L`actualité du régime des abandons de créances consentis à des

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L`actualité du régime des abandons de créances consentis à des
L’actualité du régime des abandons de créances consentis à des filiales en
difficulté par l’arrêt de la CAA de Versailles du 29 juin 2010
Par Hugo Cosquer et Gabriel Heurtebize
Sommaire
Il existe par nécessité une certaine solidarité financière entre sociétés appartenant à un même groupe.
Cette solidarité justifie qu’une société mère vienne au secours d’une filiale en difficulté. Une société mère peut
notamment contribuer au désendettement de sa filiale en lui accordant des abandons de créances.
Toutefois, comme l’exprimait le professeur Cozian, l’abandon de créances reste un acte « éminemment
suspect » car « le fisc se méfie comme de la peste de tout ce qui est gratuit. La vocation des entreprises est de
faire des profits et non de faire la charité » 1. Le fait est que la l’administration fiscale se méfie de ce mécanisme
qui est en général regardé comme le support d’un acte anormal de gestion.
En effet, si les abandons de créances sont si prisés par les sociétés mères, c’est qu’elles y trouvent un
avantage fiscal appréciable : cela ouvre droit à une économie d’impôt sur les sociétés et permet, indirectement,
de faire remonter les déficits de la filiale sur les bénéfices de la société mère.
La décision rendue le 29 juin 2010 par la Cour administrative d’appel de Versailles 2 nous donne
l’occasion de nous pencher sur le régime des abandons de créances à caractère financier consenties à des filiales
étrangères en difficulté et sur l’état de la jurisprudence dans ce domaine. Avant de nous pencher sur les faits,
rappelons brièvement les différences de régime qui existent selon que l’abandon de créance présente un caractère
commercial ou un caractère financier.
1. Rappel sur le régime des abandons de créances à caractère commercial et à
caractère financier
a.
Les abandons de créances à caractère commercial :
Les abandons de créances présentent un caractère commercial lorsqu’ils sont justifiés par des relations
d’affaires qui unissent les deux partenaires. On estime par exemple qu’il est conforme à l’intérêt d’un fournisseur
de venir en aide, au besoin par un abandon de créance, à son fournisseur. Il en va de même quand les partenaires
appartiennent à un même groupe. Les conséquences fiscales sont les suivantes :
-
L’abandon de créance constitue pour le fournisseur des pertes qui viennent en déduction de ses résultats
imposables : les avantages purement commerciaux sont donc intégralement déductibles pour la société
qui les consent 3.
-
A l’inverse, ils constituent pour le bénéficiaire de l’aide un profit imposable puisqu’ils se traduisent par
une augmentation de l’actif net ; en réalité, cette imposition est généralement théorique puisque ce
profit est absorbé par les déficits antérieurs.
Lorsque la filiale bénéficiaire de l’aide se trouve à l’étranger, l’avantage commercial reste déductible
s’il correspond à l’intérêt commercial propre de la mère française 4.
b.
Les abandons de créances à caractère financier :
Les abandons de créances à caractère financier ne se conçoivent qu’au sein des groupes de sociétés : il
s’agit des aides qui s’opèrent entre entités qui ne sont pas reliées par un courant d’affaires (auquel cas l’aide
présenterait un caractère commercial), les liens sont dans ce cas simplement capitalistiques par le jeu de la
participation de la société mère au capital de sa filiale. Ce lien financier justifie que la mère vienne au secours de
sa fille en difficulté. Le régime fiscal est cependant moins libéral que pour les abandons à caractère commercial :
-
Tant que la situation nette de la filiale demeure négative, on applique le droit commun : perte déductible
pour la mère, profit – potentiellement - imposable pour la filiale ;
Dès lors que la situation nette de la filiale devient positive, l’abandon de créance cesse d’être déductible
et corrélativement, il n’est pas imposable chez la filiale si cette dernière s’engage à augmenter son
capital dans les deux ans pour un montant égal à l’aide qui lui a été consentie (CGI, article 216 A) car
l’opération ainsi menée est assimilée à un apport en société.
De façon générale, on peut donc avancer que les avantages financiers ne sont déductibles que de
manière plus restreinte, s’ils viennent diminuer un actif net négatif 5.
Lorsque la filiale se trouve à l’étranger, l’admission de l’avantage financier fait l’objet de thèses
divergentes 6 mais il appartient, en tout état de cause, à la mère d’établir l’existence d’un intérêt propre à
apurer les déficits de la filiale ; le seul fait que les aides consenties aient été motivées par un intérêt financier ne
suffisant pas à refuser leur déductibilité 7.
