Dossier Pologne La société du soupçon
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860 UNE SARKO OK-2 24/04/07 19:05 Page 1 Dossier Pologne La société du soupçon ÉCOSSE La tentation nationale ANGOLA Avec les enfants sorciers CULTURE Le rappeur de Kaboul Bienvenue a www.courrierinternational.com N° 860 du 26 avril au 2 mai 2007 - 3 Sarkoland Les analyses de la presse étrangere AFRIQUE CFA : 2 200 FCFA - ALLEMAGNE : 3,20 € AUTRICHE : 3,20 € - BELGIQUE : 3,20 € - CANADA : 5,50 $CAN DOM : 3,80 € - ESPAGNE : 3,20 € - E-U : 4,75 $US - G-B : 2,50 £ GRÈCE : 3,20 € - IRLANDE : 3,20 € - ITALIE : 3,20 € - JAPON : 700 ¥ LUXEMBOURG : 3,20 € - MAROC : 25 DH - PORTUGAL CONT. : 3,20 € SUISSE : 5,80 FS - TOM : 700 CFP - TUNISIE : 2,600 DTU M 03183 - 860 - F: 3,00 E 3:HIKNLI=XUXUU[:?k@s@g@a@a; € Publicite 20/03/07 16:05 Page 56 PUBLICITÉ 860_p03 24/04/07 19:43 Page 3 s o m m a i re ● E N Q U Ê T E E T R E P O R TA G E S e n c o u ve r t u re ● Bienvenue a Sarkoland Nicolas Sarkozy. Dessin de Perez D’Elias paru dans ABC, Madrid. RUBRIQUES Près de dix-huit mois après l’arrivée au pouvoir des frères Kaczynski – qui s’appuient sur leur parti, Droit et justice (PiS), mais aussi sur les catholiques intégristes et les populistes –, la presse polonaise dresse un bilan inquiétant. Principal thème des commentaires : la loi de “lustration” qui est entrée en vigueur le 15 mars dernier. 44 ■ reportage Rappeur à Kaboul Le DJ Besho, 29 ans, a conquis les jeunes Afghans des villes en appelant à la réconciliation nationale sur des rythmes de hip-hop. Son grand regret : que les femmes ne soient pas autorisées à assister à ses concerts. 46 ■ e n q u ê t e A u p a r a d i s d e l ’ H o m o sovieticus Toujours russe de cœur, la presqu’île de Crimée appartient aujourd’hui à l’Ukraine. Ses habitants russes, ukrainiens et tatars pourront-ils continuer à vivre ensemble ? 4 ■ les sources de cette semaine 6 ■ l’éditorial Les murs dans les villes et dans nos têtes, par Philippe Thureau-Dangin 6 ■ l’invité Jacob Weisberg, 48 ■ débat Et si la Chine ne devenait Financial Times, Londres ■ ■ ■ ■ ■ Exit Bayrou et Le Pen, la campagne présidentielle continue de passionner la presse mondiale. Avec des jugements de plus en plus affirmés pour ou contre Nicolas Sarkozy, que l’on imagine déjà locataire de l’Elysée. 38 ■ dossier Pologne, la société du soupçon Au lendemain du premier tour, pas moins d’une centaine de quotidiens du monde entier ont publié sur leur une la photo de l’un ou l’autre des deux finalistes. La plupart donnent déjà le candidat de l’UMP vainqueur. Mais ils s’interrogent encore sur son caractère, sur ses alliances et sur son programme. pp. 10 à 15 6 9 9 56 59 10 ■ en couverture Bienvenue à Sarkoland jamais une démocratie ? Contrairement à ce qu’espèrent les dirigeants américains, l’empire du Milieu ne se démocratisera pas forcément sous l’effet de l’ouverture économique. Et la nouvelle classe moyenne chinoise pourrait avoir intérêt au maintien d’un régime autoritaire. le dessin de la semaine à l’affiche ils et elles ont dit voyage A Chesil Beach avec Ian McEwan insolites L’homme-machine à écrire Narcoviolence au Mexique p. 26 INTELLIGENCES D’UN CONTINENT À L’AUTRE 50 ■ sciences CHIRURGIE Les retombées médicales 16 ■ europe DOSSIER ÉCOSSE la tentation nationale de la guerre en Irak 51 ■ écologie MONDIALISATION La catastrophe des Eltsine, le président aux rêves brisés R O U M A N I E Combien de temps la farce va-t-elle durer ? B E L G I Q U E Regards croisés sur un bien curieux assemblage PAY S B A S Des vigiles pour jouer les grands frères dans les banlieues DANEMARK Asile sélectif pour Irakiens RUSSIE aliments “low cost” 52 ■ technologie ROBOTIQUE Fausses amibes pour missions de sauvetage 23 ■ amériques 53 ■ multimédia 28 ■ asie 54 ■ économie F I N A N C E M E N T Les pays riches vraiment avares ■ la vie en boîte Les mauvais éléments à l’honneur COMMERCE INTERNATIONAL La crevette américaine fait de la résistance É TAT S - U N I S Le droit sacré de posséder des armes É TAT S - U N I S Villes-sanctuaires pour immigrés clandestins V E N E Z U E L A Terroriste pour les uns, simple fraudeur pour les autres MEXIQUE Vivre (et mourir) avec les narcos COLOMBIE Alvaro Uribe sur la défensive B A N G L A D E S H Les militaires imposent leur loi A U S T R A L I E – É T A T S - U N I S Echange Cubains contre Asiatiques THAÏLANDE Tout sauf le retour d’un Thaksin JAPON Un crime crapuleux contre la démocratie SOCIÉTÉ La pègre JEUX VIDÉO Gringos vir tuels à Ciudad Juárez Sur les plages du Dorset p. 56 et l’extrême droite font la loi ■ le mot de la semaine haikyo, les ruines 32 ■ moyen-orient ISRAËL - PALESTINE Exploitation patronale ou coloniale ? IRAK Un mur de mauvais augure Beyrouth orpheline de Chirac T U R Q U I E Ces foyers où l’on enseigne le fanatisme religieux LIBAN 36 ■ afrique N I G E R I A Une bien mauvaise farce électorale AFRIQUE DU SUD J’ai honte de mon gouvernement ANGOLA Les enfants sorciers passent les frontières Sur RFI Retrouvez CI tous les jeudis dans l’émission Les Visiteurs du jour, animée par Hervé Guillemot. Cette semaine, “Société de soupçons en Pologne”, notre dossier, avec Alexandre Levy. Cette émission sera diffusée en direct sur 89 FM le jeudi 26 avril à 11 h 15, puis disponible sur le site <www.rfi.fr>. COURRIER INTERNATIONAL N° 860 3 DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 860p04 sources 24/04/07 20:11 Page 4 l e s s o u rc e s ● PA R M I L E S S O U R C E S C E T T E S E M A I N E THE AMERICAN PROSPECT 55 000 ex., EtatsUnis, mensuel. Fondé en réaction à la poussée des conservateurs aux Etats-Unis dans les années 1980, le titre se veut le porte-voix des idées de gauche outre-Atlantique. ANGOLENSE 5 000 ex., Angola, hebdomadaire. Fondé en 1999, le titre est l’un des meilleurs hebdomadaires angolais. Il se distingue par la qualité de ses reportages, notamment dans le domaine des sujets de société. ASAHI SHIMBUN 8 230 000 ex. (éd. du matin) et 4 400 000 ex. (éd. du soir), Japon, quotidien. Fondé en 1879, chantre du pacifisme nippon depuis la Seconde Guerre mondiale, le “Journal du Soleil-Levant” est une institution. ASIA TIMES ONLINE <http://www.atimes.com>, Chine. Lancée fin 1995, l’édition papier de ce journal anglophone s’est arrêtée en juillet 1997 et a donné naissance, en 1999, à un journal en ligne régional. Alors que la presse d’actualité régionale a perdu ses principaux représentants, ce webzine étend son champ d’action au Moyen-Orient. Wyborcza. Créé par le groupe allemand Axel Springer, il se positionne résolument à droite. THE ECONOMIST 1 009 760 ex., RoyaumeUni, hebdomadaire.Véritable institution de la presse britannique, le titre, fondé en 1843 par un chapelier écossais, est la bible de tous ceux qui s’intéressent à l’actualité internationale. Ouvertement libéral, il se situe à l’“extrême centre”. Imprimé dans six pays, il réalise 83 % de ses ventes à l’extérieur du Royaume-Uni. FINANCIAL TIMES 432 500 ex., RoyaumeUni, quotidien. Le journal de référence, couleur saumon, de la City et du reste du monde. Une couverture exhaustive de la politique internationale, de l’économie et du management. THE AUSTRALIAN 133 000 ex., Australie, quotidien. “L’Australien” a été lancé en 1964 par Rupert Murdoch, avec la promesse de “fournir une information objective et la pensée indépendante qui sont essentielles au progrès”. BANGKOK POST 55 000 ex.,Thaïlande, quotidien. Fondé en 1946, ce journal indépendant, en anglais, réalisé par une équipe internationale, s’adresse à l’élite urbaine et aux expatriés. LE BÉNIN AUJOURD’HUI 1 000 ex., Bénin, quotidien. Fondé en avril 2004, le titre veut mettre l’accent sur les reportages et les enquêtes. Il accorde une large place à l’actualité régionale, fréquemment délaissée par la presse de Cotonou. CAPE ARGUS 73 000 ex., Afrique du Sud, quotidien. Fondé en 1860, ce journal régional anglophone reste le plus lu des titres du Cap malgré la concurrence acharnée de Cape Times. Très axé sur les informations locales, notamment les faits divers, Cape Argus consacre une large place à l’information nationale et internationale. THE DAILY STAR 15 000 ex., Liban, quotidien. “L’Etoile du jour” est le premier quotidien en langue étrangère au Liban. Indépendant et bien documenté, il publie régulièrement des articles de la presse anglo-saxonne. THE DAILY TELEGRAPH 897 000 ex., Royaume-Uni, quotidien. Atlantiste et anti-européen sur le fond, pugnace et engagé sur la forme, c’est le grand journal conservateur de référence. Fondé en 1855, il est le dernier des quotidiens de qualité à ne pas avoir abandonné le grand format. DAWN 138 000 ex., Pakistan, quotidien. Dawn a été créé en 1947 lors de l’indépendance du Pakistan par Muhammad Ali Jinnah, père de la nation et premier président. Un des premiers journaux pakistanais de langue anglaise, il jouit d’un lectorat d’environ 800 000 personnes. DZIENNIK 350 000 ex., Pologne, quotidien. A son arrivée sur le marché de presse en Pologne, en 2006, “Le Quotidien” n’avait qu’un seul objectif : faire de la concurrence à Gazeta JOURNAL DU JEUDI 10 000 ex., Burkina Faso, hebdomadaire. Sans doute l’un des meilleurs parmi les journaux satiriques qui fleurissent depuis 1990 en Afrique francophone. Ses dessins n’épargnent personne et ses textes font souvent rire jaune… Essentiellement consacré à l’actualité burkinabé, le Journal du jeudi fait des incursions dans l’international. KNACK 137 000 ex., Belgique, hebdomadaire. Réputé pour ses enquêtes et ses scoops, ce newsmagazine flamand (édité par le puissant groupe de presse Roularta) se tient toujours prêt à explorer la face cachée des événements politiques et sociaux. MAGYAR HÍRLAP 37 000 ex., Hongrie, quotidien. Organe du pouvoir jusqu’en 1989, repris par le Britannique Maxwell puis par le groupe suisse Ringier, “La Gazette hongroise” était proche de l’Alliance des démocrates libres (SZDSZ), alliée libérale des socialistes au pouvoir depuis 2002. Le journal a fermé ses portes le 5 novembre 2004... avant de réapparaître, à la fin du même mois, avec la même rédaction désormais propriétaire du titre. MILENIO 80 000 ex., Mexique, quotidien. Né en 2000 à Monterrey, la grande ville du Nord, “Millénaire” possède aussi des rédactions à Mexico et dans d’autres villes de province. Son ton irrévérencieux traduit une approche incisive de l’actualité politique mexicaine. Il appartient au puissant groupe Multimedios. THE GUARDIAN 375 200 ex., RoyaumeUni, quotidien. Depuis le 12 septembre 2005, il est le seul quotidien national britannique imprimé au format berlinois (celui du Monde) et tout en couleur. L’indépendance, la qualité et l’engagement à gauche caractérisent depuis 1821 ce titre, qui abrite certains des chroniqueurs les plus respectés du pays. HÜRRIYET 600 000 ex.,Turquie, quotidien. Créé en 1948 par la famille de presse des Simavi, “La Liberté”, ancien journal populaire, est aujourd’hui un titre puissant qui, avec une présentation simple et beaucoup de photos en couleur, peut se transformer en un front de combat redoutable contre un gouvernement ou un ennemi à abattre. INFORMATION 41 600 ex., Danemark, quotidien. Fondé en 1943, le journal était, pendant l’Occupation, la source d’information clandestine des groupes de résistance. Aujourd’hui, il se vante d’être le seul quotidien à s’opposer au gouvernement et d’être indépendant de tout intérêt politique. INTERNATIONAL HERALD TRIBUNE 240 000 ex., France, quotidien. Le quotidien mondial par excellence, créé par des Américains en 1887, édité à Paris, imprimé dans 28 villes du monde, lu dans 180 pays, le Herald Tribune est beaucoup plus que l’édition internationale du NewYork Times, son unique propriétaire. THE IRISH TIMES 116 000 ex., Irlande, quotidien. Fondé par des protestants et aujourd’hui dirigé par des catholiques, The Irish Times est le journal dit de référence. Mais son assise a été sérieusement ébranlée par le licenciement de 250 personnes en 2001. Offre spéciale d’abonnement Bulletin à retourner sans affranchir à : MOSKOVSKI KOMSOMOLETS 1 160 000 ex., Russie, quotidien. Moskovski Komsomolets, un des plus gros tirages du pays, fleuron de la presse populaire, fait souvent dans le sensationnel. Outre les sujets légers ou scabreux, on y trouve parfois des informations pertinentes. NATURE 50 000 ex., Royaume-Uni, hebdomadaire. Depuis 1869, cette revue scientifique au prestige mérité accueille – après plusieurs mois de vérifications – les comptes rendus des innovations majeures. Son âge ne l’empêche pas de rester d’un étonnant dynamisme. NEW STATESMAN 26 000 ex., RoyaumeUni, hebdomadaire. Depuis sa création, en 1913, cette revue politique, aussi réputée pour le sérieux de ses analyses que pour la férocité de ses commentaires, est le forum de la gauche indépendante. THE NEW YORK TIMES 1 160 000 ex. (1 700 000 le dimanche), EtatsUnis, quotidien. Avec 1 000 journalistes, 29 bureaux à l’étranger et plus de 80 prix Pulitzer, c’est de loin le premier quotidien du pays, dans lequel on peut lire “all the news that’s fit to print” (toute l’information digne d’être publiée). NOVYÉ IZVESTIA 107 200 ex., Russie, quotidien. Né en 1997 d’une scission avec les Izvestia, il se proclame le “premier quotidien russe en couleurs”. Il offre un panorama complet d’informations politiques, sociales, culturelles, le tout illustré de caricatures. Sans avoir la stature de son grand prédécesseur, il est populaire et de bonne qualité. NRC HANDELSBLAD 254 000 ex., Pays-Bas, quotidien. Né en 1970, le titre est sans conteste le quotidien de référen- Courrier international ce de l’intelligentsia néerlandaise. Libéral de tradition, rigoureux par choix, informé sans frontières. OUKRAÏNSKA PRAVDA <http://www.pravda.com.ua>, Ukraine. Le journal en ligne “Vérité ukrainienne”, a été créé en 2000 par le journaliste Guéorgui Gongadzé, assassiné au cours de la même année alors qu’il enquêtait sur la corruption au sein du pouvoir. Le titre, qui traite de sujets exclusivement nationaux, a néanmoins su préserver son impartialité et son indépendance. EL PAÍS 444 000 ex. (777 000 ex. le dimanche), Espagne, quotidien. Né en mai 1976, six mois après la mort de Franco, “Le Pays” est une institution. Il est le plus vendu des quotidiens d’information générale et s’est imposé comme l’un des vingt meilleurs journaux du monde. Plutôt proche des socialistes, il appartient au groupe de communication PRISA. POLITYKA 250 000 ex., Pologne, hebdomadaire. Ancien organe des réformateurs du Parti ouvrier unifié polonais (POUP), lancé en 1957, “La Politique”, qui appartient aujourd’hui à ses journalistes, est devenu le plus grand hebdo sociopolitique de Pologne, lu par l’élite politique et intellectuelle du pays. PRZEKROJ 90 000 ex., Pologne, hebdomadaire.Très fier des traditions de la Mitteleuropa – manifestes jusque dans son graphisme –, le titre paraît depuis 1945. S’adressant surtout à l’intelligentsia libérale et éclairée, c’est un journal qu’il fallait encore voici peu ouvrir au coupe-papier. D’où son nom : “A découper” ! AL-QUDS AL-ARABI 50 000 ex., RoyaumeUni, quotidien. “La Jérusalem arabe” est l’un des trois grands quotidiens panarabes édités à Londres.Toutefois, contrairement à ses confrères Al-Hayat et Asharq Al-Awsat, il n’est pas détenu par des capitaux saoudiens. RZECZPOSPOLITA 264 000 ex., Pologne, quotidien. “La République” a été créée après l’instauration de la loi martiale, en décembre 1981. D’abord quotidien de la nomenklatura, elle ne s’est jamais privée de critiquer les gouvernements successifs après la chute du communisme. Elle est devenue depuis la propriété du groupe norvégien Orkla, associé au Trésor public. SALON <http://www.salon.com>, EtatsUnis. Créé en novembre 1995 par David Talbot, ancien journaliste du San Francisco Examiner, ce webzine, qui compte 73 000 abonnés et 3,1 millions de visiteurs par mois, s’intéresse à l’actualité culturelle et littéraire et à la vie des idées. SLATE <http://www.slate.com> EtatsUnis. L’invention du journalisme en ligne doit beaucoup à ce webzine, qui a été créé en 1996 à Seattle. Financé pendant les huit premières années par Microsoft, il a été vendu en décembre 2004 au groupe Washington Post. LE SOIR 125 000 ex., Belgique, quotidien. Lancé en 1887, le titre s’adresse à l’ensemble des francophones de Belgique. Riche en suppléments et pionnier sur le web, le premier journal de Bruxelles et de la Wallonie voit néanmoins ses ventes s’éroder d’année en année. RÉDACTION 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13 Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational.com Courriel [email protected] Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin Assistante Dalila Bounekta (16 16) Rédacteur en chef Bernard Kapp (16 98) Rédacteurs en chef adjoints Odile Conseil (16 27), Isabelle Lauze (16 54), Claude Leblanc (16 43) Chef des informations Anthony Bellanger (16 59) Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Directrice artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31) SÜDDEUTSCHE ZEITUNG 430 000 ex., Allemagne, quotidien. Né à Munich, en 1945, le journal intellectuel du libéralisme de gauche allemand est l’autre grand quotidien de référence du pays, avec la FAZ. Europe de l’Ouest Eric Maurice (chef de service, Royaume-Uni, 16 03), GianPaolo Accardo (Italie, 16 08), Anthony Bellanger (Espagne, France, 16 59), Danièle Renon (chef de rubrique Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Philippe Randrianarimanana (Royaume-Uni, 16 68), Daniel Matias (Portugal), Wineke de Boer (Pays-Bas), Léa de Chalvron (Finlande), Rasmus Egelund (Danemark, Norvège), Philippe Jacqué (Irlande), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Laurent Sierro (Suisse) Europe de l’Est Alexandre Lévy (chef de service, 16 57), Laurence Habay (chef de rubrique, Russie, Caucase, 16 36), Iwona Ostapkowicz (Pologne, 16 74), Philippe Randrianarimanana (Russie, 16 68), Iulia Badea-Guéritée (Roumanie, Moldavie), Alda Engoian (Caucase), Agnès Jarfas (Hongrie), Kamélia Konaktchiéva (Bulgarie), Larissa Kotelevets (Ukraine), Marko Kravos (Slovénie), Ilda Mara (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Gabriela Kukurugyova (Rép.tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, BosnieHerzégovine) Amériques Jacques Froment (chef de service, Amérique du Nord, 16 32), Bérangère Cagnat (Etats-Unis, 16 14), Marianne Niosi (Canada), Christine Lévêque (chef de rubrique, Amérique latine, 16 76), Catherine André (Amérique latine, 16 78), Anne Proenza (Amérique latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil) Asie Hidenobu Suzuki (chef de service, Japon, 16 38), Agnès Gaudu (chef de rubrique, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Ingrid Therwath (Asie du Sud, 16 51), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24), Alda Engoian (Asie centrale), Marion Girault-Rime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées), Kazuhiko Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Hamdam Mostafavi (Iran, 17 33), Hoda Saliby (Egypte, 16 35), Nur Dolay (Turquie), Pascal Fenaux (Israël), Guissou Jahangiri (Iran), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Moyen-Orient) Afrique Pierre Cherruau (chef de service, 16 29), Anne Collet (Mali, Niger, 16 58), Philippe Randrianarimanana (Madagascar, 16 68), Hoda Saliby (Maroc, Soudan, 16 35), Chawki Amari (Algérie), Gina Milonga Valot (Angola, Mozambique), Fabienne Pompey (Afrique du Sud) Débat, livre Isabelle Lauze (16 54) Economie Pascale Boyen (chef de service, 16 47) Multimédia Claude Leblanc (16 43) Ecologie, sciences, technologie Eric Glover (chef de service, 16 40) Insolites Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Epices & saveurs, Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74) THE SUNDAY TELEGRAPH 687 000 ex., Royaume-Uni, quotidien. Créé en 1961, le titre est la version dominicale du grand quotidien conservateur The Daily Telegraph. Il propose plusieurs suppléments consacrés à la culture, aux voyages, à la vie des entreprises, à l’emploi, au sport et à la maison. TECHNOLOGY REVIEW 92 000 ex., EtatsUnis, paraît toutes les six semaines. Née en 1899, la revue est installée sur le campus du célèbre Massachusetts Institute of Technology (MIT). C’est le magazine des ingénieurs, scientifiques et hommes d’affaires soucieux de s’informer des nouvelles tendances technologiques et des décisions politiques en la matière. LA TRIBUNE 10 000 ex., Algérie, quotidien. Monté en flèche dès sa création en 1994, ce journal sérieux à la maquette austère s’est rapidement trouvé un lectorat de cadres et a gagné une réputation d’analyste présent sur tous les thèmes d’actualité. La Tribune a néanmoins subi de lourdes pertes, particulièrement depuis le suicide de son fondateur, Kheireddine Ameyar, un journaliste respecté par tous les courants de la société. Site Internet Marco Schütz (directeur délégué, 16 30), Olivier Bras (16 15), Anne Collet (documentaliste, 16 58), Jean-Christophe Pascal (webmestre, 16 61), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82) Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service,16 97),Caroline Marcelin (16 62) Traduction Raymond Clarinard (chef de service, anglais, allemand, roumain, 16 77), Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Julie Marcot (anglais, espagnol), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, vietnamien), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol) DE VOLKSKRANT 310 000 ex. Pays-Bas, quotidien. Né en 1919, catholique militant pendant cinquante ans, “Le Journal du peuple” s’est laïcisé en 1965 et est aujourd’hui la lecture favorite des progressistes d’Amsterdam, bien qu’ils se plaignent beaucoup de sa dérive populiste. Révision Elisabeth Berthou (chef de service, 16 42), Pierre Bancel, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Philippe Planche Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Anne Doublet (16 83), Lidwine Kervella (16 10), Cathy Rémy (16 21), assistés d’Agnès Mangin (16 91) THE WALL STREET JOURNAL 2 000 000 ex., Etats-Unis, quotidien. C’est la bible des milieux d’affaires. Mais à manier avec précaution : d’un côté, des enquêtes et reportages de grande qualité ; de l’autre, des pages éditoriales tellement partisanes qu’elles tombent trop souvent dans la mauvaise foi la plus flagrante. WWW Maquette Marie Varéon (chef de ser vice, 16 67), Catherine Doutey, Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Josiane Pétricca, Denis Scudeller, Jonnathan Renaud-Badet Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66), Emmanuelle Anquetil (colorisation) Calligraphie Yukari Fujiwara Informatique Denis Scudeller (16 84) Documentation Iwona Ostapkowicz 33 (0)1 46 46 16 74, du lundi au vendredi de 15 heures à 18 heures Fabrication Patrice Rochas (directeur) et Nathalie Communeau (directrice adjointe, 01 48 88 65 35). Impression, brochage : Maury, 45191 Malesherbes. Routage : France-Routage, 77183 Croissy-Beaubourg Ont participé à ce numéro Torunn Amiel, Chloé Baker, Marie Bélœil, Edwige Benoit, Alessia Bertoli, Marc-Olivier Bherer, Marianne Bonneau, Valérie Brunissen, Hélène Chatrousse, Isabelle Cluzel, Lucy Conticello, Caroline Lelong, Mouna El-Mokhtari, Marina Niggli, Jean Perrenoud, Marcus Rothe, Emmanuel Tronquart, Anh Hoa Truong, Zaplangues Retrouvez NOS SOURCES sur courrierinternational.com ADMINISTRATION - COMMERCIAL [rubrique planète presse] Directrice administrative et financière Chantal Fangier (16 04). Assistantes : Sophie Jan (16 99), Agnès Mangin. Contrôle de gestion : Stéphanie Davoust (16 05). Comptabilité : 01 48 88 45 02 Relations extérieures Anne Thomass (responsable, 16 44), assistée de Lionel Guyader (16 73) et Fatima Johnson Ventes au numéro Directeur commercial : Jean-Claude Harmignies. Responsable publications : Brigitte Billiard. Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud.Chef de produit: Jérôme Pons (01 57 28 3378, fax : 01 57 28 21 40).Promotion : Christiane Montillet Marketing, abonnement : Pascale Latour (directrice, 16 90), Sophie Gerbaud (16 18), Véronique Lallemand (1691), Mathilde Melot (16 87) Publicité Publicat, 7, rue Watt, 75013 Paris, tél. : 01 40 39 13 13, courriel : <[email protected]>. Directeur général adjoint : Henri-Jacques Noton. Directeur de la publicité : Alexis Pezerat (14 01). Directrice adjointe : Lydie Spaccarotella (14 05). Directrice de clientèle : Hedwige Thaler (14 07). Chefs de publicité : Kenza Merzoug (13 46), Claire Schmidt (13 47). Exécution : Géraldine Doyotte (01 41 34 83 97). Publicité site Internet : i-Régie, 16-18, quai de Loire, 75019 Paris, tél. : 01 53 38 46 63. Directeur de la publicité : Arthur Millet, <[email protected]> ❏ Je désire profiter de l’offre spéciale d’abonnement (52 numéros + 4 hors-séries), au prix de 114 euros au lieu de 178 euros (prix de vente au numéro), soit près de 35 % d’économie. Je recevrai mes hors-séries au fur et à mesure de leur parution. Je désire profiter uniquement de l’abonnement (52 numéros), au prix de 94 euros au lieu de 150 euros (prix de vente au numéro), soit près de 37 % d’économie. Tarif étudiant (sur justificatif) : 79,50 euros. (Pour l’Union européenne : 138 euros frais de port inclus /Autres pays : nous consulter.) ❏ ABONNEMENTS - RÉASSORTS Courrier international Libre réponse 41094 Voici mes coordonnées : Nom et prénom : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60731 SAINTE-GENEVIÈVE CEDEX Adresse : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pour joindre le service abonnements, téléphonez au 0 825 000 778 E-mail : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 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BOX 2769, Plattsburgh, N. Y., U. S. A. 12901 - 0239. For further information, call at 1 800 363-13-10. Ce numéro comporte un encart Abonnement pour la vente au numéro et un encart Jean Paul Gaultier broché sur l’ensemble du tirage. Publicite 20/03/07 16:05 Page 56 PUBLICITÉ 860p06 l'invité 24/04/07 19:49 Page 6 l’invité ÉDITORIAL Les murs dans les villes et dans nos têtes Philippe Thureau-Dangin L E D E S S I N D E L A Jacob Weisberg Slate, Washington es siècles durant, l’homme a cherché l’élixir est riche de 560 calories, sans compter la crème fouetde vie – un produit obtenu par distillation qui tée. Il fait pourtant pâle figure à côté de l’Explosif Matprocurerait vitalité, bonheur et immortalité. cha au thé vert de Jamba Juice, une chaîne de franchise Mais il a fallu des spécialistes américains du qui chasse sur les terres caféinées de Howard Schultz. marketing pour découvrir le breuvage qui a Coca-Cola et Nestlé lancent Enviga, une boisson qui échappé aux alchimistes du Moyen Age, aux prétend contenir des calories “négatives” grâce aux mystiques arabes et aux empereurs mings. extraits de thé vert. Car l’infusion qui garantit santé, harmonie et Si les produits apéritifs et confiseries au thé vert permérite moral existe bel et bien : elle s’appelle thé vert. mettent de rester en bonne santé, les produits de beauté Pour la culture commerciale américaine, le thé vert, c’est promettent le rayonnement extérieur et la paix intérieure. le yoga en bouteilles – ou en cannettes, confiserie, bougie, L’osmose avec l’univers est assurée si l’on commence la lotion, savon, parfum ou comprimés. Décrit comme cal- journée par se laver avec le savon au concombre et au mant et doux, il se trouve paradoxalement au carrefour thé vert de Dove, pour ensuite se parfumer au Green Tea brûlant de la philosophie New Scent d’Elizabeth Arden, Age, de l’obsession de la santé lequel “procure un sentiment et de la chimie industrielle. de bien-être qui revitalise le Aux Etats-Unis, la spirituacorps et l’esprit”. Sans doute, lité orientale tend à mélanger un jour, les scientifiques déhindouisme, bouddhisme et couvriront-ils que boire de mercantilisme. Elle se traduit l’eau est bon pour nous. inévitablement par quelque Le thé vert apporte la séréchose à acheter et généralenité, qu’on le renifle, qu’on ment quelque chose à manle boive bruyamment ou que Jacob Weisberg dirige la rédaction du ■ ger. Seule la convergence l’on s’y baigne. Son arôme magazine en ligne américain Slate, où il entre harmonie et affaires flotte dans le hall des hôtels tient, entre autres, une chronique consapeut expliquer l’invention de haut de gamme de la chaîne crée aux tendances de la société contem“nouvelles truffes zen au thé Omni, grâce à des machines poraine.Avant de rejoindre Slate, en 1996, vert” et de “pandas en gelée à senteur. La bougie paril a suivi l’actualité politique pour The New au thé vert”, des confiseries fumée au thé vert et à la Republic, Newsweek et New York Magazine. qui métamorphosent une menthe de L’Occitane crée vague idée de vertu en hypocrites morceaux de vice. un “sentiment de bien-être tranquille”.La bougie H2O + Zen En Chine et au Japon, le thé vert est une boisson chaude détend et apaise l’âme “en se fondant sur les principes zen servie dans une petite tasse. Mais, aux Etats-Unis, comme d’harmonie, de santé et de bien-être”. Comme il fallait s’y pour toutes les modes alimentaires, il prend une autre attendre, la transcendance arrive même avec la vodka, dimension : on le synthétise, on le sert dans des récipients la bière et la liqueur aromatisées. géants et on le transforme simultanément en vecteur gras Le message implicite de ces produits est que la consomet en aliment diététique. A partir des années 1960, des mation de thé vert fera de nous un être spirituellement études ont suggéré que le thé vert diminuait le risque de parfait, mais aussi moralement supérieur. Cela parce que divers cancers, faisait régresser les maladies cardiovas- cette infusion a le bons sens de comporter le mot “vert” culaires, ralentissait le vieillissement, abaissait le taux de dans son nom. On ne sait pas comment la plante résiste cholestérol, renforçait le système immunitaire, amélio- au changement climatique, mais les sereins amateurs des rait le diabète et l’arthrite, et faisait maigrir. Les conclu- feuilles moulues – à la différence des buveurs de café sions, un peu rapides, sur la perte de poids (ainsi que agressifs et surexcités – n’émettent que de minuscules la minceur des Japonais) permettent de se servir de la quantités de gaz carbonique. La boîte de sachets de plante comme estampille psychologique pour décul- thé sur mon bureau renferme “une sagesse au-delà de la pabiliser la consommation d’aliments que nous adorons sagesse, capable d’illuminer le corps et l’esprit”. Je viens juste tout en sachant qu’ils sont mauvais pour nous. Ainsi, d’en boire quelques tasses et je suis convaincu que cela la version maxi du Frappuccino au thé vert de Starbucks marche. ■ D Marketing du zen DR Benjamin Kanarek Cette semaine, la nouvelle la plus importante n’est pas le premier tour de la présidentielle, ni le décès de Boris Eltsine, mais plutôt la décision américaine de construire un mur à Bagdad pour séparer les quartiers sunnites et chiites. Ce genre de barrière est à la mode : Islamabad en construit une le long de la frontière avec l’Afghanistan ;Washington se propose d’en édifier une autre, de 3 360 kilomètres de long, pour mieux s’isoler du Mexique ; l’Inde a édifié 550 kilomètres de murs au Cachemire en 2004 ; la Chine pas moins de 1 400 kilomètres, pour se prémunir de l’immigration nord-coréenne, et bien sûr Israël continue d’enclore les Territoires palestiniens depuis juin 2002… Chaque fois, le mur est un aveu de faiblesse. Au mieux, c’est une défense égoïste. Au pire, c’est une forme d’apartheid. Le mur de Bagdad appartient à la deuxième catégorie. Malgré l’opposition de la population, les Américains entérinent, dans la capitale irakienne, une partition du pays dont les conséquences porteront loin. Mais les parpaings et le béton ne sont pas les seuls moyens pour séparer les hommes. On cultive aussi d’autres murs, mentaux ceux-ci. Notamment dans le débat politique. Pourquoi veut-on, en effet, que le clivage droite-gauche organise tout l’espace politique ? La presse étrangère s’étonne ces jours-ci de la violence de la campagne actuelle, de ces deux France qui se détestent et s’ignorent souvent. Elle rappelle pourtant que la gauche et la droite, une fois au pouvoir, ne mènent pas des politiques si différentes. Durant les années Jospin, hormis les 35 heures, le gouvernement fut économiquement très libéral, privatisant comme aucun autre gouvernement de la Ve République… Bien sûr, il reste une différence de taille, qui concerne l’immigration, la gesticulation policière et les thèmes sécuritaires en général. A en croire le magazine Salon, le candidat de l’UMP est allé chercher son modèle aux Etats-Unis, non pas auprès de Bush, mais auprès de celui qui était alors maire de New York, le républicain Rudy Giuliani. Mais la France est plus difficile à gérer que Manhattan, ou même que le Bronx. S E M A I N E ■ “Ils sont presque tous morts, ou partis.Vous pouvez donc entrer, maintenant.” ◗ Dossiers “étranger” ◗ Revues Le Soudan, jusqu’à présent opposé à l’entrée des casques bleus au Darfour, s’est dit prêt à discuter de la création d’une force “hybride”, qui verrait un contingent de l’ONU se déployer aux côtés des militaires de l’Union africaine. Celle-ci a déjà envoyé 5 000 hommes au Darfour. Dessin de Hachfeld paru dans Neues Deutschland, Berlin. ● de presse ◗ Rubriques web sur l’international ◗ Veille thématique Sur www.courrierinternational.com, retrouvez chaque jour un nouveau dessin d’actualité, et plus de 2 000 dessins en consultation libre. COURRIER INTERNATIONAL N° 860 La presse internationale sur mesure Pour plus d’informations tél. 01 46 46 16 97 [email protected] 6 DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 Publicite 20/03/07 16:05 Page 56 PUBLICITÉ Publicite 20/03/07 16:05 Page 56 PUBLICITÉ 18:35 Page 9 à l ’ a ff i c h e Royaume-Uni ● Héros parmi les Baltes force de rendre les bambins perdus à leurs parents et de calmer les adolescents surexcités, l’agent de police Gary Pettengell, îlotier affecté à la surveillance du front de mer dans la station balnéaire de Great Yarmouth, a gagné l’estime des habitants du quartier. Mais ce n’est qu’en lisant les journaux lituaniens qu’on comprend qu’il est vraiment célèbre ailleurs. Dans ce petit Etat balte, l’agent de la police du comté de Norfolk, homme modeste et heureux en ménage, est la “personnalité de l’année”. L’agent Pettengell est devenu un héros à l’étranger pour un travail qui n’a été salué que localement en Grande-Bretagne. S’il a été amené à rencontrer Valdas Adamkus, le président de la Lituanie, et une foule trépignant d’impatience à Vilnius, c’est grâce à un inspecteur de la police du Norfolk et à un conseil de carrière amical. “Il y a un ou deux ans, mon supérieur à Yarmouth m’a convoqué et m’a demandé : ‘Que diriez-vous de devenir responsable de surveillance de quartier ?’ – autrement dit,‘flic de service’ dans le secteur du front de mer.” Le nouvel îlotier s’est vite trouvé confronté à un aspect inattendu de ce poste. Les Chypriotes grecs et les Portugais établis depuis longtemps à Great Yarmouth venaient d’être rejoints par de nouveaux arrivants perplexes, désorientés et souvent désespérés : des Lituaniens embauchés avec des contrats douteux qui les laissaient dans l’ignorance complète des règles britanniques en matière de travail, de sécurité et d’emploi. “Un jour, je suis entré dans une pièce pour parler à des Lituaniens. En voyant mon uniforme, ils ont reculé, effrayés, raconte Pettengell. Je me suis dit : Si Barber A GARY PETTENGELL, 42 ans, policier à Great Yarmouth, une station balnéaire de la côte est de l’Angleterre. Pour venir en aide à des immigrés lituaniens, il a appris leur langue et monté un site d’information. Cela lui a valu d’être élu personnalité de l’année en Lituanie et d’y être reçu en grande pompe. ce n’est pas comme ça qu’on fait la police, ici.” La même semaine, il cherchait sur Internet une méthode de langue pour apprendre le lituanien. Ce qu’il a découvert au fur et à mesure de sa plongée dans le monde du travail immigré, accessible aux Lituaniens depuis leur entrée dans l’Union européenne, l’a remué. “Ils ne parlaient pas anglais, travaillaient ensemble dans des usines, vivaient ensemble dans la même pièce. On avait promis à beaucoup qu’ils rouleraient sur l’or, mais j’ai rencontré des gens qui n’avaient pas mangé depuis une semaine.” L’agent Pettengell a voulu faire quelque chose. Après avoir appris suffisamment de lituanien pour briser la glace, il a lancé un programme d’assistance individuelle de base et créé un site web, Welcome to Norfolk. Il a obtenu des fonds auprès de l’Administration de la justice criminelle et a commencé à mettre en ligne des informations qu’il savait utiles. “Je me suis aperçu que je répondais tout le temps aux mêmes questions, des choses simples du type : comment fait-on pour ouvrir un compte en banque ? Cela paraît facile, mais ça ne l’est pas lorsqu’on partage une chambre et qu’on ne peut pas fournir une facture d’électricité. D’autres demandaient comment obtenir une carte de sécurité sociale – et même ce qu’était une carte de sécurité sociale.” Son action n’est pas passée inaperçue. L’année dernière, l’agent Pettengell, 42 ans, dont l’épouse, Sarah, est également agent de la police du Norfolk, a obtenu le prix du meilleur policier de l’année du comté de Norfolk. Les Lituaniens de Great Yarmouth l’ont fait savoir dans leur pays et, lorsque les journalistes de la presse écrite de Vilnius et d’une chaîne de télévision nationale ont pris l’avion pour interviewer notre îlotier, ils lui ont fait passer son plus difficile examen de lituanien. C’est à la suite de cela qu’il a été désigné comme personnalité de l’année. L’agent Pettengell est revenu chez lui après une visite guidée officielle de la Lituanie avec Sarah et sa photo à la une du journal à grand tirage Lietuvos Rytas. Il veut maintenant quitter le devant de la scène et se concentrer sur son nouveau travail, le traitement des cas de violences domestiques et des actes de discrimination. Martin Wainwright, The Guardian, Londres ILS ET ELLES ONT DIT JOHN McCAIN, sénateur de l’Arizona ■ Rock’n roll “Vous vous souvenez de cette vieille chanson des Beach Boys ? Bomb bomb bomb, bomb bomb Iran”, s’est mis à chanter sur l’air de Barbara Ann le candidat à l’investiture républicaine en 2008, lorsqu’on lui a demandé, lors d’une rencontre avec des vétérans, quelle était sa position sur le nucléaire iranien. (Financial Times, Londres) SHINZO ABE, Premier ministre du Japon ■ Arrogant “Rédigée pendant l’occupation [américaine à la suite de la reddition du Japon en 1945], l’actuelle Constitution a été éla Dessin de Cajas, Equateur. et n’ont rien de commercial. Je ne puis être qu’étonné que mon travail se retrouve en lice pour la cinquième fois à Cannes”, a déclaré le réalisateur, apprenant que son film Alexandra était retenu dans la sélection officielle cannoise. (Moskovskié Novosti, Moscou) doues, c’est qu’ils leur procurent plus de plaisir charnel parce qu’ils sont circoncis, ce qui n’est pas le cas des hindous”, a tenté de justifier cette figure de proue de la mouvance extrémiste hindoue, qui s’oppose aux mariages interreligieux en (Outlook, New Delhi) Inde. STEPHEN HARPER, Premier ministre du Canada ■ Extralucide GÜNTER GRASS, écrivain allemand ■ Résigné “Les gens n’ont pas besoin de me joindre par téléphone, je peux les entendre par le biais d’une médium”, a plaisanté le chef du gouvernement devant le Parlement. Il entendait ainsi répondre aux rumeurs selon lesquelles sa conseillère en image serait aussi une voyante. (Le Devoir, Montréal) “Je n’ai rien contre le fait qu’on ne me considère plus comme la conscience de la nation”, a confié le Nobel de littérature 1999 à l’occasion de la sortie en Allemagne de L’Inconfortable, un documentaire qui retrace sa vie. Le film sera prochainement diffusé sur Arte. (Handelsblatt, Düsseldorf) GEORGE H. W. BUSH, ancien président des Etats-Unis ■ Lucide ALEXANDRE SOKOUROV, cinéaste russe ■ Sauvage GIRIRAJ KISHORE, vice-président du Conseil hindou mondial ■ Connaisseur “Mes films ne fonctionnent pas dans l’esprit des grands festivals “Si les hommes musulmans séduisent davantage les femmes hin- borée par des amateurs de l’étatmajor des Alliés”, a déclaré ce grand partisan de la réforme constitutionnelle à quelques jours du soixantième anniversaire de la Constitution, le 3 mai. (Tokyo Shimbun, Tokyo) COURRIER INTERNATIONAL N° 860 9 “Oui, on ressent sans doute une certaine lassitude des Bush aujourd’hui.” Dessin Le patriarche de la de David Smith, Grande-Bretagne. famille a acquiescé aux propos de Mitt Romney, candidat à l’investiture républicaine en 2008, qui pensait que Jeb, frère cadet du président et gouverneur de la Floride, aurait volontiers été candidat lui aussi s’il avait porté un autre nom. (Time, New York) DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 PERSONNALITÉS DE DEMAIN SERGE SARKISSIAN Affable faucon l occupe le poste de Premier ministre d’Arménie depuis seulement un mois, mais il a toutes les chances de remporter l’élection présidentielle du printemps 2008, note le quotidien azerbaïdjanais Zerkalo. Le Parti républicain, qu’il dirige depuis 2006, est donné favori du scrutin législatif du 12 mai. Originaire du Haut-Karabakh, Serge Sarkissian, 53 ans, philologue de formation, fonctionnaire soviétique, est devenu militant du mouvement séparatiste de la République indépendantiste. De 1989 à 1993, il commandait les forces armées du Haut-Karabakh. Nommé en 1993 ministre de la Défense d’Arménie, puis, en cumul de mandats, ministre de la Sécurité nationale, il a la réputation d’être un homme aimable, mais aussi, sur le plan politique, ferme, habile et expérimenté. La Russie, comme les Etats-Unis, semble miser sur lui, mais ce “bien-aimé du Kremlin” confirme le rôle vital pour l’Arménie du partenariat stratégique avec Moscou. Il est hostile au déploiement de l’OTAN dans le Caucase du Sud, “qui ne ferait qu’augmenter le nombre de lignes de fracture dans la région”, rapporte le journal d’Erevan Golos Armenii. Sa méthode est un mélange de souplesse, de pragmatisme et de franc-parler. S’adressant aux électeurs, il promet un scrutin honnête et une politique économique audacieuse, mais conseille de fuir “ceux qui promettent des miracles, car la baguette magique n’existe pas”. I Itar-Tass 24/04/07 BARNY HAUGHTON Durable et du bon l en avait assez que la bonne nourriture soit l’apanage des riches. C’est l’une des raisons qui a présidé à l’ouverture de Bordeaux Quay, à Bristol, un ancien entrepôt qui abrite un restaurant, un bar, mais aussi une épicerie et une école de cuisine. L’endroit se veut un modèle de ce que Barny Haughton, cuisinier britannique très primé et adepte du développement durable, défend depuis de longues années : un air naturel plutôt que conditionné, récupération des eaux de pluie pour les toilettes, recyclage maximal des déchets et surtout, surtout, une nourriture bio à des prix abordables, composée essentiellement de produits achetés localement. Cette attention portée à l’environnement, Barny Haughton, chef cuisinier depuis vint-cinq ans, en a hérité au berceau. “Dans ma famille, chacun s’efforçait d’être attentif à la valeur des choses”, raconte-t-il dans les colonnes du mensuel The Ecologist. Ce souci de l’environnement va loin : à Bordeaux Quay, il a créé un poste de responsable du développement durable, chargé de promouvoir la meilleure utilisation des ingrédients et ressources entre les différents éléments de l’ensemble — restaurant, boutique, école de cuisine, etc. I Eastbrook Farm 860p09 à l'affiche 10-13 france BAF 24/04/07 19:37 Page 10 e n c o u ve r t u re ● Nicolas Sarkozy. Dessin de Perez D’Elias paru dans ABC, Madrid. BI ENVENUE A S ■ Au lendemain du premier tour, pas moins d’une centaine de quotidiens du monde entier ont publié sur leur une la photo de l’un ou l’autre des deux finalistes. ■ La plupart donnent déjà le candidat de l’UMP vainqueur. Mais ils s’interrogent encore sur son caractère, sur ses alliances et sur son programme – est-il dirigiste ? libéral ? lepéniste light ou social ? ■ Bref, vu de l’étranger, le Sarkoland n’est pas encore dessiné. Aussi simpliste que Rudy Giuliani Le programme du candidat de la droite ressemble à celui de l’ancien maire de New York. Un peu court pour la France, estime le magazine Salon. SALON San Francisco ême si Nicolas Sarkozy a en commun avec Napoléon sa courte taille, un tempérament de feu, l’ambition et l’autoritarisme, le candidat à l’élection présidentielle de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) me semble plutôt être l’équivalent français de l’ancien maire de New York et actuel prétendant républicain à la candidature de 2008, Rudy Giuliani. Sarkozy se présente comme un réformateur radical, prônant en début de campagne électorale la “rupture”, promettant de s’attaquer au chômage et de moderniser l’Etat-providence. En clair, cet homme semble avoir façonné son personnage politique sur le modèle de l’ancien maire de New York. Comme ce dernier, il veut être dur avec la criminalité, n’hésite pas à polariser l’électorat et rejette les solutions toutes faites pour régler les maux de la société française. Certes, lorsqu’il est devenu ministre de l’Intérieur pour la première fois, il a pris quelques mesures conciliantes envers les minorités : il a notamment proposé que la France instaure une forme de discrimination positive. Mais, durant son deuxième passage place Beauvau, Sarkozy a tout fait pour mériter son surnom de “premier flic de France” : il n’a pas hésité à envoyer la police dans des écoles primaires afin d’arrêter des sans-papiers et a essayé de faire passer une loi permettant de détecter les futurs délinquants dès la maternelle en étudiant les troubles comportementaux. Son côté homme à poigne, ses déclarations maladroites et outrancières, le mépris affiché M ■A la une La veille de l’élection, le 21 avril, le quotidien La Libre Belgique mettait deux points d’interrogation en une. Le lendemain, le 23, les visages des gagnants apparaissaient sous deux points d’exclamation. pour les laissés-pour-compte, sa volonté d’apparaître comme un “homme d’action” : comment ne pas penser à Giuliani ? Bien des problèmes de la France d’aujourd’hui – chômage persistant, criminalité en hausse, économie au ralenti – sévissaient à New York avant que Giuliani ne fût élu. New York et Paris ont aussi en commun un centre-ville riche et blanc, ainsi que des banlieues déshéritées hérissées de tours. Le plus étonnant est que ce parallèle entre Sarkozy et Giuliani fera sûrement plaisir aux Français. Tout simplement parce que Giuliani, en France, est aussi connu pour son “travail admirable”* sur la criminalité que pour sa bonne gestion du 11 septembre 2001. Mais on sait moins, toujours en France, que de nombreux facteurs étrangers à la gestion de Giuliani – démographiques, économiques, historiques – ont permis cette baisse de la criminalité. Américanophile déclaré, Sarkozy a rendu à Giuliani une visite informelle quoique très médiatisée au cours de l’été 2002, alors qu’il venait d’être nommé place Beauvau. Bien que personne ne connaisse la teneur d’une conversation qui a duré une heure et demie, ses méthodes de ministre de l’Intérieur ressemblent étrangement à celles de l’Américain. Il y a d’abord cette obsession des statistiques et des résultats concrets. Sarkozy était aussi – et il est encore – un adepte de la tolérance zéro. Enfin, il prône un durcissement des peines prononcées contre les récidivistes. Par ailleurs, il s’est engagé, s’il était élu, à réduire les chiffres du chômage en interdisant aux allocataires de refuser deux offres d’emploi consécutives et en obligeant ceux qui perçoivent le revenu minimum d’insertion (RMI) à effectuer un travail, sous une forme ou sous une autre. Ceux qui ont connu l’action de Giuliani lorsqu’il était maire de New York, ceux qui se souviennent de son discours implacable, ne seront pas dépaysés. On retrouve les mêmes formules, les mêmes certitudes, les mêmes solu- COURRIER INTERNATIONAL N° 860 10 DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 tions simplistes à des problèmes complexes comme la criminalité ou l’immigration illégale. Même en admettant que les mesures de Giuliani – et non pas l’économie florissante des années 1990, la fin de l’épidémie de crack et l’afflux d’immigrants – aient effectivement réglé les problèmes de criminalité à New York, la réalité n’est pas du tout la même en France. Des phénomènes démographiques analogues, comme l’immigration, donnent lieu à des situations radicalement différentes, et il n’est pas du tout certain que Sarkozy bénéficie d’un contexte aussi favorable que Giuliani. De plus, n’en déplaise à Sarkozy, le bilan de ses quatre années au gouvernement n’est guère éblouissant. La criminalité n’a fait qu’augmenter lorsqu’il était ministre de l’Intérieur. Mais la vraie question, au cours de la campagne pour le second tour, ne sera pas son bilan ou celui du gouvernement auquel il appartenait, ce sera Sarko lui-même. Cette élection tourne à un référendum sur sa personnalité. Les électeurs de Sarkozy sont convaincus qu’il est le seul candidat capable de mener à bien les réformes économiques qu’ils estiment nécessaires. En ce qui concerne ses idées sur l’immigration et la criminalité, ils préfèrent détourner le regard. Pour ses opposants, les réactions face à Sarkozy varient du rationnel – il est protectionniste, son obsession sécuritaire n’a conduit à aucune baisse du taux de criminalité – à l’irrationnel, voire à une quasi-hystérie. Pour nombre de mes amis, la grande question est désormais : comment empêcher Sarkozy d’accéder au pouvoir ? Avec l’orgueil qui le caractérise, le candidat UMP n’a pas hésité, dans les colonnes du Figaro, à entrer dans les détails de ses premières mesures au cas où il serait élu. Les peines de prison ferme pour les récidivistes et la réduction draconienne des prestations sociales sont au menu. Elisabeth Franck-Dumas * En français dans le texte. 