularly widespread in linguistics. This article presents a new aspect of the proper noun: the proper noun as an indicator of laugh. Moreover, my article identifies, describes and explains the different dimensions of the proper noun according to its manipulation and investment by the laughter who focuses on a collection of rich and varied jokes. The jokes are humorous texts produced by a wide audience. They form an important crossroad of several elements, namely the imaginary, beliefs and popular traditions. In these jokes, the proper noun is the joker of the laughter who dissects it and pulls it from all sides. He also connects the abovementioned elements in order to make people laugh. 5 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 Finally, this article summarizes the main humorous processes run by laughers to make the proper noun a laughable indicator in the most contemporary jokes' sites, blogs, forums and jokes books' collections. Introduction Dans cet article, nous rassemblons les blagues exploitant les noms propres sous différentes dimensions au niveau phrastique (linguistique) et au niveau supra-phrastique (discursif), sous différentes thématiques : « M. et Mme ont un fils », « M. et Mme ont une fille », « Un jour Dieu ordonna/demanda » et sous différentes formes discursives : scénarios, récits, question-réponse drôle, etc. Pour les blagues extraites du recueil Jean Peigné « La grande encyclopédie 2010 des histoires drôles », nous référons, pour chaque blague, au titre de ce recueil par « G.E. » de J.P., puis nous mentionnons le numéro de la blague (N°) et le numéro de page (P). Quant aux blagues extraites du recueil de Laurent Gaulet « L’officiel de l’humour 2012 + de 1500 blagues, devinettes, bêtisiers 100 % inédits », nous précisons, pour chaque blague, le titre de ce recueil par « O. H. » de L.G., puis nous mentionnons le numéro de page (P). À la différence de Jean Peigné, Laurent Gaulet a organisé les blagues de son recueil par thèmes, mais étant donné qu’ils sont légèrement longs, nous avons préféré ne pas les mentionner. En définitive,concernant les blagues extraites du site internet Blague Info, nous indiquons, seulement, son adresse électronique duquel sont extraites :« http://www.blague.info/ ». Il est à noter que nous avons repris les blagues telles qu’elles sont inscrites dans les livres et sites recueils, sans apporter de modifications, ni de corrections. Ces dernières sont transcrites ou orthographiées à partir d’un code oral et d’un registre de langue familier au plan phonétique, lexical et syntaxique. Voire encore, nous notons, la présence d’un vocabulaire ʺvulgaireʺ (mots triviaux, gros mots, jurons, blasphèmes, etc.). 1. Exploitation du nom propre au niveau phrastique 1.1. Blagues « M. et Mme ont un fils » et « M. et Mme ont une fille » Les énoncés ou les formules « M. et Mme ont un fils » et « M. et Mme ont une fille » constituent une forme de situation initiale dans ce type de blagues.Nous illustrons nos propos par les exemples suivants : « Il était une fois, Monsieur et Madame X (nom de famille) ont un fils xX (prénom+nom de famille). C’est comme si le nom propre raconte un fait, et ce dernier se limite au nom propre lui-même. Autrement dit, dans ce type de blagues, le 6 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 nom propre annonce une histoire dans laquelle lui seul fait objet de la totalité de cette dernière. Ces blagues sont à base d’un procédé que nous pourrions formuler ainsi : « M. et Mme expression X ont un fils qui s’appelle prénom x » ou « M. et Mme expression X ont une fille qui s’appelle prénom x ». Elles imposent le schéma de lecture suivant :« prénom+Nom de famille = expression de l’usage populaire », c’est-à-dire relier entre le prénom du fils ou de la fille et son nom de famille qui est dans la majorité des cas inventé par antonomase ou il s’agit d’un pseudonyme et dans peu de cas, il s’agit de vrai nom propre (patronymes, toponymes, noms de marque) ou encore d’un nom propre composé d’un patronyme et d’un nom commun (ou d’une suite graphique identifiable par homophonie à un nom commun), etc. Laurent Gaulet recense dans son recueil 102 blagues sous la thématique« M. et Mme ont un fils » et « M. et Mme ont une fille » 49 blagues « M. et Mme ont un fils » (de la page 57 à la page 61)et 53 blagues « M. et Mme ont une fille » (de la page 273 à la page 278) qui sont toutes classables dans cette catégorie,toutefois nous nous contentons d’en citer que seulement 22. 1.1.1. Blagues « M. et Mme ont un fils » Prénom (de garçon) + paronyme (par homophonie et antonomase) = expression de l’usage populaire (par homophonie et antonomase au deuxième degré) 1-« O. H. » de L.G. p.57 M. et Mme Daisinfo ont un fils. Comment l’appellent-ils ? Yvan (Il vend des infos) Dans cette blague, prénom + patronyme (inventé), Yvan+Daisinfo [ivɑ̃ dezɛ̃fɔ] donne l’énoncé suivant : Il vend des infos [il vɑ̃ dezɛ̃fɔ]. 2-« O. H. » de L.G. p.58 M. et Mme Douadanlabouche ont un fils. Comment l’appellent-ils ? Medhi (Mes dix doigts dans la bouche) Dans cette blague, prénom + patronyme (inventé), Medhi Douadanlabouche[medidwadɑ̃ labuʃ] donne l’énoncé suivant : Mes dix doigts dans la bouche [me dis dwadɑ̃ la buʃ]. 7 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 Prénom (de garçon) + patronyme = expression de l’usage populaire (par homophonie et antonomase) 3-« O. H. » de L.G. p.58 M. et Mme Douyai ont un fils. Comment l’appellent-ils ? Denis (Deux nids douillets) Dans cette blague, prénom + patronyme, Denis Douyai [denidujɛ] donne l’énoncé suivant :Deux nids douillets [dø ni dujɛ]. Douyai est un patronyme. Prénom (de garçon) + pseudonyme= expression de l’usage populaire (par homophonie et antonomase) 4-« O. H. » de L.G. p.58 M. et Mme Funmari ont un fils. Comment l’appellent-ils ? Amédée (A mes défunts maris) Dans cette blague, prénom + pseudonyme, Amédée Funmari [amededifɛ̃mari] donne l’énoncé suivant : À mes défunts maris [a me difɛ̃ mari]. Funmari est un pseudonyme (Facebook). 5-« O. H. » de L.G. p.60 M. et Mme Heunitaite ont un fils. Comment l’appellent-ils ? Yannick (Y’a ni queue ni tête) Dans cette blague, prénom + pseudonyme, Yannick Heunitaite [yanikønitɛt] donne l’énoncé suivant : Y’a ni queue ni tête [ya ni kø ni tɛt]. Heunitaite est un pseudonyme (face book). Prénom (de garçon)+ nom propre composé = expression de l’usage populaire (par homophonie et antonomase) 6-« O. H. » de L.G. p.57 M. et Mme Airtonpull ont un fils. Comment l’appellent-ils ? Paul (Polaire, ton pull) Dans cette blague, prénom + nom propre composé (Nom de marque+nom commun), Paul +Airtonpull [pɔlɛʀtɔ̃pуl] donne l’énoncé suivant : Polaire, ton pull [pɔlɛʀtɔ̃pуl]. Airton est un nom de marque de climatiseur. 7-« O. H. » de L.G. p.57 M. et Mme Aranjepa ont un fils. Comment l’appellent-ils ? Sam (ça m’arrange pas !) 8 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 Dans cette blague, prénom + nom propre composé (pseudonyme+ pa*),Sam+Aranjepa [samaʀɑ̃ ʒpɑ] donne l’énoncé suivant : ça m’arrange pas ! [samaʀɑ̃ ʒpɑ]. Arenje est un pseudonyme (Facebook). Prénom (de garçon) + patronyme = expression de l’usage populaire (par homophonie et antonomase) 8-« O. H. » de L.G. p.58 M. et Mme Diobète ont un fils. Comment l’appellent-ils ? Ali (Ah, l’idiot bête !) Dans cette blague, prénom + patronyme (inventé), Ali +Diobète [alidjobEt] donne l’énoncé suivant : (Ah, l’idiot bête !) [ɑ, lidjobɛt]. 9-« O. H. » de L.G. P57 M. et Mme Hébaite ont un fils. Comment l’appellent-ils ? Hamid (Ami des bêtes) Dans cette blague, prénom + patronyme (inventé), Hamid Hébaite [amidebɛt] donne l’énoncé suivant : Ami des bêtes [ami de bɛt]. Prénom (de garçon)+ nom de marque= expression de l’usage populaire (par homophonie et antonomase) 10-« O. H. » de L.G. p.57 M. et Mme Apar ont un fils. Comment l’appellent-ils ? Jacques (J’accapare) Dans cette blague, prénom + nom de marque,Jacques+Apar [Gakeapar] donne l’énoncé suivant : J’accapare [ʒakapaʀ]. Apar est une enseigne d’une régie publicitaire. A-par est un nom de marque de désinfectant. Prénom (de garçon)+ toponyme = expression de l’usage populaire (par homophonie et antonomase) 11-« O. H. » de L.G. p.58 M. et Mme De Lamin ont un fils. Comment les appellent-ils ? Thierry, Henri, Marc (Thierrry Henry marque de la main) Dans cette blague, prénom + toponyme, Thierry, Henri, Marc+DeLamin [tjriɑ̃ ʀimaʀkdə la mɛ̃] donne l’énoncé suivant : Thierrry Henry marque de la main [tjriɑ̃ ʀimaʀkdə la mɛ̃]. De Lamin est un, toponyme, village de Gambie. 9 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 Prénom (de garçon)+nom propre composé = expression de l’usage populaire (par homophonie et antonomase) 12-« O. H. » de L.G. p.57 M. et Mme Atréto ont un fils. Comment l’appellent-ils ? Edouard (Elle doit rentrer tôt) Dans cette blague, prénom + nom propre (a*+ toponyme), Edouard +Atréto [edwaRdatreto] donne l’énoncé suivant : (Elle doit rentrer tôt)[ɛldwaʀɑ̃ tʀe to]. Treto est un toponyme d’une région d’Espagne. Prénom (de garçon)+pseudonyme= expression de l’usage populaire (par homophonie et antonomase) 13-« O. H. » de L.G. p.58 M. et Mme Dirondel ont un fils. Comment l’appellent-ils ? Denis (Deux nids d’hirondelles) Dans cette blague, prénom + pseudonyme, Denis Dirondel [dənidiʀɔ̃dɛl] donne l’énoncé suivant : Deux nids d’hirondelles [dø ni diʀɔ̃dɛl]. Dirondel est un pseudonyme (Facebook). 1.1.2. Blagues «M. et Mme ont une fille » Prénom (de fille) + patronyme (par homophonie et antonomase) = expression de l’usage populaire (par homophonie et antonomase au deuxième degré) 14-« O. H. » de L.G. p.273 M. et Mme Aihensuisse ont une fille. Comment l’appellent-ils ? Hélène (Elle est née en Suisse) Dans cette blague, prénom + patronyme (inventé), Hélène Aihensuisse [elEneɑ̃ ssɥis] donne l’énoncé suivant : Elle est née en Suisse [ɛl ɛ ne ɑ̃ sɥis]. 15-« O. H. » de L.G. p.273 M. et Mme Baskettelles-Sonhou ont une fille. Comment l’appellentils ? Aimée (Et mes baskets, elles sont où ?) Dans cette blague, prénom + patronyme (inventé), Aimée BaskettellesSonhou [emebaskEtɛlsɔ̃u] donne l’énoncé suivant : Et mes baskets, elles sont où? [emebaskEt, ɛlsɔ̃ u]. Prénom (de fille) + toponyme = expression de l’usage populaire (par homophonie et antonomase) 10 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 16-« O. H. » de L.G. p.274 M. et Mme De Cadix ont une fille. Comment l’appellent-ils ? Abel (La Belle de Cadix) Dans cette blague, prénom + toponyme, Abel De Cadix [abɛldəkadix] donne l’énoncé suivant : La Belle de Cadix [la bɛldəkadix]. La provincede Cadix est l'une des huit provinces de la communauté autonome d'Andalousie, dans le sud de l'Espagne. Sa capitale est la ville de Cadix. Prénom (de fille) + pseudonyme = expression de l’usage populaire (par homophonie et antonomase) 17-« O. H. » de L.G. p.273 M. et Mme Aikoation ont une fille. Comment l’appellent-ils ? Line (L’inéquation) Dans cette blague, prénom + nom propre de site, Line Aikoation [lin ekwasjɔ̃] donne l’énoncé suivant : L’inéquation [linekwasjɔ̃]. Aikoation est un nom d’un site internet chinois et Line est un nom d’une application multiplateforme de messagerie. Prénom (de fille) + nom propre composé = expression de l’usage populaire (par homophonie et antonomase) 18-« O. H. » de L.G. p.273 M. et Mme Avantou ont une fille. Comment l’appellent-ils ? Prudence (Prudence avant tout) Dans cette blague, prénom + patronymes, Prudence Avantou [pʀydɑ̃ savɑ̃ tu] donne l’énoncé suivant : Prudence avant tout [pʀydɑ̃ savɑ̃ tu]. Deux antonomases dont nous ne savons pas qui est dérivé de qui Avant tout ‒ Avantou et prudence ‒ Prudence, AvantouetPrudence sont des patronymes. Prénom (de fille) + patronyme (par homophonie et antonomase) = expression de l’usage populaire (par homophonie et antonomase au deuxième degré) 19-« O. H. » de L.G. p.274 M. et Mme Dikoidaija ont une fille. Comment l’appellent-ils ? Emma (Elle m’a dit quoi déjà ?) 11 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 Dans cette blague, prénom + patronyme (inventé), Emma Dikoidaija [emadikwadeʒa] donne l’énoncé suivant : Elle m’a dit quoi déjà ? [ɛl ma di kwadeʒa]. Prénom (de fille) + pseudonyme = expression de l’usage populaire (par homophonie et antonomase) 20-« O. H. » de L.G. p.274 M. et Mme Dipachair ont une fille. Comment l’appellent-ils ? Déborah (Des beaux radis pas chers) Dans cette blague, prénom + pseudonyme, Déborah Dipachair [deboRadipaʃɛR] donne l’énoncé suivant : (Des beaux radis pas chers) [de boʀadipɑʃɛʀ]. Déborah Dipachair est un pseudonyme (facebook). Déborah est un prénom. Prénom (de fille) + nom propre composé populaire (par homophonie et antonomase) = expression de l’usage 21-« O. H. » de L.G. p.274 M. et Mme Diosidmapar ont une fille. Comment l’appellent-ils ? Emma, Kelly (Eh, mais quelle idiotie de ma part !) Dans cette blague, prénom + nom propre composé, Emma, Kelly Diosidmapar [emakElidiosidmapaR] donne l’énoncé suivant : (Eh, mais quelle idiotie de ma part !) [e, mɛkɛlidjɔsidə ma paʀ]. Mapar est une, enseigne, maison d’édition. 22-« O. H. » de L.G. p.275 M. et Mme Gnorance de Mapar ont une fille. Comment l’appellent-ils ? Sophie (Sauf ignorance de ma part…) Dans cette blague, prénom + nom propre composé, Sophie Gnorance de Mapar [sofiɳɔʀɑ̃ sdəmapaʀ] donne l’énoncé suivant : (Sauf ignorance de ma part…) [sofiɳɔʀɑ̃ sdə ma paʀ]. Mapar est une maison d’édition. 1.2. Blagues « Un jour Dieu ordonna/demanda » Dans cette catégorie de blagues, l’auteur exploite les noms propres de célébrité qui se prononcent comme des verbes et qui expriment un acte perlocutoire ou encore une expression allusive au verbe : Nom propre→Verbe (conjugué au présent et du passé simple du mode indicatif). Laurent Gaulet recense dans son recueil 72 blagues, sous la thématique « Un jour Dieu…» de la page 369 à la page 374, elles sont toutes classables dans cette catégorie, nous nous contentons, seulement, d’en citer12. 12 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 -Patronyme exprimant un verbe conjugué (au présent/passé simple) o Actes perlocutoires 23-« O. H. » de L.G.p.369 Un jour Dieu demanda à Bruce de huiler le pont du bateau et de hisser les voiles, et depuis Bruce Willis. Bruce Willis [ɥilis] / huile et hisse (huiler et hisser) [ɥil e is]. Bruce Willis est un acteur et un producteur de cinéma américain. 24-« O. H. » de L.G.p.371 Un jour Dieu demanda à Mona de lire, et Mona Lisa. Mona Lisa/lisa [liza]. Mona Lisa, « La Joconde », ou Portrait de Mona Lisa, est un tableau de Léonard de Vinci. o Expressions allusives 25-« O. H. » de L.G.p.369 Un jour Dieu apprit à Philippe à faire des créneaux, et depuis Philippe Manœuvre. Philippe Manœuvre/manœuvre (manœuvrer) [manœvʀ]. Philippe Manœuvre est un critique musical, éditorialiste et journaliste dans la presse écrite, un animateur d'émissions de télévision et de radio francophones et un scénariste de bandes dessinées. 26-« O. H. » de L.G.p.369 Un jour Dieu chatonna une chanson à Fred, et depuis Fred Astaire. Fred Astaire/ à se taire [a sətɛʀ], Fred à (ne pas) se taire. Frederick Austerlitz, dit Fred Astaire, est un danseur, compositeur de cinéma, acteur et chanteur américain. -Patronyme exprimant un énoncé (syntagme verbal) o Actes perlocutoires 27-« O. H. » de L.G.p.370 Un jour Dieu demanda à Johnny d’avoir une idée, et maintenant Johnny Hallyday. Johnny Hallyday [a lide]/Johnny al’idée. Jean-Philippe Smet, dit Johnny Hallyday, est un chanteur, compositeur et acteur français. 28-« O. H. » de L.G. p.370 Un jour Dieu demanda à Lewis de mettre le ton, et Lewis Hamilton. 13 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 Hamilton/ a mis le ton [a mi lətɔ̃]. Lewis Carl Davidson Hamilton MBE, est un pilote automobile britannique, double champion du monde de Formule 1, en 2008 et en 2014. o Expressions allusives 29-« O. H. » de L.G.p.369 Un jour Dieu construisit une maison pour la famille de Bama, et depuis on connaît tous la Barack Obama. Barak Obama/baraque au Bama [baʀak o bama]. Barack Hussein Obama II, communément appelé simplement Barack Obama, est un homme d'État américain. 30-« O. H. » de L.G. p.370 Un jour Dieu nous ordonna d’étudier Tony, et depuis on connaît tous Tony Parker. Tony Parker [tɔnipaʀkœʀ] /[tənepaʀkœʀ] Tony (tenez) par Coeur. Tony Parker, de son nom complet William Anthony Parker II, est un joueur international français de basket-ball évoluant au poste de meneur. -Prénom divisé en surnom et verbe (au présent/passé simple) o Actes perlocutoires 31-« O. H. » de L.G.p.370 Un jour Dieu demanda à Mara de donner, et Maradona. Maradona/ Mara donna [maRadɔna]. Diego Maradona de son vrai nom Diego Armando Maradona, est un ancien footballeur international argentin devenu entraîneur. 32-« O. H. » de L.G.p.371 Un jour Dieu demanda à Ziné de dîner, et depuis Zinedine. Zinedine/ Ziné dîne [zinedinə]. Zinédine Yazid Zidane, communément appelé Zinédine Zidane est un footballeur international français. o Expressions allusives 33-« O. H. » de L.G.p.371 Un jour Dieu demanda de tuer Zani, et Panzani ! Pan/pend (pendre) Zani [pɑ̃ zani]. Panzani est la marque no 1 des pâtes alimentaires en France et no 2 en Europe. 14 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 34-« O. H. » de L.G. p.371 Un jour Dieu demanda à Mozart de venir, et Mozzarella. Mozzarella/ Mozart est là [mɔzaREla]. Mozzarella est un nom de marque de fromage à pâte filée d'origine italienne à base de lait de vache. 2. Exploitation du nom propre au niveau supra-phrastique En général, le nom propre en soi ne fait pas rire.De même le jeu de mot antonomase, procédé qui consiste à prendre un nom propre pour un nom commun ou l’inverse, en soi ne fait pas rire, mais sa force humoristique s’éveille par le contexte discursif pertinent donnant ainsi au nom propre une fonction double : nom propre/nom commun ; nom commun/nom propre, par le texte de la blague. 35-« G.E. » de J.P. N°1492/P452 Le professeur est en retard, et les élèves de cinquième font un chahut épouvantable. Alerté, le surveillant général rapplique et trouve la classe sens dessus dessous. ― Qu’est-ce que ce chantier ? Qui a fait ça ? Je veux que les coupables aient le courage de se dénoncer, sinon vous serez tous punis ! Un élève lève la main. ― C’est moi qui ai lancé de l’encre sur les murs… Un autre lève le doigt à son tour. ― C’est moi qui ai jeté de la craie dans le couloir… Puis un troisième. ― C’est moi qui ai jeté du bois par la fenêtre… À ce moment-là la porte s’ouvre et un gamin entre, couvert de poussière, les vêtements déchirés, les genoux en sang. ― D’où sort -il celui-là ? S’écrie le surveillant général. Donnez-moi votre nom ! ― Dubois… Cette blague est construite autour de la dérivation du nom propre Dubois (comme Duval, Dumont,…) à partir du nom commun bois. Cette relation lexicalecrée une ambigüité sémantique : Dubois (patronyme)/ du bois (syntagme nominal). Cette dernière assure à la blague deux interprétations possibles est dont la deuxième est inattendue et surprenante (jeter un garçon par la fenêtre), dans le contexte de l’école. 15 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 36-« G.E. » de J.P. N°560/P166 Un homme rencontre un copain qu’il n’a pas revu depuis plusieurs mois et qui était au chômage. ― Alors ? As-tu trouvé du travail ? ― Ne m’en parle pas, répond l’autre. J’avais réussi à décrocher un emploi à Limoges, au bout d’un mois ils m’ont limogé. Ensuite j’ai trouvé une place à Vire, quinze jours plus tard je me suis fait virer. Après ça, j’ai été embauché à Lourdes, dix jours après on m’a lourdé. Et hier, on m’a proposé un boulot à Castres. Alors là, j’ai tout de suite dit non ! Cette blague est construite autour du champ dérivationnel, inventé par le blagueur, entre noms propres de lieux (toponymes)etverbes de la langue usuelle, dans le modèle toponyme + er →Verbe ; chant + er →chanter ; travail + er → travailler, etc. L’auteur s’appuie sur leurs formes identiques ou proches entre des noms propres de régions françaises et des verbes : Limoges - limoger ; Vire - virer ; Castres - castrer. À partir de cette ressemblance entre les trois verbes et les trois régions l’auteur développe l’histoire du chômeur qui cherche du travail. 37-« G.E. » de J.P. N°1334/P407 Un Belge décide d’emmener sa famille en voiture en Angleterre en prenant le ferry-boat à Calais. Il franchit la frontière franco-belge, et kilomètre plus loin, sur le bord de la route, il voit le panneau indiquant : PAS DE CALAIS. Alors il fait demi-tour. Cette blague est construite autour de deux toponymes Calais / Pas de Calais et sur l’interprétation littérale du deuxième par rapport au premier, par exemple : Pas de Calais = il n’y a pas de Calais. Calais est une ville, du nord de la France, située dans le département du Pas de Calais, sur le détroit du Douvres. EtPas de Calais est un détroit séparant la Grande-Bretagne de la France et reliant la Manche à la mer Noir. 38-« G.E. » de J.P. N°929/P274 16 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 William vient d’épouser une jeune Belge, Caroline. Ils partent en voyage de noces et arrivent à l’hôtel pour leur première nuit. Après avoir récupéré leurs clés, ils cherchent leur chambre. Caroline s’arrête devant une chambre et dit : ― Oh, regarde !... Comme c’est émouvant !... Ils ont mis nos initiales sur la porte ! ― Mais non… C’est la porte des toilettes ! Cette blague est à base de l’affection du sigle wc du mot anglais water-closet pour William et Caroline. 