2. L’apport de l’arrêt de la CAA Versailles du 29 juin 2010
Revenons tout d’abord sur les faits de l’arrêt :
Suite à la crise économique ayant frappé la Suède en 1990, les autorités suédoises décident, à la fin de
l’année 1991, d’augmenter le ratio de fonds propres des banques à 8,75 %. Confrontée à ce contexte économique
difficile, la société BSG Stockholm, filiale de la Société Générale, connaît de graves difficultés. Deux notes
internes et un rapport établis par la Société Générale pointent la dégradation rapide de ses résultats et
l’augmentation des pertes cumulées.
Dès l’année 1990, la Société Générale décide de venir en aide à sa filiale et lui consent des avances sous
formes de lignes de crédits (appelées funding marc) à hauteur de 2 220 millions de francs, un prêt dit
« subordonné » 8 de 91 millions de francs et plusieurs avances en compte courant de sorte que le 1er janvier 1992,
les créances de la Société Générale sur sa filiale s’élèvent à 3 410 millions de francs.
Au vu de la dégradation du contexte économique, la Société Générale décide de la liquidation amiable
de sa filiale en novembre 1991 et lui consent, en 1992 et 1993 des abandons de créances.
A l’occasion d’une vérification comptable portant sur les années 1992 à 1994, l’administration fiscale a
remis en cause certains des abandons de créances consentis sur le fondement de l’acte anormal de gestion. La
Société Générale a contesté en partie avec succès les redressements issus de ce contrôle puisqu’au stade de
l’interlocution départementale, l’administration a abandonné une partie du montant des redressements (à hauteur
de 800 millions de francs). En revanche, l’administration a maintenu le reste des redressements, ce que la Société
Générale a contesté.
Le 19 mars 2008, le Tribunal administratif de Paris condamne la Société Générale à des cotisations
supplémentaires d’impôt sur les sociétés et de retenue à la source au titre des exercices 1992 et 1993 au cours
desquels ces aides avaient été consenties à la société BSG Stockholm.
La Société Générale interjette appel de ce jugement et soutient que les aides consenties à sa filiale
suédoise « étaient normales à la date à laquelle elles avaient été consenties » et que ces abandons ne pouvaient
dès lors être « constitutifs d’un acte anormal de gestion ». Le Tribunal ayant cependant estimé que l’acte
anormal de gestion était constitué à raison des abandons de créances et non des aides et que la Société Générale
n’avait pas justifié de « l’intérêt qu’elle avait à consentir des abandons de créances aux dates auxquelles elle les
avait opérés », le moyen tiré du caractère normal des aides accordées à l’origine de ces abandons a été déclaré
inopérant.
Deux questions étaient donc posées à la Cour administrative d’appel de Versailles : la première
concernait le bien-fondé des impositions, c'est-à-dire l’admission des avantages financiers consentis par la
société mère à sa filiale étrangère ; cette question faisant écho à la notion de d’« intérêt propre de l’entreprise ».
La seconde portait sur la déductibilité de ces aides.
a.
L’admission des aides financières consenties par une société mère - sous forme d’abandon de
créances - à une filiale étrangère :
Aux termes des articles 38 et 209 du Code général des impôts, le bénéfice imposable à l’impôt sur les
sociétés est celui qui provient des « opérations de toutes natures effectuées par les entreprises » à l’exception de
celles qui, en raison de leur objet ou de leurs modalités, sont étrangères à une gestion commerciale normale.
Toutefois, s’il appartient à l’administration d’apporter la preuve des faits sur lesquels elle se fonde pour estimer
qu’un abandon de créance consenti par une entreprise à un tiers constitue un acte anormal de gestion, elle est
réputée apporter cette preuve dès lors que l’entreprise n’est pas en mesure de justifier qu’elle a bénéficié, en
retour, de contreparties 9. En outre, et comme l’a rappelé la jurisprudence du Conseil d’Etat 10, lorsque l’abandon
de créance est consenti à une filiale située à l’étranger, le contribuable doit démontrer que l’abandon est justifié
par une « gestion normale de l’ensemble des intérêts propres de l’entreprise exploitée en France ».
