Dossier Pologne La société du soupçon

Transcription

Dossier Pologne La société du soupçon
860 UNE
SARKO OK-2
24/04/07
19:05
Page 1
Dossier Pologne La société du soupçon
ÉCOSSE La tentation nationale
ANGOLA Avec les enfants sorciers
CULTURE Le rappeur de Kaboul
Bienvenue a
www.courrierinternational.com
N° 860 du 26 avril au 2 mai 2007 - 3
Sarkoland
Les analyses
de la presse
étrangere
AFRIQUE CFA : 2 200 FCFA - ALLEMAGNE : 3,20 €
AUTRICHE : 3,20 € - BELGIQUE : 3,20 € - CANADA : 5,50 $CAN
DOM : 3,80 € - ESPAGNE : 3,20 € - E-U : 4,75 $US - G-B : 2,50 £
GRÈCE : 3,20 € - IRLANDE : 3,20 € - ITALIE : 3,20 € - JAPON : 700 ¥
LUXEMBOURG : 3,20 € - MAROC : 25 DH - PORTUGAL CONT. : 3,20 €
SUISSE : 5,80 FS - TOM : 700 CFP - TUNISIE : 2,600 DTU
M 03183 - 860 - F: 3,00 E
3:HIKNLI=XUXUU[:?k@s@g@a@a;
€
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
860_p03
24/04/07
19:43
Page 3
s o m m a i re
●
E N Q U Ê T E E T R E P O R TA G E S
e n c o u ve r t u re
●
Bienvenue a
Sarkoland
Nicolas Sarkozy. Dessin de Perez D’Elias paru dans ABC, Madrid.
RUBRIQUES
Près de dix-huit mois après l’arrivée au pouvoir des
frères Kaczynski – qui s’appuient sur leur parti, Droit
et justice (PiS), mais aussi sur les catholiques
intégristes et les populistes –, la presse polonaise
dresse un bilan inquiétant. Principal thème des
commentaires : la loi de “lustration” qui est entrée
en vigueur le 15 mars dernier.
44 ■ reportage Rappeur à Kaboul Le
DJ Besho, 29 ans, a conquis les jeunes Afghans
des villes en appelant à la réconciliation nationale
sur des rythmes de hip-hop. Son grand regret :
que les femmes ne soient pas autorisées à assister
à ses concerts.
46 ■ e n q u ê t e A u p a r a d i s d e l ’ H o m o
sovieticus Toujours russe de cœur, la presqu’île de
Crimée appartient aujourd’hui à l’Ukraine. Ses
habitants russes, ukrainiens et tatars pourront-ils
continuer à vivre ensemble ?
4 ■ les sources de cette semaine
6 ■ l’éditorial Les murs dans les villes
et dans nos têtes, par Philippe Thureau-Dangin
6 ■ l’invité Jacob Weisberg,
48 ■ débat Et si la Chine ne devenait
Financial Times, Londres
■
■
■
■
■
Exit Bayrou et Le Pen, la campagne présidentielle
continue de passionner la presse mondiale. Avec
des jugements de plus en plus affirmés pour ou
contre Nicolas Sarkozy, que l’on imagine déjà
locataire de l’Elysée.
38 ■ dossier Pologne, la société du soupçon
Au lendemain du premier tour, pas moins d’une centaine
de quotidiens du monde entier ont publié sur leur une la
photo de l’un ou l’autre des deux finalistes. La plupart
donnent déjà le candidat de l’UMP vainqueur. Mais ils
s’interrogent encore sur son caractère, sur ses alliances et
sur son programme.
pp. 10 à 15
6
9
9
56
59
10 ■ en couverture Bienvenue à Sarkoland
jamais une démocratie ? Contrairement à ce
qu’espèrent les dirigeants américains, l’empire du
Milieu ne se démocratisera pas forcément sous
l’effet de l’ouverture économique. Et la nouvelle
classe moyenne chinoise pourrait avoir intérêt au
maintien d’un régime autoritaire.
le dessin de la semaine
à l’affiche
ils et elles ont dit
voyage A Chesil Beach avec Ian McEwan
insolites L’homme-machine à écrire
Narcoviolence au Mexique
p. 26
INTELLIGENCES
D’UN CONTINENT À L’AUTRE
50 ■ sciences CHIRURGIE Les retombées médicales
16 ■ europe DOSSIER ÉCOSSE la tentation nationale
de la guerre en Irak
51 ■ écologie MONDIALISATION La catastrophe des
Eltsine, le président aux rêves brisés R O U M A N I E
Combien de temps la farce va-t-elle durer ? B E L G I Q U E
Regards croisés sur un bien curieux assemblage PAY S B A S Des vigiles pour jouer les grands frères dans les
banlieues DANEMARK Asile sélectif pour Irakiens
RUSSIE
aliments “low cost”
52 ■ technologie
ROBOTIQUE
Fausses amibes
pour missions de sauvetage
23 ■ amériques
53 ■ multimédia
28 ■ asie
54 ■ économie F I N A N C E M E N T Les pays riches
vraiment avares ■ la vie en boîte Les mauvais éléments
à l’honneur COMMERCE INTERNATIONAL La crevette américaine
fait de la résistance
É TAT S - U N I S Le droit sacré de
posséder des armes É TAT S - U N I S Villes-sanctuaires pour
immigrés clandestins V E N E Z U E L A Terroriste pour les uns,
simple fraudeur pour les autres MEXIQUE Vivre (et mourir)
avec les narcos COLOMBIE Alvaro Uribe sur la défensive
B A N G L A D E S H Les militaires imposent leur
loi A U S T R A L I E – É T A T S - U N I S Echange Cubains contre
Asiatiques THAÏLANDE Tout sauf le retour d’un Thaksin JAPON
Un crime crapuleux contre la démocratie SOCIÉTÉ La pègre
JEUX VIDÉO
Gringos vir tuels à
Ciudad Juárez
Sur les plages du Dorset
p. 56
et l’extrême droite font la loi ■ le mot de la semaine
haikyo, les ruines
32 ■ moyen-orient ISRAËL - PALESTINE Exploitation
patronale ou coloniale ? IRAK Un mur de mauvais augure
Beyrouth orpheline de Chirac T U R Q U I E Ces foyers
où l’on enseigne le fanatisme religieux
LIBAN
36 ■ afrique
N I G E R I A Une bien mauvaise farce
électorale AFRIQUE DU SUD J’ai honte de mon gouvernement
ANGOLA Les enfants sorciers passent les frontières
Sur RFI Retrouvez CI tous les jeudis dans l’émission Les
Visiteurs du jour, animée par Hervé Guillemot. Cette semaine,
“Société de soupçons en Pologne”, notre dossier, avec Alexandre
Levy. Cette émission sera diffusée en direct sur 89 FM le jeudi
26 avril à 11 h 15, puis disponible sur le site <www.rfi.fr>.
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
3
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
860p04 sources
24/04/07
20:11
Page 4
l e s s o u rc e s
●
PA R M I L E S S O U R C E S C E T T E S E M A I N E
THE AMERICAN PROSPECT 55 000 ex., EtatsUnis, mensuel. Fondé en réaction
à la poussée des conservateurs aux
Etats-Unis dans les années 1980,
le titre se veut le porte-voix des idées
de gauche outre-Atlantique.
ANGOLENSE 5 000 ex., Angola, hebdomadaire. Fondé en 1999, le titre est
l’un des meilleurs hebdomadaires
angolais. Il se distingue par la qualité
de ses reportages, notamment dans
le domaine des sujets de société.
ASAHI SHIMBUN 8 230 000 ex. (éd. du
matin) et 4 400 000 ex. (éd. du soir),
Japon, quotidien. Fondé en 1879,
chantre du pacifisme nippon depuis
la Seconde Guerre mondiale,
le “Journal du Soleil-Levant” est une
institution.
ASIA TIMES ONLINE
<http://www.atimes.com>, Chine.
Lancée fin 1995, l’édition papier de
ce journal anglophone s’est arrêtée
en juillet 1997 et a donné naissance,
en 1999, à un journal en ligne régional. Alors que la presse d’actualité
régionale a perdu ses principaux
représentants, ce webzine étend son
champ d’action au Moyen-Orient.
Wyborcza. Créé par le groupe allemand Axel Springer, il se positionne
résolument à droite.
THE ECONOMIST 1 009 760 ex., RoyaumeUni, hebdomadaire.Véritable institution de la presse britannique, le titre,
fondé en 1843 par un chapelier écossais, est la bible de tous ceux qui
s’intéressent à l’actualité internationale. Ouvertement libéral, il se situe
à l’“extrême centre”. Imprimé dans
six pays, il réalise 83 % de ses ventes
à l’extérieur du Royaume-Uni.
FINANCIAL TIMES 432 500 ex., RoyaumeUni, quotidien. Le journal
de référence, couleur saumon, de
la City et du reste du monde. Une
couverture exhaustive de la politique
internationale, de l’économie
et du management.
THE AUSTRALIAN 133 000 ex., Australie,
quotidien. “L’Australien” a été lancé
en 1964 par Rupert Murdoch, avec
la promesse de “fournir une information objective et la pensée indépendante
qui sont essentielles au progrès”.
BANGKOK POST 55 000 ex.,Thaïlande,
quotidien. Fondé en 1946, ce journal
indépendant, en anglais, réalisé par
une équipe internationale, s’adresse
à l’élite urbaine et aux expatriés.
LE BÉNIN AUJOURD’HUI 1 000 ex., Bénin,
quotidien. Fondé en avril 2004,
le titre veut mettre l’accent sur les
reportages et les enquêtes. Il accorde
une large place à l’actualité
régionale, fréquemment délaissée
par la presse de Cotonou.
CAPE ARGUS 73 000 ex., Afrique du Sud,
quotidien. Fondé en 1860, ce journal
régional anglophone reste le plus lu
des titres du Cap malgré la concurrence acharnée de Cape Times. Très
axé sur les informations locales, notamment les faits divers, Cape Argus
consacre une large place à l’information nationale et internationale.
THE DAILY STAR 15 000 ex., Liban, quotidien. “L’Etoile du jour” est le premier quotidien en langue étrangère
au Liban. Indépendant et bien documenté, il publie régulièrement des
articles de la presse anglo-saxonne.
THE DAILY TELEGRAPH 897 000 ex., Royaume-Uni, quotidien. Atlantiste et
anti-européen sur le fond, pugnace
et engagé sur la forme, c’est le grand
journal conservateur de référence.
Fondé en 1855, il est le dernier des
quotidiens de qualité à ne pas avoir
abandonné le grand format.
DAWN 138 000 ex., Pakistan, quotidien. Dawn a été créé en 1947 lors
de l’indépendance du Pakistan par
Muhammad Ali Jinnah, père de la
nation et premier président. Un des
premiers journaux pakistanais de
langue anglaise, il jouit d’un lectorat
d’environ 800 000 personnes.
DZIENNIK 350 000 ex., Pologne, quotidien. A son arrivée sur le marché de
presse en Pologne, en 2006, “Le
Quotidien” n’avait qu’un seul objectif : faire de la concurrence à Gazeta
JOURNAL DU JEUDI 10 000 ex., Burkina
Faso, hebdomadaire. Sans doute l’un
des meilleurs parmi les journaux satiriques qui fleurissent depuis 1990
en Afrique francophone. Ses dessins
n’épargnent personne et ses textes
font souvent rire jaune… Essentiellement consacré à l’actualité burkinabé, le Journal du jeudi fait des incursions dans l’international.
KNACK 137 000 ex., Belgique, hebdomadaire. Réputé pour ses enquêtes
et ses scoops, ce newsmagazine flamand (édité par le puissant groupe
de presse Roularta) se tient toujours
prêt à explorer la face cachée des
événements politiques et sociaux.
MAGYAR HÍRLAP 37 000 ex., Hongrie,
quotidien. Organe du pouvoir jusqu’en 1989, repris par le Britannique
Maxwell puis par le groupe suisse
Ringier, “La Gazette hongroise” était
proche de l’Alliance des démocrates
libres (SZDSZ), alliée libérale des
socialistes au pouvoir depuis 2002.
Le journal a fermé ses portes le
5 novembre 2004... avant de réapparaître, à la fin du même mois, avec la
même rédaction désormais propriétaire du titre.
MILENIO 80 000 ex., Mexique, quotidien. Né en 2000 à Monterrey, la
grande ville du Nord, “Millénaire”
possède aussi des rédactions à Mexico et dans d’autres villes de province.
Son ton irrévérencieux traduit une
approche incisive de l’actualité politique mexicaine. Il appartient au
puissant groupe Multimedios.
THE GUARDIAN 375 200 ex., RoyaumeUni, quotidien. Depuis le 12 septembre 2005, il est le seul quotidien
national britannique imprimé au
format berlinois (celui du Monde)
et tout en couleur. L’indépendance,
la qualité et l’engagement à gauche
caractérisent depuis 1821 ce titre,
qui abrite certains des chroniqueurs
les plus respectés du pays.
HÜRRIYET 600 000 ex.,Turquie, quotidien. Créé en 1948 par la famille
de presse des Simavi, “La Liberté”,
ancien journal populaire, est
aujourd’hui un titre puissant qui,
avec une présentation simple et
beaucoup de photos en couleur, peut
se transformer en un front de
combat redoutable contre un gouvernement ou un ennemi à abattre.
INFORMATION 41 600 ex., Danemark,
quotidien. Fondé en 1943, le journal
était, pendant l’Occupation, la source
d’information clandestine des
groupes de résistance. Aujourd’hui,
il se vante d’être le seul quotidien à
s’opposer au gouvernement et d’être
indépendant de tout intérêt politique.
INTERNATIONAL HERALD TRIBUNE 240 000 ex.,
France, quotidien. Le quotidien
mondial par excellence, créé par des
Américains en 1887, édité à Paris,
imprimé dans 28 villes du monde, lu
dans 180 pays, le Herald Tribune est
beaucoup plus que l’édition internationale du NewYork Times, son
unique propriétaire.
THE IRISH TIMES 116 000 ex., Irlande,
quotidien. Fondé par des protestants
et aujourd’hui dirigé par
des catholiques, The Irish Times est
le journal dit de référence. Mais son
assise a été sérieusement ébranlée
par le licenciement de 250 personnes
en 2001.
Offre spéciale
d’abonnement
Bulletin à retourner
sans affranchir à :
MOSKOVSKI KOMSOMOLETS 1 160 000 ex.,
Russie, quotidien. Moskovski Komsomolets, un des plus gros tirages du
pays, fleuron de la presse populaire,
fait souvent dans le sensationnel.
Outre les sujets légers ou scabreux,
on y trouve parfois des informations
pertinentes.
NATURE 50 000 ex., Royaume-Uni,
hebdomadaire. Depuis 1869, cette
revue scientifique au prestige mérité
accueille – après plusieurs mois
de vérifications – les comptes rendus
des innovations majeures. Son âge
ne l’empêche pas de rester d’un
étonnant dynamisme.
NEW STATESMAN 26 000 ex., RoyaumeUni, hebdomadaire. Depuis sa création, en 1913, cette revue politique,
aussi réputée pour le sérieux de ses
analyses que pour la férocité
de ses commentaires, est le forum
de la gauche indépendante.
THE NEW YORK TIMES 1 160 000 ex.
(1 700 000 le dimanche), EtatsUnis, quotidien. Avec 1 000 journalistes, 29 bureaux à l’étranger et plus
de 80 prix Pulitzer, c’est de loin
le premier quotidien du pays, dans
lequel on peut lire “all the news that’s
fit to print” (toute l’information digne
d’être publiée).
NOVYÉ IZVESTIA 107 200 ex., Russie, quotidien. Né en 1997 d’une scission
avec les Izvestia, il se proclame
le “premier quotidien russe en
couleurs”. Il offre un panorama
complet d’informations politiques,
sociales, culturelles, le tout illustré
de caricatures. Sans avoir la stature
de son grand prédécesseur, il est
populaire et de bonne qualité.
NRC HANDELSBLAD 254 000 ex., Pays-Bas,
quotidien. Né en 1970, le titre est
sans conteste le quotidien de référen-
Courrier international
ce de l’intelligentsia néerlandaise.
Libéral de tradition, rigoureux par
choix, informé sans frontières.
OUKRAÏNSKA PRAVDA
<http://www.pravda.com.ua>,
Ukraine. Le journal en ligne “Vérité
ukrainienne”, a été créé en 2000 par
le journaliste Guéorgui Gongadzé,
assassiné au cours de la même année
alors qu’il enquêtait sur la corruption au sein du pouvoir. Le titre, qui
traite de sujets exclusivement nationaux, a néanmoins su préserver son
impartialité et son indépendance.
EL PAÍS 444 000 ex. (777 000 ex. le
dimanche), Espagne, quotidien. Né
en mai 1976, six mois après la mort
de Franco, “Le Pays” est une
institution. Il est le plus vendu des
quotidiens d’information générale
et s’est imposé comme l’un des vingt
meilleurs journaux du monde. Plutôt
proche des socialistes, il appartient au
groupe de communication PRISA.
POLITYKA 250 000 ex., Pologne,
hebdomadaire. Ancien organe des
réformateurs du Parti ouvrier unifié
polonais (POUP), lancé en 1957,
“La Politique”, qui appartient
aujourd’hui à ses journalistes, est
devenu le plus grand hebdo sociopolitique de Pologne, lu par l’élite
politique et intellectuelle du pays.
PRZEKROJ 90 000 ex., Pologne, hebdomadaire.Très fier des traditions de
la Mitteleuropa – manifestes jusque
dans son graphisme –, le titre paraît
depuis 1945. S’adressant surtout
à l’intelligentsia libérale et éclairée,
c’est un journal qu’il fallait encore
voici peu ouvrir au coupe-papier.
D’où son nom : “A découper” !
AL-QUDS AL-ARABI 50 000 ex., RoyaumeUni, quotidien. “La Jérusalem
arabe” est l’un des trois grands
quotidiens panarabes édités
à Londres.Toutefois, contrairement
à ses confrères Al-Hayat et Asharq
Al-Awsat, il n’est pas détenu par
des capitaux saoudiens.
RZECZPOSPOLITA 264 000 ex., Pologne,
quotidien. “La République” a été
créée après l’instauration de la loi
martiale, en décembre 1981.
D’abord quotidien de la nomenklatura, elle ne s’est jamais privée de
critiquer les gouvernements successifs après la chute du communisme.
Elle est devenue depuis la propriété
du groupe norvégien Orkla, associé
au Trésor public.
SALON <http://www.salon.com>, EtatsUnis. Créé en novembre 1995 par
David Talbot, ancien journaliste du
San Francisco Examiner, ce webzine,
qui compte 73 000 abonnés et
3,1 millions de visiteurs par mois,
s’intéresse à l’actualité culturelle
et littéraire et à la vie des idées.
SLATE <http://www.slate.com> EtatsUnis. L’invention du journalisme en
ligne doit beaucoup à ce webzine, qui
a été créé en 1996 à Seattle. Financé
pendant les huit premières années par
Microsoft, il a été vendu en décembre
2004 au groupe Washington Post.
LE SOIR 125 000 ex., Belgique, quotidien. Lancé en 1887, le titre s’adresse à l’ensemble des francophones
de Belgique. Riche en suppléments
et pionnier sur le web, le premier
journal de Bruxelles et de la Wallonie
voit néanmoins ses ventes s’éroder
d’année en année.
RÉDACTION
6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13
Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01
Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02
Site web www.courrierinternational.com
Courriel [email protected]
Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin
Assistante Dalila Bounekta (16 16)
Rédacteur en chef Bernard Kapp (16 98)
Rédacteurs en chef adjoints Odile Conseil (16 27), Isabelle Lauze (16 54),
Claude Leblanc (16 43)
Chef des informations Anthony Bellanger (16 59)
Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25)
Directrice artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31)
SÜDDEUTSCHE ZEITUNG 430 000 ex.,
Allemagne, quotidien. Né à Munich,
en 1945, le journal intellectuel du
libéralisme de gauche allemand est
l’autre grand quotidien de référence
du pays, avec la FAZ.
Europe de l’Ouest Eric Maurice (chef de service, Royaume-Uni, 16 03), GianPaolo Accardo (Italie, 16 08), Anthony Bellanger (Espagne, France, 16 59),
Danièle Renon (chef de rubrique Allemagne, Autriche, Suisse alémanique,
16 22), Philippe Randrianarimanana (Royaume-Uni, 16 68), Daniel Matias
(Portugal), Wineke de Boer (Pays-Bas), Léa de Chalvron (Finlande), Rasmus
Egelund (Danemark, Norvège), Philippe Jacqué (Irlande), Alexia Kefalas (Grèce,
Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Laurent Sierro
(Suisse) Europe de l’Est Alexandre Lévy (chef de service, 16 57), Laurence Habay
(chef de rubrique, Russie, Caucase, 16 36), Iwona Ostapkowicz (Pologne,
16 74), Philippe Randrianarimanana (Russie, 16 68), Iulia Badea-Guéritée
(Roumanie, Moldavie), Alda Engoian (Caucase), Agnès Jarfas (Hongrie), Kamélia
Konaktchiéva (Bulgarie), Larissa Kotelevets (Ukraine), Marko Kravos (Slovénie),
Ilda Mara (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Gabriela Kukurugyova
(Rép.tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, BosnieHerzégovine) Amériques Jacques Froment (chef de service, Amérique du Nord,
16 32), Bérangère Cagnat (Etats-Unis, 16 14), Marianne Niosi (Canada), Christine
Lévêque (chef de rubrique, Amérique latine, 16 76), Catherine André (Amérique
latine, 16 78), Anne Proenza (Amérique latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil)
Asie Hidenobu Suzuki (chef de service, Japon, 16 38), Agnès Gaudu (chef
de rubrique, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Ingrid Therwath (Asie du Sud,
16 51), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24), Alda Engoian (Asie
centrale), Marion Girault-Rime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak
(Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées), Kazuhiko Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc
Saghié (chef de service, 16 69), Hamdam Mostafavi (Iran, 17 33), Hoda Saliby
(Egypte, 16 35), Nur Dolay (Turquie), Pascal Fenaux (Israël), Guissou Jahangiri
(Iran), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Moyen-Orient)
Afrique Pierre Cherruau (chef de service, 16 29), Anne Collet (Mali, Niger,
16 58), Philippe Randrianarimanana (Madagascar, 16 68), Hoda Saliby (Maroc,
Soudan, 16 35), Chawki Amari (Algérie), Gina Milonga Valot (Angola, Mozambique),
Fabienne Pompey (Afrique du Sud) Débat, livre Isabelle Lauze (16 54) Economie
Pascale Boyen (chef de service, 16 47) Multimédia Claude Leblanc (16 43)
Ecologie, sciences, technologie Eric Glover (chef de service, 16 40) Insolites
Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Epices & saveurs, Ils et elles ont dit
Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74)
THE SUNDAY TELEGRAPH 687 000 ex.,
Royaume-Uni, quotidien. Créé en
1961, le titre est la version
dominicale du grand quotidien
conservateur The Daily Telegraph.
Il propose plusieurs suppléments
consacrés à la culture, aux voyages,
à la vie des entreprises, à l’emploi,
au sport et à la maison.
TECHNOLOGY REVIEW 92 000 ex., EtatsUnis, paraît toutes les six semaines.
Née en 1899, la revue est installée
sur le campus du célèbre Massachusetts Institute of Technology (MIT).
C’est le magazine des ingénieurs,
scientifiques et hommes d’affaires
soucieux de s’informer des nouvelles
tendances technologiques et des
décisions politiques en la matière.
LA TRIBUNE 10 000 ex., Algérie,
quotidien. Monté en flèche dès sa
création en 1994, ce journal sérieux
à la maquette austère s’est
rapidement trouvé un lectorat de
cadres et a gagné une réputation
d’analyste présent sur tous
les thèmes d’actualité. La Tribune
a néanmoins subi de lourdes pertes,
particulièrement depuis le suicide
de son fondateur, Kheireddine
Ameyar, un journaliste respecté par
tous les courants de la société.
Site Internet Marco Schütz (directeur délégué, 16 30), Olivier Bras (16 15), Anne
Collet (documentaliste, 16 58), Jean-Christophe Pascal (webmestre, 16 61), Pierrick
Van-Thé (webmestre, 16 82)
Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service,16 97),Caroline Marcelin (16 62)
Traduction Raymond Clarinard (chef de service, anglais, allemand, roumain,
16 77), Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle
Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais),
Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois),
Julie Marcot (anglais, espagnol), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage
Nagahama (japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, vietnamien), Olivier Ragasol
(anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol)
DE VOLKSKRANT 310 000 ex. Pays-Bas,
quotidien. Né en 1919, catholique
militant pendant cinquante ans,
“Le Journal du peuple” s’est laïcisé
en 1965 et est aujourd’hui la lecture
favorite des progressistes d’Amsterdam, bien qu’ils se plaignent
beaucoup de sa dérive populiste.
Révision Elisabeth Berthou (chef de service, 16 42), Pierre Bancel, Philippe
Czerepak, Fabienne Gérard, Philippe Planche
Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41),
Anne Doublet (16 83), Lidwine Kervella (16 10), Cathy Rémy (16 21), assistés
d’Agnès Mangin (16 91)
THE WALL STREET JOURNAL 2 000 000 ex.,
Etats-Unis, quotidien. C’est la bible
des milieux d’affaires. Mais à manier
avec précaution : d’un côté, des
enquêtes et reportages de grande
qualité ; de l’autre, des pages
éditoriales tellement partisanes
qu’elles tombent trop souvent dans
la mauvaise foi la plus flagrante.
WWW
Maquette Marie Varéon (chef de ser vice, 16 67), Catherine Doutey,
Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Josiane Pétricca, Denis Scudeller,
Jonnathan Renaud-Badet Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie
Catherine Doutey (16 66), Emmanuelle Anquetil (colorisation) Calligraphie
Yukari Fujiwara Informatique Denis Scudeller (16 84)
Documentation Iwona Ostapkowicz 33 (0)1 46 46 16 74, du lundi au vendredi
de 15 heures à 18 heures
Fabrication Patrice Rochas (directeur) et Nathalie Communeau (directrice
adjointe, 01 48 88 65 35). Impression, brochage : Maury, 45191 Malesherbes.
Routage : France-Routage, 77183 Croissy-Beaubourg
Ont participé à ce numéro Torunn Amiel, Chloé Baker, Marie Bélœil, Edwige Benoit,
Alessia Bertoli, Marc-Olivier Bherer, Marianne Bonneau, Valérie Brunissen, Hélène
Chatrousse, Isabelle Cluzel, Lucy Conticello, Caroline Lelong, Mouna El-Mokhtari,
Marina Niggli, Jean Perrenoud, Marcus Rothe, Emmanuel Tronquart, Anh Hoa
Truong, Zaplangues
Retrouvez NOS SOURCES sur
courrierinternational.com
ADMINISTRATION - COMMERCIAL
[rubrique planète presse]
Directrice administrative et financière Chantal Fangier (16 04). Assistantes :
Sophie Jan (16 99), Agnès Mangin. Contrôle de gestion : Stéphanie Davoust
(16 05). Comptabilité : 01 48 88 45 02
Relations extérieures Anne Thomass (responsable, 16 44), assistée de Lionel
Guyader (16 73) et Fatima Johnson
Ventes au numéro Directeur commercial : Jean-Claude Harmignies. Responsable
publications : Brigitte Billiard. Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud.Chef de
produit: Jérôme Pons (01 57 28 3378, fax : 01 57 28 21 40).Promotion : Christiane Montillet
Marketing, abonnement : Pascale Latour (directrice, 16 90), Sophie Gerbaud (16 18),
Véronique Lallemand (1691), Mathilde Melot (16 87)
Publicité Publicat, 7, rue Watt, 75013 Paris, tél. : 01 40 39 13 13, courriel :
<[email protected]>. Directeur général adjoint : Henri-Jacques Noton. Directeur de
la publicité : Alexis Pezerat (14 01). Directrice adjointe : Lydie Spaccarotella (14 05).
Directrice de clientèle : Hedwige Thaler (14 07). Chefs de publicité : Kenza Merzoug
(13 46), Claire Schmidt (13 47). Exécution : Géraldine Doyotte (01 41 34 83 97).
Publicité site Internet : i-Régie, 16-18, quai de Loire, 75019 Paris,
tél. : 01 53 38 46 63. Directeur de la publicité : Arthur Millet, <[email protected]>
❏ Je désire profiter de l’offre spéciale d’abonnement (52 numéros + 4 hors-séries),
au prix de 114 euros au lieu de 178 euros (prix de vente au numéro), soit près de 35 % d’économie. Je recevrai mes hors-séries au fur et à mesure de leur parution.
Je désire profiter uniquement de l’abonnement (52 numéros), au prix de 94 euros au lieu de
150 euros (prix de vente au numéro), soit près de 37 % d’économie. Tarif étudiant (sur justificatif) :
79,50 euros. (Pour l’Union européenne : 138 euros frais de port inclus /Autres pays : nous consulter.)
❏
ABONNEMENTS - RÉASSORTS
Courrier international
Libre réponse 41094
Voici mes coordonnées : Nom et prénom : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
60731 SAINTE-GENEVIÈVE CEDEX
Adresse : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Pour joindre le service
abonnements, téléphonez
au 0 825 000 778
E-mail : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Abonnements Tél. depuis la France : 0 825 000 778 ; de l’étranger :
33 (0)3 44 31 80 48.Fax : 03 44 57 56 93.Courriel : <[email protected]>
Adresse abonnements Courrier international, Service abonnements,
60646 Chantilly Cedex Commande d’anciens numéros Boutique du Monde,
80, bd Auguste-Blanqui, 75013 Paris. Tél. : 01 57 28 27 78
Date et signature obligatoires :
Expire fin :
mois
année
60VZ1102
❑ Par chèque à l’ordre de Courrier international
❑ Par carte bancaire N°
✂
Offre valable jusqu’au 30-06-2007. En application
de la loi du 6-1-1978, le droit d’accès et de rectification concernant les abonnés peut s’exercer auprès
du service abonnements. Ces informations pourront
être cédées à des organismes extérieurs sauf si vous
cochez la case ci-contre. ❐
Modifications de services ventes au numéro, réassorts Paris 0 805 05 01 47,
province, banlieue 0 805 05 0146
Code postal : . . . . . . . . . . . . . Ville : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Téléphone : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je choisis mon moyen de paiement :
Cryptogramme
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
4
n° 860
Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire
et conseil de surveillance au capital de 106 400 €
Actionnaire : Le Monde Publications internationales SA.
Directoire : Philippe Thureau-Dangin, président
et directeur de la publication ; Chantal Fangier
Conseil de surveillance : Jean-Marie Colombani, président, Fabrice Nora, vice-président
Dépôt légal : avril 2007 - Commission paritaire n° 0707C82101
ISSN n° 1 154-516 X – Imprimé en France / Printed in France
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
Courrier international (USPS 013-465) is published weekly by Courrier
international SA at 1320 route 9, Champlain N.Y. 12919. Subscription price
is 199 $ US per year. Periodicals postage paid at Champlain N. Y. and at
additional mailing offices. POSTMASTER: send address changes to Courrier
international, c/o Express Mag., P. O. BOX 2769, Plattsburgh, N. Y., U. S. A.
12901 - 0239. For further information, call at 1 800 363-13-10.
Ce numéro comporte un encart Abonnement pour la vente au numéro
et un encart Jean Paul Gaultier broché sur l’ensemble du tirage.
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
860p06 l'invité
24/04/07
19:49
Page 6
l’invité
ÉDITORIAL
Les murs dans les villes
et dans nos têtes
Philippe Thureau-Dangin
L E
D E S S I N
D E
L A
Jacob Weisberg Slate, Washington
es siècles durant, l’homme a cherché l’élixir est riche de 560 calories, sans compter la crème fouetde vie – un produit obtenu par distillation qui tée. Il fait pourtant pâle figure à côté de l’Explosif Matprocurerait vitalité, bonheur et immortalité. cha au thé vert de Jamba Juice, une chaîne de franchise
Mais il a fallu des spécialistes américains du qui chasse sur les terres caféinées de Howard Schultz.
marketing pour découvrir le breuvage qui a Coca-Cola et Nestlé lancent Enviga, une boisson qui
échappé aux alchimistes du Moyen Age, aux prétend contenir des calories “négatives” grâce aux
mystiques arabes et aux empereurs mings. extraits de thé vert.
Car l’infusion qui garantit santé, harmonie et Si les produits apéritifs et confiseries au thé vert permérite moral existe bel et bien : elle s’appelle thé vert. mettent de rester en bonne santé, les produits de beauté
Pour la culture commerciale américaine, le thé vert, c’est promettent le rayonnement extérieur et la paix intérieure.
le yoga en bouteilles – ou en cannettes, confiserie, bougie, L’osmose avec l’univers est assurée si l’on commence la
lotion, savon, parfum ou comprimés. Décrit comme cal- journée par se laver avec le savon au concombre et au
mant et doux, il se trouve paradoxalement au carrefour thé vert de Dove, pour ensuite se parfumer au Green Tea
brûlant de la philosophie New
Scent d’Elizabeth Arden,
Age, de l’obsession de la santé
lequel “procure un sentiment
et de la chimie industrielle.
de bien-être qui revitalise le
Aux Etats-Unis, la spirituacorps et l’esprit”. Sans doute,
lité orientale tend à mélanger
un jour, les scientifiques déhindouisme, bouddhisme et
couvriront-ils que boire de
mercantilisme. Elle se traduit
l’eau est bon pour nous.
inévitablement par quelque
Le thé vert apporte la séréchose à acheter et généralenité, qu’on le renifle, qu’on
ment quelque chose à manle boive bruyamment ou que
Jacob
Weisberg
dirige
la
rédaction
du
■
ger. Seule la convergence
l’on s’y baigne. Son arôme
magazine en ligne américain Slate, où il
entre harmonie et affaires
flotte dans le hall des hôtels
tient, entre autres, une chronique consapeut expliquer l’invention de
haut de gamme de la chaîne
crée aux tendances de la société contem“nouvelles truffes zen au thé
Omni, grâce à des machines
poraine.Avant de rejoindre Slate, en 1996,
vert” et de “pandas en gelée
à senteur. La bougie paril a suivi l’actualité politique pour The New
au thé vert”, des confiseries
fumée au thé vert et à la
Republic, Newsweek et New York Magazine.
qui métamorphosent une
menthe de L’Occitane crée
vague idée de vertu en hypocrites morceaux de vice.
un “sentiment de bien-être tranquille”.La bougie H2O + Zen
En Chine et au Japon, le thé vert est une boisson chaude détend et apaise l’âme “en se fondant sur les principes zen
servie dans une petite tasse. Mais, aux Etats-Unis, comme d’harmonie, de santé et de bien-être”. Comme il fallait s’y
pour toutes les modes alimentaires, il prend une autre attendre, la transcendance arrive même avec la vodka,
dimension : on le synthétise, on le sert dans des récipients la bière et la liqueur aromatisées.
géants et on le transforme simultanément en vecteur gras Le message implicite de ces produits est que la consomet en aliment diététique. A partir des années 1960, des mation de thé vert fera de nous un être spirituellement
études ont suggéré que le thé vert diminuait le risque de parfait, mais aussi moralement supérieur. Cela parce que
divers cancers, faisait régresser les maladies cardiovas- cette infusion a le bons sens de comporter le mot “vert”
culaires, ralentissait le vieillissement, abaissait le taux de dans son nom. On ne sait pas comment la plante résiste
cholestérol, renforçait le système immunitaire, amélio- au changement climatique, mais les sereins amateurs des
rait le diabète et l’arthrite, et faisait maigrir. Les conclu- feuilles moulues – à la différence des buveurs de café
sions, un peu rapides, sur la perte de poids (ainsi que agressifs et surexcités – n’émettent que de minuscules
la minceur des Japonais) permettent de se servir de la quantités de gaz carbonique. La boîte de sachets de
plante comme estampille psychologique pour décul- thé sur mon bureau renferme “une sagesse au-delà de la
pabiliser la consommation d’aliments que nous adorons sagesse, capable d’illuminer le corps et l’esprit”. Je viens juste
tout en sachant qu’ils sont mauvais pour nous. Ainsi, d’en boire quelques tasses et je suis convaincu que cela
la version maxi du Frappuccino au thé vert de Starbucks marche.
■
D
Marketing
du zen
DR
Benjamin Kanarek
Cette semaine, la nouvelle la plus
importante n’est pas le premier
tour de la présidentielle, ni le décès
de Boris Eltsine, mais plutôt la
décision américaine de construire
un mur à Bagdad pour séparer les
quartiers sunnites et chiites.
Ce genre de barrière est à la mode : Islamabad
en construit une le long de la frontière avec
l’Afghanistan ;Washington se propose d’en édifier
une autre, de 3 360 kilomètres de long, pour mieux
s’isoler du Mexique ; l’Inde a édifié 550 kilomètres
de murs au Cachemire en 2004 ; la Chine pas
moins de 1 400 kilomètres, pour se prémunir de
l’immigration nord-coréenne, et bien sûr Israël
continue d’enclore les Territoires palestiniens depuis
juin 2002… Chaque fois, le mur est un aveu de faiblesse. Au mieux, c’est une défense égoïste. Au pire,
c’est une forme d’apartheid. Le mur de Bagdad
appartient à la deuxième catégorie. Malgré l’opposition de la population, les Américains entérinent, dans la capitale irakienne, une partition du
pays dont les conséquences porteront loin.
Mais les parpaings et le béton ne sont pas les seuls
moyens pour séparer les hommes. On cultive aussi
d’autres murs, mentaux ceux-ci. Notamment dans
le débat politique. Pourquoi veut-on, en effet, que
le clivage droite-gauche organise tout l’espace politique ? La presse étrangère s’étonne ces jours-ci de
la violence de la campagne actuelle, de ces deux
France qui se détestent et s’ignorent souvent. Elle
rappelle pourtant que la gauche et la droite, une
fois au pouvoir, ne mènent pas des politiques si différentes. Durant les années Jospin, hormis les
35 heures, le gouvernement fut économiquement
très libéral, privatisant comme aucun autre gouvernement de la Ve République… Bien sûr, il reste
une différence de taille, qui concerne l’immigration, la gesticulation policière et les thèmes sécuritaires en général. A en croire le magazine Salon,
le candidat de l’UMP est allé chercher son modèle
aux Etats-Unis, non pas auprès de Bush, mais
auprès de celui qui était alors maire de New York,
le républicain Rudy Giuliani. Mais la France est
plus difficile à gérer que Manhattan, ou même que
le Bronx.
S E M A I N E
■ “Ils sont
presque tous morts,
ou partis.Vous
pouvez donc entrer,
maintenant.”
◗ Dossiers
“étranger”
◗ Revues
Le Soudan, jusqu’à
présent opposé à
l’entrée des casques
bleus au Darfour, s’est
dit prêt à discuter de
la création d’une force
“hybride”, qui verrait
un contingent de l’ONU
se déployer aux côtés
des militaires
de l’Union africaine.
Celle-ci a déjà envoyé
5 000 hommes
au Darfour.
Dessin de Hachfeld
paru dans Neues
Deutschland, Berlin.
●
de presse
◗ Rubriques
web sur
l’international
◗ Veille
thématique
Sur www.courrierinternational.com, retrouvez chaque jour un nouveau dessin
d’actualité, et plus de 2 000 dessins en consultation libre.
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
La presse
internationale
sur mesure
Pour plus d’informations
tél. 01 46 46 16 97
[email protected]
6
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
18:35
Page 9
à l ’ a ff i c h e
Royaume-Uni
●
Héros parmi les Baltes
force de rendre les bambins perdus à leurs parents et de calmer
les adolescents surexcités, l’agent
de police Gary Pettengell, îlotier
affecté à la surveillance du front
de mer dans la station balnéaire
de Great Yarmouth, a gagné l’estime des habitants du quartier.
Mais ce n’est qu’en lisant les journaux lituaniens qu’on comprend qu’il est vraiment
célèbre ailleurs. Dans ce petit Etat balte,
l’agent de la police du comté de Norfolk,
homme modeste et heureux en ménage, est
la “personnalité de l’année”.
L’agent Pettengell est devenu un héros
à l’étranger pour un travail qui n’a été salué
que localement en Grande-Bretagne. S’il a
été amené à rencontrer Valdas Adamkus, le
président de la Lituanie, et une foule trépignant d’impatience à Vilnius, c’est grâce
à un inspecteur de la police du Norfolk et
à un conseil de carrière amical. “Il y a un
ou deux ans, mon supérieur à Yarmouth m’a
convoqué et m’a demandé : ‘Que diriez-vous
de devenir responsable de surveillance de
quartier ?’ – autrement dit,‘flic de service’ dans
le secteur du front de mer.” Le nouvel îlotier
s’est vite trouvé confronté à un aspect inattendu de ce poste. Les Chypriotes grecs et
les Portugais établis depuis longtemps à
Great Yarmouth venaient d’être rejoints par
de nouveaux arrivants perplexes, désorientés et souvent désespérés : des Lituaniens embauchés avec des contrats douteux
qui les laissaient dans l’ignorance complète
des règles britanniques en matière de travail, de sécurité et d’emploi. “Un jour, je suis
entré dans une pièce pour parler à des Lituaniens. En voyant mon uniforme, ils ont reculé,
effrayés, raconte Pettengell. Je me suis dit :
Si Barber
A
GARY PETTENGELL, 42 ans, policier à Great
Yarmouth, une station balnéaire de la côte est de
l’Angleterre. Pour venir en aide à des immigrés
lituaniens, il a appris leur langue et monté un site
d’information. Cela lui a valu d’être élu personnalité de l’année en Lituanie et d’y être reçu en
grande pompe.
ce n’est pas comme ça qu’on fait la police, ici.”
La même semaine, il cherchait sur Internet
une méthode de langue pour apprendre
le lituanien.
Ce qu’il a découvert au fur et à mesure
de sa plongée dans le monde du travail
immigré, accessible aux Lituaniens depuis
leur entrée dans l’Union européenne, l’a
remué. “Ils ne parlaient pas anglais, travaillaient ensemble dans des usines, vivaient
ensemble dans la même pièce. On avait promis
à beaucoup qu’ils rouleraient sur l’or, mais j’ai
rencontré des gens qui n’avaient pas mangé
depuis une semaine.” L’agent Pettengell a
voulu faire quelque chose. Après avoir appris
suffisamment de lituanien pour briser la
glace, il a lancé un programme d’assistance
individuelle de base et créé un site web,
Welcome to Norfolk. Il a obtenu des fonds
auprès de l’Administration de la justice criminelle et a commencé à mettre en ligne
des informations qu’il savait utiles. “Je me
suis aperçu que je répondais tout le temps aux
mêmes questions, des choses simples du type :
comment fait-on pour ouvrir un compte en
banque ? Cela paraît facile, mais ça ne l’est pas
lorsqu’on partage une chambre et qu’on ne peut
pas fournir une facture d’électricité. D’autres
demandaient comment obtenir une carte de sécurité sociale – et même ce qu’était une carte de
sécurité sociale.”
Son action n’est pas passée inaperçue.
L’année dernière, l’agent Pettengell, 42 ans,
dont l’épouse, Sarah, est également agent
de la police du Norfolk, a obtenu le prix du
meilleur policier de l’année du comté de
Norfolk. Les Lituaniens de Great Yarmouth
l’ont fait savoir dans leur pays et, lorsque les
journalistes de la presse écrite de Vilnius
et d’une chaîne de télévision nationale ont
pris l’avion pour interviewer notre îlotier,
ils lui ont fait passer son plus difficile examen de lituanien. C’est à la suite de cela
qu’il a été désigné comme personnalité de
l’année.
L’agent Pettengell est revenu chez lui
après une visite guidée officielle de la Lituanie avec Sarah et sa photo à la une du journal à grand tirage Lietuvos Rytas. Il veut
maintenant quitter le devant de la scène
et se concentrer sur son nouveau travail,
le traitement des cas de violences domestiques et des actes de discrimination.
Martin Wainwright, The Guardian, Londres
ILS ET ELLES ONT DIT
JOHN McCAIN,
sénateur de l’Arizona
■ Rock’n roll
“Vous vous souvenez de cette vieille
chanson des Beach Boys ? Bomb
bomb bomb, bomb bomb Iran”,
s’est mis à chanter sur l’air de Barbara Ann le candidat à l’investiture
républicaine en 2008, lorsqu’on lui
a demandé, lors d’une rencontre
avec des vétérans, quelle était sa
position sur le nucléaire iranien.
(Financial Times, Londres)
SHINZO ABE,
Premier ministre du Japon
■ Arrogant
“Rédigée pendant l’occupation [américaine à la suite
de la reddition du
Japon en 1945],
l’actuelle Constitution a été éla Dessin de Cajas,
Equateur.
et n’ont rien de commercial. Je ne
puis être qu’étonné que mon travail
se retrouve en lice pour la cinquième fois à Cannes”, a déclaré
le réalisateur, apprenant que son
film Alexandra était retenu dans la
sélection officielle cannoise.
(Moskovskié Novosti, Moscou)
doues, c’est qu’ils leur procurent
plus de plaisir charnel parce qu’ils
sont circoncis, ce qui n’est pas le
cas des hindous”, a tenté de justifier cette figure de proue de la mouvance extrémiste hindoue, qui s’oppose aux mariages interreligieux en
(Outlook, New Delhi)
Inde.
STEPHEN HARPER,
Premier ministre du Canada
■ Extralucide
GÜNTER GRASS, écrivain allemand
■ Résigné
“Les gens n’ont pas besoin de me
joindre par téléphone, je peux les
entendre par le biais d’une médium”, a plaisanté le chef du gouvernement devant le Parlement. Il
entendait ainsi répondre aux rumeurs
selon lesquelles sa conseillère en
image serait aussi une voyante.
(Le Devoir, Montréal)
“Je n’ai rien contre le fait qu’on
ne me considère plus comme la
conscience de la nation”, a confié
le Nobel de littérature 1999 à l’occasion de la sortie en Allemagne de
L’Inconfortable, un documentaire
qui retrace sa vie. Le film sera prochainement diffusé sur Arte.
(Handelsblatt, Düsseldorf)
GEORGE H. W. BUSH,
ancien président
des Etats-Unis
■ Lucide
ALEXANDRE SOKOUROV,
cinéaste russe
■ Sauvage
GIRIRAJ KISHORE, vice-président
du Conseil hindou mondial
■ Connaisseur
“Mes films ne fonctionnent pas
dans l’esprit des grands festivals
“Si les hommes musulmans séduisent davantage les femmes hin-
borée par des amateurs de l’étatmajor des Alliés”, a déclaré ce grand
partisan de la réforme constitutionnelle à quelques jours du soixantième anniversaire de la Constitution, le 3 mai.
(Tokyo Shimbun, Tokyo)
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
9
“Oui, on ressent
sans doute une certaine lassitude des
Bush aujourd’hui.” Dessin
Le patriarche de la de David Smith,
Grande-Bretagne.
famille a acquiescé
aux propos de Mitt Romney, candidat à l’investiture républicaine en
2008, qui pensait que Jeb, frère
cadet du président et gouverneur
de la Floride, aurait volontiers été
candidat lui aussi s’il avait porté un
autre nom.