10-13 france BAF 24/04/07 19:37 Page 11 SARKOLAND Dessin de Kroll paru dans Le Soir, Bruxelles. R E P O R TA G E Neuilly-sur-Seine, pays de cocagne Dans la ville dont il a été maire pendant dix-neuf ans, Sarkozy a bâti un paradis pour ses électeurs. Neuilly-sur-Seine, dimanche, il s’est sans doute trouvé des gens pour voter contre Nicolas Sarkozy. Mais, en trois heures passées au bureau de vote de l’île de la Jatte, je n’en ai pas croisé un seul. A Sarkoland, on n’incendie pas les voitures la nuit. Les seuls Noirs et Arabes que l’on rencontre sont des diplomates ou des héritiers du pétrole. Les trottoirs bordés d’arbres retentissent du pépiement des oiseaux et sont hantés par des joggeurs, pas des cogneurs. Sarkozy aimerait bien que la France entière ressemble à son fief. Il en a été maire pendant dix-neuf ans, puis il a présidé le conseil départemental des Hautsde-Seine. A ce titre, il s’est assuré la loyauté de ses sujets. Lors des dernières municipales, en 2001, il l’a emporté au A premier tour avec 76,88 % des voix. Quelqu’un à Neuilly n’a-t-il pas voté pour Sarkozy ? Je pose la question à François de la Brosse, le communicant qui a fondé NSTV, une télévision sur Internet qui rendrait vert de jalousie n’importe quel dictateur. “Je ne sais pas, répond-il. J’ai vu passer quelques chiens.” Les petits caniches blancs et les terriers nains étaient de rigueur au bureau de vote, tout comme les jeans de marque, les sacs à main Louis Vuitton, les cheveux blonds peroxydés et le bronzage. Nicolas a pour habitude d’épargner à Neuilly tout désagrément. Par exemple, il a fait construire un tunnel routier sous l’appar tement de sa mère, avenue Charles-de-Gaulle, pour éliminer les nuisances sonores et les gaz d’échappement. Et, bien qu’une loi française exige de toutes les villes qu’elles réser vent 20 % de leurs logements aux défavori- sés, ce taux est de 2 % à Neuilly. “Il a veillé à ce que Neuilly garde sa personnalité”, déclare un habitant qui déambule le long du quai où Seurat a peint ses chefs-d’œuvre pointillistes. A Sarkoland, on n’approuve pas totalement la façon qu’a eue le candidat de droite de faire une cour assidue aux électeurs de Le Pen. Les habitants du paisible Neuilly ne veulent pas être pris pour des extrémistes. Mais il est difficile de résister aux promesses d’allégement d’impôts et de suppression des droits de succession et de la semaine des 35 heures. Eh, oui, beaucoup espèrent que Sarkozy accomplira enfin ce que promet Le Pen depuis trente ans, et qu’avec lui les immigrés ne vivront plus, comme ils disent, “aux frais de la princesse”. Ces immigrés qui, eux, résident dans la vraie banlieue. Lara Marlowe, The Irish Times (extraits), Dublin * En français dans le texte. COURRIER INTERNATIONAL N° 860 11 DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 HUMEUR Quand le monde sera dirigé par les Hongrois La diaspora hongroise est nombreuse. Un éditorialiste de Budapest rêve avec humour d’une “Magyar Connection”. ous sommes lundi matin. Le maître de la Maison-Blanche, George Pataki, un ancien gouverneur de l’Etat de New York qui a été élu président à une majorité écrasante, décroche son téléphone de la main gauche, tandis que de la droite il caresse d’un mouvement rapide son chien Zacskó, le fidèle puli [berger hongrois] de la famille, et débarrasse le tapis moelleux du Bureau ovale d’une rondelle de Téliszalámi hongrois [une marque déposée de saucisson sec fabriqué à Szeged]. Le président Pataki discute longuement au téléphone des affaires atlantiques avec le président français fraîchement élu, Nicolas Sarkozy. Les deux hommes politiques s’entendent à merveille, bien que, par snobisme, ils conversent en anglais et en français, et non dans la langue de leurs ancêtres, le magyar. Ensuite, le président américain ne manque pas de passer un coup de fil au nouveau Premier ministre hongrois, qui exerce un ascendant certain sur lui. Quelques minutes plus tard, le nouveau président de la Slovaquie, Pál Csáky [issu de la forte minorité hongroise de Slovaquie], sollicite une vidéoconférence, afin qu’il puisse s’associer aux discussions des grandes puissances. Ils discutent ensemble, tissent des projets. Tout étant désormais entre les mains des Hongrois à la surface du globe, partons donc dans l’espace. Nous y rencontrons Charles Simonyi [fils d’un physicien hongrois émigré aux EtatsUnis dans les années 1970, créateur chez Microsoft des logiciels Word et Excel] saluant nos héros d’un signe de la main : il avait débuté en simple touriste de l’espace, mais il a tellement apprécié l’apesanteur qu’il est considéré désormais comme le Hongrois le plus célèbre de la galaxie. Nous sommes un petit peuple mais largement répandu. Plus sérieusement, il existe des degrés dans la dispersion. Etre irlandais, par exemple, est particulièrement profitable où que l’on soit dans le monde. Un ami dublinois m’a raconté que, lorsqu’il s’était trouvé devant un musée newyorkais fermé, il lui avait suffi de faire quelques allusions à la patrie de ses ancêtres pour que le gardien aux cheveux roux lui ouvre le sanctuaire des arts – mieux, lui serve de guide. Je n’ai pas besoin de préciser que mon homme était un Américain pur sucre. A Chicago, la énième génération d’émigrés polonais grandit dans l’environnement culturel de sa langue maternelle, dans des conditions telles qu’ils n’ont même pas besoin de l’anglais. D’ailleurs les Polonais étendent désormais leur conquête au territoire du Royaume-Uni. L’année de leur adhésion à l’Union, ils étaient pour la plupart plongeurs dans des restaurants, aujourd’hui ils achètent la moitié de Londres. Bref, je me demande si nous avons vraiment besoin de dominer le monde. En outre, j’ignore ce que nous allons faire d’autant de sujets riches et talentueux. N László Szentesi Zöldi, Magyar Hírlap, Budapest 10-13 france BAF 24/04/07 19:38 Page 12 e n c o u ve r t u re INQUIÉTUDE Sarkozy rangera-t-il son Kärcher au placard ? L’affaire des 52 tombes musulmanes profanées dans le Pas-de-Calais a rappelé de mauvais souvenirs sarkozystes à ce commentateur algérien. n pleine campagne électorale, des “vampires racistes” ont recouver t de nuit 52 tombes musulmanes de croix gammées au cimetière militaire de Notre-Dame de Lorette, près de Lille. Contre l’incitation à la haine raciale, tolérance zéro. Paroles de candidats à la présidentielle. Et promesses non “kärcherisantes” de Nicolas Sarkozy, qui a affirmé vouloir être le président de “toute la France”, de toutes les banlieues et de toutes leurs mosquées… L’homme a changé – on ne sort pas indemne d’une campagne présidentielle – et se défend à présent de toute “lepénisation” ou convergence avec le Front national – dont le leader a eu le courage de se rendre à Argenteuil, en banlieue, une rose à la main. Qu’il ratisse large à droite de la droite ou non, “sacré Sarko” sait ce qu’il en coûtera si la communauté musulmane crie vengeance contre la profanation de 52 tombes. Heureusement que la sagesse de ses leaders, à Arras, a noyé la désolation dans la prière. Les images de la banlieue en flammes défilent dans la tête de Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur. Elles ne disparaîtront pas de sitôt de celle du présidentiable. Du président, s’il est élu au second tour. L’homme rangera-t-il définitivement son Kärcher au placard ? Continuer de confondre mauvaise intégration, violence et islam donnerait tous les droits à de jeunes romanciers prévisionnistes de délirer sur une future “guerre intercommunautaire” en France. Le choc des civilisations à l’échelle nationale est à éviter – même si la tendance mondiale serait de forcer la main aux “néoconservateurs à passeport français”. La France, ou on l’aime ou on la quitte, a expliqué le président de l’UMP. Au locataire de l’Elysée, puisqu’il veut s’y installer s’il devient président de la République française, les 4 ou 5 millions de musulmans sur le territoire français répondent en chœur : si la France nous aime, qu’elle ne nous parque plus dans des ghettos. Et qu’elle nous considère un peu mieux que le mouton noir dans la baignoire. Une belle et une vraie histoire d’égalité des chances avec le mouton blanc sous sa douche. Anis Djaad, La Tribune (extraits), Alger E Sarkozy, Royal et Bayrou. “Au centre…” Dessin de Dave Brown paru dans The Independent, Londres. “Sa bouche ne porte pas de caleçon” Depuis le Burkina Faso, la joute électorale ressemble à un sitcom. JOURNAL DU JEUDI Ouagadougou ue d’Afrique, la campagne électorale française ressemble à un Guignol aux codes hermétiques. Même si la composante francophone du continent “noir” a peu ou prou adopté les institutions françaises, les termes politiques “gauche” ou “droite” y ont aussi peu de résonances que “printemps” ou “automne”. Alors, quand on distingue un finaliste “de droite qui cite un penseur de gauche”, une finaliste “de gauche qui emprunte des thèmes de droite” et un troisième homme équidistant de la “droite” et de la “gauche”, ça ne fait guère sens à Ouagadougou. “Socialisme” ou “libéralisme” renvoient à un jargon presque aussi impénétrable, même s’il est employé par certaines élites, comme celle qui dirige le Sénégal. L’Afrique se veut le continent de la solidarité contre l’individualisme. Mais elle est aussi celui d’Etats aux poches trouées qui ne peuvent envisager d’être “providence”. Les concepts de “minima sociaux” ou de “revenu minimum d’insertion” n’ont même pas atteint ici le statut de mirages. Le seul mot que pourrait reconnaître l’oreille politique africaine dans la campagne électorale française, c’est “révolutionnaire”. Mais personne n’a vu Olivier Besancenot avec la kalachnikov qui constitue tout autant l’outil que l’argument des révolutionnaires africains. A bien y regarder, la “Gaule” n’est-elle impénétrable qu’aux yeux des Africains ? Malgré V Dessin de Hachfeld paru dans Neues Deutschland, Berlin. COURRIER INTERNATIONAL N° 860 12 DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 tout, ce Guignol est burlesque à souhait et captivant, puisqu’il se déroule dans l’ancienne métropole de plusieurs pays d’Afrique occidentale et centrale. La campagne devient alors un sitcom dont les acteurs suscitent les commentaires au prorata de leur notoriété. A ce titre, Ségolène Royal, même née à Dakar, devra être élue si elle veut que les Africains échafaudent un avis sur elle. Le “méchant” naturel de ce sitcom inspire, lui, un intérêt inattendu. “Le Hongrois qui veut se faire couronner chez les Gaulois”, comme le chante le reggaeman burkinabé Zêdess, est bien sûr observé à travers le prisme de cette émigration choisie par les uns, subie par les autres. Mais, pour défendre les clandestins, il est plus facile de mobiliser le starsystem parisien que les Africains “du terroir”. S’il n’a pas la légitimité pour revendiquer le titre de réfugié, un jeune sans-papiers qui se démobilise face aux difficultés de développement inspire-t-il vraiment la bienveillance de ceux qui restent fièrement ancrés dans leurs terres arides ? Et, puisque les candidats français sont perçus comme les personnages d’une sitcom, celui de l’UMP plaît parfois car, comme le dit une expression ouagalaise, “sa bouche ne porte pas de caleçon”. Sarkozy n’a pas la bonhomie de Chirac, mais parle cru, avec cette virilité vindicative que ne désapprouve pas un Burkinabé. Pourtant, peut-être sa bouche aurait-elle dû porter un sous-vêtement quand il déclarait une flamme poussive au Burkina Faso, le 17 avril sur la chaîne TV5, indiquant qu’il admirait la bonne humeur de “ceux qui n’ont rien”. A Ouagadougou, ce n’est guère faire un compliment que de vous regarder depuis le Nord et de vous dire : “Vous n’avez rien.” Damien Glez 13 france 24/04/07 19:54 Page 13 BI ENVENUE A SARKOLAND ● Vive la France éternelle ! Que ce soit Sarko ou Ségo qui l’emporte, laissons donc de côté notre condescendance anglosaxonne, écrit The Guardian. THE GUARDIAN Londres Q uand des élections se profilent en France, le piège mortel, pour les commentateurs britanniques, est de donner dans la condescendance anglo-saxonne. Notre économie est florissante, la leur n’est qu’une ruine arthritique. Notre modèle est synonyme de prospérité, de flexibilité, d’emplois ; le leur n’entraîne que gâchis, déception et désespoir. Nous ne connaissons que l’honnêteté industrieuse ; ils sont l’incarnation irrécupérable de la duplicité. Autant d’inepties complaisantes, bien sûr. Essayons de dresser la même liste, mais élaborée du côté français de la Manche. Ils ont des transports dont ils peuvent être fiers, un système de santé à nous rendre jaloux, une passion pour la technologie qui fait qu’ils sont les leaders européens de l’Internet haut débit et de bien d’autres domaines. Ils ont aussi une administration hautement qualifiée, adaptée aux défis des Temps modernes, un sens de l’Histoire et de la nation. Leur football national est superbe, ils mangent sainement, jouissent d’une industrie cinématographique unique en son genre, continuent de produire des automobiles à la chaîne et leur dissuasion nucléaire est encore relativement in- dépendante. En plus, ils avaient raison à propos de l’Irak. Et nous ? Certes, la France stagne par endroits et déçoit parfois. Certes, la déception pousse immanquablement à l’introspection colérique. Mais, le 22 avril, le choix des urnes n’avait rien de désespéré. La France est un pays qui change au sein d’une Europe en pleine évolution. Elle a ses problèmes et un système politique qui a tendance à donner aux extrêmes une importance démesurée. Mais c’est maintenant une nouvelle génération qui prend les commandes, en des termes que la génération précédente est néanmoins à même de comprendre. Nicolas Sarkozy n’est pas un nouveau venu. Il est plutôt partisan de la continuité chiraquienne. Il a été un ministre de l’Intérieur sans concession et a fait son chemin. Certes, il brandit la menace de l’immigration pour mieux déborder Jean-Marie Le Pen. Il semble même encore plus dur lorsque il s’adresse aux syndicats de la fonction publique. Mais, en réalité, il est avec lui davantage question de transition que de révolution, tout comme avec Ségolène Royal au fil de sa campagne hésitante. Une campagne enlevée, mais étonnamment traditionnelle : en substance, des habits neufs pour emballer du socialisme à l’ancienne. On retrouve ici en partie le mythe du progrès. Depuis de Gaulle, la France a pour l’essentiel été gouvernée au centre droit, tout en recueillant avec enthousiasme les œuvres de bienfaisance mitterrandiennes. Mme Royal a beau dénoncer la “politique de la brutalité” de Sarkozy – et ce dernier tourner en dérision sa mollesse centriste sur les questions épineuses –, une fois au pouvoir, ni l’un ni l’autre ne seront en mesure de beaucoup corriger le cap. Certains problèmes devront être résolus, comme le chômage des jeunes. Il faudra de nouveau répondre à certaines questions, comme la place de la France en Europe. Mais, à l’issue du prochain mandat présidentiel, la France n’aura pas changé au point d’être méconnaissable : elle continuera d’arpenter les chemins bien français qu’elle a toujours empruntés. Bien sûr, le marais centriste s’attire le mépris de la classe politique. Nico et Ségo ont laminé un François Bayrou qui défendait l’harmonie politique. Mais la simple existence de la candidature Bayrou leur a servi d’avertissement. Ce qui se passe n’est pas un épisode de plus de quelque affrontement éternel entre gauche et droite. Ce qui compte, c’est ce qu’il adviendra une fois le jeu électoral terminé. Un membre du Parti socialiste sans véritable programme peut-il être synonyme de changement et de réussite ? Tout à fait. C’est la raison pour laquelle José Luis Zapatero, symbole d’un tel succès, a franchi les Pyrénées pour soutenir Ségolène Royal. La société française peut-elle faire face à une planète mondialisée ? C’est une autre question. Il est toutefois peu probable que le résultat, quel qu’il soit, soit acclamé à Londres, où le gouvernement est pris au piège de l’Europe et de sa propre histoire. Nous sommes tous victimes de nos vieux mythes. Peter Preston Qui sera l’héritier de Chirac ? Dessin de Juri paru dans Dnevnik, Slovénie. VU D’ARGENTINE Paris n’est plus un exemple Fini l’exemplarité française ! Le machisme, le “problème” de l’immigration et les dérives patriotardes ne sont pas dignes d’une démocratie avancée. e que l’on a vu et entendu pendant la campagne présidentielle française doit ser vir de contreexemple pour de nombreux pays émergents qui observent avec dévotion le fonctionnement des opulentes démocraties occidentales : rien n’y est aussi égalitaire ni aussi idéal qu’on pourrait le penser pour un pays comme la France. Les torrents de boue et de machisme qui se sont déversés sur la candidate ne paraissent pas dignes d’une démocratie avancée. Les questions liées à l’im- C migration, à l’identité nationale et cer taines dérives patriotardes ne semblent pas non plus cadrer avec la vision qu’a le reste du monde de la France. Le sexisme et un certain racisme structurel se sont pourtant manifestés quotidiennement ces trois derniers mois. Les immigrés craignent la victoire de Sarkozy. Pour beaucoup, sa présidence équivaudrait à une expulsion, à une érosion de leurs acquis, y compris pour ceux qui résident légalement en France depuis plusieurs décennies et sont parfaitement intégrés. Son discours, qui mêle les idées les plus disparates, incite à la crainte et à la prudence. Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal sont deux survivants d’un sys- tème qui laisse peu de place aux marges. Sarkozy a recueilli un très grand nombre de voix, alors même qu’il a passé cinq ans dans un gouvernement qui a exacerbé la fracture sociale. Mme Royal a eu raison des éléphants et de tous ceux qui, dans les médias, la considéraient comme une candidate d’opérette. On peut presque penser que la présence de Ségolène Royal au second tour est un miracle. Tout ce que la France compte de personnalités politiques s’est moqué d’elle à un moment ou un autre. Son propre parti n’est pas étranger à cette vague de railleries qui circulaient dans la classe politique française. Même le dimanche 22 avril au soir, ceux-là mêmes qui COURRIER INTERNATIONAL N° 860 13 la défendaient à contrecœur sur les plateaux de télévision l’ont démolie hors caméra. Au-delà des résultats obtenus par les deux protagonistes, la société s’est mobilisée pour laver l’affront de la présidentielle de 2002, qui avait vu le Front national se qualifier pour le second tour. Amer, vieilli, rancunier, Jean-Marie Le Pen a vitupéré dimanche soir contre un “système” qui l’a finalement marginalisé. Aujourd’hui, une alternance saine a été rétablie. Espérons que des millions de personnes n’auront plus l’impression qu’elles vont être expulsées ou que la couleur de leur peau donne des voix à ceux qui les méprisent. Santiago O’Donnell, Página 12 (extraits), Buenos Aires DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 ■ A la une du quotidien belge De Morgen : “Royal en ourtsider dans un second tour contre Sarkozy.” ■ Pour le quotidien pragois Lidové Noviny, “Sarkozy est devant et Royal en embuscade.” ■ Público, quotidien de centre gauche lisboète, barre sa une du 23 avril des portraits des candidats et titre : “Sarkozy appelle à un nouveau ‘rêve français’, Ségolène à un ‘patriotisme républicain’.” ■ Le quotidien économique grec I Kathimerini titre : “Sarkozy crée la surprise”, avec une photo en une du candidat de l’UMP. 14-15 france 24/04/07 20:08 Page 14 e n c o u ve r t u re Dirigiste et brutal L’activisme économique de Sarkozy pourrait faire des dégâts en Europe et en France. FRANKFURTER ALLGEMEINE ZEITUNG (extraits) Francfort ors du premier tour de la présidentielle, les Français se sont massivement exprimés en faveur de Nicolas Sarkozy. Même si l’issue du second tour reste incertaine, le score de Sarkozy montre à quel point sa vision du monde a gagné du terrain. Beaucoup de Français sentent que leur pays “vit au-dessus de ses moyens”. Ils jugent que leur modèle social a besoin d’être repensé, voire revu à la baisse, et qu’un nouveau départ est indispensable. Sarkozy veut, littéralement, que la France retrousse ses manches. Une réduction importante des impôts et des charges sociales devrait donner l’impulsion initiale qui permettra davantage de croissance, d’emplois et un rebond des exportations. Compte tenu du poids écrasant de la dette publique, cette stratégie n’est pas sans risque. C’est seulement si le pari sur la croissance s’avère payant que le remboursement de la dette sera envisageable, grâce à de meilleures recettes fiscales. Sarkozy est ambitieux, et il n’est pas du genre à se laisser arrêter par la peur du risque. Il ressemble un peu à un patron de PME qui dirigerait sa maison de façon énergique, mais aussi autoritaire. Il ne s’embarrasse pas de dogmes. Ministre des Finances, il avait tenté de contraindre les chaînes de supermarchés, les assureurs et les banques à baisser leurs prix pour redonner du pouvoir d’achat aux Français. Sa tendance à faire fi de la diplomatie se retrouve dans les questions économiques, et il est prêt à défendre les intérêts de la France jusqu’à la limite de la brutalité. S’il est élu président, les partenaires économiques de la France peuvent s’attendre à de rudes querelles industrielles. Dans le cas d’Alstom et de Sanofi-Aventis, Sarkozy a déjà montré qu’il n’avait aucun scrupule à faire intervenir l’Etat pour protéger l’industrie française. EADS pourrait bien faire l’objet d’un interventionnisme du même type. On imagine parfaitement qu’il pourrait faire pression pour accroître son influence politique sur les questions liées aux cours des changes européens et ne se priverait pas de commenter les décisions de la Banque centrale européenne (BCE) en matière de taux d’intérêt. Mais il n’est pas encore élu. La campagne électorale impose aux candidats de se tourner vers le centre. Il est probable que, dans le domaine économique, Sarkozy va devoir jouer la carte du social. Il s’efforcera de couper l’herbe sous le pied de son adversaire, qui entend jouer sur la peur que suscite son “libéralisme brutal”. Quant à savoir dans quelle mesure il se sentira lié par ses promesses en cas de victoire, c’est une autre histoire. Christian Schubert L Les anti et les pro-Sarko France : Royal et Sarkozy vers le second round. Dessin de Habib Hadad paru dans Al-Hayat, Londres. Dessin de Mix paru dans L’Hebdo, Lausanne. ■ Le quotidien panarabe publié à Londres Al-Hayat titre : “France : Sarkozy et Royal au second tour.” V U D E P O LO G N E Si j’étais