39-« G.E. » de J.P. N°1088/P329 Un Suisse qui parle tout seul, c’est un monologue. Deux Suisses qui discutent, c’est un dialogue. Trois Suisses, c’est un catalogue. La stratégie discursive de cette blague est pertinente, car elle fait apparaître une suite semblable et logique dont la chute piège l’attente du lecteur : Trois suisses (nom de catalogue) / trois locuteurs suisses. Le suffixe « -logue » (discours) et les préfixes « mono- » (un, seul), « dia- » (deux ou plus), mais catalogue vient du latin « catalogus » (livre, brochure). 40-« G.E. » de J.P. N°490/P146 Un de ses amis demande à un homme politique nommé Albert Rare : ― Le jour où tu disparaitras, quelle inscription souhaiterais-tu sur ta tombe ? ― Ces simples mots : Ci-gît un politicien honnête. Rien d’autre. ― Mais s’il n’y a pas de nom, personne ne saura qu’il s’agit de toi… ― Bien sûr que si. Tous les gens qui liront ça diront : « c’est rare ! » Cette blague est construite autour de l’interférence entre deux interprétation possibles et dont la deuxième est inattendue : rare (adverbe) / Rare (nom propre) ; « c’est rare ! » (expression) / c’est Rare (c’est présentatif). 17 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 L’expression c’est rare sert à exprimer quelque chose d’exceptionnel et de jamais vu, d’insolite. C’estest un présentatif qui sert à présenter quelqu’un ou quelque chose, par exemple, c’est Albert, etc. 41-« G.E. » de J.P. N°1721/P513 Un couple de Belges visite Paris, et ils font bien sûr la classique promenade en bateau-mouche. À un moment donné le guide dit : ― Nous passons actuellement sous le Pont-Neuf… Et deux minutes plus tard, alors qu’ils approchent du pont suivant, le Belge dit à sa femme : ― Maintenant, Germaine, on va passer sous le pont dix… Cette blague est construite autour de l’interférence entre Pont-Neuf comme nom propre et comme syntagme nominal (neuvième pont), qui donne à cette blague deux interprétations et dont la dernière est illogique. 42-« G.E. » de J.P. N°374/P113 Un couple belge part en vacances en France avec la voiture et la caravane. Alors qu’ils viennent de passer Saint-Quentin, le conducteur tend la carte routière à son épouse en lui demandant : —Tu peux me dire ce qu’il y a après Saint-Quentin ? —Pas besoin de carte, chéri ! C’est cinquante-deux… Cette blague est, sur le même principe que la blague précédente, à base d’un jeu de mots par enchaînement homophonique et puis par antonomase : SaintQuentin [sɛkãtɶ] (toponyme)/ cinquante et un [sɛkãteɶ] (adjectif numéral). 3. Exploitation des propriétés symboliques Au niveau sémiotique le blagueur exploite le pouvoir symbolique de la représentation que marque et véhicule un nom propre. Il contribue ainsi à transformer et à détruire la représentation symbolique d’une identité ou d’un pouvoir quel qu’il soit : politique, religieux, économique, etc. 18 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 En général, les blagues insultes conditionnent et relient au nom propre, comme marqueur d’une identité quelle qu’elle soit ; politique, ethnique, culturelle et religieuse, une (ou des) représentation (s) généralement discriminatoire(s), indigne(s) et dévalorisante(s), à travers l’environnement discursif et référentiel de la blague. Il est à noter que les blagues à base de stéréotypes identitaires règnent dans toutes les cultures. De même les blagues blasphèmes traitent et touchent à toutes les religions, sans exception. Du fait qu’il reste impossible de citer toutes ces blagues, nous avons opté pour les plus consacrées par l’usage. 3.1. Blagues à base de stéréotypes identitaires 43-« http://www.blague.info/» Comment reconnaît-on un Belge dans un aéroport? C'est le seul qui donne du pain aux avions. Comment reconnaît-on un avion belge dans un aéroport ? C'est le seul qui mange le pain!! 44-« O. H. » de L.G. p.342 Brice Hortefeux demande à Claude Guéant : - Tu connais la différence entre les Arabes et les spermatozoïdes ? - Non … - Ils arrivent en nombre et il n’ya qu’un qui bosse ! 45-« O. H. » de L.G. p.344 Brice Hortefeux à Claude Guéant : - Tu connais la différence entre une hirondelle et un Arabe ? - Non… - L’hirondelle vole pour émigrer et l’Arabe émigre pour voler ! 46-« http://www.blague.info/» Un homme se balade dans Central Park à New York. Soudain, il voit un petit Bull attaquer une petite fille. Il se précipite, attrape le chien et finit par le tuer, sauvant ainsi la gamine. Un policier qui vu la scène arrive et lui dit : 19 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 - Vous êtes un héros. Demain, tout le monde pourra lire à la une des journaux :″Un courageux New-yorkais sauve la vie d’une enfant″ - L’homme répond : mais je ne suis pas de New-York! - Eh bien on lira : - ″Un courageux Américain sauve une petite fille…″ - Mais… je ne suis pas Américain ! - Et qu’est-ce que vous êtes alors ? - Je suis Pakistanais. Le lendemain, les journaux titraient : ″un extrémiste islamiste massacre un chien américain sous les yeux horrifiés d’une petite fille.″ 47-« G.E. » de J.P. N°826 /p237 À présent, aux États-Unis, ils ont trois héros : ─ Superman, quisurvoleles tours, ─ Spiderman, qui les escalade, Et ─ Musulman qui les traverse ! 48-« http://www.blague.info/» Un Juif malade va voir son toubib, qui ne lui donne plus que six mois à vivre. Il va en voir un autre: idem. Finalement, il rencontre un copain qui lui conseille un guérisseur. Il va le trouver et le guérisseur lui fait: pschitt, pschitt, avec la main sur la tête du patient, puis il dit: Voilà, vous êtes guéri, cela fera 1500 francs! Le Juif répond: OK! Il prend son portefeuille, fait pschitt, pschitt dessus avec la main et dit au guérisseur: Voilà, vous êtes payé! 49-« http://www.blague.info/» Deux Corses sont couchés en train de faire la sieste chacun sur un banc. L'un d'eux ayant un œil ouvert par mégarde aperçoit un billet de 500 Euros sur le sol. Il dit à l'autre: - Oh dis-donc regarde ça : un coup de vent et on était riche ! Le nom propre se présente à la fois comme un condensé et comme un marqueur d’une identité. De même les noms communs désignent une appartenance ethnique, culturelle et religieuse. Les blagues contribuent aux conditionnements des caractères et des jugements de valeur à une ethnie, à 20 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 une nation et à un peuple, une fois consacrées par l’usage elles deviennent des automatismes de pensée, des étiquettes (jugements, clichés et stéréotypes). Par exemple, les Blondes sont molles, stupides et obsédées par l’activité sexuelle, les Belges sont naïfs et bêtes, les Juifs et les Écossais sont des radins et des avares, les Arabes sont des voleurs, les Musulmans sont des terroristes, les Corses sont des paresseux, etc. 3.2. Blagues à base d’insultes et de blasphèmes 50-« http://www.blague.info/» Un curé rencontre une jeune femme, dans un quartier chaud qui porte une pancarte marquée "Jésus" il la félicite et se réjouit que les jeunes portes à nouveau attention à la religion. La jeune femme va voir sa copine et lui demande : - Tu es sûr que ça s'écrit comme ça je suce ? Les blagues blasphèmes se caractérisent par la présence, surtout de noms propres de Dieu, de noms propres de prophètes‒ et en général de noms propres sacrés présents dans les textes religieux, par rapport à toutes les religions‒ d ans des textes drôles traitant des thématiques sexuels et ou scatologiques, voire encore la manipulation des noms propres sacrés pour ressortir l’aspect sexuel et ou scatologique, comme c’est le cas de la blague ci-dessus. Conclusion En guise de conclusion, nous rappelons que les noms propres exploités dans les blagues‒ voire dans les blagues « M. et Mme ont un fils » ou « M. et Mme. ont une fille » et les blagues « Un jour Dieu demanda/ordonna à … »‒ sont dans la plupart des cas des noms propres de célébrités, des noms de marque, des enseignes et des logos de produits industriels et des pseudonymes de compte électroniques comme Facebook, sites, forums et blogs disponibles sur Internet. Le jeu de mots le plus exploité dans les blagues nom propre est l’antonomase :nom propre→ nom commun/expression ;expression/ nom commun→ nom propre. Les expressions les plus populaires et familières sont exploitées et transcrites sous forme de nom propre de personne (patronyme) ou de pseudonyme. 21 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 Suite à l’analyse de catégories de blagues exploitant les propriétés phoniques, sémiques, référentielles et symboliques des noms propres au niveau phrastique et au niveau discursif. Nous remarquons, qu’au niveau phrastique, les blagues sont très courtes, sous forme de phrases et de syntagmes.Par contre au niveau discursif, elles sont un peu plus longues sous forme de récits, de scénarios, de textes, etc.Les blagues exploitant le nom propre au niveau phrastique par antonomase sont les blagues : - « M. et Mme ont un fils », « M. et Mme ont une fille » sous le modèle Prénom de garçon ou de fille + antonomase (expression→ patronyme) ou patronyme = antonomase (expression→ nom propre) ; -« Un jour, Dieu ordonna/demanda » sous le modèle Dieu ordonna/demanda à + prénom de célébrité (ou nom de marque) + de + verbe actionqu’exprime son patronyme par homophonie (calembour phonique). Au niveau discursif, les blagues exploitent à la fois les noms propres par antonomase en les entourant d’environnements discursifs etréférentiels, créant ainsi deux interprétations opposées (comme nom propre et comme nom commun), mais possible par le texte de la blague. Quant au niveau sémiotique, d’un côté les blagues exploitentles stéréotypes et les jugements de valeur, généralement discriminatoires,en les accrochant à des noms propres relatifs à une identité sociale ou culturelle. De l’autre côté,elles manipulent les lettres des noms propres sacrés relatifs à une religion,pourles désacraliser, en ressortissantl’aspect ʺscatologiqueʺ ou ʺsexuelʺ. Bibliographie - KRIPK, Paul, 1980. Naming and Necessity, Harvard University Press,trad. fr. de P. Jacob et F. Récanati (1982). La logique des noms propres, Paris, Les éditions de Minuit, coll. « Propositions ». - GAULET, Laurent, 2011. L’Officiel de l’humour 2012 + de 1500 blagues, devinettes, bêtisiers 100% inédits, France, Editions FIRST. - PEIGNE, Jean, 2010. La grande encyclopédie 2010 des histoires drôles, Paris, Editions de Fallois. 22 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 - SADOUDI, Oumelaz, 2010. Comment dire c’est faire « rire » ? Approche pragmatique, mémoire de Master2 Sciences du langage, sous la direction de Mme TaklitMebarek, université de Bejaia, 126p. - Site recueil de blagues « Blague info », surhttp://www.blague.info/, (Consulté le 20/01/2015). 23 disponible Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 Diversité linguistique et culturelle entre le système vocalique du français et celui du parler bilingue de la région de Sidi Bel Abbes KACEMI Abbassia U- Sidi Bel Abbes Résumé Le parler belabesien est un parler plurilingue, qui combine entre l’arabe dialectal, l’arabe standard et le français. L’usage du français dans ce parler relève de l’alternance codique à cause des emprunts à cette langue. Cet usage est la caractéristique des locuteurs francophones n’ayant pas une maitrise de la langue. Le français influence ainsi ce parler par l’introduction des lexies dans la communication des belabesiens. Et ces mêmes lexies prennent des formes du système vocalique arabe. Cette influence dépasse le linguistique et atteint le culturel, et ceci par le brassage des deux cultures tant réunies depuis le colonialisme. Abstract The belabesien talk is a multilingual talk, which combines between colloquial Arabic, standard Arabic and French. The use of French in this talk falls code switching and a lot more because of borrowing this language. This use made of French speakers not having a command of the language. But the appearance of French influences this talk on the one hand by the introduction of lexical items in communicating belabesiens. And these same lexical items are forms of Arabic vowel system. This influence goes beyond the fact that it is the fact that it is language and this culture by the mixing of two cultures as collected since colonialism. Connue par sa diversité linguistique, le paysage sociolinguistique de l'Algérie est caractérisé par la coexistence de plusieurs variétés linguistiques, produit de son histoire et de sa géographie. La situation en Algérie est assez diversifiée et complexe. Ceci dit, la langue algérienne est un brassage de plusieurs langues comme l’arabe, l’amazigh, le français, le turc et l’espagnol. Et toute région de l’Algérie est connue par un parler spécifique à cette région. Notre choix se porte sur la région de Sidi Bel Abbes, une ville de l’Oranie situé à l’ouest algérien. 24 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 Le parler des belabesiens est l’arabe dialectal qui est considéré comme la langue maternelle de la majorité de la population belabesienne, il n’est pas intégré dans les institutions d’enseignement / apprentissage. En effet, son apparition se limite à des contextes sociaux informels, ayant un statut de langue vernaculaire, non officielle et non enseignée. Son statut lui offre la possibilité d’influencer et de se faire influencer par d’autres langues, plus précisément, d’une part par l’arabe standard où émergent certains faits de langue tels que les emprunts ; on cite à titre d’exemple le contact de l’arabe dialectal et l’arabe standard qui donne lieu à une situation de diglossie en Algérie en général : arabe dialectal / arabe standard, et d’autre part l’influence par le français sujet de notre travail et qui donne lieu à une situation d’emprunt, de variation linguistique et alternance codique. Cette influence linguistique entrainée par l’usage du français dans le parler de tous les jours des Algériens en général conduit à l’émergence d’un discours alternatif que le locuteur belabesien produit dans une situation de communication donnée, et qui reste très fréquent dans un même énoncé. Notre corpus est le résultat d’une enquête micro- sociolinguistique, pratiquée sur des locuteurs de la ville de Sidi Bel Abbes parce qu’en effet, comme est le cas dans les 48 villes algériennes, Sidi Bel Abbes offre un panorama assez riche en matière de plurilinguisme qui se manifeste comme étant un aspect conflictuel entre ces différentes langues. Cette situation ne manque pas de susciter des interrogations quant au devenir des langues et du français dans cette région. En effet, d'un point de vue sociolinguistique, la pratique de l'alternance codique est un acte volontaire et individuel et les déclencheurs de cette pratique discursive chez les Algériens sont aussi nombreux que variés et complexes : (déficit lexical touchant les échanges verbaux des locuteurs, recours aux sujets interdits, poids de l'habitude, l'ensemble des contraintes sociologiques et situationnelles contribuant à l'émergence de cette pratique langagière). Ainsi, le recours au code switching est parfois obligatoire, notamment dans certaines situations de communication où les locuteurs évoquent des sujets tabous ou interdits. Dans de telles situations, le français va intervenir, d'une part, pour éviter un éventuel blocage communicatif, d'autre part, s’il s'agit, d'une stratégie expressive d'évitement. Le recours à la langue française dans certains cas peut produire un effet un peu particulier chez le locuteur et peut créer une autre attitude chez l'interlocuteur (Attabi, 2012). 25 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 L’influence des langues étrangères n’est pas simplement linguistique mais aussi culturelle. Ainsi l’emprunt linguistique « est un phénomène social qui reflète l'influence culturelle exercée par une société sur l'autre. Les relations économiques, politiques et culturelles qui serpentent entre les communautés contribuent à l'échange linguistique entre les États, en particulier à travers des échanges culturels de toutes sortes qui, à son tour, tirez l'incorporation d'éléments d'une langue à l'autre » (Le Poder, 2012). Cette combinaison entre les deux langues datte depuis le colonialisme français. Le parler belabesien prend de plus en plus de mots de la langue française ; ceci est vrai dans beaucoup de domaines, dont le domaine culturel, économique et d’autres. L’emprunt étant donc un phénomène social qui reflète l’influence culturelle exercée par une société sur une autre, le cas de l’influence du français sur le parler algérien. Les relations d’ordre politique, économique et culturel qui se tissent entre les communautés contribuent aux échanges linguistiques entre les Etats, notamment à travers d’échanges culturels de tous types qui, à leur tour entrainent l’incorporation d’éléments d’une langue dans une autre. Problèmes liés l’orthographe L’emprunt se fait entre deux systèmes linguistiques différents, l’une est écrite et orale, et l’autre est seulement orale ; ce qui peut causer des problèmes liés à l’orthographe. Parmi ces problèmes, les accents graphiques pour les emprunts. Il est d’ailleurs fort courant de voir notés les accents dans une variante et pas dans l’autre (ex : « tricinti » et (électricité), « bagnio » et (baignoire), « frigidire/ frigidaire » ou « frigo » et(réfrigérateur). Dès lors, il peut y avoir confusion entre plusieurs mots qui auraient la même orthographe sans accent. Et pour résoudre ce problème, l’étymologie à le pouvoir de démontrer l’origine de l’emprunt surtout qu’il y a une diversité de langues que le dialecte algérien a emprunté par relation aux entités de nations qui sont passées par le territoire algérien, mais avec ce cas d’emprunt le problème ne peut être déterminé. Ces différences s’énoncent au niveau de la prononciation, même si le mot emprunté est pris sans une hybridation ou déformation comme c’est le cas dans les exemples précédents, comme dans les exemples suivants : « kartabe » pour dire (cartable), « bisse », pour (bus), « fi rouge/ vi rouge » pour le (feu rouge) Nous constatons que ces termes empruntés subissent des changements phonétiques de quelques phonèmes, comme : 26 Revue Algérienne des Sciences Du Langage - N°1 Effacement du « l » dans cartable avec [kartab] Changement du « u » [y] dans bus, avec [bis] Changement du « eu » [ø] dans feu, avec [fi] Changement du « f » dans feu, avec [vi] Ce parler connait aussi des dérivations. Ce procédé dérivationnel use de suffixes, préfixes et infixes (Cheriguen, 2002 : 257-258) qui sont en nombre limité et fini et que les usagers d’une langue ont intériorisé de telle sorte qu’une dérivation néologique (relativement nouvelle) se perçoit comme pouvant relever de leur vocabulaire passif. Les préfixes, suffixes et infixes sont donc le seul niveau invariant parfaitement reconnu que peut offrir le lexique. On comprend alors pourquoi l’emprunt, dés qu’il atteint la phrase de dérivation, accède à un stade définitif de son intégration ou emprunt – composition. Exemple : pratiquer → tpratiqui,[tpratiki] → (affixes) Bourse → bourssa, [bursa] → (suffixes) Les indigents→ Lalijou, [laliju] → (infixes) Renseignement→ erra :ssima, [ɛ ‘rasima] → (dérivation) Aspect subjectif du parler belabesien après l’emprunt au français Saussure disait que la langue n’est complète que « dans la masse » (Labov, 1976 :13). Donc « Les langues sont des êtres qui se développent et changent dans le temps et dans l’espace, qui prennent forme à partir des humains qui les parlent » (Limam, 2002). Cette citation à pour objet de démontrer que chaque langue ou chaque phénomène linguistique appartenant à une sphère précise est doté d’un statut spécifique. Le concept de statut du parler belabesien nous aide à avoir une vue assez précise de la place du français dans le parler belabesien. Cependant, il faudra prendre en compte le statut de subjectivité de ce parler arabe dialectale appartenant à la ville de Sidi Bel Abbes. Labov montre que « la différenciation linguistique (la variation) ne relève pas de la nature sociale de la langue mais de la nature individuelle de l’emploi de la langue ; il n y a de structure dans la linguistique qu’en tant que cette structure unifie la communauté sociale qui l’institue » (Labov, 1976 :11). Du point de vue sociolinguistique, l'emprunt est le résultat légitime du contact de langues causé par le voisinage ou la cohabitation des 27 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 langues. En effet, l’emprunt peut servir à la création d'autres formes néologiques. Une question importante s’impose dans ce contexte : Est-ce que l’emprunt du français dans le dialecte oranien1 en général et le dialecte belabesien en particulier contribue t-il à la création d’autres formes néologiques dans le français ? L’étude de quelques lexies fait montre d’une cohabitation n’engendre en réalité qu’une défiguration du mot emprunté. Ainsi on pourra dire que le sens du mot emprunté au français reste ambigu d’un locuteur à au autre, et ne peut avoir son sens d’origine dés qu’il change phonétiquement lors de son emprunt. Exemple le mot (choux fleur) se prononce de plusieurs façons dans le parler belabesien. Lors de son emploi dans le dialecte, il change d’un locuteur à un autre, mais tout en gardant son sens (chifror[ , chiflor, choufrair, choufrir, chayflor ) Après l’étude de ces exemples, nous dirons que ces emprunts ne peuvent véhiculer des néologies du fait qu'ils ne peuvent pas servir comme une base dérivationnelle ou comme composants d'un mot complexe, car on ne peut noter aucun enrichissement du vocabulaire. Mais il faut savoir que lorsqu’on parle d’emprunts, que tous les emprunts ne sont pas égaux. Il y a des facteurs divers qui sont importants quand on examine les emprunts. Lorsque deux langues entrent en contact, elles ont une influence mutuelle. Le système vocalique de l’arabe (Ammar, 2012). L’arabe standard à un système vocalique identique à celui du système vocalique sémitique ancien avec trois segments vocaliques brefs /a i u/ auxquelles correspondent trois segments vocaliques longs /a : i : u:/. 