(Time, New York)
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
PERSONNALITÉS DE DEMAIN
SERGE SARKISSIAN
Affable faucon
l occupe le poste de
Premier ministre
d’Arménie depuis seulement un mois, mais
il a toutes les chances
de remporter l’élection présidentielle du
printemps 2008, note
le quotidien azerbaïdjanais Zerkalo. Le Parti républicain, qu’il
dirige depuis 2006, est donné favori du scrutin
législatif du 12 mai. Originaire du Haut-Karabakh, Serge Sarkissian, 53 ans, philologue de
formation, fonctionnaire soviétique, est devenu
militant du mouvement séparatiste de la République indépendantiste. De 1989 à 1993, il
commandait les forces armées du Haut-Karabakh. Nommé en 1993 ministre de la Défense
d’Arménie, puis, en cumul de mandats, ministre
de la Sécurité nationale, il a la réputation d’être
un homme aimable, mais aussi, sur le plan politique, ferme, habile et expérimenté. La Russie, comme les Etats-Unis, semble miser sur lui,
mais ce “bien-aimé du Kremlin” confirme le rôle
vital pour l’Arménie du partenariat stratégique
avec Moscou. Il est hostile au déploiement de
l’OTAN dans le Caucase du Sud, “qui ne ferait
qu’augmenter le nombre de lignes de fracture
dans la région”, rapporte le journal d’Erevan
Golos Armenii. Sa méthode est un mélange de
souplesse, de pragmatisme et de franc-parler.
S’adressant aux électeurs, il promet un scrutin honnête et une politique économique audacieuse, mais conseille de fuir “ceux qui promettent des miracles, car la baguette magique
n’existe pas”.
I
Itar-Tass
24/04/07
BARNY HAUGHTON
Durable et du bon
l en avait assez que
la bonne nourriture
soit l’apanage des
riches. C’est l’une des
raisons qui a présidé
à l’ouverture de Bordeaux Quay, à Bristol,
un ancien entrepôt
qui abrite un restaurant, un bar, mais aussi une épicerie et une école
de cuisine. L’endroit se veut un modèle de ce
que Barny Haughton, cuisinier britannique très
primé et adepte du développement durable,
défend depuis de longues années : un air naturel plutôt que conditionné, récupération des
eaux de pluie pour les toilettes, recyclage maximal des déchets et surtout, surtout, une nourriture bio à des prix abordables, composée
essentiellement de produits achetés localement.
Cette attention portée à l’environnement, Barny
Haughton, chef cuisinier depuis vint-cinq ans,
en a hérité au berceau. “Dans ma famille, chacun s’efforçait d’être attentif à la valeur des
choses”, raconte-t-il dans les colonnes du mensuel The Ecologist. Ce souci de l’environnement
va loin : à Bordeaux Quay, il a créé un poste de
responsable du développement durable, chargé
de promouvoir la meilleure utilisation des ingrédients et ressources entre les différents éléments de l’ensemble — restaurant, boutique,
école de cuisine, etc.
I
Eastbrook Farm
860p09 à l'affiche
10-13 france BAF
24/04/07
19:37
Page 10
e n c o u ve r t u re
●
Nicolas Sarkozy. Dessin de Perez D’Elias paru dans ABC, Madrid.
BI ENVENUE A S
■ Au lendemain du premier tour, pas moins d’une centaine de quotidiens du monde entier ont publié sur leur
une la photo de l’un ou l’autre des deux finalistes. ■ La plupart donnent déjà le candidat de l’UMP vainqueur.
Mais ils s’interrogent encore sur son caractère, sur ses alliances et sur son programme – est-il dirigiste ? libéral ?
lepéniste light ou social ? ■ Bref, vu de l’étranger, le Sarkoland n’est pas encore dessiné.
Aussi simpliste que Rudy Giuliani
Le programme du candidat de la droite ressemble
à celui de l’ancien maire de New York. Un peu court
pour la France, estime le magazine Salon.
SALON
San Francisco
ême si Nicolas Sarkozy a en commun
avec Napoléon sa courte taille, un
tempérament de feu, l’ambition et
l’autoritarisme, le candidat à l’élection présidentielle de l’Union pour
un mouvement populaire (UMP) me
semble plutôt être l’équivalent français de l’ancien maire de New York et actuel prétendant
républicain à la candidature de 2008, Rudy Giuliani. Sarkozy se présente comme un réformateur radical, prônant en début de campagne électorale la “rupture”, promettant de s’attaquer au
chômage et de moderniser l’Etat-providence. En
clair, cet homme semble avoir façonné son personnage politique sur le modèle de l’ancien maire
de New York. Comme ce dernier, il veut être dur
avec la criminalité, n’hésite pas à polariser l’électorat et rejette les solutions toutes faites pour
régler les maux de la société française.
Certes, lorsqu’il est devenu ministre de l’Intérieur pour la première fois, il a pris quelques
mesures conciliantes envers les minorités : il
a notamment proposé que la France instaure
une forme de discrimination positive. Mais,
durant son deuxième passage place Beauvau,
Sarkozy a tout fait pour mériter son surnom de
“premier flic de France” : il n’a pas hésité à
envoyer la police dans des écoles primaires afin
d’arrêter des sans-papiers et a essayé de faire
passer une loi permettant de détecter les futurs
délinquants dès la maternelle en étudiant les
troubles comportementaux.
Son côté homme à poigne, ses déclarations
maladroites et outrancières, le mépris affiché
M
■A
la une
La veille de l’élection,
le 21 avril, le quotidien
La Libre Belgique
mettait deux points
d’interrogation en une.
Le lendemain, le 23,
les visages des gagnants
apparaissaient sous deux
points d’exclamation.
pour les laissés-pour-compte, sa volonté d’apparaître comme un “homme d’action” : comment ne pas penser à Giuliani ? Bien des problèmes de la France d’aujourd’hui – chômage
persistant, criminalité en hausse, économie au
ralenti – sévissaient à New York avant que Giuliani ne fût élu. New York et Paris ont aussi en
commun un centre-ville riche et blanc, ainsi
que des banlieues déshéritées hérissées de tours.
Le plus étonnant est que ce parallèle entre Sarkozy et Giuliani fera sûrement plaisir aux Français. Tout simplement parce que Giuliani, en
France, est aussi connu pour son “travail admirable”* sur la criminalité que pour sa bonne gestion du 11 septembre 2001. Mais on sait moins,
toujours en France, que de nombreux facteurs
étrangers à la gestion de Giuliani – démographiques, économiques, historiques – ont permis cette baisse de la criminalité.
Américanophile déclaré, Sarkozy a rendu à
Giuliani une visite informelle quoique très
médiatisée au cours de l’été 2002, alors qu’il
venait d’être nommé place Beauvau. Bien que
personne ne connaisse la teneur d’une conversation qui a duré une heure et demie, ses
méthodes de ministre de l’Intérieur ressemblent
étrangement à celles de l’Américain. Il y a
d’abord cette obsession des statistiques et des
résultats concrets. Sarkozy était aussi – et il est
encore – un adepte de la tolérance zéro. Enfin,
il prône un durcissement des peines prononcées contre les récidivistes. Par ailleurs, il s’est
engagé, s’il était élu, à réduire les chiffres du
chômage en interdisant aux allocataires de refuser deux offres d’emploi consécutives et en obligeant ceux qui perçoivent le revenu minimum
d’insertion (RMI) à effectuer un travail, sous
une forme ou sous une autre.
Ceux qui ont connu l’action de Giuliani
lorsqu’il était maire de New York, ceux qui se
souviennent de son discours implacable, ne
seront pas dépaysés. On retrouve les mêmes formules, les mêmes certitudes, les mêmes solu-
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
10
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
tions simplistes à des problèmes complexes
comme la criminalité ou l’immigration illégale. Même en admettant que les mesures de
Giuliani – et non pas l’économie florissante
des années 1990, la fin de l’épidémie de crack
et l’afflux d’immigrants – aient effectivement
réglé les problèmes de criminalité à New York,
la réalité n’est pas du tout la même en France.
Des phénomènes démographiques analogues,
comme l’immigration, donnent lieu à des situations radicalement différentes, et il n’est pas du
tout certain que Sarkozy bénéficie d’un contexte
aussi favorable que Giuliani.
De plus, n’en déplaise à Sarkozy, le bilan de
ses quatre années au gouvernement n’est guère
éblouissant. La criminalité n’a fait qu’augmenter
lorsqu’il était ministre de l’Intérieur. Mais la
vraie question, au cours de la campagne pour
le second tour, ne sera pas son bilan ou celui
du gouvernement auquel il appartenait, ce sera
Sarko lui-même. Cette élection tourne à un
référendum sur sa personnalité. Les électeurs
de Sarkozy sont convaincus qu’il est le seul candidat capable de mener à bien les réformes économiques qu’ils estiment nécessaires. En ce qui
concerne ses idées sur l’immigration et la criminalité, ils préfèrent détourner le regard.
Pour ses opposants, les réactions face à Sarkozy varient du rationnel – il est protectionniste,
son obsession sécuritaire n’a conduit à aucune
baisse du taux de criminalité – à l’irrationnel,
voire à une quasi-hystérie. Pour nombre de mes
amis, la grande question est désormais : comment empêcher Sarkozy d’accéder au pouvoir ?
Avec l’orgueil qui le caractérise, le candidat
UMP n’a pas hésité, dans les colonnes du
Figaro, à entrer dans les détails de ses premières
mesures au cas où il serait élu. Les peines de
prison ferme pour les récidivistes et la réduction draconienne des prestations sociales sont
au menu.
Elisabeth Franck-Dumas
* En français dans le texte.
10-13 france BAF
24/04/07
19:37
Page 11
SARKOLAND
Dessin de Kroll
paru dans Le Soir,
Bruxelles.
R E P O R TA G E
Neuilly-sur-Seine, pays de cocagne
Dans la ville dont il a été maire
pendant dix-neuf ans, Sarkozy a bâti
un paradis pour ses électeurs.
Neuilly-sur-Seine, dimanche, il s’est
sans doute trouvé des gens pour voter
contre Nicolas Sarkozy. Mais, en trois
heures passées au bureau de vote de l’île
de la Jatte, je n’en ai pas croisé un seul.
A Sarkoland, on n’incendie pas les voitures la nuit. Les seuls Noirs et Arabes
que l’on rencontre sont des diplomates
ou des héritiers du pétrole. Les trottoirs
bordés d’arbres retentissent du pépiement des oiseaux et sont hantés par des
joggeurs, pas des cogneurs.
Sarkozy aimerait bien que la France
entière ressemble à son fief. Il en a été
maire pendant dix-neuf ans, puis il a présidé le conseil départemental des Hautsde-Seine. A ce titre, il s’est assuré la
loyauté de ses sujets. Lors des dernières
municipales, en 2001, il l’a emporté au
A
premier tour avec 76,88 % des voix. Quelqu’un à Neuilly n’a-t-il pas voté pour Sarkozy ? Je pose la question à François de
la Brosse, le communicant qui a fondé
NSTV, une télévision sur Internet qui rendrait vert de jalousie n’importe quel dictateur. “Je ne sais pas, répond-il. J’ai vu
passer quelques chiens.” Les petits
caniches blancs et les terriers nains
étaient de rigueur au bureau de vote, tout
comme les jeans de marque, les sacs à
main Louis Vuitton, les cheveux blonds
peroxydés et le bronzage.
Nicolas a pour habitude d’épargner à
Neuilly tout désagrément. Par exemple,
il a fait construire un tunnel routier sous
l’appar tement de sa mère, avenue
Charles-de-Gaulle, pour éliminer les nuisances sonores et les gaz d’échappement. Et, bien qu’une loi française exige
de toutes les villes qu’elles réser vent
20 % de leurs logements aux défavori-
sés, ce taux est de 2 % à Neuilly. “Il a
veillé à ce que Neuilly garde sa personnalité”, déclare un habitant qui déambule le long du quai où Seurat a peint
ses chefs-d’œuvre pointillistes.
A Sarkoland, on n’approuve pas totalement la façon qu’a eue le candidat de
droite de faire une cour assidue aux électeurs de Le Pen. Les habitants du paisible
Neuilly ne veulent pas être pris pour des
extrémistes. Mais il est difficile de résister aux promesses d’allégement d’impôts
et de suppression des droits de succession et de la semaine des 35 heures. Eh,
oui, beaucoup espèrent que Sarkozy
accomplira enfin ce que promet Le Pen
depuis trente ans, et qu’avec lui les immigrés ne vivront plus, comme ils disent,
“aux frais de la princesse”. Ces immigrés
qui, eux, résident dans la vraie banlieue.
Lara Marlowe, The Irish Times (extraits), Dublin
* En français dans le texte.
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
11
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
HUMEUR
Quand le monde sera
dirigé par les Hongrois
La diaspora hongroise est nombreuse.
Un éditorialiste de Budapest rêve avec humour
d’une “Magyar Connection”.
ous sommes lundi matin. Le maître de la Maison-Blanche, George Pataki, un ancien gouverneur de l’Etat de New York qui a été élu président à une majorité écrasante, décroche son
téléphone de la main gauche, tandis que de la
droite il caresse d’un mouvement rapide son
chien Zacskó, le fidèle puli [berger hongrois] de
la famille, et débarrasse le tapis moelleux du
Bureau ovale d’une rondelle de Téliszalámi hongrois [une marque déposée de saucisson sec
fabriqué à Szeged]. Le président Pataki discute
longuement au téléphone des affaires atlantiques
avec le président français fraîchement élu, Nicolas Sarkozy. Les deux hommes politiques s’entendent à merveille, bien que, par snobisme, ils
conversent en anglais et en français, et non dans
la langue de leurs ancêtres, le magyar.
Ensuite, le président américain ne manque pas
de passer un coup de fil au nouveau Premier
ministre hongrois, qui exerce un ascendant certain sur lui. Quelques minutes plus tard, le nouveau président de la Slovaquie, Pál Csáky [issu
de la forte minorité hongroise de Slovaquie], sollicite une vidéoconférence, afin qu’il puisse s’associer aux discussions des grandes puissances.
Ils discutent ensemble, tissent des projets.
Tout étant désormais entre les mains des Hongrois à la surface du globe, partons donc dans
l’espace. Nous y rencontrons Charles Simonyi
[fils d’un physicien hongrois émigré aux EtatsUnis dans les années 1970, créateur chez Microsoft des logiciels Word et Excel] saluant nos héros
d’un signe de la main : il avait débuté en simple
touriste de l’espace, mais il a tellement apprécié l’apesanteur qu’il est considéré désormais
comme le Hongrois le plus célèbre de la galaxie.
Nous sommes un petit peuple mais largement
répandu. Plus sérieusement, il existe des degrés
dans la dispersion. Etre irlandais, par exemple,
est particulièrement profitable où que l’on soit
dans le monde. Un ami dublinois m’a raconté
que, lorsqu’il s’était trouvé devant un musée newyorkais fermé, il lui avait suffi de faire quelques
allusions à la patrie de ses ancêtres pour que le
gardien aux cheveux roux lui ouvre le sanctuaire
des arts – mieux, lui serve de guide. Je n’ai pas
besoin de préciser que mon homme était un Américain pur sucre. A Chicago, la énième génération
d’émigrés polonais grandit dans l’environnement
culturel de sa langue maternelle, dans des conditions telles qu’ils n’ont même pas besoin de l’anglais. D’ailleurs les Polonais étendent désormais
leur conquête au territoire du Royaume-Uni. L’année de leur adhésion à l’Union, ils étaient pour
la plupart plongeurs dans des restaurants, aujourd’hui ils achètent la moitié de Londres.
Bref, je me demande si nous avons vraiment
besoin de dominer le monde. En outre, j’ignore
ce que nous allons faire d’autant de sujets riches
et talentueux.
N
László Szentesi Zöldi, Magyar Hírlap, Budapest
10-13 france BAF
24/04/07
19:38
Page 12
e n c o u ve r t u re
INQUIÉTUDE
Sarkozy rangera-t-il son
Kärcher au placard ?
L’affaire des 52 tombes musulmanes
profanées dans le Pas-de-Calais a rappelé
de mauvais souvenirs sarkozystes
à ce commentateur algérien.
n pleine campagne électorale, des “vampires
racistes” ont recouver t de nuit 52 tombes
musulmanes de croix gammées au cimetière militaire de Notre-Dame de Lorette, près de Lille.
Contre l’incitation à la haine raciale, tolérance
zéro. Paroles de candidats à la présidentielle. Et
promesses non “kärcherisantes” de Nicolas Sarkozy, qui a affirmé vouloir être le président de
“toute la France”, de toutes les banlieues et
de toutes leurs mosquées… L’homme a changé
– on ne sort pas indemne d’une campagne présidentielle – et se défend à présent de toute
“lepénisation” ou convergence avec le Front national – dont le leader a eu le courage de se rendre
à Argenteuil, en banlieue, une rose à la main.
Qu’il ratisse large à droite de la droite ou non,
“sacré Sarko” sait ce qu’il en coûtera si la communauté musulmane crie vengeance contre la
profanation de 52 tombes. Heureusement que
la sagesse de ses leaders, à Arras, a noyé la
désolation dans la prière. Les images de la banlieue en flammes défilent dans la tête de Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur. Elles ne disparaîtront pas de sitôt de celle du présidentiable.
Du président, s’il est élu au second tour.
L’homme rangera-t-il définitivement son Kärcher
au placard ? Continuer de confondre mauvaise
intégration, violence et islam donnerait tous les
droits à de jeunes romanciers prévisionnistes de
délirer sur une future “guerre intercommunautaire” en France. Le choc des civilisations à
l’échelle nationale est à éviter – même si la tendance mondiale serait de forcer la main aux “néoconservateurs à passeport français”. La France,
ou on l’aime ou on la quitte, a expliqué le président de l’UMP. Au locataire de l’Elysée, puisqu’il veut s’y installer s’il devient président de la
République française, les 4 ou 5 millions de
musulmans sur le territoire français répondent
en chœur : si la France nous aime, qu’elle ne
nous parque plus dans des ghettos. Et qu’elle
nous considère un peu mieux que le mouton noir
dans la baignoire. Une belle et une vraie histoire
d’égalité des chances avec le mouton blanc sous
sa douche.
Anis Djaad, La Tribune (extraits), Alger
E
Sarkozy,
Royal et Bayrou.
“Au centre…”
Dessin de Dave
Brown paru dans
The Independent,
Londres.
“Sa bouche ne porte pas
de caleçon”
Depuis le Burkina Faso, la joute
électorale ressemble à un sitcom.
JOURNAL DU JEUDI
Ouagadougou
ue d’Afrique, la campagne électorale
française ressemble à un Guignol aux
codes hermétiques. Même si la composante francophone du continent
“noir” a peu ou prou adopté les institutions françaises, les termes politiques
“gauche” ou “droite” y ont aussi peu de résonances que “printemps” ou “automne”. Alors,
quand on distingue un finaliste “de droite qui
cite un penseur de gauche”, une finaliste “de
gauche qui emprunte des thèmes de droite” et
un troisième homme équidistant de la “droite”
et de la “gauche”, ça ne fait guère sens à Ouagadougou. “Socialisme” ou “libéralisme” renvoient à un jargon presque aussi impénétrable,
même s’il est employé par certaines élites,
comme celle qui dirige le Sénégal. L’Afrique
se veut le continent de la solidarité contre l’individualisme. Mais elle est aussi celui d’Etats
aux poches trouées qui ne peuvent envisager
d’être “providence”. Les concepts de “minima
sociaux” ou de “revenu minimum d’insertion”
n’ont même pas atteint ici le statut de mirages.
Le seul mot que pourrait reconnaître l’oreille
politique africaine dans la campagne électorale
française, c’est “révolutionnaire”. Mais personne n’a vu Olivier Besancenot avec la kalachnikov qui constitue tout autant l’outil que l’argument des révolutionnaires africains.
A bien y regarder, la “Gaule” n’est-elle impénétrable qu’aux yeux des Africains ? Malgré
V
Dessin
de Hachfeld paru
dans Neues
Deutschland,
Berlin.
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
12
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
tout, ce Guignol est burlesque à souhait et captivant, puisqu’il se déroule dans l’ancienne
métropole de plusieurs pays d’Afrique occidentale et centrale. La campagne devient alors
un sitcom dont les acteurs suscitent les commentaires au prorata de leur notoriété. A ce
titre, Ségolène Royal, même née à Dakar, devra
être élue si elle veut que les Africains échafaudent un avis sur elle. Le “méchant” naturel
de ce sitcom inspire, lui, un intérêt inattendu.
“Le Hongrois qui veut se faire couronner chez les
Gaulois”, comme le chante le reggaeman burkinabé Zêdess, est bien sûr observé à travers le
prisme de cette émigration choisie par les uns,
subie par les autres. Mais, pour défendre les
clandestins, il est plus facile de mobiliser le starsystem parisien que les Africains “du terroir”.
S’il n’a pas la légitimité pour revendiquer le
titre de réfugié, un jeune sans-papiers qui se
démobilise face aux difficultés de développement inspire-t-il vraiment la bienveillance de
ceux qui restent fièrement ancrés dans leurs
terres arides ?
Et, puisque les candidats français sont perçus comme les personnages d’une sitcom, celui
de l’UMP plaît parfois car, comme le dit une
expression ouagalaise, “sa bouche ne porte pas de
caleçon”. Sarkozy n’a pas la bonhomie de Chirac, mais parle cru, avec cette virilité vindicative que ne désapprouve pas un Burkinabé.
Pourtant, peut-être sa bouche aurait-elle dû
porter un sous-vêtement quand il déclarait une
flamme poussive au Burkina Faso, le 17 avril
sur la chaîne TV5, indiquant qu’il admirait la
bonne humeur de “ceux qui n’ont rien”. A Ouagadougou, ce n’est guère faire un compliment
que de vous regarder depuis le Nord et de vous
dire : “Vous n’avez rien.”
Damien Glez
13 france
24/04/07
19:54
Page 13
BI ENVENUE A SARKOLAND
●
Vive la France éternelle !
Que ce soit Sarko ou Ségo qui
l’emporte, laissons donc de côté
notre condescendance anglosaxonne, écrit The Guardian.
THE GUARDIAN
Londres
Q
uand des élections se profilent en France,
le piège mortel, pour les commentateurs
britanniques, est de donner dans la
condescendance anglo-saxonne. Notre
économie est florissante, la leur n’est
qu’une ruine arthritique. Notre modèle
est synonyme de prospérité, de flexibilité, d’emplois ; le leur n’entraîne que gâchis, déception et
désespoir. Nous ne connaissons que l’honnêteté
industrieuse ; ils sont l’incarnation irrécupérable
de la duplicité.
Autant d’inepties complaisantes, bien sûr.
Essayons de dresser la même liste, mais élaborée du côté français de la Manche. Ils ont des
transports dont ils peuvent être fiers, un système de santé à nous rendre jaloux, une passion pour la technologie qui fait qu’ils sont les
leaders européens de l’Internet haut débit et
de bien d’autres domaines. Ils ont
aussi une administration hautement qualifiée, adaptée aux
défis des Temps modernes,
un sens de l’Histoire et de
la nation. Leur football
national est superbe,
ils mangent sainement,
jouissent d’une industrie
cinématographique unique
en son genre, continuent
de produire des automobiles à la chaîne
et leur dissuasion
nucléaire est encore relativement in-
dépendante. En plus, ils avaient raison à propos
de l’Irak. Et nous ?
Certes, la France stagne par endroits et déçoit
parfois. Certes, la déception pousse immanquablement à l’introspection colérique. Mais, le
22 avril, le choix des urnes n’avait rien de désespéré. La France est un pays qui change au sein
d’une Europe en pleine évolution. Elle a ses problèmes et un système politique qui a tendance à
donner aux extrêmes une importance démesurée. Mais c’est maintenant une nouvelle génération qui prend les commandes, en des termes
que la génération précédente est néanmoins à
même de comprendre.
Nicolas Sarkozy n’est pas un nouveau venu.
Il est plutôt partisan de la continuité chiraquienne. Il a été un ministre de l’Intérieur sans
concession et a fait son chemin. Certes, il brandit la menace de l’immigration pour mieux
déborder Jean-Marie Le Pen. Il semble
même encore plus dur lorsque il
s’adresse aux syndicats de la fonction publique. Mais, en réalité, il
est avec lui davantage question
de transition que de révolution,
tout comme avec Ségolène
Royal au fil de sa campagne
hésitante. Une campagne
enlevée, mais étonnamment traditionnelle : en
substance, des habits neufs pour emballer du
socialisme à l’ancienne.
On retrouve ici en partie le mythe du progrès.
Depuis de Gaulle, la France a pour l’essentiel été
gouvernée au centre droit, tout en recueillant avec
enthousiasme les œuvres de bienfaisance mitterrandiennes. Mme Royal a beau dénoncer la “politique de la brutalité” de Sarkozy – et ce dernier
tourner en dérision sa mollesse centriste sur les
questions épineuses –, une fois au pouvoir, ni l’un
ni l’autre ne seront en mesure de beaucoup corriger le cap. Certains problèmes devront être résolus, comme le chômage des jeunes. Il faudra de
nouveau répondre à certaines questions, comme
la place de la France en Europe. Mais, à l’issue
du prochain mandat présidentiel, la France n’aura
pas changé au point d’être méconnaissable : elle
continuera d’arpenter les chemins bien français
qu’elle a toujours empruntés.
Bien sûr, le marais centriste s’attire le mépris
de la classe politique. Nico et Ségo ont laminé
un François Bayrou qui défendait l’harmonie
politique. Mais la simple existence de la candidature Bayrou leur a servi d’avertissement. Ce
qui se passe n’est pas un épisode de plus de
quelque affrontement éternel entre gauche et
droite. Ce qui compte, c’est ce qu’il adviendra
une fois le jeu électoral terminé.
Un membre du Parti socialiste sans véritable
programme peut-il être synonyme de changement et de réussite ? Tout à fait. C’est la raison
pour laquelle José Luis Zapatero, symbole d’un
tel succès, a franchi les Pyrénées pour soutenir
Ségolène Royal. La société française peut-elle
faire face à une planète mondialisée ? C’est une
autre question. Il est toutefois peu probable que
le résultat, quel qu’il soit, soit acclamé à Londres,
où le gouvernement est pris au piège de l’Europe
et de sa propre histoire. Nous sommes tous victimes de nos vieux mythes.
Peter Preston
Qui sera l’héritier de Chirac ? Dessin de Juri paru dans
Dnevnik, Slovénie.
VU D’ARGENTINE
Paris n’est plus un exemple
Fini l’exemplarité française !
Le machisme, le “problème”
de l’immigration et les dérives
patriotardes ne sont pas dignes
d’une démocratie avancée.
e que l’on a vu et entendu pendant la campagne présidentielle
française doit ser vir de contreexemple pour de nombreux pays
émergents qui observent avec dévotion le fonctionnement des opulentes
démocraties occidentales : rien n’y
est aussi égalitaire ni aussi idéal
qu’on pourrait le penser pour un pays
comme la France. Les torrents de
boue et de machisme qui se sont
déversés sur la candidate ne paraissent pas dignes d’une démocratie
avancée. Les questions liées à l’im-
C
migration, à l’identité nationale et
cer taines dérives patriotardes ne
semblent pas non plus cadrer avec
la vision qu’a le reste du monde de
la France. Le sexisme et un certain
racisme structurel se sont pourtant
manifestés quotidiennement ces trois
derniers mois. Les immigrés craignent la victoire de Sarkozy. Pour
beaucoup, sa présidence équivaudrait à une expulsion, à une érosion
de leurs acquis, y compris pour ceux
qui résident légalement en France
depuis plusieurs décennies et sont
parfaitement intégrés. Son discours,
qui mêle les idées les plus disparates, incite à la crainte et à la prudence. Nicolas Sarkozy et Ségolène
Royal sont deux survivants d’un sys-
tème qui laisse peu de place aux
marges. Sarkozy a recueilli un très
grand nombre de voix, alors même
qu’il a passé cinq ans dans un gouvernement qui a exacerbé la fracture
sociale. Mme Royal a eu raison des
éléphants et de tous ceux qui, dans
les médias, la considéraient comme
une candidate d’opérette. On peut
presque penser que la présence de
Ségolène Royal au second tour est
un miracle. Tout ce que la France
compte de personnalités politiques
s’est moqué d’elle à un moment ou
un autre. Son propre parti n’est pas
étranger à cette vague de railleries
qui circulaient dans la classe politique française. Même le dimanche
22 avril au soir, ceux-là mêmes qui
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
13
la défendaient à contrecœur sur les
plateaux de télévision l’ont démolie
hors caméra. Au-delà des résultats
obtenus par les deux protagonistes,
la société s’est mobilisée pour laver
l’affront de la présidentielle de 2002,
qui avait vu le Front national se qualifier pour le second tour. Amer, vieilli,
rancunier, Jean-Marie Le Pen a vitupéré dimanche soir contre un “système” qui l’a finalement marginalisé.
Aujourd’hui, une alternance saine a
été rétablie. Espérons que des millions de personnes n’auront plus l’impression qu’elles vont être expulsées
ou que la couleur de leur peau donne
des voix à ceux qui les méprisent.
Santiago O’Donnell,
Página 12 (extraits), Buenos Aires
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
■ A la une
du quotidien belge
De Morgen : “Royal
en ourtsider dans
un second tour contre
Sarkozy.”
■ Pour le quotidien
pragois Lidové Noviny,
“Sarkozy est devant
et Royal en embuscade.”
■ Público, quotidien
de centre gauche lisboète,
barre sa une du 23 avril
des portraits
des candidats et titre :
“Sarkozy appelle
à un nouveau ‘rêve
français’, Ségolène à un
‘patriotisme républicain’.”
■ Le quotidien
économique grec
I Kathimerini titre :
“Sarkozy crée la surprise”,
avec une photo en une
du candidat de l’UMP.
14-15 france
24/04/07
20:08
Page 14
e n c o u ve r t u re
Dirigiste
et brutal
L’activisme économique de
Sarkozy pourrait faire des dégâts
en Europe et en France.
FRANKFURTER ALLGEMEINE ZEITUNG (extraits)
Francfort
ors du premier tour de la présidentielle,
les Français se sont massivement exprimés en faveur de Nicolas Sarkozy. Même
si l’issue du second tour reste incertaine,
le score de Sarkozy montre à quel point
sa vision du monde a gagné du terrain.
Beaucoup de Français sentent que leur pays “vit
au-dessus de ses moyens”. Ils jugent que leur
modèle social a besoin d’être repensé, voire revu
à la baisse, et qu’un nouveau départ est indispensable. Sarkozy veut, littéralement, que la
France retrousse ses manches. Une réduction
importante des impôts et des charges sociales
devrait donner l’impulsion initiale qui permettra davantage de croissance, d’emplois et un
rebond des exportations. Compte tenu du poids
écrasant de la dette publique, cette stratégie n’est
pas sans risque. C’est seulement si le pari sur
la croissance s’avère payant que le remboursement de la dette sera envisageable, grâce à de
meilleures recettes fiscales.
Sarkozy est ambitieux, et il n’est pas du genre
à se laisser arrêter par la peur du risque. Il ressemble un peu à un patron de PME qui dirigerait sa maison de façon énergique, mais aussi
autoritaire. Il ne s’embarrasse pas de dogmes.
Ministre des Finances, il avait tenté de
contraindre les chaînes de supermarchés, les assureurs et les banques à baisser leurs prix pour
redonner du pouvoir d’achat aux Français. Sa
tendance à faire fi de la diplomatie se retrouve
dans les questions économiques, et il est prêt à
défendre les intérêts de la France jusqu’à la limite
de la brutalité. S’il est élu président, les partenaires économiques de la France peuvent s’attendre à de rudes querelles industrielles. Dans
le cas d’Alstom et de Sanofi-Aventis, Sarkozy a
déjà montré qu’il n’avait aucun scrupule à faire
intervenir l’Etat pour protéger l’industrie française. EADS pourrait bien faire l’objet d’un interventionnisme du même type. On imagine parfaitement qu’il pourrait faire pression pour
accroître son influence politique sur les questions liées aux cours des changes européens et
ne se priverait pas de commenter les décisions
de la Banque centrale européenne (BCE) en
matière de taux d’intérêt.
Mais il n’est pas encore élu. La campagne
électorale impose aux candidats de se tourner
vers le centre. Il est probable que, dans le
domaine économique, Sarkozy va devoir jouer
la carte du social. Il s’efforcera de couper l’herbe
sous le pied de son adversaire, qui entend jouer
sur la peur que suscite son “libéralisme brutal”.
Quant à savoir dans quelle mesure il se sentira
lié par ses promesses en cas de victoire, c’est une
autre histoire.
Christian Schubert
L
Les anti et les pro-Sarko
France : Royal
et Sarkozy vers
le second round. Dessin
de Habib Hadad
paru dans Al-Hayat,
Londres.
Dessin de Mix
paru dans L’Hebdo,
Lausanne.
■ Le quotidien
panarabe publié
à Londres Al-Hayat titre :
“France : Sarkozy et Royal
au second tour.”
V U D E P O LO G N E
Si j’étais français,
je voterais Sarko
■ “Bravo, la France !” s’exclame sur son blog l’éditorialiste de Polityka, Adam Szostkiewicz. “Un tel
taux de participation, c’est du jamais-vu en Pologne
et même aux Etats-Unis. En termes de démocratie, la France donne l’exemple, et pas seulement
aujourd’hui. Déjà, il y a cinq ans, en se mobilisant massivement contre Le Pen qui était arrivé au
second tour, mais, cette fois-ci, ces Français se
sont surpassés. On ne peut que les envier. On peut
aussi les envier parce que des candidats de la
droite et de la gauche sont arrivés au second tour,
et pas deux candidats de droite comme cela a été
le cas chez nous avec Lech Kaczynski (PiS) et
Donald Tusk (PO). Un tableau clair, qui incite à faire
un vrai choix, qui mobilise et qui, in fine, sert la
démocratie. […] Je ne sais pas qui va gagner l’élection présidentielle en France. Si j’étais français, je
voterais pour Sarkozy, dans l’espoir qu’il réussisse
à créer une nouvelle droite postchiraquienne, postgaulliste, qui soit à la hauteur des défis du XXIe siècle
en France et dans le monde. Ce sera également
important pour la Pologne : notre droite pourrait
prendre exemple sur la droite française et laisser
en paix les fantômes du passé.” (Voir également
pp. 38-42 notre dossier “La société du soupçon”).
V U D ’A U T R I C H E
Il ne suffit pas d’être
une femme
■ Ségo contre Sarko : le duel est-t-il aussi ouvert
que la candidate socialiste veut le croire ? “En théorie, oui”, répond le quotidien autrichien Die Presse
(conservateur). En pratique, c’est une autre affaire :
“Il est peu vraisemblable que Royal parvienne à
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
14
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
rassembler suffisamment de voix pour battre Sarkozy.” Selon Die Presse, Ségolène a tout à perdre
si elle se cantonne, d’ici au second tour de la présidentielle, à un choc des personnalités. Elle ne
tirera son épingle du jeu que si elle ose le combat d’idées. Elle doit se montrer plus “concrète”,
et avancer des propositions “économiquement réalisables, non engluées dans l’idéologie”, assènet-il. Car se positionner comme femme et mère de
famille est un peu court : “Beaucoup de Français
verraient volontiers une femme à la tête de l’Etat,
mais être une femme ne constitue pas un programme en soi.” Surtout, le mot d’ordre “Tout sauf
Sarkozy”, que la gauche entonne, n’est pas des
plus mobilisateurs auprès de partisans de François Bayrou : “Il est clair que cette devise ne suffira pas, à elle seule, à transformer les électeurs
en royalistes passionnés.”
VU DU SÉNÉGAL
Soulagement après
la “chute de l’Antéchrist”
■ Le sentiment le plus partagé à Dakar est le soulagement, après l’effondrement de Jean-Marie Le
Pen, considéré comme l’Antéchrist. Mais Serigne,
un journaliste, avoue toutefois ne pas voir une
grande différence entre Jean Marie Le Pen et Nicolas Sarkozy : “Pour moi, Sarko et Le Pen c’est blanc
bonnet et bonnet blanc ! Il est simplement plus
habile que Le Pen, mais franchement ce type est
inquiétant. Il a un discours méprisant envers les
immigrés. Comment peut-il dire que les musulmans
égorgent leurs moutons dans leurs baignoires et
comment peut-il traiter les jeunes des banlieues
de racaille qu’il va nettoyer au Kärcher alors que
lui-même est issu de l’immigration ? C’est insultant et j’espère de tout cœur que ce type n’accédera jamais à l’Elysée. Il est trop brutal.” Considérée comme une fille du pays, car native de
14-15 france
24/04/07
20:17
Page 15
BI ENVENUE A SARKOLAND
●
Ouakam, une banlieue populaire de Dakar, Ségolène Royal tient la corde chez la plupart des Sénégalais dans cette course à l’Elysée qu’ils suivent
avec beaucoup d’attention. Etudiante dans une
école de commerce, Ramata Diallo est elle aussi
atteinte de ségomania. “C’est une battante et c’est
une femme intelligente. Je souhaite ardemment
qu’elle gagne, car elle a l’air plus douce et plus
sereine sur le problème de l’immigration. En outre,
je trouve qu’elle a de l’audace et du culot.” Cependant, tempère cette fan de la candidate socialiste,
“elle devra à mon avis faire très attention à Sarkozy pendant le débat qui va les opposer, car ce
type est diaboliquement habile”.
Barka Ba, Nouvel Horizon (extraits), Dakar
VU DE ROUMANIE
Cela nous concerne !
■ Les Français ont prouvé que l’apathie électorale
des sociétés occidentales peut être dépassée. […]
Mais ce qui ce passe en France nous concerne
aussi. Pour Sarkozy, l’Europe met un terme à son
élargissement, elle dit un non clair à la candidature de la Turquie et, sous sa présidence, la France
ne revotera pas le Traité constitutionnel, tandis que
Mme Royal propose un nouveau texte, soumis à référendum. Notre avenir, l’avenir des Européens,
dépend donc maintenant du choix politique des
Français. Et ce n’est pas la première fois : déjà lors
du referendum sur la Constitution européenne
de 2005, les Français avaient provoqué une crise
institutionnelle en votant son rejet. Les problèmes
qui ébranlaient alors la France sont toujours là,
et l’avenir de l’Union est de nouveau entre les mains
des électeurs français.
Cotidianul (extraits), Bucarest
V U D ’A L L E M A G N E
Le Pen a trouvé son maître
■ Autant le dire : les Français n’ont pas fait preuve
d’un élan particulièrement révolutionnaire lors de
cette élection. Ils ont donné la majorité au schéma
habituel gauche-droite. Pendant un temps, nombre
de conser vateurs, à qui Sarkozy paraissait
trop avide de pouvoir, et beaucoup de socialistes
s’étaient laissé séduire par le sympathique fils d’exploitant agricole qu’était Bayrou. Mais, au bout du
compte, la perspective d’un flou politique les a dissuadés de pencher vraiment en sa faveur. Par
conséquent, la vraie surprise de cette élection,
c’est la gifle essuyée par l’extrémiste de droite
Jean-Marie Le Pen. Avec Sarkozy, Le Pen a trouvé
son maître. Sarkozy qui, tout au long de la campagne, est allé à la pêche aux voix à la lisière de
la droite en adoptant un discours musclé. La stratégie du candidat de l’UMP, le parti de la droite classique au pouvoir, qui consistait à glaner des suffrages dans le camp de Le Pen sans pour autant
en perdre trop au centre, lui aura réussi. Dans deux
semaines, pour le vote décisif, Sarkozy part favori.
Albrecht Meier, Der Tagesspiegel (extraits), Berlin
VU DE GRÈCE
Le sarkozisme
bouscule l’Europe
■ Tout porte à croire que le prochain président sera
Nicolas Sarkozy. La France va donc véritablement
“tourner la page”. Il semble que les citoyens fassent confiance à un dirigeant qui ne manie pas
la langue de bois et dont les expressions ne sont
pas obsolètes. Un candidat qui n’arrondit pas les
angles. Un politicien qui n’a pas peur des affrontements verbaux. Qui dit ce qu’il pense. Qui fait
sortir la politique de son esthétisme glacé. Voilà
exactement ce qui dérange le système qui, bien
entendu, lui tient tête, non seulement en France,
mais aussi partout en Europe. Ceux que le sarkozisme dérange n’ont pas du tout envie de voir ce
genre de politicien “pousser comme de la mauvaise herbe”. Car l’exemple de Nicolas Sarkozy
peut donner des ailes à un nouveau mouvement
dans tous les Etats du Vieux Continent. Ainsi, et
c’était attendu, les concurrents de Sarkozy ont pris
soin de se replacer dans la bipolarisation conflictuelle entre la droite et la gauche. Leur haine ne
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
15
réussira qu’à victimiser Nicolas Sarkozy. Que l’on
soit d’accord ou non avec ses positions, on sait
qu’elles réformeront la France, l’Europe et peutêtre le monde ! A l’inverse, avec Ségolène Royal,
tout sombre dans le flou le plus total.
Giorgos Malouhos, I Kathimerini (extraits), Athènes
V U D ’A L L E M A G N E
Sarkozy, un partenaire
encombrant
■ Nicolas Sarkozy, s’il remporte la présidentielle
française, sera-t-il un bon interlocuteur pour la
chancelière Angela Merkel ? s’interroge Die Welt.
Pour le quotidien allemand de droite, cet homme,
quoique diabolisé par une partie de l’opinion dans
son pays, a “du talent, de la volonté et de l’énergie à revendre”. Mais cela suffira-t-il à en faire
un partenaire de choix ? Certes, Angela Merkel
et Nicolas Sarkozy, qui se sont déjà rencontrés,
sont en accord sur de nombreux sujets : tous deux
veulent établir un partenariat privilégié entre l’Union
européenne et la Turquie, et Sarkozy n’entend pas
courir le risque de soumettre à référendum la version allégée du Traité constitutionnel que promeut
Berlin. “Ses compétences indiscutables dans beaucoup de domaines devraient faciliter le travail en
commun et accélérer le processus de réformes de
l’Union.” Pour autant, relève le quotidien conservateur, “Sarkozy ne sera pas un partenaire facile”,
car il a “des idées précises” sur ce qu’il veut. De
plus, “comme Chirac, il sait défendre les intérêts
de la France”. En particulier, Die Welt s’inquiète de
ce que Sarkozy, à l’exemple des Etats-Unis, veuille
établir un gouvernement économique européen qui
pourrait peser sur les décisions de la Banque centrale européenne : “Merkel est contre.” <www.courrierinternational.com/img/espaceur.gif>
■ Pour The Hindu,
de Delhi, “Nicolas Sarkozy
et Ségolène Royal
sont au second tour”.
■ En Californie,
le Los Angeles Times met
une photo de la candidate
socialiste à Melle,
avec ce commentaire :
“Dure campagne à venir”.
V U D ’ E S PA G N E
Vive le second tour
■ J’envie aux Français leur second tour : c’est un
système propre, clair et efficace, qui élimine les
tractations de l’ombre sur le marché noir électoral.
Avec notre mécanisme électif, Le Pen et Bayrou
seraient en train d’exiger de Sarkozy et de Royal
des parts du gâteau, détournant ainsi à leur profit la volonté populaire et transformant en gains leur
défaite démocratique. En Espagne, moins on a de
voix, plus on obtient d’avantages. Mais, grâce au
second tour, tout accord passé avec les candidats
arrivés en tête est ratifié par les urnes. Dimanche,
les Français ont voté selon leur cœur, leur idéologie, leurs tripes, leurs affinités sentimentales ou
politiques. Et ils l’ont fait massivement, apportant
un démenti criant à ceux qui prétendent que ce système favorise l’abstentionnisme. Ce scrutin, le premier tour, passe les candidats au crible et place les
deux candidats favoris face à l’ensemble du corps
électoral, pour qu’il émette son verdict sans entraves
ni interprètes. Et il empêche les marchandages éhontés, les spéculations a posteriori sur les scores,
laissant aux citoyens le dernier mot. Accorder la prépondérance aux petits partis minoritaires naît d’un
souci louable et démocratique. Mais ce système
est devenu une source d’abus inacceptables et sert
bien souvent à récupérer dans les officines ce qu’on
a perdu dans les urnes. Et les Français, qu’il est de
bon ton de dénigrer pour leur fierté nationale “décadente”, ont encore des leçons à nous donner dans
ce domaine, forts de leur impeccable tradition politique et de leur longue expérience des libertés
publiques.
Ignacio Camacho, ABC, Madrid
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
■ La une du quotidien
montréalais La Presse au
lendemain du premier tour.
■ Au Brésil, O Estado
de São Paulo titre d’un
laconique : “Sarkozy et
Ségolène au second tour.”
*860 p16-17
24/04/07
16:37
Page 16
e u ro p e
DOSSIER
ÉCOSSE : LA TENTATION NATIONALE
Le 3 mai, les Britanniques se rendront aux urnes pour des élections régionales et locales.
L’enjeu majeur sera le vote pour le Parlement écossais, qui pourrait porter les indépendantistes
à la tête du gouvernement régional et remettre en cause l’équilibre du Royaume-Uni.
■
Le petit frère veut s’émanciper
Liés à l’Angleterre depuis trois siècles, les Ecossais ne se contentent
pas de l’autonomie actuelle. Leur programme : s’inspirer
de la réussite économique des autres petites nations européennes.
timent d’identité britannique, la lente
déliquescence du consensus établi
sur ce que signifie réellement être
britannique.
J’ai grandi dans le Galloway, l’extrémité sud-ouest du pays qui
s’avance dans la mer d’Irlande, entourée d’eau et séparée du reste de
l’Ecosse par une bande de terres
rocheuses incultivables : je vivais quasiment sur une île. Enfants, on nous
emmenait sur les tombes de Margaret McLachlan et de Margaret Wilson, martyres du XVIIe siècle condamnées à mort par noyade pour avoir
refusé de renoncer à leur foi presbytérienne à une époque où le roi tentait d’imposer depuis Londres l’Eglise
épiscopale tant exécrée. On nous a
enseigné que ces deux martyres
étaient mortes pour avoir refusé de
se soumettre à la morale d’étrangers
venus du Sud.
En 1974 – je me souviens du
choc –, le Galloway a envoyé un député
nationaliste à Westminster. Dans tous
les lieux publics était placardé ce slogan : “Ce pétrole est celui de l’Ecosse”.
Mes parents, qui avaient apprécié de
vivre en Angleterre, abhorraient ce ton
xénophobe.
Dans les années 1970, le Scottish
National Party (SNP, Parti national
NEW STATESMAN (extraits)
Londres
U
4° O
d
O CÉAN
É C O S S E
M ER
DU
N ORD
Sources : Eurostat, Portail officiel de l’Ecosse <www.scotland.org>
I l es H
ébr i
des
A TLANTIQUE
Dunvegan
Inverness
Aberdeen
Dundee
Stirling Edimbourg
56° N
Glasgow
YA U M E - U N
R O Galloway
I
IRLANDE
DU NORD
IRLANDE
ANGLETERRE
0
Revenus
La production
de pétrole et de gaz
de la mer du Nord,
sur laquelle
comptent
les indépendantistes
pour assurer
la prospérité
d’une Ecosse
indépendante,
a baissé de 9 %
en 2006. Alors
que les réserves
sont estimées
à 25 milliards
de barils, les coûts
de production
et le manque
d’investissement
pourraient entraîner
un manque à gagner
fiscal de 4 milliards
de livres par an,
a prévenu
le chancelier
de l’Echiquier
britannique,
Gordon Brown.
es
Or c a
n jour, à Jérusalem, j’ai
assisté à un office à la St
Andrew Scots Memorial
Church, une église écossaise construite à proximité de la
vieille ville. Le sermon, prononcé par
un prêtre palestinien issu de la tradition chrétienne presbytérienne, était
consacré à saint André et aux raisons
pour lesquelles les Ecossais et les
Palestiniens ont tant d’affinités avec
lui. Pour le prêtre, il n’y avait aucun
doute sur ceci : des deux apôtres
André et Pierre, qui étaient frères,
comme il nous l’a rappelé, Pierre était
le plus valeureux. Pierre, en effet, qui
pêchait au filet, gagnait des foules
entières à la cause de la toute jeune
Eglise, tandis qu’André était un
pêcheur à la ligne se contentant de
sauver les âmes une à une. Et le prêtre
conclut que, comme les Ecossais,
André, saint patron des seconds rôles,
se satisfaisait de vivre dans l’ombre
d’un partenaire plus important – je
n’invente pas.