français, je voterais Sarko ■ “Bravo, la France !” s’exclame sur son blog l’éditorialiste de Polityka, Adam Szostkiewicz. “Un tel taux de participation, c’est du jamais-vu en Pologne et même aux Etats-Unis. En termes de démocratie, la France donne l’exemple, et pas seulement aujourd’hui. Déjà, il y a cinq ans, en se mobilisant massivement contre Le Pen qui était arrivé au second tour, mais, cette fois-ci, ces Français se sont surpassés. On ne peut que les envier. On peut aussi les envier parce que des candidats de la droite et de la gauche sont arrivés au second tour, et pas deux candidats de droite comme cela a été le cas chez nous avec Lech Kaczynski (PiS) et Donald Tusk (PO). Un tableau clair, qui incite à faire un vrai choix, qui mobilise et qui, in fine, sert la démocratie. […] Je ne sais pas qui va gagner l’élection présidentielle en France. Si j’étais français, je voterais pour Sarkozy, dans l’espoir qu’il réussisse à créer une nouvelle droite postchiraquienne, postgaulliste, qui soit à la hauteur des défis du XXIe siècle en France et dans le monde. Ce sera également important pour la Pologne : notre droite pourrait prendre exemple sur la droite française et laisser en paix les fantômes du passé.” (Voir également pp. 38-42 notre dossier “La société du soupçon”). V U D ’A U T R I C H E Il ne suffit pas d’être une femme ■ Ségo contre Sarko : le duel est-t-il aussi ouvert que la candidate socialiste veut le croire ? “En théorie, oui”, répond le quotidien autrichien Die Presse (conservateur). En pratique, c’est une autre affaire : “Il est peu vraisemblable que Royal parvienne à COURRIER INTERNATIONAL N° 860 14 DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 rassembler suffisamment de voix pour battre Sarkozy.” Selon Die Presse, Ségolène a tout à perdre si elle se cantonne, d’ici au second tour de la présidentielle, à un choc des personnalités. Elle ne tirera son épingle du jeu que si elle ose le combat d’idées. Elle doit se montrer plus “concrète”, et avancer des propositions “économiquement réalisables, non engluées dans l’idéologie”, assènet-il. Car se positionner comme femme et mère de famille est un peu court : “Beaucoup de Français verraient volontiers une femme à la tête de l’Etat, mais être une femme ne constitue pas un programme en soi.” Surtout, le mot d’ordre “Tout sauf Sarkozy”, que la gauche entonne, n’est pas des plus mobilisateurs auprès de partisans de François Bayrou : “Il est clair que cette devise ne suffira pas, à elle seule, à transformer les électeurs en royalistes passionnés.” VU DU SÉNÉGAL Soulagement après la “chute de l’Antéchrist” ■ Le sentiment le plus partagé à Dakar est le soulagement, après l’effondrement de Jean-Marie Le Pen, considéré comme l’Antéchrist. Mais Serigne, un journaliste, avoue toutefois ne pas voir une grande différence entre Jean Marie Le Pen et Nicolas Sarkozy : “Pour moi, Sarko et Le Pen c’est blanc bonnet et bonnet blanc ! Il est simplement plus habile que Le Pen, mais franchement ce type est inquiétant. Il a un discours méprisant envers les immigrés. Comment peut-il dire que les musulmans égorgent leurs moutons dans leurs baignoires et comment peut-il traiter les jeunes des banlieues de racaille qu’il va nettoyer au Kärcher alors que lui-même est issu de l’immigration ? C’est insultant et j’espère de tout cœur que ce type n’accédera jamais à l’Elysée. Il est trop brutal.” Considérée comme une fille du pays, car native de 14-15 france 24/04/07 20:17 Page 15 BI ENVENUE A SARKOLAND ● Ouakam, une banlieue populaire de Dakar, Ségolène Royal tient la corde chez la plupart des Sénégalais dans cette course à l’Elysée qu’ils suivent avec beaucoup d’attention. Etudiante dans une école de commerce, Ramata Diallo est elle aussi atteinte de ségomania. “C’est une battante et c’est une femme intelligente. Je souhaite ardemment qu’elle gagne, car elle a l’air plus douce et plus sereine sur le problème de l’immigration. En outre, je trouve qu’elle a de l’audace et du culot.” Cependant, tempère cette fan de la candidate socialiste, “elle devra à mon avis faire très attention à Sarkozy pendant le débat qui va les opposer, car ce type est diaboliquement habile”. Barka Ba, Nouvel Horizon (extraits), Dakar VU DE ROUMANIE Cela nous concerne ! ■ Les Français ont prouvé que l’apathie électorale des sociétés occidentales peut être dépassée. […] Mais ce qui ce passe en France nous concerne aussi. Pour Sarkozy, l’Europe met un terme à son élargissement, elle dit un non clair à la candidature de la Turquie et, sous sa présidence, la France ne revotera pas le Traité constitutionnel, tandis que Mme Royal propose un nouveau texte, soumis à référendum. Notre avenir, l’avenir des Européens, dépend donc maintenant du choix politique des Français. Et ce n’est pas la première fois : déjà lors du referendum sur la Constitution européenne de 2005, les Français avaient provoqué une crise institutionnelle en votant son rejet. Les problèmes qui ébranlaient alors la France sont toujours là, et l’avenir de l’Union est de nouveau entre les mains des électeurs français. Cotidianul (extraits), Bucarest V U D ’A L L E M A G N E Le Pen a trouvé son maître ■ Autant le dire : les Français n’ont pas fait preuve d’un élan particulièrement révolutionnaire lors de cette élection. Ils ont donné la majorité au schéma habituel gauche-droite. Pendant un temps, nombre de conser vateurs, à qui Sarkozy paraissait trop avide de pouvoir, et beaucoup de socialistes s’étaient laissé séduire par le sympathique fils d’exploitant agricole qu’était Bayrou. Mais, au bout du compte, la perspective d’un flou politique les a dissuadés de pencher vraiment en sa faveur. Par conséquent, la vraie surprise de cette élection, c’est la gifle essuyée par l’extrémiste de droite Jean-Marie Le Pen. Avec Sarkozy, Le Pen a trouvé son maître. Sarkozy qui, tout au long de la campagne, est allé à la pêche aux voix à la lisière de la droite en adoptant un discours musclé. La stratégie du candidat de l’UMP, le parti de la droite classique au pouvoir, qui consistait à glaner des suffrages dans le camp de Le Pen sans pour autant en perdre trop au centre, lui aura réussi. Dans deux semaines, pour le vote décisif, Sarkozy part favori. Albrecht Meier, Der Tagesspiegel (extraits), Berlin VU DE GRÈCE Le sarkozisme bouscule l’Europe ■ Tout porte à croire que le prochain président sera Nicolas Sarkozy. La France va donc véritablement “tourner la page”. Il semble que les citoyens fassent confiance à un dirigeant qui ne manie pas la langue de bois et dont les expressions ne sont pas obsolètes. Un candidat qui n’arrondit pas les angles. Un politicien qui n’a pas peur des affrontements verbaux. Qui dit ce qu’il pense. Qui fait sortir la politique de son esthétisme glacé. Voilà exactement ce qui dérange le système qui, bien entendu, lui tient tête, non seulement en France, mais aussi partout en Europe. Ceux que le sarkozisme dérange n’ont pas du tout envie de voir ce genre de politicien “pousser comme de la mauvaise herbe”. Car l’exemple de Nicolas Sarkozy peut donner des ailes à un nouveau mouvement dans tous les Etats du Vieux Continent. Ainsi, et c’était attendu, les concurrents de Sarkozy ont pris soin de se replacer dans la bipolarisation conflictuelle entre la droite et la gauche. Leur haine ne COURRIER INTERNATIONAL N° 860 15 réussira qu’à victimiser Nicolas Sarkozy. Que l’on soit d’accord ou non avec ses positions, on sait qu’elles réformeront la France, l’Europe et peutêtre le monde ! A l’inverse, avec Ségolène Royal, tout sombre dans le flou le plus total. Giorgos Malouhos, I Kathimerini (extraits), Athènes V U D ’A L L E M A G N E Sarkozy, un partenaire encombrant ■ Nicolas Sarkozy, s’il remporte la présidentielle française, sera-t-il un bon interlocuteur pour la chancelière Angela Merkel ? s’interroge Die Welt. Pour le quotidien allemand de droite, cet homme, quoique diabolisé par une partie de l’opinion dans son pays, a “du talent, de la volonté et de l’énergie à revendre”. Mais cela suffira-t-il à en faire un partenaire de choix ? Certes, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy, qui se sont déjà rencontrés, sont en accord sur de nombreux sujets : tous deux veulent établir un partenariat privilégié entre l’Union européenne et la Turquie, et Sarkozy n’entend pas courir le risque de soumettre à référendum la version allégée du Traité constitutionnel que promeut Berlin. “Ses compétences indiscutables dans beaucoup de domaines devraient faciliter le travail en commun et accélérer le processus de réformes de l’Union.” Pour autant, relève le quotidien conservateur, “Sarkozy ne sera pas un partenaire facile”, car il a “des idées précises” sur ce qu’il veut. De plus, “comme Chirac, il sait défendre les intérêts de la France”. En particulier, Die Welt s’inquiète de ce que Sarkozy, à l’exemple des Etats-Unis, veuille établir un gouvernement économique européen qui pourrait peser sur les décisions de la Banque centrale européenne : “Merkel est contre.” <www.courrierinternational.com/img/espaceur.gif> ■ Pour The Hindu, de Delhi, “Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal sont au second tour”. ■ En Californie, le Los Angeles Times met une photo de la candidate socialiste à Melle, avec ce commentaire : “Dure campagne à venir”. V U D ’ E S PA G N E Vive le second tour ■ J’envie aux Français leur second tour : c’est un système propre, clair et efficace, qui élimine les tractations de l’ombre sur le marché noir électoral. Avec notre mécanisme électif, Le Pen et Bayrou seraient en train d’exiger de Sarkozy et de Royal des parts du gâteau, détournant ainsi à leur profit la volonté populaire et transformant en gains leur défaite démocratique. En Espagne, moins on a de voix, plus on obtient d’avantages. Mais, grâce au second tour, tout accord passé avec les candidats arrivés en tête est ratifié par les urnes. Dimanche, les Français ont voté selon leur cœur, leur idéologie, leurs tripes, leurs affinités sentimentales ou politiques. Et ils l’ont fait massivement, apportant un démenti criant à ceux qui prétendent que ce système favorise l’abstentionnisme. Ce scrutin, le premier tour, passe les candidats au crible et place les deux candidats favoris face à l’ensemble du corps électoral, pour qu’il émette son verdict sans entraves ni interprètes. Et il empêche les marchandages éhontés, les spéculations a posteriori sur les scores, laissant aux citoyens le dernier mot. Accorder la prépondérance aux petits partis minoritaires naît d’un souci louable et démocratique. Mais ce système est devenu une source d’abus inacceptables et sert bien souvent à récupérer dans les officines ce qu’on a perdu dans les urnes. Et les Français, qu’il est de bon ton de dénigrer pour leur fierté nationale “décadente”, ont encore des leçons à nous donner dans ce domaine, forts de leur impeccable tradition politique et de leur longue expérience des libertés publiques. Ignacio Camacho, ABC, Madrid DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 ■ La une du quotidien montréalais La Presse au lendemain du premier tour. ■ Au Brésil, O Estado de São Paulo titre d’un laconique : “Sarkozy et Ségolène au second tour.” *860 p16-17 24/04/07 16:37 Page 16 e u ro p e DOSSIER ÉCOSSE : LA TENTATION NATIONALE Le 3 mai, les Britanniques se rendront aux urnes pour des élections régionales et locales. L’enjeu majeur sera le vote pour le Parlement écossais, qui pourrait porter les indépendantistes à la tête du gouvernement régional et remettre en cause l’équilibre du Royaume-Uni. ■ Le petit frère veut s’émanciper Liés à l’Angleterre depuis trois siècles, les Ecossais ne se contentent pas de l’autonomie actuelle. Leur programme : s’inspirer de la réussite économique des autres petites nations européennes. timent d’identité britannique, la lente déliquescence du consensus établi sur ce que signifie réellement être britannique. J’ai grandi dans le Galloway, l’extrémité sud-ouest du pays qui s’avance dans la mer d’Irlande, entourée d’eau et séparée du reste de l’Ecosse par une bande de terres rocheuses incultivables : je vivais quasiment sur une île. Enfants, on nous emmenait sur les tombes de Margaret McLachlan et de Margaret Wilson, martyres du XVIIe siècle condamnées à mort par noyade pour avoir refusé de renoncer à leur foi presbytérienne à une époque où le roi tentait d’imposer depuis Londres l’Eglise épiscopale tant exécrée. On nous a enseigné que ces deux martyres étaient mortes pour avoir refusé de se soumettre à la morale d’étrangers venus du Sud. En 1974 – je me souviens du choc –, le Galloway a envoyé un député nationaliste à Westminster. Dans tous les lieux publics était placardé ce slogan : “Ce pétrole est celui de l’Ecosse”. Mes parents, qui avaient apprécié de vivre en Angleterre, abhorraient ce ton xénophobe. Dans les années 1970, le Scottish National Party (SNP, Parti national NEW STATESMAN (extraits) Londres U 4° O d O CÉAN É C O S S E M ER DU N ORD Sources : Eurostat, Portail officiel de l’Ecosse <www.scotland.org> I l es H ébr i des A TLANTIQUE Dunvegan Inverness Aberdeen Dundee Stirling Edimbourg 56° N Glasgow YA U M E - U N R O Galloway I IRLANDE DU NORD IRLANDE ANGLETERRE 0 Revenus La production de pétrole et de gaz de la mer du Nord, sur laquelle comptent les indépendantistes pour assurer la prospérité d’une Ecosse indépendante, a baissé de 9 % en 2006. Alors que les réserves sont estimées à 25 milliards de barils, les coûts de production et le manque d’investissement pourraient entraîner un manque à gagner fiscal de 4 milliards de livres par an, a prévenu le chancelier de l’Echiquier britannique, Gordon Brown. es Or c a n jour, à Jérusalem, j’ai assisté à un office à la St Andrew Scots Memorial Church, une église écossaise construite à proximité de la vieille ville. Le sermon, prononcé par un prêtre palestinien issu de la tradition chrétienne presbytérienne, était consacré à saint André et aux raisons pour lesquelles les Ecossais et les Palestiniens ont tant d’affinités avec lui. Pour le prêtre, il n’y avait aucun doute sur ceci : des deux apôtres André et Pierre, qui étaient frères, comme il nous l’a rappelé, Pierre était le plus valeureux. Pierre, en effet, qui pêchait au filet, gagnait des foules entières à la cause de la toute jeune Eglise, tandis qu’André était un pêcheur à la ligne se contentant de sauver les âmes une à une. Et le prêtre conclut que, comme les Ecossais, André, saint patron des seconds rôles, se satisfaisait de vivre dans l’ombre d’un partenaire plus important – je n’invente pas. Jérusalem est un bien long voyage pour assister à un sermon sur les faiblesses de votre pays. Mais le prêcheur a marqué un point. Les Ecossais de ma génération se souviennent de l’échec du référendum de 1979 sur la dévolution : à 19 ans, c’était la première fois que je votais. Le lendemain, The Herald publiait un dessin du lion d’Ecosse, non plus fièrement cabré mais servilement blotti dans un coin, accompagné de cette légende : “J’ai peur.” L’Ecosse a-t-elle toujours peur ? Je ne pense pas qu’elle soit aujourd’hui plus nationaliste que dans les années 1970, et elle est certainement nettement moins repliée sur ellemême qu’elle ne l’était. Ce n’est pas l’affirmation d’une nouvelle identité écossaise qui représente une menace pour l’Union [de l’Angleterre, du pays de Galles et de l’Ecosse]. C’est le déclin continu, en Ecosse, du sen- ■ 150 km : •78Superficie 772 km² : •5,1Population millions d’hab. de pop. : •64Densité hab./km² (2004, •enPIB/hab. euros) : 27 669 R-U : 28 974 Pays de G. : 22 568 Irl. du N. : 23 319 France : 26 619 Principales exportations (en millions de livres) : Agroaliment. 2 840 Informatique 1 785 Services 1 755 Ind. chimique 1 650 Télécom. 1 380 • COURRIER INTERNATIONAL N° 860 16 écossais) me semblait aveuglé par un délire romantique : tourné vers le passé, centré sur la notion d’héritage, obsédé par une déplaisante conception ethnique de ce qu’était l’Ecosse. Hostile à l’Union européenne autant qu’au Royaume-Uni, c’était un parti séparatiste au sens fort du terme. Quelques années plus tard, Alex Salmond et les autres “modernisateurs” ont fini par prendre le contrôle du SNP. Ils en ont fait un parti social-démocrate européen, purgé du sentiment antianglais que tant d’Ecossais détestaient et redoutaient. La Grande-Bretagne a changé, elle aussi. Dans les années 1980, en discutant de l’Ecosse avec des amis anglais, j’ai souvent remarqué la même réaction typique, désagréable, s’articulant en deux temps. D’abord une incrédulité blessée : comment pouvez-vous nous traiter ainsi, après tout ce que nous avons fait pour vous ? Suivie d’un air de défi irrité : partez donc – on s’en fiche (signifiant : vous reviendrez bientôt en pleurant). Maintenant, mes amis anglais ne semblent plus blessés. Ils sont plutôt las, voire agacés, de cette indécision sans fin. Dans les années 1980, les Ecossais déploraient le “déficit démocratique”. Les sondages montraient que les Anglais éprouvaient de la sympathie pour les Ecossais, et leur soutien à la dévolution était parfois plus élevé que parmi les Ecossais. Mais, aujourd’hui, ils ne sont plus d’accord. Il ne s’agit pas uniquement de la “West Lothian question”. [Pourquoi les députés écossais à Westminster ont-ils le droit d’intervenir dans les dossiers anglais, alors que les députés anglais n’ont aucune influence sur les affaires écossaises ?] Ils se demandent également pourquoi, si le Trésor britannique paie pour le Nord comme pour le Sud, les infirmières d’Ecosse ont droit à une augmentation de salaire immédiate, tandis que leurs consœurs d’Angleterre et du pays de Galles doivent attendre novembre. Un sentiment d’injustice s’empare de l’Angleterre. Un récent passage à ma librairie du sud de Londres a été l’occasion d’un échange révélateur. Le libraire, un homme cultivé à qui je raconte que je travaille à une émission de radio sur 1707, me demande : “1707 ? La guerre contre la France ? — Non, l’Union. L’Acte d’union. — Désolé, mais je ne vous suis toujours pas.” J’ai été vivement surpris du peu de DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 place qu’occupe cette date dans la conscience collective des Anglais. Existe-t-il un autre peuple en Europe qui ne connaît pas la date de la création de son pays ? En Ecosse, cette date est bien plus importante que 1066 [année de la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant]. A l’école, on nous enseignait que 1707 était la date à laquelle notre pays avait décidé de s’autodétruire. Mon épouse et moi-même habitons un quartier d’Edimbourg où l’Union est célébrée par l’élégante architecture des Lumières. Chaque rue est un hymne aux vertus jumelles de la liberté et du commerce que l’Union a apportées à l’Ecosse : Rose Street et Thistle [Chardon] Street, symboliquement adjacentes, George Street croisant Hanover et Frederick Streets, en mémoire de la dynastie dont la pérennité a été assurée par l’Union. L’Edimbourg du XVIIIe siècle exprimait sa gratitude dans un geste plein de noblesse. Il a même été question de donner aux rues de la nouvelle ville d’Edimbourg la forme du drapeau de l’Union. LES NATIONALISTES PEUVENT REMERCIER M me THATCHER Les raisons de cette gratitude étaient nombreuses. Lorsque l’Angleterre et l’Ecosse ont cessé d’exister pour former la Grande-Bretagne, le 1er mai 1707, les Ecossais ont eu accès à cet espace sur le point de devenir le plus grand empire commercial au monde. Glasgow a fait fortune grâce au tabac et au sucre. Le développement de l’industrie a vite suivi celui du commerce, prenant appui sur l’activité débordante des aciéries et des chantiers navals de la Clyde. En une génération, les Ecossais ont compris qu’ils avaient troqué leur souveraineté contre une chose bien plus importante : la prospérité. Grâce à l’Empire britannique, l’Ecosse s’est lancée dans le commerce avec le monde entier. Cet empire, nous l’avons construit presque seuls, non pas grâce à notre argent (nous n’en avions pas), mais grâce à notre génie et à notre discipline protestante. Quand j’étais enfant, l’Empire n’existait plus depuis longtemps. Le Commonwealth, c’était à cela que les gens pensaient quand ils disaient “l’Empire”. Pourtant, même le Commonwealth était en perte de vitesse. Edward Heath [Premier ministre britannique de 1970 à 1974] a lié le *860 p16-17 24/04/07 16:38 Page 17 DOSSIER histoire, elle serait en mesure de mettre en place une politique de relance de la croissance, ce que lui interdit la situation actuelle. Cet argument prend tout son sens dans le contexte européen. L’année dernière, en voyage en Finlande, j’ai été frappé par les points communs de ce pays avec l’Ecosse : la Finlande, à la périphérie de l’Europe, compte environ 4 millions d’habitants ; elle a un voisin plus grand et plus puissant avec lequel elle a un jour formé une union [elle fut sous domination russe de 1809 à 1917]. Mais elle n’affiche pas 11 milliards de livres de déficit. Contrairement à l’Ecosse, la Finlande boucle elle-même son budget. Comment fait-elle ? LE ROYAUME-UNI NE PARVIENT PLUS À JUSTIFIER SON EXISTENCE destin du Royaume-Uni à celui de l’Europe. Pour chaque génération du XXe siècle, l’Union a représenté différents idéaux. Aux yeux de mes grands-parents, c’était l’Empire ; pour mes parents, la guerre contre les nazis. Ma génération est le fruit d’une Grande-Bretagne différente, mais tout aussi cohérente, celle de l’Etatprovidence de l’après-guerre et de la protection sociale garantie par le NHS [le système de santé public]. L’Etat britannique promettait de veiller sur vous du berceau jusqu’à la tombe. Les secteurs économiques stratégiques appartenaient à la nation britannique : le charbon, l’acier, les chemins de fer. La Poste installait votre téléphone. L’Etat vous fournissait le gaz avec lequel cuisiner et l’électricité avec laquelle éclairer votre foyer. Et les nationalistes voulaient mettre fin à tout cela ! C’est dans les années 1980 que les choses ont commencé à prendre un vilain tour, parce que quelqu’un a effectivement mis fin à cela : Margaret Thatcher a détruit le consensus de l’après-guerre. Elle a transformé la topographie économique : aujourd’hui, le marché est ouvert et global. La société qui éclaire ma maison n’est même pas britannique. En réduisant ainsi le territoire de l’Etat, la révolution thatchérienne a eu pour Dessin d’Ingram Pinn paru dans le Financial Times, Londres. TENDANCE L’indépendance à l’horizon es élections pour le Parlement écossais sont l’échéance électorale la plus impor tante depuis le référendum raté sur la dévolution, il y a une génération, en 1979, estime The Scotsman d’Edimbourg. Le référendum de 1997 [qui a approuvé la dévolution, ef fective à par tir de 1999] a bien sûr été un tournant, mais on n’avait jamais douté du résultat. Cette année, les enjeux sont bien plus décisifs.” Car, comme l’explique le Scotland on Sunday, “sauf énorme retournement de situation, l’Ecosse aura un gouvernement nationaliste résolu à l’indépendance et au démembrement du Royaume-Uni”. C Le Scottish National Party (SNP), dirigé par Alex Salmond, est en effet le favori du scrutin du 3 mai et promet d’organiser un référendum sur l’indépendance. Mais il n’est pas sûr d’obtenir la majorité à Holyrood, le Parlement d’Edimbourg. Il pourrait dans ce cas s’appuyer sur les libérauxdémocrates et reléguer le Labour dans l’opposition, tandis que les conservateurs tenteront de freiner leur déclin dans la province. “Les députés qui seront élus le mois prochain ne seront pas en mesure d’obtenir davantage de pouvoirs, note The Herald de Glasgow. Mais une percée des par tis indépendantistes leur donnera un mandat pour défier Westminster.” “Après huit ans de dévolution et une décennie de Tony Blair à Downing Street, les électeurs écossais sont profondément insatisfaits et désireux d’expérimenter quelque chose d’autre”, analyse The Scotsman. “Les raisons de ce mécontentement ne sont pas difficiles à discerner. Il y a d’abord le ‘facteur Blair’”, explique le principal quotidien écossais. Le Premier ministre britannique a “beaucoup promis mais réussi peu de chose”. “La dévolution est désormais un fait accompli, et les électeurs veulent que bien plus de choses