1 - Oranien par rapport à l’oranie, L'Oranie est une région socioculturelle de l'ouest algérien comprenant tout le nord-ouest de l'Algérie et correspond approximativement aux wilayas suivantes : Oran, Aïn Témouchent, Mascara, Mostaganem. Par contre l’oranais ne concerne que la ville d’Oran. 28 Revue Algérienne des Sciences Du Langage Voyelles N°1 Voyelles antérieures Voyelles fermées Voyelles postérieures /i/ et /i:/ /u/ et /u:/ Voyelles ouvertes /a : et /a:/ Tableau 1 : Le système vocalique de l’arabe standard Cantineau (1960) souligne que dès les premiers écrits sur la phonétique et la phonologie de l’arabe, les grammairiens arabes (Sibawayh, Ibb Jinni, Ad Dâni, etc.) se sont intéressés aux variations allophoniques des timbres vocaliques en arabe. Ainsi, ils parlent de trois variations de timbres : deux concernant le /a:/ à savoir «l’imāla» et « tafkhîm » (l’emphatisation) et une concernant le /i:/ c’est le «išmām».a) L’imàla Est une prononciation antérieure et fermée de la voyelle /a:/ se rapprochant ainsi de [è:], de [e:] et même de /i:/. Il s’agit en effet d’une assimilation du /a:/ à /i:/. Exemples : /masè:Gid/ « mosquées », / mafè:ti:ħ / «clés ». L’imāla présente deux cas : -Une imāla forte avec la réalisation du /a/ en [e] ou en [i]. - Une imāla légère avec la réalisation du /a/ en [ɛ]. L’emphatisation « tafkhîm » se produit quand le /a:/ se réalise en [o:] en voisinage emphatique. Exemple /sˤala:t/ réalisé [sˤalo:t] « prière ». Dans le parler belabesien, on trouve ce phénomène assez distinct d’une personne à une autre. L’išmām Est l’inclinaison du /i:/ vers /u:/ sous l’influence d’une emphatique, d’une vélaire ou d’une pharyngale voisine. En ce qui concerne la conservation de deux diphtongues « a j » et « a w» de l’arabe ancien, Cantineau (1960 :102103) explique «qu’en arabe classique il n’y a que peu d’exemple d’altération des diphtongues» mais qu’en revanche dans les dialectes arabes «la 29 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 conservation phonétique complète des diphtongues est un fait rare ». En effet il y aurait un passage des voyelles aj /aw soit à des voyelles périphériques /e : o:/ dans les dialectes moyen-orientaux, soit à des voyelles fermées /i: u:/ dans les dialectes maghrébins. Le système vocalique du parler belabesien Le parler belabesien possède un système vocalique symétrique à l’arabe standard d’une part et au français d’une autre part. Ainsi les phénomènes de l’imàla, de l’emphatisation et de l’išmām se réalisent pendant l’articulation du dialecte. L’imàla L’emphatisation « frachète »[fra :ʃɛt]= « Fronça » [frɔ̃sɑ] = (France) fourchettes. « Farma :j » [farmɛ :j] = L’išmām « tritoir » ;[tritwa :r]= (trottoir) « Galli:te » = jalette2 (Petit seau, « sourci »= petit baquet) =sursis [sursi] « Kazirna »=[kazirna]= Caserne Fromage Tableau 2: système vocalique du dialecte oranien Emprunt et termes de lien de parenté La grammaire de dialectes montre la rapidité du changement linguistique ; ainsi la grammaire du parler belabesien tient de la grammaire arabe écrite et celle de la grammaire française. L’ « uniformisation et simplification caractérisent les changements syntaxiques et phonologiques » (Ayoub, 2002). Ces changements grammaticaux influencent le prestige de la langue, ou du dialecte, parce que l’usage du dialecte chez les ruraux change en comparaison à celui des citadins. Et ces changements sont véhiculés aussi par le rural qui dés son arrivée à la ville « s’empresse de se débarrasser des traits qui caractérisent leurs idiome régional pour adopter celui de la ville » (Ayoub, 2002 :45). 2 -Résultats de "jalette" dans le Dictionnaire du http://www.atilf.fr/dmf/definition/jalette. Consulté le 10-12-2015 30 Moyen Français. Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 Parmi les emprunts au français, qui sont attachés aux termes relatifs aux liens de parenté : - « Kouzinti », [kuzinti], (ma cousine) « Tatati » [t’atati], (ma tante) « Mamati » [m’amati], (ma maman) « Papati » [p’apati], (mon papa) « Tonton ntaʔi »[tonton nt’aʔi] (mon tonton) « familti » ma famille On remarque dans ces lexies, que chacun d’eux est lié par un monème « ti », et ou « ntaʔˤi ». Chaque mot prend la place du pronom possessif « ma, mon ». Signification du « Y » devant les mots emprunté Le « Y », s’emploie devant les lexies empruntés comme - « Ykarat », [jkarat], il jeu au cartes « Ykawraj », [jkawraʒ], il encourage « Ymaouer » ,[jmawur] , il fait l’amour « Ybarbach », [jbarbaʃ ] , il barbiche, un sens implicite pour dire qu’il gâte et dorlote une personne comme fait la barbiche d’un morceau de bois. Le « y » dans les mots empruntés du français, remplace « il », le pronom relatif et une proposition pour arriver aux termes « karat, (cartes, kawraj, (courage), maouer, (amour), barbach(barbiche) ». Cette pratique linguistique est conforme à une catégorie syntaxique dans la grammaire arabe, verbe dite « manHout », le « naHt », est un verbe sculpté, c’est un abrégé qui résume plus de deux mots : أن: واﻟﻔﻌﻞ اﻟﺬي ﺟﻲء ﻣﻨﮫ ھﺬا اﻟﻤﺼﺪر ﻓﻌﻞ ﻣﻨﺤﻮت واﻟﻨﺤﺖ ھﻮ، "ﻣﺼﺪر ﻗﯿﺎﺳﻲ ﻋﻠﻰ وزن ﻓﻌﻠﻠﺔ " ﯾﺨﺘﺼﺮ ﻣﻦ ﻛﻠﻤﺘﯿﻦ ﻓﺄﻛﺜﺮ ﻛﻠﻤﺔ واﺣﺪة ﺑﺴﻤﻠﺔ ﺣﻤﺪﻟﺔ ﺣﻮﻗﻠﺔ C'est-à-dire, c’est une source sur la mesure « faalala », qui veut dire un processus syntaxique qui réduit à deux mots les expressions figées ou la suite de plusieurs mots : - « bismiallah el raHman el raHim/ Au nom de Dieu le Miséricordieux, devient après sculpture « basmala » [basmala]. ()اﻟﺒﺴﻤﻠﺔ 31 Revue Algérienne des Sciences Du Langage - N°1 « El’Hamdoulillah » / Dieu merci/ devient « hamdala »[ħamdala]. ()اﻟﺤﻤﺪﻟﺔ « La : Hawla wa la kouata ila bi all :ah »/ Il n'y a pas le pouvoir, que celui de Dieu/ qui devient aussi après sculpture « hawkala » [ħawqala]. ()اﻟﺤﻮﻗﻠﺔ Questions d’identité La réalité plurilingue en Algérie, est confrontée à plusieurs aspects comme la domination coloniale et les luttes internationales et juridiques. Cette référence identitaire linguistique s’identifie à la dichotomie arabe/français. « La perception négative que l’on a de ces variétés est souvent imputable aux symboles qu’elles véhiculent, à savoir la division, puisque, dit-on, elle constitue une menace contre l’unité et a cohésion de la nation » ( Laroussi, 1997 : 30) La thématique sous-jacente au discours linguistique centralisateur est que les autres parlers (l’arabe dialectal et le berbère) sont des dialectes, de variations par rapport à la norme, l’arabe classique. Cette approche normative de la question linguistique transforme ainsi la différence en infériorité. L’utilisation de ces dialectes est ailleurs plus tolérée que reconnue puisqu’ils ne sont pourvus d’aucun statut officiel et sont le surcroit jugés indésirables dans les médias lourd, les établissements scolaires, etc. Ils ne doivent leur salut qu’à l’oralité dont la société est culturellement imprégnée. ( Khalfoune, 2003 :117). Les langues latines et plus précisément, le français semblent avoir occupé une place importante dans la communication globale des Algériens en général et bien évidemment celle des Belabesiens. L’emprunt au français est le fruit de longs contacts entre la population belabesienne et les collons français. La langue quotidienne du Belabesien rend compte de ce métissage linguistique en démontrant que leur répertoire verbal est ouvert à toutes les langues présentes dans l’espace linguistique. L’identité du parler belabesien, se caractérise par l’intégration de la langue française dans les différents registres et répertoires de la vie sociale et culturelle, et surtout dans la littérature orale, tels que les devinettes, les proverbes, les citations et les contes. Exemples - « gliʔ toto lidarbatah loto » "[ «"ﻗﻠﯿﻊ طﻮطﻮ ﻟﻀﺮﺑﺎﺗﮫ ﻟﻮطﻮgliʔ toto lidarb :atah loto]. 32 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 En le traduisant devient « oh hélas pour ce minable (toto) qui as été écrasé par une auto » Une façon de démontrer que cette personne ne vaut rien et en plus il se fait montrer et se guinder. On remarque l’emploi de (loto) pour dire (automobile). - « chiki w elbiki w l’gamla gad elbiki »,()اﻟﺸﯿﻜﻲ و اﻟﺒﯿﻜﻲ و اﻟﻘﻤﻠﺔ ﻗﺪ اﻟﺒﯿﻜﻲ, pour dire ( le chiqué et le piqué et le pou à la taille d’un piquet )cette diction décrit une personne qui fait du chiqué alors qu’elle ne possède ni connaissances ni argents. On note aussi dans ce dicton, l’emprunt de deux mots français (chiqué et le piquet) ; on remarque aussi transformation du [p] au [b]. On peut trouver des dictions ironiques et de raillerie utilisées par des citoyens dans diverses situations comme dans un extrait d’une des conversations réalisées pour notre corpus : Fati.038 : hadi dahka yaNacera wala jaret ma:rio( armoir) - « daheka wala jarat mario » (un sourie ou c’est un traînement d’armoire) pour montrer que le rire de cette personne qui paraît d’une façon irrégulière, un sourire qui ressemble par sa tonalité au son de l’armoire lorsqu’on le tire Ces emprunts auraient subi une adaptation à la phonétique araboalgérienne/belabesienne, puisque on peut noter le passage du [p] à [b] ou le contraire. Comme dans : - (bartagitha maʔak) pour dire (je l’ai Partagé avec toi) ; - (barabole) pour dire (Parabole) Conclusion Parler de l’influence linguistique du français dans le parler belabesien, nous oriente vers le concept du bilinguisme. Pour Galisson et Coste, il s’agit de « toutes les situations où un individu est amené à utiliser alternativement des langues différentes ; l’interprète, le traducteur et même l’élève débutant dans l’apprentissage d’une langue étrangère se trouvent donc dans une situation de bilinguisme. » (Galisson & Coste, 1990: 100). Cette définition est très simple et opérationnelle car elle ne rend compte ni du degré de 33 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 maîtrise du locuteur des langues, ni de l’écart existant entre les différents systèmes en contact, ce genre de définition est très conforme à la situation sociolinguistique du parler belabesien. Le parler belabesien combine donc entre l’arabe et le français et celui-là lui donne le statut d’un parler connu par sa diversité linguistique et culturelle. L’emprunt à la langue française a donc diffusé les principes de la langue même s’ils ne sont pas conforme à la langue cible. Et ceci aide les apprenants de la langue française à l’acquérir facilement, cette pratique du français exprime une certaine/s expérience/s que l’usager belabesien installe. Bibliographie AMMAR. Zeineb, 2012. L’arabe standard lu par les locuteurs tunisiens et des locuteurs marocains : productions des voyelles et des fricatives interdentales. Mémoire de recherche. Discipline phonétique. Université Sorbonne nouvelle. Paris3. ATTABI, Saïd, 2012. Paysage sociolinguistique et alternance codique. http://www.djazairess.com/fr/elwatan/361119. ( Consulté le 07/10/2015) CHERIGUEN, Foudil, 2002. Les mots des uns. Les mots des autres. LABOV, William, 1976. Sociolinguistique. Edition de MINUIT. Paris. KHALOUNE, Tahar, 2003. « Langue, identité et constitution » dans Les langues de la méditerranée de Laroussi. Foued. Ed L’Harmattan. Paris. LE PODER, Evelyne, 2012. « Perspective sociolinguistique des emprunts de l’anglais » dans la section économique du quotidien espagnol El Pais. Marie.https://benjamins.com/#catalog/journals/babel.58.4.01pod/details LIMAM, Abdou, 2002. Langues maternelles et citoyenneté en Algérie, Edition Dar El Gharbe. GALISSON R. & COSTE D, 1990, Dictionnaire de didactique des langues, Ed. Hachette, Paris, AYOUB,Georgine, , 2002. « La langue entre l’écrit et l’oral » dans Les langues de la méditerranée, sous la direction de Robert Bistolfi. Article intitulé de. Ed l’Harmattan. 34 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 Le dialogue romanesque, un genre à multiple fonctions discursives et narratives MBOW Fallou U- Cheikh Anta Diop de Dakar/Sénégal Résumé En s’appuyant sur l’analyse discursive d’une séquence dialogale tirée d’un roman de la littérature négro-africaine, Entre les eaux3 d’Yves-Valentin Mudimbé, nous montrons que le dialogue du roman moderne diffère de celui du roman classique par les caractéristiques liées à son insertion dans la trame narrative où il assume diverses fonctions, qui dans la tradition du roman était assignée à la narration pure. La rupture se trouve aussi dans le fait que pour beaucoup d’auteurs les dialogues relevaient quelque peu du superflu. Au XIXème siècle, Flaubert défendait ouvertement que les dialogues ne pouvaient être acceptés que lorsqu’ils sont « importants de fond », c’est-à-dire lorsqu’ils permettent de bien camper les personnages. Ainsi, dans la littérature traditionnelle, le dialogue romanesque est presque considéré comme une digression. Et en tant que tel, il ne doit pas être livré au lecteur en style direct, ce qui serait une façon de lui accorder une grande importance. Justement, Flaubert s’insurgeait contre le dialogue en style direct dans le roman. La pratique moderne du dialogue, en particulier dans le roman d’Yves-Valentin Mudimbé est totalement contraire aux recommandations de Flaubert : le dialogue en style direct semble être la règle et celui en style indirect ou en style indirect libre l’exception. De son côté, Proust a une pratique du dialogue très différente de Flaubert. Malgré ces divergences, à partir de la fin du XIXème siècle, l’insertion du dialogue dans les écrits littéraires devient une pratique courante. Les romanciers alternent dans le roman discours du narrateur et dialogues des personnages avec, cependant, une nette prééminence des scènes dialoguées. Il est désormais question dans le roman de faire figurer le dialogue comme unité discursive s’intégrant à 3 Mudimbé (Y.-V.), Entre les eaux, Paris, Présence Africaine, 1973, p.22. Mudimbé est un célèbre écrivain africain de la République Démocratique du Congo, Ex. Zaïre. Son texte, Entre les eaux, est pertinent pour le corpus choisi composé de romans négro-africains d’après les indépendances intervenues en 1960, qui ont la particularité de dénoncer les nouveaux régimes politiques et/ou religieux. Il est l’une des productions les plus représentatives de cette entreprise de dénonciation. Aussi met-t-il l’accent sur les dérives religieuses plus que tous les autres romans négro-africains de cette période. 35 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 l’ensemble narratif. Les descriptions ainsi que les parties proprement narratives qui étaient beaucoup plus nombreuses se sont vues remplacées par les scènes dialoguées qui sont souvent des « scènes validées » de type conversationnel ou des « scénographies » au sens de Dominique Maingueneau et qui, en quantité, occupent parfois la quasi totalité des textes. Abstract Based on discourse analysis of a dialogical sequence based on a novel of the Black African literature, between the waters of Yves Valentin Mudimbe, we show that the dialogue of the modern novel differs from the classic novel by characteristics related to its insertion into the narrative where he held various functions in the tradition of the novel, was assigned to the pure narrative. The break is also found in the fact that for many authors dialogues fell somewhat superfluous. In the nineteenth century, Flaubert openly defended the dialogues could be accepted only when "significant background ", that is to say when it can well camp characters. Thus, in the traditional literature, the romantic dialogue is almost considered a digression. And as such, it should not be delivered to the reader in direct style, which would be a way to give it great importance. Precisely Flaubert rebelled against the chat style in the novel. The modern practice of dialogue, especially in the romance of Valentine Yves Mudimbe is totally contrary to the recommendations of Flaubert: the chat style seems to be the rule in the style indirect or free indirect style exception. For its part, Proust has a practice of very different dialogue Flaubert. Despite these differences, from the late nineteenth century , inserting dialogue in literary writing is becoming a common practice. Novelists alternate in the novel the narrator's discourse and dialogue of the characters but with a clear predominance of dialogue scenes. It is now discussed in the novel to include dialogue as discursive unit incorporating the narrative together. The descriptions and the actual narrative sections that were many more were replaced by views dialogued scenes that are often conversational or " scenography " under Dominique Maingueneau " validated scenes " and that , in quantity, sometimes occupy substantially all of the text. In this, the construction of the meaning of texts can rely mainly on the analysis of dialogues. L’étude du dialogue et de sa représentation dans le roman considéré comme une activité sociale, suivant une approche discursive, pose avant tout la question de la narrativité. Celle-ci peut être sommairement définie selon deux conceptions. Dans une première acception formaliste (et immanente), la notion de narrativité se définit par des critères essentiellement linguistiques caractérisés par des marques morphosyntaxiques et lexicaux, propriétés intrinsèques au texte, et qu’on peut appliquer à un discours littéraire 36 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 présentant un certain régime énonciatif ou « attitude de locution » chez Weinrich (1973). Suivant une seconde acception d’ordre purement pragmatique, à l’inverse de la première acception, elle a pour objet le « tout de l’énoncé fini » (Bakhtine 1984) et les effets produits sur le lecteur pour en remonter à partir de là à sa production. Cependant, la première approche qui est linguistique n’ignore pas les retombées pragmatiques de tout texte, elle ne fait pas de ces aspects son principal objet d’étude ; seul le codage linguistique reste essentiel. Cette différence des approches inscrit la seconde dans une tradition beaucoup plus rhétorique que linguistique. Au demeurant, les deux sont complémentaires au sens de Ducrot parlant de pragmatique intégrée » coupant court à toute polémique sur une dichotomie quelconque entre linguistique et pragmatique. Aussi bien pour Benveniste que pour Aristote la narrativité est associée à des type d’activités verbales précises, mais si pour le premier récit historique et fiction romanesque sont assimilables, pour le second ils sont différents dans la mesure où le premier relève de la chronique et le deuxième de la « mimésis ». Toutefois, on le constate, chez l’un comme chez l’autre, la narrativité est liée à l’activité verbale : autant la « mimesis » au sens théâtral que le récit (historique, fictionnel ou chronique) représente un sujet parlant. On se retrouve dans le cas de la duplicité du sujet parlant (Ducrot, O. 1984 : 201). Un peu comme Genette qui distingue l'auteur, le narrateur et le personnage (dont le narrateur peut adopter le point de vue), Ducrot (1984) distingue le sujet parlant, producteur empirique de l'énoncé (équivalent de l'auteur) et le locuteur, instance qui prend la responsabilité de l'acte de langage (équivalent du narrateur). Cette instance centrale, le locuteur peut mettre en scène un énonciateur (instance purement abstraite, équivalent du personnage focalisateur) dont il cite le point de vue en s'en distanciant ou non. Sous ce rapport, on comprend comment le dialogue en tant que discours rapporté par la voix audible ou muette d’un narrateur arrive à être considéré comme représentation de la parole d’autrui et comme fragment narratif. De plus, pour Aristote et la tradition rhétorique, un texte théâtral telle qu’une tragédie de Sophocle ou une narration épique comme l’Odyssée relèvent à égalité de la « mimésis » conçue comme toute « représentation de personnages en action ». La notion de représentation littéraire par le dialogue renvoie à l’existence de relations entre celui-ci et la conversation réelle, relations qui instituent le dialogue littéraire comme scène socialement validée. La présence de cette relation a d’ailleurs une fonction de validation de la scène littéraire. Or, de notre point de vue, cette légitimité de la « scène validée »4 (Maingueneau : 2004 : 195) lui confère un pouvoir de persuasion. 