Jérusalem est un bien long voyage
pour assister à un sermon sur les faiblesses de votre pays. Mais le prêcheur a marqué un point. Les Ecossais de ma génération se souviennent
de l’échec du référendum de 1979
sur la dévolution : à 19 ans, c’était la
première fois que je votais. Le lendemain, The Herald publiait un dessin du lion d’Ecosse, non plus fièrement cabré mais servilement blotti
dans un coin, accompagné de cette
légende : “J’ai peur.”
L’Ecosse a-t-elle toujours peur ?
Je ne pense pas qu’elle soit aujourd’hui plus nationaliste que dans les
années 1970, et elle est certainement
nettement moins repliée sur ellemême qu’elle ne l’était. Ce n’est pas
l’affirmation d’une nouvelle identité
écossaise qui représente une menace
pour l’Union [de l’Angleterre, du
pays de Galles et de l’Ecosse]. C’est
le déclin continu, en Ecosse, du sen-
■
150 km
:
•78Superficie
772 km²
:
•5,1Population
millions d’hab.
de pop. :
•64Densité
hab./km²
(2004,
•enPIB/hab.
euros) : 27 669
R-U : 28 974
Pays de G. : 22 568
Irl. du N. : 23 319
France : 26 619
Principales
exportations (en
millions de livres) :
Agroaliment. 2 840
Informatique 1 785
Services 1 755
Ind. chimique 1 650
Télécom. 1 380
•
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
16
écossais) me semblait aveuglé par un
délire romantique : tourné vers le passé,
centré sur la notion d’héritage, obsédé
par une déplaisante conception ethnique de ce qu’était l’Ecosse. Hostile
à l’Union européenne autant qu’au
Royaume-Uni, c’était un parti séparatiste au sens fort du terme. Quelques
années plus tard, Alex Salmond et les
autres “modernisateurs” ont fini par
prendre le contrôle du SNP. Ils en ont
fait un parti social-démocrate européen, purgé du sentiment antianglais
que tant d’Ecossais détestaient et
redoutaient.
La Grande-Bretagne a changé,
elle aussi. Dans les années 1980, en
discutant de l’Ecosse avec des amis
anglais, j’ai souvent remarqué la
même réaction typique, désagréable,
s’articulant en deux temps. D’abord
une incrédulité blessée : comment
pouvez-vous nous traiter ainsi, après
tout ce que nous avons fait pour
vous ? Suivie d’un air de défi irrité :
partez donc – on s’en fiche (signifiant :
vous reviendrez bientôt en pleurant).
Maintenant, mes amis anglais ne semblent plus blessés. Ils sont plutôt las,
voire agacés, de cette indécision sans
fin. Dans les années 1980, les Ecossais déploraient le “déficit démocratique”. Les sondages montraient que
les Anglais éprouvaient de la sympathie pour les Ecossais, et leur soutien
à la dévolution était parfois plus élevé
que parmi les Ecossais.
Mais, aujourd’hui, ils ne sont plus
d’accord. Il ne s’agit pas uniquement
de la “West Lothian question”. [Pourquoi les députés écossais à Westminster ont-ils le droit d’intervenir
dans les dossiers anglais, alors que les
députés anglais n’ont aucune
influence sur les affaires écossaises ?]
Ils se demandent également pourquoi, si le Trésor britannique paie
pour le Nord comme pour le Sud, les
infirmières d’Ecosse ont droit à une
augmentation de salaire immédiate,
tandis que leurs consœurs d’Angleterre et du pays de Galles doivent
attendre novembre. Un sentiment
d’injustice s’empare de l’Angleterre.
Un récent passage à ma librairie
du sud de Londres a été l’occasion
d’un échange révélateur. Le libraire,
un homme cultivé à qui je raconte
que je travaille à une émission de
radio sur 1707, me demande :
“1707 ? La guerre contre la France ?
— Non, l’Union. L’Acte d’union. —
Désolé, mais je ne vous suis toujours pas.”
J’ai été vivement surpris du peu de
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
place qu’occupe cette date dans la
conscience collective des Anglais.
Existe-t-il un autre peuple en Europe
qui ne connaît pas la date de la création de son pays ? En Ecosse, cette
date est bien plus importante que
1066 [année de la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant]. A l’école, on nous enseignait
que 1707 était la date à laquelle notre
pays avait décidé de s’autodétruire.
Mon épouse et moi-même habitons un quartier d’Edimbourg où
l’Union est célébrée par l’élégante
architecture des Lumières. Chaque
rue est un hymne aux vertus jumelles
de la liberté et du commerce que
l’Union a apportées à l’Ecosse : Rose
Street et Thistle [Chardon] Street,
symboliquement adjacentes, George
Street croisant Hanover et Frederick
Streets, en mémoire de la dynastie
dont la pérennité a été assurée par
l’Union. L’Edimbourg du XVIIIe siècle
exprimait sa gratitude dans un geste
plein de noblesse. Il a même été question de donner aux rues de la nouvelle ville d’Edimbourg la forme du
drapeau de l’Union.
LES NATIONALISTES PEUVENT
REMERCIER M me THATCHER
Les raisons de cette gratitude étaient
nombreuses. Lorsque l’Angleterre et
l’Ecosse ont cessé d’exister pour former la Grande-Bretagne, le 1er mai
1707, les Ecossais ont eu accès à cet
espace sur le point de devenir le plus
grand empire commercial au monde.
Glasgow a fait fortune grâce au tabac
et au sucre. Le développement de
l’industrie a vite suivi celui du commerce, prenant appui sur l’activité
débordante des aciéries et des chantiers navals de la Clyde. En une génération, les Ecossais ont compris qu’ils
avaient troqué leur souveraineté
contre une chose bien plus importante : la prospérité.
Grâce à l’Empire britannique,
l’Ecosse s’est lancée dans le commerce avec le monde entier. Cet empire,
nous l’avons construit presque seuls,
non pas grâce à notre argent (nous
n’en avions pas), mais grâce à notre
génie et à notre discipline protestante.
Quand j’étais enfant, l’Empire
n’existait plus depuis longtemps. Le
Commonwealth, c’était à cela que
les gens pensaient quand ils disaient
“l’Empire”. Pourtant, même le Commonwealth était en perte de vitesse.
Edward Heath [Premier ministre britannique de 1970 à 1974] a lié le
*860 p16-17
24/04/07
16:38
Page 17
DOSSIER
histoire, elle serait en mesure de
mettre en place une politique de
relance de la croissance, ce que lui
interdit la situation actuelle. Cet
argument prend tout son sens dans
le contexte européen. L’année dernière, en voyage en Finlande, j’ai été
frappé par les points communs de ce
pays avec l’Ecosse : la Finlande, à la
périphérie de l’Europe, compte environ 4 millions d’habitants ; elle a un
voisin plus grand et plus puissant
avec lequel elle a un jour formé une
union [elle fut sous domination russe
de 1809 à 1917]. Mais elle n’affiche
pas 11 milliards de livres de déficit.
Contrairement à l’Ecosse, la Finlande boucle elle-même son budget.
Comment fait-elle ?
LE ROYAUME-UNI NE PARVIENT
PLUS À JUSTIFIER SON EXISTENCE
destin du Royaume-Uni à celui de
l’Europe. Pour chaque génération du
XXe siècle, l’Union a représenté différents idéaux. Aux yeux de mes
grands-parents, c’était l’Empire ;
pour mes parents, la guerre contre
les nazis.
Ma génération est le fruit d’une
Grande-Bretagne différente, mais
tout aussi cohérente, celle de l’Etatprovidence de l’après-guerre et de la
protection sociale garantie par le
NHS [le système de santé public].
L’Etat britannique promettait de
veiller sur vous du berceau jusqu’à
la tombe. Les secteurs économiques
stratégiques appartenaient à la nation
britannique : le charbon, l’acier, les
chemins de fer. La Poste installait
votre téléphone. L’Etat vous fournissait le gaz avec lequel cuisiner et
l’électricité avec laquelle éclairer
votre foyer. Et les nationalistes voulaient mettre fin à tout cela !
C’est dans les années 1980 que
les choses ont commencé à prendre
un vilain tour, parce que quelqu’un
a effectivement mis fin à cela : Margaret Thatcher a détruit le consensus de l’après-guerre. Elle a transformé la topographie économique :
aujourd’hui, le marché est ouvert et
global. La société qui éclaire ma maison n’est même pas britannique. En
réduisant ainsi le territoire de l’Etat,
la révolution thatchérienne a eu pour
Dessin d’Ingram
Pinn paru dans
le Financial Times,
Londres.
TENDANCE
L’indépendance à l’horizon
es élections pour le Parlement écossais sont
l’échéance électorale la plus
impor tante depuis le référendum raté sur la dévolution, il y
a une génération, en 1979,
estime The Scotsman d’Edimbourg. Le référendum de 1997
[qui a approuvé la dévolution,
ef fective à par tir de 1999]
a bien sûr été un tournant,
mais on n’avait jamais douté
du résultat. Cette année, les
enjeux sont bien plus décisifs.”
Car, comme l’explique le Scotland on Sunday, “sauf énorme
retournement de situation,
l’Ecosse aura un gouvernement
nationaliste résolu à l’indépendance et au démembrement
du Royaume-Uni”.
C
Le Scottish National Party (SNP),
dirigé par Alex Salmond, est en
effet le favori du scrutin du 3 mai
et promet d’organiser un référendum sur l’indépendance. Mais
il n’est pas sûr d’obtenir la majorité à Holyrood, le Parlement
d’Edimbourg. Il pourrait dans ce
cas s’appuyer sur les libérauxdémocrates et reléguer le Labour
dans l’opposition, tandis que les
conservateurs tenteront de freiner leur déclin dans la province.
“Les députés qui seront élus le
mois prochain ne seront pas en
mesure d’obtenir davantage de
pouvoirs, note The Herald de
Glasgow. Mais une percée des
par tis indépendantistes leur
donnera un mandat pour défier
Westminster.”
“Après huit ans de dévolution
et une décennie de Tony Blair
à Downing Street, les électeurs
écossais sont profondément
insatisfaits et désireux d’expérimenter quelque chose d’autre”,
analyse The Scotsman. “Les raisons de ce mécontentement ne
sont pas difficiles à discerner. Il
y a d’abord le ‘facteur Blair’”,
explique le principal quotidien
écossais. Le Premier ministre
britannique a “beaucoup promis
mais réussi peu de chose”. “La
dévolution est désormais un fait
accompli, et les électeurs veulent que bien plus de choses
soient faites avec le Parlement
écossais que ces huit dernières années. Appelez cela
le ‘facteur aspiration’.”
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
17
effet pervers de saper le sentiment
d’identité britannique des Ecossais.
En Ecosse, pourtant, la révolution thatchérienne n’a jamais eu lieu.
Pendant une décennie, l’Angleterre
a voté avec enthousiasme pour le
changement qu’apportait Thatcher,
tandis que l’Ecosse faisait de la résistance. Jusqu’au milieu des années
1970, les comportements électoraux
au nord et au sud de la frontière
étaient similaires ; ce n’est qu’à cette
époque que des divergences sont
apparues, pour atteindre leur
paroxysme dans les années 1990.
Cet écart s’est avéré fortement préjudiciable à l’Union : celle-ci avait
perdu sa valeur aux yeux de la population. Ainsi, le partenariat n’était
plus bénéfique, il n’était qu’un instrument de contrôle par lequel l’Angleterre imposait à l’Ecosse les changements que celle-ci avait refusés
dans les urnes.
Il est temps de regarder les
choses en face. Chaque année,
l’Ecosse dépense 11 milliards de
livres [16 milliards d’euros] de plus
qu’elle ne collecte en impôts. Aux
dires des partis unionistes, cela signifie qu’une Ecosse indépendante
aurait un trou béant dans son budget. Même si certains grands patrons
soutiennent l’indépendance, la plupart d’entre eux redoutent qu’une
Ecosse indépendante ne doive augmenter les impôts, provoquant une
fuite de l’activité économique et des
capitaux. Le SNP objecte que ce
montant de 11 milliards de livres ne
tient pas compte des recettes pétrolières – que le Trésor britannique
n’inclut pas dans les revenus fiscaux – et que l’or noir de la mer du
Nord suffirait dans un premier temps
à combler le déficit. A long terme,
l’Ecosse reprenant le contrôle de son
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
En 1991, après la chute de l’Union
soviétique, l’économie finlandaise a
dégringolé, perdant 10 % par mois.
Le nouveau gouvernement a pris des
mesures draconiennes pour restructurer l’économie. Comme souvent,
les choses ont empiré avant de
s’améliorer : en un peu plus d’une
décennie, le pays s’est hissé au
niveau des grandes puissances économiques mondiales. Ce redressement aurait-il été possible si la Finlande n’avait pas eu la maîtrise de sa
politique économique ? Le dirigeant
de l’une des plus grandes sociétés de
sécurité pour Internet m’a un jour
confié : “Quand j’ai débuté, à la fin
des années 1980, Nokia était encore un
fabricant de bottes en caoutchouc et
notre économie était fondée sur le bois.
Nous avons loué un petit bureau à New
York afin de pouvoir déclarer un siège,
tandis que nous travaillions à Helsinki.
Nous pensions que personne ne prendrait au sérieux une société de high-tech
finlandaise.”
Environ la moitié des vingt-sept
Etats de l’Union européenne, dont la
Finlande, sont moins peuplés que
l’Ecosse. Si la Finlande est capable de
gérer son budget, si l’Irlande l’est également, pourquoi ne le sommes-nous
pas ? Le Royaume-Uni est en danger
s’il ne parvient pas à justifier son existence autrement qu’en jouant sur la
peur des Ecossais de perdre 11 milliards de livres : il fait de l’Ecosse un
anachronisme dans cette Europe qui
aspire à être l’espace économique le
plus compétitif au monde, une région
entretenant une culture de la dépendance nationale. Le prêtre palestinien
avait peut-être raison : le danger réside
dans la pauvreté des idéaux qui soustendent cet argument.
Il existe par ailleurs un réel danger
à long terme. La Grande-Bretagne,
réduite à bien peu de choses – une
communauté de pensées et un flux
d’argent partant chaque année du Sud
pour alimenter le Nord –, pourrait s’effondrer. Il y a peu de temps encore,
comme au cours de la majeure partie
de ses trois siècles d’existence, elle signifiait bien plus que cela.
Allan Little*
* Journaliste au service étranger de la BBC.
Prix Bayeux du correspondant de guerre
en 1994 pour un reportage sur Sarajevo.
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
*860 p19
24/04/07
16:58
Page 19
e u ro p e
●
RUSSIE
ROUMANIE
Eltsine, le président aux rêves brisés
Combien
de temps la farce
va-t-elle durer ?
Boris Eltsine, premier dirigeant de Russie élu au suffrage universel, artisan de la chute
de l’URSS et du passage au capitalisme, est mort le 23 avril, à l’âge de 76 ans.
Le quotidien populaire Moskovski Komsomolets lui rend un hommage plein d’amertume.
S
MOSKOVSKI KOMSOMOLETS
Moscou
l avait dit : “Je voudrais demander pardon.Pardon parce que beaucoup des rêves que nous avions
conçus ensemble ne se sont pas réalisés. Et parce que ce qui nous avait paru
simple au départ s’est révélé terriblement
pénible. Je demande pardon pour avoir
déçu les espoirs de ceux qui croyaient que,
d’un bond, d’un seul élan, nous pourrions
franchir le gouffre qui séparait notre passé
gris, stagnant, totalitaire, d’un avenir
radieux, riche et civilisé.”
Il avait prononcé ces paroles
le 31 décembre 1999. Ce jour-là, il
annonçait son départ de la présidence. Depuis, il était redevenu simple
citoyen. Et rares étaient ceux qui se
demandaient ce qu’il pensait, à quoi il
travaillait, quels étaient ses projets et si
sa poigne était encore ferme lorsqu’il
serrait des mains.
Pendant huit ans et demi, il avait
été président de la Russie et, pas une
fois (bizarrement !), il n’avait tenté
d’étouffer la liberté d’expression.
Ce n’était pas lui qui nous l’avait
accordée*, mais c’est lui qui l’avait préservée. C’est ainsi que nous avons
aujourd’hui la possibilité d’écrire ce
que nous pensons. Le destin n’a pas
été clément avec lui : tout ce qu’il a
entrepris a donné un résultat inverse
de l’effet recherché. Il voulait rendre
tout le monde riche, et il a fait la fortune d’un petit nombre. Il s’était
vaillamment battu contre les putschistes anti-Gorbatchev d’août 1991,
les généraux, le pouvoir du Politburo
et du KGB. Et il a gagné. Si on lui avait
dit, en août 1991, qu’il remettrait de
son plein gré le pouvoir à un officier
du KGB, il ne l’aurait jamais cru.
L’ancien général de l’armée de l’air
soviétique Djokhar Doudaev [le premier président de la Tchétchénie indépendantiste] ne lui avait pas semblé
assez bien pour la Tchétchénie. Aujourd’hui, c’est Ramzan [Kadyrov, le tout
jeune président désigné par Vladimir
Poutine, opportuniste et brutal] qui la
dirige. Il pensait avoir confié l’économie russe à de jeunes réformateurs,
mais c’étaient de jeunes combinards.
Lorsqu’il a compris que la guerre de
Tchétchénie avait commencé, il était
trop tard. S’était-il rendu compte que
la campagne de privatisation qu’il avait
parrainée de son autorité avait viré au
pillage ? De toute façon, là encore, il
était trop tard.
Il avait une faiblesse très compréhensible, et pardonnable en Russie
[l’alcoolisme], et ce n’est pas cela qui
a ruiné sa popularité, mais la guerre et
les privatisations (surtout la manière
dont les choses se sont passées et ce
qui en est résulté).
I
uspendu par le Parlement pour
avoir “violé la Constitution”, le
président Traian Basescu n’a pas
démissionné “dans les cinq minutes qui
suivent”, comme il s’était engagé à le
faire. Une semaine plus tard, il était toujours à son poste – un revirement qui
risque de “lui coller au front le stigmate
de la honte”, commente le quotidien
Gandul, qui n’hésite pas à comparer
l’attitude de Basescu à celle qu’avait
adoptée le dictateur Ceausescu lorsque,
face aux premiers troubles de 1989, il
“criait que la destruction de la Roumanie
était imminente”.
Les hésitations du président
seraient liées à un scénario de plus en
plus évoqué par les médias : le gouvernement de Calin Tariceanu, devenu
un farouche ennemi de Basescu,
s’apprêterait à réviser la loi électorale
afin d’empêcher un président démissionnaire de se représenter. Pour éviter
une présidentielle anticipée, Basescu,
qui jouit d’une grande popularité dans
le pays, a choisi la voie du référendum,
qui aura lieu à la mi-mai. “Le référendum populaire annulera ainsi la suspension votée par le Parlement et affaiblira
ses adversaires politiques, qui ont œuvré
avec insistance et fracas à sa destitution”,
commente Andrei Cornea, un éditorialiste du prestigieux hebdomadaire
Revista 22. Mais cela ne mettra certainement pas fin aux turbulences sur
la scène politique roumaine, estime
le magazine. “Après le gel de l’époque Ion
Iliescu, qui a transformé la Roumanie en
une Sibérie politique pendant presque deux
décennies, c’est au tour de l’absurde de
régner. En témoigne la violence verbale qui
a accompagné le processus de suspension
du président”, écrit Cristian Parvulescu,
un autre éditorialiste du magazine.
Mais, en agitant le spectre d’élections
anticipées, les hommes politiques roumains ont transformé le spectacle politique roumain en commedia dell’arte.
“Le président y joue Arlequin, Ion Iliescu
endosse le rôle de Pantalon, Mircea
Geoana [du PSD, parti social-démocrate, dans l’opposition depuis 2004]
celui du Capitan, et, même si cela ne lui
sied guère, Elena Udrea [ancienne
conseillère présidentielle qui a déclenché la guerre entre le Premier ministre et
le président en révélant des informations
confidentielles à la presse] joue Colombine.” Et le spectacle est “aussi crédible
que leur lutte est féroce”, écrit Parvulescu, qui doute que “tous ces efforts
[aient] pour seul et unique but de modifier
la conduite politique et institutionnelle
du président”. Ce qui se joue par-dessus tout est “l’accès au pouvoir suprême
et les dividendes que l’on peut en tirer”.
Et de conclure, comme bon nombre
de ses confrères, que tout cela va
durer tant que le public se contente
de son rôle de spectateur. “Mais, lorsqu’il devient lui-même acteur, la farce
pourrait prendre fin.”
■
Dessin
de Burki paru
dans 24 Heures,
Lausanne.
+
Plus d’infos
WEB
sur le site
Revue de presse
russe sur le décès
de Boris Eltsine.
Les gens qui l’ont entouré n’ont
pas été à la hauteur de leur mission historique. Ils ont privilégié, dans la hâte
et l’avidité, leur carrière et leur enrichissement personnel. Leurs beaux discours sur le peuple, la Russie, n’étaient
que des mots creux. Ils n’ont eu
aucune considération pour l’homme
qui leur avait tout donné, ni même
pour son prestige, qui leur était pourtant indispensable pour se maintenir
au pouvoir. Le samedi, il se fondait sur
leurs affirmations pour jurer que le
rouble était solide comme un roc, et, le
lundi, le monde entier apprenait que la
Russie se trouvait en cessation de paiement [la crise financière d’août 1998].
Les politiciens ne sont pas des
hommes comme les autres. Plus ils
occupent des fonctions importantes,
plus ils ont de poids dans l’Histoire, et
moins ils ont de droits en tant qu’êtres
humains. “Un défunt, on en dit du bien
ou on se tait” : cette généreuse formule,
fort juste, s’applique normalement à
tous, mais une figure historique ne
bénéficie pas de pareille indulgence.
Nous tous, nous manquons de sentiments humains à l’égard des personnalités politiques. De là où il est maintenant, Boris Eltsine a plus de facilité
à nous comprendre et à nous pardonner que nous n’en avons nous-mêmes
à le comprendre et lui pardonner.
Alexandre Minkine
* Dès juin 1990 est promulguée la loi sur la
presse soviétique, qui rend possible la
publication de journaux indépendants.
PA R C O U R S
Deux mandats, deux guerres
■ 1er février 1931 Naissance à
Boutka, dans la région de Sverdlovsk (aujourd’hui Ekaterinbourg).
■ 1955 Diplômé de l’Institut
polytechnique de l’Oural (ingénieur en bâtiment).
■ 1976 Devient premier secrétaire du comité régional du
Par ti de Sverdlovsk.
■ 1981 Devient membre du
Comité central du PCUS.
■ 1985 Début de la vague de
libéralisation lancée par Mikhaïl
Gorbatchev sous le terme de
“perestroïka” (reconstruction).
■ 1985-1987 Dirige le Comité
de par ti de Moscou. Il en est
exclu après avoir critiqué la direction du PCUS. Il devient alors l’un
des leaders les plus populaires
de l’opposition.
■ 1987-1989 Premier viceprésident du Gosstroï (Comité
d’Etat à la constr uction),
ministre de l’URSS.
■ 1989 Elu député au Soviet
suprême de l’URSS.
■ 1990 Député, puis président
du Soviet suprême de la RSFSR
(république fédérative de Russie).
■ 12 juillet Quitte le PCUS.
■ 12 juin 1991 Boris Eltsine
devient le premier dirigeant de la
Russie (encore formellement
RSFSR) élu au suffrage universel.
A quelques mois de l’effondrement de l’URSS, il incarne le
nationalisme russe, souverainiste
et séparatiste.
■ Août Dirige la résistance face
aux putschistes communistes qui
tentent de prendre le pouvoir à
Moscou en renversant Mikhaïl
Gorbatchev.
■ Novembre Signe l’oukase qui
interdit le PCUS.
■ Décembre Signe les accords de
Bielovejsk avec ses homologues
biélorusse et ukrainien, qui consacrent la liquidation de l’URSS.
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
19
■ 1992 Début de la “thérapie de
choc” (libération des prix, privatisations).
■ Septembre 1993 Dissout le
Soviet suprême, entre en conflit
avec le Parlement et, le 4 octobre,
fait tirer sur la Maison blanche.
■ 1994 Le 15 décembre, les
chars russes pénètrent dans
Grozny. C’est le début de la première guerre de Tchétchénie.
■ 1996 Réélu à la présidence de
la Russie, face au candidat communiste Guennadi Ziouganov. En
août, un cessez-le-feu est signé
avec les Tchétchènes.
■ 1999 Le 31 décembre, Boris
Eltsine démissionne de la présidence et passe le flambeau à son
jeune Premier ministre, Vladimir
Poutine, nommé en août 1991,
au moment où commence la
deuxième guerre de Tchétchénie.
Ce dernier sera élu président
le 27 mars 2000.
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
860p20 europe/belgique
24/04/07
15:49
Page 20
e u ro p e
B E L G I QU E
Regards croisés sur un bien curieux assemblage
Depuis un mois, Le Soir et De Standaard dressent un tableau commun des relations entre Wallons et Flamands.
C’est l’occasion pour un journaliste néerlandais de constater que le royaume réserve des surprises au quotidien.
■ Initiative
NRC HANDELSBLAD
Rotterdam
’ e s t d e ve n u l e g a g d u
moment. Que s’est-il passé
en Flandre ? me demande
Olivier. Il a une trentaine
d’années et est journaliste, tout
comme moi. Mais c’est lui qui est
belge. Je suis donc surpris de lui faire
découvrir une partie de la Belgique
alors que je ne vis que depuis six mois
dans le pays, en Flandre.
La raison est que je lis quotidiennement les journaux flamands, lesquels diffèrent fortement des médias
francophones qu’Olivier suit de son
côté. En revanche, il suit attentivement l’élection présidentielle française, car on accorde beaucoup plus
d’attention à ce sujet au sud de la
frontière linguistique. C’est à cette
frontière linguistique, dans un café
bruxellois, que nous convenons
chaque semaine de nous exercer dans
nos langues réciproques.
Les Flamands et les Wallons, avec
leurs propres médias et leurs propres
réalités, ont douloureusement fait face
à cette réalité en décembre dernier,
quand la radiotélévision francophone
(RTBF) a diffusé un faux documentaire sur la fin de la Belgique. Une partie du pays [la Wallonie] a massivement
cru à la manœuvre alors que l’autre
partie a été stupéfaite.
Peu de temps après, Peter Vandermeersch, le rédacteur en chef du quotidien flamand De Standaard, a écrit
un article intitulé : “Nous en avons
marre”, dans lequel il évoque les clichés qui existent du côté wallon,
comme si tous les Flamands étaient de
C
sauvages racistes. Les médias belges
n’existent pas en Belgique, de la
même manière qu’il n’existe pas de
partis politiques belges. D’où l’attrait
captivant du projet lancé par Peter
Vandermeersch et par sa consœur
Béatrice Delvaux, du quotidien francophone Le Soir. Depuis le 24 mars,
les deux journaux s’échangent les
journalistes et les articles. Pendant
quatre semaines, ils ont ainsi écrit des
articles à propos de la Belgique. Des
journalistes embedded ont raconté leurs
expériences. Karel Verhoeven, du
Standard, a ainsi expliqué qu’il était
allé travailler chez “les autres”, dans
une rédaction où les hommes s’embrassent pour se saluer le matin pendant que nous grondons à peine en
guise de salutation. Son collègue Wim
de Preter rapporte sur son blog que,
pour la première fois en douze années
de carrière, son journal l’a envoyé en
reportage à Charleroi, qui est pourtant l’une des plus grandes villes du
pays. Le Wallon n’est pas vraiment un
inconnu au Standaard, remarque ironiquement Paul Gérard, du Soir, c’est
même une valeur sûre. Il rassemble et
met tout le monde d’accord. Contre
lui, s’entend. Ça ne rate presque
jamais : annoncez en réunion une info
concernant un Wallon et vous pouvez
être sûr qu’une vanne bien gratinée
va tomber dans les cinq secondes.
Chaque jour, les journaux traitent
un thème. Et qu’est-ce qui en ressort ?
Il y a effectivement assez de différences
entre les Flamands et les Wallons. Les
Flamands s’habillent de manière plus
“Belgique, encore !”
s’exclamait Le Soir,
tandis que De
Standaard titrait :
“La confrontation
Nord-Sud”,
tout en précisant
en plus petit
que “la Belgique
doit demeurer”.
Le 24 mars,
c’est en titrant
de manière assez
différente, et peutêtre révélatrice, que
les deux quotidiens
ont lancé leur série
d’articles communs.
Une initiative
motivée par le choc
du 13 décembre
dernier, lorsque
la RTBF a diffusé
un faux reportage
annonçant
l’éclatement
du royaume,
et s’inscrivant
dans la perspective
des élections
législatives et
sénatoriales du
10 juin prochain,
dont l’enjeu central
est l’avenir
institutionnel
du pays.
coquette et plus à la mode. Les avocats francophones ont besoin de plus
de temps pour leur plaidoirie. On
parle plus souvent de sexe à la télévision flamande. Il n’y a pas d’équivalent wallon de Goedele Liekens
[célèbre sexologue flamande]. La plupart des célébrités flamandes sont totalement inconnues en Wallonie et vice
versa, c’est ce qui ressort aussi de l’enquête des deux journaux.
C’est ainsi que Le Soir et De Standaard découvrent chaque jour de nouvelles différences. Mais les ressemblances apparaissent aussi parfois plus
qu’on ne l’aurait pensé. C’est ainsi
que l’on a pu lire que les Flamands et
les Wallons dépensent presque autant
en matière de soins de santé, ce qui
n’était pas le cas auparavant. C’est un
constat politiquement sensible, certains politiciens flamands voulant que
la Flandre soit compétente en matière
de santé publique, car ce serait plus
avantageux pour la partie septentrionale du pays.
Le projet d’échange des deux
journaux a produit des récits intéressants, mais cela ne sauvera pas la Belgique. Ce n’était d’ailleurs pas le but,
comme l’expliquent les deux rédacteurs en chef. En tant que Néerlandais à Bruxelles, je tombe encore régulièrement sur des exemples de
différences entre les Néerlandais et
les Belges, tous les Belges. Nous
sommes, par exemple, moins polis et
nous faisons beaucoup plus de bruit
en parlant. Naturellement, ce sont
aussi des clichés, mais qui se confirment chaque fois que je suis assis en
terrasse avec Olivier.
Jeroen van der Kris
PAY S - B A S
Des vigiles pour jouer les grands frères dans les banlieues
Pour maintenir l’ordre dans un quartier
difficile, la ville d’Amsterdam fait appel à
des vigiles issus des différentes minorités.
e quartier Piet Mondrian est une zone de
conflits, Marvin tient à le dire clairement.
“Nous allons dans une zone où la police n’a
pas vraiment son mot à dire. Les jeunes
Marocains font la loi dans la rue. Les problèmes ont lieu juste à côté du commissariat. Nous devons faire ce que la police ne
peut pas et n’ose pas faire.”
Le directeur des services de sécurité To Serve
and Protect (TSAP) se tourne vers une dizaine
de gars bâtis comme des armoires à glace.
Ils sont assis à une grande table dans une
cave remplie de vélos. Ufuk, un géant turc,
finit son yaourt aux fruits. Ces hommes doivent faire face aux nuisances essentiellement
causées par de jeunes Marocains dans ce
quartier de l’arrondissement de Slotervaart,
à Amsterdam. Les jeunes traînent en groupe
jusque tard dans la nuit, souvent devant la
L
pizzeria et le magasin de kebabs, sur la place
August Allebé, en piteux état. Agés de 12
à 23 ans, ils intimident et menacent les
passants, s’en prenant en particulier aux
femmes. Ils sont antisémites, homophobes
et violents envers quiconque leur fait une
remarque. Beaucoup ne vont pas à l’école,
n’ont ni emploi ni perspective d’avenir. Un
certain nombre se livrent à des cambriolages,
des vols à la tire et des vols à la roulotte.
Les hommes qui se confrontent à ces fauteurs de troubles portent un pull bordeaux
et une veste grise. Sur leurs vêtements, on
lit “straatcoach” [éducateur de rue] autour
d’un emblème représentant un aigle. Ils doivent s’arranger pour chasser les jeunes trublions par des paroles énergiques et par leur
présence physique.
L’intervention des Marokkaanse buurtvaders
[littéralement, les pères marocains du quartier : ce sont des adultes qui s’efforcent d’inciter les jeunes, par la discussion, à respecter
certaines valeurs] et des dizaines d’autres
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
projets qui coûtent des millions d’euros n’ont
pas réussi à ramener le calme dans le quartier. Le maire d’Amsterdam, Job Cohen, a
donc opté pour une approche non orthodoxe.
Les straatcoaches sont des collaborateurs
de TSAP, dont beaucoup ont pratiqué le kickboxing, le karaté ou d’autres sports de combat. Ces hommes à poigne sont originaires,
entre autres, du Maroc, d’Egypte, de Turquie,
d’Irak et du Suriname. Ils parlent le langage
de la rue. Il faut savoir se faire respecter :
qui est un homme, un vrai ? “Ici, les nuisances et la criminalité sont bien plus imbriquées qu’ailleurs”, explique Patrick Bakker,
chef d’équipe de TSAP. “Nous sommes là
pour lutter contre les nuisances, pas contre
la criminalité. Mais, par notre présence, nous
perturbons les activités criminelles.”
Les straatcoaches, tendus, traversent à vélo
le secteur D, le nom que donne TSAP au quartier Piet Mondrian. Pour l’instant, on se
contente de les insulter à distance. Un petit
groupe de Marocains plus âgés qui sortent
20
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
de la mosquée les traitent de “traîtres”. Ufuk
n’en revient pas. “On a du mal à le croire,
non ?” Personne ne sait quelle tournure peuvent prendre les événements. Quand Ufuk
demande dans quelle mesure il a le droit de
se défendre, son chef d’équipe répond :
“Autant que la situation le justifie. — Et s’ils
sortent des couteaux ? — Dans ce cas, totalement. Mais je ne prendrais pas de risque,
parce que nous ne sommes pas armés.”
Parfois, les straatcoaches parviennent à parler avec les jeunes et à expliquer leur travail.
Mais, généralement, il s’agit de mondes séparés, qui s’observent parfois à une dizaine de
mètres de distance. Un jeune peut tout à fait
parler au straatcoach un jour, puis le lendemain cracher par terre devant lui. “Si j’y étais
habilité, je prendrais des mesures plus
sévères contre ces jeunes, bien plus sévères,
dit Fouad. Il faudrait que la police marocaine
vienne ici quatre semaines. Il n’y aurait plus
de problèmes.”
Weert Schenk, De Volkskrant (extraits), Amsterdam
*860 p21
24/04/07
14:53
Page 21
DANEMARK
Asile sélectif
pour Irakiens
e fait que le gouvernement
souhaite offrir temporairement l’hospitalité à des
écrivains, journalistes, dessinateurs et artistes persécutés est
bien entendu une bonne nouvelle.
Il s’agit là d’une mesure malheureusement indispensable. Un système de
ville-refuge existe déjà à Barcelone,
Stockholm, Oslo, Francfort, Stavanger
et Hanovre. Il va désormais être introduit au Danemark, où des individus
poursuivis seront nourris, logés et
pourront bénéficier d’une période de
repos nécessaire. Le gouvernement
leur permettra même de travailler
dans le pays pendant toute la durée
de leur séjour.
Après la crise des caricatures
de l’année dernière, le ministre de
la Culture, Brian Mikkelsen (conservateur), et la ministre de l’Intégration, Rikke Hvilshøj (libérale), souhaitent faire un geste en faveur de
la liberté d’expression – une cause
prioritaire pour le gouvernement.
Cette proposition suscite pourtant
un certain malaise, car le gouvernement n’a guère l’habitude d’être particulièrement généreux envers les individus qui s’estiment persécutés ou
demandent une autorisation de séjour
au Danemark. La législation en
matière de droit d’asile est devenue
tellement restrictive qu’il est presque
impossible d’obtenir gain de cause.
Quant à la main-d’œuvre qu’il lui est
nécessaire d’importer, il s’agit uniquement d’individus disposant d’une
formation et de bonnes qualifications
– sinon ce n’est pas la peine.
C’est pourquoi Jesper Langballe
[Parti populaire danois, DF, extrême
droite] a raison d’affirmer qu’il est
d’un goût douteux de choisir d’inviter dans notre pays des artistes et
écrivains persécutés, alors que des
demandeurs d’asile déboutés peuvent passer des années dans des
centres d’accueil. Les individus poursuivis ont le droit d’asile au Danemark, qu’ils soient écrivains, boulangers ou réparateurs de bicyclette.
Le système des villes-refuges est
certes sympathique. Peut-être indiquet-il que le gouvernement se rend
compte qu’il doit prendre plus au
sérieux sa responsabilité internationale. Mais, on le sait, il lui est extrêmement difficile de manœuvrer sur
ce terrain, car le DF s’oppose au
moindre assouplissement ou à la
moindre amélioration des conditions
d’entrée et de séjour des étrangers au
Danemark. L’explication la plus probable de cette initiative est donc que
le gouvernement prend conscience
du boulet électoral que représente
sa politique d’immigration très restrictive et qu’il n’est pas inutile de
prendre quelques mesures qui ne
coûtent pas grand-chose mais ont une
valeur symbolique forte, histoire
d’enjoliver un peu le tableau.
Bent Winther,
Information, Copenhague
L
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
21
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
860p23-24
24/04/07
16:59
Page 23
amériques
●
É TAT S - U N I S
É TAT S - U N I S
Le droit sacré de posséder des armes
Wolfowitz
en sursis
Comment expliquer que, aux Etats-Unis, les homicides par arme à feu soient
trois fois plus fréquents que dans les autres pays développés, alors qu’une majorité
d’Américains demandent un contrôle des armes ? Slate donne des réponses.
SLATE
Arlington
ourquoi est-il si facile de
se procurer des armes aux
Etats-Unis ? Cho Seung-hui
a acheté l’arme de poing
avec lequel il a tiré sur cinquante de
ses camarades dans une armurerie où
sa carte d’identité et une rapide vérification de ses antécédents ont suffi.
Il semble qu’il se soit procuré l’autre
arme tout aussi légalement. En Virginie, où il a commis son massacre,
se procurer une arme est à peu près
aussi facile que de trouver une tortilla au Mexique.
Les fusillades dans les écoles sont
des événements récurrents de la vie
américaine. Chacune souligne un peu
plus la nécessité évidente de rendre les
armes plus difficiles à se procurer. Un
impératif que met aussi en évidence le
taux de mortalité par suicide, homicide et accident par arme à feu aux
Etats-Unis, trois à quatre fois supérieur
à celui des autres pays développés.
Pourtant, du moins jusqu’à cet événement abominable, le contrôle des
armes avait tout bonnement disparu
des priorités nationales. L’interdiction
des armes de poing, signée par Bill
Clinton en 1994, a expiré en 2004. Les
démocrates eux-mêmes ont pour la
plupart soigneusement évité d’aborder
la question de son renouvellement. Il
n’y a guère que dans les grandes villes
que les politiciens n’ont pas encore
délaissé le sujet.
On explique le plus souvent ce
recul par le poids de l’influence considérable que la National Rifle Association (NRA) exerce à Washington. Mais
la NRA est l’expression de la force des
détenteurs d’armes, pas son explication. Le fait que le lobby des armes
réussisse à faire avorter toute tentative
de réglementation n’est qu’une illustration de la réussite des conservateurs
américains sur tout un éventail de
questions sociales et culturelles où leurs
vues sont pourtant minoritaires.
Pour comprendre, il suffit de comparer le débat politique sur le contrôle
des armes et celui sur l’avortement.
Sur ces deux questions, les deux tiers
de l’opinion américaine refusent l’interdiction totale, mais sont favorables
aux restrictions. Selon un sondage Gallup, ils sont 37 % à estimer que la législation sur l’avortement devrait être plus
stricte, contre 23 % qui souhaitent un
assouplissement. Sur les armes, 49 %
des sondés jugent que la loi devrait être
plus sévère, et seulement 14 % pensent le contraire. Au vu de ces chiffres,
on aurait tendance à penser que les
libéraux ont moins de mal à obtenir un
enregistrement d’armes à feu que les
conservateurs à réprimer l’avortement.
En pratique, c’est tout le contraire.
P
Dessin de Bromley
paru dans
le Financial Times,
Londres.
Tragédie
Dans son dernier
numéro,
The Economist
consacre son
principal éditorial
à la fuite
des politiques
américains quand
il s’agit de débattre
du problème des
armes. A la suite
du terrible massacre
de Virginie,
les nombreux
candidats
à la présidence
ont tous présenté
leurs condoléances
aux familles des
victimes, mais seuls
deux d’entre eux
ont parlé des
armes : c’était
pour appuyer
le droit d’en avoir.
Les conservateurs ont réussi à faire
entrer dans la législation la notification
de l’avortement aux parents ou le délai
minimum entre la demande et la réalisation de l’IVG. Les partisans du
contrôle des armes, eux, ont tenté de
puiser dans les pratiques de la droite
en encourageant des restrictions mineures d’apparence raisonnable et largement acceptées : le délai d’obtention, la vérification des antécédents
et l’interdiction des armes semi-automatiques. Mais les résultats sont
maigres. La seule restriction fédérale
d’importance sur les ventes d’armes
de poing, la loi Brady, a fait figure
d’énorme conquête lors de son adoption en 1993. Mais, en raison d’un vide
juridique, environ 40 % des ventes
échappent au contrôle de la loi.
PAS DE CLUBS DE PARTISANS
DU CONTRÔLE DES ARMES
Comment expliquer les succès républicains tant dans la réglementation
de l’avortement, où seule une courte
majorité du pays les approuve, que
dans la non-réglementation des armes,
où une majorité bien plus nette leur
donne tort ? Tout d’abord, les conservateurs sont plus disciplinés et plus efficaces que les progressistes en matière
d’orientation du débat politique. Ils
ont su résumer chaque enjeu à un principe absolu : le droit à la vie dans le cas
de l’avortement, la liberté individuelle
dans le cas des armes. La contradiction entre les principes avancés dans
les deux cas, l’un libertarien, l’autre
antilibertarien, ne semble pas déranger grand monde.
Si les républicains ont l’avantage à
la fois sur l’avortement et sur les armes,
c’est aussi parce que la Constitution
donne un poids démesuré à l’Amérique rurale, où leurs positions sont les
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
23
plus populaires. Les Etats de l’Ouest
peu peuplés, qui vénèrent les armes,
disposent de deux voix au Sénat, soit
autant que les gros Etats du Nord où
l’on craint les armes. L’antimajoritarisme républicain donne aux conservateurs un pouvoir disproportionné.
Personne n’ignore ce qu’est la
NRA, mais rares sont ceux qui peuvent nommer son adversaire progressiste, la Brady Campaign to Prevent
Gun Violence [campagne Brady de
lutte contre les violences avec armes à
feu]. En 2006, les groupes proarmes
ont donné aux candidats trente-trois
fois plus d’argent que ne leur en ont
donné leurs opposants. Ce fossé s’explique notamment par un avantage
social : les clubs de chasse et de tir
réunissent des Américains qui partagent non seulement un combat politique mais aussi un hobby exaltant.
Il n’existe pas de clubs de partisans du
contrôle des armes.
Dernière explication, la passion.
La détention d’armes aux Etats-Unis
est un mode de vie, alors que le
contrôle des armes n’est rien de plus
qu’une opinion politique.
Du côté des armes, le sujet n’est
décisif que pour ceux qui militent
contre toute restriction. Une part
considérable de l’électorat considère
qu’il s’agit d’un droit sacré, ne se préoccupe que de ça et n’a pas besoin de
grand-chose pour inonder parlementaires et journalistes de torrents de
lettres et d’e-mails. En revanche, les
défenseurs du contrôle des armes – qui
sont généralement moins irritables –
considèrent qu’il s’agit d’un enjeu
parmi d’autres et doivent batailler pour
motiver ceux qui tendent à penser
comme eux. Le carnage de Blacksburg
pourrait changer tout ça, mais j’en
doute.
Jacob Weisberg
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
endredi 20 avril, les membres
du conseil des administrateurs
de la Banque mondiale ont exprimé leur “grande préoccupation” à
propos du scandale qui touche la présidence de Paul Wolfowitz, et ont annoncé que l’enquête sur sa conduite
irait au-delà des accusations de favoritisme. Cette prise de position des délégués a accru encore le tumulte autour de Wolfowitz, lequel rejette les demandes de démission formulées par le
personnel de la Banque et par l’un de
ses principaux adjoints.
Si l’avenir du président de la
Banque est compromis, le conseil n’est
toutefois guère disposé à le contraindre
à prendre la porte. Des responsables
de l’organisation expliquent que les
délégués ont décidé d’approfondir et
de prolonger l’enquête sur Paul Wolfowitz, sans doute jusque dans le courant du mois de mai, dans l’espoir qu’il
jette l’éponge ou que le gouvernement
Bush prenne conscience que sa situation n’est plus tenable.
L’enquête sera étendue à diverses
affaires, notamment aux accusations
portées contre un assistant proche de
Wolfowitz qui aurait tenté de réduire
le soutien de l’organisation à la contraception en Afrique. Seront également
examinés les soupçons qui pèsent sur
le service de déontologie institutionnelle de la Banque, suspecté d’être
sélectif dans les poursuites qu’il engage
dans les affaires de manquements
éthiques, ainsi que le favoritisme présumé dans l’octroi de salaires généreux
à de hauts responsables proches de
Wolfowitz. Le conseil a par ailleurs
indiqué qu’il examinera “plusieurs
communiqués publics émis par la Banque”
au sujet de la polémique sur le rôle de
son président dans l’augmentation de
salaire et la promotion de sa compagne
Shaha Ali Riza. Des membres de l’organisation affirment que le conseil des
administrateurs n’a pas écarté la possibilité de prononcer dès cette semaine
un verdict sur cette affaire de favoritisme de Wolfowitz au bénéfice de sa
compagne, accompagné éventuellement d’une évaluation globale de sa
présidence. Selon certaines informations, les membres du conseil n’estimaient pas tous qu’un geste de défiance soit la bonne stratégie à suivre.
Selon des responsables au fait des
délibérations du conseil, des administrateurs européens et asiatiques pencheraient pour le blâme, une option
que rejettent les représentants des
Etats-Unis, du Canada et du Japon.
Les Latino-Américains seraient en
faveur d’un départ, mais les opinions
sont partagées du côté des dirigeants
africains qui se félicitent de l’accroissement de l’aide à leurs pays sous la
présidence Wolfowitz, mais craignent
que l’hostilité des Européens à son
égard ne compromette leur soutien.
Stephen R. Weisman,
The New York Times, Etats-Unis
V
860p23-24
24/04/07
16:34
Page 24
amériques
É TAT S - U N I S
Villes-sanctuaires pour immigrés clandestins
Face à l’immobilisme du Congrès à propos de l’immigration, de nombreuses municipalités ont choisi de prendre
le problème à bras-le-corps. Et de considérer les sans-papiers comme des citoyens ordinaires.