soient faites avec le Parlement écossais que ces huit dernières années. Appelez cela le ‘facteur aspiration’.” COURRIER INTERNATIONAL N° 860 17 effet pervers de saper le sentiment d’identité britannique des Ecossais. En Ecosse, pourtant, la révolution thatchérienne n’a jamais eu lieu. Pendant une décennie, l’Angleterre a voté avec enthousiasme pour le changement qu’apportait Thatcher, tandis que l’Ecosse faisait de la résistance. Jusqu’au milieu des années 1970, les comportements électoraux au nord et au sud de la frontière étaient similaires ; ce n’est qu’à cette époque que des divergences sont apparues, pour atteindre leur paroxysme dans les années 1990. Cet écart s’est avéré fortement préjudiciable à l’Union : celle-ci avait perdu sa valeur aux yeux de la population. Ainsi, le partenariat n’était plus bénéfique, il n’était qu’un instrument de contrôle par lequel l’Angleterre imposait à l’Ecosse les changements que celle-ci avait refusés dans les urnes. Il est temps de regarder les choses en face. Chaque année, l’Ecosse dépense 11 milliards de livres [16 milliards d’euros] de plus qu’elle ne collecte en impôts. Aux dires des partis unionistes, cela signifie qu’une Ecosse indépendante aurait un trou béant dans son budget. Même si certains grands patrons soutiennent l’indépendance, la plupart d’entre eux redoutent qu’une Ecosse indépendante ne doive augmenter les impôts, provoquant une fuite de l’activité économique et des capitaux. Le SNP objecte que ce montant de 11 milliards de livres ne tient pas compte des recettes pétrolières – que le Trésor britannique n’inclut pas dans les revenus fiscaux – et que l’or noir de la mer du Nord suffirait dans un premier temps à combler le déficit. A long terme, l’Ecosse reprenant le contrôle de son DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 En 1991, après la chute de l’Union soviétique, l’économie finlandaise a dégringolé, perdant 10 % par mois. Le nouveau gouvernement a pris des mesures draconiennes pour restructurer l’économie. Comme souvent, les choses ont empiré avant de s’améliorer : en un peu plus d’une décennie, le pays s’est hissé au niveau des grandes puissances économiques mondiales. Ce redressement aurait-il été possible si la Finlande n’avait pas eu la maîtrise de sa politique économique ? Le dirigeant de l’une des plus grandes sociétés de sécurité pour Internet m’a un jour confié : “Quand j’ai débuté, à la fin des années 1980, Nokia était encore un fabricant de bottes en caoutchouc et notre économie était fondée sur le bois. Nous avons loué un petit bureau à New York afin de pouvoir déclarer un siège, tandis que nous travaillions à Helsinki. Nous pensions que personne ne prendrait au sérieux une société de high-tech finlandaise.” Environ la moitié des vingt-sept Etats de l’Union européenne, dont la Finlande, sont moins peuplés que l’Ecosse. Si la Finlande est capable de gérer son budget, si l’Irlande l’est également, pourquoi ne le sommes-nous pas ? Le Royaume-Uni est en danger s’il ne parvient pas à justifier son existence autrement qu’en jouant sur la peur des Ecossais de perdre 11 milliards de livres : il fait de l’Ecosse un anachronisme dans cette Europe qui aspire à être l’espace économique le plus compétitif au monde, une région entretenant une culture de la dépendance nationale. Le prêtre palestinien avait peut-être raison : le danger réside dans la pauvreté des idéaux qui soustendent cet argument. Il existe par ailleurs un réel danger à long terme. La Grande-Bretagne, réduite à bien peu de choses – une communauté de pensées et un flux d’argent partant chaque année du Sud pour alimenter le Nord –, pourrait s’effondrer. Il y a peu de temps encore, comme au cours de la majeure partie de ses trois siècles d’existence, elle signifiait bien plus que cela. Allan Little* * Journaliste au service étranger de la BBC. Prix Bayeux du correspondant de guerre en 1994 pour un reportage sur Sarajevo. Publicite 20/03/07 16:05 Page 56 PUBLICITÉ *860 p19 24/04/07 16:58 Page 19 e u ro p e ● RUSSIE ROUMANIE Eltsine, le président aux rêves brisés Combien de temps la farce va-t-elle durer ? Boris Eltsine, premier dirigeant de Russie élu au suffrage universel, artisan de la chute de l’URSS et du passage au capitalisme, est mort le 23 avril, à l’âge de 76 ans. Le quotidien populaire Moskovski Komsomolets lui rend un hommage plein d’amertume. S MOSKOVSKI KOMSOMOLETS Moscou l avait dit : “Je voudrais demander pardon.Pardon parce que beaucoup des rêves que nous avions conçus ensemble ne se sont pas réalisés. Et parce que ce qui nous avait paru simple au départ s’est révélé terriblement pénible. Je demande pardon pour avoir déçu les espoirs de ceux qui croyaient que, d’un bond, d’un seul élan, nous pourrions franchir le gouffre qui séparait notre passé gris, stagnant, totalitaire, d’un avenir radieux, riche et civilisé.” Il avait prononcé ces paroles le 31 décembre 1999. Ce jour-là, il annonçait son départ de la présidence. Depuis, il était redevenu simple citoyen. Et rares étaient ceux qui se demandaient ce qu’il pensait, à quoi il travaillait, quels étaient ses projets et si sa poigne était encore ferme lorsqu’il serrait des mains. Pendant huit ans et demi, il avait été président de la Russie et, pas une fois (bizarrement !), il n’avait tenté d’étouffer la liberté d’expression. Ce n’était pas lui qui nous l’avait accordée*, mais c’est lui qui l’avait préservée. C’est ainsi que nous avons aujourd’hui la possibilité d’écrire ce que nous pensons. Le destin n’a pas été clément avec lui : tout ce qu’il a entrepris a donné un résultat inverse de l’effet recherché. Il voulait rendre tout le monde riche, et il a fait la fortune d’un petit nombre. Il s’était vaillamment battu contre les putschistes anti-Gorbatchev d’août 1991, les généraux, le pouvoir du Politburo et du KGB. Et il a gagné. Si on lui avait dit, en août 1991, qu’il remettrait de son plein gré le pouvoir à un officier du KGB, il ne l’aurait jamais cru. L’ancien général de l’armée de l’air soviétique Djokhar Doudaev [le premier président de la Tchétchénie indépendantiste] ne lui avait pas semblé assez bien pour la Tchétchénie. Aujourd’hui, c’est Ramzan [Kadyrov, le tout jeune président désigné par Vladimir Poutine, opportuniste et brutal] qui la dirige. Il pensait avoir confié l’économie russe à de jeunes réformateurs, mais c’étaient de jeunes combinards. Lorsqu’il a compris que la guerre de Tchétchénie avait commencé, il était trop tard. S’était-il rendu compte que la campagne de privatisation qu’il avait parrainée de son autorité avait viré au pillage ? De toute façon, là encore, il était trop tard. Il avait une faiblesse très compréhensible, et pardonnable en Russie [l’alcoolisme], et ce n’est pas cela qui a ruiné sa popularité, mais la guerre et les privatisations (surtout la manière dont les choses se sont passées et ce qui en est résulté). I uspendu par le Parlement pour avoir “violé la Constitution”, le président Traian Basescu n’a pas démissionné “dans les cinq minutes qui suivent”, comme il s’était engagé à le faire. Une semaine plus tard, il était toujours à son poste – un revirement qui risque de “lui coller au front le stigmate de la honte”, commente le quotidien Gandul, qui n’hésite pas à comparer l’attitude de Basescu à celle qu’avait adoptée le dictateur Ceausescu lorsque, face aux premiers troubles de 1989, il “criait que la destruction de la Roumanie était imminente”. Les hésitations du président seraient liées à un scénario de plus en plus évoqué par les médias : le gouvernement de Calin Tariceanu, devenu un farouche ennemi de Basescu, s’apprêterait à réviser la loi électorale afin d’empêcher un président démissionnaire de se représenter. Pour éviter une présidentielle anticipée, Basescu, qui jouit d’une grande popularité dans le pays, a choisi la voie du référendum, qui aura lieu à la mi-mai. “Le référendum populaire annulera ainsi la suspension votée par le Parlement et affaiblira ses adversaires politiques, qui ont œuvré avec insistance et fracas à sa destitution”, commente Andrei Cornea, un éditorialiste du prestigieux hebdomadaire Revista 22. Mais cela ne mettra certainement pas fin aux turbulences sur la scène politique roumaine, estime le magazine. “Après le gel de l’époque Ion Iliescu, qui a transformé la Roumanie en une Sibérie politique pendant presque deux décennies, c’est au tour de l’absurde de régner. En témoigne la violence verbale qui a accompagné le processus de suspension du président”, écrit Cristian Parvulescu, un autre éditorialiste du magazine. Mais, en agitant le spectre d’élections anticipées, les hommes politiques roumains ont transformé le spectacle politique roumain en commedia dell’arte. “Le président y joue Arlequin, Ion Iliescu endosse le rôle de Pantalon, Mircea Geoana [du PSD, parti social-démocrate, dans l’opposition depuis 2004] celui du Capitan, et, même si cela ne lui sied guère, Elena Udrea [ancienne conseillère présidentielle qui a déclenché la guerre entre le Premier ministre et le président en révélant des informations confidentielles à la presse] joue Colombine.” Et le spectacle est “aussi crédible que leur lutte est féroce”, écrit Parvulescu, qui doute que “tous ces efforts [aient] pour seul et unique but de modifier la conduite politique et institutionnelle du président”. Ce qui se joue par-dessus tout est “l’accès au pouvoir suprême et les dividendes que l’on peut en tirer”. Et de conclure, comme bon nombre de ses confrères, que tout cela va durer tant que le public se contente de son rôle de spectateur. “Mais, lorsqu’il devient lui-même acteur, la farce pourrait prendre fin.” ■ Dessin de Burki paru dans 24 Heures, Lausanne. + Plus d’infos WEB sur le site Revue de presse russe sur le décès de Boris Eltsine. Les gens qui l’ont entouré n’ont pas été à la hauteur de leur mission historique. Ils ont privilégié, dans la hâte et l’avidité, leur carrière et leur enrichissement personnel. Leurs beaux discours sur le peuple, la Russie, n’étaient que des mots creux. Ils n’ont eu aucune considération pour l’homme qui leur avait tout donné, ni même pour son prestige, qui leur était pourtant indispensable pour se maintenir au pouvoir. Le samedi, il se fondait sur leurs affirmations pour jurer que le rouble était solide comme un roc, et, le lundi, le monde entier apprenait que la Russie se trouvait en cessation de paiement [la crise financière d’août 1998]. Les politiciens ne sont pas des hommes comme les autres. Plus ils occupent des fonctions importantes, plus ils ont de poids dans l’Histoire, et moins ils ont de droits en tant qu’êtres humains. “Un défunt, on en dit du bien ou on se tait” : cette généreuse formule, fort juste, s’applique normalement à tous, mais une figure historique ne bénéficie pas de pareille indulgence. Nous tous, nous manquons de sentiments humains à l’égard des personnalités politiques. De là où il est maintenant, Boris Eltsine a plus de facilité à nous comprendre et à nous pardonner que nous n’en avons nous-mêmes à le comprendre et lui pardonner. Alexandre Minkine * Dès juin 1990 est promulguée la loi sur la presse soviétique, qui rend possible la publication de journaux indépendants. PA R C O U R S Deux mandats, deux guerres ■ 1er février 1931 Naissance à Boutka, dans la région de Sverdlovsk (aujourd’hui Ekaterinbourg). ■ 1955 Diplômé de l’Institut polytechnique de l’Oural (ingénieur en bâtiment). ■ 1976 Devient premier secrétaire du comité régional du Par ti de Sverdlovsk. ■ 1981 Devient membre du Comité central du PCUS. ■ 1985 Début de la vague de libéralisation lancée par Mikhaïl Gorbatchev sous le terme de “perestroïka” (reconstruction). ■ 1985-1987 Dirige le Comité de par ti de Moscou. Il en est exclu après avoir critiqué la direction du PCUS. Il devient alors l’un des leaders les plus populaires de l’opposition. ■ 1987-1989 Premier viceprésident du Gosstroï (Comité d’Etat à la constr uction), ministre de l’URSS. ■ 1989 Elu député au Soviet suprême de l’URSS. ■ 1990 Député, puis président du Soviet suprême de la RSFSR (république fédérative de Russie). ■ 12 juillet Quitte le PCUS. ■ 12 juin 1991 Boris Eltsine devient le premier dirigeant de la Russie (encore formellement RSFSR) élu au suffrage universel. A quelques mois de l’effondrement de l’URSS, il incarne le nationalisme russe, souverainiste et séparatiste. ■ Août Dirige la résistance face aux putschistes communistes qui tentent de prendre le pouvoir à Moscou en renversant Mikhaïl Gorbatchev. ■ Novembre Signe l’oukase qui interdit le PCUS. ■ Décembre Signe les accords de Bielovejsk avec ses homologues biélorusse et ukrainien, qui consacrent la liquidation de l’URSS. COURRIER INTERNATIONAL N° 860 19 ■ 1992 Début de la “thérapie de choc” (libération des prix, privatisations). ■ Septembre 1993 Dissout le Soviet suprême, entre en conflit avec le Parlement et, le 4 octobre, fait tirer sur la Maison blanche. ■ 1994 Le 15 décembre, les chars russes pénètrent dans Grozny. C’est le début de la première guerre de Tchétchénie. ■ 1996 Réélu à la présidence de la Russie, face au candidat communiste Guennadi Ziouganov. En août, un cessez-le-feu est signé avec les Tchétchènes. ■ 1999 Le 31 décembre, Boris Eltsine démissionne de la présidence et passe le flambeau à son jeune Premier ministre, Vladimir Poutine, nommé en août 1991, au moment où commence la deuxième guerre de Tchétchénie. Ce dernier sera élu président le 27 mars 2000. DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 860p20 europe/belgique 24/04/07 15:49 Page 20 e u ro p e B E L G I QU E Regards croisés sur un bien curieux assemblage Depuis un mois, Le Soir et De Standaard dressent un tableau commun des relations entre Wallons et Flamands. C’est l’occasion pour un journaliste néerlandais de constater que le royaume réserve des surprises au quotidien. ■ Initiative NRC HANDELSBLAD Rotterdam ’ e s t d e ve n u l e g a g d u moment. Que s’est-il passé en Flandre ? me demande Olivier. Il a une trentaine d’années et est journaliste, tout comme moi. Mais c’est lui qui est belge. Je suis donc surpris de lui faire découvrir une partie de la Belgique alors que je ne vis que depuis six mois dans le pays, en Flandre. La raison est que je lis quotidiennement les journaux flamands, lesquels diffèrent fortement des médias francophones qu’Olivier suit de son côté. En revanche, il suit attentivement l’élection présidentielle française, car on accorde beaucoup plus d’attention à ce sujet au sud de la frontière linguistique. C’est à cette frontière linguistique, dans un café bruxellois, que nous convenons chaque semaine de nous exercer dans nos langues réciproques. Les Flamands et les Wallons, avec leurs propres médias et leurs propres réalités, ont douloureusement fait face à cette réalité en décembre dernier, quand la radiotélévision francophone (RTBF) a diffusé un faux documentaire sur la fin de la Belgique. Une partie du pays [la Wallonie] a massivement cru à la manœuvre alors que l’autre partie a été stupéfaite. Peu de temps après, Peter Vandermeersch, le rédacteur en chef du quotidien flamand De Standaard, a écrit un article intitulé : “Nous en avons marre”, dans lequel il évoque les clichés qui existent du côté wallon, comme si tous les Flamands étaient de C sauvages racistes. Les médias belges n’existent pas en Belgique, de la même manière qu’il n’existe pas de partis politiques belges. D’où l’attrait captivant du projet lancé par Peter Vandermeersch et par sa consœur Béatrice Delvaux, du quotidien francophone Le Soir. Depuis le 24 mars, les deux journaux s’échangent les journalistes et les articles. Pendant quatre semaines, ils ont ainsi écrit des articles à propos de la Belgique. Des journalistes embedded ont raconté leurs expériences. Karel Verhoeven, du Standard, a ainsi expliqué qu’il était allé travailler chez “les autres”, dans une rédaction où les hommes s’embrassent pour se saluer le matin pendant que nous grondons à peine en guise de salutation. Son collègue Wim de Preter rapporte sur son blog que, pour la première fois en douze années de carrière, son journal l’a envoyé en reportage à Charleroi, qui est pourtant l’une des plus grandes villes du pays. Le Wallon n’est pas vraiment un inconnu au Standaard, remarque ironiquement Paul Gérard, du Soir, c’est même une valeur sûre. Il rassemble et met tout le monde d’accord. Contre lui, s’entend. Ça ne rate presque jamais : annoncez en réunion une info concernant un Wallon et vous pouvez être sûr qu’une vanne bien gratinée va tomber dans les cinq secondes. Chaque jour, les journaux traitent un thème. Et qu’est-ce qui en ressort ? Il y a effectivement assez de différences entre les Flamands et les Wallons. Les Flamands s’habillent de manière plus “Belgique, encore !” s’exclamait Le Soir, tandis que De Standaard titrait : “La confrontation Nord-Sud”, tout en précisant en plus petit que “la Belgique doit demeurer”. Le 24 mars, c’est en titrant de manière assez différente, et peutêtre révélatrice, que les deux quotidiens ont lancé leur série d’articles communs. Une initiative motivée par le choc du 13 décembre dernier, lorsque la RTBF a diffusé un faux reportage annonçant l’éclatement du royaume, et s’inscrivant dans la perspective des élections législatives et sénatoriales du 10 juin prochain, dont l’enjeu central est l’avenir institutionnel du pays. coquette et plus à la mode. Les avocats francophones ont besoin de plus de temps pour leur plaidoirie. On parle plus souvent de sexe à la télévision flamande. Il n’y a pas d’équivalent wallon de Goedele Liekens [célèbre sexologue flamande]. La plupart des célébrités flamandes sont totalement inconnues en Wallonie et vice versa, c’est ce qui ressort aussi de l’enquête des deux journaux. C’est ainsi que Le Soir et De Standaard découvrent chaque jour de nouvelles différences. Mais les ressemblances apparaissent aussi parfois plus qu’on ne l’aurait pensé. C’est ainsi que l’on a pu lire que les Flamands et les Wallons dépensent presque autant en matière de soins de santé, ce qui n’était pas le cas auparavant. C’est un constat politiquement sensible, certains politiciens flamands voulant que la Flandre soit compétente en matière de santé publique, car ce serait plus avantageux pour la partie septentrionale du pays. Le projet d’échange des deux journaux a produit des récits intéressants, mais cela ne sauvera pas la Belgique. Ce n’était d’ailleurs pas le but, comme l’expliquent les deux rédacteurs en chef. En tant que Néerlandais à Bruxelles, je tombe encore régulièrement sur des exemples de différences entre les Néerlandais et les Belges, tous les Belges. Nous sommes, par exemple, moins polis et nous faisons beaucoup plus de bruit en parlant. Naturellement, ce sont aussi des clichés, mais qui se confirment chaque fois que je suis assis en terrasse avec Olivier. Jeroen van der Kris PAY S - B A S Des vigiles pour jouer les grands frères dans les banlieues Pour maintenir l’ordre dans un quartier difficile, la ville d’Amsterdam fait appel à des vigiles issus des différentes minorités. e quartier Piet Mondrian est une zone de conflits, Marvin tient à le dire clairement. “Nous allons dans une zone où la police n’a pas vraiment son mot à dire. Les jeunes Marocains font la loi dans la rue. Les problèmes ont lieu juste à côté du commissariat. Nous devons faire ce que la police ne peut pas et n’ose pas faire.” Le directeur des services de sécurité To Serve and Protect (TSAP) se tourne vers une dizaine de gars bâtis comme des armoires à glace. Ils sont assis à une grande table dans une cave remplie de vélos. Ufuk, un géant turc, finit son yaourt aux fruits. Ces hommes doivent faire face aux nuisances essentiellement causées par de jeunes Marocains dans ce quartier de l’arrondissement de Slotervaart, à Amsterdam. Les jeunes traînent en groupe jusque tard dans la nuit, souvent devant la L pizzeria et le magasin de kebabs, sur la place August Allebé, en piteux état. Agés de 12 à 23 ans, ils intimident et menacent les passants, s’en prenant en particulier aux femmes. Ils sont antisémites, homophobes et violents envers quiconque leur fait une remarque. Beaucoup ne vont pas à l’école, n’ont ni emploi ni perspective d’avenir. Un certain nombre se livrent à des cambriolages, des vols à la tire et des vols à la roulotte. Les hommes qui se confrontent à ces fauteurs de troubles portent un pull bordeaux et une veste grise. Sur leurs vêtements, on lit “straatcoach” [éducateur de rue] autour d’un emblème représentant un aigle. Ils doivent s’arranger pour chasser les jeunes trublions par des paroles énergiques et par leur présence physique. L’intervention des Marokkaanse buurtvaders [littéralement, les pères marocains du quartier : ce sont des adultes qui s’efforcent d’inciter les jeunes, par la discussion, à respecter certaines valeurs] et des dizaines d’autres COURRIER INTERNATIONAL N° 860 projets qui coûtent des millions d’euros n’ont pas réussi à ramener le calme dans le quartier. Le maire d’Amsterdam, Job Cohen, a donc opté pour une approche non orthodoxe. Les straatcoaches sont des collaborateurs de TSAP, dont beaucoup ont pratiqué le kickboxing, le karaté ou d’autres sports de combat. Ces hommes à poigne sont originaires, entre autres, du Maroc, d’Egypte, de Turquie, d’Irak et du Suriname. Ils parlent le langage de la rue. Il faut savoir se faire respecter : qui est un homme, un vrai ? “Ici, les nuisances et la criminalité sont bien plus imbriquées qu’ailleurs”, explique Patrick Bakker, chef d’équipe de TSAP. “Nous sommes là pour lutter contre les nuisances, pas contre la criminalité. Mais, par notre présence, nous perturbons les activités criminelles.” Les straatcoaches, tendus, traversent à vélo le secteur D, le nom que donne TSAP au quartier Piet Mondrian. Pour l’instant, on se contente de les insulter à distance. Un petit groupe de Marocains plus âgés qui sortent 20 DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 de la mosquée les traitent de “traîtres”. Ufuk n’en revient pas. “On a du mal à le croire, non ?” Personne ne sait quelle tournure peuvent prendre les événements. Quand Ufuk demande dans quelle mesure il a le droit de se défendre, son chef d’équipe répond : “Autant que la situation le justifie. — Et s’ils sortent des couteaux ? — Dans ce cas, totalement. Mais je ne prendrais pas de risque, parce que nous ne sommes pas armés.” Parfois, les straatcoaches parviennent à parler avec les jeunes et à expliquer leur travail. Mais, généralement, il s’agit de mondes séparés, qui s’observent parfois à une dizaine de mètres de distance. Un jeune peut tout à fait parler au straatcoach un jour, puis le lendemain cracher par terre devant lui. “Si j’y étais habilité, je prendrais des mesures plus sévères contre ces jeunes, bien plus sévères, dit Fouad. Il faudrait que la police marocaine vienne ici quatre semaines. Il n’y aurait plus de problèmes.” Weert Schenk, De Volkskrant (extraits), Amsterdam *860 p21 24/04/07 14:53 Page 21 DANEMARK Asile sélectif pour Irakiens e fait que le gouvernement souhaite offrir temporairement l’hospitalité à des écrivains, journalistes, dessinateurs et artistes persécutés est bien entendu une bonne nouvelle. Il s’agit là d’une mesure malheureusement indispensable. Un système de ville-refuge existe déjà à Barcelone, Stockholm, Oslo, Francfort, Stavanger et Hanovre. Il va désormais être introduit au Danemark, où des individus poursuivis seront nourris, logés et pourront bénéficier d’une période de repos nécessaire. Le gouvernement leur permettra même de travailler dans le pays pendant toute la durée de leur séjour. Après la crise des caricatures de l’année dernière, le ministre de la Culture, Brian Mikkelsen (conservateur), et la ministre de l’Intégration, Rikke Hvilshøj (libérale), souhaitent faire un geste en faveur de la liberté d’expression – une cause prioritaire pour le gouvernement. Cette proposition suscite pourtant un certain malaise, car le gouvernement n’a guère l’habitude d’être particulièrement généreux envers les individus qui s’estiment persécutés ou demandent une autorisation de séjour au Danemark. La législation en matière de droit d’asile est devenue tellement restrictive qu’il est presque impossible