4 Maigueneau donne de la notion de « scène validée » la définition suivante : « Les œuvres peuvent fonder leur scénographie sur des scènes d’énonciation déjà validées, qu’il s’agisse 37 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 En ce sens, chaque scène (qui est dialogale) fonctionne comme une valeur partagée faisant partie de l’ « interdiscours »5 (Maingueneau, 2009 : 101) de la communauté linguistique. Or, une double déduction découle de ce constat : d’une part, le dialogue qui est la composition essentielle d’une pièce de théâtre, est une représentation de paroles de personnages en action, de l’autre, le dialogue en tant qu’il est inséré dans le roman y manifeste la narrativité, en étant, pour l’auteur, une stratégie de narration au même titre que le récit pur. Ainsi utilisé à des fins de narration, le dialogue remplit plusieurs fonctions que nous étudierons en nous appuyant, sur certains romans de la littéraire africaine, mais essentiellement sur une séquence6 textuelle tirée du roman d’Yves-Valentin Mudimbé (1973), Entre les eaux. Les dialogues que présuppose le roman sont nombreux : dialogues entre écrivain et public-lecteur, entre auteur inscrit dans le texte et lecteur inscrit, entre personnages, etc. C’est précisément ce dernier type que nous nous proposons d’explorer. Nous allons utiliser certains concepts déjà forgés et stabilisés par la linguistique interactionniste, et par l’approche de l’analyse du discours en général pour analyser le rapport personnages, narrateurs et paroles représentées dans la fiction, mais également les différentes fonctions qu’on assigne aux dialogues romanesques. Il ne s’agira pas d’appliquer strictement aux dialogues fictionnels la méthode utilisée en analyse conversationnelle, puisque les spécialistes des interactions conversationnelles ont montré que l’idée d’un dialogue littéraire qui serait en d’autres genres littéraires, d’autres œuvres, de situations de communication d’ordre non littéraire (cf.la conversation mondaine, le parler paysan, le discours juridique…), voire d’évènements de parole uniques (L’Appel du 18 Juin, le « J’accuse » de Zola, etc.). Validité ne veut pas dire valorisé mais déjà installé dans l’univers de savoirs et de valeurs du public. » 5 Proche de la notion d’intertexte, la notion d’ « interdiscours » renvoie à plusieurs sens. Dans cet article, cependant, nous la considérons comme un ensemble de discours liés par des relations données, mais aussi plusieurs types de discours constituant une identité discursive, qui s’affrontent et entrent en concurrence. En rapport avec l’intertexte, « L’interdiscours est au discours ce que l’intertexte est au texte. » 6 La notion de séquence est employée ici suivant une acception interactionniste. Les limites de la séquence se posent au niveau de son contenu. En effet, une séquence se délimite par l’unicité de son thème ou bien de son objectif dans l’interaction. En général, une conversation se compose d’un « corps », lui-même composé, au moins, d’une séquence centrale et de deux séquences liminaires qui ont une fonction pragmatique : il s’agit des séquences d’ « ouverture » et de « clôture » qui, comme leurs noms l’indiquent, permettent l’entré en conversation pour la première et la sortie pour la seconde. Ces deux dernières séquences sont d’ordinaire assez rigides, car elles sont très ritualisées. 38 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 rapport mimétique7 (expliquez ce concept en bas de page, les lecteurs non spécialisés ne le connaissent pas) avec les conversations réelles est inadéquate. De plus, nous n’envisageons pas de faire la description formelle de la séquence dialogale que nous avons tirée du roman de Mudimbé (1973)., même s’il nous arrivera de parler de sa forme. Ce genre de travail a été également fait, depuis longtemps, par les linguistes, Sylvie Durrer (1999) notamment. Tout en nous inspirant, au besoin, de la méthode d’analyse conversationnelle, notamment dans sa dimension typologique, nous aborderons plutôt le dialogue sous l’angle d’une analyse du discours qui intègre donc les techniques conversationnelles ou interactionnelles, celles de l’énonciation et de la pragmatique linguistique intégrée au sens de Ducrot. I. Dialogue romanesque, dialogue ordinaire et valeur partagée Depuis deux siècles, on constate une prolifération des dialogues dans certains types de romans. Sylvie Durrer (1994) a relevé, des pourcentages qui vont de 13% pour les héros des romans où il y a moins de dialogues (Proust Du Côté de chez Swann) à 49% pour les romans les plus riches en dialogues (Balzac, La Cousine Bette). Dans certains romans, le dialogue devient même la modalité essentielle de la narration. En effet, dans le roman moderne, la mimésis par le dialogue est accentuée, comme le souligne Francis Jacques (1979 : 104): Il est hors de doute que l’une des grandes voies d’émancipation du roman moderne a consisté à pousser à l’extrême ou plutôt à sa limite la mimésis du discours. L’instance narrative explicite est peu à peu réduite au silence, et le narrateur limite son récit à ce que peuvent savoir ou observer ses personnages. On donne d’emblée la parole aux personnages. Soit que le narrateur s’efface et que le personnage se substitue à lui, comme dans certaines formes de discours immédiat d’emblée émancipé de tout patron narratif. Soit que le narrateur assume le discours du personnage, comme dans le discours indirect libre où les deux instances sont confondues. On connaît le succès de cette formule, de Joyce à Beckett et à Nathalie Sarraute. Les pourcentages relevés par Durrer pourraient être plus élevés dans beaucoup de romans africains : les héros « homodiégétiques », Pierre Landu (Entre les eaux) ne cessant jamais de parler aux autres et de monologuer, et 7 Le terme de « mimésis » a été forgé par Aristote, qui le définissait comme tout genre littéraire, à l’instar du théâtre, qui imitent le réel par « opposition à la « poesis » qui renvoie à la représentation fictive. Ici, il s’agit de comprendre que le dialogue littéraire diffère du dialogue authentique, c’est-à-dire la conversation, qu’il cherche, pourtant, à imiter en établissant avec lui un rapport mimétique. 39 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 Bohi Di (Fantouré, A., 1972) qui traverse toutes les couches sociales, sont extrêmement prolixes. Perpétue (1974) est certainement le roman où les dialogues sont les plus nombreux, du fait de la technique utilisée, l’enquête. Ainsi, les romans de ce corpus sont presque entièrement écrits sous forme de dialogues, comme pourrait l’être une pièce de théâtre classique. Compte tenu de cette prédominance du dialogal sur le narratif, le dialogue se trouve pris dans l’environnement syntagmatique du roman dans lequel il est utilisé. Il peut être ainsi considéré comme fragment narratif s’insérant dans le tout romanesque et épousant la visée illocutoire générale du roman, mais aussi comme scène conversationnelle. L’étude d’un dialogue, inséré dans un roman qui est par essence une narration, doit avant tout considérer la valeur narrative de la scène, en d’autres termes, les dialogues racontent des évènements au même titre que les récits purs. Cependant, il faut distinguer le dialogue romanesque régi par l’auteur qui lui donne une forme et un contenu préalablement déterminés et dans lequel l’interaction n’est pas négociée, et le dialogue ordinaire (la conversation) dont les répliques ne sont pas prédéfinies; mais produites par les interlocuteurs, au fur et à mesure que l’échange se déroule. La conversation ordinaire n’en dispose pas moins d’une forme socialement codifiée ; la conversation téléphonique, par exemple, comporte bien une forme dont le respect garantit la bonne communication. Elle doit débuter par une introduction (souvent la présentation des interlocuteurs), se poursuit par un corps qui développe l’objet de la communication et se termine par la clôture (généralement les prises de rendez-vous et les au revoir). Dans notre optique, même si le dialogue romanesque peut ne relever que de l’invention de l’auteur et ne ressemble pas aux conversations ordinaires, il doit néanmoins se présenter comme une imitation plus ou moins fidèle du réel, d’où la « mimesis » inhérente aux dialogues qu’Aristote avait déjà relevée. En fait, le roman étant articulé d’une manière ou d’une autre à la société, les dialogues littéraires reproduisent, mais jamais avec exactitude, les conversations authentiques. Les dialogues sont le lieu d'inscription et de circulation par excellence de présupposés pragmatico-linguistiques et socioidéologiques de provenance hors-textuelle, ils assurent donc l’articulation du textuel et de l’extratextuel, faisant ainsi du roman une activité sociale. Le dialogue romanesque et la conversation ordinaire ont beaucoup de différences, ne serait-ce que dans leur forme respective : le dialogue romanesque est écrit, alors que le dialogue ordinaire est oral. De là, découlent toutes leurs différences, largement soulignées par Véronique Traverso (2005), Kerbrat-Orecchioni (2005), pour ne citer que ces auteurs. C’est ce qu’exprime M. Murat (1983) en disant que « tout dialogue obéit par 40 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 principe à une double logique, étant à la fois conversation et fragment narratif.» Le dialogue romanesque est donc, pour nous, constitué par toutes scènes dialoguées insérées dans la « diégèse ». Celles-ci doivent s’appuyer sur des « scènes validées », c’est-à-dire des scènes déjà installées dans l’univers des savoirs et des valeurs partagées de la société concernée. Les « scènes validées » exprimées à travers les dialogues ont une fonction capitale dans la fiction, celle d’articuler l’œuvre et le contexte social et fonctionnent comme des valeurs partagées. En effet, étant intrinsèquement mimétiques au sens de Platon, sauf lorsqu’elles sont utilisées à des fins de subversion, les scènes dialoguées tirent leur pouvoir de la société. Sous ce rapport, les exemples que nous avons pris montrent que les voix du peuple, par le truchement des dialogues, qu’elles soient rapportées directement ou relayées par un narrateur ou assumées par celui-ci à leur place, sont particulièrement présentes, les romanciers voulant légitimer leurs discours, entre autres, par la présence manifestée de la communauté dans le texte. Ainsi, les dialogues constituent en même temps une forme de représentation de la parole populaire. Dans les trois romans, Le Cercle des tropiques (Fantouré 1972), Perpétue (Béti 1974) et Entre les eaux (Mudimbé 1973), les dialogues sont un mode privilégié de la narration, les narrateurs racontant les faits essentiellement par une juxtaposition de scènes dialoguées. Ce type de narration s’oppose à celle de Flaubert, qui voulait peu de dialogues dans les romans et ne les intégrer dans le récit que quand ils sont importants. II. Les fonctions du dialogue romanesque : une nouvelle place du dialogue dans le roman moderne Le dialogue du roman moderne diffère de celui du roman classique par les caractéristiques liées à son insertion dans la trame narrative. La rupture se trouve aussi dans le fait que pour beaucoup d’auteurs les dialogues relevaient quelque peu du superflu. Ainsi, au XIXème siècle, Flaubert défendait ouvertement que les dialogues ne pouvaient être acceptés que lorsqu’ils sont « importants de fond », c’est-à-dire lorsqu’ils permettent de bien camper les personnages. En 1858, s’adressant à Ernest Feydeau à qui il donnait des conseils Flaubert (1858) disait : La partie faible du style, c’est le dialogue quand il n’est pas important de fond. Tu ignores l’art de mettre dans une conversation les choses nécessaires en relief, en passant lestement sur ce qui les amène. Je trouve cette observation très importante. Un dialogue dans un livre, ne représente pas plus la vérité vraie (absolue) que tout le reste ; il faut choisir et y mettre des plans successifs, des gradations et des demi-teintes, comme dans une description. Voilà ce qui fait que les 41 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 belles choses de tes dialogues (et il y en a) sont perdues, ne font pas l’effet qu’elles feront, une fois débarrassée de leur entourage. Je ne dis pas de retrancher les idées, mais d’adoucir comme ton celles qui sont secondaires. Pour cela, il faut reculer, c’est-à-dire les rendre plus courtes et les écrire au style indirect. […] Serre, serre les dialogues, on parle trop […].8 Plus tard, vers 1867-1870, Flaubert nuance sa pensée en préconisant de n’utiliser les dialogues que pour les scènes principales, et dans ces scènes principales aux personnages principaux. Ainsi, dans la littérature traditionnelle, le dialogue romanesque est presque considéré comme une digression. Et en tant que tel, il ne doit pas être livré au lecteur en style direct, ce qui serait une façon de lui accorder une grande importance. Justement, Flaubert s’insurgeait contre le dialogue en style direct dans le roman. La pratique moderne du dialogue, en particulier dans notre corpus, est totalement contraire aux recommandations de Flaubert : le dialogue en style direct semble être la règle et celui en style indirect ou en style indirect libre l’exception. De son côté, Proust a une pratique du dialogue très différente de Flaubert. Malgré ces divergences, à partir de la fin du XIXème siècle, l’insertion du dialogue dans les écrits littéraires devient une pratique courante. Les romanciers alternent dans le roman discours du narrateur et dialogues des personnages avec cependant une nette prééminence des scènes dialoguées. Il est désormais question dans le roman de faire figurer le dialogue comme unité discursive s’intégrant à l’ensemble narratif. Dans le roman moderne, tout l’espace textuel peut accueillir indifféremment les dialogues. Mieux, on y constate une véritable prolifération des dialogues. Les descriptions ainsi que les parties proprement narratives qui étaient beaucoup plus nombreuses se sont vues remplacées par les scènes dialoguées qui, en quantité, occupent parfois la presque totalité des textes. De ce fait, les dialogues sont si prédominants qu’ils imposent leur logique aux romans. En cela, la construction du sens des textes peut s’appuyer essentiellement sur l’analyse des dialogues. Aussi, les dialogues ont-ils une vocation narrative au même titre que les autres parties. Dans notre corpus, les parties proprement narratives ne semblent pas plus nombreuses que les scènes dialoguées. Celles-ci ont des fonctions qui, dans la tradition du roman, étaient assignées à la narration pure. Le roman de dénonciation semble l’ériger en règle. 8 Flaubert, s’adressant à Ernest Feydeau, 1858. 42 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 II.1 Le dialogue comme stratégie narrative Comme la plupart des romans contemporains, les dialogues de notre corpus rompent avec la pratique littéraire traditionnelle qui consistait à faire du dialogue une séquence à part, qui n’était pas mélangée avec la partie descriptive ou purement narrative. Jusqu’au XIXème siècle, on pouvait nettement distinguer le dialogue et les autres parties du discours littéraire. Les répliques ne pouvaient pas être entrecoupées. La partie narrative relevant du narrateur était séparée du dialogue. Et mieux, on utilisait toujours des verbes introducteur du style direct comme « dit-il. ». Dans notre corpus, comme de façon générale dans le roman moderne, on observe une tendance inverse où sont mêlés textes proprement dialogaux et textes narratifs. On constate une imbrication des répliques et des interventions du narrateur commentant la parole des personnages ou tirant les conclusions destinées au lecteur et au narrataire. Ainsi, dans notre corpus, les scènes dialoguées sont dans leur presque totalité entrecoupées par des morceaux de discours du narrateur. L’utilisation des dialogues dans le récit global est telle que les scènes dialoguées ont, entre autres, une fonction non pas d’exposition, mais narrative au même titre que l’ensemble du texte dans lequel elles sont insérées. Cette non-séparation fait que, quoique très mimétiques eu égard aux pratiques discursives de la société, dans les romans de notre corpus, les scènes dialoguées ne sauraient se confondre avec les dialogues authentiques. Le narrateur joue le rôle de régisseur et de distributeur de la parole aux personnages, en fonction de sa visée illocutoire, ce qui n’existe pas dans la conversation authentique. Dans une conversation ordinaire il n’y a pas de régulation de la prise de parole, à moins que celle-ci ne soit admise préalablement comme norme et de façon consensuelle par tous les interactants. Les intervenants d’une conversation ordinaire ont une totale liberté, ce que le personnage de roman n’a pas du tout. Les propos de celui-ci, comme le moment de sa prise de parole, ainsi que tous les éléments qui accompagnent son énonciation, sont choisis par le narrateur. Le gommage des expressions introductives dans les dialogues, par les romanciers de notre corpus, manifeste la rupture avec l’ancien régime. On ne voit presque pas dans les répliques, des « Essola dit : … », « Bohi Di dit : …», etc., ni même les tirets. Cependant, il va y avoir de courts discours attributifs, c’est-à-dire des « locutions et phrases qui, dans un récit [...] accompagnent le discours direct en l’attribuant à tel personnage ou à tel autre » (Prince, G., 1978). Ce procédé sert à apporter des précisions à l’intention du lecteur, surtout dans les discours narrativisés. La présence du narrateur s’exprime également dans les répliques par des commentaires évaluatifs sous forme de didascalies. On peut dénombrer deux modes de 43 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 gestion des dialogues par le narrateur dans le roman, celui des behavioristes consistant à livrer de façon brute le comportement verbal de chaque interlocuteur sans en dire plus, et celui dit de Proust qui autorise les commentaires et les approfondissements. C’est précisément le dernier qui est nettement prédominant dans notre corpus. Les dialogues que nous avons étudiés, comme le roman dans lequel ils se trouvent, communiquent au lecteur un message d’ordre performatif. La finalité externe des scènes dialoguées vise, en amont, les personnages, mais en aval, elle s’adresse prioritairement au lecteur. Il n’y a aucun doute que le roman postule une instance subsumante, celle de l’auteur qui imprime au texte une intentionnalité destinée à être appréhendée par le lecteur. En ce sens, chaque personnage permet d’exprimer cette intentionnalité formulée pour être appréhendée par le lecteur des dialogues. C’est ce que souligne Lane-Mercier (1989 : 230) : « Les dialogues s'accrochent à un circuit énonciatif supérieur, qui va du texte au lecteur ». Il convient de remarquer que le travail d’incorporation dans le sens de Maingueneau, auquel se livre le lecteur pour appréhender le discours littéraire et en assurer la bonne réception, est plus ou moins difficile, du fait qu’il existe une double communication : il y a la communication entre personnages et celle d’un archi-énonciateur, à savoir l’auteur. Face à cette espèce de superposition des instances chargées de la communication romanesque, le lecteur est sans cesse balloté entre auteur, narrateur et personnages. Dans notre corpus, il y a conformité avec la pratique narrative de prédominance du dialogue comme dans les textes du XIXe. Les dialogues semblent avoir été employés à cause des fonctions narratives essentielles qu’ils assurent dans la « diégèse », mais aussi parce qu’ils permettent de mettre en relation fiction et peuple. Le roman trouve dans les dialogues un moyen de faire entendre, au-delà de la voix du narrateur principal, les voix du peuple. Ils assurent dans notre corpus la relation société et texte littéraire. II.2 Le dialogue comme stratégie narrative : les fonctions du dialogue à travers une séquence du roman Entre les eaux Chaque dialogue comporte plusieurs fonctions. Toutefois, il reste entendu qu’il y a toujours une fonction dominante. Nous allons examiner ces différentes fonctions du dialogue à travers un exemple tiré de Entre les eaux de Mudimbé. Landu exprime sa nouvelle situation à travers ces propos (Mudimbé 1973): Voilà quinze jours