THE WASHINGTON POST
Washington
près la série de raids effectués par les agents fédéraux
dans une résidence de
Hightstown, il y a trois ans,
les immigrés clandestins de cette paisible petite ville du New Jersey étaient
devenus tellement méfiants que beaucoup d’entre eux avaient pris l’habitude de se cacher derrière les pierres
tombales d’un cimetière voisin à
l’approche de la moindre voiture de
patrouille. Aujourd’hui, les immigrés
clandestins de Hightstown n’hésitent
plus à appeler la police. A la suite
des raids de 2004, le conseil municipal de cette commune de 5 300 habitants, transfigurée ces dernières années
par l’arrivée d’au moins 1 300 LatinoAméricains, a en effet approuvé à
l’unanimité une déclaration des droits
des immigrés. Rejoignant un nombre
croissant de moyennes et grandes villes
qui ont pris le parti de ne plus poser
de questions à leurs habitants avec ou
sans papiers, Hightstown encourage
aujourd’hui ses immigrés clandestins
à avoir des contacts avec la police municipale et à profiter des services de
la ville sans crainte d’être dénoncés aux
autorités fédérales.
A
UN COURS D’INFORMATIQUE
BILINGUE GRATUIT
Grâce à cette politique, la communication s’est grandement améliorée dans
la ville. Dernièrement, un immigré
clandestin logeant dans la résidence où
les raids avaient eu lieu n’a pas hésité
à appeler la police pour faire admettre
un membre de sa famille en cure de
désintoxication. D’autres ont dénoncé
des violences domestiques, des extorsions, des vols et autres délits. Certains
immigrés appellent aussi le maire de
la ville, qui est favorable à leur cause,
pour le consulter directement sur des
questions de mariage ou lorsqu’ils rencontrent des problèmes avec leur propriétaire. La municipalité a également
mis en place de nouveaux services pour
les immigrés clandestins, dont un cours
d’informatique bilingue gratuit. Face
à cette évolution, un journal de langue
espagnole a même surnommé Hightstown le “paradis” du New Jersey.
“Comme j’avais entendu dire que
l’on pouvait faire confiance à la police,
je l’ai appelée juste après mon agression”,
raconte Julio, un immigré clandestin
guatémaltèque de 33 ans qui a récemment été agressé à Hightstown. Il
explique qu’avant de venir s’installer
dans le New Jersey, il y a trois ans, il
avait été victime de plusieurs vols au
Texas, mais que là-bas il avait peur de
faire appel aux forces de l’ordre. A
Hightstown, dit-il, les policiers “sont
venus, ont rédigé un rapport et m’ont raccompagné chez moi en voiture. Ils n’ont
pas réussi à attraper les types qui m’ont
agressé,mais au moins je n’avais pas l’impression d’être coupable.”
Welcome.
Bienvenue.
Dessin de Luke Best
paru dans
The Guardian,
Londres.
■
Sanctuaire
Popularisée
en 1980 par des
groupes d’immigrés
quand des villes
ont accepté
de donner un havre
aux victimes
des guerres
civiles d’Amérique
centrale et du Sud,
l’expression
“ville-sanctuaire”
a été adoptée
ces dernières
années dans
un tout autre sens
par les opposants
aux mesures
favorables
à l’immigration
illégale. Ces derniers
prétendent que
les nouvelles villes
qui soutiennent
ces mesures
sanctionnent
l’immigration
illégale.
Alors que le Congrès s’apprête à
se saisir de nouveau de la question de
l’immigration, le débat fait rage dans
de nombreux Etats, où des enclaves
progressistes offrent des protections
aux immigrés clandestins alors que les
habitants conservateurs cherchent à
les chasser de leur commune.
Le pays est profondément divisé
sur la question de l’immigration,
comme en témoigne un sondage
Washington Post-ABC News réalisé en
décembre dernier, selon lequel 29 %
des personnes interrogées estimaient
que la présence d’immigrés était “positive” pour leur communauté, un pourcentage égal la trouvant “négative” et
environ 39 % la jugeant sans effet. Les
autorités fédérales ayant chargé les
forces de l’ordre locales d’être “leurs
yeux et leurs oreilles” sur le terrain, un
certain nombre de villes ont répondu
en adoptant une politique de tolérance zéro à l’encontre des immigrés
clandestins. Dans la ville de Hazelton, en Pennsylvanie, l’Illegal Immigration Relief Act – une ordonnance
contre l’immigration clandestine
votée l’an dernier – prive de licence
d’exploitation les entreprises qui
emploient des sans-papiers, inflige
aux propriétaires de logement une
amende de 1 000 dollars pour chaque
immigré clandestin auquel ils louent
des biens et exige que tous les documents municipaux soient rédigés uniquement en anglais. Dans d’autres
villes, les policiers municipaux ont
été chargés d’agir comme des agents
d’immigration locaux. A l’opposé, des
villes “sanctuaires” moins médiatisées
mais de plus en plus nombreuses – de
Seattle, capitale de l’Etat de Washington, à Cambridge, dans le Massachusetts – sont tout aussi déterminées à
rejeter l’appel du gouvernement pour
une application plus stricte de la loi et
à se montrer plus accueillantes. A New
Haven, dans le Connecticut, la police
n’est pas autorisée à interroger les
immigrés sur leur statut et, en juillet
prochain, la ville mettra en place un
système de cartes d’identité municipales qui, en offrant aux sans-papiers
une pièce d’identité “localement reconnue”, leur facilitera la tâche pour
ouvrir un compte bancaire ou signer
un bail de location. Selon le Fair Immigration Reform Movement [Mouvement pour une réforme juste de l’immigration], une association dont le
siège est à Washington, une vingtaine
de villes ont d’ores et déjà voté des
mesures favorables à l’immigration au
cours des trois dernières années. Et
un nombre équivalent de communes
(dont cinq au moins dans le New
Jersey) envisagent d’en faire autant.
“On assiste à une montée des politiques d’immigration au niveau local”,
constate Michael Wishnie, un professeur de droit de l’université Yale qui
a travaillé à l’élaboration de mesures
favorables à l’immigration avec la
municipalité de New York. “En fait,
le message que délivrent les maires de ces
villes, c’est que le problème est très important pour eux et que, si le Congrès ne parvient pas à le régler, eux le feront.”
Anthony Faiola
VENEZUELA
Terroriste pour les uns, simple fraudeur pour les autres
En refusant d’extrader le Vénézuélien Luis
Posada, responsable de plusieurs attentats,
les Etats-Unis montrent leurs limites
dans la guerre contre le terrorisme, estime
le représentant de Caracas à Washington.
u lendemain des attentats du 11 septembre, le président Bush avait affirmé
avec force qu’il était du devoir de tous les pays
de lutter contre le terrorisme international.
Il avait également prétendu que le fait de fermer les yeux sur les activités des terroristes
revenait à les soutenir de facto. Ce principe
semble voler en éclats depuis la libération sous
caution au Nouveau-Mexique d’un terroriste
vénézuélien. Début 2005, Luis Posada Carriles, citoyen du Venezuela connu depuis longtemps pour ses actions violentes en Amérique
latine, s’était infiltré aux Etats-Unis, où il n’avait
pas tardé à être interpellé. Posada s’était
évadé d’une prison vénézuélienne alors qu’il
devait être jugé pour un attentat à la bombe
contre un avion de ligne cubain qui avait fait
73 morts en 1976. A l’annonce de son arres-
A
tation aux Etats-Unis, le gouvernement vénézuélien avait réclamé son extradition. Mais
la Maison-Blanche avait refusé de l’extrader
vers le Venezuela ou Cuba, prétendant craindre
qu’il soit torturé. En fait, le refus de Washington est plus probablement lié au passé de
Posada en tant qu’agent de la CIA. Enfant chéri
des fractions extrémistes de la puissante communauté cubaine de Floride, il avait tenté d’assassiner Fidel Castro à l’aide d’explosif C4
placé dans un auditorium plein à craquer d’étudiants, en 2000.Vingt-deux mois se sont écoulés depuis que Caracas a formulé officiellement sa demande d’extradition, fournissant à
l’appui 2 000 pages de preuves documentées.
Pourtant, les autorités américaines ne reconnaissent même pas avoir pris note de cette
requête. Posada n’a pas non plus été inculpé
pour l’attentat de 1976 malgré l’existence de
documents déclassifiés de la CIA prouvant sa
participation. Il a simplement été accusé de
fraude à l’immigration, une parodie judiciaire
qui ne trouverait d’équivalent que si l’on accusait Oussama Ben Laden d’être entré et sorti
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
24
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
du Pakistan sans visa. Posada a finalement
été libéré sous caution.
Tout comme le soutien du gouvernement
Bush à la junte vénézuélienne [lors de la tentative de coup d’Etat contre Hugo Chávez, en
2002] a jeté une ombre sur son engagement
en faveur de la défense de la démocratie
dans le monde, le fait de permettre à Posada
d’échapper à la justice pour un attentat monstrueux remet en question la sincérité de la
guerre contre le terrorisme menée par le président Bush. Posada est un terroriste, quelle
que soit la cause pour laquelle il s’est battu,
et quels que soient ses alliés. Il est invraisemblable que la Maison-Blanche traîne les
pieds et refuse de l’extrader, voire de le considérer comme un terroriste. Si le président
américain est effectivement convaincu des
principes qu’il a avancés après le 11 septembre, il n’a qu’à penser au Venezuela et
ainsi corriger ses erreurs.
Bernardo Alvarez Herrera*, The New York Times, Etats-Unis
* Ambassadeur du Venezuela à Washington.
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
860p26 amériques
24/04/07
15:58
Page 26
amériques
M E X I QU E
COLOMBIE
Vivre (et mourir) avec les narcos
Alvaro Uribe
sur la défensive
Les gouvernements qui se sont succédé depuis vingt ans n’ont jamais pris au sérieux
la violence liée au trafic de drogue Est-il trop tard ? Une analyse de l’universitaire
mexicain Sergio Aguayo Quezada.
hier le président, aujourd’hui les capos.
Il s’est alors passé une chose complètement imprévue : la capitale du
pays a annoncé son propre programme
de lutte contre le crime organisé.
Curieux, quand on sait que Mexico est
le plus solide bastion de la gauche
loyale à Andrés Manuel López Obrador [l’ex-maire de Mexico, candidat
malheureux à l’élection présidentielle,
s’est proclamé président légitime du
pays]. Mais l’actuel maire de Mexico,
Marcelo Ebrard [de gauche], est un
politicien pragmatique, et il sait que
la capitale est minée par les organisations criminelles : Mexico occupe la
deuxième place pour le nombre de
délits par habitant après l’Etat de
Basse-Californie.
EL PAÍS
Madrid
l aura fallu vingt ans et des dizaines de milliers d’assassinats
ou de disparitions pour que l’Etat
prenne au sérieux la menace du
crime organisé, qui impose sa loi sur
40 % du territoire mexicain. Une
guerre à l’issue incertaine a débuté il
y a quelques semaines.
Le Mexique a 3 000 kilomètres de
frontière en commun avec un pays
avide de drogues. Il était logique que
des petits malins dotés du sens des
affaires se mettent à alimenter cette
gloutonnerie, et c’est ainsi que sont nés
les cartels, dont les exploits sont immortalisés dans les narcocorridos [chansons qui célèbrent les hauts faits des
narcotrafiquants].
Il y aura vingt ans cette année, le
président Miguel de la Madrid qualifiait le trafic de drogues de première
menace pour la sécurité nationale. Des
grands mots, sans contenu. Quelques
années plus tard, en 1991, j’ai eu une
conversation avec le ministre de la Justice de l’époque, Enrique Alvarez del
Castillo, qui minimisait le problème et
vantait la force de l’Etat mexicain.
Cette indifférence suicidaire a été la
norme et a permis à la délinquance de
se développer et de créer des zones de
non-droit.
Le président Vicente Fox [20012006] a légué à son successeur Felipe
Calderón une sécurité quasi inexistante. Quelques jours après son entrée
en fonction [le 1er décembre dernier],
le nouveau président faisait savoir qu’il
emploierait “toute la force de l’Etat”
pour “arracher les espaces publics des
mains des délinquants” et “délivrer le
Mexique” (les implications de cette dernière phrase font froid dans le dos).
L’armée s’est déployée dans huit Etats
– dont six situés dans la région stratégique du Nord –, soit sur un territoire de 763 000 km2 où vivent 24 millions de personnes. Faire appel à
l’armée était le dernier recours, étant
donné la corruption, l’inefficacité ou
l’impuissance des centaines de milliers
de policiers mal payés. Il s’agissait de
montrer la détermination du président
et de récupérer l’espace cédé au crime
organisé – et gagné par celui-ci. Le
plan, à l’origine, prévoyait que l’armée
patrouille dans les rues pendant que
l’on recueillerait les renseignements
qui permettraient d’arrêter les capos et
de démanteler les escadrons de tueurs.
La stratégie paraissait sensée et a été
applaudie par la population, qui en a
assez des enlèvements, des attaques à
main armée et des assassinats.
Lorsque le gouvernement fédéral
a envoyé [en décembre] 7 000 militaires dans l’Etat du Michoacán [territoire natal de Felipe Calderón, où les
cartels du Golfe et de Sinaloa se livrent
une guerre sans merci], tout le monde
I
Cagle Car toons
ON IGNORE LA PUISSANCE
EXACTE DES CARTELS
s’est pris à espérer. Puis, le 2 janvier,
une légion de communicateurs gouvernementaux ont annoncé à grand
renfort de tambours et de trompettes
la naissance de l’opération Tijuana.
Le gouvernement fédéral a fait
savoir que 3 000 soldats et marins, des
vedettes et des véhicules blindés allaient
être envoyés dans cette ville située là
où commencent et finissent le Mexique,
les Etats-Unis et l’océan Pacifique. La
population a respiré, soulagée : les sauveurs arrivaient.
LA MAJORITÉ DES GOUVERNEURS
ONT ÉVITÉ LE SUJET
Six semaines après le début de l’opération, je me suis rendu à Tijuana.
L’enthousiasme des débuts s’était évanoui et la confusion et le découragement étaient de mise chez les universitaires, les journalistes et tous ceux qui
connaissent bien le milieu de la criminalité. Les renforts militaires n’arrivaient plus et aucun capo n’avait été
arrêté, alors que tout le monde connaît
leurs surnoms, leurs habitudes et leurs
lieux de réunion. La ville vivait à nouveau sous la menace des enlèvements
et des assassinats.
Depuis son élection, Felipe Calderón a appelé à de nombreuses reprises à une croisade nationale contre
le crime, poussé par la gravité de la
situation et la solitude du gouvernement fédéral. La majorité des gouverneurs et des maires ont évité le sujet et
dissimulé leur peur et/ou leur complicité en se réfugiant derrière la loi, qui
dit que le combat contre le crime organisé est du ressort fédéral. En fait, ils
ne faisaient que changer de patron :
Dessin de Dario
Castillejos paru
dans El Imparcial,
Mexico.
■
Narcoviolence
La violence
des cartels de
la drogue a déjà fait
700 morts depuis
le début de l’année
au Mexique.
La presse rapporte
tous les jours
des crimes imputés
aux trafiquants,
règlements
de comptes ou
affrontements avec
la police. Ainsi, pour
la seule journée du
16 avril, La Jornada
a dénombré
23 assassinats.
Et, le 18 avril, Tijuana
s’est transformée
en “Chicago
des années 1920”,
note El Universal.
Ce jour-là,
un commando armé
a pénétré dans
l’hôpital en tirant
des rafales
de mitraillette
afin de récupérer
un des siens,
blessé lors d’une
précédente fusillade
avec la police.
Bilan : trois morts.
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
26
L’un des fiefs des délinquants est le
quartier de Tepito, en plein centre de
la capitale. Si le maire de Mexico
voulait affirmer son pouvoir, il lui
fallait s’attaquer à la pègre : c’est ce
qu’il a fait en expropriant des trafiquants de l’immeuble qu’ils occupaient dans Tepito. Le coup médiatique a été bien pensé, et il a été
payant : il a permis à Ebrard de doubler Felipe Calderón sur la loi et
l’ordre, des thèmes que l’on associe
habituellement aux conservateurs.
La course pour l’élection présidentielle de 2012 a déjà commencé.
L’un des candidats évidents est le maire
de Mexico. Il a choisi de se démarquer
du président en menant une guerre de
tranchées contre le crime organisé. Si
les six dernières années ont été marquées par l’animosité qui régnait
entre deux hommes, López Obrador
et Fox, Ebrard emmène aujourd’hui
l’antagonisme politique sur le terrain
de l’efficacité.
L’avenir de la sécurité mexicaine
est incertain. On ignore en effet la
puissance exacte des cartels et la façon
dont ils réagiront à l’extradition de
leurs chefs vers les Etats-Unis, aux
renforts de l’armée et aux expropriations. Encaisseront-ils les coups sans
broncher ? Tueront-ils davantage de
policiers et de soldats ? Emploierontils le terrorisme contre des cibles
civiles ? Essaieront-ils de se fondre
dans la population ou se retrancheront-ils dans leurs bastions ?
Dans ce sombre tableau, une
lueur d’espoir émane de la rivalité
entre le gouvernement fédéral et
celui de la capitale, qui chercheront
à s’illustrer par leurs victoires dans le
combat contre la pègre. Avec un peu
de chance, on leur consacrera peutêtre même un corrido. Pour la première fois depuis longtemps, il semble
possible de stopper l’avancée de ce
crime organisé avec lequel nous autres
les Mexicains avons dû vivre jusqu’à
présent.
Sergio Aguayo Quezada
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
ne enquête d’opinion qui
vient d’être publiée dans la
presse colombienne montre
que le président Alvaro Uribe continue à jouir d’une grande popularité
malgré les graves accusations portées
contre lui par l’opposition.
Le chef de l’Etat colombien a jusqu’ici réussi à sortir indemne du scandale dit “de la parapolitique”, qui a
déjà conduit en prison plusieurs dirigeants de son parti au cours des derniers mois et a contraint sa ministre
des Affaires étrangères à démissionner. “Sa capacité à contre-attaquer et à
conserver l’avantage semble inépuisable”,
constate l’hebdomadaire Semana.
Le scandale a culminé le 17 avril,
lorsque le sénateur d’opposition Gustavo Petro est intervenu en pleine
séance du Congrès pour dénoncer,
comme il l’avait annoncé, les liens entre
le président colombien et les groupes
paramilitaires d’extrême droite.
S’appuyant sur des documents, Petro
a accusé Santiago Uribe, le frère
d’Alvaro Uribe, “d’avoir ou d’avoir eu
des relations avec des trafiquants de
drogue et des paramilitaires”. Il a ensuite
accusé le président Uribe lui-même
“d’avoir, lorsqu’il était gouverneur d’Antioquia, encouragé la création des coopératives de sécurité civiles (Convivir), qui
sont devenues par la suite des groupes
paramilitaires”.
Largement reprises par la presse
américaine, ces révélations ont conduit
Al Gore, l’ex-vice-président des EtatsUnis, à annuler une rencontre avec
Uribe prévue le vendredi 20 avril à
Miami. Pour Semana, “cette annulation a été la goutte qui a fait déborder
le vase de la patience présidentielle”.
Alvaro Uribe est donc passé immédiatement à la contre-offensive. Le
soir même, il se justifiait pendant une
heure et quarante-cinq minutes lors
d’une conférence de presse retransmise en direct à la télévision et à la
radio colombiennes. “Je demande pardon pour des erreurs, pas pour des délits”,
a-t-il déclaré, arguant que “les assassinats massifs des paramilitaires ont cessé”
et que “leurs chefs sont en prison”, rapporte El Nuevo Herald.
“Dans notre pays, les narcoparamilitaires sont l’équivalent de ce que furent
les contras au Nicaragua, ces ‘freedom
fighters’ qui, cerise sur le gâteau, ont été
financés par le président Reagan sans que
sa popularité baisse d’un point dans les
sondages d’opinion”, fulmine Maria
Jímena Duzán.
Cette journaliste réputée, dont la
sœur, également journaliste, a été
assassinée par les narcotrafiquants
parce qu’elle enquêtait sur les groupes
paramilitaires, affirme : “Il y a une
majorité de Colombiens qui cachent un
petit paramilitaire dans leur cœur. Ils ont
élu un président qui a chassé par la force
les FARC de la région d’Antioquia et ils
se fichent bien qu’on bafoue les droits de
l’homme.” Et elle conclut : “J’espère
que je me trompe et que le problème réside
dans les sondages plutôt que dans la psyché nationale.”
■
U
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
860_pp28-29-30bis
24/04/07
15:29
Page 28
asie
●
BANGLADESH
Les militaires imposent leur loi
La démocratie bangladaise n’a jamais semblé aussi fragile. Un quotidien pakistanais s’inquiète des dérives
autoritaires d’un régime provisoire soutenu par l’armée.
DAWN
Karachi
ans un discours révélateur
prononcé il y a une quinzaine de jours, le chef de
l’armée du Bangladesh, le
général Moinuddin Ahmed, a déclaré
à la nation qu’elle avait besoin de “sa
propre mouture de la démocratie”, une
démocratie qui est aujourd’hui à
“repenser et réinventer”. Parallèlement,
le gouvernement provisoire, en place
depuis fin 2006, soutenu par l’armée
et dirigé par l’ancien fonctionnaire
Fakhruddin Ahmed, tire à boulets
rouges sur le monde politique. La
dirigeante de la Ligue Awami (AL),
Hasina Wajed, partie en voyage aux
Etats-Unis pour raisons personnelles,
s’est vu refuser le droit de rentrer
dans son pays, tandis que le Premier
ministre sortant et chef du Parti national du Bangladesh (BNP), Mme
Khaleda Zia, a accepté de quitter le
territoire national en échange de
l’abandon des charges de corruption
qui pèsent sur son fils.
Le général, qui mène désormais
la barque, s’est engagé à débarrasser
la politique du Bangladesh de ses personnalités corrompues afin de restaurer la confiance du peuple dans un
système démocratique à “réinventer”.
Les élections législatives, qui devaient
avoir lieu à la fin du mois de janvier
dernier, n’auront semble-t-il pas lieu
avant décembre 2008 au plus tôt.
Les informations en provenance
de Dacca font état d’un calme précaire,
qui fait suite à des semaines de combats de rue acharnés au début de l’année entre partisans de l’AL et du BNP,
les deux partis rivaux conduits par
D
Dessin d’Ares
paru dans
Juventud Rebelde,
Cuba.
deux femmes dont l’antipathie réciproque est notoire. Il n’y aurait aucun
signe apparent de répression militaire,
si ce n’est à l’encontre des acteurs politiques. Les élites de la capitale bangladaise se sont apparemment félicitées de la restauration de la paix et
de l’ordre public, mais les motivations
de l’armée continuent d’inquiéter la
société civile, qui craint un renversement de la démocratie. Désormais,
les partis politiques sont obligés de se
faire enregistrer afin de pouvoir participer aux élections, mais aussi d’organiser des scrutins internes et de
fournir un audit de leur financement.
Il leur est également demandé de ne
pas inscrire de membres des milieux
d’affaires sur leurs listes. Au contraire,
ils doivent former leurs propres employés à l’exercice des responsabilités.
Il est encore difficile de savoir comment les deux formations traditionnelles que sont l’AL et le BNP répondront à ces injonctions en l’absence de
leurs dirigeantes respectives. Dans les
cercles proches du gouvernement et
de l’armée, certains affirment même
que Hasina Wajed et Khaleda Zia
seront probablement exclues à vie de
la participation politique.
Aussi imparfaite qu’elle ait été, la
démocratie mise en place depuis la
restauration du régime représentatif,
en 1991, au terme de neuf longues
années de dictature militaire [sous le
général Ershad], subit aujourd’hui un
coup qui n’augure rien de bon dans la
crise politique actuelle du Bangladesh.
La suspension des libertés civiles
par le gouvernement provisoire et la
volonté de l’armée de “réinventer” la
démocratie sont sans justification
légale. Plus longue sera cette période
extraconstitutionnelle, plus il sera
difficile au pouvoir actuel d’affirmer
sa légitimité, surtout en l’absence de
tout mécanisme imposant au gouvernement intérimaire de rendre des
comptes. S’il est une seule leçon à tirer
de notre histoire commune avec le
Bangladesh [qui, de 1947 à 1971, fut
le Pakistan-Oriental], c’est que l’armée doit rester à l’écart de la politique
et se contenter d’accomplir son devoir
professionnel.
■
C O M M E N TA I R E S
Une dictature qui
ne dit pas son nom
■ Depuis janvier dernier, plus de
160 politiciens, hauts fonctionnaires
et magistrats ont été écroués pour
divers délits financiers. Pour l’hebdomadaire indien Outlook, “de telles
mesures anticorruption dans un des
pays les plus corrompus, d’après la
liste établie par l’ONG Transparency
International, ne sont pas forcément
une mauvaise chose”. Pour le magazine, la suspension de l’activité politique a elle-même été un soulagement
pour les Bangladais, fatigués des éternelles luttes entre les deux grands partis, la Ligue Awami (AL) et le Parti national du Bangladesh (BNP). De plus en
plus de voix s’élèvent pourtant pour critiquer la prise du pouvoir par les militaires, très nombreux au sein de l’administration intérimaire. Depuis le début
de l’année, 74 personnes ont en effet
été tuées lors d’affrontements avec les
forces de l’ordre, et aucune enquête
n’a été ouver te. Quant à la presse
locale, elle est de plus en plus soumise
à la censure. Le chef du gouvernement
intérimaire est certes un civil, mais il
semble bien que le Bangladesh soit en
train de connaître un glissement lent
vers une dictature militaire qui ne dit
pas son nom – une dictature militaire
qui prône la démocratie et l’ordre et
rappelle à bien des titres au voisin
pakistanais l’arrivée du général Musharraf au pouvoir, en 1999, et sa doctrine
de “modération éclairée”.
A U S T R A L I E - É TAT S - U N I S
Echange Cubains contre Asiatiques
Canberra et Washington ont conclu
ce mois-ci un accord en vue de s’échanger
leurs demandeurs d’asile. Une décision qui
laisse l’opposition australienne perplexe.
l est normal que l’Australie, les Etats-Unis
ou n’impor te quel autre Etat souverain
réprime le trafic de clandestins. Mais certains aspects de l’“accord d’échange” de
demandeurs d’asile conclu entre notre pays
et les Etats-Unis à la mi-avril sont pour le
moins déroutants. Les boat people en provenance d’Indonésie ou d’autres pays qui
sont interceptés alors qu’ils s’apprêtent à
entrer illégalement sur le territoire australien
seront expédiés dans le camp de rétention
de l’île de Nauru. Si leurs demandes d’asile
sont jugées recevables, ils seront transférés
aux Etats-Unis. Dans le même temps, les
I
réfugiés cubains interceptés alors qu’ils tentent de gagner la Floride pourront être transférés de la base américaine de Guantanamo
Bay à Nauru et, si leurs demandes d’asile
sont jugées recevables, on leur proposera
de les installer en Australie.
Le Premier ministre John Howard estime
que cet accord dissuadera encore plus les
demandeurs d’asile de chercher à atteindre
l’Australie, puisqu’ils ne parviendront pas
à s’y établir illégalement. Le Premier ministre
a peut-être raison, mais on voit mal en quoi
c’est dans l’intérêt de l’Australie. Dans
quelle mesure ce dispositif empêchera-t-il
d’autres demandeurs d’asile d’atteindre l’île
Christmas ou un autre avant-poste australien ? Pour un réfugié d’Asie ou du MoyenOrient, la perspective d’immigrer aux EtatsUnis est aussi attrayante, sinon plus, que
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
celle de s’installer en Australie. Tony Burke,
chargé des questions d’immigration au Parti
travailliste, n’a sans doute pas tor t d’affirmer que cet accord, loin d’enrayer le trafic d’immigrés, va l’encourager.
Du point de vue des Etats-Unis, toutefois,
le nouveau dispositif a de grandes chances
de réduire le nombre de demandeurs
d’asile cubains cherchant à gagner la Floride. La distance qui sépare l’île des côtes
de Floride est si faible que les Cubains qui
se rendent aux Etats-Unis n’utilisent pas
de bateaux : au fil des ans, ils ont eu
recours à toutes sortes de moyens de fortune – jusqu’à des chambres à air de tracteur ou de voiture sommairement étanchéifiées – pour faire la traversée. Mais
il est clair qu’ils pourraient y réfléchir à
deux fois s’ils savent qu’au lieu d’atteindre
28
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
les lumières de Miami ils risquent de se
retrouver à Nauru – une toute petite île à
l’autre bout du monde, surtout connue pour
sa production d’engrais.
Même s’il est prévu que l’accord d’échange
ne s’applique qu’à environ 200 réfugiés par
an et par pays, il peut ouvrir une brèche
dans la “solution Pacifique” à laquelle
M. Howard a recours depuis 2001 [consistant à faire accueillir les demandeurs d’asile
par les Etats voisins]. Les Etats-Unis possèdent dans le Pacifique un certain nombre
de protectorats, comme les îles Samoa et
de Guam, qui n’ont pas pour les demandeurs d’asile l’attrait qu’ont New York ou
Los Angeles. Une modification minime de
l’offre américaine pourrait éviter qu’elle ne
ressemble à une loterie.
The Australian, Sydney
860_pp28-29-30bis
24/04/07
16:06
Page 29
asie
THAÏLANDE
Tout sauf le retour d’un Thaksin
Le projet de nouvelle Constitution vise à limiter au maximum les pouvoirs du Premier ministre et à éviter
la domination d’un parti sur la scène politique. Quitte à faire le deuil de certains principes.
BANGKOK POST (extraits)
Bangkok
peine rendu public, le projet de nouvelle Constitution
est déjà contesté. Plus son
contenu est examiné à la
loupe, plus il se heurte à l’opposition
de nombreux groupes de pression. Le
texte a été rédigé en vue d’empêcher
qu’une formation ne monopolise la
politique thaïlandaise, comme ce fut
le cas pendant les cinq années de pouvoir de l’ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra. C’est une revanche sur
le régime Thaksin et un rejet des principes acquis de haute lutte et inscrits
dans la “charte du peuple” de 1997.
[Cette Constitution était le résultat
d’importantes discussions et consultations au sein de la société civile. Elle
a été suspendue au moment du putsch
des généraux qui ont renversé le Premier ministre Thaksin Shinawatra le
19 septembre 2006.]
Ce projet nuit involontairement à
la continuité et à l’efficacité politiques.
Il impose une limite de deux mandats
consécutifs – ou de huit ans – au Premier ministre, une clause insolite dans
une démocratie parlementaire et plus
A
■
Référendum
Le projet
de Constitution
sera soumis
à un référendum
en septembre.
D’ici là, le texte
sera amendé
par l’Assemblée
constituante
au vu
des remarques
recueillies lors
des débats qui
vont être organisés
à partir du 26 avril.
Le gouvernement
intérimaire a
annoncé la tenue
d’élections
en décembre sur
la base de cette
nouvelle Charte.
typique d’un régime présidentiel. C’est
une critique voilée contre M.Thaksin,
qui avait revendiqué en son temps la
possibilité de rester au pouvoir douze
ou même seize ans. La fonction de Premier ministre en ressort considérablement affaiblie.
En vertu du nouveau texte, les
politiques peuvent adhérer à un parti
pour une période de trente jours, le
temps de se présenter à une élection.
Cette pratique, qui avait cours avant
la promulgation de la Constitution de
1997, risque d’encourager les changements de formation et les défections, ce qui va donner davantage de
poids aux factions et saper la discipline des partis. Les rédacteurs ont
visiblement tiré la leçon des années
Thaksin et de la toute-puissance de
sa formation, le Thai Rak Thai (TRT),
qui était devenu le premier parti
unique de l’histoire thaïlandaise en
remportant plus de 75 % des sièges
de la Chambre basse en février 2005.
Un autre instrument de dissuasion
contre la montée d’un nouveau TRT
est l’article décourageant les fusions
de partis. Plus précisément, une formation peut en absorber d’autres après
une élection, mais la fusion ne peut se
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
29
faire avant l’expiration du mandat de
la Chambre basse. Cette disposition
rend plus difficile l’apparition de partis tentaculaires et dominants. Elle
laisse entrevoir le retour de petits partis, plus faibles, adhérant à une coalition gouvernementale difficile à gérer
et incapable d’arriver au terme de la
législature. Ce faisant, elle sape la stabilité gouvernementale.
L’ARMÉE ET LES BUREAUCRATES
VOIENT LEUR POUVOIR ACCRU
Le paysage politique est lui aussi profondément altéré. La désignation – et
non plus l’élection, comme dans la
Constitution de 1997 – des membres
du Sénat est de nature à susciter
quantité de controverses. Elle vise
manifestement à sanctionner le Sénat
pour avoir laissé s’enraciner le régime
Thaksin. La désignation des sénateurs
devrait constituer le principal point
de contestation des adversaires du
projet de Constitution.
L’élection des 400 membres de la
Chambre basse est elle aussi problématique. Le principe universel “un
homme, une voix”, en vertu duquel
chaque circonscription avait un député
représentant en gros 150 000 électeurs,
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
est abandonné. La nouvelle Constitution rétablit les circonscriptions à
plusieurs sièges pour l’élection de
320 députés, diluant de fait le lien entre
le député et les électeurs. Les 80 députés restants seront élus à la proportionnelle au sein de quatre grandes
régions électorales et ne pourront prétendre à des postes ministériels.
Dans l’ensemble, le projet accroît
le pouvoir de l’armée et des fonctionnaires, au détriment des partis et
de l’électorat. Le pouvoir judiciaire,
en particulier, voit son autorité considérablement renforcée. Dans l’état
actuel des choses, il est peu probable
que ce texte soit modifié en profondeur, car ce serait faire perdre la face
à ses rédacteurs. Mais des amendements de détail ne suffiront pas à
satisfaire ses nombreux adversaires.
Le texte ne manquera pas de susciter un débat passionné, mais les Thaïlandais regretteront sans doute la
Constitution de 1997, qui reste la
meilleure loi fondamentale qu’ait
jamais eue le pays. Son défaut, qui lui
a été fatal, a été de permettre la montée de M.Thaksin et ses cinq années
de pouvoir abusif.
Thitinan Pongsudhirak
860_pp28-29-30bis
24/04/07
16:06
Page 30
asie
JAPON
Un crime crapuleux contre la démocratie
Le maire de Nagasaki, Iccho Itoh, a été assassiné, le 18 avril, par un membre
de la mafia nippone. Pour l’écrivain Shinobu Yoshioka, cette exécution spectaculaire
marque la montée en puissance d’une société dominée par l’égocentrisme.
LE MOT DE LA SEMAINE
“HAIKYO”
LES RUINES
ASAHI SHIMBUN
Tokyo
haque homme porte en
lui des images de ruines,
une vision apocalyptique
d’un monde qui s’écroule.
Même si nous évitons d’en parler dans
la vie de tous les jours, nous avons toujours au fond de nous ces images
menaçantes. Quand j’ai appris l’assassinat du maire de Nagasaki, Iccho Itoh,
le 18 avril dernier, j’ai aussitôt pensé
que le monde allait s’écrouler. Certains
imaginent la fin du monde comme de
profondes ténèbres. D’autres comme
un tourbillon de flammes rougeoyantes
et des édifices qui s’effondrent.
D’autres encore peuvent imaginer une
foule de gens pris de folie criant partout “Tuez-les !”,“Supprimez-les !” Avec
toute la cruauté des guerres et du terrorisme, sans oublier l’horreur des
séismes et des raz de marée que les
journaux et la télévision relatent régulièrement, nous n’avons aucun mal à
nous figurer la fin de notre monde.
Pour ma part, je n’ai pas de vision
aussi violente. Mes images de ruines
sont plus édulcorées, plus apaisées.
Tout d’abord, cet espace est d’une
clarté éblouissante. Là, chacun est
peu enclin à penser à autre chose qu’à
lui-même. Il a envie de manger tels
plats, de porter tels vêtements, il aime
telle personne, il doit faire telle ou
telle chose, et cela lui procure un peu
d’occupation et de bonheur. Mais,
lorsqu’on entrave son activité, son
confort ou son bonheur, il devient
terriblement intolérant. Il n’en tient
aucun compte, disjoncte, et, dans
certains cas, il peut aller jusqu’à tuer.
Gais et ignorants. Occupés et agressifs. Tranquilles et intolérants. Heureux et violents. Une société regorgeant d’individus de ce type : voilà
mon image de ruines.
C
Dessin de No-río,
Aomori (Japon).
■
Armes à feu
Le 20 avril dernier,
un membre de
la pègre a tué un
de ses “camarades”,
avant de se
retrancher dans
un appartement d’un
quartier résidentiel
de la banlieue ouest
de Tokyo. L’homme,
qui a tenté de se
suicider en se tirant
une balle dans
la tête, a été arrêté
après un siège
de quinze heures.
Survenue deux jours
après l’assassinat du
maire de Nagasaki,
l’affaire est venue
rappeler que
la mafia nippone
dispose d’un
véritable arsenal.
Les saisies d’armes
par la police
ne cessent d’ailleurs
de diminuer, passant
de 1 880 en 1995
à 458 en 2006,
car la pègre
les dissimule
de mieux en mieux.
Le nombre d’armes
à feu circulant
illégalement sur
le territoire national
est estimé
à environ 50 000.
simplicité des motivations et l’atrocité
des actes.
Ne devrait-on pas y ajouter la
guerre en Irak ? En ouvrant les hostilités contre le régime de Saddam
Hussein, qu’ils accusaient de posséder des armes de destruction massive,
le gouvernement américain et ses alliés
britannique et japonais ont commis
une erreur. Mais les responsables ont
poursuivi la guerre en se disant qu’il
suffirait de masquer les véritables
motifs, de déployer leurs forces armées
et de mettre l’ennemi à terre par la
force, et, ce faisant, ils ont étendu la
violence à l’ensemble de la planète.
On rapporte que le meurtrier
d’Iccho Ito avait endommagé sa voiture dans une rue municipale en travaux. Si c’est bien ce qui l’a conduit
à péter les plombs et à tuer le maire,
on aura beau enquêter, on n’obtiendra
que de stupéfiants raccourcis.Tout ce
qu’on fera apparaître, c’est de la stupidité, de l’agressivité, de l’intolérance
et de la violence. De tels raccourcis
finiront par ruiner la démocratie. Ils
auront le même effet que les guerres
déclenchées par des êtres fermés à l’histoire et à la culture, aux connaissances
et à la sagesse. Pour moi, c’est cela la
fin du monde. Au risque de me répéter, je dirai que cet espace privé de profondeur est paré de gaieté et d’occupations, de confort et d’un peu de
bonheur. Le monde n’a pas de fin. Il
n’a jamais pris fin, mais des ruines,
aussi lumineuses soient-elles, ne sont
pas un endroit convenable pour
l’homme. La lucidité qui nous conduit
à rejeter l’usage de la force et de la violence, par qui que ce soit et en quelque
lieu que ce soit, semble aujourd’hui
mise à l’épreuve. Shinobu Yoshioka***
* L’enlèvement et l’assassinat, entre 1988 et
1989, de quatre fillettes par un psychopathe,
Tsutomu Miyazaki.
** L’assassinat, en 1997, d’une fillette et d’un
garçon par un adolescent de 14 ans. Ce
dernier avait découpé la tête du garçon et
l’avait exposée à l’entrée d’un collège.
*** Ecrivain.
SIMPLICITÉ DES MOTIVATIONS,
ATROCITÉ DES ACTES
Les premiers commentaires du Premier ministre, Shinzo Abe, à l’annonce
de l’assassinat m’ont profondément
déçu. “Je souhaite, a-t-il déclaré, que la
police procède à une enquête rigoureuse et
que la vérité soit faite.” Cet homme
semble penser qu’il suffit d’enquêter
pour que les motifs du meurtre et la
vérité apparaissent au grand jour. Mais
les choses sont-elles aussi simples dans
notre société ? Sans même remonter
aux deux tueries de ces derniers temps
que sont l’affaire Miyazaki* et l’affaire
Sakakibara**, une série de tragédies
ont été classées sans que leurs véritables motifs aient été élucidés. Alors
que des enfants victimes de brimades
à l’école ont été poussés au suicide et
que des meurtres ont été commis au
sein de familles, de couples ou de fratries, notre société s’est contentée de
sanctionner sévèrement les coupables,
sans réussir à établir un lien entre la
n un an, Courrier international
a publié, dans ses pages Asie,
38 ar ticles por tant sur le Japon,
assor tis chaque fois de ce petit
complément qu’est le “Mot de la
semaine”. Un bref coup d’œil sur les
expressions retenues – “suicide”,
“préjugé”, “arrogance”, “dieu de la
mor t”, pour ne citer que les plus
récentes – le confirme : de ces
articles, seule une poignée aborde
le versant serein de la réalité japonaise. Certains de nos lecteurs, nippophiles, nous l’ont reproché. Quid,
par exemple, du charme délicieux
d’un vieux temple à Kamakura ? De
la profondeur, ou de l’allégresse, qui
se dégage des fêtes que célèbre le
moindre village lorsque les saisons
changent ? De l’originalité des arts
traditionnels, qui, à juste titre, ont
frappé les Occidentaux, des Goncourt à Malraux, en passant par Van
Gogh, Hearn ou Claudel ? Certes,
il y a tout cela. Mais il faut se rendre
à l’évidence : le sentiment de plénitude est aujourd’hui au Japon une
sorte de réminiscence dont seuls
bénéficient ceux qui l’ont vécu
quelque part dans les années 1950
et 1960. Depuis, le pays se trouve
à “la pointe dépressive du monde”,
pour reprendre le titre d’un ouvrage
(M/sekai no, yûutsuna sentan,
2003) de Shinobu Yoshioka, dont
nous présentons ci-contre la réaction après l’assassinat du maire de
Nagasaki. Lorsqu’elle se trouve associée à l’obsession capitalistique de
la nouveauté, la plénitude, rappelle
l’auteur, ne fonctionne plus que
comme dispositif à couper l’individu
de l’Histoire et, par ricochet, d’autrui. De sorte que, si l’on a pu parler d’apocalypse joyeuse pour la
Vienne d’avant l’Anschluss, sans
doute est-il possible d’évoquer, à
propos du Japon, des “ruines apaisées”, à l’ombre desquelles les
gens tuent et se tuent (30 000 suicides par an) avec une facilité
déconcertante.
E
SOCIÉTÉ
La pègre et l’extrême droite font la loi
■ En pleine campagne pour les élections régionales et municipales, le maire de Nagasaki, Iccho
Itoh, qui briguait un quatrième mandat, a été tué
le 18 avril par un truand. Il a été abattu à bout
portant dans un quartier commercial situé à proximité de la gare centrale de la ville. L’auteur de
cet assassinat est membre d’un syndicat du crime
local, lequel est affilié à la plus importante organisation criminelle du pays, le Yamaguchi-gumi,
qui compte environ 42 000 hommes.
A la tête de cette ville détruite par le feu atomique
en 1945, M. Itoh était connu pour ses prises de
position antinucléaires. En 1990, son prédécesseur, Hitoshi Motoshima, avait été grièvement
blessé dans un attentat perpétré par un membre
d’une organisation d’extrême droite qui lui reprochait d’avoir désigné l’ancien empereur Hirohito
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
comme responsable de la guerre du Pacifique, rappelle le quotidien Mainichi Shimbun. “Depuis les
années 1930, le pays a connu de nombreux actes
terroristes visant politiciens, hommes d’affaires
et intellectuels”, explique pour sa part l’Asahi Shimbun. Le quotidien évoque notamment l’assassinat en 1960 de l’ancien premier secrétaire du Parti
socialiste, Inejiro Asanuma, par un militant d’extrême droite. Il rappelle aussi que le bureau du
Parti socialiste à Osaka avait été en 1987 la cible
d’un attentat mené par des membres de l’extrême
droite et qui avait entraîné la mort d’un journaliste.
Il n’oublie pas de mentionner le cocktail Molotov
lancé en juillet 2006 contre le siège du Nihon Keizai Shimbun et l’incendie criminel qui a visé la maison du député Koichi Kato le 15 août 2007, date
anniversaire de la reddition du Japon.
30
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
Kazuhiko Yatabe
Calligraphie de Kyoko Mori
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
860p32-33-34-35
24/04/07
17:03
Page 32
m oye n - o r i e n t
●
I S R A Ë L - PA L E S T I N E
Exploitation patronale ou coloniale ?
En Cisjordanie, Israël a créé plusieurs zones industrielles. Dans ces entreprises, les travailleurs palestiniens
n’ont pas d’autre choix qu’accepter les conditions inhumaines des employeurs. Reportage.
KNACK (extraits)
Bruxelles
ans le parc industriel Nitzanei Ha’Shalom [Bourgeons de la paix], à côté
de Tulkarem, en Cisjordanie, les usines israéliennes emploient
près de 700 travailleurs palestiniens
pour produire du carton, des pièces en
plastique et des pesticides. “C’est mieux
que rien”, dit l’un d’eux, M., qui
demande à garder l’anonymat. Il a
35 ans, est père de cinq enfants et travaille six jours par semaine, neuf heures
par jour, l’heure étant payée 11 shekels
[2 euros], soit 7 shekels au-dessous du
salaire minimum israélien – à peine de
quoi pouvoir joindre les deux bouts.
Pourtant, M. se considère comme un
privilégié. “Ma situation n’est vraiment
pas idéale, mais j’ai un emploi, nous avons
un toit et mes enfants peuvent étudier.”
Alors, M. ne revendique rien et travaille. Qu’il soit malade ou que ce soit
jour de fête, il quitte son village à
5 heures du matin. J., un collègue de
dix ans son aîné, a fait l’expérience de
ce qui peut arriver à qui ose protester.
“Cela fait dix ans que je travaille pour un
sous-traitant israélien. L’entreprise ne porte
pas de nom et n’est apparemment pas
enregistrée. Nous travaillons à trente dans
un local qui n’est protégé ni du soleil ni de
la pluie, dans la poussière ou dans la boue,
sans toilettes, sans pause, en attendant que
les portes d’acier du parc s’ouvrent, en fin
de journée. Quand, il y a deux ans, je me
suis plaint auprès du patron, j’ai été licencié sur-le-champ, sans percevoir mon dû
et sans indemnités. Deux semaines plus
tard, il m’a téléphoné. J’avais droit à une
dernière chance, à condition de la boucler.”
Depuis, il file doux et n’a même pas
protesté lorsqu’un jeune collègue a été
licencié après s’être ouvert le ventre
dans un accident du travail. Mais, à
l’intérieur, il bout. “Le pire, c’est de ne
pas être considéré comme des hommes,
mais comme des bêtes.C’est comme si nous
n’existions pas.”
Barkan est une autre zone industrielle du même genre, la plus grande
de Cisjordanie. Dans 120 usines, ce
sont 5 000 Palestiniens qui y produisent du plastique, de l’acier, des denrées alimentaires et du textile. Le long
des rues désertes, chacune de ces
usines est entourée de hauts murs et
de palissades. Shahiyeh Yaakub, délégué du ministère de l’Emploi palestinien à Tulkarem, explique que le
nombre de Palestiniens de Cisjordanie travaillant en Israël a chuté brutalement depuis l’Intifada de l’an 2000.
Auparavant, ils étaient quelque
150 000, auxquels s’ajoutaient de nombreux travailleurs au noir, alors que,
aujourd’hui, ils sont à peine 10 000 à
avoir un permis de travail. Et, avec la
construction du mur de séparation, la
possibilité d’entrer illégalement en
D
Dessin de Vladimir
Bourkine paru dans
les Izvestia, Moscou.
Blessée
Lors d’une
manifestation nonviolente à Bil’in,
Mairead Corrigan,
militante pacifiste
cofondatrice du
Mouvement des
femmes pour la paix
d’Irlande du Nord
et prix Nobel de
la paix en 1976,
“a dû être
hospitalisée.