d’obtenir gain de cause. Quant à la main-d’œuvre qu’il lui est nécessaire d’importer, il s’agit uniquement d’individus disposant d’une formation et de bonnes qualifications – sinon ce n’est pas la peine. C’est pourquoi Jesper Langballe [Parti populaire danois, DF, extrême droite] a raison d’affirmer qu’il est d’un goût douteux de choisir d’inviter dans notre pays des artistes et écrivains persécutés, alors que des demandeurs d’asile déboutés peuvent passer des années dans des centres d’accueil. Les individus poursuivis ont le droit d’asile au Danemark, qu’ils soient écrivains, boulangers ou réparateurs de bicyclette. Le système des villes-refuges est certes sympathique. Peut-être indiquet-il que le gouvernement se rend compte qu’il doit prendre plus au sérieux sa responsabilité internationale. Mais, on le sait, il lui est extrêmement difficile de manœuvrer sur ce terrain, car le DF s’oppose au moindre assouplissement ou à la moindre amélioration des conditions d’entrée et de séjour des étrangers au Danemark. L’explication la plus probable de cette initiative est donc que le gouvernement prend conscience du boulet électoral que représente sa politique d’immigration très restrictive et qu’il n’est pas inutile de prendre quelques mesures qui ne coûtent pas grand-chose mais ont une valeur symbolique forte, histoire d’enjoliver un peu le tableau. Bent Winther, Information, Copenhague L COURRIER INTERNATIONAL N° 860 21 DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 Publicite 20/03/07 16:05 Page 56 PUBLICITÉ 860p23-24 24/04/07 16:59 Page 23 amériques ● É TAT S - U N I S É TAT S - U N I S Le droit sacré de posséder des armes Wolfowitz en sursis Comment expliquer que, aux Etats-Unis, les homicides par arme à feu soient trois fois plus fréquents que dans les autres pays développés, alors qu’une majorité d’Américains demandent un contrôle des armes ? Slate donne des réponses. SLATE Arlington ourquoi est-il si facile de se procurer des armes aux Etats-Unis ? Cho Seung-hui a acheté l’arme de poing avec lequel il a tiré sur cinquante de ses camarades dans une armurerie où sa carte d’identité et une rapide vérification de ses antécédents ont suffi. Il semble qu’il se soit procuré l’autre arme tout aussi légalement. En Virginie, où il a commis son massacre, se procurer une arme est à peu près aussi facile que de trouver une tortilla au Mexique. Les fusillades dans les écoles sont des événements récurrents de la vie américaine. Chacune souligne un peu plus la nécessité évidente de rendre les armes plus difficiles à se procurer. Un impératif que met aussi en évidence le taux de mortalité par suicide, homicide et accident par arme à feu aux Etats-Unis, trois à quatre fois supérieur à celui des autres pays développés. Pourtant, du moins jusqu’à cet événement abominable, le contrôle des armes avait tout bonnement disparu des priorités nationales. L’interdiction des armes de poing, signée par Bill Clinton en 1994, a expiré en 2004. Les démocrates eux-mêmes ont pour la plupart soigneusement évité d’aborder la question de son renouvellement. Il n’y a guère que dans les grandes villes que les politiciens n’ont pas encore délaissé le sujet. On explique le plus souvent ce recul par le poids de l’influence considérable que la National Rifle Association (NRA) exerce à Washington. Mais la NRA est l’expression de la force des détenteurs d’armes, pas son explication. Le fait que le lobby des armes réussisse à faire avorter toute tentative de réglementation n’est qu’une illustration de la réussite des conservateurs américains sur tout un éventail de questions sociales et culturelles où leurs vues sont pourtant minoritaires. Pour comprendre, il suffit de comparer le débat politique sur le contrôle des armes et celui sur l’avortement. Sur ces deux questions, les deux tiers de l’opinion américaine refusent l’interdiction totale, mais sont favorables aux restrictions. Selon un sondage Gallup, ils sont 37 % à estimer que la législation sur l’avortement devrait être plus stricte, contre 23 % qui souhaitent un assouplissement. Sur les armes, 49 % des sondés jugent que la loi devrait être plus sévère, et seulement 14 % pensent le contraire. Au vu de ces chiffres, on aurait tendance à penser que les libéraux ont moins de mal à obtenir un enregistrement d’armes à feu que les conservateurs à réprimer l’avortement. En pratique, c’est tout le contraire. P Dessin de Bromley paru dans le Financial Times, Londres. Tragédie Dans son dernier numéro, The Economist consacre son principal éditorial à la fuite des politiques américains quand il s’agit de débattre du problème des armes. A la suite du terrible massacre de Virginie, les nombreux candidats à la présidence ont tous présenté leurs condoléances aux familles des victimes, mais seuls deux d’entre eux ont parlé des armes : c’était pour appuyer le droit d’en avoir. Les conservateurs ont réussi à faire entrer dans la législation la notification de l’avortement aux parents ou le délai minimum entre la demande et la réalisation de l’IVG. Les partisans du contrôle des armes, eux, ont tenté de puiser dans les pratiques de la droite en encourageant des restrictions mineures d’apparence raisonnable et largement acceptées : le délai d’obtention, la vérification des antécédents et l’interdiction des armes semi-automatiques. Mais les résultats sont maigres. La seule restriction fédérale d’importance sur les ventes d’armes de poing, la loi Brady, a fait figure d’énorme conquête lors de son adoption en 1993. Mais, en raison d’un vide juridique, environ 40 % des ventes échappent au contrôle de la loi. PAS DE CLUBS DE PARTISANS DU CONTRÔLE DES ARMES Comment expliquer les succès républicains tant dans la réglementation de l’avortement, où seule une courte majorité du pays les approuve, que dans la non-réglementation des armes, où une majorité bien plus nette leur donne tort ? Tout d’abord, les conservateurs sont plus disciplinés et plus efficaces que les progressistes en matière d’orientation du débat politique. Ils ont su résumer chaque enjeu à un principe absolu : le droit à la vie dans le cas de l’avortement, la liberté individuelle dans le cas des armes. La contradiction entre les principes avancés dans les deux cas, l’un libertarien, l’autre antilibertarien, ne semble pas déranger grand monde. Si les républicains ont l’avantage à la fois sur l’avortement et sur les armes, c’est aussi parce que la Constitution donne un poids démesuré à l’Amérique rurale, où leurs positions sont les COURRIER INTERNATIONAL N° 860 23 plus populaires. Les Etats de l’Ouest peu peuplés, qui vénèrent les armes, disposent de deux voix au Sénat, soit autant que les gros Etats du Nord où l’on craint les armes. L’antimajoritarisme républicain donne aux conservateurs un pouvoir disproportionné. Personne n’ignore ce qu’est la NRA, mais rares sont ceux qui peuvent nommer son adversaire progressiste, la Brady Campaign to Prevent Gun Violence [campagne Brady de lutte contre les violences avec armes à feu]. En 2006, les groupes proarmes ont donné aux candidats trente-trois fois plus d’argent que ne leur en ont donné leurs opposants. Ce fossé s’explique notamment par un avantage social : les clubs de chasse et de tir réunissent des Américains qui partagent non seulement un combat politique mais aussi un hobby exaltant. Il n’existe pas de clubs de partisans du contrôle des armes. Dernière explication, la passion. La détention d’armes aux Etats-Unis est un mode de vie, alors que le contrôle des armes n’est rien de plus qu’une opinion politique. Du côté des armes, le sujet n’est décisif que pour ceux qui militent contre toute restriction. Une part considérable de l’électorat considère qu’il s’agit d’un droit sacré, ne se préoccupe que de ça et n’a pas besoin de grand-chose pour inonder parlementaires et journalistes de torrents de lettres et d’e-mails. En revanche, les défenseurs du contrôle des armes – qui sont généralement moins irritables – considèrent qu’il s’agit d’un enjeu parmi d’autres et doivent batailler pour motiver ceux qui tendent à penser comme eux. Le carnage de Blacksburg pourrait changer tout ça, mais j’en doute. Jacob Weisberg DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 endredi 20 avril, les membres du conseil des administrateurs de la Banque mondiale ont exprimé leur “grande préoccupation” à propos du scandale qui touche la présidence de Paul Wolfowitz, et ont annoncé que l’enquête sur sa conduite irait au-delà des accusations de favoritisme. Cette prise de position des délégués a accru encore le tumulte autour de Wolfowitz, lequel rejette les demandes de démission formulées par le personnel de la Banque et par l’un de ses principaux adjoints. Si l’avenir du président de la Banque est compromis, le conseil n’est toutefois guère disposé à le contraindre à prendre la porte. Des responsables de l’organisation expliquent que les délégués ont décidé d’approfondir et de prolonger l’enquête sur Paul Wolfowitz, sans doute jusque dans le courant du mois de mai, dans l’espoir qu’il jette l’éponge ou que le gouvernement Bush prenne conscience que sa situation n’est plus tenable. L’enquête sera étendue à diverses affaires, notamment aux accusations portées contre un assistant proche de Wolfowitz qui aurait tenté de réduire le soutien de l’organisation à la contraception en Afrique. Seront également examinés les soupçons qui pèsent sur le service de déontologie institutionnelle de la Banque, suspecté d’être sélectif dans les poursuites qu’il engage dans les affaires de manquements éthiques, ainsi que le favoritisme présumé dans l’octroi de salaires généreux à de hauts responsables proches de Wolfowitz. Le conseil a par ailleurs indiqué qu’il examinera “plusieurs communiqués publics émis par la Banque” au sujet de la polémique sur le rôle de son président dans l’augmentation de salaire et la promotion de sa compagne Shaha Ali Riza. Des membres de l’organisation affirment que le conseil des administrateurs n’a pas écarté la possibilité de prononcer dès cette semaine un verdict sur cette affaire de favoritisme de Wolfowitz au bénéfice de sa compagne, accompagné éventuellement d’une évaluation globale de sa présidence. Selon certaines informations, les membres du conseil n’estimaient pas tous qu’un geste de défiance soit la bonne stratégie à suivre. Selon des responsables au fait des délibérations du conseil, des administrateurs européens et asiatiques pencheraient pour le blâme, une option que rejettent les représentants des Etats-Unis, du Canada et du Japon. Les Latino-Américains seraient en faveur d’un départ, mais les opinions sont partagées du côté des dirigeants africains qui se félicitent de l’accroissement de l’aide à leurs pays sous la présidence Wolfowitz, mais craignent que l’hostilité des Européens à son égard ne compromette leur soutien. Stephen R. Weisman, The New York Times, Etats-Unis V 860p23-24 24/04/07 16:34 Page 24 amériques É TAT S - U N I S Villes-sanctuaires pour immigrés clandestins Face à l’immobilisme du Congrès à propos de l’immigration, de nombreuses municipalités ont choisi de prendre le problème à bras-le-corps. Et de considérer les sans-papiers comme des citoyens ordinaires. THE WASHINGTON POST Washington près la série de raids effectués par les agents fédéraux dans une résidence de Hightstown, il y a trois ans, les immigrés clandestins de cette paisible petite ville du New Jersey étaient devenus tellement méfiants que beaucoup d’entre eux avaient pris l’habitude de se cacher derrière les pierres tombales d’un cimetière voisin à l’approche de la moindre voiture de patrouille. Aujourd’hui, les immigrés clandestins de Hightstown n’hésitent plus à appeler la police. A la suite des raids de 2004, le conseil municipal de cette commune de 5 300 habitants, transfigurée ces dernières années par l’arrivée d’au moins 1 300 LatinoAméricains, a en effet approuvé à l’unanimité une déclaration des droits des immigrés. Rejoignant un nombre croissant de moyennes et grandes villes qui ont pris le parti de ne plus poser de questions à leurs habitants avec ou sans papiers, Hightstown encourage aujourd’hui ses immigrés clandestins à avoir des contacts avec la police municipale et à profiter des services de la ville sans crainte d’être dénoncés aux autorités fédérales. A UN COURS D’INFORMATIQUE BILINGUE GRATUIT Grâce à cette politique, la communication s’est grandement améliorée dans la ville. Dernièrement, un immigré clandestin logeant dans la résidence où les raids avaient eu lieu n’a pas hésité à appeler la police pour faire admettre un membre de sa famille en cure de désintoxication. D’autres ont dénoncé des violences domestiques, des extorsions, des vols et autres délits. Certains immigrés appellent aussi le maire de la ville, qui est favorable à leur cause, pour le consulter directement sur des questions de mariage ou lorsqu’ils rencontrent des problèmes avec leur propriétaire. La municipalité a également mis en place de nouveaux services pour les immigrés clandestins, dont un cours d’informatique bilingue gratuit. Face à cette évolution, un journal de langue espagnole a même surnommé Hightstown le “paradis” du New Jersey. “Comme j’avais entendu dire que l’on pouvait faire confiance à la police, je l’ai appelée juste après mon agression”, raconte Julio, un immigré clandestin guatémaltèque de 33 ans qui a récemment été agressé à Hightstown. Il explique qu’avant de venir s’installer dans le New Jersey, il y a trois ans, il avait été victime de plusieurs vols au Texas, mais que là-bas il avait peur de faire appel aux forces de l’ordre. A Hightstown, dit-il, les policiers “sont venus, ont rédigé un rapport et m’ont raccompagné chez moi en voiture. Ils n’ont pas réussi à attraper les types qui m’ont agressé,mais au moins je n’avais pas l’impression d’être coupable.” Welcome. Bienvenue. Dessin de Luke Best paru dans The Guardian, Londres. ■ Sanctuaire Popularisée en 1980 par des groupes d’immigrés quand des villes ont accepté de donner un havre aux victimes des guerres civiles d’Amérique centrale et du Sud, l’expression “ville-sanctuaire” a été adoptée ces dernières années dans un tout autre sens par les opposants aux mesures favorables à l’immigration illégale. Ces derniers prétendent que les nouvelles villes qui soutiennent ces mesures sanctionnent l’immigration illégale. Alors que le Congrès s’apprête à se saisir de nouveau de la question de l’immigration, le débat fait rage dans de nombreux Etats, où des enclaves progressistes offrent des protections aux immigrés clandestins alors que les habitants conservateurs cherchent à les chasser de leur commune. Le pays est profondément divisé sur la question de l’immigration, comme en témoigne un sondage Washington Post-ABC News réalisé en décembre dernier, selon lequel 29 % des personnes interrogées estimaient que la présence d’immigrés était “positive” pour leur communauté, un pourcentage égal la trouvant “négative” et environ 39 % la jugeant sans effet. Les autorités fédérales ayant chargé les forces de l’ordre locales d’être “leurs yeux et leurs oreilles” sur le terrain, un certain nombre de villes ont répondu en adoptant une politique de tolérance zéro à l’encontre des immigrés clandestins. Dans la ville de Hazelton, en Pennsylvanie, l’Illegal Immigration Relief Act – une ordonnance contre l’immigration clandestine votée l’an dernier – prive de licence d’exploitation les entreprises qui emploient des sans-papiers, inflige aux propriétaires de logement une amende de 1 000 dollars pour chaque immigré clandestin auquel ils louent des biens et exige que tous les documents municipaux soient rédigés uniquement en anglais. Dans d’autres villes, les policiers municipaux ont été chargés d’agir comme des agents d’immigration locaux. A l’opposé, des villes “sanctuaires” moins médiatisées mais de plus en plus nombreuses – de Seattle, capitale de l’Etat de Washington, à Cambridge, dans le Massachusetts – sont tout aussi déterminées à rejeter l’appel du gouvernement pour une application plus stricte de la loi et à se montrer plus accueillantes. A New Haven, dans le Connecticut, la police n’est pas autorisée à interroger les immigrés sur leur statut et, en juillet prochain, la ville mettra en place un système de cartes d’identité municipales qui, en offrant aux sans-papiers une pièce d’identité “localement reconnue”, leur facilitera la tâche pour ouvrir un compte bancaire ou signer un bail de location. Selon le Fair Immigration Reform Movement [Mouvement pour une réforme juste de l’immigration], une association dont le siège est à Washington, une vingtaine de villes ont d’ores et déjà voté des mesures favorables à l’immigration au cours des trois dernières années. Et un nombre équivalent de communes (dont cinq au moins dans le New Jersey) envisagent d’en faire autant. “On assiste à une montée des politiques d’immigration au niveau local”, constate Michael Wishnie, un professeur de droit de l’université Yale qui a travaillé à l’élaboration de mesures favorables à l’immigration avec la municipalité de New York. “En fait, le message que délivrent les maires de ces villes, c’est que le problème est très important pour eux et que, si le Congrès ne parvient pas à le régler, eux le feront.” Anthony Faiola VENEZUELA Terroriste pour les uns, simple fraudeur pour les autres En refusant d’extrader le Vénézuélien Luis Posada, responsable de plusieurs attentats, les Etats-Unis montrent leurs limites dans la guerre contre le terrorisme, estime le représentant de Caracas à Washington. u lendemain des attentats du 11 septembre, le président Bush avait affirmé avec force qu’il était du devoir de tous les pays de lutter contre le terrorisme international. Il avait également prétendu que le fait de fermer les yeux sur les activités des terroristes revenait à les soutenir de facto. Ce principe semble voler en éclats depuis la libération sous caution au Nouveau-Mexique d’un terroriste vénézuélien. Début 2005, Luis Posada Carriles, citoyen du Venezuela connu depuis longtemps pour ses actions violentes en Amérique latine, s’était infiltré aux Etats-Unis, où il n’avait pas tardé à être interpellé. Posada s’était évadé d’une prison vénézuélienne alors qu’il devait être jugé pour un attentat à la bombe contre un avion de ligne cubain qui avait fait 73 morts en 1976. A l’annonce de son arres- A tation aux Etats-Unis, le gouvernement vénézuélien avait réclamé son extradition. Mais la Maison-Blanche avait refusé de l’extrader vers le Venezuela ou Cuba, prétendant craindre qu’il soit torturé. En fait, le refus de Washington est plus probablement lié au passé de Posada en tant qu’agent de la CIA. Enfant chéri des fractions extrémistes de la puissante communauté cubaine de Floride, il avait tenté d’assassiner Fidel Castro à l’aide d’explosif C4 placé dans un auditorium plein à craquer d’étudiants, en 2000.Vingt-deux mois se sont écoulés depuis que Caracas a formulé officiellement sa demande d’extradition, fournissant à l’appui 2 000 pages de preuves documentées. Pourtant, les autorités américaines ne reconnaissent même pas avoir pris note de cette requête. Posada n’a pas non plus été inculpé pour l’attentat de 1976 malgré l’existence de documents déclassifiés de la CIA prouvant sa participation. Il a simplement été accusé de fraude à l’immigration, une parodie judiciaire qui ne trouverait d’équivalent que si l’on accusait Oussama Ben Laden d’être entré et sorti COURRIER INTERNATIONAL N° 860 24 DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 du Pakistan sans visa. Posada a finalement été libéré sous caution. Tout comme le soutien du gouvernement Bush à la junte vénézuélienne [lors de la tentative de coup d’Etat contre Hugo Chávez, en 2002] a jeté une ombre sur son engagement en faveur de la défense de la démocratie dans le monde, le fait de permettre à Posada d’échapper à la justice pour un attentat monstrueux remet en question la sincérité de la guerre contre le terrorisme menée par le président Bush. Posada est un terroriste, quelle que soit la cause pour laquelle il s’est battu, et quels que soient ses alliés. Il est invraisemblable que la Maison-Blanche traîne les pieds et refuse de l’extrader, voire de le considérer comme un terroriste. Si le président américain est effectivement convaincu des principes qu’il a avancés après le 11 septembre, il n’a qu’à penser au Venezuela et ainsi corriger ses erreurs. Bernardo Alvarez Herrera*, The New York Times, Etats-Unis * Ambassadeur du Venezuela à Washington. Publicite 20/03/07 16:05 Page 56 PUBLICITÉ 860p26 amériques 24/04/07 15:58 Page 26 amériques M E X I QU E COLOMBIE Vivre (et mourir) avec les narcos Alvaro Uribe sur la défensive Les gouvernements qui se sont succédé depuis vingt ans n’ont jamais pris au sérieux la violence liée au trafic de drogue Est-il trop tard ? Une analyse de l’universitaire mexicain Sergio Aguayo Quezada. hier le président, aujourd’hui les capos. Il s’est alors passé une chose complètement imprévue : la capitale du pays a annoncé son propre programme de lutte contre le crime organisé. Curieux, quand on sait que Mexico est le plus solide bastion de la gauche loyale à Andrés Manuel López Obrador [l’ex-maire de Mexico, candidat malheureux à l’élection présidentielle, s’est proclamé président légitime du pays]. Mais l’actuel maire de Mexico, Marcelo Ebrard [de gauche], est un politicien pragmatique, et il sait que la capitale est minée par les organisations criminelles : Mexico occupe la deuxième place pour le nombre de délits par habitant après l’Etat de Basse-Californie. EL PAÍS Madrid l aura fallu vingt ans et des dizaines de milliers d’assassinats ou de disparitions pour que l’Etat prenne au sérieux la menace du crime organisé, qui impose sa loi sur 40 % du territoire mexicain. Une guerre à l’issue incertaine a débuté il y a quelques semaines. Le Mexique a 3 000 kilomètres de frontière en commun avec un pays avide de drogues. Il était logique que des petits malins dotés du sens des affaires se mettent à alimenter cette gloutonnerie, et c’est ainsi que sont nés les cartels, dont les exploits sont immortalisés dans les narcocorridos [chansons qui célèbrent les hauts faits des narcotrafiquants]. Il y aura vingt ans cette année, le président Miguel de la Madrid qualifiait le trafic de drogues de première menace pour la sécurité nationale. Des grands mots, sans contenu. Quelques années plus tard, en 1991, j’ai eu une conversation avec le ministre de la Justice de l’époque, Enrique Alvarez del Castillo, qui minimisait le problème et vantait la force de l’Etat mexicain. Cette indifférence suicidaire a été la norme et a permis à la délinquance de se développer et de créer des zones de non-droit. Le président Vicente Fox [20012006] a légué à son successeur Felipe Calderón une sécurité quasi inexistante. Quelques jours après son entrée en fonction [le 1er décembre dernier], le nouveau président faisait savoir qu’il emploierait “toute la force de l’Etat” pour “arracher les espaces publics des mains des délinquants” et “délivrer le Mexique” (les implications de cette dernière phrase font froid dans le dos). L’armée s’est déployée dans huit Etats – dont six situés dans la région stratégique du Nord –, soit sur un territoire de 763 000 km2 où vivent 24 millions de personnes. Faire appel à l’armée était le dernier recours, étant donné la corruption, l’inefficacité ou l’impuissance des centaines de milliers de policiers mal payés. Il s’agissait de montrer la détermination du président et de récupérer l’espace cédé au crime organisé – et gagné par celui-ci. Le plan, à l’origine, prévoyait que l’armée patrouille dans les rues pendant que l’on recueillerait les renseignements qui permettraient d’arrêter les capos et de démanteler les escadrons de tueurs. La stratégie paraissait sensée et a été applaudie par la population, qui en a assez des enlèvements, des attaques à main armée et des assassinats. Lorsque le gouvernement fédéral a envoyé [en décembre] 7 000 militaires dans l’Etat du Michoacán [territoire natal de Felipe Calderón, où les cartels du Golfe et de Sinaloa se livrent une guerre sans merci], tout le monde I Cagle Car toons ON IGNORE LA