que j’ai volontairement gagné le maquis pour lutter contre l’ordre établi ou plus exactement le désordre consacré et béni. En me faisant rebelle, je voulais rejoindre des hommes qui font 44 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 aussi parti du bercail. Je pensais leur être utile. Mes titres universitaires, le prestige qui s’y attache. Les aider dans la conception de leur révolution pour que les vérités ne puissent, sans raison, devenir d’inutiles contrevérités ; et que la lutte violente pour la justice se base sur une théologie de la révolution que nous aurions essayé de chercher ensemble, en incarnat la justice violente. Mais si Pierre Landu est dans le maquis et y est réellement actif, psychologiquement il ne peut s’empêcher de penser à ses années passées de formation religieuse et de piété. Sous forme d’« analepse », de retour en arrière, le texte relate ce passé et, précisément, le moment où il se confie à son supérieur hiérarchique, le Père Howard, pour lui parler de son projet de gagner le maquis pour y combattre les dérives de l’Eglise, qui, selon lui, s’éloigne de plus en plus de l’Evangile. Entre les eaux - Tu vas trahir, m’avait dit mon supérieur, lorsque je lui avais fait part de mon projet. - Trahir qui ? - Le Christ. - Mon père, n’est-ce pas plutôt l’Occident que je trahis ? Est-ce encore une trahison ? N’ai-je pas le droit de me dissocier de ce christianisme qui a trahi l’Evangile ? - Vous êtes prêtre, Pierre. - Pardon, mon Père, je suis un prêtre noir. Le Père Howard avait fermé les yeux et baissé brusquement la tête comme s’il succombait à une attaque brusque. Quelques minutes après, il relevait un visage contracté. Ses yeux bruns me dévisagèrent : il a la sûreté des Seigneurs. D’une race qui n’est pas la mienne : celles des bâtisseurs d’empires. Ce sont des hommes comme lui que réclamait Bernanos pour relever le prestige de l’Eglise. Il n’était plus pour moi qu’un regard. Me jugeait-il ? Au moment même, je ne devais plus être pour lui qu’un objet qui ne répondait plus à l’emploi. Ils vont me rejeter. J’avais brisé quelque chose. Le Père s’était levé, il arpentait le bureau. Pour la première fois je ne trouvais nullement ridicule ce genre d’homme qui ne se concentre qu’en marchant. - Non, fils reprit Howard, ce serait un crime. Oui, je dis bien, un crime. Un manquement très grave. Surtout pour vous. Vous ne pouvez pas aller là-bas. Votre état vous le défend. C’est inutile d’ailleurs, tenez, regardez l’Histoire. Que de crises l’Eglise n’a-t-elle pas connues ! Et de 45 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 faiblesse donc ! Quelques uns de ses membres ont parfois malencontreusement pris parti dans des affaires qui ne concernaient en rien l’Eglise. Cela a desservi la cause de qui ? La cause de qui, je vous le demande ? Là, il m’amusait, mon Supérieur. Je voulus distraire le mal de tête qui s’annonçait, jetai un regard sur le jardin. Un soleil aride l’écrasait. Les plantes sommeillaient, le feuillage pendant. Mon état me défendait donc d’être de ceux qui créent ou transforment un monde ? Dans un éclair, je compris la vérité de ces chrétiens exaltés du XVIe siècle italien ; ces monstres incompris, pleins d’amour ; les Savonarole, les Braccio de Montone… La folie d’une devise : Jésus Christus Rex populi Florentini S.P.Q. decreto creatus. C’est affreux. Mais pas très différent de la Vierge Marie, généralissime des armées espagnoles en plein XXe siècle. L’Eglise n’accepterait de s’engager dans l’action, surtout politique, que dans certaines conditions…Le Père a beau parler. Quelles sont les affaires qui ne concernent pas l’Eglise ? Au séminaire, on nous a rempli la tête avec des Documents Pontificaux. Une encyclopédie. Elle comprenait une pensée catholique sur tout ; le football et le cinéma, le cyclisme et la politique internationale, les dernières découvertes scientifiques et des explorations philologiques sur le latin de Cicéron ou l’esthétique de Heidegger. - Pierre, Pierre … Sa voix avait baissé. Je le regardais. Je vous connais. J’ai confiance en votre intelligence, et d’avantage en votre Foi. Ne vous laissez pas emporter par des mots. Votre devoir, vous le savez, est de rester ici, au service de tous. - Prenez une cigarette, me dit-il, me présentant son paquet ouvert. J’en retirai une, la portai à mes lèvres, et avançai ma bouche vers la flamme de son briquet. Ma main droite se mit à trembler. Encore cette panique qui me livre chaque fois… - Pierre, repris doucement Howard, en tant que Prêtre nous n’avons pas le droit de nous engager d’un côté ou d’un autre. Notre croix est de ne pas succomber à la tentation de rejoindre le camp de la vengeance, qui pourrait peut-être devenir celui de la justice… C’est une tentation, Pierre. Nous sommes des crucifiés. - Vous avez, mon Père, que ce ne sont que des mots. 46 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 Il s’arrêta net. Ma violence l’avait surpris. Encouragé par mon audace, je continuai. - Dans la vie, c’est comme dans l’Evangile : qui n’est pas avec moi est contre moi. L’Eglise, dans ce pays, a sans doute la tête au ciel, mais les pieds sont dans la vase. Ses intérêts n’ont presque jamais coïncidé avec ceux de Dieu. C’est évident. Soit, c’est du passé. Vous prêchez, Père Supérieur, que Dieu est un but. Je le fait aussi. Autour de nous cependant, Dieu n’est souvent qu’un moyen. Nous les prêtres, nous fermons les yeux. Vous savez bien pourquoi et probablement mieux que moi. Je m’arrêtai. Essoufflé. Cela m’était sorti brusquement. Les mots m’étaient venus comme si on me les soufflait. J’eus subitement peur d’avoir été injuste. Comment réparer ? Non. Trop tard. Le Père Howard me fixait des yeux. Tristement. Une douleur me traversa les reins comme un éclair. Je repris conscience de la chaleur, ouvris le bouton du col de ma soutane. C’est cela l’enfer, me dis-je. N’avoir plus aucune certitude, être possédé par une peur bête qui vous gèle les tripes, griller sur sa propre angoisse. Penser à autre chose. Mais non. Pourquoi oublier ? Je n’oublierai quand même pas que je suis prêtre. Voilà une certitude. Le Père Howard est aussi Prêtre, comme moi. C’est là le lien qui nous unit. Est-ce nul ? Non. Il y a nos goûts communs. […] Une seule chose nous sépare : la couleur de la peau. Quelle importance ? Je sais qu’elle n’a aucune importance. Elle ne prend de l’importance que lorsque les analogies surgissent. Les compatriotes de Howard et les miens. Les uns maîtres, les autres serfs. Le christianisme, leur religion. J’ai dû spontanément trahir mes origines pour me sentir aussi à l’aise dans un système qu’ignorait mon grand-père. Ils ont importé cette Foi, avec tout le reste. Mon père y a cru, s’est fait baptiser, m’a fait baptiser. Pourquoi ? Pouvait-il avoir un autre choix ? Surtout dans cet ordre colonial où le christianisme justifiait le pouvoir politique, et où celui-ci, en retour, imposait la Foi. Y’avait-il un autre moyen de survivre sinon celui de plier, d’accepter la religion du maître ? Ils l’ont acceptée, mes parents ; m’y ont fait adhérer, et depuis dix ans je suis Prêtre. Prêtre d’une religion étrangère. Que n’ai-je eu la chance d’être baptisé sous la contrainte ! La question serait simple. Les contradictions de ma situation n’existeraient pas. Ou plutôt seraient moins fortes. Même, moins imaginaires. J’avais pourtant cru avoir fait mon creux dans ces tensions. Voilà subitement que tout craque, parce que je songe à vivre davantage en Prêtre de Jésus Christ. 47 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 Pierre, m’appela le Père Howard. Je le regardais. Ses yeux. Etait-elle feinte, cette tristesse que j’y lisais ? Un doute s’insinua en moi. Pourquoi, Seigneur ? Pourquoi ? Peut-être est-ce Howard qui est dans le vrai ? - Pierre, reprit-il, l’Eglise peut commettre des erreurs dans ses membres. Elle est composée d’hommes comme vous et moi. Je comprends votre tentation. Mais les erreurs et les abus, il en existe partout où il y a des hommes. Vous le savez, vous qui avez un frère politicien. Ses mots accusaient. Durement. L’insinuation était claire. Il pensait à une récente indélicatesse de mon frère qui lui avait valu quelques mois de prison. Mes scrupules tombèrent. - Mais, mon père… - Pierre, inutile de discuter d’avantage. Vous êtes tenu par votre promesse d’obéissance. Souvenez-vous-en. Je remplace ici Monseigneur et je vous refuse le droit de quitter la paroisse sous prétexte d’aider ceux qui sont dans le maquis. Vous êtes canoniste. Inutile que j’insiste. Il alluma une cigarette. Je notai que, pour la première fois depuis deux ans que j’habitais avec lui, il avait oublié de m’en présenter. Par distraction, sans doute. Il enchaîna. - Pierre, rappelez-vous cette phrase que vous devez connaître : Domine, imposuisti homines super capita nostra et bene fecisti. Soyez humble, Pierre. Admettez que nul n’est nécessaire. Même pas vous. Je parlerai de votre cas à Monseigneur. Courage, Pierre, je prie pour vous. (Mudimbé, 1973 :18-23) Caractéristiques typologiques En tant qu’interaction verbale, ce texte est un débat sur le projet de Pierre Landu. En ce sens, c’est une conversation qui comporte des arguments divergents. Landu explique à son supérieur hiérarchique, le Père Howard, son projet de rejoindre le maquis. Ainsi, le dialogue a, pour Landu, la valeur d’une demande d’autorisation pour se libérer, ou tout au moins d’une confidence. Si nous lui appliquons les critères interactionnels définis par Durrer (1999), nous nous rendons compte que c’est un « épisode dialectique » qui réunit les caractéristiques suivantes : Les interlocuteurs Pierre Landu et le Père Howard ne sont certes pas dans une position statutaire égale, mais ils mettent entre parenthèses leur statut social et jouent un rôle interactif identique. 48 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 Leur objectif dans ce débat est d’arriver à prendre la meilleure décision concernant le projet de Landu. Ils sont tous deux perplexes, ne sachant pas exactement ce qu’il faut dire, mais chacun essayant d’argumenter pour convaincre l’autre. Les types d’échange qui sont utilisés sont au nombre de deux : [demande/réponse] et [assertion/évaluation]. Chaque intervention « initiative » donne lieu à une intervention « réactive » à valeur soit assertive soit évaluative. C’est comme cela que le dialogue progresse, de sorte que les interlocuteurs ne « se spécialisent » pas exclusivement dans un acte de discours. A la fin de l’interaction verbale, Pierre Landu et le Père Howard ne sont pas arrivés à une entente, mais chacun d’eux reconnaît et accepte la position de l’autre. C’est ainsi que le Père Howard lui dit : Pierre, rappelez-vous cette phrase que vous devez connaître : Domine, imposuisti homines super capita nostra et bene fecisti. Soyez humble, Pierre. Admettez que nul n’est nécessaire. Même pas vous. Je parlerai de votre cas à Monseigneur. Courage, Pierre, je prie pour vous. (Entre les eaux, cf. séquence). En tant qu’ « épisode dialectique », la scène fait changer régulièrement de posture discursive aux interlocuteurs qui produisent assertions et contreassertions. Elle a plusieurs fonctions dans la narration. Le dialogue comme moyen d’exposition Ce texte est une scène d’exposition rétrospective dans laquelle sont rappelés l’échange entre le Père Howard et Pierre Landu, lors de son départ de l’Eglise, mais également les circonstances de ce départ, ainsi que les principaux arguments qui ont présidé au choix de Pierre. Contrairement au dialogue philosophique ou socratique que nous avons relevé dans Perpétue, le dialogue dans Entre les eaux est essentiellement dialectique. Dans Perpétue, Essola ne cesse de s’étonner en se posant des questions pour recevoir des autres personnages, qui sont des témoins, les explications du bourbier politique dans lequel se trouve son pays. Il se livre à un questionnement de type socratique. En revanche, ce texte d’Entre les eaux adopte une démarche dialectique qui consiste à faire interagir des personnages qui échangent des idées à partir de positions différentes, afin de cerner une question, de l’éclairer le mieux possible en cherchant à dépasser les contradictions. Le narrateur « homodiégétique » se laisse aller à un questionnement dialectique sans fin, qu’il soit seul ou en interaction avec les autres personnages. 49 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 L’exemple de dialogue que nous étudions est, selon le langage des interactionnistes, un « dilogue », un dialogue à deux interactants qui deviennent tour à tour locuteur et allocutaire. Cependant, une grande partie du texte est une narration sous forme de monologue. Pierre Landu est très souvent en proie à ses pensées, en proférant un discours non adressé, sinon à soi-même ou tout au moins au lecteur. Il produit ainsi un récit de pensées ou de paroles qui, commentant le comportement verbal de l’interlocuteur, le Père Howard, permet de le caractériser et de révéler ses sentiments face à la grave décision qu’il veut prendre : abandonner l’Eglise et gagner le maquis. En même temps, il scrute son propre désarroi, qui résulte de sa présence dans une Eglise qu’il condamne désormais. Ce dialogue est fondamentalement argumentatif. Il oppose les interventions « initiatives » sous forme d’arguments émis par l’un des protagonistes aux réactions et objections de l’autre. Chaque interactant, tant Pierre Landu que le Père Howard, cherche à convaincre l’autre. L’échange peut être considéré, ici, comme une argumentation indirecte, dans la mesure où l’auteur évite de parler lui-même, mais donne la parole à un narrateur ou à des personnages, et passe par la mise en récit pour illustrer ses intentions. C’est au lecteur de reconstituer l’argumentation. Ce texte manifeste donc la fonction d’exposition du roman. Dans ce cas, le dialogue sert à décrire les circonstances des évènements racontés dans le roman ainsi que les principaux personnages impliqués dans la fiction. Le dialogue d’exposition est fortement apparenté à la scène théâtrale que l’on retrouve surtout dans les pièces de la tragédie classique. Cependant, il n’a pas une position fixe dans un roman. S’il se trouve généralement en début de texte, toute nouvelle rencontre, tout rebondissement nouveau peut engendrer un dialogue d’exposition. Le dialogue comme moyen de définition du caractère des personnages Personnage angoissé qui se trouve « entre les eaux », Pierre Landu n’en est pas moins lucide, sincère et objectif. Il se livre à une introspection sans complaisance. Son argumentation est un questionnement à visée dialectique qui lui permet de contester le bon sens du Père Howard et de faire une plongée dans sa propre conscience. C’est cela que traduisent, dans ce texte, ses innombrables questions adressées ou à lui-même ou au Père Howard. Il dit clairement que c’est au nom de l’Evangile qu’il se rebelle : « Voilà subitement que tout craque, parce que je songe à vivre d’avantage en Prêtre de Jésus Christ. » S’il n’est pas complaisant envers les manquements de l’Eglise, il ne l’est pas également vis-à-vis de lui-même et des siens : J’ai dû spontanément trahir mes origines pour me sentir aussi à l’aise dans un système qu’ignorait mon grand-père. Ils ont importé 50 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 cette Foi, avec tout le reste. Mon père y a cru, s’est fait baptiser, m’a fait baptiser. Pourquoi ? Pouvait-il avoir un autre choix ? Surtout dans cet ordre colonial où le christianisme justifiait le pouvoir politique, et où celui-ci, en retour, imposait la Foi. Y’avait-il un autre moyen de survivre sinon celui de plier, d’accepter la religion du maître ? Ils l’ont acceptée, mes parents ; m’y ont fait adhérer, et depuis dix ans je suis Prêtre. Prêtre d’une religion étrangère (Mudimbé, 1973 : 21-22). En mettant ainsi le doigt sur ses options religieuses autant que sur celles de ses parents qu’il trouve imposées par les circonstances de l’histoire, Pierre Landu se montre raisonnable. Son discours est à la fois un diagnostic des écarts de l’Eglise et de son « positionnement » de prêtre africain. Sa critique de l’Eglise est marquée par la sincérité et le courage, en ce qu’il l’exprime directement face à son supérieur hiérarchique, le Père Howard, et à son intention. Selon Landu, le prêtre occidental est différent du prêtre africain. C’est l’Occident qui a trahi l’Evangile. Il en déduit qu’en tant qu’africain, en tournant le dos à l’Eglise, il ne trahit pas Jésus mais l’Occident. Ce faisant, il apparaît sincère, honnête et attaché à l’enseignement de l’Evangile. Aussi croit-il rester fidèle à l’orthodoxie chrétienne, quoi qu’il arrive. En ce sens, Landu apparaît dans ce texte comme ayant une « intégrité discursive et rhétorique » (Amossy, 1999 : 42). A la suite d’Aristote, on peut dire qu’un tel personnage qui est raisonnable, équitable, sincère et lucide, est digne de confiance, d’où l’efficacité de son discours. Tout en se montrant très pondéré dans ses jugements sur l’Eglise, suivant sa formule occidentale, il reste intransigeant en ce qui concerne sa décision. Obnubilé par son idée fixe, il affiche face au Père Howard le caractère d’un homme opiniâtre, courageux et même téméraire, puisqu’il n’hésite pas à appliquer sa décision, malgré l’interdiction et toutes les objections que lui à opposées son supérieur. A l’opposé de Pierre, le Père Howard présente l’ethos du sage, de l’homme averti. Son analyse de la situation dans laquelle se trouve Landu est faite d’arguments non moins lucides. Il considère que Landu est quelque peu idéaliste. Ainsi, les reproches adressés à l’Eglise peuvent être formulés en direction de toutes les institutions créées par des hommes. Pierre, reprit-il, l’Eglise peut commettre des erreurs dans ses membres. Elle est composée d’hommes comme vous et moi. Je comprends votre tentation. Mais les erreurs et les abus, il en existe partout où il y a des hommes. Vous le savez, vous qui avez un frère politicien. (Mudimbé, 1973 : 22) 51 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 Mais le Père Howard fait aussi preuve d’autorité en jouant la carte du pouvoir que lui confère la hiérarchie catholique : « Je remplace ici Monseigneur et je vous refuse le droit de quitter la paroisse sous prétexte d’aider ceux qui sont dans le maquis. » (Mudimbé, 1973 : 22) Le Père Howard est donc le sage, l’homme d’appareil qui aura avancé tous les arguments sans parvenir à convaincre Landu. Le seul pouvoir qu’il a vis-àvis du prêtre Landu reste celui des mots qui se sont révélés incapables d’infléchir sa position. L’ethos discursif étant lié au locuteur en tant qu’il parle, ce texte a la fonction essentielle de rendre possible sa construction. Ainsi, chaque locuteur, aussi bien Landu que le Père Howard, porte des signes caractéristiques de son ethos, ce qui ne peut se réaliser qu’à travers le discours direct. Le dialogue a permis à l’énonciateur-metteur en scène des personnages d’exposer leurs sentiments et de dévoiler leurs objectifs. Ce type de dialogue laisse déduire l’ethos de chaque personnage à travers son discours par lequel ils expriment leurs sentiments, leurs désirs, leur volonté, et par le truchement d’un code langagier qui leur est propre ou qui relève de l’ « interdiscours » : c’est la fonction de définition du caractère des personnages. Ainsi, le dialogue fonctionne comme lieu de construction de l’ethos discursif des protagonistes ; il n’est, donc, nullement un mobile de la progression de l’action romanesque. Cependant, accessoirement, il peut induire une action romanesque majeure ou tout au moins permettre d’annoncer implicitement les futurs comportements des personnages. Le dialogue comme mode de narration Le rôle de ce dialogue dans la progression de l’action est évident : la détermination de Pierre Landu est entrée en conflit avec les compromissions de l’Eglise ; il ne lui reste plus qu’à agir en rejoignant le maquis, à œuvrer pour la justice sociale qui le préoccupe tant. L’auteur utilise le dialogue pour faire réfléchir explicitement les personnages ou les amener à faire des commentaires destinés indirectement au lecteur. Concernant Landu, le principal mobile de son présent rejet de l’Eglise est expliqué dans le propos suivants, en réponse à l’Evêque : Dans la vie, c’est comme dans l’Evangile : qui n’est pas avec moi est contre moi. L’Eglise, dans ce pays, a sans doute la tête au ciel, mais les pieds sont dans la vase. Ses intérêts n’ont presque jamais coïncidé avec ceux de Dieu. C’est évident. Soit, c’est du passé. Vous prêchez, Père Supérieur, que Dieu est un but. Je le fait aussi. Autour de nous cependant, Dieu n’est souvent qu’un moyen. Nous les prêtres, nous fermons les yeux. Vous savez bien pourquoi et 52 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 probablement mieux que moi. (Passage tiré du texte ci-dessus, Mudimbé 1973) Il expose ainsi son idéologie, sa vision personnelle sur l’Eglise, vision qui diverge de celle de son