Mairead Corrigan
souffrait d’une
blessure à la jambe
infligée par une
balle en caoutchouc
et avait inhalé
une grosse quantité
de gaz lacrymogène”,
signale le quotidien
israélien à grand
tirage Yediot
Aharonot.
La police israélienne
s’employait à
disperser le
rassemblement
hebdomadaire
pacifique organisé
depuis deux ans
à Bil’in pour
protester contre la
construction du mur
de séparation.
Israël est devenue quasi nulle. Quant
à l’Autorité palestinienne, jadis le premier employeur en Cisjordanie, elle est
désormais au bord de la banqueroute.
“Plus de 60 % de la population totale
et 46 % de la population cisjordanienne
vivent sous le seuil de pauvreté. Rendezvous compte que la moitié des Palestiniens
sont mineurs et que chaque salarié doit
désormais entretenir dix personnes. Des
chômeurs désespérés tentent de se faire
embaucher dans les colonies et dans les
sociétés israéliennes de Cisjordanie.”
Il est difficile de croire que, en
2007, ces travailleurs puissent vivre
cette situation coloniale qui ressort des
récits livrés par les travailleurs de Tulkarem. C’est pourtant une réalité.
Salwa Alinat, collaboratrice de Kav
La’Oved, une organisation de défense
de travailleurs, explique que “des
cueilleurs de dattes d’une colonie juive
proche de Jéricho sont obligés de travailler
en été plus de dix heures par jour sous un
soleil de plomb,sans installations sanitaires,
pour un salaire inférieur au minimum
légal et dans des conditions d’insécurité
absolue. Le pire, c’est le travail des enfants.
En été, il y en a qui ont à peine 13 ans
et qui travaillent douze heures par jour.
Mais il est difficile de lutter contre le travail des enfants, compte tenu de la situation économique dans laquelle se trouvent
les familles dans les Territoires palestiniens.”
Et d’ajouter : “Nous sommes confrontés à un problème structurel, mais nous ne
disposons que d’informations partielles,
collectées localement. Il est difficile d’avoir
une vue d’ensemble à cause des innombrables barrages routiers israéliens qui morcellent la Cisjordanie et qui font qu’il est
quasi impossible de circuler librement.”
Quant à un travail déclaré dans une
colonie ou une entreprise israélienne,
il n’est pas facile d’en trouver un. Il faut
d’abord obtenir un permis du gouvernement militaire – une carte magnétique qui vous donne le droit de franchir les barrages de l’armée. On ne
reçoit cette carte qu’après avoir fait
l’objet d’une enquête approfondie des
services de renseignements. En outre,
le candidat palestinien doit demander
un permis de travail auprès de l’Office
de l’emploi israélien.Tous les coûts que
ces démarches engendrent doivent être
pris en charge par l’employeur. Pour
Alinat, “ce permis de travail vaut de l’or
pour les Palestiniens, mais c’est aussi pour
le patron un formidable moyen de pression
sur ses salariés”.
A proximité d’une usine de poubelles métalliques, un gosse palestinien
suit notre voiture et finit par nous parler à travers la fenêtre tout en ne quittant pas des yeux la porte d’entrée de
son usine. “Ici, je gagne 9 shekels
[1,60 euro] de l’heure”, affirme-t-il.
Pourrait-il porter plainte devant les
prud’hommes israéliens ? “Je ne peux
rien prouver, le patron ne nous donne pas
de feuilles de paie.” En plus, les Palestiniens ne peuvent espérer pouvoir
franchir le mur qui les sépare du pays
où ils sont considérés comme des résidents étrangers.
Et Alinat de conclure : “Ces zones
industrielles fonctionnent selon le principe diviser pour régner. Les ‘bons’ Palestiniens reçoivent un bon salaire et sont
payés à la journée, pas à la semaine. Ils
servent d’informateurs au patron israélien. La boucle est bouclée avec ces trafiquants de main-d’œuvre palestiniens qui
reçoivent de l’argent pour placer les
ouvriers chez un employeur. Ceux-là font
partie du système et forment le chaînon
indispensable entre l’employeur israélien
et le travailleur palestinien.”
Simone Korkus
M I L I TA N T I S M E
Bil’in, le village qui choisit la non-violence
Les manifestations pacifiques
organisées chaque semaine
dans ce village palestinien semblent
plus efficaces que la lutte armée.
e petit village palestinien de Bil’in est
aujourd’hui connu à travers le monde
entier et occupe une large place dans la
conscience du militantisme pacifique.
Tout a commencé il y a deux ans, quand
Israël s’est mis à défricher les champs
et à arracher des oliviers pour le tracé
du mur qu’il est en train de construire à
travers la Cisjordanie. Depuis, chaque
semaine, des manifestations sont organisées dans le village, avec une particularité : tous les participants doivent
accepter le principe de la non-violence.
Alors qu’il ne compte qu’environ
1 500 habitants, Bil’in prend ainsi régulièrement des allures de “village global”.
Au cœur d’une région marquée par un
déchaînement de violences, des personnalités de tous bords et de toutes
L
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
32
nationalités discutent d’engagement pacifique, telles la députée européenne Luisa
Morgantini, lauréate du prix Nobel de
la paix 1976, l’Irlandaise Mairead Corrigan, le militant pacifiste israélien Uri
Avnery et beaucoup d’autres.
Chaque semaine, ces personnalités
cherchent à contourner les tentatives
israéliennes d’empêcher leur manifestation en inventant de nouvelles formes
de protestation, explique Abou Rahmé,
un instituteur du village. Un jour, par
exemple, il n’y avait que des femmes
dans le défilé, un autre jour que des
enfants. L’image de ces personnes
démunies face à des soldats israéliens
armés jusqu’aux dents illustrait parfaitement l’état d’esprit des organisateurs,
qui ne cherchent pas le combat violent.
Une autre fois, quand les bulldozers
israéliens se sont mis à arracher des oliviers, les habitants s’y sont attachés
pour illustrer les liens qu’ils entretiennent avec ces arbres parfois centenaires.
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
Une autre idée a consisté à mettre les
manifestants dans des tonneaux ne laissant dépasser que leurs têtes…
Selon les participants, ces méthodes
pacifiques permettent d’obtenir davantage de résultats que la lutte armée, tout
en limitant les dégâts qu’avait provoqués
l’Intifada, avec ses innombrables martyrs [morts], blessés et prisonniers, sans
parler des dommages matériels. Qui plus
est, cela “assure une bonne couverture
médiatique de notre situation, explique
Abou Rahmé. Et permet d’attirer de nombreux sympathisants israéliens et étrangers. Ce qui diminue la capacité de
répression et inhibe la violence de l’armée israélienne. Alors que, à Gaza, celleci n’hésite pas à ouvrir le feu sur des
manifestations purement palestiniennes,
elle hésite à le faire ici.” Car un Israélien
qui tomberait sous les balles de Tsahal
serait du plus mauvais effet sur l’opinion
publique du pays.
Mohamed Younès, Al-Hayat, Londres
860p32-33-34-35
24/04/07
17:22
Page 33
L E S
M A R D I S
IRAK
D E
Le rendez-vous
du film documentaire
étranger avec MK2
Un mur de mauvais augure
La construction d’une séparation entre quartiers sunnites
et chiites consacre la division confessionnelle de la capitale.
Commentaire de l’écrivain libanais Elias Khoury.
ans la nuit du 10 avril, des
soldats américains ont
posé les premiers blocs de
béton en vue de la
construction d’un mur autour du quartier sunnite d’Adhamiya. Il s’agit ainsi
de l’isoler des quartiers chiites voisins
et d’empêcher des affrontements interconfessionnels. D’autres murs du
même genre seraient prévus, notamment autour du fief chiite de la cité
Sadr. Le plan de sécurité de Bagdad
semble avoir pour but ultime de morceler la capitale en réduits ethnico-
D
confessionnels, comme si la démocratie que les Américains avaient promis
d’apporter se définissait par le dépeçage et les déchirements qui ramènent
le pays à l’âge de pierre.
Le Premier ministre Nouri AlMaliki a déclaré qu’il avait demandé
l’arrêt des travaux concernant ce mur,
qui en rappelle d’autres à travers le
monde. Mais, quoi qu’il en soit, cela
ne changera rien aux murs de haine
qui se sont dressés partout à travers
le pays. On peut se contenter de dire
que les Arabes ne méritent pas mieux.
Si leurs responsables n’avaient pas
joué à ce jeu, ils n’en seraient pas arrivés à cette décadence confessionnaliste. Mais de telles lamentations et
autoflagellations ne servent qu’à se
dispenser de l’effort d’une analyse
sérieuse. Il est vrai que tout ce sang
peut rendre fou. Les Libanais en
savent quelque chose, eux qui ont vécu
une longue guerre civile où il semblait
ne plus y avoir de limites aux divisions,
aux déchirements et aux excès meurtriers. Cela nous montre à quel point
il est dangereux d’exploiter les divisions intérieures et de manipuler les
réflexes primaires, à quel point il faut
s’inquiéter quand il n’y a plus d’Etat,
quand les liens sociaux se distendent
et quand la société civile n’est plus en
mesure de résister. Voilà où en est
l’Irak aujourd’hui.
On dirait que, en construisant ce
mur à Bagdad, les Américains se sont
inspirés de l’exemple israélien en Cisjordanie comme s’il s’agissait d’aggraver le chaos, d’encourager les luttes
entre régions et groupes ethniques
dans la région, de la Turquie à l’Iran
en passant par la Syrie et l’Arabie
Saoudite. Le plan de sécurité de Bagdad semble consister à faire progresser l’épuration ethnico-confessionnelle
en formant des ghettos entourés de
murs réels et imaginaires destinés à
faciliter la tâche aux miliciens. Ils pourront désormais cueillir leurs victimes
aux points de passage entre quartiers.
Comme s’il fallait diviser Bagdad entre
un Est chiite et un Ouest sunnite, sur
le modèle de Beyrouth où cela avait
abouti à des massacres effroyables lors
de la guerre civile [dans les quartiers
ou villages qui se retrouvaient au
milieu de zones dominées par un
groupe adverse]. Nous ne sommes pas
au bout de l’horreur, et les Arabes dans
leur ensemble vont souffrir encore
longtemps des blessures qui sont
actuellement infligées à l’Irak.
Le mur est la conséquence de
trois éléments convergents. Le premier est l’héritage de la dictature de
Saddam Hussein, qui a détruit la
société civile et ses expressions syndicales, culturelles et politiques. Le
deuxième est le blocus international
[contre le régime de Saddam Hussein
entre 1991 et 2003], qui a parachevé
la déstructuration de la société irakienne. Le troisième est l’occupation
américaine, qui a détruit l’armée irakienne et laminé les institutions [par
une politique de débaasification qui
a privé l’Etat de la quasi-totalité des
fonctionnaires]. Cela a permis aux
milices d’infiltrer la police et l’armée.
L’entêtement de George Bush
menace le pays d’une Naqba à l’irakienne – une “catastrophe” comparable à la Naqba palestinienne [la
défaite arabe de 1948] dont nous ressentons encore les effets.
Elias Khoury
Dessin de Janusz
Kapusta paru dans
Rzeczpospolita,
Varsovie.
Marcel Trillat et Frédéric Variot
Londres
Polémiques
La construction
d’un mur de cinq
mètres de haut
a commencé
le 10 avril autour
du quartier
d’Adhamiya,
l’une des dernières
enclaves sunnites
dans l’est chiite
de Bagdad.
Plusieurs centaines
d’habitants
du quartier ont
manifesté lundi
pour dénoncer
cette “ségrégation”.
Le Premier ministre
Nouri Al-Maliki
a lui aussi exprimé
son hostilité, mais,
selon un général
irakien, il avait réagi
à de fausses
informations,
à la suite
des “exagérations
médiatiques”.
Il a prévenu que
la construction
se poursuivrait
et concernerait
également d’autres
quartiers de
Bagdad. Selon les
Américains, il s’agit
d’une “mesure
temporaire qui a été
coordonnée avec
divers responsables
irakiens pour
empêcher des
attaques” de milices
confessionnelles.
Mais un député
irakien a estimé que
ce mur marquait
l’échec de la
politique de sécurité
à Bagdad, tandis
qu’un autre le
comparait à l’ancien
mur de Berlin.
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
Mardi 5 juin 2007 à 20 h 30
La photo déchirée
du cinéaste portugais José Vieira
u cours des années 1960-1970, environ 800 000 Portugais
entrent clandestinement en France, fuyant la misère, la guerre
et la répression. Pleins feux sur la plus grande émigration intraeuropéenne du XXe siècle, à l’heure où la politique migratoire
fait débat dans notre pays.
A
Negam Kiaie
AL-QUDS AL-ARABI (extraits)
Mardi 3 juillet 2007 à 20 h 30
Le fugitif ou les vérités
d’Hassan
du cinéaste canadien Jean-Daniel Lafond
n 1980, un jeune étudiant noir musulman assassine le
représentant du chah à l’ambassade d’Iran aux Etats-Unis.
En 2001, on le retrouve acteur dans “Kandahar”, le film
de Mohsen Makhmalbaf primé à Cannes. De Washington
à Téhéran, entre militantisme et raison d’Etat, le parcours
singulier d’un meurtrier.
E
Les deux films seront suivis d’un débat avec le réalisateur
et un journaliste de Courrier international.
MK2 Quai de Seine 19, quai de Seine, 75019 Paris
Métro : Jaurès ou Stalingrad
33
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
860p32-33-34-35
24/04/07
17:04
Page 34
m oye n - o r i e n t
LIBAN
Beyrouth orpheline de Chirac
Le départ du président français est un coup dur pour le Liban. Car son successeur, quel qu’il soit, sera amené
à rééquilibrer la position de Paris en atténuant son hostilité à l’égard de Damas.
avec le vote de la résolution 1559 par
le Conseil de sécurité de l’ONU. Ce
texte exigeait, entre autres choses,
le retrait syrien du Liban.
La présence de Jacques Chirac à
l’Elysée en 2005 et en 2006 a été une
bonne chose pour le Liban, au
moment où le pays avait besoin d’appuis régionaux et internationaux pour
se défaire des Syriens, lancer l’enquête
sur l’assassinat de Hariri et mettre en
place un cadre de travail à l’ONU afin
d’amorcer la normalisation du pays,
notamment après la guerre de l’été
2006. Mais, en diplomatie, de bonnes
choses peuvent déboucher sur de
mauvaises. Les politiques intérieures
étant souvent dictées par une logique
de réaction partisane, l’isolement
auquel l’administration Bush a soumis
la Syrie a ainsi débouché sur une
absurde ouverture diplomatique vers
Assad, à l’occasion de la visite à Damas
[début avril] de la démocrate Nancy
Pelosi, présidente de la Chambre des
représentants. De même, on peut
presque à coup sûr s’attendre à un
retour de balancier du prochain gouvernement français, qui cherchera à
compenser l’attitude de l’actuel président, jugée excessive.
THE DAILY STAR
Beyrouth
acques Chirac est encore en
fonctions pour quelques
semaines, mais, dès les prochains
jours, il commencera à vider ses
placards au palais de l’Elysée. Le dernier acte de son mandat pourrait toutefois le conduire à tout mettre en
œuvre pour voir aboutir l’initiative la
plus déterminante qu’il ait prise ces
derniers mois : la mise en place d’un
tribunal spécial pour le Liban chargé
de juger les auteurs de l’assassinat de
son ami Rafic Hariri [ancien Premier
ministre libanais]. Mais, quel que soit
le successeur de Chirac à la tête de
l’Etat français, ceux qui à Beyrouth
considèrent la France comme un allié
essentiel pour décourager les visées
hégémoniques de la Syrie au Liban
devront se préparer à susciter moins
d’intérêt de la part de Paris. “Le
Liban est très important dans mon cœur,
mais il y a d’autres problèmes que le seul
Liban”, affirmait sans détour Nicolas Sarkozy, favori des sondages, dans
une conférence de presse donnée [à
Paris] le 17 avril à l’issue de sa rencontre avec le président égyptien
J
Dessin
de Basyrov,
Russie.
Hosni Moubarak. L’Alliance du
14 mars [la coalition antisyrienne au
pouvoir au Liban] a bénéficié d’une
anomalie : la personnalisation de la
politique libanaise de Jacques Chirac, un ami très proche de la famille
Hariri. Cela pourrait avoir des conséquences plus dangereuses que nous
ne le pensons pour l’avenir du Liban.
Le soutien de Chirac à Hariri
semble avoir été un facteur clé dans
la décision qu’a prise la France, en
2004, d’intervenir plus activement au
Liban. Le moment décisif a eu lieu en
juin 2004, lorsque le président français
a rencontré son homologue américain
George W. Bush à l’occasion de la célébration du soixantième anniversaire
du débarquement en Normandie. En
dépit de l’âpre différend qui a opposé
les Français et les Américains au sujet
de l’invasion de l’Irak, la question libanaise a fourni un terrain d’entente aux
deux parties. M. Bush ne demandait
qu’à faire pression sur Damas, du fait
de l’attitude de la Syrie en Irak ; Chirac, quant à lui, avait alors perdu toute
confiance dans le président syrien,
Bachar El-Assad.
A l’issue de sa rencontre à Paris
avec le président Bush [le 5 juin
2004], Chirac avait déclaré : “Nous
avons renouvelé notre conviction que le
Liban devait être assuré de son indépendance et de sa souveraineté.” Et Bush
de renchérir : “Les Etats-Unis et la
France conviennent aussi que le peuple
libanais mérite d’avoir la liberté de choisir son avenir, en l’absence de toute ingérence ou domination étrangère.” Ces
premiers pas vers le consensus
devaient trouver leur pleine expression au mois de septembre suivant,
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
34
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
POURSUIVRE LA POLITIQUE
D’ENDIGUEMENT DE LA SYRIE
Tout cela est inquiétant. Il est peutêtre trop tard pour Chirac, mais Bush
doit mieux ancrer dans les institutions
sa politique syrienne, afin qu’elle perdure après son départ. La politique
déteste le vide. C’est pourquoi Bush
se doit de définir une approche plus
systématique pour contenir la Syrie,
qu’il pourrait justifier dans le cadre
d’une stratégie moyen-orientale d’ensemble qui bénéficierait d’un soutien
des deux partis à Washington. Au lieu
de quoi, le fossé qui sépare républicains et démocrates sur la question
irakienne sapera la ligne d’action de
Washington sur des questions régionales où le gouvernement américain
avait obtenu des résultats dans le
cadre d’un consensus arabe et international. Et notamment sur la nécessité de mettre un terme aux efforts de
la Syrie pour restaurer son hégémonie sur le Liban.
L’Alliance du 14 mars devrait
pour sa part se donner pour priorité
de pousser ses amis occidentaux à
mettre au point une politique libanaise qui dure plus longtemps que ses
dirigeants. Il s’agirait donc d’engager
le dialogue avec leurs successeurs et
de leur démontrer que la question
libanaise dépasse la justice rendue à
Rafic Hariri ou le calme sur la frontière avec Israël. Ce sont certes là deux
objectifs importants, mais les Libanais ont trop souvent ressenti l’indifférence de la communauté internationale pour ne pas comprendre les
avantages qu’il y aurait à poser les
bases d’une sympathie plus durable.
Michael Young
860p32-33-34-35
24/04/07
17:05
Page 35
m oye n - o r i e n t
T U R QU I E
Ces foyers où l’on enseigne le fanatisme religieux
La liste des assassinats d’intellectuels laïcs, de hauts fonctionnaires et d’étrangers ne cesse de s’allonger.
Qui sont les assassins, et comment en sont-ils arrivés à ce comportement barbare ?
HÜRRIYET
Istanbul
ors des obsèques de Hrant
Dink [journaliste de gauche
d’origine arménienne],
assassiné le 19 janvier à
Istanbul, son épouse Rakel disait :
“Quel que soit l’assassin, quel que soit son
âge, je sais qu’il a été bébé avant de grandir. Quelle est cette chose obscure qui transforme un bébé en assassin ?” On pourrait se poser la même question à propos
du lycéen qui a assassiné l’année dernière le prêtre catholique Andrea Santoro à Trabzon. Lui aussi était le produit de cette “chose obscure”, comme
l’a si bien dit Rakel Dink. Bien avant,
en 1993, cette “chose obscure” avait
semé l’horreur à Sivas quand des foules
fanatisées ont tué 37 écrivains et poètes
innocents, brûlés vifs dans l’incendie
de l’hôtel Madimak où ils étaient réunis
[à l’appel du célèbre écrivain satirique
Aziz Nesin, devenu la cible des islamistes pour être un fervent défenseur
de la laïcité].
La liste des victimes est longue :
Muammer Aksoy [professeur de droit],
Cetin Emec [journaliste du quotidien
Hürriyet], Bahriye Ucok [théologienne
L
Dessin
de Kopelnitsky,
Etats-Unis.
■
Education
“Pour certains,
l’assassinat de trois
missionnaires
chrétiens à Malatya
n’est finalement
qu’un fait divers
tragique”, s’indigne
la célèbre
romancière turque
Elif Shafak dans
le quotidien Zaman.
“Pour d’autres,
il s’agit d’une
provocation
qui s’explique
par le contexte
de l’élection
présidentielle.
Or la vraie question
qui est posée
est celle de
l’éducation de nos
enfants, et en
particulier de nos
garçons.”
critique de l’islamisme politique],
Turan Dursun [mufti surnommé
“le communiste”], Ugur Mumcu et
Ahmet Taner Kislali [journalistes au
quotidien Cumhuriyet] ou encore Ali
Gunday [avocat]. [Tous étaient connus
pour leur attachement à la laïcité et
leur critique de l’islamisme politique.]
L’homme qui a récemment fait irruption au Conseil d’Etat pour y ouvrir le
feu et abattre l’un des magistrats était
lui aussi le produit de cette nébuleuse
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
35
obscure. [Le Conseil d’Etat venait
d’approuver l’interdiction du port du
foulard dans les écoles.] Et puis, la
semaine dernière, il y a eu les assassinats sauvages de trois personnes à
Malatya pour la seule raison que les
victimes avaient une foi différente et
qu’ils essayaient de répandre leur religion. [Les victimes, deux Turcs et un
Allemand, travaillaient pour une maison d’édition de missionnaires chrétiens].
Quand nous parlons de cette “chose
obscure”, nous savons tous de quoi il
s’agit. Le Premier ministre le sait, les
ministres de l’Intérieur et de l’Education le savent, tous les préfets et souspréfets le savent, la police et la gendarmerie le savent. Mais personne n’a
l’audace de s’y attaquer pour la démanteler. Le fait que les assassins de Malatya vivaient tous dans le même foyer
étudiant a attiré l’attention sur ces établissements. Dispersés dans de petites
rues, ils sont financés et gérés par des
communautés religieuses, la plupart
du temps sans enregistrement officiel.
Ils recrutent les enfants des familles
pauvres dès leur jeune âge pour leur
dispenser une éducation religieuse.
L’un d’entre eux, S., a reçu cet enseignement dans l’un de ces foyers étu-
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
diants de Malatya. Il s’est installé à
Istanbul durant quelques années. A son
retour à Malatya, il a créé une entreprise commerciale. Voilà comment il
décrit son parcours : “Mes parents, qui
avaient cinq enfants, n’arrivaient pas
joindre les deux bouts. On m’a choisi
quand j’avais 12 ans pour m’admettre
dans le foyer. Celui-ci fournissait aussi de
l’aide à ma famille sous forme de nourriture et de vêtements. La discipline était
très dure. Chaque soir nous avions une
séance d’éducation religieuse. On nous
disait que même la télévision était un
péché. On nous présentait les membres
d’autres religions comme des missionnaires
qui cherchaient à détruire notre religion.
Dans les foyers, on fait subir à tous les
jeunes un lavage de cerveau de façon à
les transformer en militants ressemblant
aux talibans.”
Déjà sous la présidence de Turgut
Özal [Premier ministre puis président
de la Turquie de 1983 à 1993], nous
avions signalé aux autorités le problème de ces foyers qui prospèrent en
dehors de tout contrôle. Mais nous
tous avons laissé cette situation s’installer. Aujourd’hui, nous ne pouvons
que regretter les résultats de cette
négligence.
Oktay Eksi
860p36-37 afrique
24/04/07
16:17
Page 36
afrique
●
NIGERIA
Une bien mauvaise farce électorale
L’élection présidentielle du 21 avril a été une parodie de démocratie, estime un quotidien béninois.
Plus généralement, les droits de l’homme sont en net recul dans le pays le plus peuplé d’Afrique.
LE BÉNIN AUJOURD’HUI
Cotonou
n dépit des vives critiques des
candidats de l’opposition,
l’élection présidentielle couplée aux législatives et aux
sénatoriales a eu lieu le 21 avril 2007.
Mais sa crédibilité laisse à désirer et
elle va donner une faible marge de
manœuvre au nouveau président élu,
Umaru Yar’Adua.
Après avoir admis certaines irrégularités dans le processus électoral et
des incidents dans plusieurs Etats du
pays, la Commission nationale électorale indépendante a laissé entendre que
les irrégularités n’entachaient en rien
le résultat final, proclamant la victoire
d’UmaruYar’Adua, ancien gouverneur
de l’Etat de Katsina [dans le nord du
pays] et candidat du parti au pouvoir.
Mais, pour nombre d’observateurs
nationaux et internationaux, la mauvaise organisation du scrutin et les
fraudes relevées en maints endroits
font que cette élection n’est ni crédible, ni démocratique, ni juste, ni
équitable. Un avis que partage notamment Max Vanderberg, le chef
de la délégation d’observateurs de
l’Union européenne. Autant de critiques qui confortent les leaders de
l’opposition et la société civile dans
leur conviction que l’élection présidentielle mérite d’être invalidée et
reprise dans de bien meilleures conditions. Le vice-président Atiku Abubakar a, pour sa part, qualifié ce scrutin de “tragédie nationale”. L’ancien
E
La bagarre
pour la présidence
du Nigeria s’intensifie.
“Politique, mode
d’emploi.”
“Programme :
Bla ! Bla ! Bla !”
Dessin de Tayo paru
dans This Week,
Lagos.
■
Résultats
Selon le président
de la Commission
électorale nationale,
le vainqueur,
Umaru Yar’Adua,
a obtenu plus de
24 millions de voix.
L’ex-président
Buhari en aurait
obtenu 6 millions.
Seuls 2 millions
de suffrages
se seraient portés
sur l’ex-viceprésident Atiku.
Mais l’opposition
évoque des fraudes
massives. Plus de
200 personnes ont
été tuées pendant
la campagne
électorale.
dictateur Muhamad Buhari, qui était
aussi en lice, a également mis en
doute la transparence et la crédibilité
de cette élection, considérée comme
pire que celle de 2003.
Seul le président sortant Olusegun
Obasanjo rejette les accusations de
fraude. Et pourtant, dans 6 des 36 Etats
que compte le Nigeria, les électeurs
n’ont pu accomplir leur devoir civique.
Sans compter les bourrages d’urnes,
les intimidations d’électeurs et les
retards observés dans le déroulement.
Alors que les observateurs nationaux
et internationaux se disent inquiets, la
communauté internationale et particulièrement les Etats-Unis sont tout
aussi préoccupés par l’issue de la présidentielle. Manifestement, seul le parti
au pouvoir et Olusegun Obasanjo,
qui tenait à imposer son poulain,
Umaru Yar’Adua, se satisfont du processus électoral. L’élection des gouverneurs des Etats du pays, largement
remportée par le parti au pouvoir,
avait déjà suscité un tollé en raison
des violences et des multiples fraudes
qui avaient été enregistrées. L’opposition avait alors suggéré un report de
la présidentielle afin de renforcer sa
crédibilité, mais en vain. On se souvient que même le vice-président,
Atiku Abubakar, que le président
Olusegun Obasanjo avait accusé de
corruption pour faire interdire sa candidature par la commission électorale, a dû batailler fort, et n’a imposé
sa candidature que grâce à la pression internationale et à la décision de
la Cour suprême.
Autant de conflits qui créent un
malaise sociopolitique dans le Nigeria
de l’après-Obasanjo, en proie depuis
à des crises sociales, identitaires et
confessionnelles dans bien des Etats.
“Nous sommes déçus par la présidentielle
qui vient de se tenir chez nous.Et la sagesse
voudrait qu’on la reprenne dans l’intérêt
supérieur de la fédération”,explique Mike
Chukwu, commerçant nigérian établi à Cotonou, au Bénin. “Le président
Obasanjo tenait à nous imposer son candidat à la tête du pays pour s’assurer qu’il
s’en va tout en restant toujours au pouvoir. Maintenant que c’est fait, le nouveau
président et lui doivent gérer les conséquences qu’un tel acte politique implique”,
ajoute un autre représentant de la communauté nigériane.
Après la mort du dictateur Sani
Abacha [au pouvoir de 1993 à 1998],
qui a régné d’une main de fer à la tête
de la junte de l’époque, la première
transition politique civile est loin d’avoir
comblé les espérances des Nigérians.
Et ce n’est là que pur euphémisme.
Ainsi désabusés, nombre de citoyens
ne savent plus à quel saint se vouer.
Surtout au regard des joutes politiques
à venir, qui ne s’annoncent pas sous
de meilleurs auspices. Ce qui ne fera
qu’affaiblir davantage la cohésion
sociale dans un pays que l’on qualifie,
à tort ou à raison, de “géant aux pieds
d’argile”. Avec ce scrutin présidentiel,
le Nigeria consacre ainsi son recul
démocratique dans un contexte sousrégional qui a déjà vu trop de ces
régressions les dernières années.
Marcus Boni Teiga
AFRIQUE DU SUD
J’ai honte de mon gouvernement
Le célèbre éditorialiste sud-africain Max
du Preez s’insurge contre l’indifférence
de l’Afrique du Sud face au désastre
qui menace son voisin zimbabwéen et lui
demande de passer à l’action.
a politique étrangère ne saurait être tributaire de l’opinion publique. Mais arrive
un temps où la politique extérieure d’un pays
peut se retrouver tellement en conflit avec
l’esprit et le sens de la morale de l’ensemble
de la nation qu’elle en devient illégitime. C’est
assurément le cas de la politique sud-africaine vis-à-vis du Zimbabwe. En tant que
citoyen, j’admets que je ne dispose pas de
toutes les informations auxquelles ont accès
mon président ou mon ministre des Affaires
étrangères, et que je ne suis pas au fait de
toutes les subtilités et de tous les accords
secrets entre mon pays et le Zimbabwe. En
l’état actuel des choses, je me sens profondément offensé et humilié par l’attitude
de mon gouvernement face à Robert Mugabe.
L
Il y a vingt ans, quand je voyageais hors de
nos frontières, j’avais tellement honte de
la politique du gouvernement de l’apartheid
que je mentais quant à mes origines sud-africaines, en prétendant venir de NouvelleZélande ou d’Allemagne. (Au moins, au pays,
je pouvais encore me joindre à la lutte contre
l’apartheid, ce que j’ai d’ailleurs fait. Mais
comment puis-je aujourd’hui me battre contre
cette nouvelle infamie ?)
Je mets au défi un ministre ou un responsable
de l’ANC [Congrès national africain] quel qu’il
soit de se rendre dans les bidonvilles de Harare
ou de Buluwayo et d’y défendre, devant les Zimbabwéens de la rue, les relations qu’entretient
l’Afrique du Sud avec le régime de Mugabe.
Les Zimbabwéens sont très fiers de la victoire
que nous autres Sud-Africains avons remportée sur l’apartheid, et de la démocratie
ouverte, tolérante et prospère que nous avons
établie. Nous étions censés être leurs
meilleurs alliés dans leur lutte pour accomplir
la même chose au Zimbabwe. J’estime qu’on
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
pourrait légitimement utiliser une certaine
forme de “diplomatie tranquille” vis-à-vis du
Zimbabwe. Il est vrai que la discrétion est
de mise en la matière. De toute évidence, les
sanctions et les boycotts ne devraient pas
faire partie de notre politique zimbabwéenne.
Mais, lorsque Robert Mugabe déclare publiquement, devant les fidèles de son parti, que
personne ne l’a tancé lors de la récente
réunion des chefs d’Etat de la Conférence
pour la coordination du développement de
l’Afrique australe (SADCC), et qu’il reconnaît
devant eux que ses policiers ont battu le
leader de l’opposition, mais qu’il l’avait cherché,
en tant qu’Africain, en tant que Sud-Africain,
je n’admets pas que mon gouvernement
ferme les yeux sur les graves violations des
droits de l’homme dans d’autres pays
d’Afrique. Le message que ce gouvernement
adresse au reste de l’Afrique, et aussi au
reste du monde, est que notre continent
n’a pas une très haute idée de la dignité
humaine, qu’en Afrique la vie des hommes
36
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
ne vaut pas cher, tandis que la liberté reste
inabordable. Nous avons tous été horrifiés
quand les victimes de l’apartheid ont égrené
la litanie des meurtres, des tortures, des
enlèvements et des agressions devant notre
Commission vérité et réconciliation.
Maintenant, nous nous contentons de rester les bras croisés quand les mêmes traitements sont infligés à nos cousins de l’autre
côté de la frontière. C’est une affaire intérieure, disons-nous. Nous promettons que
nous allons les amener à dialoguer les uns
avec les autres. Je reconnais que c’est à mon
président de décider de la manière dont nous
traitons avec les autres pays. Mais j’exige
qu’il se lève et qu’il dise que le comportement de Mugabe porte atteinte à la conception que nous avons, nous autres Africains
et Sud-Africains, de la manière dont les gouvernements doivent se comporter envers
leurs citoyens – une conception fondée sur
notre propre Constitution.
Max du Preez, Cape Argus, Le Cap
860p36-37 afrique
24/04/07
13:44
Page 37
afrique
ANGOLA
Les enfants sorciers passent les frontières
En Angola, comme en république démocratique du Congo, des enfants sont accusés de tous les maux
et maltraités. Un phénomène que les autorités ont du mal à combattre.
ANGOLENSE
pour l’Etat. Les accusés sont pour la
plupart des garçons. Les filles sont
peu nombreuses, probablement du
fait de leur rôle au sein de la famille
et comme futures mères dans cette
société matrilinéaire. Certains des
garçons accusés ont à peine 3 ans et
sont en général orphelins. Il est en
effet rare qu’un enfant dont les deux
parents sont vivants et unis soit accusé de sorcellerie.
Luanda
n kikongo, langue parlée
dans le nord de l’Angola,
makiesse signifie “joie”. Mais
l’enfance de Makiesse Jonas,
10 ans, a été tout sauf joyeuse. Sa
belle-mère l’a accusé de sorcellerie et
d’avoir provoqué la maladie qui a
emporté son père. Il ne pouvait plus
ainsi manger avec la famille, dormait
dans les latrines, était battu quotidiennement et a dû passer par des
rituels de purification qui relevaient
de la torture, tels que le jeûne, les
coups et la réclusion. Makiesse n’avait
que 6 ans à l’époque. “Je disais que
je n’étais pas un sorcier et que peut-être
le sorcier utilisait mon visage la nuit.
Mais personne ne me croyait”, dit
Makiesse.
Un jour, un de ses parents lui a
versé du pétrole sur le corps, mais un
oncle s’est interposé et a empêché
qu’on le brûle vif. Un matin de bonne
heure, il l’a emmené de Uige vers
la capitale, Luanda, distante de
345 kilomètres. Il l’a laissé dans un
centre de l’Eglise catholique, qui accueille des enfants de la rue. C’était
il y a trois ans. Makiesse n’a reçu que
deux visites de son frère aîné.
Makiesse a survécu à un phénomène perturbant qui a surgi en Angola
ces dernières années : des accusations
de sorcellerie lancées contre des enfants, accompagnées de mauvais traitements, d’abandons et, dans certains
cas, de la mort.
La croyance en la sorcellerie est
un élément central de l’univers culturel des peuples d’origine bantoue.
Elle est présente dans tout l’Angola
et est surtout vivace dans le Nord, au
sein du groupe ethnique bakongo. On
a enregistré dans le passé des cas isolés d’accusations de sorcellerie portées contre des jeunes.
La nouveauté, c’est que le nombre
d’enfants abandonnés et maltraités à
la suite d’accusations de sorcellerie
augmente rapidement, affirme une
étude récente de l’Institut national
angolais de l’enfant (INAC) et du
Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF).
E
DU PIMENT DANS LES YEUX
DES ENFANTS
En 2000, l’attention a été attirée par
le grand nombre d’enfants vivant
dans les rues de M’banza Kongo,
dans la province du Zaïre. “Plus de
400 enfants étaient dans cette situation à M’banza Kongo, une réalité effrayante”, se rappelle Suzana Filomena, de Save the Children Norvège.
Elle raconte également des séances
d’exorcisme effectuées par des pasteurs des Eglises pentecôtistes, dans
certains centres de M’banza Kongo.
MÊME À LUANDA, DES ENFANTS
SONT PERSÉCUTÉS
La stratégie de Save the Children
Norvège, explique Filomena, est
d’“aider les personnes à comprendre que
le comportement de ces enfants est dû à
la guerre, au sida, à la mort des parents ;
et que ces enfants ont également des
droits”.
Dans la province du Zaire, dans
le nord de l’Angola, Save the Children Norvège travaille avec l’INAC
pour faire face à ces questions. En
2001, le gouverneur provincial a
ordonné la fermeture de treize centres
de traitement appartenant à des
Dans le meilleur des cas, il s’agit de
prières et d’eau bénite. Au pire, on
met du piment et du pétrole dans les
yeux des enfants, on leur inflige des
scarifications, des brûlures, on leur
introduit des suppositoires d’herbes ;
on leur impose des jeûnes de deux
semaines, des travaux forcés dans les
champs du pasteur, ou encore une
réclusion qui peut durer jusqu’à six
mois. Les pasteurs trouvent leur intérêt à détecter et à “soigner” ainsi les
enfants sorciers. Ils perpétuent ainsi
les croyances et se remplissent les
poches des dons versés par les familles
pour exorciser les enfants.
“L’influence du sida est très forte”,
affirme le père Horacio Caballero,
directeur du centre qui a accueilli
Makiesse et des dizaines d’enfants
dans la même situation. “Quand le
sida commence à tuer, débute alors le
processus d’exclusion de certains des
membres de la famille.” Quand bien
même la séroprévalence moyenne en
Angola reste inférieure à 4 %, ce qui
en fait la plus basse d’Afrique australe, l’ignorance l’emporte. “Les gens
ne comprennent pas ce cycle d’infections
et de maladies que l’on ne sait soigner ;
ces années de souffrance ne peuvent être
le fait de Dieu, il ne peut donc s’agir que
de sorcellerie.”
Les enfants accusés de sorcellerie sont des enfants difficiles et rebelles. Beaucoup souffrent d’épilepsie, de handicaps physiques ou de
somnambulisme, et la plupart ont de
terribles cauchemars. Selon les spécialistes, les enfants qu’on accuse de
sorcellerie étaient déjà vulnérables,
exclus de la famille et de la communauté, invisibles pour la société et
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
37
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
Eglises spiritualistes ainsi que l’expulsion de huit pasteurs congolais
dépourvus de visa. “Nous devons lutter contre les mauvais traitements faits
à nos enfants”, a déclaré Monteiro
Garcia, gouverneur adjoint de la province. Cette décision témoigne d’une
tolérance zéro dans la province, ce
qui a eu cependant pour conséquence
de plonger ces pratiques dans la clandestinité. Et d’aggraver les mauvais
traitements.
Par ailleurs, une campagne de
sensibilisation des chefs traditionnels
et religieux a débuté. On a également
créé 38 comités pour la protection
des enfants dans les communes.
Selon João Neves, responsable de
S a ve t h e C h i l d r e n N o r v è g e à
Luanda, le phénomène tend aujourd’hui à diminuer dans la province du
Zaire. Pour autant, la pratique perdure dans les autres provinces ainsi
que dans la capitale, où les pasteurs
se sont installés.
Dessin de Bartumeus paru dans
La Vanguardia, Barcelone.
860p38-42 doss pologne/2
24/04/07
14:49
Page 38
dossier
●
POLOGNE
LA SOCIÉTÉ DU SOUPÇON
Près de dix-huit mois après l’arrivée au pouvoir des frères Kaczynski – qui s’appuient
sur leur parti, Droit et justice (PiS), mais aussi sur les catholiques intégristes et les
populistes –, la presse polonaise dresse un bilan inquiétant. ■ La société est plus
que jamais divisée par l’application de la loi de “lustration”, présentée comme
l’ultime – et nécessaire – étape de la décommunisation. Le projet de loi d’interdiction
totale de l’IVG n’est pas passé, mais ce n’est que partie remise. ■ En attendant, de
nombreux Polonais préfèrent aller vivre sous d’autres cieux.
Sous la férule des frères K
Voulant faire table rase de
la période de transition, les frères
rêvent d’une “IVe République”,
libérée de tout héritage
communiste. Pour l’instant,
ils n’ont réussi qu’à plonger
le pays dans le chaos, dénonce
le principal hebdomadaire
de gauche polonais.
POLITYKA (extraits)
Varsovie
l y a bien longtemps qu’on n’avait pas vu dans
ce pays tant de querelles ni une ambiance
aussi haineuse. Partout dans la société, au
travail comme à la maison, les Polonais se
sont mis à jouer le jeu imposé par Droit et
justice [PiS, le parti au pouvoir des frères
Kaczynski] au nom d’un renouveau moral. Il
s’agit probablement du plus grand exploit de ce
gouvernement. Après avoir stigmatisé les
hommes d’affaires, les médecins, les prêtres, les
journalistes, les fonctionnaires et les écologistes,
I
le pouvoir va maintenant s’en prendre aux avocats (on a entendu dans la presse les premières
rafales visant les juges et les chercheurs…).
Bien au-delà des agents des services secrets
communistes – réels ou imaginaires – et des
anciens membres du parti unique, tous ceux
dont le CV débute pendant l’époque communiste, un fait inacceptable aux yeux du PiS, sont
maintenant menacés.
La “Pologne solidaire” tant vantée par les frères
Kaczynski [c’était leur slogan de campagne]
tombe en lambeaux sous nos yeux. Le mécanisme est toujours le même : il s’agit de dresser les gens les uns contre les autres. Les jeunes
(nés après 1972) qui n’ont pas atteint l’âge d’être
soumis à la lustration [processus de contrôle
visant à identifier les anciens collaborateurs de
la police politique] attaquent les vieux, dont le
sort dépend des archives de l’Institut de la
mémoire nationale (IPN). Les subalternes soupçonnent leurs supérieurs. Les candidats aux
postes à responsabilité mettent en cause ceux
qui les occupent. Les assistants d’université cherchent à déstabiliser les professeurs, et les internes
en médecine leurs chefs de service. Tout cela
vise à faire croire que la clé du succès est entre
les mains du pouvoir, qui est seul à distribuer
les postes et les avantages. Le pouvoir peut donner de l’avancement – même en l’absence des
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
38
■
Chronologie
23 octobre 2005
Lech Kaczynski
remporte la
présidentielle au
second tour, face
au libéral Donald
Tusk (Plate-forme
civique).
25 septembre 2005
Législatives :
victoire de Droit et
justice (PiS), sans
la majorité absolue.
Kazimierz
Marcinkiewicz est
nommé Premier
ministre d’un
gouvernement
minoritaire. Le
10 juillet 2006,
Jaroslaw, le frère
jumeau du président
Kaczynski, lui
succède.
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
qualifications nécessaires – ou au contraire humilier et faire peur en communiquant aux
médias des documents provenant de l’IPN. Avec,
pour seuls critères, les nécessités politiques du
moment et les considérations personnelles. Il
suffit pour le promu de laisser de côté les convenances et de ne pas être trop dégoûté par le fait
de prendre la place de celui qui vient d’être
éjecté. Ce pouvoir va ouvrir les portes à des
hommes nouveaux, leur ouvrir la voie vers les
caméras et les micros, leur assurer des postes
dans les universités, dans les cabinets d’avocats,
dans les services de l’Etat et dans d’autres institutions fraîchement reconquises.
Chaque fois, après avoir semé la pagaille
et ouvert les hostilités, le Premier ministre Jaroslaw Kaczynski quitte la place en toute discrétion
pour un autre champ de bataille. Ensuite, tout
se passe tout seul. La société commence à comprendre les règles et à tourner en libre-service.
Il suffit de voir ce qui se passe dans les médias,
dans les écoles, dans l’Eglise, dans les universités, dans la vallée de Rospuda [lieu de construction d’une autoroute controversée car elle
traverse une réserve naturelle, voir CI n° 854, du
15 mars 2007]. De nouveaux fronts ne cessent
de s’ouvrir : l’avortement, les homosexuels
– Roman Giertych [ministre de l’Education et
vice-Premier ministre] a juste “un peu exagéré”
Page 39
13 février 2007
Un rapport
parlementaire
sur les services
de renseignements
militaires (WSI)
accuse des agents
de vouloir contrôler
les médias.
15 mars 2007
Entrée en vigueur
de la loi de
“lustration”.
Elle vise à épurer
52 professions
(journalistes,
avocats,
fonctionnaires,
enseignants,
chercheurs…)
des anciens indics
de la police
politique
communiste.
0
200 km
Mer
Bal
RUSSIE
Encl. de
Kaliningrad
e
tiqu
LITUANIE
Gdansk
m é r a n
i e
P o
Bialystok
Szczecin
Varsovie
Poznan
Lodz
S
Lublin
Wroclaw
i l
é s
i e
RÉP.
TCHÈQUE
BIÉLORUSSIE
lors de prises de position antihomos, dixit le Premier ministre. Le pouvoir joue sur les émotions
véhiculées par les tabloïds, organise des séances
d’autocritique, exploite les traumatismes et profite des lacunes de la mémoire historique.
Derrière tout cela se cache une vision impitoyable de la société, où l’homme est un loup pour
l’homme, où chacun menace l’autre, lui tend un
piège, pensant que l’on sera mangé par l’autre
si on ne le mange pas assez vite. Dans cette
logique, le compromis ruine tout ; c’est le conflit
qui est constructif, parce qu’il balaie la bassesse
et la médiocrité héritées de la Pologne communiste. Ce genre de vision, facile à assimiler, trouve
toujours une clientèle. Même si le rêve de rassembler tous les Polonais sous la bannière du PiS
a existé un temps, il s’est rapidement volatilisé.
La IVe République des frères Kaczynski a disparu
dans le brouillard, même ses promoteurs les plus
zélés ne peuvent le nier. Le projet a cédé la place
à la lutte, qui est devenue un projet en soi. Ce
n’est qu’un jeu d’apparences : on pourrait croire
que, si la lutte continue, c’est que Droit et justice
a encore des choses à dire. Mais, pour cela, il
lui faut sans cesse trouver de nouveaux adversaires et ouvrir de nouveaux fronts. C’est comme
avec une armée. Quand elle existe, il lui faut trouver une occupation, désigner un ennemi et
envoyer les troupes à la bataille.
4 décembre 2006
“Scandale des
braguettes”.
Le quotidien Gazeta
Wyborcza accuse
plusieurs députés
d’Autodéfense,
dont le leader
Andrzej Lepper, de
harcèlement sexuel
au sein du parti.
Cracovie
UKRAINE
17 octobre 2006
Droit et justice,
la Ligue des familles
polonaises
(extrême droite)
et Autodéfense
(populiste) forment
un gouvernement
de coalition.
