Politique du rire et des rieurs », par Martial Poirson.
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Politique du rire et des rieurs », par Martial Poirson.
ANTHROPOLOGIE Politique du rire et des rieurs Le rire est historiquement daté et socialement construit : pour évaluer les enjeux idéologiques du comique, il est essentiel de connaître ses ressorts sociaux et politiques. LA COMÉDIE • TDC N O 1081 18 << L a plus perdue de toutes les journées est celle où l’on n’a pas ri », affirme plaisamment le moraliste Chamfort dans ses Maximes, pensées, caractères et anecdotes (1795). Partie intégrante de l’effet comique, le rire est étroitement associé à la comédie. En 1855, Charles Baudelaire a tenté d’en donner une définition universelle dans un court essai, De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques. Marqué par le cynisme de la bourgeoisie parisienne, le poète propose une double catégorisation du rire : la première, philosophico-métaphysique, y voit la manifestation sensible de l’orgueil et de l’imperfection de l’homme qui, tiraillé entre espoir d’ascension et délectation de la chute, s’avilit en s’adonnant à ses instincts au lieu de les sublimer ; la seconde, socioanthropologique, distingue un rire instinctif, singulier et spontané, inspiré par la subjectivité, d’un rire d’apparat, de distinction voire d’ostentation, engendré par le conformisme et les conventions sociales. L’impossible définition Il en découle la célèbre distinction entre un « comique absolu » enraciné dans le grotesque et un « comique significatif », inspiré par le « comique de mœurs », auquel est associé Molière. L’un est innocent et fondé sur le sentiment de supériorité de l’homme sur l’homme ; l’autre est agressif et fondé sur le sentiment de supériorité de l’homme sur la nature. De nombreux philosophes tels qu’Henri Bergson, qui définit le rire comme « du mécanique plaqué sur du vivant » (Le Rire : essai sur la signification du comique, 1900), ou psychanalystes tels que Sigmund Freud, qui affirme que « l’humour est la contribution apportée au comique par l’intermédiaire du surmoi » (Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, 1905), ont cherché à proposer une définition générale du mécanisme du rire. Tous ont été confrontés à l’extrême variabilité historique du phénomène et à ses enjeux socio-politiques. S’il est le « propre de l’homme », selon l’heureuse expression de François Rabelais, c’est sans doute qu’il a vocation à exprimer le dérisoire de la condition humaine, autrement dit un rapport critique et distancié au monde et à l’ordre dominant. Sa signification politique ambiguë oscille entre cynisme, connivence, transgression et, plus rarement, subversion. Le rire n’est pas fixé une fois pour toutes. Constamment contesté par ses détracteurs pour des raisons religieuses, éthiques ou politiques, il repose incessamment la question de savoir de quoi on est en droit de rire, tout en s’appliquant à de nouveaux domaines (caricature religieuse, sexiste, ethnique). Les procès régulièrement intentés aux rieurs, qu’il s’agisse des artistes qui prêtent à rire ou des spectateurs que se prêtent au rire, attestent la vitalité d’une « culture des rieurs » socialement différenciée et historiquement marquée. Deux césures peuvent être identifiées dans l’histoire du rire comme pratique sociale et culturelle : d’abord, la tentative de « moralisation » à travers la réforme du théâtre à l’âge classique, basculant © PASCALINE NOACK, COLL. COMÉDIE-FRANÇAISE (RES-ST-QU-DES-2-MARI-2) > PAR MARTIAL POIRSON, PROFESSEUR À L’UNIVERSITÉ PARIS-VIII, MEMBRE DE L’ÉQUIPE « SCÈNES DU MONDE, CRÉATION, SAVOIRS CRITIQUES » ❯ Saint-Quentin, « Le Mariage de Figaro, acte II, scène 17 », 1784. Encre sépia, 22,5 x 14,5 cm. Paris, bibliothèque de la Comédie-Française. de la farce au genre dramatique sérieux et substituant les larmes au rire comme manifestation de la sensibilité ; ensuite, au cours du xixe et surtout du xxe siècle, l’extension du champ d’application du rire qui, en s’emparant des épisodes les plus traumatiques de l’histoire, investit désormais les territoires de la douleur et du malheur. 19 TDC N O 1081 • LA COMÉDIE Du rire aux larmes Le rire de carnaval repose sur l’évocation du « bas corporel » (Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais, 1965) dans toutes ses manifestations (sexuelles, scatologiques, morbides). Molière a su tirer le meilleur parti de ce comique essentiellement gestuel, notamment dans les scènes de « bastonnade » propres à attiser les différends entre époux, générations ou conditions. Plus généralement, nourriture, boisson, désir physique, maladie, expression des appétits et des humeurs sont les ferments d’un rire « vulgaire », qui ne peut être considéré comme « populaire » puisqu’il touche toutes les catégories sociales. Il contribue pourtant à discréditer la comédie auprès de ses adversaires, notamment l’Église, car, considéré