PUISSANCE EXACTE DES CARTELS s’est pris à espérer. Puis, le 2 janvier, une légion de communicateurs gouvernementaux ont annoncé à grand renfort de tambours et de trompettes la naissance de l’opération Tijuana. Le gouvernement fédéral a fait savoir que 3 000 soldats et marins, des vedettes et des véhicules blindés allaient être envoyés dans cette ville située là où commencent et finissent le Mexique, les Etats-Unis et l’océan Pacifique. La population a respiré, soulagée : les sauveurs arrivaient. LA MAJORITÉ DES GOUVERNEURS ONT ÉVITÉ LE SUJET Six semaines après le début de l’opération, je me suis rendu à Tijuana. L’enthousiasme des débuts s’était évanoui et la confusion et le découragement étaient de mise chez les universitaires, les journalistes et tous ceux qui connaissent bien le milieu de la criminalité. Les renforts militaires n’arrivaient plus et aucun capo n’avait été arrêté, alors que tout le monde connaît leurs surnoms, leurs habitudes et leurs lieux de réunion. La ville vivait à nouveau sous la menace des enlèvements et des assassinats. Depuis son élection, Felipe Calderón a appelé à de nombreuses reprises à une croisade nationale contre le crime, poussé par la gravité de la situation et la solitude du gouvernement fédéral. La majorité des gouverneurs et des maires ont évité le sujet et dissimulé leur peur et/ou leur complicité en se réfugiant derrière la loi, qui dit que le combat contre le crime organisé est du ressort fédéral. En fait, ils ne faisaient que changer de patron : Dessin de Dario Castillejos paru dans El Imparcial, Mexico. ■ Narcoviolence La violence des cartels de la drogue a déjà fait 700 morts depuis le début de l’année au Mexique. La presse rapporte tous les jours des crimes imputés aux trafiquants, règlements de comptes ou affrontements avec la police. Ainsi, pour la seule journée du 16 avril, La Jornada a dénombré 23 assassinats. Et, le 18 avril, Tijuana s’est transformée en “Chicago des années 1920”, note El Universal. Ce jour-là, un commando armé a pénétré dans l’hôpital en tirant des rafales de mitraillette afin de récupérer un des siens, blessé lors d’une précédente fusillade avec la police. Bilan : trois morts. COURRIER INTERNATIONAL N° 860 26 L’un des fiefs des délinquants est le quartier de Tepito, en plein centre de la capitale. Si le maire de Mexico voulait affirmer son pouvoir, il lui fallait s’attaquer à la pègre : c’est ce qu’il a fait en expropriant des trafiquants de l’immeuble qu’ils occupaient dans Tepito. Le coup médiatique a été bien pensé, et il a été payant : il a permis à Ebrard de doubler Felipe Calderón sur la loi et l’ordre, des thèmes que l’on associe habituellement aux conservateurs. La course pour l’élection présidentielle de 2012 a déjà commencé. L’un des candidats évidents est le maire de Mexico. Il a choisi de se démarquer du président en menant une guerre de tranchées contre le crime organisé. Si les six dernières années ont été marquées par l’animosité qui régnait entre deux hommes, López Obrador et Fox, Ebrard emmène aujourd’hui l’antagonisme politique sur le terrain de l’efficacité. L’avenir de la sécurité mexicaine est incertain. On ignore en effet la puissance exacte des cartels et la façon dont ils réagiront à l’extradition de leurs chefs vers les Etats-Unis, aux renforts de l’armée et aux expropriations. Encaisseront-ils les coups sans broncher ? Tueront-ils davantage de policiers et de soldats ? Emploierontils le terrorisme contre des cibles civiles ? Essaieront-ils de se fondre dans la population ou se retrancheront-ils dans leurs bastions ? Dans ce sombre tableau, une lueur d’espoir émane de la rivalité entre le gouvernement fédéral et celui de la capitale, qui chercheront à s’illustrer par leurs victoires dans le combat contre la pègre. Avec un peu de chance, on leur consacrera peutêtre même un corrido. Pour la première fois depuis longtemps, il semble possible de stopper l’avancée de ce crime organisé avec lequel nous autres les Mexicains avons dû vivre jusqu’à présent. Sergio Aguayo Quezada DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 ne enquête d’opinion qui vient d’être publiée dans la presse colombienne montre que le président Alvaro Uribe continue à jouir d’une grande popularité malgré les graves accusations portées contre lui par l’opposition. Le chef de l’Etat colombien a jusqu’ici réussi à sortir indemne du scandale dit “de la parapolitique”, qui a déjà conduit en prison plusieurs dirigeants de son parti au cours des derniers mois et a contraint sa ministre des Affaires étrangères à démissionner. “Sa capacité à contre-attaquer et à conserver l’avantage semble inépuisable”, constate l’hebdomadaire Semana. Le scandale a culminé le 17 avril, lorsque le sénateur d’opposition Gustavo Petro est intervenu en pleine séance du Congrès pour dénoncer, comme il l’avait annoncé, les liens entre le président colombien et les groupes paramilitaires d’extrême droite. S’appuyant sur des documents, Petro a accusé Santiago Uribe, le frère d’Alvaro Uribe, “d’avoir ou d’avoir eu des relations avec des trafiquants de drogue et des paramilitaires”. Il a ensuite accusé le président Uribe lui-même “d’avoir, lorsqu’il était gouverneur d’Antioquia, encouragé la création des coopératives de sécurité civiles (Convivir), qui sont devenues par la suite des groupes paramilitaires”. Largement reprises par la presse américaine, ces révélations ont conduit Al Gore, l’ex-vice-président des EtatsUnis, à annuler une rencontre avec Uribe prévue le vendredi 20 avril à Miami. Pour Semana, “cette annulation a été la goutte qui a fait déborder le vase de la patience présidentielle”. Alvaro Uribe est donc passé immédiatement à la contre-offensive. Le soir même, il se justifiait pendant une heure et quarante-cinq minutes lors d’une conférence de presse retransmise en direct à la télévision et à la radio colombiennes. “Je demande pardon pour des erreurs, pas pour des délits”, a-t-il déclaré, arguant que “les assassinats massifs des paramilitaires ont cessé” et que “leurs chefs sont en prison”, rapporte El Nuevo Herald. “Dans notre pays, les narcoparamilitaires sont l’équivalent de ce que furent les contras au Nicaragua, ces ‘freedom fighters’ qui, cerise sur le gâteau, ont été financés par le président Reagan sans que sa popularité baisse d’un point dans les sondages d’opinion”, fulmine Maria Jímena Duzán. Cette journaliste réputée, dont la sœur, également journaliste, a été assassinée par les narcotrafiquants parce qu’elle enquêtait sur les groupes paramilitaires, affirme : “Il y a une majorité de Colombiens qui cachent un petit paramilitaire dans leur cœur. Ils ont élu un président qui a chassé par la force les FARC de la région d’Antioquia et ils se fichent bien qu’on bafoue les droits de l’homme.” Et elle conclut : “J’espère que je me trompe et que le problème réside dans les sondages plutôt que dans la psyché nationale.” ■ U Publicite 20/03/07 16:05 Page 56 PUBLICITÉ 860_pp28-29-30bis 24/04/07 15:29 Page 28 asie ● BANGLADESH Les militaires imposent leur loi La démocratie bangladaise n’a jamais semblé aussi fragile. Un quotidien pakistanais s’inquiète des dérives autoritaires d’un régime provisoire soutenu par l’armée. DAWN Karachi ans un discours révélateur prononcé il y a une quinzaine de jours, le chef de l’armée du Bangladesh, le général Moinuddin Ahmed, a déclaré à la nation qu’elle avait besoin de “sa propre mouture de la démocratie”, une démocratie qui est aujourd’hui à “repenser et réinventer”. Parallèlement, le gouvernement provisoire, en place depuis fin 2006, soutenu par l’armée et dirigé par l’ancien fonctionnaire Fakhruddin Ahmed, tire à boulets rouges sur le monde politique. La dirigeante de la Ligue Awami (AL), Hasina Wajed, partie en voyage aux Etats-Unis pour raisons personnelles, s’est vu refuser le droit de rentrer dans son pays, tandis que le Premier ministre sortant et chef du Parti national du Bangladesh (BNP), Mme Khaleda Zia, a accepté de quitter le territoire national en échange de l’abandon des charges de corruption qui pèsent sur son fils. Le général, qui mène désormais la barque, s’est engagé à débarrasser la politique du Bangladesh de ses personnalités corrompues afin de restaurer la confiance du peuple dans un système démocratique à “réinventer”. Les élections législatives, qui devaient avoir lieu à la fin du mois de janvier dernier, n’auront semble-t-il pas lieu avant décembre 2008 au plus tôt. Les informations en provenance de Dacca font état d’un calme précaire, qui fait suite à des semaines de combats de rue acharnés au début de l’année entre partisans de l’AL et du BNP, les deux partis rivaux conduits par D Dessin d’Ares paru dans Juventud Rebelde, Cuba. deux femmes dont l’antipathie réciproque est notoire. Il n’y aurait aucun signe apparent de répression militaire, si ce n’est à l’encontre des acteurs politiques. Les élites de la capitale bangladaise se sont apparemment félicitées de la restauration de la paix et de l’ordre public, mais les motivations de l’armée continuent d’inquiéter la société civile, qui craint un renversement de la démocratie. Désormais, les partis politiques sont obligés de se faire enregistrer afin de pouvoir participer aux élections, mais aussi d’organiser des scrutins internes et de fournir un audit de leur financement. Il leur est également demandé de ne pas inscrire de membres des milieux d’affaires sur leurs listes. Au contraire, ils doivent former leurs propres employés à l’exercice des responsabilités. Il est encore difficile de savoir comment les deux formations traditionnelles que sont l’AL et le BNP répondront à ces injonctions en l’absence de leurs dirigeantes respectives. Dans les cercles proches du gouvernement et de l’armée, certains affirment même que Hasina Wajed et Khaleda Zia seront probablement exclues à vie de la participation politique. Aussi imparfaite qu’elle ait été, la démocratie mise en place depuis la restauration du régime représentatif, en 1991, au terme de neuf longues années de dictature militaire [sous le général Ershad], subit aujourd’hui un coup qui n’augure rien de bon dans la crise politique actuelle du Bangladesh. La suspension des libertés civiles par le gouvernement provisoire et la volonté de l’armée de “réinventer” la démocratie sont sans justification légale. Plus longue sera cette période extraconstitutionnelle, plus il sera difficile au pouvoir actuel d’affirmer sa légitimité, surtout en l’absence de tout mécanisme imposant au gouvernement intérimaire de rendre des comptes. S’il est une seule leçon à tirer de notre histoire commune avec le Bangladesh [qui, de 1947 à 1971, fut le Pakistan-Oriental], c’est que l’armée doit rester à l’écart de la politique et se contenter d’accomplir son devoir professionnel. ■ C O M M E N TA I R E S Une dictature qui ne dit pas son nom ■ Depuis janvier dernier, plus de 160 politiciens, hauts fonctionnaires et magistrats ont été écroués pour divers délits financiers. Pour l’hebdomadaire indien Outlook, “de telles mesures anticorruption dans un des pays les plus corrompus, d’après la liste établie par l’ONG Transparency International, ne sont pas forcément une mauvaise chose”. Pour le magazine, la suspension de l’activité politique a elle-même été un soulagement pour les Bangladais, fatigués des éternelles luttes entre les deux grands partis, la Ligue Awami (AL) et le Parti national du Bangladesh (BNP). De plus en plus de voix s’élèvent pourtant pour critiquer la prise du pouvoir par les militaires, très nombreux au sein de l’administration intérimaire. Depuis le début de l’année, 74 personnes ont en effet été tuées lors d’affrontements avec les forces de l’ordre, et aucune enquête n’a été ouver te. Quant à la presse locale, elle est de plus en plus soumise à la censure. Le chef du gouvernement intérimaire est certes un civil, mais il semble bien que le Bangladesh soit en train de connaître un glissement lent vers une dictature militaire qui ne dit pas son nom – une dictature militaire qui prône la démocratie et l’ordre et rappelle à bien des titres au voisin pakistanais l’arrivée du général Musharraf au pouvoir, en 1999, et sa doctrine de “modération éclairée”. A U S T R A L I E - É TAT S - U N I S Echange Cubains contre Asiatiques Canberra et Washington ont conclu ce mois-ci un accord en vue de s’échanger leurs demandeurs d’asile. Une décision qui laisse l’opposition australienne perplexe. l est normal que l’Australie, les Etats-Unis ou n’impor te quel autre Etat souverain réprime le trafic de clandestins. Mais certains aspects de l’“accord d’échange” de demandeurs d’asile conclu entre notre pays et les Etats-Unis à la mi-avril sont pour le moins déroutants. Les boat people en provenance d’Indonésie ou d’autres pays qui sont interceptés alors qu’ils s’apprêtent à entrer illégalement sur le territoire australien seront expédiés dans le camp de rétention de l’île de Nauru. Si leurs demandes d’asile sont jugées recevables, ils seront transférés aux Etats-Unis. Dans le même temps, les I réfugiés cubains interceptés alors qu’ils tentent de gagner la Floride pourront être transférés de la base américaine de Guantanamo Bay à Nauru et, si leurs demandes d’asile sont jugées recevables, on leur proposera de les installer en Australie. Le Premier ministre John Howard estime que cet accord dissuadera encore plus les demandeurs d’asile de chercher à atteindre l’Australie, puisqu’ils ne parviendront pas à s’y établir illégalement. Le Premier ministre a peut-être raison, mais on voit mal en quoi c’est dans l’intérêt de l’Australie. Dans quelle mesure ce dispositif empêchera-t-il d’autres demandeurs d’asile d’atteindre l’île Christmas ou un autre avant-poste australien ? Pour un réfugié d’Asie ou du MoyenOrient, la perspective d’immigrer aux EtatsUnis est aussi attrayante, sinon plus, que COURRIER INTERNATIONAL N° 860 celle de s’installer en Australie. Tony Burke, chargé des questions d’immigration au Parti travailliste, n’a sans doute pas tor t d’affirmer que cet accord, loin d’enrayer le trafic d’immigrés, va l’encourager. Du point de vue des Etats-Unis, toutefois, le nouveau dispositif a de grandes chances de réduire le nombre de demandeurs d’asile cubains cherchant à gagner la Floride. La distance qui sépare l’île des côtes de Floride est si faible que les Cubains qui se rendent aux Etats-Unis n’utilisent pas de bateaux : au fil des ans, ils ont eu recours à toutes sortes de moyens de fortune – jusqu’à des chambres à air de tracteur ou de voiture sommairement étanchéifiées – pour faire la traversée. Mais il est clair qu’ils pourraient y réfléchir à deux fois s’ils savent qu’au lieu d’atteindre 28 DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 les lumières de Miami ils risquent de se retrouver à Nauru – une toute petite île à l’autre bout du monde, surtout connue pour sa production d’engrais. Même s’il est prévu que l’accord d’échange ne s’applique qu’à environ 200 réfugiés par an et par pays, il peut ouvrir une brèche dans la “solution Pacifique” à laquelle M. Howard a recours depuis 2001 [consistant à faire accueillir les demandeurs d’asile par les Etats voisins]. Les Etats-Unis possèdent dans le Pacifique un certain nombre de protectorats, comme les îles Samoa et de Guam, qui n’ont pas pour les demandeurs d’asile l’attrait qu’ont New York ou Los Angeles. Une modification minime de l’offre américaine pourrait éviter qu’elle ne ressemble à une loterie. The Australian, Sydney 860_pp28-29-30bis 24/04/07 16:06 Page 29 asie THAÏLANDE Tout sauf le retour d’un Thaksin Le projet de nouvelle Constitution vise à limiter au maximum les pouvoirs du Premier ministre et à éviter la domination d’un parti sur la scène politique. Quitte à faire le deuil de certains principes. BANGKOK POST (extraits) Bangkok peine rendu public, le projet de nouvelle Constitution est déjà contesté. Plus son contenu est examiné à la loupe, plus il se heurte à l’opposition de nombreux groupes de pression. Le texte a été rédigé en vue d’empêcher qu’une formation ne monopolise la politique thaïlandaise, comme ce fut le cas pendant les cinq années de pouvoir de l’ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra. C’est une revanche sur le régime Thaksin et un rejet des principes acquis de haute lutte et inscrits dans la “charte du peuple” de 1997. [Cette Constitution était le résultat d’importantes discussions et consultations au sein de la société civile. Elle a été suspendue au moment du putsch des généraux qui ont renversé le Premier ministre Thaksin Shinawatra le 19 septembre 2006.] Ce projet nuit involontairement à la continuité et à l’efficacité politiques. Il impose une limite de deux mandats consécutifs – ou de huit ans – au Premier ministre, une clause insolite dans une démocratie parlementaire et plus A ■ Référendum Le projet de Constitution sera soumis à un référendum en septembre. D’ici là, le texte sera amendé par l’Assemblée constituante au vu des remarques recueillies lors des débats qui vont être organisés à partir du 26 avril. Le gouvernement intérimaire a annoncé la tenue d’élections en décembre sur la base de cette nouvelle Charte. typique d’un régime présidentiel. C’est une critique voilée contre M.Thaksin, qui avait revendiqué en son temps la possibilité de rester au pouvoir douze ou même seize ans. La fonction de Premier ministre en ressort considérablement affaiblie. En vertu du nouveau texte, les politiques peuvent adhérer à un parti pour une période de trente jours, le temps de se présenter à une élection. Cette pratique, qui avait cours avant la promulgation de la Constitution de 1997, risque d’encourager les changements de formation et les défections, ce qui va donner davantage de poids aux factions et saper la discipline des partis. Les rédacteurs ont visiblement tiré la leçon des années Thaksin et de la toute-puissance de sa formation, le Thai Rak Thai (TRT), qui était devenu le premier parti unique de l’histoire thaïlandaise en remportant plus de 75 % des sièges de la Chambre basse en février 2005. Un autre instrument de dissuasion contre la montée d’un nouveau TRT est l’article décourageant les fusions de partis. Plus précisément, une formation peut en absorber d’autres après une élection, mais la fusion ne peut se COURRIER INTERNATIONAL N° 860 29 faire avant l’expiration du mandat de la Chambre basse. Cette disposition rend plus difficile l’apparition de partis tentaculaires et dominants. Elle laisse entrevoir le retour de petits partis, plus faibles, adhérant à une coalition gouvernementale difficile à gérer et incapable d’arriver au terme de la législature. Ce faisant, elle sape la stabilité gouvernementale. L’ARMÉE ET LES BUREAUCRATES VOIENT LEUR POUVOIR ACCRU Le paysage politique est lui aussi profondément altéré. La désignation – et non plus l’élection, comme dans la Constitution de 1997 – des membres du Sénat est de nature à susciter quantité de controverses. Elle vise manifestement à sanctionner le Sénat pour avoir laissé s’enraciner le régime Thaksin. La désignation des sénateurs devrait constituer le principal point de contestation des adversaires du projet de Constitution. L’élection des 400 membres de la Chambre basse est elle aussi problématique. Le principe universel “un homme, une voix”, en vertu duquel chaque circonscription avait un député représentant en gros 150 000 électeurs, DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 est abandonné. La nouvelle Constitution rétablit les circonscriptions à plusieurs sièges pour l’élection de 320 députés, diluant de fait le lien entre le député et les électeurs. Les 80 députés restants seront élus à la proportionnelle au sein de quatre grandes régions électorales et ne pourront prétendre à des postes ministériels. Dans l’ensemble, le projet accroît le pouvoir de l’armée et des fonctionnaires, au détriment des partis et de l’électorat. Le pouvoir judiciaire, en particulier, voit son autorité considérablement renforcée. Dans l’état actuel des choses, il est peu probable que ce texte soit modifié en profondeur, car ce serait faire perdre la face à ses rédacteurs. Mais des amendements de détail ne suffiront pas à satisfaire ses nombreux adversaires. Le texte ne manquera pas de susciter un débat passionné, mais les Thaïlandais regretteront sans doute la Constitution de 1997, qui reste la meilleure loi fondamentale qu’ait jamais eue le pays. Son défaut, qui lui a été fatal, a été de permettre la montée de M.Thaksin et ses cinq années de pouvoir abusif. Thitinan Pongsudhirak 860_pp28-29-30bis 24/04/07 16:06 Page 30 asie JAPON Un crime crapuleux contre la démocratie Le maire de Nagasaki, Iccho Itoh, a été assassiné, le 18 avril, par un membre de la mafia nippone. Pour l’écrivain Shinobu Yoshioka, cette exécution spectaculaire marque la montée en puissance d’une société dominée par l’égocentrisme. LE MOT DE LA SEMAINE “HAIKYO” LES RUINES ASAHI SHIMBUN Tokyo haque homme porte en lui des images de ruines, une vision apocalyptique d’un monde qui s’écroule. Même si nous évitons d’en parler dans la vie de tous les jours, nous avons toujours au fond de nous ces images menaçantes. Quand j’ai appris l’assassinat du maire de Nagasaki, Iccho Itoh, le 18 avril dernier, j’ai aussitôt pensé que le monde allait s’écrouler. Certains imaginent la fin du monde comme de profondes ténèbres. D’autres comme un tourbillon de flammes rougeoyantes et des édifices qui s’effondrent. D’autres encore peuvent imaginer une foule de gens pris de folie criant partout “Tuez-les !”,“Supprimez-les !” Avec toute la cruauté des guerres et du terrorisme, sans oublier l’horreur des séismes et des raz de marée que les journaux et la télévision relatent régulièrement, nous n’avons aucun mal à nous figurer la fin de notre monde. Pour ma part, je n’ai pas de vision aussi violente. Mes images de ruines sont plus édulcorées, plus apaisées. Tout d’abord, cet espace est d’une clarté éblouissante. Là, chacun est peu enclin à penser à autre chose qu’à lui-même. Il a envie de manger tels plats, de porter tels vêtements, il aime telle personne, il doit faire telle ou telle chose, et cela lui procure un peu d’occupation et de bonheur. Mais, lorsqu’on entrave son activité, son confort ou son bonheur, il devient terriblement intolérant. Il n’en tient aucun compte, disjoncte, et, dans certains cas, il peut aller jusqu’à tuer. Gais et ignorants. Occupés et agressifs. Tranquilles et intolérants. Heureux et violents. Une société regorgeant d’individus de ce type : voilà mon image de ruines. C Dessin de No-río, Aomori (Japon). ■ Armes à feu Le 20 avril dernier, un membre de la pègre a tué un de ses “camarades”, avant de se retrancher dans un appartement d’un quartier résidentiel de la banlieue ouest de Tokyo. L’homme, qui a tenté de se suicider en se tirant une balle dans la tête, a été arrêté après un siège de quinze heures. Survenue deux jours après l’assassinat du maire de Nagasaki, l’affaire est venue rappeler que la mafia nippone dispose d’un véritable arsenal. Les saisies d’armes par la police ne cessent d’ailleurs de diminuer, passant de 1 880 en 1995 à 458 en 2006, car la pègre les dissimule de mieux en mieux. Le nombre d’armes à feu circulant illégalement sur le territoire national est estimé à environ 50 000. simplicité des motivations et l’atrocité des actes. Ne devrait-on pas y ajouter la guerre en Irak ? En ouvrant les hostilités contre le régime de Saddam Hussein, qu’ils accusaient de posséder des armes de destruction massive, le gouvernement américain et ses alliés britannique et japonais ont commis une erreur. Mais les responsables ont poursuivi la guerre en se disant qu’il suffirait de masquer les véritables motifs, de déployer leurs forces armées et de mettre l’ennemi à terre par la force, et, ce faisant, ils ont étendu la violence à l’ensemble de la planète. On rapporte que le meurtrier d’Iccho Ito avait endommagé sa voiture dans une rue municipale en travaux. Si c’est bien ce qui l’a conduit à péter les plombs et à tuer le maire, on aura beau enquêter, on n’obtiendra que de stupéfiants raccourcis.Tout ce qu’on fera apparaître, c’est de la stupidité, de l’agressivité, de l’intolérance et de la violence. De