supérieur. C’est aussi une communication avec le lecteur, qui est assurée non pas par le narrateur, mais par les personnages à travers le dialogue. Psychologiquement et moralement, Pierre Landu ne veut plus être défenseur de l’Eglise qui a dévié, à ses yeux, de l’Evangile. Faisant fi de tous ses devoirs de prêtre, il considère que tous les discours tenus pour défendre l’Eglise ne sont que des mots. Ainsi au Père Howard qui essayait de lui faire abandonner sa décision, il répond amèrement : - Pierre, repris doucement Howard, en tant que Prêtre nous n’avons pas le droit de nous engager d’un côté ou d’un autre. Notre croix est de ne pas succomber à la tentation de rejoindre le camp de la vengeance, qui pourrait peut-être devenir celui de la justice… C’est une tentation, Pierre. Nous sommes des crucifiés. - Vous avez, mon Père, que ce ne sont que des mots. (Passage tiré du texte ci-dessus, Mudimbé 1973 : 18-22) La seule solution à ses yeux reste l’action dans le maquis. Comme unique réponse aux dérives de l’Eglise, il ne voit que l’engagement dans la révolution aux côtés des maquisards. Dès lors, tout le reste du roman progresse en se focalisant sur la vie de maquisard de Landu, jusqu’à son désenchantement, puis son retour dans l’Eglise et son deuxième baptême sous le nom de Mathieu. Au final, en tant que mobile de l’action, le dialogue permet de fixer l’objectif de la fiction, sinon de planifier son déroulement. Le projet romanesque est dévoilé à travers une sorte de tension que la suite doit démêler, ce qui fait progresser l’action. Conclusion Ce « dilogue » (dialogue à deux personnages avec narrateur muet) cristallise donc les circonstances et la crise psychologique qui ont engendré chez le personnage Pierre Landu sa grave décision, celle de renier l’Eglise. Il est en même temps l’expression de la cause et du début de la nouvelle orientation dans la vie du prêtre : un nouvel itinéraire que relate toute la suite du roman. Il a, ainsi, permis rétrospectivement d’exposer les circonstances du départ de Pierre vers le maquis (fonction d’exposition), de camper l’ethos discursif de deux principaux personnages fonction de définition du caractère des personnages, Pierre Landu et le Père Howard), mais également de déclencher 53 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 la véritable action du roman (fonction purement narrative), à savoir la rébellion, après avoir permis de livrer au lecteur la « posture » discursive, le positionnement de chaque protagoniste face à l’Eglise. Si toutes ces fonctions coexistent dans le texte, la fonction dominante reste la dernière, celle de faire progression la narration. Le dialogue littéraire manifeste la polyphonie bakhtiniènne au cœur du texte globalement considéré, mais également celle ducrotienne (Ducrot 1972) au sein de l’énoncé pris isolément. Dans les deux cas, il y a une mise en scène d’énonciateurs (les personnages qui se parlent) par un locuteur (le narrateur) qui peut être muet lorsqu’il ne laisse aucune trace métadiscursive dans le texte et que les répliques semblent s’enchaîner d’elles-mêmes ou bavard, quant il entrecoupe les répliques de commentaires ou de fragments introducteurs d’un interlocuteur. En ce sens, par le truchement des « scènes validées » qu’affectionne le roman telles la requête, la déclaration d’amour, l’aveu, la dispute, le débat, etc., le dialogue romanesque est la pure représentation de l’ « interdiscours » en tant qu’ensemble des discours qui circulent dans une société. Le dialogue qui est de surcroit une double énonciation celle d’un narrateur rapporteur de paroles et celle des personnages en interaction verbale, est hautement polyphonique. Et le roman qui est « mimésis » suivant la tradition rhétorique l’utilise fort opportunément, depuis la seconde moitié du XXème siècle à plusieurs fins autres qu’ornementales et essentiellement narratives. En quelque sorte, le cotexte global du roman assimile la conversation à un fragment interactif (Cf. Durer 1994) et ainsi, insère la séquence dialogale, dont les répliques sont celles des personnages, dans le discours monologique du narrateur. Au final, le dialogue romanesque se présente comme une configuration compassionnelle qui, en juxtaposant récit monologique (qui relève de la pure narration) et fragment dialogal, pointe l’hypothèse de relations discursives spécifiques, dites « illocutoires », qui sont exclusivement celles des dialogues (Cf. Roulet et al. 1995). Par contre, le récit s’articule sur des relations essentiellement temporelles. Ainsi, en fonction du niveau textuel où l’on se situe, les enchaînements entre les répliques d’un dialogue sont d’ordre illocutoire (particularité du dialogue) ou temporel (particularité du récit pur). Par ailleurs, il est possible d’envisager une autre fonction du dialogue romanesque que le texte que nous avons considéré n’a pas permet de montrer : la fonction d’étayage qui permet au dialogue de fonctionner comme l’illustration d’une assertion du narrateur (c’est le cas d’un dialogue de Proust étudié par Roulet 1995). 54 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 Bibliographie AMOSSY, R. et MAINGUENAU, D. 2004, L’Analyse du discours dans les études littéraires, Toulouse, PUM. ARISTOTE, 1980, La Poétique, texte, traduction, notes par Roselyne Dupond-Roc et Jean Lallot, Paris, Seuil. AUTHIERT-REVUZ, J., 1981, « Paroles tenues à distance », in B. CONEIN et alili, Matérialités discursives, PUL. BAKHTINE, M., 1978, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard. 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C’est dans cette ambivalence que nous a plongé le club footballistique du Mouloudia Olympique de Bejaia (MOB), lorsque nous avons essayé d’analyser sémiotiquement les différents symboles que ses supporters ultra s’approprient pour afficher ou réclamer leur appartenance identitaire. L’observation minutieuse des peintures murales qui couvrent les murs des quartiers de la ville à ce sujet nous en disent long. Grâce à une approche interdisciplinaire, englobant la sémiotique, l’anthropologie et la phénoménologie, nous avons constaté que l’interculturalité pouvant enrichir l’expérience minoritaire s’avère impossible à enraciner dans les mentalités des amateurs de cette équipe qui se prennent pour les seuls conservateurs de la culture ancestrale berbère. Or, cette dernière n’est pas une totalité du fait qu’elle emprunte aux autres cultures quelques symboles dits universels. Deux objectifs majeurs sont tracés dans cette étude : le premier consiste à montrer comment la passion footballistique est instrumentalisée au profit de revendications identitaires et mystiques plurimillénaires, le second s’efforce de rappeler que les peintures murales sont des signes vecteurs de sens et de significations multiples tous reliés à la liberté d’expression, source, que l’on sait, sujette constamment à de grandes polémiques. Abstract: To explore the mechanisms of ethnic passion, we considered the most popular sport in the world that is football, because the passions it unleashes are generally exploited for the benefit of fervent social identity challenges. Some see it as a religion in its own right when others see in him an exuberant 57 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 neo-paganism. It is in this ambivalence that the football club Olympic Mouloudia of Bejaia (MOB) plunged us, when we tried to analyze the different semiotic symbols that its ultra supporters appropriated to show or claim their sense of belonging. Careful observations of the murals that cover the walls of the city's neighborhoods tell us a lot on that. Through an interdisciplinary approach, including semiotics, anthropology and phenomenology, we found that multiculturalism that can naturally enrich the minority experience is impossible to root in the minds of fans of the team who think they are the only Conservatives Berber ancestral culture. But this last is not a totality because it borrows from other cultures some called universal symbols. Two major objectives are traced in this study: the first is to show how the football passion is exploited for the benefit of identity and mystical claims spanned several millennia, the second tries to remember that the murals are signs direction vectors and multiple meanings all linked to freedom of expression, source, we know, constantly subject to great controversy. Introduction À lire La fabuleuse histoire du football (Rethacker et Thibert, 2012), nous comprendrons probablement pourquoi le culte voué à ce sport depuis plus d’un siècle continue à fasciner les hommes des quatre coins de la terre. Les études qui lui ont été consacrées sont dans la plupart des cas sociologiques, ethnologiques ou historiques ; elles déduisent toutes, explicitement ou implicitement, que le football occupe un rôle de quasi-religion, dans l’espace public mondial (Elias, N. et Dunning, E. 1994). Notre étude s’inscrit certes dans la même mouvance, mais se veut originale du fait qu’elle essaye de mettre en exergue le rôle joué par cette nouvelle religion, exprimée éloquemment dans les peintures murales, pour persuader les foules et les intégrer dans une cause commune, le culte de l’identité. Connaissant le pouvoir persuasif du football et des peintures murales, les Kabyles de Bejaia les exploitent, d’après mes constatations sur le terrain, pour rendre plus visibles leurs revendications linguistiques ou socioculturelles dans un contexte national où les arabophones constituent une majorité dominante. Toutefois, bien qu’il soit le sport le plus populaire échappant à la critique d’une bonne partie de la presse et de l’opinion publique, le football n’est pas pour autant exempt de dénigrements. Les différentes détractions émanent notamment de la part des traditions marxiste et postmarxiste qui voient en lui une version nouvelle de l’opium du peuple (Ehrenberg, 1991). Les travaux de Jean-Marie Brohm et de Marc Perelman (2002) représentent en ce sens le radicalisme le plus extrême. Le courant libéral, quant à lui, souhaite libérer le sport de toutes les emprises politiques ou financières et le présume comme 58 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 un îlot de paix, de respect et d’innocence face aux rapports de force et la lutte des classes (Vassort, 2002). Quoi qu’il en soit, l’objectif de ce présent article consiste à montrer sémiotiquement comment la passion footballistique est instrumentalisée au profit de revendications identitaires et mystiques plurimillénaires. Une problématique se pose désormais : L’identité sociale exprimée passionnément dans les peintures murales, exaltant le club du MOB, est-elle spécifique? Si non, les différents objets fétiches, totems et symboles universels qui la représentent seraient-ils d’origine païenne ? Nous allons tenter de porter un éclairage sur ces questions, en sollicitant une démarche interdisciplinaire, focalisée plus précisément sur la Sémiotique des passions (Greimas, Fontanille, 1991) qui fait appel notamment au concept de « bricolage » utilisé métaphoriquement par l’anthropologie pour se donner une image modeste par opposition à l’ostentation de l’ingénieur (LéviStrauss, 1962). La phénoménologie, quant à elle, nous aidera à voir les choses telles qu’elles devraient apparaître en se projetant sur le corps des choses pour mieux les saisir (Merleau-Ponty, 1945). L’ouvrage collectif Football et identités : les sentiments d’appartenance en question (Poli et al., 2005), nous aidera à examiner le rôle joué par le football dans l’expression identitaire des minorités, et comprendre les mécanismes et processus de construction identitaire qui sont causes des phénomènes conflictuels que connaissent actuellement le monde. En prime abord, il nous a paru que l’idée de déterritorialisation et de reterritorialisation est ce qui façonne passionnément le plus l’imaginaire des supporteurs du MOB. Nous tenons à rappeler que nous n’étudions pas ici la passion uniquement dans son sens général la rapportant à la pathologie d’autant plus que son sens romantique la désignant comme le moteur même de l’existence nous paraît aussi pertinent. Pour les tenants du romantisme, en effet, la vie devient à la fois ludique et dramatique grâce à l’aventure passionnelle. Pour ce faire, notre corpus se limitera aux signes iconiques (figuratifs) et linguistiques des peintures murales représentant les passions footballistique et identitaire des supporters du MOB de la ville de Bejaia. Sémiotique des passions Par opposition à une sémiotique classique plus rigoureuse, celle des passions se focalise sur le concept de « thymie », d’origine psychologique, que les sémioticiens de l’École de Paris définissent ainsi : elle est la disposition affective de base qui détermine la relation, positive ou négative, qu’entretient un corps sensible avec son environnement ; l’on désigne cette relation thymique par les trois termes suivants : euphorie, dysphorie, a-phorie (en mots moins techniques : plaisir, déplaisir, impassibilité). Ces états d’âme 59 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 sont visiblement intenses chez les joueurs et supporters-spectateurs avant, durant et après les 90 minutes du match. Nous présupposons dans ce cas que le football est un art, parce que seuls « les Arts fabriquent autant les passions que le réel les voit émerger, et sans les Arts, à un moment donné, dans un discours donné la passion ne serait pas ressentie ou reconnue comme telle » (Rallo-Ditche & Fontanille & Lombardo, 2005, Introduction). A priori, les supporteurs sont généralement dans un état euphorique quand leur équipe est triomphante et dysphorique quand elle ne réalise pas de bons scores. Les passions sont dans ce sens une véritable bombe à retardement, puisque dans les deux situations, les supporteurs explosent sous l’effet des émotions. À y regarder de plus près, nous pourrons déceler un point commun entre la sémiotique et le football, celui du désir de comprendre le sens de la vie. En effet, si la sémiotique pose que « la réflexion sur le sens […] soit en dernière instance une réflexion sur la vie ne saurait être une découverte pour personne » (Landowski, 2012), pareillement « le football n’est donc pas seulement un sport, c’est un point de vue sur la vie. » (Ehrenberg, 1991, p. 55). En termes plus précis, la vie n’a de sens que par rapport au sensible (les cinq sens), à la passion et au vécu des hommes en communauté, surtout quand cette dernière est minoritaire et sujette aux discriminations. Pour connaître les mécanismes de l’âme humaine dans ses rapports au corps et au monde (physique et métaphysique), l’étude phénoménologique des jeux sportifs apparaît indispensable pour les appréhender. Le football, par exemple, est le lieu de rencontre de passions diverses que les sémioticiens devraient davantage examiner, afin d’expliquer et décrire le caractère sémiotique de l’univers humain, en général, et le fonctionnement culturel des passions au sein des groupes sociaux, en particulier. Globalement, la culture se formant, évoluant et disparaissant dans les échanges et conflits avec les autres devrait donc être saisie « d’un point de vue cosmopolite ou interculturel» (Rastier, 2002b, p. 5), dans un monde globalisé où les réclamations de l’identité sociale se transforment le plus souvent en délires qui aboutissent quelquefois à la violence verbale ou physique. C’est ce qui marque notamment la vie sociale en Algérie depuis son indépendance en 1962 : le déni identitaire est intensifié par l’officialisation de la langue arabe et l’interdiction aux autochtones de parler la langue berbère pendant les deux décennies qui ont suivie la libération. Ce nationalisme radical est, selon le politologue français Youcef Fatès (2009), à l’origine de la violence dans les stades en Algérie. L’identité sociale entre passions et violences 60 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 Les passions sont-elles les véritables fondatrices de l’identité sociale ? Avant de répondre à cette question, il nous semble indispensable de donner un aperçu panoramique des passions : exaltées par les médias, ces dernières se font connaître de manière ostentatoire à tel point que les bels esprits, les calmes, les contemplatifs sont contraints de vivre par passion au grand risque de mener une vie terne et morose. Ainsi, les louanges médiatiques de la passion ont réussi à briser l’antinomie classique Passion/Raison qui freinait en quelque sorte l’intensité de l’existence. Toutefois, cette intensité peut être liée à deux notions analogues, émotion et passion, que le sens commun prend pour synonymes. Pour plus de clarification, revenons donc à leurs définitions. L’émotion est un ébranlement de la psyché qui provoque temporairement un désordre aboutissant à la perte de la maîtrise du comportement, et se manifestant par un éclat ou un écroulement. La passion en revanche est beaucoup plus durable, même si elle est passagère ; elle « détermine une attitude énergiquement active, marquant le style d’une personnalité, concentré sur un objet stable qui peut être une personne, une valeur, un objet du monde. » (Rallo-Ditche, Fontanille et Lombardo, 2005, Introduction). Cette distinction subtile des deux termes atteste que l’on ne pourrait absolument purifier la passion de ses déterminations culturelles, sociales et anthropologiques comme le prétendait le psychanalyste français Lacan (1966). Nous allons montrer empiriquement, ci-après, que c’est à travers la passion que s’expriment les revendications de l’identité sociale minoritaire des supporters du MOB. Les supporters de ce club sont minoritaires du fait qu’ils ne sont pas en grand nombre à l’échelle nationale : seuls ceux qui parlent le kabyle et habitent à Bejaia y adhèrent. Le sujet de l’identité sociale, bien qu’il soit traité de mille et une façons par les différentes disciplines des sciences humaines et sociales, continue à interpeler les chercheurs, dés lors que cette notion est liée à de multiples phénomènes culturels et linguistiques qui varient selon le temps et l’espace. Sa construction serait paradoxale car chacun de nous a besoin de l’Autre dans sa différence pour prendre conscience de son existence, tout en se méfiant en même temps de cet Autre au point d’éprouver le besoin soit de le rejeter, soit de le rendre semblable pour éliminer cette différence (Charaudeau, 2009). L’identité sociale concernera ici celle qui est attachée au domaine sportif, le football, car la fervente passion vouée à ce sport populaire par les innombrables supporters serait l’un de ses fondements majeurs. Le club du MOB, contrairement à son homologue JSMB (Jeunesse Sportive du Mouloudia de Bejaia) réputé plus serein et docile, est l’exemple parfait de la construction de l’expérience identitaire. Ses adeptes affichent leur ferveur identitaire grâce aux peintures, tags et graffitis sur les murs dont les référents dépassent les frontières régionales et nationales ; ils constituent 61 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 des symboles de puissance, de prouesses, voire de violence, puisés dans la culture berbère et occidentale à la fois. Ils se distinguent par conséquent de l’identité orientale et arabe perçue comme un nouveau colonialisme à battre. Selon Christian Bromberger, cité par Ehrenberg « L’équipe de football s’offre ainsi […] comme un symbole à très haut degré de plasticité herméneutique où les individus projettent, en fonction de leur trajectoire, les rêves les plus contrastés d’organisation idéale de la vie collective. » (1991, p. 54). Cette plasticité herméneutique est visible récemment sur les murs des quartiers de la ville de Bejaia, métamorphosés de fond en comble par de peintres amateurs à l’occasion des compétitions footballistiques que le Mouloudia Olympique de Bejaia dispute régulièrement pour maintenir sa place de prédilection à la Première division du Championnat National de Football. Ces murs de pierres et de béton sont devenus les nouveaux supports d’une revendication identitaire sans précédent, parce qu’auparavant la peinture murale était rare et avait une signification purement esthétique ou pédagogique. Suivant les modes éphémères de la mondialisation, une nouvelle sous-culture, qui n’est pas spécifique à la ville de Bejaia, voit désormais le jour, grâce à ces peintures murales et aux différents écrans de télévision, d’ordinateurs ou des tablettes qui les promulguent, pour afficher une identité sociale postmoderne dont les valeurs sont : l’anachronisme, la juxtaposition, le pluralisme, l’hétérogénéité, la fragmentation, le multiculturalisme, le globalisme, la tolérance, le ludisme, le mélange, la destruction des hiérarchies, etc. (Riou, 2002). Ces valeurs postmodernes, affichés sur les murs de la liberté (Karl et Hamdy, 2014) témoignent de la complexité de notre temps où les repères culturels sont devenus multiples et variés : ils sont le fruit des nouveaux moyens d’information et de communication