comme « démoniaque », il est mis à l’index : « Nous n’avons point sur la Terre, depuis le péché, de vrai sujet de nous réjouir », affirme Bossuet dans les Maximes et réflexions sur la comédie (1694). Au xviiie siècle, le rire « vulgaire » dérange au point de devenir insupportable. « Bouffon, bouffonnerie, appartiennent au bas comique, à la Foire, à Gilles, et à tout ce qui peut amuser la populace », affirme Voltaire dans Questions sur l’Encyclopédie (1764), distinguant bon et mauvais rire : « Le ris malin […] est la joie de l’humiliation d’autrui. » Par ce réquisitoire, c’est donc la portée axiologique du rire qui est mise en procès : « C’est une chose incroyable qu’avec l’agrément de la police on joue publiquement au milieu de Paris une comédie où […] on égaie à l’envi de plaisanteries barbares le triste appareil de la mort. Les droits les plus sacrés, les plus touchants sentiments de la nature, sont joués dans cette odieuse scène », s’indigne Jean-Jacques Rousseau à propos du Légataire universel (1708) de Regnard (Lettre à d’Alembert sur les spectacles, 1757). Cette double disqualification du rire (forme et motif) entraîne une moralisation des spectacles. Destouches et Marivaux en sont les premiers artisans, dès les années 1730, suivis par Diderot qui théorise en 1757 le « genre dramatique sérieux ». La comédie, désormais « bourgeoise », devient « école de vertu » : elle s’adresse aux sentiments et non plus aux instincts, et suscite l’émotion par les larmes. En parallèle, les conditions de réception se modifient et une coalition d’acteurs, écrivains et ●●● ANTHROPOLOGIE Un savoir-rire adapté à la civilité ●●● l’existence, il revient dès lors à la comédie, par contamination, de rejouer la « monstrueuse comédie de l’Histoire » (Thomas Bernhard), à rebours de la culture du divertissement de masse. « Puisque ça finit mal, qu’au moins ça soit drôle », lit-on dans Mein Kampf (farce) (1993) de George Tabori. S’emparant volontiers de la guerre, de la torture, du meurtre, de la violence, de la maladie, de la barbarie, du totalitarisme ou du génocide, la comédie contemporaine prend le parti d’une insoutenable légèreté : échappatoire ou réquisitoire, compensateur ou réflexif, euphorique ou souffrant, le rire est donc aujourd’hui sommé de tenir un discours sur le monde et d’exprimer les potentialités dramatiques de la catastrophe réalisée ou annoncée. Prêtant foi à une certaine impertinence ludique, les comédies contemporaines défient le tragique au moyen d’un burlesque salvateur où le non-sens comique rencontre le non-sens des événements historiques et interroge le sens de l’humain. Samuel Beckett, Fin de partie, mise ❯ Entre dérision et désarroi Au cours du xixe siècle, le rire s’assombrit et se colore de mélancolie, notamment dans le théâtre romantique, au point de revêtir, à partir du xxe siècle, une dimension morbide et mortifère dont prend acte Samuel Beckett : « Rien n’est plus drôle que le malheur », assène Nell à Nagg dans Fin de partie (1957), avant de s’indigner plus loin de la disparition du rire dans le monde moderne. Après la Seconde Guerre mondiale et le traumatisme de la Shoah, toute allégresse semble désormais proscrite au théâtre comme ailleurs, cependant que « l’art doit renoncer de lui-même à la gaité » (Theodor Adorno, « L’art est-il gai ? », 1984). La perspective comique paraît alors inconvenante, au double plan esthétique et éthique : elle trahit tantôt un cynisme intolérable, tantôt un populisme coupable. Elle renaît cependant, chargée de conscience tragique et de distance réflexive, dans une formule dramaturgique contradictoire : la « douleur du comique » (Jean-Pierre Sarrazac, voir Savoir +). Exagérant l’écart entre le réel et sa représentation, la distorsion entre les circonstances contingentes et l’humaine condition, c’est de nouveau sur le mode de l’excès, considéré comme processus d’exacerbation, ou de l’exubérance, considérée comme exutoire, qu’est convoqué le rire. Loin de toute désinvolture, il est désormais envisagé tour à tour comme dispositif de révélation ou au contraire d’euphémisation des blessures de l’histoire. Face à la dissolution de la tragédie dans le tragique de © BERNAND/CDDS ENGUERAND LA COMÉDIE • TDC N O 1081 20 politiques s’attache à « civiliser » le public, lui interdisant toute manifestation spontanée d’émotion en faisant notamment asseoir le parterre dans les salles de spectacle, avant de le reléguer au « poulailler » au cours du xixe siècle. Cette évolution marque le passage d’un rire « vulgaire » de performance à un rire « savant » ou langagier. L’esthétique de la comédie consiste alors à mettre en place les critères d’un savoir-rire adapté aux nouvelles formes de la civilité. Mais elle relève aussi de transformations sociales : le rire perd, en se codifiant, sa vocation collective pour devenir révélateur de différences sociales et culturelles. La Révolution française se