Rzeszów
C a r p ate
Population :
s
38,5 millions d’habitants
SLOVAQUIE
Diaspora : environ 10 millions
Superficie : 312 700 km2 (0,6 fois la France) Densité de
PIB-PPA par habitant (2005) : 12 994 dollars population
(France : 29 316)
(nbre d’hab./km2)
De 200 à 500
Taux de chômage (2006) : 13,8 %
De 100 à 199
(France : 9,4)
De 75 à 99
Solde migratoire (2005) : - 12 878
De 50 à 74
(France : + 92 513)
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
39
Sources : Eurostat, “L’Etat du monde 2007” (éd. La Découverte)
(suite)
26 septembre 2006
“Scandale vidéo”.
La députée Renata
Beger, du parti
populiste
Autodéfense,
rend public
l’enregistrement
d’une tentative
de corruption,
par Adam Lipinski,
alors vice-président
du PiS.
Jaroslaw Kaczynski a un don particulier :
il trouve toujours de nouvelles missions pour ses
soldats. L’histoire des guerres déclenchées par
le PiS depuis son arrivée au pouvoir est longue,
sans doute plus longue que l’histoire de tous les
conflits qui ont eu lieu depuis 1989. Sur le front
politique, la guerre contre la Plate-forme civique
continue avec de multiples rebondissements. Le
dernier épisode se joue à Varsovie, où on tente
systématiquement de déstabiliser Hanna Gronkiewicz-Walz (PO), le maire de la ville [qui a
succédé à Lech Kaczynski, le président], par
tous les moyens possibles et imaginables.
Jaroslaw Kaczynski occupe la totalité de l’espace politique, tient tout le monde en haleine,
utilise tous les services dont il dispose. Il tient
ses alliés au sein du gouvernement, il tient le
Parlement, il ne laisse pas une seconde de répit
à la gauche, qu’il appelle l’“Ubekistan” [d’après
le sigle UB, désignant la police politique communiste], l’accusant de tous les péchés et lui
attribuant la responsabilité de tout ce qui s’est
passé à l’époque communiste, mais aussi depuis
1989. Tout cela semble pétrifier l’opposition,
qui ose à peine respirer, et permet aux frères
Kaczynski de régner sans partage.
Ils semblent notamment avoir réussi à neutraliser l’Eglise, tombée sous la coupe de la lustration et prise en otage par le père Tadeusz Rydzyk et Radio Maryja. Le clergé peut en effet à
tout moment être accusé d’avoir participé à la
“table ronde” [en 1989, lorsque les communistes
ont partagé le pouvoir avec l’opposition démocratique]. Une faiblesse dont il lui faudra des
années pour se remettre.
Dans une atmosphère de suspicion généralisée, on ne discute plus. Celui qui met en cause
la loi sur la lustration, dont plusieurs aspects
sont obscurs et inhumains, se voit immédiatement désigné comme un défenseur des anciens
indics de la police politique, voire comme un
ancien agent.
Durant plusieurs mois, des journalistes bienveillants à l’égard du PiS nous ont chanté des
berceuses, disant que son programme était glo-
ice
Les “frères K”,
Lech et Jaroslaw
Kaczynski.
Dessin de Mayk paru
dans Sydsvenskan,
Malmö.
tow
14:50
Ka
24/04/07
ALLEMAGNE
860p38-42 doss pologne/2
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
balement correct, même si les méthodes employées étaient inacceptables. Ils ont avalisé le
diagnostic de la situation sociale porté par les
Kaczynski en se contentant de faire des objections sur des questions de style. Aujourd’hui, on
voit bien qu’ils nous ont abreuvés d’illusions.
Il ne s’agit pas de déviations ou d’erreurs. C’est
l’essence même de la politique des frères
Kaczynski qui est viciée.
Nombreux sont ceux, par exemple, qui ont
cru qu’il fallait liquider les services de renseignements militaires (WSI). Aujourd’hui, certains montrent avec ostentation leur déception
en évoquant les machinations qui ont accompagné la dissolution de ces services. Or c’est
exactement ce que voulait le PiS. Idem pour
la télévision publique (TVP).
Tout allait bien pour les partisans de la
IVe République quand Bronislaw Wildstein était
à la tête de la TVP. Manipulations au sein du
Conseil audiovisuel, marchandages politiques
pour les postes au conseil de surveillance, purges
au sein du personnel, tout marchait comme sur
des roulettes. Quand Wildstein a été remplacé
par Andrzej Urbanski, les gardiens du programme du PiS ont commencé à dénoncer ces
pratiques. “Seize mois après sa victoire, le PiS ne
doit pas oublier les siens, ceux qui se sont saignés pendant la campagne électorale. Aucun d’entre eux ne
doit souffrir de la faim et des privations. Ces gens
doivent reprendre le contrôle du secteur public”,
affirmait Jacek Kurski, figure emblématique du
PiS, pendant le dernier congrès du parti. Tout
était dit. Tomasz Sakiewicz, un autre inconditionnel du PiS, ne pouvait pas être plus direct.
“Quand et à qui le PiS a-t-il promis une télévision publique indépendante ? Peut-être à quelques
journalistes, mais certainement pas à ses électeurs”,
a-t-il écrit dans les pages du quotidien [conservateur] Rzeczpospolita. Selon lui, l’électorat du
PiS considère comme une priorité l’éviction des
anciens communistes.
Plus les milieux professionnels sont traversés d’antagonismes, plus ils sont occupés par les
luttes internes, la délation, la recherche d’anciens agents et le passage au crible des CV, plus
cela rend facile de les contrôler, de manipuler
et de gérer cette “plèbe”. Ce mot, utilisé récemment par Jaroslaw Kaczynski pour désigner la
majorité de la société, est une récompense pour
ses électeurs fidèles. Histoire de resserrer les liens
avec eux.
La plus grande erreur de nombreux sympathisants de la IVe République est leur foi naïve
dans l’idée que, même avec de mauvaises
méthodes, on pourrait obtenir de bons résultats
pour le pays, que, en définitive, c’est le bilan qui
compte. Que l’injustice et les coups bas éventuels allaient accoucher d’une Pologne juste et
honnête, que c’était le prix à payer. Mais on
ne peut pas construire la IVe République sur des
injustices faites à des innocents. Un règlement
de comptes avec la Pologne communiste ne
devrait pas justifier les violations des droits de
l’homme et la recherche à tout prix d’une culpabilité qui fut avant tout collective.
Mariusz Janicki et Wieslaw Wladyka
860p38-42 doss pologne/2
24/04/07
14:50
Page 40
dossier
Une réputation gâchée
Deux spécialistes américains
de l’Europe de l’Est déplorent
que la Pologne ait perdu
son exemplarité pour les autres
pays en transition.
INTERNATIONAL HERALD TRIBUNE
Paris
u cœur de l’Europe, l’univers inquiet
de Franz Kafka semble prendre le dessus sur l’univers optimiste de Václav
Havel. L’essor des villes historiques de
Prague, Varsovie, Bratislava et Budapest est assez impressionnant, mais les
progrès économiques sont de plus en plus occultés par le chaos politique qui y règne. En
Pologne, un pays qui a toujours été le baromètre
du changement en Europe centrale, il y a des
courants contraires impossibles à réconcilier ou
à comprendre. Dirigé par le président Lech
Kaczynski et par son frère jumeau le Premier
ministre Jaroslaw Kaczynski, le gouvernement
nationaliste se montre sceptique, voire méfiant,
à l’égard de l’Union européenne – alors qu’il
s’apprête à recevoir 75 milliards de dollars de
l’Union étalés sur sept ans. Le gouvernement
est proaméricain, mais le soutien de la population à la politique des Etats-Unis a brutalement chuté, passant de 62 % à 38 % en un an.
La population et le gouvernement sont également divisés sur les questions de politique nationale. Selon deux tiers des personnes récemment
interrogées, la Pologne prend la mauvaise direction. Mais la question la plus douloureuse et
la plus controversée du moment, c’est la campagne agressive du gouvernement contre la voie
suivie par le pays depuis 1989. A cette époque,
les frères jumeaux étaient partisans – comme
l’ensemble de la classe politique – d’une rup-
A
Dessin
de Mayk paru
dans Sydsvenskan,
Malmö.
Les auteurs
.
Charles Gati est
un ancien membre
de l’administration
Clinton,
actuellement
professeur
à l’Institut d’études
internationales
avancées
de l’université
Johns Hopkins.
Heather Conley est
un ex-responsable
de l’Europe centrale
et orientale
de l’administration
Bush (2001-2005).
.
ture en douceur avec le passé communiste. Mais
voilà qu’ils se mettent à lancer, alors qu’ils sont
arrivés au pouvoir il y a dix-huit mois, une croisade contre l’esprit de 1989, affirmant qu’un
“uklad”, littéralement un “arrangement” (une
conspiration), a fait que la Pologne est restée
sous le contrôle des ex-communistes, des collaborateurs, des libéraux laïcs, des hommes d’affaires et des Russes.
Accuser l’élite post-1989 de corruption et
de collaboration avec les communistes pourrait
permettre de régler les comptes du passé et de
trouver des boucs émissaires pour expliquer les
difficultés dues à une transition imparfaite. Mais
on trouve parmi ceux qui perdent leur travail
des archivistes anticommunistes, des présentateurs de télévision et même des partisans du
gouvernement actuel. Personne n’échappe aux
soupçons. En l’espace de dix-huit mois, la
Pologne a eu quatre ministres des Finances, deux
ministres des Affaires étrangères, deux ministres
de la Défense et deux Premiers ministres. Le
service diplomatique polonais a été décimé et
le personnel de l’Institut de la mémoire nationale (IPN), où étaient conservées une grande
partie des archives de la police secrète, a été renvoyé. La loi dite “de lustration”, entrée en
vigueur en mars dernier, demande à 700 000
citoyens de déclarer par écrit qu’ils n’ont pas
coopéré avec la police secrète communiste. Mais
qu’entend-on par “coopération” ? Parler avec
des agents qui ne se présentaient pas comme
tels ? Comment interpréter un document d’archive où un agent zélé évoque la coopération
possible d’une éventuelle recrue alors que cette
coopération ne s’est jamais concrétisée ?
D’anciens dissidents respectés, comme Jan
Litynski et Adam Michnik – qui sont opposés à
une telle purge parce qu’elle arrive trop longtemps après la chute du communisme –, attirent aussi l’attention sur la possibilité très réelle
que ces dossiers aient été falsifiés. Et le pire, c’est
que le gouvernement polonais consacre tout son
temps, toute son énergie et tout son capital politique à mener une campagne “contre le mal” et
laisse en suspens des réformes économiques plus
que nécessaires.
Il y a quelques années à peine, encouragée par les Etats-Unis, la Pologne a pu jouer un
rôle utile, guidant les premiers pas de la “révolution orange” ukrainienne. A l’époque,Varsovie avait quelque chose à offrir : les leçons tirées
de son propre parcours depuis 1989 et de la
compassion pour l’avenir de ses voisins de l’Est.
Qu’aurait à offrir le gouvernement polonais
d’aujourd’hui ? Washington devrait à nouveau
marcher main dans la main avec les vrais démocrates d’Europe centrale plutôt que se contenter de chercher ailleurs de “nouvelles victoires”.
Où cultiver la démocratie, si ce n’est en Europe
centrale ?
Charles Gati et Heather Conley
P O U R O U C O N T R E L A L U S T R AT I O N
“Un procédé indigne”
Jan Winiecki* : Je voudrais exprimer ma
colère et mon écœurement en voyant les
bolcheviks nationalistes qui dirigent aujourd’hui la Pologne forcer certaines personnes
à subir les effets indignes de la loi “de lustration”. Rappelons que ce texte exige d’un
grand nombre de citoyens qu’ils remplissent
un formulaire pour déclarer s’ils ont été ou
non informateurs de la police secrète pendant l’ère communiste. Cette loi est inacceptable, tant pour des raisons juridiques
que morales. Premièrement, on ne saurait
légalement harceler des personnes qui, pour
une raison ou une autre, ont collaboré, en
général sous la contrainte, avec la police
secrète communiste que si ladite police avait
été qualifiée d’organisation criminelle par la
loi. En l’absence d’une telle loi, les autorités polonaises ne font en fait que lancer une
procédure juridique pour la transgression
d’un code moral, et non d’un code légal.
Deuxièmement, il est inadmissible que les
autorités polonaises préfèrent persécuter
des personnes qui étaient très souvent la
cible de menaces et de chantage plutôt que
les oppresseurs communistes de la police
secrète. Enfin, il est inacceptable que les
personnes jugeant que les documents de la
police secrète rendus publics sont erronés
en ce qui les concerne n’aient pour seul
recours qu’une procédure en diffamation
devant les tribunaux civils. Car ce seront
elles, accusées à tort, qui seront contraintes
de prouver leur innocence, alors que la
charge de la preuve devrait normalement
revenir à l’accusation. Financial Times, Londres
* Economiste polonais, ancien collaborateur de
Lech Walesa et chroniqueur du magazine Wprost.
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
Il n’y a pas de quoi s’affoler !
Rafal A. Ziemkiewicz : Si l’on en croit les
journaux occidentaux, les Polonais vivent
depuis le 15 mars [date d’entrée en vigueur
de la loi sur la lustration] dans un insidieux
régime orwellien : il n’y aurait plus en Pologne
ni démocratie ni liberté d’expression ; les
pénitenciers se rempliraient de prisonniers
de conscience, on commencerait à allumer
les bûchers et le grincement des instruments
de torture se ferait entendre…
On peut et on doit discuter des imperfections de la loi sur la lustration. Rzeczpospolita a été le premier journal à le faire. Mais
la lustration de journalistes n’est pas
– contrairement à ce qu’affirment les militants de Human Rights Watch (une ONG qui
s’est par ailleurs rendue célèbre par ses
recherches aussi insistantes qu’infructueuses des prisons secrètes de la CIA en
40
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
Pologne) – l’œuvre de “quelques politiciens
débordant de haine”. L’écrasante majorité
des Polonais y est favorable, tout comme la
majorité des journalistes, ainsi qu’en
témoigne la lettre [favorable à la loi] qu’ils
ont signée dans notre journal. Les lustrations ont eu lieu dans tous les pays libérés du communisme. Le processus allemand
étant même allé encore plus loin qu’en
Pologne – ce que les journaux allemands
semblent malheureusement oublier.
Mais le plus pitoyable est que tous les
détracteurs de la lustration trouvent quelque
part l’inspiration pour déballer de telles inepties. On en est réduit à tenter de deviner
où, car courir après les médias étrangers
pour dénoncer la Pologne est une vieille habitude chez nos intellectuels.
Rzeczpospolita, Varsovie
860p38-42 doss pologne/2
24/04/07
14:51
Page 41
POLOGNE LA SOCIÉTÉ DU SOUPÇON
●
Ces nationalistes qui méprisent les femmes
Pour l’écrivaine Agnieszka Graff,
le projet d’interdiction totale
de l’avortement est de nature
“criminelle”. Le problème est
d’autant plus grave, expliquet-elle, que l’opposition n’ose pas
organiser la résistance.
PRZEKROJ (extraits)
Varsovie
ée en 1970, Agnieszka Graff ne cesse de
dénoncer, dans ses écrits comme dans
ses entretiens, l’apathie de la société polonaise face à la question féminine. Avec,
au cœur de cette problématique, la question de l’avortement.
Quand vous dites que la situation est “dramatique”, à quoi pensez-vous ?
AGNIESZKA GRAFF A l’extrême droite, qui
s’est entièrement approprié la question des
femmes. Ou pour dire les choses autrement : on
leur a abandonné le sujet. Ils sont ainsi devenus les experts de la question féminine.
Qui mettez-vous derrière ce “on” ?
Les autres partis politiques et une bonne partie des médias. Cela résulte aussi d’un “accident”
qui a tué la gauche. Celle-ci avait conclu un pacte
de non-agression très équivoque avec l’Eglise
catholique. Pour s’assurer le soutien de l’Eglise
à l’adhésion du pays à l’Union européenne, la
gauche a abandonné la discussion sur l’avortement. L’Eglise aurait pourtant dû être la première à s’insurger contre les projets visants à durcir la législation sur l’avortement.
Pourquoi ?
Interdire totalement l’avortement – y compris
dans le cas d’une grossesse résultant d’un viol
ou d’un inceste ou encore dans le cas d’une malformation du fœtus – est criminel. Or l’Eglise
n’est pas une institution sanguinaire. De mon
point de vue, il s’agit d’une institution profon-
N
dément traditionaliste, antiféminine, mais pas
d’une institution criminelle. En revanche, je
considère comme criminelle l’idée de forcer une
femme à accoucher alors qu’une grossesse
menace sa santé ; la survie biologique des femmes
est en jeu. On n’accorde pas assez d’importance
à ce projet de modification de la Constitution.
Cela est considéré en Pologne comme du folklore, car personne ne croit que l’extrême droite
est capable d’appliquer une telle loi. Mais laisser faire, c’est déserter le terrain. Comme on ne
peut pas laisser la politique étrangère aux mains
des nationalistes extrémistes, comme on ne peut
pas laisser l’économie aux populistes, alors, pour
leur donner quelque chose à se mettre sous la
dent, on leur donne les femmes en pâture.
Vous le ressentez personnellement ?
Je ne suis pas dans la situation d’une femme qui
vit avec 800 zlotys [200 euros] par mois et qui
tombe enceinte. Personnellement, je ne me sens
pas menacée, je peux me débrouiller. C’est mon
pays, mais je ne veux pas vivre dans un Etat qui
méprise les femmes. La situation de la majorité de femmes est celle d’otages dans un avion
détourné. Le pirate de l’air, c’est Roman Gier-
L’auteur
Agnieszka Graff est
l’auteur de l’essai
Un monde sans
femmes (Varsovie,
2001), qui a été
signalé par
la presse comme
le “premier bestseller féministe”
en Pologne.
Elle est également
traductrice, écrivaine
et enseigne les
gender studies à la
faculté de sociologie
de Varsovie.
“Je suis
un super-mohair !
[chapeau des bigotes]
Je défends la vie
dès la conception !!!”
Dessin de Mleczko
paru dans Polityka,
Varsovie.
tych et consorts, et le reste de la classe politique
négocie. Sur notre dos.
Vous avez dit que le traitement réservé aux
femmes était un facteur permettant de
mesurer le degré de civilisation. Où en est
la Pologne, aujourd’hui ?
Pour le moment, la montée du nationalisme a
une grande influence sur les droits des femmes
en Pologne. Or le nationalisme se caractérise par
une dépréciation des femmes. La professeure
Maria Janion a très bien décrit ce mécanisme.
Pour tout dire, le nationalisme est une idéologie
qui vante la virilité fondée sur une certaine
vision de la “fraternité”, qui peut exister entre
les hommes, mais, en même temps, la patrie reste
féminine. Une féminité idéalisée. En Pologne,
c’est la Vierge croisée avec Polonia, la “mère polonaise”. Nous entendons constamment des propos de députés de droite qui idéalisent cette
féminité dont le destin est de se sacrifier pour
eux. Ces propos illustrent très bien la mentalité consistant à dire que nos femmes sont différentes de toutes les putains de l’Occident, que
nos hommes sont de vrais hommes, qui n’ont
rien des travestis et des transsexuels de Berlin.
Peut-on faire quelque chose ?
On peut toujours se moquer de ce mythe de la
Vierge polonaise de manière créative. De jeunes
écrivains ou artistes polonais (Wojciech Kuczok,
Dorota Maslowska, Dorota Nieznalska) le font
déjà. Moi, je suis plus pessimiste. Leurs œuvres
appartiennent à la haute culture, et n’ont aucun
impact sur la mentalité polonaise à laquelle
Roman Giertych fait efficacement référence. Je
me souviens du début de la campagne pour la
modification de la Constitution. Roman Giertych s’est rendu à Jasna Gora [lieu du sanctuaire
de la Vierge noire à Czestochowa] pour promettre
à la Vierge de changer la Constitution. Il a ajouté
à l’occasion que l’on pouvait “comparer, à titre
d’analogie”, l’avortement à l’Holocauste. C’est
une manière de sacrifier les femmes réelles sur
l’autel d’une femme symbolique, mère de Dieu,
qui, à Czestochowa, comme tout le monde le
sait, est identifiée à la Pologne.
Propos recueillis pas Piotr Najsztub
AV O R T E M E N T
“Nous avons perdu une bataille, mais pas la guerre”
L’échec du projet de loi visant une
interdiction totale de l’IVG n’empêchera
pas les partis ultracatholiques de repartir
à l’offensive sur cette question
éminemment idéologique.
a coalition des frères Kaczynski – qui
comprend le par ti conser vateur Droit
et justice (PiS), les ultracatholiques de la
Ligue des familles polonaises (LPR) et les
populistes d’Autodéfense – n’a pas réussi
à durcir la loi sur l’avortement, déjà l’une
des plus restrictives d’Europe. La Diète polonaise a en effet rejeté, le vendredi 13 avril,
cinq amendements à la Constitution qui
avaient été déposés par diverses factions
L
de la coalition et qui visaient tous à interdire
toute forme d’IVG en Pologne. L’adoption du
projet le plus radical, qui émanait d’un
groupe de députés du PiS et de la LPR,
devait marquer, aux yeux de ses auteurs,
une étape symbolique sur le chemin de cette
“IVe République” qu’ils appellent de leurs
vœux.
La législation actuelle autorise l’IVG pour
des raisons médicales et dans les cas de
viol, d’inceste ou de malformation irréversible du fœtus. “Nous avons perdu une
bataille, mais pas la guerre”, a déclaré le
leader de la LPR, Roman Giertych, au quotidien Gazeta Wyborcza. Il ne compte pas
baisser les bras. “Car on ne pourra pas fon-
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
der de IVe République sans une protection
de la vie conçue.”
Le vice-président de la Ligue des familles
polonaises, Wojciech Wierzejski, un ancien
des Jeunesses de la Grande Pologne, immortalisé il y a quelques années par une photo
où il figure en compagnie de skinheads faisant le salut nazi, celui qui a jadis affiché
sur la porte de sa permanence “Interdit aux
pédérastes et aux journalistes de Gazeta
Wyborcza”, poursuit de son côté sur son
blog la bataille pour la “IVe République”. Il a
publié pour cela la liste des 94 députés du
PiS qui se sont abstenus ou qui étaient
absents lors du vote sur les amendements.
“Rappelons-nous de ces noms. Ce sont ceux
41
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
qui, par lâcheté ou par manque de conviction chrétienne, ont trahi leurs promesses
électorales et qui n’ont pas soutenu inconditionnellement la vie…”
La presse polonaise constate également
combien la droite apparaît désormais divisée sur ce sujet sensible. Les députés du
PiS, le parti des frères Kaczynski, ont ainsi
voté en ordre dispersé, donnant leur voix
à des projets d’amendement concurrents.
“Droit et justice sort affaibli de cette bataille”, regrette Piotr Semka, un analyste politique proche des frères Kaczynski, dans les
pages du quotidien conser vateur Rzeczpospolita. “Quel impact tout cela aura-t-il sur
l’unité du parti ?”
860p38-42 doss pologne/2
24/04/07
14:51
Page 42
dossier
●
La meilleure solution, c’est l’exil
Pourquoi les Polonais
émigrent-ils en masse ?
Parce que leur pays s’enfonce
dans le mauvais goût,
la platitude et la médiocrité,
vitupère le jeune écrivain
Wojciech Kuczok.
DZIENNIK (extraits)
Varsovie
’Allemagne est un homme, bien sûr.
C’est le pays de l’ordre prussien, du
bruit monotone des bottes frappant le
sol au pas cadencé, d’une langue rauque
et de mythes sanglants. Sa jovialité,
quand elle se manifeste, relève de la
bière et de la saucisse à l’oignon, ou d’un
riesling bien raide et bien carré. L’Allemagne
n’a pas changé de sexe depuis des siècles.
Avec la Russie, c’est plus compliqué. S’il
s’agit d’une femme, c’est plutôt une ourse
qu’une tsarine, une psykhouchka [geôle psychiatrique, dans l’argot de l’époque soviétique où l’on enfermait les dissidents dans
des asiles] plutôt qu’une babouchka [grandmère]. Avec la France, tout est clair. Le sein
qui pointe, les petits chandails que les Parisiennes portent en automne, la blancheur de
la peau des dames de la cour et le hâle des
plages. La France est une femme, même si
cette série d’images proprement exotiques
est interrompue par un coup de tête de
Zidane aussi sophistiqué qu’une promenade
nocturne place Pigalle.
Et la Pologne, alors ? C’était jadis une
femme, il n’y a pas de doute. Une nourrice
disparue à jamais, à laquelle on adressait des
poèmes ; c’était une dame de cœur, pour
laquelle il était de bon goût de mourir. Plus
récemment, elle était devenue une adolescente libérée. Mais, en l’espace d’une seule
année, elle a changé de sexe. Mon Dieu,
l’homme aussi peut être sexy, surtout s’il a
L
Sur la banderole :
Les libéraux
au Liberia !
Ceux qui marchent
(de gauche à droite) :
– J’ai reçu des potsde-vin.
– J’ai lu
Gazeta Wyborcza.
– J’ai mangé de la
viande le vendredi.
– J’ai été indic.
Dessin de Piotr Socha
paru dans Polityka,
Varsovie.
les fesses bien galbées et qu’il a le sens de l’humour. Mais Monsieur Pologne, né d’une
immaculée conception dans la IVe République, a un gros popotin engoncé dans un
pantalon qui jure avec sa veste. Monsieur
Pologne ne sourit que sur les affiches électorales. Tandis que Marianne exhibe son
aimable décolleté, notre Maryjan porte une
cravate qui l’étrangle. Il aime les vieilles
blagues, celles qui ont déjà fait leurs preuves.
Il préfère parler plutôt qu’écouter, il se donne
une contenance en éclatant de rire le premier.
Son coefficient d’auto-ironie est pathologiquement bas. Ses plats préférés sont le bigos
(choucroute à la viande et aux champignons)
et la côte de porc panée. Son passe-temps
préféré ? Depuis qu’il s’est engagé dans la
politique, il n’a plus de temps à consacrer aux
loisirs, même s’il aimait bien, dans le temps,
aller à la chasse avec ses copains. Il est fier de
sa progéniture, même s’il n’est pas entièrement d’accord avec la manière qu’a son fils
aîné de commander une bière avec un salut
hitlérien [référence à une vidéo montrant Wojciech Wierzejski, vice-président de la Ligue
des familles polonaises (parti ultracatholique
de la coalition au pouvoir), en compagnie
d’un groupe de néonazis lors d’un piquenique]. Car, selon lui, son fils peut bouger
son bras comme il veut, à condition de savoir
à qui son geste s’adresse. En revanche, si quelqu’un lui disait que son fils est homosexuel,
cela serait pour lui la pire des insultes.
C’est ainsi que je vois la Pologne de
Maryjan. Pas assez sexy. Si on me proposait
de partager une chambre double avec lui, je
préférerais payer plus cher pour échapper à
sa compagnie.
On dit que les Polonais quittent la Pologne. Il est probable qu’ils se barrent non
pas pour gagner plus d’argent, mais pour fuir
les magouilles. Si la IIIe République a renforcé les antagonismes, l’actuelle IVe fait
patauger tout le monde dans la boue. Un
pays de mauvais goût. Un pays d’arrièregoût. Un pays de ressentiments. Imaginez
qu’un abruti emménage en face de chez-vous
et qu’il fasse régner sa loi. Vous pouvez lui
rendre la monnaie de sa pièce, mais au prix
de vous pourrir vous-même la vie. C’est le
fondement même de notre vie politique. On
peut ignorer Maryjan, le prendre de haut,
supporter des incidents successifs ou lui dire
qu’il se tient mal. Mais, dans le meilleur des
cas, il vous rira au nez ou déposera en douce
une crotte sur votre paillasson. En tout cas,
l’espoir que tout finira bien un jour est vain.
Car Maryjan ne connaît qu’une loi, celle de
la force de son poing. C’est pourquoi les gens
se sauvent. Ils ont compris que le passage par
la IVe République pourrait se révéler trop
long. Ils préfèrent que tout cela se fasse pendant qu’ils sont au loin…
Wojciech Kuczok*
* Son livre Horizon fantôme est traduit en français aux
éditions de l’Olivier (Paris, 2007).
É M I G R AT I O N
Mais où sont passés les profs d’anglais ?
■ L’émigration massive vers l’Ouest met
en difficulté plusieurs secteurs de l’économie polonaise, à commencer par le
BTP, mais aussi la santé et l’éducation.
Les écoles polonaises manquent depuis
longtemps de professeurs d’anglais. Car
une partie d’entre eux ont préféré partir
en Grande-Bretagne et utiliser leurs compétences linguistiques pour tenter leur
chance dans les métiers bien rémunérés de la banque, de l’assurance, de la
restauration ou de l’hôtellerie. Il est
même devenu dif ficile de trouver en
Pologne de la main-d’œuvre non quali-
fiée. Certains supermarchés sont amenés à recruter caissiers et manutentionnaires parmi les SDF et les retraités.
L’émigration joue aussi sur le taux du
chômage. Selon les données publiées
par l’Office national des statistiques, le
taux des demandeurs d’emploi se situait
fin 2006 à 12,2 % de la population
active, alors qu’il dépassait les 16 % il
y a encore deux ans.
Dans un rappor t publié à la mi-mars
2007, le ministère de l’Economie a noté
que l’émigration avait un impact très
négatif sur la croissance économique du
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
pays. “Sans émigration, écrivent les analystes, la croissance aurait pu être supérieure de 3,5 points.”
En l’absence de décompte fiable, on
estime que le nombre de Polonais installés à l’étranger depuis l’adhésion de
la Pologne à l’UE, en 2004, est compris
entre 500 000 et 2 millions de personnes. La majorité d’entre eux ont émigré vers la Grande-Bretagne, puis vers
l’Irlande, deux pays qui ont immédiatement permis aux Polonais d’accéder à
leur marché du travail. Sur place, ils font
des petits boulots, mais deviennent
42
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
aussi promoteurs immobiliers, entrepreneurs, fonctionnaires de police, éditeurs de journaux...
On ignore la proportion d’émigrants qui
se fixent définitivement à l’étranger. En
tout cas, les lignes aériennes à bas coût
profitent du phénomène, et multiplient
les liaisons entre les îles Britanniques
et un nombre croissant de villes polonaises. C’est ainsi que, à partir du mois
de juin, Ryanair va proposer des vols
directs entre Dublin et la petite ville de
Rzeszow, dans le sud-est de la Pologne.
(D’après Rzeczpospolita et Gazeta Wyborcza)
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
860 p.44-45 SA
23/04/07
18:44
Page 44
●
Jim Hollander/Reuters
re p o r t a ge
LE MESSAGE DE PAIX DE DJ BESHO
Rappeur à Kaboul
FINANCIAL TIMES
Londres
DE KABOUL
l’automne dernier, la fête de Halloween que
j’avais organisée chez moi, à Kaboul, battait son
plein quand la seule star afghane du rap a débarqué à l’improviste avec ses amis, cassant aussitôt
l’ambiance. Ce fut ma première rencontre avec
DJ Besho. On aurait pu prendre ces jeunes Afghans
tout en muscles pour des invités costumés : ils arboraient des bijoux en or clinquants, portaient des treillis
baggy et avaient l’air vaguement menaçants. Mais, après
tout, c’est un avocat afghano-américain déguisé en Kim
Jong-il qui faisait office de DJ, et une journaliste en costume de Tank Girl [héroïne d’une BD culte britannique] lançait toutes sortes de projectiles dans le jardin avec un pistolet en plastique.
Dix minutes après leur arrivée, DJ Besho et ses amis
avaient pris d’assaut la piste de danse improvisée. Ayant
formé un cercle, ils se mirent à faire des moulinets avec
leurs bras de culturistes en scandant : “Shoma afghan,
shoma afghan” (“Tu es afghan, tu es afghan”). Au centre
du cercle, un tout petit homme au bouc bien taillé et
en pantalons baggy tournoyait en hurlant le nom de
provinces afghanes – Panshir, Bamiyan, Ghazni,Wardak, Kandahar – et en appelant les populations des
régions déchirées par les clivages ethniques à s’unir
A
A 29 ans, il a conquis
les jeunes Afghans des villes
en appelant à la réconciliation
nationale sur des rythmes
de hip-hop. Son grand regret :
que les femmes ne soient pas
autorisées à assister à ses concerts.
pour ne former qu’une seule nation afghane. “Les
Afghans, applaudissez, la nouvelle génération est là ! J’appelle Kaboul ! J’appelle Herat ! J’appelle Kandahar !” hurlait-il en se frappant la poitrine avec un geste appris
dans les clips de rap. Le message de DJ Besho, toutefois, était différent de celui de la plupart des rappeurs :
“Assez de combats, assez de tueries, assez de luttes fratricides.Vive le bonheur, l’amitié, la victoire, les embrassades !”
Pour les chanteurs de rap occidentaux, la belle vie
est le plus souvent représentée par les filles, les drogues
et les armes. Besho, lui, dont le nom signifie “diamant”, chante la paix et l’unité, et prêche la fraternité
entre tous les Afghans. “En Allemagne, aux Etats-Unis
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
44
ou en France, les rappeurs ne parlent que de sexe, de drogue
et de la façon de faire du fric – que du négatif. Moi, je m’efforce de parler d’une vie meilleure”, explique ce jeune
artiste.
Notre entretien se déroule dans un studio de
Tolo TV, la principale chaîne indépendante d’Afghanistan, qui fait un tabac parmi les jeunes téléspectateurs urbains. La chaîne propose un mélange d’émissions d’actualités dynamiques et provocatrices, de clips
de Bollywood, et montre quelques stars locales de la
pop, comme Besho lui-même.Tolo TV et la musique
de DJ Besho attirent les nombreux Afghans de moins
de 30 ans rentrés d’exil depuis la chute des talibans [en
2001]. La jeunesse du pays est maintenant scindée
en deux, à l’image du reste de la population. D’un côté,
les jeunes ruraux, dont le mode de vie n’a pratiquement
pas évolué depuis le Moyen Age. Dans le sud du pays
et dans les camps de réfugiés bordant la frontière pakistanaise, ils viennent grossir les rangs des combattants
talibans. De l’autre côté, il y a les couches populaires
citadines, dont la vie et les aspirations sont à des annéeslumière de celles de leurs compatriotes des campagnes
– et c’est à cette catégorie de la population que s’adresse
Besho avec son message de paix. Il incarne aussi le
monde moderne, auquel beaucoup de jeunes Afghans
rêvent d’appartenir.
Besho partage son temps entre l’Afghanistan et l’Allemagne, où sa famille, après avoir fui la guerre civile
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
23/04/07
18:46
Page 45
Véronique de Viguerie/WPN
860 p.44-45 SA
[1992-2001], s’est établie. Parmi ses influences, il cite
les rappeurs américains Tupac Shakur [1971-1996] et
Vanilla Ice. C’est en Chine, où sa famille s’était réfugiée précédemment, qu’il a créé il y a huit ans son premier groupe de rap, avec d’autres jeunes exilés afghans.
En tout, il a enregistré seize chansons et en a écrit
une trentaine d’autres. Mais, comme le piratage est une
pratique courante dans son pays, il est incapable de
savoir combien de disques il a vendus au total et ne
peut vivre de sa musique.
Ses cinq clips sont un mélange d’ancien et de nouveau : on y voit des séquences de la guerre de la fin des
années 1970 et des années 1980, des images récentes
de quartiers de Kaboul détruits par les bombes et, bien
entendu, des grosses voitures. En revanche, il n’y a pas
l’ombre d’une fille dans ses clips. L’année dernière, il
a donné un concert devant un public déchaîné à Kunduz, une ville du nord du pays, mais, à sa grande déception, les femmes brillaient par leur absence. “Il y avait
plus d’un millier de spectateurs, mais pas une seule femme.
Quand on est sur scène, on ne voit pas de belles filles. C’est
ça le problème de l’Afghanistan”, regrette-t-il.
Cinq ans après la chute des talibans, l’Afghanistan reste un pays profondément conservateur. Les
femmes ont retrouvé une liberté très relative dans les
villes, mais elles sont aujourd’hui plus bridées par la
tradition qu’elles ne l’étaient dans les années 1970, à
l’époque relativement libérale où elles s’habillaient
volontiers à l’occidentale et se promenaient cheveux au
vent. Au fil d’un quart de siècle de conflits, un islam
intégriste a pris racine dans la société afghane, plus
conservateur que celui qui était pratiqué traditionnellement dans le pays.
L’interdiction de la musique décrétée par les talibans [au pouvoir à Kaboul de 1996 à 2001] a beaucoup frappé les médias occidentaux. Mais l’offensive
contre le patrimoine culturel de l’Afghanistan avait en
réalité débuté bien plus tôt, en 1992, au moment où le
vide laissé par le retrait des forces soviétiques en 1989
et l’arrivée des moudjahidin sur le devant de la scène
ont accéléré la guerre civile entre les différentes factions
combattantes.
“Le premier à décréter que nous n’avions plus le droit
de faire de la musique a été le commandant Massoud. C’est
à ce moment que les choses ont commencé à se gâter”, assure
Jolyon Leslie, directeur de la Fondation Aga Khan pour
la culture, une ONG qui s’efforce de faire revivre le
patrimoine culturel du pays. Les premiers coups de
boutoir contre la riche tradition musicale afghane ont
“Il incarne un grand
mouvement
de renouveau musical”
été portés pendant la guerre contre l’Union soviétique
[de 1979 à 1989] et les âpres querelles intestines qui
ont suivi. La plupart des grands maîtres qui enseignaient
la pratique des instruments traditionnels, comme le
rabab – un instrument à corde proche du sitar –, ont
fui vers le Pakistan voisin.
DJ Besho s’inscrit dans le grand mouvement de
renouveau musical qui a lieu dans le pays. “On définit
souvent la culture comme la rencontre de l’ancien et du nouveau, des hommes et des femmes, des fondamentalistes et des
libéraux, mais on n’insiste pas assez sur le côté festif de la
musique. Qu’il s’agisse du rap, de la pop ou du classique, les
Afghans adorent”, souligne Leslie. DJ Besho rappe
d’ailleurs sur des chants d’amour traditionnels – l’un
de ses plus grands succès raconte l’histoire d’une fille
de province à la peau claire et aux très beaux yeux. Ses
chansons sont parvenues jusqu’au palais présidentiel,
et le président Hamid Karzai a même demandé à le
rencontrer. Mais, dans la plus pure tradition des rock
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
45
stars, Besho est arrivé en retard et Des enfants
a raté le rendez-vous. “Karzai a se pressent
appelé trois fois pour me rencontrer. Il autour d’un magasin
de musique
a dit qu’il écoutait souvent mes chan- à Gardez, la capitale
sons dans sa voiture et qu’il avait vu de la province
mes vidéos. Dans son genre, c’est un de Paktia,
rappeur,lui aussi”, soupire DJ Besho. dans l’est
Il n’a malheureusement pas réussi de l’Afghanistan.
à fixer un autre rendez-vous avec le
DJ Besho entouré
président afghan.
Sa musique ne fait toutefois pas de quelques fans
l’unanimité. Certains des mollahs à Kaboul
il y a un an.
les plus conservateurs estiment que
les chansons d’amour sont répugnantes. Mais il y a plus critiquable encore, tempère
Qazi Suleiman Hamid, religieux de haut rang au ministère du Pèlerinage et des Affaires religieuses – le principal tabou en Afghanistan s’applique aux chanteuses,
la loi coranique interdisant le chant aux femmes. “Les
hommes sont libres de faire ce qu’ils veulent. Besho fait des
chansons sur l’Afghanistan et nous n’avons pas de position
arrêtée là-dessus”, ajoute Hamid.
Les commentaires de Hamid sont à la fois étayés
sur le plan religieux et pragmatiques sur le plan politique. La musique chantée ou jouée par des femmes,
dit-il, aviverait les tensions et alimenterait la cause
des talibans. “Près de 85 % des Afghans vivent en milieu
rural et sont hostiles au changement. Les communistes [au
pouvoir de 1978 à 1992] ont essayé de les faire changer,
mais n’y sont pas parvenus. Les chaînes de télévision qui
diffusent des émissions sexy sont immorales. Elles facilitent
la tâche aux talibans en les aidant à trouver des recrues pour
la guerre sainte.”
DJ Besho espère qu’un jour les femmes seront
autorisées à le soutenir ouvertement. Il est convaincu
qu’il peut gagner à sa cause la jeunesse urbaine. “Les
gens qui me regardent ne savent pas trop s’ils doivent rire
ou me témoigner de l’hostilité, mais moi je me sens comme
un roi.”
Rachel Morarjee
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
860 p46-47
23/04/07
18:53
Page 46
enquête
●
LA CRIMÉE SOUS TENSION
Au paradis de l’Homo sovieticus
Kiev
a Crimée est une petite péninsule sur la côte nord
de la mer Noire. C’est là que se sont de tout temps
chevauchés les intérêts souvent totalement divergents de différents pays, ensembles géopolitiques
et peuples. L’homme a toujours habité la région. Des
Etats s’y sont formés les uns après les autres, des cités
et des forteresses s’y sont dressées puis ont disparu.
Aujourd’hui, cette péninsule appartient à l’Ukraine.
Depuis une vingtaine d’années, le conflit fait rage dans
la presqu’île entre les diverses communautés qui la peuplent. Un conflit qui, pour l’instant, n’a pas fait de
morts, mais qui ne cesse de s’exacerber et qui n’a pour
objectif que la possession de la terre.
Russes, Ukrainiens,Tatars… qui sont ces peuples
qui vivent en Crimée ? Commençons par les derniers.
En Union soviétique, patrie par ailleurs d’Ouzbeks, de
Lettons et autres Ukrainiens, la nationalité “Tatar de
Crimée” n’existait plus officiellement. Le 20 mai 1944,
plus de 200 000 d’entre eux avaient été déportés, et
leur place avait été prise par des centaines de milliers
d’immigrants. Staline avait déclaré l’ensemble de la
population tatare “traître à la patrie” [pour avoir prétendument collaboré avec les nazis]. Embarqués dans
des wagons à bestiaux, ils furent exilés dans des steppes
lointaines. Une personne sur deux mourut en route, et
bien plus décédèrent dans les colonies spéciales où
on les installa au Kazakhstan. Plus tard, ils abandonnèrent leurs biens si durement acquis en cette terre
étrangère et rentrèrent chez eux.
Aujourd’hui, les Tatars de Crimée sont des exclus
dans leur propre pays, contraints d’assister à son dépeçage. Ils voient leurs maisons, mais ne peuvent retourner y vivre, car les prix scandaleux de l’immobilier les en
empêchent. Du temps de l’Union soviétique, la côte sud
de la Crimée était la destination rêvée de tout citoyen
soviétique, célèbre pour la beauté de Yalta et les vestiges antiques d’Eupatoria, pour les palais splendides
et les merveilleux monuments anciens, éparpillés dans
les montagnes et en bord de mer. Beaucoup de citoyens
actuels de cet ancien paradis soviétique sont d’anciens
responsables du Parti ou des militaires, ces gens qui incarnaient la classe moyenne du régime et qui, pendant des
générations, n’oublieront pas cet âge d’or.
La côte, c’est vrai, était un paradis, mais pas le reste
de la Crimée. Beaucoup de nouveaux habitants (surtout dans les steppes du Nord) étaient des immigrants
ukrainiens, obligés de cultiver les champs arrachés aux
Tatars et d’y faire paître un bétail qui ne leur appartenait pas. Ne connaissant pas les particularités de la
nature locale, incapables de surmonter des problèmes
d’alimentation en eau, ils étaient souvent victimes des
sécheresses et des vents d’hiver.
D’autres, nombreux, venaient de diverses régions
d’URSS, dont l’effondrement les a coupés de leurs
liens avec le reste de l’empire, et privés, aussi, des
espoirs de réussite que symbolisait pour eux l’ancien régime. Sont-ils russes ? Pas nécessairement, car
le creuset soviétique a fusionné toutes les nations pour
accoucher de l’Homo sovieticus, devenu synonyme de
“Russe”. Aujourd’hui, c’est cette identité qui prévaut
en Crimée, fondée sur trois générations. Une identité qui n’est ni nationale ni culturelle, mais politique,
L
Russe de cœur, la Crimée
appartient aujourd’hui
à l’Ukraine. Ses habitants russes,
ukrainiens et tatars pourront-ils
vivre ensemble ? Oui, répond
un journal ukrainien,
à condition de ne pas oublier.
Oleg Nikishin/Getty/AFP
OUKRAÏNSKA PRAVDA
et qui se caractérise essentiellement par un mépris
délibéré pour quiconque est différent, par la réécriture de l’histoire, par l’arrogance et la tendance à
brandir un passé de puissance et de supériorité, par
l’agressivité vis-à-vis de tout ce qui a trait aux questions ukrainienne, tchétchène et tatare.
La communauté ukrainienne locale vit comme dans
un ghetto, se sentant persécutée par un “internationalisme” agressif, diluée dans une culture qui n’est pas
la sienne. La rareté des écoles et des publications ukrainiennes concernant la presqu’île en est la preuve flagrante. D’après le dernier recensement, les Ukrainiens
représenteraient 24 % de la population de Crimée.
Seuls 40 % d’entre eux considèrent l’ukrainien comme
leur langue maternelle.
L’arrière-plan historique de l’identité soviétique de
la Crimée moderne s’articule autour du sacrifice
héroïque des soldats de l’Armée rouge pendant la
Seconde Guerre mondiale.Voilà pourquoi l’on trouve
sur place tant de monuments semi-officiels dédiés à
ceux qui sont tombés au combat. Chacun de ces lieux
était censé être un espace sacré de la foi soviétique,
une pierre apportée au temple de la sainte patrie communiste. C’est sur ce plan que se rejoignent, dans leurs
méthodes et leur rhétorique, les héritages symboliques
et historiques des empires tsariste et soviétique. Les
noms des villes et des rues de Crimée ne laissent rien
paraître de la nouvelle réalité, qu’elle soit postsoviétique
ou d’avant-guerre. La toponymie locale a été effacée
au même titre que les “traîtres”, et remplacée par des
noms simples et neutres, comme Solnetchnoïé [Ensoleillé], Ouïoutnoïé [Douillet] ou encore Stchastlivaïa
Vstretcha [Heureuse Rencontre].
La Crimée recèle sur son sol un autre danger, considérable : l’enclave de Sébastopol. Son importance pour
l’identité russe est exceptionnelle. Si Kiev est la “mère
de toutes les villes russes”, alors le port de Sébastopol en est le “père”. Sébastopol est pour les Russes
ce que le Kosovo est pour les Serbes, la borne-frontière
du Sud russe, un élément symbolique clé de l’édification nationale de la Russie. C’est bien là la tragédie
de l’identité russe – que tant de ses lieux fondateurs
soient situés au-delà de ses propres frontières. La Russie saura-t-elle faire preuve d’assez de sagesse et de force
pour se retenir d’arracher ses “organes vitaux” du corps
de ses voisins ? Car, si l’on suit cette logique, on pourrait également considérer que Livadia, résidence des
tsars, Mykolayiv (Nikolaïev), la “cité des navires russes”,
Odessa, la “perle de la mer Noire” et la porte méridionale de l’empire, Ekaterinoslav, la “gloire de Catherine”, aujourd’hui Dniepropetrovsk, et enfin Kiev
devraient toutes appartenir à la Russie.
Les épreuves de force sont fréquentes dans la péninsule. L’une des plus significatives a eu lieu en août 2006,
sur le site du cimetière Aziz à Bakhtchissaraï [des Tatars
GÉOPOLITIQUE
Au cœur des querelles russo-ukrainiennes
■ La péninsule de Crimée a souvent
changé de mains au cours des siècles
passés. Et chaque changement a modifié la composition de sa population.