instantanés. S’ancrant dans ces nouvelles formes culturelles hétérogènes, les Mobistes actualisent expressément les passions d’autres contextes et époques pour faire adhérer le plus grand nombre de supporters à l’échelle de la planète. Fiers d’être kabyles, ces supporteurs crient haut et fort leur identité pendant et après les compétitions footballistiques, afin que les gens au pouvoir les entendent. Leurs slogans visent explicitement le silence de l’Etat par rapport à l’officialisation de la langue berbère qui reste depuis presque une vingtaine d’années langue nationale uniquement. C’est ainsi que prend chair le sentiment de l’expérience minoritaire chez les joueurs et les supporteurs du MOB. Ils sont toujours conscients de la menace que représente l’arabisation, bien qu’ on ne saurait concevoir la politique linguistique algérienne comme le projet uniforme et la réalisation continue qu’elle 62 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 présente d’elle-même, mais bien plutôt comme le fruit de négociations permanentes entre élites politiques, économiques et culturelles pour obtenir ou conserver à leur groupe linguistique une place dominante dans la société. Aussi bien, c’est moins à travers ses résultats qu’en tant que discours que l’on peut penser le caractère mythique de l’arabisation : il renvoie en effet aux fondements de la nation, et permet, par sa radicalité de façade, de relégitimer régulièrement le pouvoir dans son identité anticolonialiste, démocratique, panarabiste et islamique, en désignant les ennemis extérieurs comme intérieurs. À l’occasion du Cinquantenaire de l’Indépendance algérienne, cette réflexion sociologique et politique sur l’histoire de l’arabisation tente ainsi d’éclairer, au-delà des proclamations idéologiques, les enjeux de pouvoir inhérents à toute politique linguistique. (Leperlier, 28 mars 2012) Revenons à la violence dans les stades. Celle-ci n’est pas à rallier aux supporters du MOB uniquement, mais la manière dont ils se l’approprient est remarquable ; elle devient le socle de leur identité prisée comme un signe de virilité et de dominance masculine, bien que l’on compte actuellement parmi eux la présence des femmes. Ces dernières s’y reconnaissent, parce qu’elles se voient comme de véritables guerrières au même titre que les hommes. Pour justifier cette violence, les caricaturistes mobistes notent sur les murs que c’est la répression policière qui les incite à se rebeller, au moment que certains des supporters, à qui nous avons demandé des éclaircissements, affirment que la rébellion commença avec la Guerre de libération algérienne, déclenchée en 1954 (elle est aussi la date fatidique de la création du MOB). Les supporters de ce club ont comme armes les pierres et projectiles qu’ils jettent sur les autres supporteurs d’autres clubs arabophones. À travers ce constat, nous sommes amené à nous interroger sur la véritable nature de ce sport : comment le football aux principes fédérateurs se métamorphose en une machine à briser les médiations culturelles au profit d’une ferveur identitaire minoritaire incoercible ? Qui sont ses soi-disant trublions ? Pourquoi ce sport populaire devient-il une incitation au combat dans les stades où les passions se déchaînent comme dans les champs de bataille? Il se pourrait que ce soit l’origine supposée de l’invention du football, inscrite dans la mémoire collective de l’humanité, qui en est la première cause : celui-ci serait pour les Chinois un instrument de torture car c’est avec la tête humaine décapitée que l’on jouait au départ. En revanche, la majeure partie de la littérature situe le cordon ombilical du football dans les public schools britanniques même s’ils n’étaient pas, à proprement parler, aussi farouches. Le sociologue Sébastien Louis en enquêtant sur Le phénomène ultra en Italie 63 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 (2006), terre du football par excellence, remonte cette violence constatée dans les tribunes à 1968, c’est à partir de cette date que l’extrémisme inspire tous les supporters passionnés de l’Europe, voire du monde. Mais que ne ferait-on pas quand la passion du jeu entraîne ses admirateurs dans un état addictif ravivé par le désir de puissance sans limites ? C’est indubitablement sur cette notion de seuil que la psychanalyse insiste. Cette dernière essaie d’y remédier pour que le goût du jeu cesse de devenir une drogue qui se transforme en un fanatisme absolu. Elle nous enseigne que des limites, quoiqu’irréversibles comme les guerres, devraient être respectées pour en finir avec la recrudescence de la haine et les chocs culturels, car cette évolution qui transforme un sport né avec la démocratie et qui est à l’origine d’un patriotisme pacifique appelle au déchaînement des nationalismes et aux comportements non maîtrisés. Selon Denis Müller, ces débordements atteignent au plus haut degré les joueurs de football et les entraîneurs qui s’exposent comme des esclaves « à notre admiration et à notre cruauté, des symboles de la roue de la fortune et du destin impitoyable qui écrase les gens sous la nécessité de la production et des résultats. » (2004, p. 6). Paradoxalement, nous allons voir que les joueurs sont pris aussi pour des idoles que l’on vénère frénétiquement car ils portent les couleurs d’une identité soi-disant autonome. Celle-ci, pour exister, exige reconnaissance et respect pour ne pas disparaître au contact des autres : cette lutte pour la reconnaissance construit en effet une relation positive et harmonieuse avec soi-même et la société (De Waele et Husting, 2008). Idoles et symboles d’une expérience minoritaire Parmi les symboles ésotériques, totems et idoles les plus redondants dans les peintures murales du MOB, on retrouve : un chanteur « Matoub Lounès », un guérillero « Che Guevara », un crabe, un fantôme, un glaive, un drapeau berbère, la croix gammée nazie, les couleurs vert et noir, un crâne humain sur tibias (ou glaives) croisés en signe de croix, un fanion, le diable. Nous allons tenter de reconstituer les isotopies qui les associent afin de mettre en lumière les stratégies argumentatives spécifiques de cette rhétorique de la terreur marquant l’expérience minoritaire de ce club et de ses amateurs. Les isotopies sont un ensemble redondant de catégories sémantiques (sèmes) qui rend possible la lecture uniforme du récit (ici du récit iconique des peintures) loin de toutes interprétations convergentes. Le rôle des isotopies s’avère plus fondamental encore dans les sémiotiques visuelles. Celles-ci se focalisent d’abord sur les processus de production de sens, pour ensuite passer à une interprétation partagée vraisemblablement par le public : elles font appel à l’iconographie (ou iconologie), pour une tentative d’élucider les nombreuses 64 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 interrelations qui forment le sens des images, ainsi que les symboles historiques des couleurs ou les signes non figuratifs tels que les allégories, les auréoles, etc. (Joly, 2002). Par ailleurs, Umberto Eco (1992) situe l’interprétation à la croisée de trois intentions principales que sont : l’intention de l’auteur, l’intention de l’œuvre et celle du lecteur-spectateur. En guise d’exhaustivité dans le décryptage du sens, la sémio-pragmatique s’occupe non seulement de la complémentarité qu’il y a entre texte et contexte, mais s’occupe aussi de l’interaction entre texte et contexte institutionnel. Nous rappelons que l’analyse syntagmatique d’un message visuel, comme texte, n’est absolument pas suffisant et qu’il faudrait que l’analyste prenne « en compte l’axe paradigmatique de l’organisation du message » (Martine Joly, 2004 a, p. 71), c'est-à-dire l’axe des associations entre les éléments absents et les éléments présents du message. De fait, notre enquête sémiotique s’est déroulée de la manière suivante : pour saisir les quelques structures discursives de ces peintures, identiques à celles des textes d’un livre, nous avons examiné globalement, et pendant deux mois, les structures sémantiques élémentaires, les structures actantielles et modales (vouloir, pouvoir, savoir), les structures narratives et thématiques et les structures figuratives (Fontanille, 2003). Chaque niveau est supposé se superposer du plus abstrait au plus concret, de telle manière qu’il pose une complexité de réarticulation, pouvant parfois amener le spectateur-analyste à une mauvaise compréhension de l’object regardé ou observé. Nous en avons déduit que, aussi complexe soit-elle, l’activité signifiante de ces peintures est condensée dans l’emblème de ce club sportif que nous allons analyser macroscopiquement. Nous commençons par la figure du crabe qui le caractérise. Le crabe (tourteau ou dormeur) est une métaphore désignant symboliquement le MOB ; en effet, ce crustacé qui est son symbole capital est prophylactique selon les supporters de ce club. À plus forte raison, l’appropriation du crabe, consolidant l’expérience minoritaire, est due à diverses stratégies de compétition que sont : la ruse, car le crabe marche de travers ; esprit de combat, lié à sa paire de pinces ; le crabe étant un symbole lunaire, incarne les forces vitales transcendantes. Il serait un démiurge dépêché par le soleil pour ramener la terre du fond de l'océan : doté de ces forces surnaturelles, il déclenche les tempêtes quand il le veut ; tantôt il est représenté comme un esprit fécondant, tantôt comme une force du mal. Ainsi, d’animal protecteur, il devient maléfique pour 65 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 ses habitudes nécrophages. Il est réputé apprendre la magie aux hommes ; en revanche, en Asie, les crabes, suivant la légende, sont très adulés car ils sont les avatars de l'âme de guerriers défunts. Les couleurs vert et noir semblent avoir pour référence les drapeaux des mouvances anarchistes de l'anarcho-primitivisme et la bannière des pirates. Or, les rameaux verts d’un chêne et d’un olivier, illustrant le fanion du MOB, lui octroient une autre signification : ils symbolisent, en fait, les racines persistantes de la berbérité, tandis que le noir rappelle le deuil de la disparition des royaumes berbères, représenté excellemment par la tête de mort sur tibias, les fantômes et les démons. Dans l’emblème, ces couleurs s’associent à celles du drapeau berbère arboré majestueusement sur une citadelle en forme de couronne, rappelant sans doute le Royaume numide (contrée de l’ancienne Afrique du Nord). Le drapeau amazigh, aux couleurs printanières, se veut un retour aux sources linguistiques du pays et celle, en somme, de toute la région du Maghreb, anciennement dénommée Numidie. Ce drapeau est beaucoup plus exploité par le Mouvement pour l’Autonomie de la Kabylie (MAK). Le personnage le plus représentatif de la culture berbère, et également de ces peintures murales, est le chanteur engagé Matoub Lounès ; celui-ci a su populariser la question amazigh (berbère) audelà des frontières nationales. Ce défunt assassiné clamait haut et fort la démocratie, la liberté et la laïcité en Algérie ; il n’hésite pas, dans son livre autobiographique, à se donner le nom de Rebelle (1995) contre l’islamisme de l’époque. Autre figure emblématique à laquelle les supporteurs du MOB s’identifient est l’Argentin Che Guevara. Cet homme politique internationaliste, quoique médecin de formation, est un révolutionnaire marxiste qui a théorisé et dirigé la révolution cubaine faisant de lui un mythe pour plusieurs générations (Benasayag, 2003). La langue utilisée pour transmettre leur message au monde entier est le français, parce que l’Algérie « a été profondément marqué par le modèle français, non seulement du point de vue de la langue, mais aussi du point de vue de l’Administration, du type de modernisation, des modèles pédagogiques, de la conception même de l’identité nationale. » (Grandguillaume, hiver 2004). Cette internationalisation de la contestation identitaire des supporteurs du MOB, grâce aux moyens d’information et de communication, met l’Etat algérien dans une situation perplexe. Car à l’ère de la globalisation, la question des minorités est posée sur la scène internationale et n’est plus sujette à la minoration des Etat-nations comme avant. Outre les dessins d’idoles et les fétiches que les supporters mobistes semblent vénérer pour les aider dans leurs revendications identitaires, nous 66 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 allons voir que la représentation du divin n’est qu’à ses prémices dans la région. Représenter Dieu et les anges En face du Bloc administratif, sis à quelques mètres de l’Hôtel du département de Bejaia, il y a une peinture murale singulière de par sa représentation inédite du divin dont l’interprétation nécessite la connaissance de la symbolique picturale biblique ou mythique. Celle-ci porte davantage à confusion parce qu’elle était dernièrement sujette aux parodies des iconoclastes musulmans modernes qui font détourner le sens des messages inscrits sur les murs de la ville de Bejaia. Par rapport à la parodie verbale, la parodie iconotexte, étant faite pour être lue et vue, attire le maximum de spectateurs sauf que l’iconicité demeure secondaire. Si les parodistes raisonnent ainsi, le sémioticien et l’iconographe, quant à eux, ne se privent pas de déchiffrer le langage silencieux des signifiants iconiques. Autrement dit, ces derniers ne se contentent pas de la dénotation inscrite dans la peinture car leur esprit scientifique les conduit à sonder les mystères de la connotation, c'est-à-dire tout ce qui fait partie de l’intertextualité ou de l’interdiscursivité. Avant de jeter un coup d’œil sémiotique et iconographique sur cette peinture expressive, rappelons les représentations formant la doxa des habitants de cette ville qui sont majoritairement de confession musulmane. Comme nous l’avons mentionné supra, la peinture murale était pratiquement inexistante en Algérie, en dehors des milieux culturels et éducatifs du fait de l’iconoclasme massif existant avant l’apparition des nouveaux médias : aujourd’hui, en revanche, avec l’installation progressive de la civilisation de l’image qui commence timidement sous l’impulsion d’Internet et de la téléphonie mobile, la mentalité et les attitudes des gens ont beaucoup changé. Cela dit, l’avènement de la civilisation de l’image chez les néophytes, en l’absence de l’éducation à l’image, nous amène à présupposer que l’interprétation iconique du message, à caractère sacré ou profane, se limiterait à sa dénotation, c'est-à-dire à la reconnaissance superficielle des éléments plastiques (les couleurs surtout) et de quelques symboles. Les supporters y reconnaîtraient principalement les couleurs à caractère identitaire du MOB, son emblème et ses slogans. Or, l’interprétation ne se réduit pas à la perception, à la réception et à la reconnaissance des formes, parce que « décrire une image -c'est-à-dire, transposer en langage les éléments d’information, de signification, qu’elle contient- n’est pas une entreprise évidente, malgré son apparente simplicité. » (Aumont & Marie, 2008, p. 49). 67 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 La sémiotique comme discipline herméneutique et œcuménique, dont nous avons déjà esquissé brièvement la méthode et présupposés théoriques relatifs à l’analyse de l’image (fixe, animée ou en séquence), tente de dévoiler l’idéologie (s’il en est une) de cette œuvre qui ne fait pas encore parler d’elle (il ya tout juste quelques mois qu’elle est peinte). Parlons-en cavalièrement. Cette représentation profane du sacré semble s’adresser à l’inconscience de tous les spectateurs curieux de cette rue passante. Elle leur rappelle la prééminence du MOB par rapport à tous ceux qui prétendent représenter l’amazighité, puisque c’est Dieu Lui-même qui, d’après la narration de l’image peinte, semble défendre leur cause et leur expérience minoritaire. Le cadre rectangulaire de cette peinture grandiose sert de « repère et de guide pour construire des lignes de fuite et l’illusion de la troisième dimension, de la profondeur. » (Joly, 2002, p. 110) ; son cadrage pourrait nous plonger dans un leurre anthropologique, en nous faisant croire phénoménologiquement parlant que le regard humain est le centre du monde et qu’à sa guise il peut facilement le contrôler. Le grand plan, quant à lui, signifie que le cadreur voudrait élargir le décor de l’environnement où les protagonistes se placent : dans cette peinture le bateau du MOB se trouve au centre, Dieu à gauche et les anges à droite du cadre. Dieu dans les fresques chrétiennes est représenté comme un homme d’un âge avancé aux cheveux et barbe couleur de neige. Les parodistes de Bejaia le reprennent tel quel, mais Lui ajoutent tout de même une arme attribuée légendairement au diable « la fourche à trois dents», ce qui est d’ailleurs équivoque : s’agit-il de Dieu, d’un ange diabolique ? Nous dirons tout de suite qu’il ne s’agit pas forcément du diable, parce que celui-ci est reconnaissable selon la mythologie à ses cornes et pieds de bouc. Mais vraisemblablement, cette représentation rappellerait l’idéologie sataniste qui prétend que Satan est un dieu aux origines païennes. Peu importe les obédiences car le message que l’on voudrait transmettre consiste à faire croire que le MOB et ses supporteurs sont des protégés des dieux : il paraît que ce dieu représenté s’inspire de la mythologie grecque du fait qu’on y reconnaît l’image du roi des dieux, Zeus, vénéré par les Grecs comme le Maître de l’univers, sauf que, au lieu de la fourche, il tenait un foudre. Le football : nouvelle religion au service de l’identité minoritaire ? Pour répondre a priori à la question, il n’y aurait pas plus explicite que la citation apocryphe de Blaise Pascal qui dit que « Les hommes, ayant perdu le paradis, se mirent à courir après une balle. ». Néanmoins, il serait faux de taxer les joueurs et les supporters d’aujourd’hui d’idolâtres de la balle ronde, parce que bon nombre de ces derniers pratiquent l’une des trois religions monothéistes (islam, christianisme, judaïsme), tout en étant adeptes des clubs 68 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 footballistiques. Devant une telle ambivalence, les théologiens essaient d’apporter des clarifications dogmatiques par rapport aux multiples significations religieuse, sociale, éthique et politique du football. Notre analyse sémiotique, en revanche, loin d’être présomptueuse, pourrait logiquement nous amener à y voir le visage d’un paganisme aux traits d’un prosélytisme chrétien du fait que la représentation du divin, par exemple, est une spécificité chrétienne. Par ailleurs, nous aimerions donner la signification humaine (laïque) de ce sport collectif. Nous tiendrons en compte notamment ce qu’avait exprimé, à juste titre, Denis Müller : « Ma première religion, ma religion populaire, c’est le football. Je me suis converti sur le tard au christianisme, mais j’ai de fréquentes rechutes dans ma première religion. » (2004, p. 6). Celui-ci explique ses rechutes en référence au fait que le football n’est qu’une religion en apparence, une fausse religion, car pour être une quasi-religion, il dit qu’il devrait y avoir un appel d’air vers une transcendance. Autrement dit, la passion du football risque de se soumettre constamment à la compétition brute et à la violence déshumanisante d’une pauvre imitation de la religion et de la beauté, bien qu’il laisse entrevoir par intermittence le surgissement possible de la grâce et de la gloire. La signification anthropologique et théologique du football, ditil, se ramène à quatre dimensions constitutives et complémentaires que nous résumons ainsi : il s’agit d’un jeu rappelant la structure enfantine de l’existence (courir après une balle, surpasser l’adversaire, faire preuve d’astuce, réaliser son but) ; il s’agit aussi d’une compétition, entre un vainqueur et un vaincu, mettant en scène une violence symbolique caractérisant la domination masculine ; un spectacle, dans le double sens du terme : d’une part le football est une tragédie, d’autre part, il est le déroulement spectaculaire et spéculaire de la lutte pour la vie, du combat à mort entre les forces du mal et celles du bien ; le football est le symbole de l’ambivalence fondamentale de l’être humain, écartelé entre sa solitude et son besoin de solidarité. Si l’on peut considérer le football comme une religion, l’on dira également que c’est une religion humaniste cherchant à encrer les hommes dans leurs racines. Les supporteurs du MOB ont leur religion à eux, elle s’inspire d’une culture et d’une langue plus que millénaires, la langue et culture berbères, tout en empruntant des expressions appartenant à la langue et à la culture françaises. Ils rêvent de tenir tête à l’arabe et à l’islam, ses deux principaux 69 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 rivaux sur le terrain, bien que paradoxalement les supporters soient eux même musulmans