souvient de Rousseau et de sa dénonciation du rire « mondain » lorsqu’elle met en accusation le rire aristocratique, considéré comme antipatriotique, et préconise un rire républicain fondé sur le respect de l’autre et la communion dans les valeurs partagées. Pourtant, le public continue à rire au théâtre, même avec mauvaise conscience ou à mauvais escient, comme dans les tragédies par exemple, nourrissant la critique de la « populace » par les élites du rire. en scène de Roger Blin au studio des ChampsÉlysées (Paris), 1957. ❯ Les Deschiens, série télévisée créée par Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff, 2000. Florence Foresti partage avec Bob Wilson l’affiche du théâtre du Châtelet. Raymond Devos, Coluche, Pierre Desproges, Philippe Caubère, Dany Boon, Jérôme Deschamps, Jamel Debouzze ou encore Fellag posent avec acuité la question des bornes acceptables du rire et prétendent bousculer les normes dominantes. S’ils ont le mérite de bouleverser les frontières entre cultures populaires et culture légitime, café-théâtre et théâtre institutionnel, ces nouveaux histrions jouent à des fins promotionnelles et mercantiles un jeu trouble avec le pouvoir (en orchestrant des scandales) comme avec le marché (en remplissant des salles immenses ou en se prêtant à la diffusion télévisée). Ils exploitent le plus souvent un rire de connivence finalement consensuel et lénifiant susceptible de flatter un sentiment d’appartenance communautaire ou de remotiver, même au second degré, un certain nombre de stéréotypes comiques, en banalisant notamment des propos sexistes ou racistes. Circulant entre les lieux, les genres et les médias, le rire est aujourd’hui entré dans l’ère du soupçon, au prix d’injonctions contradictoires dont la comédie fait régulièrement les frais : tout en fustigeant l’« esprit de sérieux » de notre époque, critiques et politiques placent régulièrement les humoristes et amuseurs publics sur le banc des accusés, n’hésitant pas au besoin à censurer le rire en rappelant les limites de la liberté d’expression, comme dans l’affaire Dieudonné fin 2013. Longtemps considéré comme la manifestation d’un rapport distancié au monde ou comme l’expression d’une insoutenable légèreté, le rire est donc susceptible d’être investi d’une consistance tragique, et surtout d’une signification politique majeure, bien que souvent déceptive ou contrariée. Il est, par son ambivalence même, la source d’un questionnement ouvert sur le devenir collectif qui place le spectateur en position de souverain ● juge, voire de censeur. 21 TDC N O 1081 • LA COMÉDIE Entre résistance et allégeance Michel Vinaver, auteur de la pièce 11 septembre 2001 écrite peu après les attentats, revendique la comédie comme forme adéquate d’une critique du monde contemporain, dans la mesure où « le mode tragique ou le mode dramatique […] ne peuvent pas concurrencer ce que nous recevons par l’actualité. La critique, je crois, passe par ce regard comique » (séminaire de Dijon, janvier 2003). C’est dire à quel point le rire est étroitement associé à la mise en crise des fondements sociaux et politiques : il est investi d’une efficacité performative. L’ambiguïté axiologique et idéologique de l’humour est au cœur des débats depuis le Siècle des Lumières. Mme de Staël dénonce le ridicule stigmatisé par la comédie d’Ancien Régime comme une « puissance aristocratique » confortant, par le rire partagé, la subordination des dominés (De la littérature, 1800). Dès lors qu’il est fondé sur une relation asymétrique, le rire dédouane, justifie et même légitime les rapports de domination effectifs en les convertissant en affrontements symboliques. Nombreux sont les metteurs en scène contemporains qui ont montré la violence de classe de la gaité sombre inhérente au théâtre de répertoire, comme Roger Planchon, Patrick Chéreau ou Jean-Pierre Vincent avec le théâtre de Marivaux. Il est donc tout sauf intuitif de revendiquer la dimension subversive d’un « rire de résistance » circulant « de Diogène à Charlie Hebdo », à l’instar de Jean-Michel Ribes, auteur de comédies politiques, directeur du théâtre du Rond-Point et compilateur d’anthologies (Le Rire de résistance, 2007, 2010). Puisant dans l’actualité matière à rire, jouant sur l’effet de complicité avec un public averti, assumant une relation d’irrévérence envers les conventions, l’essor des humoristes prête à réflexion, alors que le spectacle Sans tambour de Gad Elmaleh est accueilli à l’Opéra Garnier en mars 2014 et que ● BAECQUE Antoine de. Les Éclats du rire : la culture des rieurs au XVIIIe siècle. Paris : Calmann-Lévy, 2000. ● GOLDZINK Jean. Comédie et comique au siècle des Lumières. Paris : L’Harmattan, 2000. ● SARRAZAC JeanPierre. « Douleur du comique », in Études théâtrales, « La farce : un genre médiéval pour aujourd’hui ? », no 14, 1998. ● Théâtre(s) en Bretagne, « Le rire interdit », no 17, 2003. © PASCAL ANDRÉ/CANAL+ SAVOIR