Les Tatars, qui s’y sont installés au
XIIIe siècle (ils bénéficieront d’un statut
d’autonomie au sein de l’Empire ottoman), connaissent un premier exode
après la guerre de Crimée (18531856), et la péninsule est colonisée
par des populations slaves. De 25 %
en 1939, quelques années avant la
déportation stalinienne de 1944, leur
nombre est estimé à 0,1 % en 1979,
pour de nouveau grimper à 12,1 % dans
la Crimée d’aujourd’hui, peuplée à 58,5 %
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
46
de Russes. Le retour des Tatars de leur
exil en Asie centrale a été encouragé
par le gouvernement de Kiev, surtout
depuis la “révolution orange” de 2004,
qui y voit une manière d’étendre son
autorité sur la Crimée, administrée localement par des prorusses. La question
tatare comme celle de la base militaire
russe de Sébastopol où les différends
frontaliers, sont une source de tension
permanente entre Kiev et Moscou, où
des hommes politiques de tout bord
revendiquent le rattachement de la
péninsule à la “mère patrie”. Ainsi le
maire de Moscou, Iouri Loujkov, a
estimé fin février, lors d’une visite à
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
Sébastopol, que la Crimée avait été
“arrachée de façon non méritée à la
Russie”, provoquant la colère de Kiev.
En avril, le vice-ministre des Affaires
étrangères ukrainien, Vladimir Ogryzko,
s’est étonné de la profusion de drapeaux
russes dans la péninsule, un signe du
“non-respect de la souveraineté ukrainienne”. “Dans aucune des villes de
la Fédération de Russie je n’ai vu autant
de drapeaux russes qu’à Sébastopol”, at-il déclaré à la presse ukrainienne. En
2006, les protestations des habitants
de Crimée contre l’extension de l’OTAN ont
contraint Kiev à annuler des manœuvres
militaires américano-ukrainiennes.
23/04/07
18:54
Page 47
Vladimir Danilov/Unian
860 p46-47
Les épreuves de force
sont fréquentes
dans la péninsule
0
UKRAINE
100 km
M ER
D ’ A Z OV
RÉPUBLIQUE AUTONOME DE
C R I M É E
Courrier international d’après < www.ukrcensus.gov.ua>
rassemblés dans cette ancienne capitale du khanat de
Crimée pour manifester contre des projets de construction avec le soutien de députés tatars à la Rada, le Parlement ukrainien, ont été caillassés par une contremanifestation de Cosaques russes]. Ces incidents sont
orchestrés afin de donner l’impression que les Tatars
de Crimée veulent déposséder les Russes et qu’ils représentent une menace pour la paix et pour les biens des
autres citoyens. Il s’agissait ensuite, tout en insultant la
mémoire des Tatars, de leur montrer “qui est vraiment
le patron”. Enfin, on peut supposer que ces événements
masquent des priorités de politique étrangère plus difficiles à déceler : le but pourrait être de créer une zone
d’instabilité, avec peut-être pour objectif un scénario
d’autodétermination comparable à ce qui s’est déroulé
en Transdniestrie, où une force (russe) “de maintien
de la paix” a permis de résoudre le conflit de façon pacifique. Autrement dit, divide et impera, diviser pour mieux
régner. Le risque que l’on court est de voir le pouvoir
à Kiev négliger les intérêts des Tatars pour s’assurer de
la loyauté des Russes de Crimée.
L’URSS n’est pas morte. Dans l’esprit des gens,
elle continue de faire la guerre aux “traîtres à la patrie”,
de lutter contre l’envahisseur (aujourd’hui l’OTAN) et
de rêver d’un grand Etat unifié. Comme n’importe quel
autre empire, l’Union soviétique a activement détruit
les communautés ethniques. La criminelle politique
des nationalités de l’empire soviétique s’est traduite par
des millions de victimes. Les racines du conflit qui
oppose actuellement en Crimée la majorité russe à la
minorité tatare remontent aux crimes du système soviétique. Il faut admettre que l’URSS a été coupable de
génocide à l’encontre des Tatars. La position consistant
à dire que personne n’est coupable n’est pas sans rappeler le comportement de l’autruche. La population
soviétique de Crimée a elle aussi participé à l’ethnocide contre les Tatars : ce sont les descendants soit de
ceux qui les ont expulsés, soit de ceux qui ont récupéré
les biens des Tatars en reconnaissance de leurs bons et
loyaux services pour le régime soviétique. Ils portent
par conséquent une part de responsabilité morale dans
Kertch
R.*
Eupatoria
Sébastopol
Base navale russe
Bakhtchissaraï
Simféropol
Ch
aî
Ta u
ne
ique
Artek
Yalta
Livadia
Théodosie
R.*
UKR.
(ancienne capitale du khanat
de Crimée, 1475 - 1783)
Kiev
Dnipropetrovsk
Mykolayiv
Odessa
* Russie.
M ER N OIRE
ce qui s’est passé. Ils devraient à tout le moins condamner les crimes du passé, afin de veiller à ce que de telles
choses ne puissent jamais se reproduire, sous peine
d’être considérés comme des complices de crimes contre
l’humanité. Il ne faut évidemment pas envisager une
restitution des biens à la Staline. Il n’est nullement question d’expulser par la force les non-Tatars en vingtquatre heures dans des wagons à bestiaux.
Il n’existe donc pas de solution de facilité. Il faut développer de nouvelles formes de compensation, tenter
d’exproprier les zones du littoral littéralement volées par
les riches et les puissants de Russie et d’Ukraine depuis
une quinzaine d’années, et de restituer une partie de ces
terres aux Tatars, conformément à leurs droits historiques.
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
47
Aussi paradoxal que cela puisse Simféropol.
paraître, le peuple “soviétique” de Des Tatares participent
Crimée, qui se considère comme à des célébrations
russe et constitue la majorité de la organisées dans
population de la presqu’île, ne peut toute l’Ukraine
pour commémorer
être réuni avec la mère patrie russe le 62e anniversaire
postsoviétique. En fait, la Russie ne de la déportation
pourrait récupérer la Crimée que si de leur peuple.
elle annexait également tous les territoires qu’elle contrôlait autrefois. Des marins russes
Vu de Kiev, il est indispensable, si dans une rue de
l’on compte éviter une rupture éven- Sébastopol, principale
tuelle, d’appliquer une série de base de la flotte russe
mesures. Il faut lancer un processus de mer Noire.
Un accord passé avec
de réconciliation nationale ; reconl’Ukraine a permis
naître les communautés ukrainienne, à Moscou de prolonger
russe et tatare de Crimée comme sa présence
parties prenantes égales du déve- à Sébastopol
loppement politique de la péninsule ; jusqu’en 2017.
faire de la langue tatare une des
langues officielles de la république autonome de Crimée [dénomination officielle de la région], au même
titre que l’ukrainien et le russe ; édifier une société
démocratique capable de garantir les intérêts des communautés locales quelles que soient les origines ethniques des citoyens.
Reste que l’idée qu’un Russe de Crimée puisse
être à la fois un citoyen ukrainien et un vrai patriote
ne semble pas particulièrement populaire dans la
presqu’île ces temps-ci. Les virus hérités de l’ancien
empire, inextricablement liés à la vie des gens, continueront pendant encore longtemps à faire des dégâts
dans la vie quotidienne. Ce qui permet à ceux qui
profitent des divisions de spéculer et de manipuler
les populations. Ce n’est qu’en mettant enfin un
terme aux vieilles querelles, par la mémoire et le pardon, qu’il sera possible d’avancer, en privant du
même coup de la moindre chance de réussite ceux
qui jouent sur les dissensions historiques pour mieux
s’emparer des terres.
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
Ostap Kryvdyk
860p48-49 débat chine
23/04/07
18:59
Page 48
débat
●
LE SCÉNARIO DÉRANGEANT D’UN EXPERT AMÉRICAIN
Et si la Chine ne devenait
jamais une démocratie ?
Contrairement à ce que soutiennent les dirigeants américains, l’empire du Milieu
ne se démocratisera pas forcément sous l’effet de l’ouverture économique. Et la nouvelle classe
moyenne chinoise pourrait avoir intérêt à voir perdurer un régime autoritaire.
ASIA TIMES ONLINE (extraits)
Hong Kong et Bangkok
pécialiste de longue date des relations sinoaméricaines, James Mann vient de publier
un nouveau livre, The China Fantasy : How
Our Leaders Explain Away Chinese Repression* [Le fantasme chinois : comment nos dirigeants évacuent la répression chinoise], dans
lequel il entend titiller la conscience collective des Américains en les poussant à se demander si les Etats-Unis ne commettent pas une
erreur de jugement en poursuivant leur politique de la main tendue vis-à-vis de la Chine
[voir ci-contre].
Ce court ouvrage, qui ne manquera pas de
bouleverser certaines idées reçues, apporte
moins de réponses qu’il ne pose de questions,
et en particulier celle-ci : “Et si la Chine poursuit son développement économique sans que son
système politique change ? Autrement dit, et si la
Chine s’intègre pleinement à l’économie mondiale
tout en restant un pays non démocratique ?”
Mann distingue ainsi trois scénarios d’avenir possibles pour la Chine : le scénario rassurant, le scénario inquiétant et ce qu’il appelle
le troisième scénario. C’est de toute évidence
le dernier qui l’intéresse – et qu’il voudrait amener les dirigeants politiques américains et l’opinion publique à envisager sérieusement.
Le scénario rassurant, qui semblera le plus
familier aux lecteurs, veut que le progrès économique de la Chine induise des changements
positifs dans le système politique, pouvant aller
jusqu’à l’instauration de la démocratie. Il correspond à l’idée [du lauréat du prix Nobel
d’économie 1979 Arthur Lewis (1915-1991)]
selon laquelle le développement économique
débouche nécessairement sur la liberté politique. Comme le souligne Mann, c’est cette
idée qui sous-tend la politique chinoise de tous
les présidents américains depuis Richard Nixon
[au pouvoir de 1969 à 1974]. L’actuel hôte
de la Maison-Blanche, qui s’enorgueillit du rôle
qu’occupe la démocratisation dans sa politique
étrangère, a clairement accrédité le scénario
rassurant en novembre 1999, dans un discours
prononcé alors qu’il était encore gouverneur
du Texas : “Les échanges commerciaux se justifient
non seulement d’un point de vue financier, mais
aussi moral… La liberté économique crée des habitudes de liberté. Et les habitudes de liberté suscitent
des attentes de démocratie… Commerçons librement
avec la Chine, et le temps nous donnera raison.”
Mike Minehan
S
James Mann
Ancien
correspondant
à Pékin
du quotidien
Los Angeles Times,
ce journaliste
et essayiste
américain de 63 ans
est l’auteur
de trois ouvrages
sur les relations
sino-américaines :
Beijing Jeep (1989),
About Face :
A History
of America’s Curious
Relationship with
China, from Nixon
to Clinton (1999)
et The China Fantasy
(2007). Il est
actuellement auteur
en résidence
à l’Ecole
des hautes études
internationales
de l’université Johns
Hopkins.
Si ce scénario domine le discours officiel,
c’est qu’il est commode. C’est sans doute la
façon la plus facile de justifier et de conceptualiser ce qui se passe actuellement en Chine.
Les hommes d’affaires qui se rendent régulièrement dans des mégapoles chinoises en plein
essor comme Pékin et Shanghai voient un pays
qui se développe à une vitesse fulgurante. Ils
nouent des liens avec leurs homologues chinois,
qui s’efforcent de moderniser leurs méthodes
de gestion et leurs usines et ont les yeux braqués sur la croissance des bénéfices et du chiffre
d’affaires. Ces préoccupations, il est vrai, ne
cadrent pas avec la bonne vieille idéologie
maoïste de la Chine et constituent des signes
de changement qui méritent d’être soulignés
et encouragés. Les Américains quittent la Chine
impressionnés par la rapidité avec laquelle les
hommes d’affaires chinois s’adaptent à de nouvelles pratiques, et la société chinoise dans son
ensemble évolue. Aussi, de retour chez eux,
ils sont nombreux à véhiculer l’idée que l’essor
économique de la Chine et son changement
politique sont inéluctables.
Derrière, il y a l’idée qu’“ils” veulent la
même chose que “nous” et que, par conséquent,
“ils” vont devenir comme “nous”. Cela cor-
respond grosso modo à la théorie de la “terre
plate”, envisagée avec beaucoup de succès par
le chroniqueur du New York Times Thomas
Friedman [La terre est plate, Saint-Simon, 2006],
un monde où les Chinois achètent des hamburgers McDonald’s et du café Starbucks pour
satisfaire leur volonté à court terme de se rapprocher du mode de vie américain, en attendant que se réalise leur désir d’avoir les mêmes
libertés politiques et les mêmes perspectives
économiques que nous. Mann appelle cela
“l’illusion Starbucks”. “Dès que des gens mangent chez McDonald’s ou s’habillent chez Gap, les
journalistes américains en déduisent hâtivement
qu’ils sont en train de devenir comme nous et que,
par conséquent, leur système politique se met aussi
à ressembler au nôtre.”
ttention, prudence ! rétorque Mann. Il sait
que beaucoup invoquent les expériences
réussies de la Corée du Sud, de Singapour
ou de Taïwan pour argumenter que la démocratisation de la Chine est imminente. Mais
Mann nous engage à user de ce parallèle avec
beaucoup de circonspection et à comprendre
en quoi la Chine est différente des pays asiatiques souvent érigés en exemples. Il y a bien
A
EXTRAIT
Un mauvais exemple pour les dictateurs
Une Chine durablement autoritaire dissuaderait
beaucoup de pays arabes et la Russie de s’engager
sur la voie de la démocratie.
ourra-t-on dire que la politique de la main tendue
des Etats-Unis vis-à-vis de la Chine a été une réussite si, dans trente ans, le pays est toujours doté d’un
régime répressif à parti unique, tout en étant un membre
bien considéré de la communauté internationale ? Si
tel est le cas, cette Chine servira de modèle aux dictatures, aux régimes militaires et autres gouvernements
non démocratiques du monde entier et sera selon toute
vraisemblance l’un des principaux soutiens de ces
régimes. Prenez un dictateur n’importe où dans le monde
aujourd’hui : vous verrez qu’à tous les coups Pékin le
soutient. La Chine a récompensé Robert Mugabe, le
voyou qui dirige le Zimbabwe, en lui donnant le titre
de professeur honoraire et en apportant une aide financière à son régime. Elle est le principal allié de la junte
P
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
48
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
birmane. Et elle s’est empressée de défendre le président ouzbek, Islam Karimov, quand celui-ci a réprimé
dans le sang les manifestations du printemps 2005.
Si la Chine ne change pas de régime dans les trente
prochaines années, son aversion pour la démocratie
aura des répercussions dans des pays comme l’Egypte,
la Syrie ou l’Arabie Saoudite. Une Chine définitivement
autoritaire pourrait aussi ôter à la Russie l’envie, déjà
faible, qu’elle a de s’engager sur la voie de la démocratie. Alors, quand on entend les dirigeants politiques
et les chefs d’entreprise américains parler avec autant
d’assurance de la nécessité d’intégrer la Chine à la
communauté internationale, il convient de leur poser la
question suivante : si la Chine ne change pas, quelle
sorte de communauté internationale aurons-nous ? Soutiendra-t-elle le droit à la dissension ? Protégera-t-elle
la liberté d’expression ? Ou bien seulement le libreéchange et le droit d’investir ?
James Mann, The American Prospect (extraits), Washington
860p48-49 débat chine
23/04/07
19:00
Page 49
la Chine va à l’encontre d’une longue tradition.”
Du reste, après les mésaventures des Etats-Unis
en Irak, les Américains feraient bien de ne plus
commettre à nouveau l’erreur de penser que
l’effondrement débouche nécessairement sur
la démocratisation.
Le dernier scénario de Mann est de toute
évidence celui qu’il privilégie. “Ce troisième scénario ne signifie pas que, dans un quart de siècle,
la Chine sera dirigée par le même Parti communiste que celui qui est au pouvoir aujourd’hui…
Mais, d’une façon ou d’une autre, les fondements
du système politique actuel resteront intacts : il n’y
aura pas d’opposition politique notable, pas de liberté
de la presse, pas d’élections au-delà de l’échelon
local. Il y aura un appareil de sécurité actif pour
empêcher toute dissension politique organisée. En
d’autres termes, la Chine sera plus puissante et plus
riche, mais son système politique n’aura pas foncièrement changé. Elle aura la même ligne qu’aujourd’hui.” Et les avancées de l’Etat de droit ?
Et les tentatives de démocratisation à l’échelle
locale ? Ne sont-elles pas le signe que des changements importants sont en cours ? Pour Mann,
cela relève davantage d’une volonté de donner
“une apparence de changement, sans toucher aux
fondements du système politique”. Seule l’Histoire
pourra dire s’il a raison ou bien si ces évolutions finiront bel et bien par aboutir à des changements positifs.
Dessin de Maxime
Pokaliov paru dans
les Izvestia, Moscou.
ames Mann n’entend pas préconiser telle ou
telle orientation : son but est d’obliger les
Américains à s’interroger sur leur politique
et à se demander s’ils s’estimeront satisfaits de
l’issue que lui juge la plus probable. Si les EtatsUnis se rendent compte, avec le recul, que leur
politique de la main tendue à l’égard de la
Chine avait des raisons purement économiques
et qu’elle n’a fait que renforcer un régime autoritaire et répressif, pourront-ils accepter cet état
de fait ? Et n’auraient-ils pas intérêt à exercer
dès maintenant des pressions sur la Chine, au
risque de détériorer un peu les relations bilatérales, plutôt qu’à opérer un brusque revirement de leur politique le jour où ils se rendront
compte qu’elle n’a pas donné les résultats
escomptés ? La question se pose avec d’autant
plus d’acuité que les Etats-Unis ont poursuivi
une politique commerciale bénéfique pour la
Chine, en dépit du tort qu’elle cause à certains
pans de l’économie américaine, estimant que
le jeu en valait la chandelle si le résultat était la
démocratisation de la Chine.
L’Histoire se caractérise par la nécessité frustrante de faire des compromis. Nul ne contestera que le monde, aujourd’hui, transige avec
la Chine en acceptant de la laisser entrer progressivement dans l’ère moderne à condition
qu’elle s’achemine vers un changement politique. Mais que considère-t-on comme un changement suffisant ? Et qu’est-ce qui n’est qu’un
changement de pure forme ? Et que se passerat-il si aucun changement véritable ne se produit, le résultat étant une Chine renforcée, riche
et autoritaire ?
1994
Bill Clinton
renouvelle la clause
de la nation
la plus favorisée,
accordant
des conditions
économiques
favorables
à la Chine,
et annonce que
cette question sera
désormais dissociée
de celle des droits
de l’homme.
J
sûr son étendue et le fait qu’elle ne soit pas sous
le parapluie protecteur de l’armée américaine.
Mais la principale différence, pour Mann, c’est
le rôle d’entrave à la démocratisation que
pourraient jouer les classes moyennes. “Du
temps de Mao, la Chine comptait quatre paysans
pour un citadin. Ce rapport est désormais de deux
pour un et il s’explique surtout par l’exode rural.
Mais les implications de cet énorme déséquilibre restent les mêmes. Si la Chine organisait des élections sur tout son territoire et si les paysans votaient
conformément à leurs intérêts, qui n’ont rien à voir
avec ceux des urbains consommateurs de Starbucks,
alors la classe moyenne urbaine serait perdante,
et de beaucoup.”
a nouvelle classe moyenne chinoise, argumente Mann, pourrait craindre qu’une vague
de populisme n’inverse le mouvement de
modernisation économique et ne détruise le
fragile bien-être dont elle jouit actuellement.
L’élan en faveur de réformes politiques qui mettraient la classe moyenne sur un pied d’égalité avec la paysannerie se heurte aux résistances
de ceux précisément que les Américains rencontrent le plus souvent quand ils se rendent
en Chine. C’est là un point particulièrement
subtil du raisonnement de Mann : les principaux bénéficiaires de la croissance économique
L
chinoise ont des raisons bien à eux de vouloir
le maintien d’un régime à parti unique, ce que
les responsables politiques américains ne prennent pas assez en compte.
Le deuxième scénario que Mann passe en
revue est celui de la rupture : le gouffre qui
sépare les riches et les pauvres, ceux qui sont
partie prenante du progrès économique et ceux
qui en sont exclus, ne peut aboutir qu’à l’effondrement du pays. Mais les théories sur ce
qui se passera après cet effondrement divergent
considérablement. Certains comme Bruce Gilley, auteur de China’s Democratic Future [L’avenir démocratique de la Chine], sont persuadés
que la crise débouchera sur la démocratie ;
d’autres, et en particulier Gordon Chang dans
son livre très bien accueilli The Coming Collapse
of China [L’effondrement annoncé de la Chine],
pensent en revanche qu’elle mènera nécessairement au retour en arrière, au déclin et à la
désintégration. Mann doute fort que cela puisse
se produire, rappelant que “la Chine continentale a montré au cours de sa longue histoire qu’elle
parvenait toujours à maintenir son unité. Le pays
peut se disloquer ou se scinder pendant un temps,
comme ce fut le cas au XXe siècle pendant l’invasion japonaise et la guerre civile chinoise. Mais il
a toujours réussi à réémerger comme une entité unifiée bien définie. Le scénario d’un éclatement de
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
49
Benjamin A. Shobert**
* Ed. Viking Adult, New York, 2007.
** Spécialiste des relations sino-américaines, Benjamin
A. Shobert dirige une société de conseil qui aide les entreprises
asiatiques à s’implanter sur le marché nord-américain.
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
■
Main tendue
1972
La visite historique
du président
Richard Nixon
à Pékin marque
l’ouverture
des relations avec
la république
populaire de Chine.
1979
Rétablissement
des relations
diplomatiques.
Visite du président
Deng Xiaoping
aux Etats-Unis.
Premiers accords
commerciaux.
Les Etats-Unis
rompent
leurs relations
avec Taïwan,
mais s’engagent
à protéger l’intégrité
de l’île nationaliste.
1999
Accord sinoaméricain en vue
de l’adhésion
de la Chine
à l’Organisation
mondiale
du commerce
(OMC).
2002
Normalisation
définitive
des relations
commerciales
avec la Chine.
2007
Les Etats-Unis
affichent un déficit
commercial record
de 232,5 milliards
de dollars avec
la Chine, qui est
devenue leur premier
créancier, avec des
réserves en devises
atteignant
1 200 milliards
de dollars.
860 p.50
23/04/07
18:54
Page 50
sciences
■ écologie
La catastrophe
des aliments
“low cost” p. 51
■ technologie
Fausses
amibes pour
missions de
sauvetage p. 52
■ multimédia
Gringos
virtuels à
Ciudad Juarez
i n t e l l i g e n c e s
Les retombées médicales de la guerre en Irak
CHIRURGIE La médecine militaire
■
expérimente des techniques
de soins innovantes qui finissent
par être appliquées dans la sphère
civile. La revue Nature fait le point
sur les progrès récemment accomplis.
p. 53
NATURE (extraits)
■ économie
i n t e l l i ge n c e s
Les pays riches
vraiment trop
avares p. 54
La crevette
américaine
fait de la
résistance p. 55
●
Londres
a guerre en Irak et en Afghanistan
peut s’écrire en quelques chiffres.
On sait que près de 3 500 Américains sont morts et que 24 000
autres ont été blessés. Mais peu de
gens connaissent un autre chiffre, tout
aussi significatif : celui du taux de soldats qui ont succombé à leurs blessures. Ce taux est de l’ordre de 9,4 %
depuis 2001. Autrement dit, sur
1 000 blessés, 94 meurent. Or ce
chiffre s’élevait à 19,1 % pendant
la Seconde Guerre mondiale et à
15,8 % pendant la guerre du Vietnam. La raison de cette forte baisse :
l’amélioration des protections personnelles, de la logistique et du matériel médical.
La médecine militaire intervient
souvent quelques secondes après une
blessure, car, aujourd’hui, tous les
soldats sont pourvus de garrots utilisables d’une seule main et d’agents
coagulants pour stopper le flux sanguin. Les principaux coagulants sont
le QuikClot, qui se présente sous
forme d’éponge ou de poudre, et le
HemCon, sous forme de bandage.
Nul ne sait exactement combien de
vies ces produits ont contribué à
sauver. “Il n’est pas facile d’obtenir des
informations dans le chaos de la guerre”,
observe Raymond Huey, directeur
général de Z-Medica, le laboratoire
qui produit le QuikClot à Wallingford
(Connecticut).
L
envoyés au Moyen-Orient en ont sur
eux et, si l’on en croit Zoormajian,
les HemCon auraient sauvé la vie à
plus d’une centaine d’entre eux.
Pour Richard Jadick, un chirurgien
qui a travaillé en 2004 en plein cœur
de la ville de Falloudjah auprès du
8e régiment de marines, c’est le Hespan – une solution colloïdale – qui
sauve le plus grand nombre de vies.
Il se souvient d’avoir fait un grand
usage de ce produit durant un combat acharné où il avait installé un
poste de secours dans une salle de
prière abandonnée avec des civières
posées sur des blocs de béton tandis
que l’on a besoin. Et, comme il est
difficile de conserver du sang dans de
la glace sur le terrain, il faut recourir à de nouvelles technologies.
Cellphire, une société de Rockville
(Maryland), lyophilise des plaquettes
sanguines – qui servent à la coagulation –, prolongeant ainsi leur durée
de stockage. A température ambiante,
les plaquettes ne se conservent que
quelques jours, alors que des produits
lyophilisés peuvent être réhydratés le
cas échéant avec une solution stérile.
Cellphire espère être en mesure de
soumettre son produit à des essais cliniques dans un délai de dix-huit mois.
que les balles ricochaient à l’extérieur. Ce genre de colloïde renferme
des molécules d’amidon, qui transfère dans les veines l’eau contenue
dans d’autres tissus. “Le Hespan joue
un rôle crucial en maintenant le volume
liquidien dans les veines, explique le
chirurgien. Mais l’idéal serait d’avoir
du sang ou des produits sanguins sur les
théâtres d’opérations. Dès lors, le taux
de sur vie pourrait considérablement
augmenter.”
Selon le colonel John Holcomb,
de l’Institut de recherche chirurgicale
de l’armée de terre américaine, ces
colloïdes font remonter la pression
sanguine mais n’ont aucun effet coagulant. En cas d’hémorragie, c’est
avant tout d’agents de coagulation
Pour le colonel Holcomb, aucun
progrès n’est capable à lui seul de
sauver des vies. Sans le matériel adéquat, la rapidité des soins ne sert à
rien. Ainsi, on peut disposer de tout
le sang du monde, il ne sera d’aucun
secours sans une bonne protection
personnelle. Le véritable but de la
médecine militaire est de placer les
bonnes personnes aux bons endroits
et aux bons moments. Malgré le
manque de données disponibles, Holcomb n’est pas le seul à affirmer que
la médecine pratiquée sur le théâtre
des opérations a toujours été une
source de progrès médicaux, dont
certains ont été rapidement adaptés
aux pratiques civiles.
Emma Marris
DES PLAQUETTES LYOPHILISÉES
CONTRE LES HÉMORRAGIES
Le QuikClot en poudre est fabriqué
à l’aide de minéraux poreux appelés
zéolites. Bien que l’on ne sache pas
encore exactement comment il agit,
il a été approuvé pour un usage clinique. “Il contient tout un ensemble
d’agents de surface”, indique M. Huey.
Le produit renferme également des
ions calcium, qui interviennent dans
la coagulation. Les bandages HemCon sont fabriqués à base de chitine,
une substance très collante extraite
de la carapace des crustacés, qui fait
adhérer le bandage à la chair “comme
un ruban adhésif extrafort”, explique
Mike Zoormajian, directeur de produits chez HemCon Medical Technologies, à Portland (Oregon).
Chargée positivement, la chitine
attire et agglutine les cellules sanguines chargées négativement. Selon
M. Zoormajian, ces bandages ont
été mis au point à la suite de la
guerre en Somalie, où des militaires
s’étaient vidés de leur sang dans les
rues parce qu’aucun médecin ne
pouvait s’approcher d’eux. Depuis
2005, tous les soldats américains
Dessin d’El Roto,
Madrid.
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
50
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
*860 p51
23/04/07
18:55
Page 51
écologie
i n t e l l i g e n c e s
●
La catastrophe des aliments “low cost”
MONDIALISATION
dination d’ONG luttant sur les terrains
politique, économique et humanitaire
contre la faim dans le monde] et porteparole de l’ONG Plate-Forme souveraineté alimentaire (PFSA).
■
La baisse des prix
dans nos supermarchés
a un coût humain
insoupçonné. Nombre
de produits agricoles
bon marché sont en effet
exportés de pays
pauvres au détriment
des populations locales.
TRENTE ENTREPRISES GÈRENT
UN TIERS DU MARCHÉ
Selon l’Organisation des Nations unies
pour l’alimentation et l’agriculture
(FAO), entre 1980 et 2001, les cinq
plus grandes chaînes d’alimentation de
la planète (toutes européennes ou étasuniennes) ont augmenté d’au moins
270 % le nombre de pays où elles sont
implantées. “Une poignée d’entreprises
transnationales intégrées verticalement
étendent leur contrôle sur le commerce,
la transformation et la vente de produits
alimentaires.Les trente plus grosses chaînes
d’alimentation contrôlent environ le tiers
du marché alimentaire mondial.” Les
conséquences d’une telle globalisation
sont d’une part la surabondance et le
gaspillage sur des marchés solvables de
produits bon marché dans les pays du
Nord, et d’autre part la pénurie et la
famine dans les pays pauvres, qui sont
majoritaires dans le monde. La tendance, favorable aux grands exportateurs, s’amplifiera avec les accords de
libéralisation du commerce agricole en
cours de négociation, à l’Organisation
mondiale du commerce (OMC) ou
entre l’UE et les pays d’Afrique, des
Caraïbes et du Pacifique.
Cette industrialisation globalisée,
forcenée, pèse aussi lourdement sur la
production agricole dans nos pays.
L’agriculteur doit sans cesse être plus
LE SOIR
Bruxelles
l y a quelques années, le consommateur occidental découvrait dans
son rayon poissonnerie la perche du
Nil : un prix on ne peut plus démocratique, un nom qui fait rêver, une
chair belle et tendre. Puis il y a eu la
diffusion sur les chaînes télé du documentaire choc de Hubert Sauper, Le
Cauchemar de Darwin, et ce poisson est
devenu l’un des symboles d’une mondialisation qui ne tourne pas rond. Il
montrait le désastre écologique et social
que l’exploitation intensive de cette
“matière première” créait sur les rives
du lac Victoria (Tanzanie). On y voyait
des cargaisons de poissons s’envoler
chaque jour pour remplir les frigos de
nos supermarchés. La population
locale se contentait des arêtes, auxquelles est attachée une maigre chair
avariée.
Face au rayon poissonnerie, le
consommateur s’est-il rappelé de ses
haut-le-cœur de spectateur ? Non,
selon les deux principaux distributeurs
du pays. “On n’a rien remarqué dans
l’évolution de nos ventes”, explique-t-on
chez Delhaize [grande chaîne belge de
distribution alimentaire]. “On continue
à recevoir nos 600 kilos de perche du Nil
tous les jours au dépôt.” Pareil chez Carrefour. La perche du Nil continue de
faire un tabac. De toute façon, la
grande distribution lui a déjà trouvé
un successeur. Le nouveau poisson low
cost, le pangasius [ou panga], vient
directement du Vietnam, par bateaux
I
Dessin de Rosa
paru dans
Il Sole-24 Ore,
Milan.
●
Polémique
EN BREF
frigorifiques. Mais, “pour éviter le problème de la perche du Nil, nous avons
envoyé une délégation sur place pour nous
assurer que ce poisson était produit dans
des conditions sociales et environnementales acceptables”, explique-t-on à Carrefour.
Près de 3 milliards d’individus – la
moitié de la population mondiale –
vivent, ou survivent, de l’agriculture.
Plus de 40 % de la superficie de la planète est composée de terres agricoles.
L’enjeu est vital : trouver un équilibre
entre les besoins et la production alimentaire. Mais l’explosion démographique planétaire et les besoins corollaires en nourriture ont perturbé de
fragiles équilibres, notamment par l’appauvrissement de la biodiversité. Parallèlement, le nombre d’humains souffrant de la faim augmente, en chiffres
absolus. La production alimentaire s’est
désormais globalisée, comme toute
l’économie. “Petit à petit s’est mis en
place un système de production en série,
destiné à une consommation de masse. Un
modèle agricole technologique, massif et
bon marché, visant une production rapide
et uniformisée”, explique Thierry Kesteloot, d’Oxfam-Solidarité [une coor-
compétitif. Il doit “s’agrandir ou consacrer une part de son activité à des activités comme le tourisme à la ferme”, note
Kesteloot. L’attention au développement d’une production de qualité, respectueuse de l’environnement, de la
biodiversité et des conditions de travail ne peut donc que diminuer. Et la
politique agricole commune de l’Union
européenne “renforce encore ce modèle
industriel. Bilan : une crise sociale, avec
une ferme qui disparaît toutes les trente
secondes dans l’UE desVingt-Sept”, selon
le porte-parole de la PFSA. Les petites
exploitations se font absorber par les
grosses.
Au bout de la chaîne, le consommateur n’est pas toujours conscient de
ces bouleversements. Pourtant, la production industrielle a poussé les prix
du blé à la baisse tandis que celui du
pain augmentait : tout bénéfice pour
les intermédiaires et l’agrobusiness !
Dans les rayons de leurs supermarchés,
les ménages trouvent des fraises toute
l’année, des pommes de NouvelleZélande plutôt que des jonagolds
[variété de pomme couramment cultivée en Belgique], des aubergines
toutes identiques comme si elles
avaient été clonées, ou de la viande
exotique. La part de l’alimentation
dans le budget familial a fortement
diminué ces dernières décennies. Face
à cette banalisation de la nourriture,
qui sait ce que cachent les étiquettes
ou comment ces aliments ont été produits et acheminés vers nos étals ?
Jean-François Munster
et Philippe Régnier
■ Selon certains
scientifiques, replanter des
arbres pourrait aggraver le
réchauffement climatique,
rapporte le quotidien
britannique The Guardian.
Les forêts réduisent certes
l’effet de serre en capturant
le CO2 par photosynthèse,
explique Govindasamy Bala,
climatologue américain,
mais la couverture végétale,
de couleur sombre, absorbe
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
51
les rayons du soleil
et participe localement
à l’augmentation des
températures. Le bilan de
ces deux effets opposés
serait donc déterminant. Lui
et son collègue Ken Caldeira
ont créé un modèle
informatique qui
démontrerait que, en dehors
d’une fine bande
géographique autour de
l’équateur, les forêts
auraient plutôt tendance à
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
piéger la chaleur.
Cependant, les deux
chercheurs ne veulent
surtout pas promouvoir la
déforestation en dehors de
cette zone. “On doit enrayer
le réchauffement climatique
pour protéger
les écosystèmes. Détruire
des écosystèmes pour
enrayer ce réchauffement
serait totalement contreproductif”, déclare le
Pr Caldeira.
860 p.52
23/04/07
18:56
Page 52
technologie
i n t e l l i g e n c e s
●
EN BREF
Dennis Hong
■ Le magazine
américain
Wired News
annonce
un nouvel antivol
de voiture
à faire rougir
James Bond.
Qu’un intrus
pénètre dans votre automobile,
et l’intérieur se remplit d’un gaz
opaque en moins de vingt
secondes. Le gaz n’est pas
dangereux, mais rend le véhicule
impossible à conduire.
Le système, appelé FlashFog,
utilise un mélange d’eau
et de glycérol qui ne provoque
au pire qu’une légère gêne
respiratoire. Mais il y aurait
des variantes. Les fourgons
blindés pourraient notamment
utiliser des gaz lacrymogènes
et des ultrasons incapacitants.
Selon ses concepteurs,
le FlashFog ne devrait pas pouvoir
s’enclencher alors que votre
véhicule est en marche.
Fausses amibes pour missions de sauvetage
ROBOTIQUE La structure de certains
■
organismes unicellulaires a servi
de modèle pour concevoir des
robots capables de se faufiler partout.
TECHNOLOGY REVIEW
Cambridge (Massachusetts)
es roboticiens américains ont
mis au point une nouvelle forme
de locomotion pour robot qui
s’inspire du déplacement des
amibes. De forme toroïdale – un peu
comme un doughnut allongé –, ces
robots d’un genre nouveau se déplacent en se contractant et en s’étirant
constamment, explique Dennis
Hong, professeur assistant d’ingénierie mécanique à l’université polytechnique de Virginie (Virginia Tech),
à Blacksburg. “Toute leur enveloppe
extérieure se déplace.”
Ce nouveau type de locomotion
est particulièrement indiqué pour les
missions de recherche et de sauvetage,
confie Hong. “Ces robots peuvent se faufiler très facilement sous un plafond effondré ou entre des obstacles.” Les premières
expériences montrent en effet que ces
appareils au corps souple et contractile sont capables de s’introduire dans
des trous d’un diamètre bien plus petit
que leur largeur normale. Et, comme
ils utilisent toute leur surface de
contact pour progresser, ils se déplacent facilement dans un environnement très accidenté.
Le déplacement est produit par la
contraction et l’extension d’anneaux
contractiles disposés sur toute la longueur du dispositif. Le robot se déplace
en étirant les anneaux situés à l’avant
D
Le prototype
de robot à corps
souple mis au point
par Dennis Hong
et son équipe
de Virginia Tech.
Imitant le mode
de locomotion
des amibes, cet
appareil pourrait
se glisser facilement
dans divers milieux
accidentés.
et en les contractant à l’arrière. Ce système est très semblable aux pseudopodes utilisés par les organismes unicellulaires comme les amibes, précise
Hong. Les pseudopodes sont un prolongement cytoplasmique dans lequel
l’endoplasme, la partie centrale
liquide de l’amibe, afflue vers l’avant
à l’intérieur d’un tube ectoplasmique
mi-solide. Quand il atteint l’avant, il
durcit et se transforme en ectoplasme
pendant que l’ectoplasme situé à l’arrière du tube se liquéfie. Ce processus
tire l’organisme vers l’avant.
Pour reproduire ce déplacement,
Dennis Hong a commencé par expérimenter des systèmes comportant
une membrane toroïdale dotée d’anneaux propulseurs composés de polymères piézoélectriques [qui changent
de forme sous l’action d’un courant
électrique] ou de tuyaux pressurisés.
Après avoir reçu un nouveau financement de la National Science Foundation (NSF) [agence gouvernementale américaine], Hong a renoncé aux
membranes élastiques pour choisir un
système plus rigide. S’il refuse d’entrer dans les détails pour des questions de propriété intellectuelle, il
explique que son dernier modèle
comprend des éléments mécaniques
rigides reliés de façon à permettre ce
type de déplacement. “C’est comme
une chenille de blindé en 3D.”
“C’est une idée intéressante”, confie
Henrik Christensen, professeur de
robotique et directeur du laboratoire
Robotics and Intelligent Machines du
Georgia Institute of Technology, à
Atlanta. “Les robots ont vraiment besoin
de meilleurs systèmes de locomotion.” Les
roues et les chenilles sont très bien
tant que le terrain n’est pas trop accidenté, et les pattes sont lentes et peu
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
52
efficaces, précise-t-il. Ce n’est pas la
première fois qu’on cherche à concevoir un système de propulsion utilisant un tore, déclare Andrew Adamatzky, professeur d’informatique
non conventionnelle à l’université de
l’Ouest de l’Angleterre, à Bristol, mais
recourir à des polymères piézoélectriques pour produire des ondes de
contraction est très intéressant. “Ces
systèmes expérimentaux ouvrent de nouvelles perspectives passionnantes pour les
robots à corps souple.”
Toutefois, qui dit corps souple dit
nouveaux défis. Par exemple, on ne
sait pas très bien comment on va pouvoir intégrer l’alimentation en énergie, les commandes et les capteurs.
“Le principe est bon, mais il faut vraiment plancher sur l’ingénierie”, ajoute
Christensen. Hong reconnaît qu’il y
a encore beaucoup de questions pratiques à régler. L’une des solutions
serait d’installer l’alimentation, les
commandes, les capteurs et autres éléments essentiels au centre du tore. La
forme de l’appareil est telle que ces
éléments resteraient en place ; les
contractions des anneaux seraient
déclenchées par des commandes sans
fil et l’énergie serait produite par des
circuits inducteurs, confie Hong.
Le plus difficile, pour des robots
destinés à des missions de recherche
et de sauvetage, c’est de mettre au
point des appareils capables de s’adapter à des terrains changeants, explique
Robin Murphy, professeur d’informatique et d’ingénierie à l’université
de Floride et ancienne directrice du
Center for Robot-Assisted Search and
Rescue, à Tampa, en Floride. Il ne suffit pas qu’ils soient capables de se faufiler par n’importe quelle fissure.
Duncan Graham-Rowe
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
Rampant
Cameron Riviere
et ses collègues de l’université
de Carnegie Mellon
(Pennsylvanie) mettent au point
un robot chenille capable
de ramper à l’intérieur
de la poitrine d’un patient
et d’injecter un traitement
directement
dans son cœur.
L’appareil,
appelé
HeartLander,
ne nécessite
pas d’acte
chirurgical
traumatisant
et peut être
inséré dans l’organisme – juste
au-dessous de la cage
thoracique – par un trou
aussi petit que ceux effectués
pour une opération
de l’appendicite. Le robot
mesure 20 millimètres de long
et se sert de deux ventouses
pour se déplacer comme
une chenille, à la vitesse
de 18 centimètres par minute.
Le chirurgien peut suivre son
parcours par le biais d’une vidéo
aux rayons X et contrôler
ses déplacements grâce
à un joystick. Les ingénieurs
américains comptent équiper
leur invention d’une caméra
et d’une sonde capable
de détruire les tissus morts
ou infectés, relate
● la revue New Scientist.
W W W.
Toute l’actualité
internationale
au jour le jour sur
courrierinternational.com
860p53 média
24/04/07
13:10
Page 53
multimédia
i n t e l l i g e n c e s
●
Gringos virtuels à Ciudad Juárez
JEUX VIDÉO Parmi
■
les jeux les plus vendus
du moment,Ghost
Recon 2 prend
le Mexique comme
décor. Ce qui n’est pas
forcément du goût
des populations
concernées.
MILENIO
Mexico
e jeu vidéo Ghost Recon Advance
War Fighter 2 est l’un des plus
populaires de l’année dans le
monde entier. Mais il a surtout
focalisé l’attention au Mexique dans
la mesure où toute l’intrigue – trépidante à souhait, dans le plus pur style
des films d’action hollywoodiens – se
déroule à la frontière américano-mexicaine, avec des gringos en mission à
Ciudad Juárez.
Presque deux ans se sont écoulés
depuis le lancement de la première
partie de la saga. Celle-ci avait Mexico
pour toile de fond. Le commandant
Scott Mitchell et ses Ghosts – soldats
d’élite de l’armée américaine – arrivaient dans la capitale avec pour mission de sauver non seulement le président des Etats-Unis, mais aussi le
chef de l’exécutif mexicain, lequel
avait été renversé par un général de
l’armée de terre mexicaine juste avant
la signature d’un accord qui devait
permettre aux armées du Mexique,
du Canada et des Etats-Unis de
mener des actions antiterroristes dans
les trois pays.
Dans ce nouvel épisode, les Ghosts
sont postés à la frontière, où ils tentent d’empêcher les putschistes mexicains d’introduire des armes de destruction massive sur le territoire des
Etats-Unis. Ils doivent en outre étouffer une véritable révolution fomentée
par le mouvement rebelle, qui menace
de gagner toute l’Amérique latine.
DANS LE CHIHUAHUA, LE JEU
A ÉTÉ INTERDIT À LA VENTE
Toute cette histoire de science-fiction
violente est due à l’imagination de
Tom Clancy, qui a déjà réalisé plusieurs titres guerriers du même type.
Clancy est connu pour ses romans
d’espionnage et son héros Jack Ryan,
un analyste de la CIA. Hollywood a
déjà tiré quatre films de ses œuvres :
A la poursuite d’Octobre rouge, Jeux de
guerre, Danger immédiat et La Somme
de toutes les peurs.
Ghost Recon 2 a déclenché toute
une polémique à Ciudad Juárez, où
se situe l’action du jeu. Les autorités de l’Etat de Chihuahua ont déclaré
qu’il “ternit l’image de la ville et donne
l’impression que Juárez est une ville livrée
à la violence”. L’affaire fait tant de
bruit que la direction du commerce
municipale, en accord avec le gouvernement du Chihuahua, a décidé
d’interdire sa vente. “C’est un jeu qui
Ubisoft
L
dénigre Ciudad Juárez et qui provoque
des antivaleurs (sic) chez les jeunes”, a
affirmé le maire, Héctor Murguía.
Quant au ministre de l’Intérieur de
l’Etat, Raúl Grajeda Domínguez, il
aurait même affirmé, selon El Diario de Chihuahua, que son ministère
travaillait à “détecter les lieux où est
vendu ce jeu vidéo, notamment pour repérer ceux où il est reproduit et distribué”.
Scène du jeu
Ghost Recon
Advance War
Fighter 2, qui suscite
de nombreuses
polémiques
au Mexique.
LA QUALITÉ GRAPHIQUE DU JEU
EXPLIQUE AUSSI SON SUCCÈS
et c’est l’une des raisons de son succès, en particulier au Mexique. Le
gamer mexicain apprécie en outre de
pouvoir se battre dans des endroits
connus, et parfois même dans sa
propre rue.
Ce n’est pas la même chose d’affronter des adversaires dans les rues
de Hong Kong, de New York ou dans
la jungle du Vietnam, que d’être dans
le centre historique, à Tlalpan ou dans
la Zona rosa [deux quartiers de
Mexico], ou de survoler en hélicoptère
On n’a pourtant pas affaire à un produit illégal, mais bel et bien à un logiciel importé légalement et vendu dans
n’importe quelle boutique de jeux
vidéo, dans les grands magasins, les
supermarchés. De plus, il est produit
par Ubisoft, l’un des plus gros éditeurs de jeux de la planète. Il est ridicule de penser qu’il faille une enquête
pour mettre la main sur les distributeurs, alors que le bureau de relations
publiques pour l’Amérique latine de
la société se trouve à Mexico, que ses
numéros de téléphone sont disponibles sur Internet et qu’elle a son
siège dans la capitale.
Quoi qu’il en soit, tout l’attrait de
Ghost Recon 2 tient au fait que presque
toute l’intrigue se déroule au Mexique
et à El Paso (Texas), où les Ghosts
accomplissent leurs actions héroïques.
On trouve une référence au Mexique dans un autre jeu de Tom
Clancy, Splinter Cell, où le personnage
principal, Sam Fisher, est envoyé sur
une croisière à Playa del Carmen. Il
doit y mener à bien une mission, qui,
suivant son résultat, favorisera ou
empêchera un attentat terroriste.Tous
ces décors, y compris Mexico, ont été
choisis non pas parce que ce sont des
lieux particulièrement dangereux, mais
parce qu’ils font partie d’une fiction.
Il n’empêche qu’il y a toujours des
protestations de la part des autorités
et de la population quand on montre
leurs villes livrées au chaos. Bizarrement, il arrive que cela bénéficie aux
localités en question, car la publicité
gratuite est toujours bonne à prendre.
En réalité, les amateurs de ces jeux
savent très bien que les villes décrites
ne sont pas ainsi dans la réalité. La
qualité graphique du jeu est certaine
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
53
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
le Zócalo [place centrale] en tirant sur
des soldats mexicains rebelles postés sur les toits en terrasse du Palacio
nacional [palais présidentiel].