dans la majorité des cas. Conclusion Au terme de cette exploration de la passion footballistique, exprimée à travers les peintures murales, nous insistons sur le fait que cette dernière demeure un lieu névralgique où toutes sortes de revendications, notamment identitaires, sont susceptibles de déclencher des violences et conflits qui n’ont rien à avoir avec les compétitions sportives. Nous avons pu constater que si le MOB recourt à la rhétorique de la terreur, celle-ci n’est pas pour autant spécifique à ce dernier du fait que la violence dans les stades est récurrente dans le monde entier, même chez les sociétés dites plus policées qui prônent la démocratie et l’égalité des chances. Le dispositif guerrier qui est représenté chez ce club par les peintures murales fonctionne à la manière du proverbe latin qui dit : « Si vis pacem, para bellum », (« si tu veux la paix, prépare la guerre »). Or, la véritable logique citoyenne à enseigner est la suivante : « si tu veux la paix, prépare la paix ». Il s’avère que la logique perd tout son sens dans un contexte où les conflits culturels empêchent toute idée d’interculturalité. Pourtant les cultures ne sont pas des entités pures et fermées, mais ouvertes et inhérentes au changement. Vouloir reconstituer les cultures ancestrales, c’est vouloir en quelque sorte retrouver la langue adamique et le paradis perdu. Force est de constater, dans le football, il y a des actes de profanation du religieux que l’on accuse habituellement de satanisme, d’athéisme ou de paganisme générant l'idolâtrie à l'échelle de la planète. Cette désacralisation parodique du fait religieux présuppose une autre forme de religion naissante. La coupe, par exemple, doit ses origines à la Cène, veille de la Passion où Jésus-Christ avait partagé le dernier repas avec ses apôtres au cours de laquelle il institua l’Eucharistie. Les joueurs de football qui mettent des signes religieux dans leurs tenues ou dans leurs colliers et qui se prosternent pour invoquer Dieu au moment de marquer des buts s’inscrivent dans le même contexte. Cependant, une religion n'est pas affaire d'apparence ou de rituels mais s'inscrit dans un système d'explication du monde et de sa finitude. Bref, les rites religieux n'ont de sens qu'en liaison avec la transcendance, le divin, et les lieux sacrés. Enfin, les considérations diverses sur le football, la peinture murale, l’identité, l’expérience minoritaire et la religion nous laissent sur notre faim tant les ambiguïtés y surgissent. Ils sont à cheval entre plusieurs dichotomies : Accomplissement/Destruction, Altruisme/Égoïsme, Calme/Violence, Paix/Conflits, Peuplement/Décomposition du monde. Ils 70 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 incarnent le théâtre de nos destinées sociale, identitaire, religieuse et culturelle en interaction. Bibliographie AUMONT Jacques et MARIE Michel, 2008, L’analyse des films, Paris, Armand Colin. BENASAYAG Miguel, 2003, Che Guevara : du mythe à l'homme : allerretour, Paris, Bayard. CHARAUDEAU Patrick, 2009, « Identité sociale et identité discursive. Un jeu de miroir fondateur de l’activité langagière ». Dans CHARAUDEAU P. Identités sociales et discursives du sujet parlant, Paris, L’Harmattan. 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Derrière cette situation défaillante se cachent des facteurs multiples qui ont accompagné les apprenants tout au long du processus d’apprentissage, avant même d’accéder au cycle universitaire, et qui ont contribué à un échec quasi-total à proportions alarmantes.Nous nous proposons, dans le présent article, de revenir sur ces facteurs d’échec, pour les définir et dévoiler l’impact de leur intervention dans l’acte de l’appropriation de l’arabe par les apprenants algériens, représentés, ici, par ceux en formation à la spécialité de traduction. Abstract: The status of Arabic language, as the target language, among translation trainees, in terms of oral and written expression seems not to fit with theoretical definitions and presuppositions. This is due to many social and ideological factors which go with the trainees along their learning process before the university. They led to a quasi-total failure reaching alarming proportions. We suggest, in this article, to come-back on elements responsible for this degrading situation, defining theme and unveiling their impact on trainees’ learning attitude. Le processus de l’appropriation d’une langue donnée, son apprentissage et son usage chez l’individu répond à plusieurs facteursqui interviennent pour en décider la qualité et la performance. Ces facteurs peuvent fonctionner favorablement et rendre ce processus fructueux et efficace comme ils peuvent être défavorables en fonctionnant d’une sorte à le saboter, et ce, selon le statut effectif qu’occupe la langue en question dans le cadre familial et / ou social, indépendamment du fait qu’elle soit langue maternelle, première ou étrangère, sans perdre de vue que cette influence est présente dés l’école primaire et accompagne les apprenants jusqu’au cycle universitaire. 74 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 Qu’en est-il pour la langue arabe chez les apprenants algériens, et, plus exactement les apprentis traducteurs ? On se posant cette question, nous avons constaté la rareté des études et enquêtes qui ont été menées sur le sujet de l’apprentissage de l’arabe et de sa performance chez les apprentis-traducteurs. Cela pourrait être justifié par l’influence des présupposés théoriques imbus qui prétendent à cette langue le statut de langue de référence bien qu’une simple et rapide comparaison entre la définition de la notion de langue de référence et la place réelle accordée à l’arabe par un nombre considérable d’ apprentis- traducteurs, traduite par leurs différents comportements et préjugés en classe, et plus exactement dans le cadre de l’exercice de traduction du français vers l’arabe et que nous assurons depuis dix ans, révélerait un écart nuisible. 1- Langue maternelle et traduction Ladmirale, (1994.p.60) voit dans la langue maternelle« beaucoup plus qu’un instrument de communication véhiculant des informations. Elle est plutôt le milieu synthétique et global qui est au principe de la formation fondamentale de l’individu et par lequel passent ses différents apprentissages ». Durieux (1995. p 19), elle, a indiqué quatre raisons pour lesquelles la maîtrise de la langue d’arrivée, en prenant pour hypothèse qu’il s’agit de la langue maternelle, est indispensable :(1)- « elle rend possible une grande rigueur dans l’expression, (2)- elle permet d’éviter les interférences avec la langue étrangère, (3)- elle sert de référence au traducteur et (4)- elle est la vitrine du savoir- faire de celui-ci ». Une question se pose : l’arabe a-t-il pu décrocher un tel statut auprès des apprentis- traducteurs algériens, compte tenu des conditions sociolinguistiques dans lesquelles elle se trouve ? 2- L’arabe chez nos apprentis traducteurs : entre théorie et réalité L’état de l’arabe académique ne semble pas se concorder avec la langue maternelle telle qu’elle est vue par les théoriciens de traduction dans le cadre de l’acte traduisant9, car nul ne saurait nier ni ignorer le paradoxe dont souffre cette langue au milieu des apprenants algériens, tous niveaux scolaires et toutes catégories sociales confondus. C’est une langue qui oscille entre un statut formel, politiquement soutenu, qui a fait d’ elle la première langue nationale et officielle et un statut réel, socialement nourri et géré par un ensemble de facteurs sociolinguistiques qui ne semblent pas 9 Nous substituons, ici, le terme « académique » au terme « classique » pour renvoyer à l’arabe universitaire. 75 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 favoriser son statut formel mais, au contraire, œuvrent à minimiser davantage ses chances de devenir cette langue de référence qui constituerait la base de l’apprentissage des autres langues. Ces facteurs sont essentiellement d’ordre idéologique et social. 2-1) Le facteur idéologique Ce facteur est représenté principalement par la notion de la motivation pour apprendre une langue, telle qu’elle est définie comme : « un mécanisme psychologique qui génère le désir d’apprendre la langue, qui déclenche des comportements d’apprentissage, notamment la prise de parole en classe de langue, qui permet à l’élève de maintenir son engagement à réaliser les tâches proposées quel que soit le degré de réussite immédiate dans son interaction avec les autres élèves ou le professeur, qui le conduit à faire usage des instruments d’apprentissage mis à sa disposition et qui, une fois la tâche terminée, le pousse à renouveler son engagement dans le travail linguistique et culturel » (Raby, 2008 :10). Les sociolinguistes indiquent trois éléments clés qui mesurent le degré de motivation pour apprendre une langue chez un apprenant, à savoir, la quantité de l’effort fourni, le désir personnel d’apprendre et la nature des sentiments éprouvé vis-à-vis ce processus d’apprentissage. L’implication de ces éléments apparait dans la définition des deux indicateurs qui déterminent le facteur de motivation: l’attitude et l’orientation. 2-1) l’attitude L’attitude est un ensemble de croyances qui fondent nos représentations à l’égard d’une langue étrangère, notamment ses locuteurs. Elle est la prise de position individuelle ou collective du sujet de la langue et de ses spécificités, et, selon la définition de Lafontaine (in Moreau, 1997 : 57) « la manière dont les sujets évaluent soit des langues, des variétés ou des variables linguistiques ». La notion d’attitude renvoie,donc, à la disposition psychologique latente et acquise à se comporter d’une certaine manière vis-vis d’une langue donnée sur la base d’un ensemble de croyances internes et externes qui émanent des préjugés subjectifs ou objectifs faisant l’objet de changement ou d’évolution.La langue n’est pas conçue comme un système organisé seulement, mais aussi, et surtout, comme un usage qui traduit l’interaction de l’individu avec les autres. 76 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 Dans le cas des apprentis traducteurs, trouvés dans un milieu d’apprentissage trilingue, avec une langue première à côté du français, la langue de prestige culturel et l’anglais, la langue du progrès scientifique par excellence, le facteur de l’attitude, tel qu’il est défini plus haut aurait peu de chances à fonctionner en faveur de l’arabe, étant donné qu’elle représente pour eux, en général, les pays du monde arabe, qui se trouvent, pratiquement tous, dans la sphère du tiers monde. 2-2) L’orientation L’orientation est une entité de résultats que nous attendons de l’acquisition d’une langue. Elle recouvre la question des buts. Elle est relative à la dimension pragmatique de la langue et son pouvoir d’accomplir la fonction communicative et pratique. Elle concerne l’intérêt personnel à l’aspect social et culturel des communautés qui l’emploient, dans le but d’une intégration éventuelle. Le facteur d’orientation ne servirait pas dûment l’arabe dont les chances se dégradent de plus en plus, en matière de travail, le progrès scientifique et le domaine des intérêts, contre le français et l’anglais qui ne cessent de gagner du terrain dans tous les domaines. 3) Le facteur sociolinguistique Pendant longtemps, le processus d’apprentissage se présentait sous un triangle connu qui est le triangle didactique et qui comportait les trois éléments (enseignant, apprenant, contenu d’enseignement). Ce triangle ne cesse de faire l’objet de critiques des sociologues et sociolinguistes qui lui reprochent l’exclusion des conditions sociolinguistiques intervenant dans la formation de la personnalité de l’apprenant et l’orientation de ses choix et de ses décisions, y compris en matière d’apprentissage de la langue. Michel Dabène, à titre d’exemple, a proposé un autre triangle plus exact et plus représentatif : (2005 : 34) Les deux éléments qui se trouvent dans le contexte social devraient être pris en compte dans la conception du contenu des deux éléments situés dans le contexte éducatif. Nous tenons, d’abord, à définir les deux composantes du contexte social qui sont les représentations linguistiques et les pratiques langagières puis, examiner leur impact sur les apprentis-traducteurs. 3-1) Les représentations linguistiques 77 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 Le mot représentation désigne, généralement, la conception de quelque chose dans le cerveau, sous forme de codes, signes, images ou croyances, ou bien une opération mentale dans laquelle un individu ou un groupe social conçoit la réalité qui se présente devant lui et lui attribue une signification bien précise. En didactique, la notion de représentations est définie comme « un système de connaissances qu’un sujet mobilise face à une question ou à une thématique, que celle-ci ait fait l’objet d’un enseignement ou pas »,(Reuters, 2007 : 197). En sociologie, cette notion est défini comme « une forme courante (et non savante) de connaissance, socialement partagée, qui contribue à une vision de la réalité commune à des ensembles sociaux et culturels ». (Guenier, in Moreau, 1997 :246). Les représentations sociales sont, donc, des mécanismes de réflexion destinés à communiquer avec l’environnement en vue de le comprendre et de le contrôler. Elles sont le résultat de la réflexion ordinaire telle qu’elle est présentée dans les croyances des individus, leurs discours et leurs attitudes. Cependant, et bien que ces représentations soient un ensemble de systèmes et de backgrounds cognitifs acquis par un individu de son environnement social en dehors du contexte scolaire, elles se développent, tout de même, pour devenir des discours sociaux affectant l’ensemble des connaissances apprises à l’école. La notion des représentations sociales, en s’appliquant su l’élément de la langue, nous renvoie vers une autre notion qui est celle des représentations linguistiques qui renvoie, à son tour, à l’ensemble des conceptions que les locuteurs se font d’une langue et qui, malgré son caractère relatif et subjectif, consacre le principe de supériorité des langues et donne lieu à un ensemble de discours dits discours épilinguistiques. En appliquant cette notion à l’arabe classique ou même à l’arabe dit académique, au milieu des locuteurs algériens, et, plus précisément, les apprentis- traducteurs, nous constatons que le discours courant au milieu de ceux-ci révèle une vision négative exprimée par les réactions d’un nombre considérable d’entre eux vis-à-vis de cette langue et ce ,en dépit d’une valeur théorique qui lui est réservée par le discours scolaire, sans autant prétendre généraliser ce constat à tous les apprenants dans les régions intérieures connues par leur attachement à cette langue et qui, pour des considérations religieuses à une influence majeure, refusent de lui reconnaitre explicitement un tel statut , bien qu’ils en soient partiellement conscients. 78 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 Voici quelques segments, à titre d’illustration, des discours épilinguistiques émis sur l’arabe, prélevés sur un échantillon d’apprentis-traducteurs : - L’arabe est une langue compliquée aussi bien sur le plan du vocabulaire que sur le plan de la grammaire (morphologie, syntaxe, déclinaison,…..). L’arabe est une langue qui sert plutôt à la poésie qu’à la science car il est incapable d’accompagner le progrès scientifique, contrairement au français et à l’anglais. Tous les pays dont les locuteurs parlent l’arabe sont des pays sousdéveloppés. Nous observons que les jugements que mènent les apprenants de la spécialité de traduction ne diffèrent pas, dans leurs fonds, des jugements et préjugés menés par les apprenants qui appartiennent à d’autres spécialités. Ces discours épilinguistiques interviennent, d’une manière directe ou indirecte, consciente ou inconsciente dans le processus d’apprentissage de l’arabe au milieu des apprenants, notamment, s’agissant des apprentistraducteur qui se trouvent dans une situation où l’arabe s’affronte au français et / ou à l’anglais, et où les différents complexes idéologiques et représentations linguistiques trouvent un milieu fertile à pousser et à se développer. 3-2) Les pratiques langagières Selon le dictionnaire des concepts fondamentaux des didactiques (Reuter et autres, 2008 : 173), les pratiques langagières renvoient à des formes sociales orales. Cette notion permet de penser les sources d’échec scolaire. L’école, par les usages de langage qu’elle valorise, provoque la réussite ou l’échec scolaire des élèves, selon que leurs propres usages de langage, socialement et familialement construits, entrent ou non en concordance avec ceux développés à l’école. Le problème ne se pose pas, donc, en termes de différences entre les élèves mais en termes d’usage de langage et de rapport au langage sur la base de plusieurs facteurs. Ces facteurs sont présents dans la définition de Bautier-Castaing (1981 : 03) quand elle a abordé la possibilité pour les dialectes de devenir un sujet d’étude linguistique : «Nous définissons les pratiques langagières comme les manifestations résultantes dans les activités de langage, de l’interaction des différents facteurs linguistiques, psychologiques, sociaux, culturels, éducatifs, affectifs qui sont constitutifs des caractéristiques individuelles ou de groupe ». 79 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 Cela signifie que la pratique d’une langue donnée dans une région donnée répond à plusieurs considérations, les une sont objectives et communes, pouvant être partagées par un groupe de locuteurs, les autres sont subjectives et individuelles comme celles qui ont trait à l’état psychologique ou affectif d’un individu. En examinant le contexte des pratiques langagières en Algérie et en soulignant le rôle des facteurs cités ci-dessus, tout en se focalisant sur les facteurs communs, nous déduisons les faits suivants : - - Le facteur linguistique ne favorise pas le statut de l’arabe vu les stéréotypes déjà indiqués concernant la nature complexe de cette langue. Le facteur sociologique favoriserait plutôt les différents dialectes qui jouent le rôle de la langue maternelle, langue première, langue référentielle et langue véhiculaire dans la plupart des situations de communication servant de la compétence productive et active au moment où l’arabe académique est confiné dans les documents scolaires et administratifs, donc, dans des situations de communication passive qui ne requièrent que de la réception, de l’interprétation et de la compréhension sans exiger des compétences productives, que ce soit écrites ou orales . Le facteur affectif ne servirait pas tellement l’arabe, car, théoriquement, la seule langue envers laquelle l’individu éprouve une affection particulière est la langue maternelle dans sa conception la plus étroite, et dans laquelle il pense, il s’exprime, voire, il souffre. Il y a lieu de remettre en question, en guise de conclusion, l’efficacité du facteur pédagogique représenté par les contenus d’enseignement de l’ arabe notamment dans le cycle secondaire qui constitue un tournant décisif pour le passage à l’université , et leur concordance aux réalités sociolinguistiques qui président, comme nous l’avons vu, les attitudes et les orientations des apprenants. Si on examine, par exemple, le contenu du livre de la langue et littérature arabes du niveau terminal, destiné a la filière des langues et sciences humaines, on remarquera cette prédominance flagrante des textes du type poétique, que ce soit de la poésie versifiée ou libre, au détriment d’autres types de textes qui contribueront mieux à développer les compétences communicationnelles et rédactionnelles des apprenants. Ce qui nourrit, à notre avis, les discours épilinguistiques, et même, sociaux, générés par le facteur d’attitude, déjà défini, et qui emprisonnent l’arabe dans la fonction poétique. Nous débouchons, enfin, sur la nécessité de surmonter cette vision traditionnelle et normative dans la conception des programmes destinés à l’enseignement de l’arabe aux différents cycles scolaires, le 80 Revue Algérienne des Sciences Du Langage N°1 meilleur exemple de l’échec étant les apprentis-traducteurs dont le niveau de performance en arabe ne semble pas celui d’une langue décrite par les théoriciens de la traduction comme le gage de leur réussite. Références bibliographiques Bautier-Castaing, 1981, (La Notion de Pratiques Langagières, un outil heuristique pour une linguistique des dialectes sociaux) Langage et Société, vol.15, num°15, p 3-35. ( www.persee.fr/web/revues). Consulté le : 06 /06/ 2015. P. 04. Dabène L, 1994. Repères Sociolinguistiques pour l’Apprentissage des Langues. Paris: Hachette. Durieux, Christine, 1996. Apprendre à Traduire, prérequis et testes, la Maison du Dictionnaire. Paris. Ladmiral, J .R, 1994. 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