En effet, le Conseil d’Etat ne semble pas prendre en considération la notion d’« intérêt du groupe » pour
justifier un acte objectivement « normal » 11, un auteur rappelant que « s'il apparaît souhaitable de prendre
davantage en considération la réalité économique que constituent les groupes de sociétés, c'est au législateur
qu'il appartient de le faire. En attendant pareil changement, le juge doit constater que les solidarités
économiques existant entre des sociétés trouvent leur limite dans l'autonomie juridique de chacune d'elles » 12.
Dans l’état actuel de sa jurisprudence, le seul intérêt pris en compte est donc celui de la société mère en France.
Il s’agissait donc pour la Société Générale de prouver en quoi les aides qu’elle avait consenties à la
société BSG Stockholm – en particulier sous forme d’abandons de créances - relevait d’une gestion normale de
ses intérêts propre en France. En l’espèce, la Société Générale soutenait que l’abandon de créances
correspondait à son intérêt propre « en ce que la faillite de sa filiale …/… aurait eu un retentissement négatif sur
son renom, y compris en France » et faisait valoir le caractère « essentiel » de la confiance eu égard aux
spécificités de l’activité bancaire. Cet argumentaire a semble-t-il convaincu la Cour administrative d’appel de
Versailles qui, après avoir constaté la réalité de la « dégradation très rapide de la situation financière » de la
société BSG Stockholm, reconnaît d’une part « que c’est à tort que le tribunal administratif a estimé qu’il n’y
avait aucun risque d’atteinte à son renom en France » et d’autre part que « c’est également à tort que
l’administration a estimé que les abandons de créances en cause étaient constitutifs d’un acte anormal de
gestion ».
Notons ici que le mobile tiré de la préservation des intérêts de la société mère, et en particulier de son
renom, a déjà été admis depuis longtemps par la jurisprudence 13.
b. La déductibilité des abandons de créances pour la société mère :
Si, comme nous l’avons vu précédemment, l’admission des avantages financiers consentis par une
société mère à sa filiale étrangère est soumis à la preuve que la mère tire un intérêt propre de ces aides 14, leur
déductibilité dépend du résultat net de la filiale. Si la situation nette de la filiale est négative, le droit commun
s’applique : la perte – consécutive à l’abandon de créances – est déductible ; si, à l’inverse, la situation de la
filiale est positive, l’abandon de créances cesse d’être déductible. La déduction n’est donc possible que pour la
fraction de l’aide qui à partir d’une situation nette négative conduit à l’équilibre, l’idée étant qu’une société mère
ne saurait porter en déduction de son résultat imposable une aide qui valorise positivement l’actif net de sa filiale
et par la même occasion, son portefeuille de titres de la filiale 15. En conséquence, la preuve de la situation nette
réelle qui fonde la déductibilité de la perte pèse sur la société mère. C’est la raison pour laquelle la Cour
administrative d’appel rappelle « qu’il convient de vérifier si l’aide financière apportée par la société mère à sa
filiale n’a pas valorisé sa participation dans cette filiale » et ajoute qu’il appartient à la société mère
« d’apporter tous les éléments de nature à justifier de la situation nette réelle » de sa filiale.
En l’espèce, la Cour conclut que « l’état du dossier ne permet pas de s’assurer que les pertes cumulées
de la société BSG Stockholm avaient atteint un niveau tel que le montant des créances des tiers, y compris celles
de la société mère, fût supérieur à la valeur de la réalisation de l’actif social ». Dans l’impossibilité de juger de
la situation nette réelle de la filiale suédoise, la Cour administrative d’appel sursoit à statuer sur la requête de la
Société Générale tenant à la décharge des cotisations d’impôts au titre des exercices 1992 et 1993 et ordonne,
logiquement, un supplément d’instruction contradictoire dans un délai de 4 mois sur ce dernier point.
3. Conclusion : Une plus grande souplesse dans l'application de la théorie de
l'acte anormal de gestion en période de crise économique ?
Si l’arrêt rendu par la Cour administrative d’appel de Versailles est l’occasion de rappeler le régime
particulier des abandons de créances à caractère financier consenties à des filiales étrangères en difficulté, les
faits qui en sont à l’origine s’inscrivent dans un contexte bien particulier : celui de la d’une crise économique et
financière qui a frappé la Suède au début des années 1990, ce qui lui confère un intérêt tout particulier. Ce
contexte rappelle, à une échelle bien différente, celui de la crise économique et financière mondiale initiée en
2007. Nul doute que cette crise, qui a déjà engendré un contentieux fourni 16, donnera lieu, dans les années
futures, à des cas similaires à celui de l’arrêt du 29 juin 2010. La crise, qui a eu des répercussions d’une
particulière ampleur dans le système bancaire, a fragilisé de nombreuses institutions bancaires, obligeant les
maisons mères à voler au secours de leurs filiales en difficulté, notamment par le biais d’abandons de créances.