Dans ce deuxième épisode, Andrés
Manuel López Obrador lui-même fait
une courte apparition : dans l’une des
scènes les plus palpitantes du jeu, les
Ghosts doivent se retrancher derrière
un mur sur lequel est affiché en lettres
énormes le nom d’Obrador. Les croix
roses du désert de Juárez, allusion aux
femmes assassinées pendant des années dans cette ville, font également
partie du paysage. Et, pour éviter les
problèmes de droits d’auteur, les stations d’essence et les raffineries qu’on
voit dans le jeu portent le nom de
Memex – au lieu de Pemex –, mais le
logo est très ressemblant…
Y aura-t-il un Ghost Recon Advance
War Fighter 3 ? On pourrait alors imaginer que l’action se passe à Aguililla,
dans le Michoacán, où on lutterait
contre les trafiquants de drogue, ou
alors dans les rues de Monterrey ou
de Culiacán, qui seraient le théâtre
d’une opération conjointe de sécurité
avec l’armée mexicaine et l’Agencia
federal de investigación [AFI, services
spéciaux mexicains].
Entre-temps, à Ciudad Juárez, les
autorités n’ont toujours pas saisi une
seule copie du jeu. En fait, il est peu
probable qu’elles le fassent...
Fernando Santillanes
860 p.54-55 SA
23/04/07
18:57
Page 54
économie
i n t e l l i g e n c e s
●
Les pays riches vraiment avares
FINANCEMENT Les pays fournisseurs
nent pas compte des annulations de
dette. Si les pays donateurs avaient largement allégé le poids de la dette des
pays pauvres en 2005, ils en ont moins
fait l’année dernière (3 milliards sur
la dette astronomique de l’Irak, 11 milliards pour le Nigeria). L’OCDE
estime que, pour tenir les promesses
faites à Gleneagles, les pays donateurs
devraient augmenter leur aide de 11 %
chaque année entre 2008 et 2010.
L’aide internationale devrait donc
représenter leur poste budgétaire en
plus forte croissante. Or une étude
menée l’année dernière montre que
les dirigeants des pays riches ne semblent pas prendre cette voie. En
attestent les sommes promises cette
année à la Banque mondiale, qui
doit trouver son financement pour la
période 2008-2011.
Les donateurs vont devoir choisir
entre leurs engagements de Gleneagles et la désillusion créée par Paul
Wolfowitz, président de la Banque
mondiale. Celui-ci les a irrités avec
son combat ostentatoire contre la cor-
■
d’aide internationale respectent
rarement leurs promesses.
Ce qui déstabilise gravement
les finances des pays qui attendent
cette manne indispensable.
THE ECONOMIST
Londres
R
Dessin paru dans
The Economist,
Londres.
ruption et ses méthodes de gestion
poussives. De telles incertitudes
devraient inciter à la prudence les
ministres des Finances africains. Peuvent-ils vraiment compter sur les
25 milliards de dollars promis d’ici
à 2010 ? Sur les huit dirigeants qui ont
fait cette promesse, deux sont déjà partis, deux ne vont pas tarder à le faire et
RÉPARTITION ET ÉVOLUTION DE L’AIDE INTERNATIONALE
Irak
12,9
140
Montant de l’aide accordée
par 22 des principaux pays
donateurs (en milliards
120
de dollars, 2005)
Nigeria
Chine
Afghanistan
Sources : OCDE, “The Economist”
éuni à Paris début avril, le club
des 22 principaux pays fournisseurs d’aide internationale était
appelé à mesurer les progrès
accomplis en vue de la réalisation de
deux de ses principaux engagements
pris en juillet 2005. A Gleneagles, en
Ecosse, les dirigeants des pays composant le G8 avaient en effet promis
d’augmenter leur aide de 130 milliards de dollars et de doubler celle
destinée à l’Afrique, le tout d’ici
à 2010. Ils avaient également pris l’engagement, lors d’une réunion précédente à Paris, de se montrer discrets,
d’“harmoniser” leurs efforts et de les
“aligner” en fonction des priorités des
gouvernements qu’ils veulent aider.
Il n’y a malheureusement guère
de progrès sur ces divers fronts. Les
chiffres publiés la semaine dernière
par l’Organisation de coopération et
de développement économiques
(OCDE) montrent que les donateurs
ont consacré 104 milliards de dollars
aux pays pauvres en 2006, soit 5 %
de moins qu’en 2005. Ils se montrent
cependant toujours aussi envahissants,
maladroits, et continuent à rivaliser
entre eux. Au lieu de déposer discrètement leur obole, ils s’invitent dans
les affaires de leurs protégés. Selon
l’OCDE, 31 pays pauvres ont reçu la
visite de 10 837 “missions” d’aide
en 2005, soit presque une par jour.
Mais les chiffres de l’OCDE ne tien-
100
Indonésie
Total
80
Inde
60
Ghana
Principaux
bénéficiaires de l’aide
internationale
Egypte
Vietnam
20
(en milliards de dollars,
2005)
Soudan
0
0,5
1
1,5
2
2,5
3
A destination
de l’Afrique
40
SIMULATION
0
3,5
1990
1995
2000
2005
2010
la vie en boîte
Les mauvais éléments à l’honneur
n Russie, les “tableaux de déshonneur”
connaissent une nouvelle jeunesse. Mauvais payeurs, fonctionnaires indélicats,
employés fautifs et même étudiants qui arrivent en retard en cours, tous sont susceptibles de se retrouver exposés à la réprobation publique.
Sergueï Morozov, le gouverneur d’Oulianovsk
[au sud-est de Moscou], est pour sa part bien
décidé à clouer les fonctionnaires malhonnêtes au pilori informatique. Si l’un d’entre
eux réclame un bakchich, néglige de répondre
aux demandes des administrés ou, plus simplement, fait mal son travail, les citoyens peuvent le dénoncer anonymement sur une page
web, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Après vérification des plaintes, un registre
des fonctionnaires qui s’acquittent mal de
leur tâche sera établi et publié – dans le
monde réel, cette fois – afin que tout un chacun puisse en prendre connaissance.
Et il n’y a pas que dans le bassin de la Volga
que les agents indélicats peuvent faire une
E
croix sur leur carrière. La Russie tout entière
se mobilise. Depuis le 1er avril, le ministère
de l’Intérieur dresse la liste des fonctionnaires
corrompus. Les verdicts des procès les
concernant sont adressés à la police, qui
constitue une liste noire. N’impor te quel
employeur désireux de vérifier la probité d’un
futur employé peut s’enquérir de ses états
de service auprès des forces de l’ordre. Par
la suite, à l’issue d’un délai fixé par la justice, le nom du fonctionnaire corrompu disparaîtra des listes.
Pour des employés du secteur privé, la probabilité de se retrouver “à l’affiche” est très
forte. Les spécialistes sont formels : toute
grande entreprise dont les dirigeants ont travaillé dans le contexte soviétique dispose de
listes noires, qui sont de temps à autre rendues publiques au sein de la société. Les responsables interrogés préfèrent éviter le sujet.
Il n’y a que chez Evroset [l’un des principaux
réseaux de distribution de téléphones portables] que l’on a accepté de nous en parler.
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
Voilà quelques mois, la direction avait répertorié les salariés qui passaient leur temps
à consulter des sites pornographiques au
bureau. Leurs noms ont été affichés, mais
cela n’a pas donné le résultat espéré. “Les
gens ont rigolé, et c’est tout. Les visites de
sites porno pendant les heures de travail
comptent toujours autant d’amateurs”,
observe un employé, Pavel Baoumanov.
Pour les psychologues, cela n’a rien de surprenant. Dans la plupart des cas, il est impossible de prévoir la réaction à un blâme public.
“Certains ne peuvent travailler que sous la
contrainte. Chez ces gens-là, un ‘tableau de
déshonneur’ aura un effet positif, explique
Vladislav Petrovski, psychologue d’entreprise.
Mais d’autres ont beaucoup de mal à supporter une stigmatisation publique. En général, ils démissionnent, incapables d’accepter pareil affront.”
Mikhaïl Biély, Anna Semionova, Karina
Naraïevskaïa, Kirill Choulejko,
Novyé Izvestia (extraits), Moscou
54
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
deux autres ne seront plus là d’ici
à 2010. Et, si les pays donateurs tiennent parole, il est possible que l’aide
arrive brutalement un an ou deux avant
la date butoir sous la forme d’un flux
massif et ingérable.
Seulement 65 % des aides sont
délivrées conformément aux calendriers, note l’OCDE. Les ministres
des Finances des pays aidés doivent
gérer les hauts et les bas. La Zambie
devait recevoir 930 milliards de dollars en 2005, elle n’en a reçu que 696.
Sur les 400 milliards prévus, le Vietnam n’en a recueilli que 2. Cette volatilité des aides empêche les gouvernements d’en tirer vraiment profit. Ils
pourraient engager des légions d’enseignants supplémentaires, de médecins et de fonctionnaires, mais, en
même temps, ils devraient se préparer
à les renvoyer une fois les vannes de
l’aide internationale refermées. Ils
pourraient mettre en place des thérapies à base d’antirétroviraux pour les
malades du sida, mais ils devraient les
suspendre une fois les caisses vides.
Dès lors, il n’est pas étonnant que ces
gouvernements préfèrent stocker les
aides plutôt que de les dépenser. Ainsi,
entre 2001 et 2003, le Ghana a reçu
1,3 milliard de dollars d’aide, dont
1,2 milliard a été stocké dans les
réserves de sa banque centrale.
La déclaration de Paris vise à
mettre un peu d’ordre dans cette multitude d’initiatives. Les donateurs s’engagent à soutenir la stratégie de lutte
contre la pauvreté conçue par le gouvernement du pays lui-même plutôt
que d’imposer les moyens accompagnant leurs aides. C’est ce que font déjà
certains donateurs : ils financent un
gouvernement en qui ils ont confiance
et le laissent gérer ses fonds. Près de
2,4 milliards de dollars viendront ainsi
s’ajouter à l’aide consacrée par le gouvernement britannique aux pays
pauvres l’année prochaine.
Certains sont plus réservés. Ils
aimeraient mettre en avant leur bonne
action ou ont des doutes – réels ou
non – sur la comptabilité des bénéficiaires. “Les pays qui nous ont poussés
à réformer nos systèmes rechignent maintenant à les utiliser”, se plaint Paul
Lupunga, haut responsable zambien.
La déclaration de Paris indique que
les donateurs doivent être responsables
devant les bénéficiaires. Pour l’instant,
la plupart d’entre eux préfèrent faire
plaisir à leurs électeurs.
860 p.54-55 SA
23/04/07
18:57
Page 55
économie
La crevette américaine fait de la résistance
COMMERCE INTERNATIONAL Gênés
par la concurrence des crevettes
importées des pays du Sud,
les pêcheurs de Louisiane
se sont regroupés et organisés
pour contre-attaquer.
THE WALL STREET JOURNAL
New York
D
LES LOIS AMÉRICAINES ANTIDUMPING CONTESTÉES PAR L’OMC
RUDE CONCURRENCE
Importations
américaines de crevettes
d’eaux chaudes
1
(en milliards de livres*)
0,5
2000
2003
2006
0
5
* 1 kilo = 2,2 livres.
4
3
2
1
0
Prix moyen
2000
2003
2006
(en dollars par livre*)
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
55
Sources : International Trade Commission des Etats-Unis, “The Wall Street Journal”
epuis près de trente ans, John
Williams gagne plutôt bien sa vie
en pêchant des crevettes dans le
golfe du Mexique. Mais, ces derniers temps, c’est vers d’autres fonds
qu’il lance ses filets : ceux de ses
concurrents étrangers. Williams est
le directeur exécutif de la Southern
Shrimp Alliance [l’Alliance de la crevette du Sud], qu’il a cofondée en
2002 pour aider les pêcheurs de crevettes américains à faire face à la
concurrence des crevettes d’élevage,
moins chères, qui sont produites en
Asie et en Amérique latine. L’Alliance
a envoyé une pétition au gouvernement
fédéral pour qu’il augmente les taxes
sur les importations de crevettes venant
de six pays, accusant ceux-ci de vendre
à perte sur le marché américain.
Williams et son Alliance ont
obtenu gain de cause : les taxes ont été
augmentées et les pêcheurs de crevettes
américains ont reçu 100 millions de
dollars [73,5 millions d’euros] de compensation. Mais ils n’en sont pas restés là. Avec l’aide de leurs avocats de
New York, les pêcheurs ont déposé un
dossier d’appel spécial pour réclamer
une hausse supplémentaire des taxes
sur les importations. Cette initiative
a eu pour effet d’inquiéter les importateurs : plus d’une centaine de sociétés étrangères ont alors versé des mil-
Joint Stock, un exportateur vietnamien
de crevettes qui dit avoir ver sé
68 000 dollars à l’Alliance. Pour Dan
Ikenson, membre du groupe de
réflexion libertarien Cato Institute, “il
n’est pas normal que des industries nationales extorquent de l’argent à des pêcheurs
étrangers”.
Depuis près de cent ans, la loi américaine protège les industries nationales
contre les politiques d’exportation
agressives. La réglementation actuelle
permet aux entreprises nationales de
demander la levée de taxes sur les produits étrangers vendus aux Etats-Unis
au-dessous de leur coût de production
pour gagner des parts de marché.
lions de dollars à l’Alliance pour qu’elle
retire sa demande. L’Alliance affirme
utiliser les fonds ainsi récoltés pour soutenir l’industrie américaine, affectée
par les importations à bas prix. Cet
argent a notamment servi à payer les
avocats qui concoctent des accords
commerciaux et les lobbyistes qui
garantissent le soutien du gouvernement à l’industrie. “Nous sommes plus
influents que jamais”, déclare Williams.
Cette initiative a suscité des interrogations : on craint que les pêcheurs
américains ne détournent des lois qui
étaient spécifiquement destinées à
protéger les industries nationales des
mauvaises pratiques commerciales.
“Nous savons bien que ce n’est pas juste,
mais nous n’avons pas le choix”, lâche
Vuong Quang Khanh, chef des ventes
à Can Tho Import Export Seafood
■
L’amendement Byrd, pris en 2000,
est plus discutable. Il permet au gouvernement d’imposer des taxes antidumping lorsque des entreprises américaines se plaignent de concurrence
déloyale. Mais cette loi, critiquée par
l’Organisation mondiale du commerce (OMC), devrait être abrogée
en octobre.
En février 2006, les avocats de
l’Alliance ont lancé auprès du ministère du Commerce une procédure de
réexamen du niveau des taxes concernant près de 800 producteurs et intermédiaires étrangers. L’ampleur de
l’enquête a surpris bon nombre d’entreprises étrangères. Au lieu de se
battre, la plupart ont choisi de s’entendre avec l’Alliance, notamment
CP Foods, une société vietnamienne
d’agrobusiness qui a exporté quelque
900 millions de dollars de crevettes aux
Etats-Unis en 2004. En mai 2006, l’entreprise a accepté de payer l’Alliance
pour qu’elle la retire de la liste des
entreprises soumises à l’examen du
ministère. CP Foods n’était pas la
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
première à accepter un règlement
financier, mais, en sa qualité d’acteur
prépondérant sur le secteur, elle a
ouvert la voie aux autres sociétés.
Can Tho Import Export et Caseamex avaient déjà vu leurs marges se
réduire après la taxation de leurs
importations à 4,57 % en 2005. Pour
prévenir une nouvelle hausse des tarifs
douaniers, ils ont accepté de verser à
l’Alliance l’équivalent de 1,5 % de leurs
ventes sur le marché américain en
2006. Cette part devrait grimper à 3 %
dans les trois prochaines années.
Les producteurs étrangers n’ont
reconnu aucun tort et disent s’être
entendus avec l’Alliance dans le but
de lever les incertitudes sur le marché. “C’est dangereux de travailler sur
un marché quand on ne sait pas quel sera
le niveau des prix et des taxes”, déclare
Nguyen Hoang Phuong, directeur de
Ut Xi Aquatic Products Processing. Il
ajoute que l’entreprise a accepté de
payer l’Alliance pour pouvoir fixer le
prix de ses crevettes à destination des
Etats-Unis.
En février 2007, l’Alliance a déposé
une nouvelle demande de réexamen
du niveau des taxes auprès du gouvernement. Mais, cette fois, d’autres
groupements de pêcheurs veulent leur
part du gâteau. L’association des
pêcheurs de crevettes de Louisiane a
déposé sa propre demande. L’Alliance
“ne nous a pas donné une miette” du dernier accord conclu avec les producteurs
étrangers, se plaint A.J. Fabre, à la tête
de l’association de Louisiane. Dans
le même temps, l’Etat de Louisiane,
qui a été parmi les premiers à financer
l’Alliance, a ouvert plusieurs enquêtes
sur les finances de celle-ci, et il se
demande si une partie de l’argent des
producteurs étrangers ne devrait pas
lui revenir.
Greg Hitt et James Hookway
24/04/07
13:10
Page 56
Mike McEnnerney/Alamy
*860 p56-57-58
BALADE SUR LE LITTORAL DU DORSET
Les galets de Ian McEwan
C’est à Chesil Beach,
sur la côte sud de l’Angleterre,
que l’écrivain britannique
Ian McEwan situe
son nouveau roman.
L’occasion d’aller arpenter
cette impressionnante plage.
THE SUNDAY TELEGRAPH
Londres
ans les premières pages de On Chesil Beach,
le nouveau roman de Ian McEwan [lire la
critique p. 58], les deux personnages principaux se font du souci pour leur nuit de
noces. Edward et Florence se sont mariés un peu
plus tôt dans la journée, puis se sont rendus en voiture jusqu’à un petit hôtel de style géorgien situé
sur la côte du Dorset. A ce moment, ils dînent dans
leur chambre. Tous deux sont vierges (nous
sommes en 1962, avant que les années 1960 ne
D
commencent à swinguer, avant que les gens n’apprennent à exprimer leurs sentiments intimes). La
tension est palpable. L’un a le trac que l’on ressent
habituellement cette nuit-là, l’autre éprouve une
terreur plus profonde, “un inexorable dégoût” à l’idée
de ce qui se passera après le dîner. Pour détendre
l’atmosphère, ils tournent leurs chaises vers la
fenêtre et contemplent la vue. Dans la brume du
soir, ils aperçoivent un chemin qui mène à la plage
en traversant une pelouse moussue…
J’interromps ma lecture et je lève les yeux pour
observer une vue presque identique. Le matin
même, j’ai pris une chambre au Manor Hotel, dans
le hameau de West Bexington. Maintenant, moi
aussi, par la fenêtre de ma chambre, je peux voir
une pelouse et un étroit sentier qui descend vers
Chesil Beach. Aujourd’hui, il n’y a pas de brume
diffuse, mais au contraire un chaud soleil printanier. Je referme donc mon livre, abandonnant pour
un temps Edward et Florence à leurs atermoiements, et vais me promener en direction de la mer.
Chesil Beach est une remarquable plage de
galets qui s’étend sur près de trente kilomètres, des
falaises calcaires de Portland aux collines d’un bleu
scintillant qui dominent la partie occidentale de
West Bay. Sur une douzaine de ces kilomètres, la
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
56
Chesil Beach
vue des hauteurs
de Fortuneswell
sur l’île de Portland.
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
plage est séparée de la terre par la Fleet, une paisible lagune autrefois écumée par les contrebandiers. Ils y accostaient à la tombée de la nuit, traînaient leurs marchandises sur les galets et les
dissimulaient dans les eaux calmes pour les récupérer plus tard. Ils auraient eu bien du mal à retrouver leur butin sur une aussi longue plage si elle
ne présentait pas une caractéristique étonnante :
la taille des galets diminue au fur et à mesure que
l’on se dirige vers l’ouest. Aussi gros que le poing,
ils se réduisent peu à peu à des cailloux pas plus
gros qu’un petit pois. Un marin expérimenté pouvait ainsi accoster où il le voulait, la nuit ou dans
la brume, en se contentant d’examiner les galets.
En se documentant pour son roman, McEwan a été tellement fasciné par ce phénomène
qu’il a emporté des galets de tailles diverses pour
les exposer sur le manteau de sa cheminée, avant
de découvrir qu’il avait en fait commis un délit
passible d’une amende de 2 000 livres
[3 000 euros]. La plage est protégée par un arrêté
local, car les autorités estiment qu’elle est pillée
par les gens qui viennent chercher des galets pour
orner leurs jardins, mares et autres rocailles. Il
y a ceux qui emportent un ou deux galets en souvenir, mais aussi ceux qui les embarquent par
*860 p56-57-58
24/04/07
13:11
Page 57
voya ge
●
Le port
de Weymouth.
Jack Sullivan/Alamy
Ramasser
les galets de cette
plage protégée,
une tentation
passible
d’une amende
de 2 000 livres.
Vers Charmouth
Dorchester
Bridport
Burton Bradstock
Swyre
C
C O M T É
West
h
Bexington
e
s
Abbotsbury
Baie
i
de Lyme
10 km
D E
D O R S E T
l
B
Weymouth
Fleet
e
a
c
Wyke Regis
The Fleet h
Londres
Baie
de
Weymouth
Port de
Portland
Fortuneswell
M
A N C H E
Ile de
Portland
Bec de Portland
Courrier international
West
Bay
0
du côté de la terre, on peut entendre le fracas du
ressac sans voir les vagues. A certains endroits, Chesil Beach est plus large que deux terrains de football. Parcourir une telle distance sur des galets roulants aura vite raison de vos mollets, ce qui explique
pourquoi cette longue plage est si déserte. Au cours
de ma balade de West Bexington à Burton Bradstock, je n’ai croisé que deux personnes, d’intrépides pêcheurs à la ligne venus taquiner poissons
plats et maquereaux.
De ce côté abrité de la plage croît une végétation robuste et d’une taille respectable, comme
l’a souligné McEwan dans son roman : “Ils ressemblaient à de la rhubarbe et à des choux géants dont
les tiges enflées de près de deux mètres de haut ployaient
sous le poids de feuilles sombres et striées de veines
épaisses.” Ailleurs, les galets sont recouverts d’un
tapis de plantes semblables à du thym. J’emprunte
un sentier aménagé entre le rivage et ses galets,
quelques roseaux et un marais peu profond. Le
soleil me caresse le visage, mais une brise vigoureuse me glace dès que je marque une pause. Une
fauvette gazouille sans cesse dans les champs audelà du marais. Un couple de cygnes, intrigués par
ma présence, s’est posé sur le marais. Mais je ne
les intéresse pas bien longtemps, ils plongent leurs
têtes sous l’eau, les muscles de leurs longs cous frémissant tandis qu’ils cherchent de la nourriture.
En haut, sur la crête de galets, j’aperçois le mât
brisé d’un navire, long comme un poteau télégraphique et d’un diamètre impressionnant. Je
grimpe jusqu’à lui pour prendre des photos. Je pose
mon sac par terre, et je le leste avec des galets pour
qu’il ne s’envole plus. La tempête a dû être terrible
pour briser net un mât de cette taille et le rejeter
sur la grève. Mais la région est habituée au mauvais temps : en 1824, le village de Fleet a été détruit
par une tempête. Des bateaux ont été propulsés
par-dessus le rivage jusque dans la lagune, et beaucoup ont fait naufrage. Dans deux cimetières près
de l’église de Tous-les-Saints, dans le village voisin
de Wyke Regis, des centaines de tombes anonymes
témoignent de toutes les vies perdues en mer dans
les parages. Parmi elles, celle du frère cadet du
poète William Wordsworth, John, qui a sombré avec
deux cent cinquante autres personnes, à bord de
l’Abergavenny, au large de Portland, en 1805.
En m’installant pour déjeuner en terrasse à
Burton Bradstock, j’ai du mal à imaginer qu’il ait
jamais pu faire un temps aussi épouvantable. The
Hive n’a pas grand-chose à voir avec l’habituelle
gargote de plage servant du thé trop fort et des fish
and chips baignant dans le vinaigre. Cette modeste
baraque de bois, dotée de quelques tables éparpillées sur la pelouse qui rejoint la plage, propose
une cuisine mémorable dans un cadre magnifique.
Les poissons sont exposés pour montrer toute leur
fraîcheur : j’aurais pu choisir un filet de bar, du
maquereau, ou encore du carrelet, mais j’opte pour
des sardines grillées, savoureuses, accompagnées
de frites épaisses, d’une salade verte et d’un verre
de vin bien frais.
Après le déjeuner, je parcours en voiture cinq
kilomètres dans les collines pour rejoindre Abbotsbury. Je fais une halte en chemin pour admirer le
paysage : des brebis et leurs agneaux paissent dans
des prés qui descendent jusqu’à la mer, avec, au
loin, vers les falaises de Portland, Chesil Beach qui
disparaît dans la brume.
Abbotsbury est un village ravissant, avec ses
cottages couleur miel dont beaucoup sont surmontés de toits de chaume et datent du XVIe siècle.
Il figure bien sûr sur tous les itinéraires touristiques ;
Daniel Defoe écrivait déjà à son sujet en 1724. Ses
grands attraits sont une ferme-école, une réserve
naturelle de cygnes fondée en 1393 et de charmants jardins subtropicaux. Mais cette façade COURRIER INTERNATIONAL N° 860
57
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
carnet de route
Y ALLER
■ Pour vous rendre à Chesil Beach,
le plus simple est de prendre l’Eurostar jusqu’à
Londres. Compter entre 50 et 100 euros l’aller simple selon les périodes, sachant que plus
on réserve à l’avance et plus les prix sont intéressants. Ensuite, sans même sortir de la gare
de Waterloo, on peut prendre un train pour Weymouth (trois heures de trajet, plusieurs départs
par jour). Une fois à Weymouth, Chesil Beach
n’est qu’à quelques minutes de marche.
Vous pouvez aussi opter pour le ferry. Pour Weymouth, départ de Saint-Malo avec Condor Ferries, comptez à peu près 100 euros par personne
(sans la voiture), en fonction de l’époque. La traversée se fait en cinq heures trente environ.
Nor th Light Images/Age/Hoa-Qui
brouettes entières. Des gens sont même venus la
nuit avec des tracteurs à remorque.
Toutefois, le problème est peut-être un peu
exagéré.Tout en progressant difficilement sur les
galets, je vois que la plage s’étend à perte de vue
dans les deux directions. Il doit y avoir des millions
de galets ici, ce qui fait quand même beaucoup de
jardins de rocaille. Quoi qu’il en soit, ce pillage
dure depuis toujours sans que le site semble en
souffrir : il arrive encore que l’on traite les habitants de Portland de “frondeurs”, car leurs ancêtres
utilisaient les galets comme munitions pour leurs
frondes. Et des archéologues ont mis au jour
40 000 pierres, de Chesil à Maiden Castle, à une
trentaine de kilomètres à l’intérieur des terres,
où les Bretons les avaient stockées pour bombarder les légionnaires romains.
C’est depuis les collines qui la dominent que
l’on peut le mieux admirer la courbe gracieuse
de Chesil Beach, même si, sous cet angle, elle paraît
trompeusement plate.Vue du sol, sa forme réelle,
une sorte de cylindre à demi enfoui, saute aux yeux
de manière évidente. Sur toute la longueur de ce
cône, les galets peuvent être deux fois plus haut
qu’une maison, si bien que, lorsqu’on longe la mer
SE LOGER ■ The Manor Hotel, que l’auteur de
ce voyage a choisi pour passer la nuit, propose
des chambres doubles pour 170 livres, avec
petit déjeuner et dîner compris (tél. : 0044 (0)
1308897616 ; site Internet : <http ://www.themanorhotel.com>). Selon votre budget, vous
trouverez à Weymouth de nombreux bed and
breakfast sur l’esplanade, comme le Beachcomber Guest House, un établissement familial (http://www.beachcomberat6.co.uk/).
À FAIRE ■ Les sportifs apprécieront Chesil Beach
et l’île de Portland pour le cerf-volant, l’escalade, et bien sûr les sports nautiques. Weymouth
fut l’une des toutes premières stations balnéaires
d’Angleterre, mise en vogue à la fin du XVIIIe siècle
par le roi George III. Aujourd’hui, sa plage de sable
doré est prise d’assaut en été par les adeptesde
la chaise longue et les pêcheurs.
Si vous souhaitez plus de calme, partez à la
recherche de fossiles sur la côte, réputée pour
son patrimoine géologique. Consultez les sites
Internet des spécialistes, qui prodiguent conseils
et outillage et peuvent vous vendre certaines de
leurs pièces : <http://www.charmouthfossils.
co.uk> et <http://www.charmouth.org.>
Vous trouverez beaucoup d’informations auprès
de l’office du tourisme de Chesil Beach sur
<http://www.chesilbeach.org/whatson/> ou au
0044 (0) 1305760579.
À VOIR
■ Visitez l’île de Portland, dont le port
accueillera les épreuves maritimes des JO de
2012. Por tland n’est pas à proprement parler une île, puisqu’elle est reliée par un banc
de sable à Chesil Beach.
Vous pouvez y visiter le château de Portland, une
forteresse construite vers 1540 par Henri VIII,
ou encore le phare de l’île, où des visites sont
organisées.
L’île de Portland est aussi très prisée pour observer les oiseaux, surtout les macareux, au début
de l’été. A l’intérieur des terres, le bourg de Shaftesbury vaut le détour, avec Gold Hill, une rue
pavée très escarpée qui est l’une des plus pittoresques d’Angleterre. Sur le site de l’office de
tourisme du Dorset (http://www.ruraldorset.com),
vous trouverez tous les événements organisés
dans la région, dont la plupart ont lieu l’été,
comme la fête de Gold Hill, en juin, et le carnaval de Shaftesbury, en septembre.
■ Retrouvez tous nos Voyages sur
courrierinternational.com
*860 p56-57-58
24/04/07
13:11
Page 58
voya ge
●
Les galets de Ian McEwan
La courbe gracieuse
de la plage s’étend
à perte de vue
claquent bruyamment. Pis, en regardant sous mon
lit avant de quitter la chambre, je trouve une boîte
de préservatifs vide – une entorse aux convenances
que n’auraient certainement pas commise Edward
et Florence lors de leur pathétique nuit de noces.
Le lendemain matin, au petit déjeuner, trois
hommes chargés de matériel de cinéma entrent et
s’assoient lourdement. Ce sont des Américains qui
tournent un sujet sur McEwan. Ils se trouvaient
par hasard dans le Dorset lorsqu’ils ont appris la
mésaventure de l’écrivain avec les galets, alors,
ils se sont levés à l’aube pour filmer la plage.
Plus loin, à Charmouth, personne ne voit d’inconvénient à ce qu’on touche aux galets. C’est
même une pratique encouragée. Cette station balnéaire se trouve au centre de la côte jurassique
du Dorset et sa plage regorge de fossiles. Jeunes
couples, familles et retraités marchent au pied des
falaises, pliés en deux, dans l’espoir de trouver
des ammonites. A la Fossil Shop, à côté de l’Heritage Coast Centre, vous pouvez louer un marteau pour tailler la roche et en dégager d’éventuels trésors, ou bien vous contenter d’acheter un
fossile pour seulement 1 livre [1,50 euro] – c’est
moins excitant, mais ça va plus vite. C’est cette
dernière option que je choisis, prétextant la longue
route qui m’attend pour rentrer chez moi.
De retour à la maison, le soir, je sors mon
appareil photo pour transférer mes clichés sur
l’ordinateur : là, au fond du sac, se trouvent les
pierres lisses et rondes que j’avais utilisées pour
le lester. Oups…
Alistair Fraser
le livre
Nuit de noces
Avec On Chesil Beach, Ian McEwan nous
replonge dans l’Angleterre du début
des années 1960. C’était avant
les Beatles et la révolution sexuelle.
ire d’un écrivain qu’il fait penser à
la romancière américaine Edith Wharton [1862-1937] est un compliment
que l’auteure de ces lignes réser ve à
quelques rares privilégiés. Mais, avec
On Chesil Beach* [A Chesil Beach],
Ian McEwan l’a bien mérité. Ce treizième
roman n’est certes pas une affaire. Ce
mince volume aux lignes très espacées
est en fait un roman court. Mais, après
tout, qu’y a-t-il de mal à cela ? Le roman
court est une forme sous-exploitée de nos
jours, mais qui convient parfaitement à la
narration économe, précise, de McEwan.
Le roman se situe à une époque elle aussi
sous-exploitée – 1962, une année choisie
pour donner précisément une image de la
Grande-Bretagne “d’avant” ; pas seulement
avant que les Beatles ne conquièrent le
monde, mais, plus important pour nos malheureux protagonistes, avant la révolution
sexuelle. D’où les accents whartoniens du
récit de McEwan. Rien ou presque n’a
changé en matière de mœurs sexuelles
entre le début des années 1900 de Wharton
et le début des années 1960 de McEwan.
“C’était encore l’époque […] où être jeune
était un handicap social, un signe d’insignifiance, une maladie un peu honteuse
dont le premier remède était le mariage.”
Naïfs et inexpérimentés, Florence et
Edward ont voulu ce remède. Le récit
débute lors de leur nuit de noces, dans
un hôtel de la côte du Dorset où ils ont
prévu de passer leur lune de miel.
Edward a bien fini par voir les seins de
sa promise et même par en toucher un
(mais pas le téton) vers la fin de leurs
fiançailles, mais les deux sont restés
chastes. Comme la “seule contribution
importante d’Edward aux préparatifs du
mariage fut de s’abstenir pendant plus
d’une semaine” de s’adonner au passetemps favori de tout jeune homme, il
déborde de désir. On ne peut pas en dire
autant de sa jeune épouse, qui a rencontré pour la première fois l’inquiétant
instrument de sa future défloraison en
frôlant le pantalon d’Edward au cinéma.
Depuis, elle est secrètement partagée
“entre le dégoût et la joie”.
Florence est horrifiée à l’idée de la cérémonie nuptiale qui l’attend après un morne
dîner servi dans la chambre pour lequel
le couple ne manifeste aucun appétit. Florence aime Edward et a très envie de lui
faire plaisir, mais elle aborde leur rencontre
charnelle les dents serrées, convaincue
que quelque chose ne tourne pas rond
chez elle. Edward a toujours interprété
la réticence physique de sa fiancée comme
D
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
58
Jean-Luc Ber tini/Opale
de carte postale recèle aussi une vie locale très
animée, avec une épicerie, une boutique de produits bio de la ferme, des salons de thé, des galeries d’art, des entreprises de hautes technologies
et une poignée de pubs très corrects.
D’ailleurs, en parlant de pub, il serait temps de
prendre un verre et de dîner. De retour au Manor
Hotel, je bois une bière au Cellar Bar et rejoins le
restaurant. Comme nous le rappelle McEwan, le
début des années 1960 n’était pas une période faste
pour la cuisine anglaise. Edward et Florence dînent
de tranches de melon surmontées d’une cerise
confite, puis de bœuf tiède nappé d’une sauce
épaisse et accompagné de légumes trop cuits. Mon
dîner à moi se compose d’une soupe de crustacés comme mise en bouche, suivie de coquilles
Saint-Jacques poêlées avec une sauce à l’orange,
d’un rafraîchissant sorbet framboise-basilic et, en
plat principal, d’une pièce de bœuf tendre accompagnée d’une fricassée de pleurotes. Le tout arrosé
de quelques verres d’un rioja soyeux en bouche.
L’hôtel est devenu un hybride étrange depuis
qu’il a changé de propriétaire, il y a dix-huit mois.
Les dalles et les boiseries de l’époque jacobine [du
roi Jacques Ier d’Angleterre, 1603-1625] qui ornent
le vestibule de cet édifice du XVIe siècle ont été
conservées. Les chambres rénovées sont élégantes.
La mienne est claire et spacieuse, et son mobilier
chic lui donne l’allure d’un hôtel de campagne français. Mais d’autres parties de l’hôtel ont gardé une
apparence désuète et provinciale : les tapis sont usés
jusqu’à la corde, de vieux fils électriques courent le
long des plinthes et d’horribles portes coupe-feu
IAN McEWAN, 58 ans, est l’un des romanciers
britanniques les plus brillants de sa génération.
Après une enfance passée à Singapour et en
Libye, où son père militaire était en poste, il fait
des études de littérature et suit les cours d’écriture du romancier Malcolm Bradbury. Il débute
en 1975 avec le recueil de nouvelles Premier
amour, derniers rites. Suivront dix romans,
dont beaucoup ont été primés, notamment
L’Enfant volé (prix Whitbread 1987 et Femina étranger 1993), Amsterdam (Booker 1998)
et Expiation (Prix national de la critique britannique 2003). Plusieurs d’entre eux ont
également été portés à l’écran. Son œuvre
est intégralement traduite en français,
à l’exception de On Chesil Beach.
une marque de bienséance. Mais, peu à
peu, la réserve et la rigidité de Florence
se révèlent constitutives de son être.
Le dîner est mis de côté, et le couple se
retire résolument au lit, encore loin d’avoir
consommé son mariage. Edward se
demande pourquoi ils ne sont pas déjà
dans le feu de l’action : “Qu’est-ce qui les
en empêchait ? Leur personnalité et leur
passé, leur ignorance et leur peur, leur timidité, leur pruderie, leur manque d’expérience ou de naturel, les derniers vestiges
d’un interdit religieux, leur anglicité et leur
classe sociale, et l’Histoire elle-même. Pas
grand-chose en somme.” Néanmoins, le
trouble que ressent Florence à la vue d’un
poil pubien égaré laisse penser qu’elle a
des penchants naturels que nous qualifierions aujourd’hui de normaux.
Nous laisserons les lecteurs découvrir la
suite de l’histoire. Bornons-nous à dire
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
que la petite tragédie de cette nuit de
noces – qui a des implications considérables – est déchirante, compréhensible
du point de vue des deux parties et terriblement inutile.
McEwan dessine le contexte politique de
1962 aussi précisément que le contexte
social. Les générations plus âgées s’accrochent toujours au rôle qu’a joué la
Grande-Bretagne dans la Seconde Guerre
mondiale et ont du mal à accepter qu’elle
ne soit plus une puissance mondiale. Les
plus jeunes, comme Florence et Edward,
ne sont pas mécontents de voir la fin de
l’Empire et d’adopter un pays moins
pesant. Ils acceptent la Grande-Bretagne
en tant que “puissance mineure – et le
dire leur procurait une jubilation blasphématoire”. En revanche tous les plus de
40 ans “s‘étaient battus, ou avaient souffert, pendant la guerre et connu la mort
avec une intensité rare, et ne pouvaient
pas croire qu’en guise de récompense
pour leurs sacrifices leur pays sombre
dans l’insignifiance”.
Ian McEwan nous dit surtout que, malgré
tous les défauts de notre culture moderne
surérotisée, la révolution sexuelle a eu du
bon. Situé quelques années plus tard, On
Chesil Beach aurait raconté une histoire
moins élégiaque et bouleversante, mais
nettement plus heureuse.
Lionel Shriver**, The Daily Telegraph, Londres
* Ed. Jonathan Cape, Londres, 2007. A paraître
en France à l’automne 2008, chez Gallimard.
** Ecrivaine américaine. Il faut qu’on parle de
Kevin (Belfond, 2006) est son dernier roman
paru en français.
24/04/07
19:30
Page 59
insolites
●
Inhalation passive
A
L’hommemachine
à écrire
partir du 1 juillet, en Grande-Bretagne, tous les lieux publics seront nonfumeurs, y compris les paniers à salade. Les prisonniers conduits au
tribunal auront droit à des patchs de nicotine pour surmonter le manque
et ses effets indésirables – “angoisse, stress et comportements hostiles et destructeurs”. Les prisonniers, en revanche, pourront fumer dans leurs cellules, assimilées à leur domicile, indique le document récemment publié par l’administration pénitentiaire. Les gardiens ne seront pas tenus d’entrer chez un détenu
en train d’en griller une. “Toutefois, en cas de danger immédiat pour les prisonniers
ou le personnel pénitentiaire”, les matons devront faire fi de la tabagie passive.
Fumée ou pas, ils devront intervenir. Sans passage à tabac, cela va sans dire.
(The Times, Londres)
er
R
Melons sidéens
Israël exporte des melons porteurs du sida : en Arabie Saoudite,
cette rumeur s’est répandue comme une traînée de poudre. Propagé par SMS, ce message a fait le tour du pays : “Alerte du ministère de l’Intérieur : un million de melons contaminés par le sida
sont entrés en Arabie Saoudite par la route du Nord”. Le porteparole du ministère de l’Intérieur s’est fendu d’un démenti
VIH ne peut survivre qu’à la température du corps humain, laquelle
ne peut être atteinte par les fruits”, a-t-il tenu à préciser.
Asharq Al-Awsat
dans Asharq Al-Awsat. “Ces rumeurs sont dénuées de fondement”,
a déclaré le général Mansour Al-Turki au quotidien panarabe. “Le
yoki Inoué change le clavier de ses deux ordinateurs tous les six mois.
Les touches cèdent sous
ses mains qui, telles des araignées
possédées, tissent roman après
roman. En vingt ans, Ryoki Inoué
a écrit près de 1 100 titres. Cette
abondante bibliographie a valu
au Brésilien les honneurs du
Guinness des records, où il côtoie
le plus gros chou du monde et le dalmatien le plus tacheté de l’histoire canine.
Ryoki Inoué, qui vit à Gonçalves,
à 200 kilomètres de São Paulo, est un
touche-à-tout : il pond aussi bien de la littérature pour herboristes que de la pharmacopée policière. Cet ancien chirurgien
a abandonné le festin sanglant des blocs
opératoires pour les joies de la graphomanie en 1986. “Je me suis lassé de la médecine.
Mais j’écris mes romans avec toute la passion
que j’avais pour la chirurgie”, explique-t-il.
Il a notamment bouclé une de ses œuvres
en six heures, relevant le défi lancé par un
journaliste du Wall Street Journal, qui a
assisté à l’enfantement de Secuestro Fast Food
comme on assiste à une séance d’exorcisme.
De père japonais, Ryoki Inoué est un Nippon transplanté en pleine forêt amazonienne. Il passe au moins quatre heures par
jour à écrire. Et ne dort jamais plus de six
heures. “Je me lève à 8 heures, je lis la presse
sur le Net, puis je surfe à la recherche d’idées
ou d’informations précises.” Ryoki Inoué est
d’une curiosité insatiable : il affirme ne
jamais avoir utilisé deux fois la même trame.
Certes, comme beaucoup d’auteurs, il a
créé plusieurs séries. Il a son propre James
Bond et d’autres personnages qui le suivent d’un livre à l’autre.
Ryoki Inoué est dans la lignée de Corín Tellado, sorte de Barbara Cartland espagnole,
auteur de quelque 5 000 romans à l’eau de
rose : à n’importe quelle heure, une histoire
peut s’emparer de lui et il doit immédiate-
Faux col
e réchauffement de la planète risque de faire une autre victime : la bière
tchèque. Les changements climatiques portent un rude coup à la culture
de l’orge, note le site Aktuakne.cz. Les brasseurs tchèques doivent déjà
importer une partie de leur matière première. Le prix de la blonde s’en
ressent : la bière a augmenté en moyenne de 1,5 couronne par litre. Les agronomes tchèques planchent actuellement sur la culture de plants iraniens. Mais,
si l’espèce survit à l’Europe centrale, la Pilsen, elle, ne survivra pas aux réglementations de l’UE. Devenue persane, la fameuse blonde ne pourra plus se
prévaloir de l’appellation “tchèque”.
(Tyzden, Bratislava)
L
Tempérance
Oscar Cabral/Ed Abril-Content-txt
*860 p59
ment se mettre à tambouriner sur le clavier
d’un de ses deux ordinateurs.
Cette manie lui vient de sa mère, auteure
de quelques poèmes inédits. L’inédit,
en revanche, Ryoki Inoué ne connaît pas.
En 1992, ses ouvrages monopolisaient
95 % du marché des éditions de poche brésilien. Il assure avoir écrit jusqu’à trois
romans par jour. Et il a utilisé pas moins
de 39 pseudonymes, parmi lesquels James
Monroe, Jeff Taylor, Stepham McSucker…
Mais tout cela, c’est du passé. Non qu’il ait
été détrôné, mais un désaccord esthétique
avec ses éditeurs l’a conduit à abandonner
les publications bon marché au profit de
pavés mastoc pour lesquels il puise allègrement dans l’actualité (sida, 11 septembre
2001, Pablo Escobar, etc.).
“Vivre de sa plume au Brésil est un acte d’héroïsme authentique”, clame Ryoki Inoué.
Si c’est lui qui le dit, avec sa bibliothèque qui
suffirait à la reforestation de l’Amazonie…
Entre deux romans, il donne sur Internet
des cours d’écriture rapide. Le secret de son
incroyable graphorrhée ? “Des idées, des
recherches sur le sujet, et du travail, du travail
et encore du travail.” Parmi ses auteurs favoris figurent Cervantès et Eça de Queirós,
Fernando Sabino et Jorge Amado. Quand
un de ses livres s’enlise, il se met aux fourneaux. Dernier projet en date : une autobiographie à une main – pendant ce
temps, l’autre pourrait s’agiter sur le
second ordinateur.
Antonio Lucas, El Mundo (extraits), Madrid
Indulgence
Les homicides, la violence aveugle, ça suffit. En Pennsylvanie, des politiciens demandent que la vente d’armes à feu soit limitée de façon drastique : pas plus d’une arme
par personne et par mois. Le nombre de meurtres à Philadelphie en 2007 dépasse
“J’ai fait ce qu’aucun homme ne doit jamais faire :
le nombre de ceux commis à New York, qui compte une population six fois plus importante,
j’ai levé la main sur une femme”, se repent Mario Bal-
précise The New York Times.
ducci, qui est parti à Rome à pied pour quérir le pardon du pape. Pour expier sa faute – il a battu sa petite
amie –, cet Italien de 58 ans parcourra pedibus les
Belle infidèle
737 kilomètres qui séparent Bolzano du Saint-Siège,
en tirant derrière lui un char allégorique portant l’ef-
rès de trois Constitutions en un an, ça fait beaucoup. Depuis l’arrivée au
pouvoir de Kourmanbek Bakiev au Kirghizistan, le texte fondamental du
pays ne cesse d’être remanié. La version destinée à la minorité ouzbèke laisse
quelque peu à désirer. L’association des Ouzbèkes envisage de porter plainte
contre les traducteurs. “On se fout de notre gueule”, déclare sans ambages son représentant, Oulougbek Abdousalamov. De fait, la traduction est plutôt libre. Le “pouvoir judiciaire” de la version kirghize devient le “gouvernement du tribunal” dans
la traduction ouzbèke, la “cour d’assises” est baptisée le “tribunal des conseillers
sédentaires”, le “15 novembre 2007” se transforme en “15 janvier 2007”, et une
centaine d’erreurs du même tonneau. La majorité kirghize, quant à elle, a dû
patienter un mois pour obtenir la dernière mouture du texte. L’ex-République
soviétique a beau être indépendante depuis 1991, la Constitution n’a pas été écrite
en kirghiz, langue d’Etat, mais en russe, indique Fergana.ru.
P
COURRIER INTERNATIONAL N° 860
figie du Christ, de saint François, d’Elvis Presley et de
Lou Reed. Le souverain pontife le recevra-t-il ? Voire.
Aux dernières élections municipales, M. Balducci s’était
présenté sous les couleurs de sa propre formation politique, le “Parti pour tous”. Pendant la campagne, il
La Repubblica
avait simulé la célébration d’un mariage homosexuel.
59
DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007
Si le geste déplaît au pape, tant pis, le pèlerin se
contentera même de la bénédiction du “dernier prélat du Vatican”.
(La Repubblica, Milan)