L’arrêt rendu le 29 juin 2010 par la Cour administrative d’appel de Versailles nous offre donc l’occasion
d’esquisser des pistes de réflexion sur ce que pourrait être la position de la jurisprudence face à une telle
situation.
En l’espèce, l’un des motifs avancés par l’administration fiscale pour fonder le refus de la déductibilité
des aides consenties et leur réintégration dans les résultats de la Société Générale résidait dans le fait que « les
difficultés de sa filiale résultaient d’un contexte économique général et non de son propre fait (de la société
Générale) ».
Or, la Cour administrative d’appel ne semble faire aucun cas de cette argumentation et considère
comme « sans incidence » « le fait que la situation déficitaire de la société BSG Stockholm proviendrait
essentiellement de la dégradation générale de la situation de l’économique suédoise …/… plutôt que de la
gestion propre de cette filiale » dès lors que la preuve de l’intérêt propre de la société mère à apurer le passif de
sa filiale étrangère est rapportée. Cette solution ne manquera certainement pas d'attirer l'attention des sociétés
venues en aide à leurs filiales étrangères à l’occasion de la crise économique et financière mondiale, à plus forte
raison si l’intérêt propre de la société mère peut être caractérisé par le (simple) « risque d’atteinte au renom en
France », ce qui sera systématiquement le cas en pratique. Cette solution soulève aussi le problème de la
« responsabilité » des banques dans leur gestion : en effet, en s’abstenant de prendre en considération la
« gestion propre de la filiale » pour connaître les raisons de sa dégradation financière, la Cour administrative
d’appel laisse une (trop) grande marge de manœuvre aux sociétés mères pour accorder des aides dont elles tirent
un avantage fiscal certain.
Ainsi, cette solution, si elle est venait à être confirmée, créerait sans aucun doute un champ d’action
considérable pour les banques venant en aide à leurs filiales étrangères en difficulté par la voie de l’abandon de
créance, lesquelles pourront bénéficier de la déductibilité de ces aides en invoquant la dégradation du contexte
économique mondial suite à la crise sans avoir à justifier d’une gestion prudente et avisée de l’activité bancaire
et financière de leurs filiales.
Notes :
1
M.Cozian, Petites affiches, 14 juin 2007, n°119 p.26
2
CAA Versailles Chambre 3, 29 juin 2010, n° 08VE02846
3
CE, 27 novembre 1981, n° 16 814
4
CE, 30 mars 1987, n° 52 574
5
CE, 30 avril 1980, n° 16 253
6
Conclusions divergentes de M. Laprade sous CE, 30 mars 1987, n° 52 754 et de M. Fouquet sous CE, 19 octobre 1988, n° 56 218
7
CE, 11 février 1994, Editions J. C. Lattès, n° 119 726, RJF 4/94 n° 396
8
Un prêt di « subordonné » est prêt de dernier rang dont le remboursement est subordonné au désintéressement des autres créanciers.
9
CE, 26 février 2003, Sté Pierre de Reynal, RJF 5/03 n° 607
10
Arrêt CE, 11 février 1994 précité
11
CE, 21 juin 1995, n° 132 530 et CE, 28 avril 2008, n° 278 378
12
Conclusions M. Rivière sous CE, 26 juillet 1982
13
CE, 17 décembre 1984, RJF 2/85 n° 205 ou encore CE, 19 octobre 1988, RJF 12/88 p. 723 [décision sous laquelle M. Fouquet notait dans
ses conclusions que le renom n’est pas limité aux seules frontières du pays où la filiale est implantée].
14
CGI, Art. 209
15
CE, 1er juillet 1991, RJF /91 n° 1066
16
Pour exemple, voir le contentieux qui a suivi la faillite de l’investment bank américaine Lehman Brothers Inc.
Bibliographie :
-
Droit fiscal des affaires, Patrick Serlooten, ed° Dalloz
-
Memento fiscal, ed° Francis Lefebvre
-
Précis de fiscalité des entreprises, ed° Litec
-
Quelles incidences fiscales pour un abandon de créance ? J. Maia, RJF 2001 n° 10 p. 799
-
Concl. Olléon sous CE, 16 mars 2003, n° 222956