tels raccourcis finiront par ruiner la démocratie. Ils auront le même effet que les guerres déclenchées par des êtres fermés à l’histoire et à la culture, aux connaissances et à la sagesse. Pour moi, c’est cela la fin du monde. Au risque de me répéter, je dirai que cet espace privé de profondeur est paré de gaieté et d’occupations, de confort et d’un peu de bonheur. Le monde n’a pas de fin. Il n’a jamais pris fin, mais des ruines, aussi lumineuses soient-elles, ne sont pas un endroit convenable pour l’homme. La lucidité qui nous conduit à rejeter l’usage de la force et de la violence, par qui que ce soit et en quelque lieu que ce soit, semble aujourd’hui mise à l’épreuve. Shinobu Yoshioka*** * L’enlèvement et l’assassinat, entre 1988 et 1989, de quatre fillettes par un psychopathe, Tsutomu Miyazaki. ** L’assassinat, en 1997, d’une fillette et d’un garçon par un adolescent de 14 ans. Ce dernier avait découpé la tête du garçon et l’avait exposée à l’entrée d’un collège. *** Ecrivain. SIMPLICITÉ DES MOTIVATIONS, ATROCITÉ DES ACTES Les premiers commentaires du Premier ministre, Shinzo Abe, à l’annonce de l’assassinat m’ont profondément déçu. “Je souhaite, a-t-il déclaré, que la police procède à une enquête rigoureuse et que la vérité soit faite.” Cet homme semble penser qu’il suffit d’enquêter pour que les motifs du meurtre et la vérité apparaissent au grand jour. Mais les choses sont-elles aussi simples dans notre société ? Sans même remonter aux deux tueries de ces derniers temps que sont l’affaire Miyazaki* et l’affaire Sakakibara**, une série de tragédies ont été classées sans que leurs véritables motifs aient été élucidés. Alors que des enfants victimes de brimades à l’école ont été poussés au suicide et que des meurtres ont été commis au sein de familles, de couples ou de fratries, notre société s’est contentée de sanctionner sévèrement les coupables, sans réussir à établir un lien entre la n un an, Courrier international a publié, dans ses pages Asie, 38 ar ticles por tant sur le Japon, assor tis chaque fois de ce petit complément qu’est le “Mot de la semaine”. Un bref coup d’œil sur les expressions retenues – “suicide”, “préjugé”, “arrogance”, “dieu de la mor t”, pour ne citer que les plus récentes – le confirme : de ces articles, seule une poignée aborde le versant serein de la réalité japonaise. Certains de nos lecteurs, nippophiles, nous l’ont reproché. Quid, par exemple, du charme délicieux d’un vieux temple à Kamakura ? De la profondeur, ou de l’allégresse, qui se dégage des fêtes que célèbre le moindre village lorsque les saisons changent ? De l’originalité des arts traditionnels, qui, à juste titre, ont frappé les Occidentaux, des Goncourt à Malraux, en passant par Van Gogh, Hearn ou Claudel ? Certes, il y a tout cela. Mais il faut se rendre à l’évidence : le sentiment de plénitude est aujourd’hui au Japon une sorte de réminiscence dont seuls bénéficient ceux qui l’ont vécu quelque part dans les années 1950 et 1960. Depuis, le pays se trouve à “la pointe dépressive du monde”, pour reprendre le titre d’un ouvrage (M/sekai no, yûutsuna sentan, 2003) de Shinobu Yoshioka, dont nous présentons ci-contre la réaction après l’assassinat du maire de Nagasaki. Lorsqu’elle se trouve associée à l’obsession capitalistique de la nouveauté, la plénitude, rappelle l’auteur, ne fonctionne plus que comme dispositif à couper l’individu de l’Histoire et, par ricochet, d’autrui. De sorte que, si l’on a pu parler d’apocalypse joyeuse pour la Vienne d’avant l’Anschluss, sans doute est-il possible d’évoquer, à propos du Japon, des “ruines apaisées”, à l’ombre desquelles les gens tuent et se tuent (30 000 suicides par an) avec une facilité déconcertante. E SOCIÉTÉ La pègre et l’extrême droite font la loi ■ En pleine campagne pour les élections régionales et municipales, le maire de Nagasaki, Iccho Itoh, qui briguait un quatrième mandat, a été tué le 18 avril par un truand. Il a été abattu à bout portant dans un quartier commercial situé à proximité de la gare centrale de la ville. L’auteur de cet assassinat est membre d’un syndicat du crime local, lequel est affilié à la plus importante organisation criminelle du pays, le Yamaguchi-gumi, qui compte environ 42 000 hommes. A la tête de cette ville détruite par le feu atomique en 1945, M. Itoh était connu pour ses prises de position antinucléaires. En 1990, son prédécesseur, Hitoshi Motoshima, avait été grièvement blessé dans un attentat perpétré par un membre d’une organisation d’extrême droite qui lui reprochait d’avoir désigné l’ancien empereur Hirohito COURRIER INTERNATIONAL N° 860 comme responsable de la guerre du Pacifique, rappelle le quotidien Mainichi Shimbun. “Depuis les années 1930, le pays a connu de nombreux actes terroristes visant politiciens, hommes d’affaires et intellectuels”, explique pour sa part l’Asahi Shimbun. Le quotidien évoque notamment l’assassinat en 1960 de l’ancien premier secrétaire du Parti socialiste, Inejiro Asanuma, par un militant d’extrême droite. Il rappelle aussi que le bureau du Parti socialiste à Osaka avait été en 1987 la cible d’un attentat mené par des membres de l’extrême droite et qui avait entraîné la mort d’un journaliste. Il n’oublie pas de mentionner le cocktail Molotov lancé en juillet 2006 contre le siège du Nihon Keizai Shimbun et l’incendie criminel qui a visé la maison du député Koichi Kato le 15 août 2007, date anniversaire de la reddition du Japon. 30 DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 Kazuhiko Yatabe Calligraphie de Kyoko Mori Publicite 20/03/07 16:05 Page 56 PUBLICITÉ 860p32-33-34-35 24/04/07 17:03 Page 32 m oye n - o r i e n t ● I S R A Ë L - PA L E S T I N E Exploitation patronale ou coloniale ? En Cisjordanie, Israël a créé plusieurs zones industrielles. Dans ces entreprises, les travailleurs palestiniens n’ont pas d’autre choix qu’accepter les conditions inhumaines des employeurs. Reportage. KNACK (extraits) Bruxelles ans le parc industriel Nitzanei Ha’Shalom [Bourgeons de la paix], à côté de Tulkarem, en Cisjordanie, les usines israéliennes emploient près de 700 travailleurs palestiniens pour produire du carton, des pièces en plastique et des pesticides. “C’est mieux que rien”, dit l’un d’eux, M., qui demande à garder l’anonymat. Il a 35 ans, est père de cinq enfants et travaille six jours par semaine, neuf heures par jour, l’heure étant payée 11 shekels [2 euros], soit 7 shekels au-dessous du salaire minimum israélien – à peine de quoi pouvoir joindre les deux bouts. Pourtant, M. se considère comme un privilégié. “Ma situation n’est vraiment pas idéale, mais j’ai un emploi, nous avons un toit et mes enfants peuvent étudier.” Alors, M. ne revendique rien et travaille. Qu’il soit malade ou que ce soit jour de fête, il quitte son village à 5 heures du matin. J., un collègue de dix ans son aîné, a fait l’expérience de ce qui peut arriver à qui ose protester. “Cela fait dix ans que je travaille pour un sous-traitant israélien. L’entreprise ne porte pas de nom et n’est apparemment pas enregistrée. Nous travaillons à trente dans un local qui n’est protégé ni du soleil ni de la pluie, dans la poussière ou dans la boue, sans toilettes, sans pause, en attendant que les portes d’acier du parc s’ouvrent, en fin de journée. Quand, il y a deux ans, je me suis plaint auprès du patron, j’ai été licencié sur-le-champ, sans percevoir mon dû et sans indemnités. Deux semaines plus tard, il m’a téléphoné. J’avais droit à une dernière chance, à condition de la boucler.” Depuis, il file doux et n’a même pas protesté lorsqu’un jeune collègue a été licencié après s’être ouvert le ventre dans un accident du travail. Mais, à l’intérieur, il bout. “Le pire, c’est de ne pas être considéré comme des hommes, mais comme des bêtes.C’est comme si nous n’existions pas.” Barkan est une autre zone industrielle du même genre, la plus grande de Cisjordanie. Dans 120 usines, ce sont 5 000 Palestiniens qui y produisent du plastique, de l’acier, des denrées alimentaires et du textile. Le long des rues désertes, chacune de ces usines est entourée de hauts murs et de palissades. Shahiyeh Yaakub, délégué du ministère de l’Emploi palestinien à Tulkarem, explique que le nombre de Palestiniens de Cisjordanie travaillant en Israël a chuté brutalement depuis l’Intifada de l’an 2000. Auparavant, ils étaient quelque 150 000, auxquels s’ajoutaient de nombreux travailleurs au noir, alors que, aujourd’hui, ils sont à peine 10 000 à avoir un permis de travail. Et, avec la construction du mur de séparation, la possibilité d’entrer illégalement en D Dessin de Vladimir Bourkine paru dans les Izvestia, Moscou. Blessée Lors d’une manifestation nonviolente à Bil’in, Mairead Corrigan, militante pacifiste cofondatrice du Mouvement des femmes pour la paix d’Irlande du Nord et prix Nobel de la paix en 1976, “a dû être hospitalisée. Mairead Corrigan souffrait d’une blessure à la jambe infligée par une balle en caoutchouc et avait inhalé une grosse quantité de gaz lacrymogène”, signale le quotidien israélien à grand tirage Yediot Aharonot. La police israélienne s’employait à disperser le rassemblement hebdomadaire pacifique organisé depuis deux ans à Bil’in pour protester contre la construction du mur de séparation. Israël est devenue quasi nulle. Quant à l’Autorité palestinienne, jadis le premier employeur en Cisjordanie, elle est désormais au bord de la banqueroute. “Plus de 60 % de la population totale et 46 % de la population cisjordanienne vivent sous le seuil de pauvreté. Rendezvous compte que la moitié des Palestiniens sont mineurs et que chaque salarié doit désormais entretenir dix personnes. Des chômeurs désespérés tentent de se faire embaucher dans les colonies et dans les sociétés israéliennes de Cisjordanie.” Il est difficile de croire que, en 2007, ces travailleurs puissent vivre cette situation coloniale qui ressort des récits livrés par les travailleurs de Tulkarem. C’est pourtant une réalité. Salwa Alinat, collaboratrice de Kav La’Oved, une organisation de défense de travailleurs, explique que “des cueilleurs de dattes d’une colonie juive proche de Jéricho sont obligés de travailler en été plus de dix heures par jour sous un soleil de plomb,sans installations sanitaires, pour un salaire inférieur au minimum légal et dans des conditions d’insécurité absolue. Le pire, c’est le travail des enfants. En été, il y en a qui ont à peine 13 ans et qui travaillent douze heures par jour. Mais il est difficile de lutter contre le travail des enfants, compte tenu de la situation économique dans laquelle se trouvent les familles dans les Territoires palestiniens.” Et d’ajouter : “Nous sommes confrontés à un problème structurel, mais nous ne disposons que d’informations partielles, collectées localement. Il est difficile d’avoir une vue d’ensemble à cause des innombrables barrages routiers israéliens qui morcellent la Cisjordanie et qui font qu’il est quasi impossible de circuler librement.” Quant à un travail déclaré dans une colonie ou une entreprise israélienne, il n’est pas facile d’en trouver un. Il faut d’abord obtenir un permis du gouvernement militaire – une carte magnétique qui vous donne le droit de franchir les barrages de l’armée. On ne reçoit cette carte qu’après avoir fait l’objet d’une enquête approfondie des services de renseignements. En outre, le candidat palestinien doit demander un permis de travail auprès de l’Office de l’emploi israélien.Tous les coûts que ces démarches engendrent doivent être pris en charge par l’employeur. Pour Alinat, “ce permis de travail vaut de l’or pour les Palestiniens, mais c’est aussi pour le patron un formidable moyen de pression sur ses salariés”. A proximité d’une usine de poubelles métalliques, un gosse palestinien suit notre voiture et finit par nous parler à travers la fenêtre tout en ne quittant pas des yeux la porte d’entrée de son usine. “Ici, je gagne 9 shekels [1,60 euro] de l’heure”, affirme-t-il. Pourrait-il porter plainte devant les prud’hommes israéliens ? “Je ne peux rien prouver, le patron ne nous donne pas de feuilles de paie.” En plus, les Palestiniens ne peuvent espérer pouvoir franchir le mur qui les sépare du pays où ils sont considérés comme des résidents étrangers. Et Alinat de conclure : “Ces zones industrielles fonctionnent selon le principe diviser pour régner. Les ‘bons’ Palestiniens reçoivent un bon salaire et sont payés à la journée, pas à la semaine. Ils servent d’informateurs au patron israélien. La boucle est bouclée avec ces trafiquants de main-d’œuvre palestiniens qui reçoivent de l’argent pour placer les ouvriers chez un employeur. Ceux-là font partie du système et forment le chaînon indispensable entre l’employeur israélien et le travailleur palestinien.” Simone Korkus M I L I TA N T I S M E Bil’in, le village qui choisit la non-violence Les manifestations pacifiques organisées chaque semaine dans ce village palestinien semblent plus efficaces que la lutte armée. e petit village palestinien de Bil’in est aujourd’hui connu à travers le monde entier et occupe une large place dans la conscience du militantisme pacifique. Tout a commencé il y a deux ans, quand Israël s’est mis à défricher les champs et à arracher des oliviers pour le tracé du mur qu’il est en train de construire à travers la Cisjordanie. Depuis, chaque semaine, des manifestations sont organisées dans le village, avec une particularité : tous les participants doivent accepter le principe de la non-violence. Alors qu’il ne compte qu’environ 1 500 habitants, Bil’in prend ainsi régulièrement des allures de “village global”. Au cœur d’une région marquée par un déchaînement de violences, des personnalités de tous bords et de toutes L COURRIER INTERNATIONAL N° 860 32 nationalités discutent d’engagement pacifique, telles la députée européenne Luisa Morgantini, lauréate du prix Nobel de la paix 1976, l’Irlandaise Mairead Corrigan, le militant pacifiste israélien Uri Avnery et beaucoup d’autres. Chaque semaine, ces personnalités cherchent à contourner les tentatives israéliennes d’empêcher leur manifestation en inventant de nouvelles formes de protestation, explique Abou Rahmé, un instituteur du village. Un jour, par exemple, il n’y avait que des femmes dans le défilé, un autre jour que des enfants. L’image de ces personnes démunies face à des soldats israéliens armés jusqu’aux dents illustrait parfaitement l’état d’esprit des organisateurs, qui ne cherchent pas le combat violent. Une autre fois, quand les bulldozers israéliens se sont mis à arracher des oliviers, les habitants s’y sont attachés pour illustrer les liens qu’ils entretiennent avec ces arbres parfois centenaires. DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 Une autre idée a consisté à mettre les manifestants dans des tonneaux ne laissant dépasser que leurs têtes… Selon les participants, ces méthodes pacifiques permettent d’obtenir davantage de résultats que la lutte armée, tout en limitant les dégâts qu’avait provoqués l’Intifada, avec ses innombrables martyrs [morts], blessés et prisonniers, sans parler des dommages matériels. Qui plus est, cela “assure une bonne couverture médiatique de notre situation, explique Abou Rahmé. Et permet d’attirer de nombreux sympathisants israéliens et étrangers. Ce qui diminue la capacité de répression et inhibe la violence de l’armée israélienne. Alors que, à Gaza, celleci n’hésite pas à ouvrir le feu sur des manifestations purement palestiniennes, elle hésite à le faire ici.” Car un Israélien qui tomberait sous les balles de Tsahal serait du plus mauvais effet sur l’opinion publique du pays. Mohamed Younès, Al-Hayat, Londres 860p32-33-34-35 24/04/07 17:22 Page 33 L E S M A R D I S IRAK D E Le rendez-vous du film documentaire étranger avec MK2 Un mur de mauvais augure La construction d’une séparation entre quartiers sunnites et chiites consacre la division confessionnelle de la capitale. Commentaire de l’écrivain libanais Elias Khoury. ans la nuit du 10 avril, des soldats américains ont posé les premiers blocs de béton en vue de la construction d’un mur autour du quartier sunnite d’Adhamiya. Il s’agit ainsi de l’isoler des quartiers chiites voisins et d’empêcher des affrontements interconfessionnels. D’autres murs du même genre seraient prévus, notamment autour du fief chiite de la cité Sadr. Le plan de sécurité de Bagdad semble avoir pour but ultime de morceler la capitale en réduits ethnico- D confessionnels, comme si la démocratie que les Américains avaient promis d’apporter se définissait par le dépeçage et les déchirements qui ramènent le pays à l’âge de pierre. Le Premier ministre Nouri AlMaliki a déclaré qu’il avait demandé l’arrêt des travaux concernant ce mur, qui en rappelle d’autres à travers le monde. Mais, quoi qu’il en soit, cela ne changera rien aux murs de haine qui se sont dressés partout à travers le pays. On peut se contenter de dire que les Arabes ne méritent pas mieux. Si leurs responsables n’avaient pas joué à ce jeu, ils n’en seraient pas arrivés à cette décadence confessionnaliste. Mais de telles lamentations et autoflagellations ne servent qu’à se dispenser de l’effort d’une analyse sérieuse. Il est vrai que tout ce sang peut rendre fou. Les Libanais en savent quelque chose, eux qui ont vécu une longue guerre civile où il semblait ne plus y avoir de limites aux divisions, aux déchirements et aux excès meurtriers. Cela nous montre à quel point il est dangereux d’exploiter les divisions intérieures et de manipuler les réflexes primaires, à quel point il faut s’inquiéter quand il n’y a plus d’Etat, quand les liens sociaux se distendent et quand la société civile n’est plus en mesure de résister. Voilà où en est l’Irak aujourd’hui. On dirait que, en construisant ce mur à Bagdad, les Américains se sont inspirés de l’exemple israélien en Cisjordanie comme s’il s’agissait d’aggraver le chaos, d’encourager les luttes entre régions et groupes ethniques dans la région, de la Turquie à l’Iran en passant par la Syrie et l’Arabie Saoudite. Le plan de sécurité de Bagdad semble consister à faire progresser l’épuration ethnico-confessionnelle en formant des ghettos entourés de murs réels et imaginaires destinés à faciliter la tâche aux miliciens. Ils pourront désormais cueillir leurs victimes aux points de passage entre quartiers. Comme s’il fallait diviser Bagdad entre un Est chiite et un Ouest sunnite, sur le modèle de Beyrouth où cela avait abouti à des massacres effroyables lors de la guerre civile [dans les quartiers ou villages qui se retrouvaient au milieu de zones dominées par un groupe adverse]. Nous ne sommes pas au bout de l’horreur, et les Arabes dans leur ensemble vont souffrir encore longtemps des blessures qui sont actuellement infligées à l’Irak. Le mur est la conséquence de trois éléments convergents. Le premier est l’héritage de la dictature de Saddam Hussein, qui a détruit la société civile et ses expressions syndicales, culturelles et politiques. Le deuxième est le blocus international [contre le régime de Saddam Hussein entre 1991 et 2003], qui a parachevé la déstructuration de la société irakienne. Le troisième est l’occupation américaine, qui a détruit l’armée irakienne et laminé les institutions [par une politique de débaasification qui a privé l’Etat de la quasi-totalité des fonctionnaires]. Cela a permis aux milices d’infiltrer la police et l’armée. L’entêtement de George Bush menace le pays d’une Naqba à l’irakienne – une “catastrophe” comparable à la Naqba palestinienne [la défaite arabe de 1948] dont nous ressentons encore les effets. Elias Khoury Dessin de Janusz Kapusta paru dans Rzeczpospolita, Varsovie. Marcel Trillat et Frédéric Variot Londres Polémiques La construction d’un mur de cinq mètres de haut a commencé le 10 avril autour du quartier d’Adhamiya, l’une des dernières enclaves sunnites dans l’est chiite de Bagdad. Plusieurs centaines d’habitants du quartier ont manifesté lundi pour dénoncer cette “ségrégation”. Le Premier ministre Nouri Al-Maliki a lui aussi exprimé son hostilité, mais, selon un général irakien, il avait réagi à de fausses informations, à la suite des “exagérations médiatiques”. Il a prévenu que la construction se poursuivrait et concernerait également d’autres quartiers de Bagdad. Selon les Américains, il s’agit d’une “mesure temporaire qui a été coordonnée avec divers responsables irakiens pour empêcher des attaques” de milices confessionnelles. Mais un député irakien a estimé que ce mur marquait l’échec de la politique de sécurité à Bagdad, tandis qu’un autre le comparait à l’ancien mur de Berlin. COURRIER INTERNATIONAL N° 860 Mardi 5 juin 2007 à 20 h 30 La photo déchirée du cinéaste portugais José Vieira u cours des années 1960-1970, environ 800 000 Portugais entrent clandestinement en France, fuyant la misère, la guerre et la répression. Pleins feux sur la plus grande émigration intraeuropéenne du XXe siècle, à l’heure où la politique migratoire fait débat dans notre pays. A Negam Kiaie AL-QUDS AL-ARABI (extraits) Mardi 3 juillet 2007 à 20 h 30 Le fugitif ou les vérités d’Hassan du cinéaste canadien Jean-Daniel Lafond n 1980, un jeune étudiant noir musulman assassine le représentant du chah à l’ambassade d’Iran aux Etats-Unis. En 2001, on le retrouve acteur dans “Kandahar”, le film de Mohsen Makhmalbaf primé à Cannes. De Washington à Téhéran, entre militantisme et raison d’Etat, le parcours singulier d’un meurtrier. E Les deux films seront suivis d’un débat avec le réalisateur et un journaliste de Courrier international. MK2 Quai de Seine 19, quai de Seine, 75019 Paris Métro : Jaurès ou Stalingrad 33 DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 860p32-33-34-35 24/04/07 17:04 Page 34 m oye n - o r i e n t LIBAN Beyrouth orpheline de Chirac Le départ du président français est un coup dur pour le Liban. Car son successeur, quel qu’il soit, sera amené à rééquilibrer la position de Paris en atténuant son hostilité à l’égard de Damas. avec le vote de la résolution 1559 par le Conseil de sécurité de l’ONU. Ce texte exigeait, entre autres choses, le retrait syrien du Liban. La présence de Jacques Chirac à l’Elysée en 2005 et en 2006 a été une bonne chose pour le Liban, au moment où le pays avait besoin d’appuis régionaux et internationaux pour se défaire des Syriens, lancer l’enquête sur l’assassinat de Hariri et mettre en place un cadre de travail à l’ONU afin d’amorcer la normalisation du pays, notamment après la guerre de l’été 2006. Mais, en diplomatie, de bonnes choses peuvent déboucher sur de mauvaises. Les politiques intérieures étant souvent dictées par une logique de réaction partisane, l’isolement auquel l’administration Bush a soumis la Syrie a ainsi débouché sur une absurde ouverture diplomatique vers Assad, à l’occasion de la visite à Damas [début avril] de la démocrate Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants. De même, on peut presque à coup sûr s’attendre à un retour de balancier du prochain gouvernement français, qui cherchera à compenser l’attitude de l’actuel président, jugée excessive. THE DAILY STAR Beyrouth acques Chirac est encore en fonctions pour quelques semaines, mais, dès les prochains jours, il commencera à vider ses placards au palais de l’Elysée. Le dernier acte de son mandat pourrait toutefois le conduire à tout mettre en œuvre pour voir aboutir l’initiative la plus déterminante qu’il ait prise ces derniers mois : la mise en place d’un tribunal spécial pour le Liban chargé de juger les auteurs de l’assassinat de son ami Rafic Hariri [ancien Premier ministre libanais]. Mais, quel que soit le successeur de Chirac à la tête de l’Etat français, ceux qui à Beyrouth considèrent la France comme un allié essentiel pour décourager les visées hégémoniques de la Syrie au Liban devront se préparer à susciter moins d’intérêt de la part de Paris. “Le Liban est très important dans mon cœur, mais il y a d’autres problèmes que le seul Liban”, affirmait sans détour Nicolas Sarkozy, favori des sondages, dans une conférence de presse donnée [à Paris] le 17 avril à l’issue de sa rencontre avec le président égyptien J Dessin de Basyrov, Russie. Hosni Moubarak. L’Alliance du 14 mars [la coalition antisyrienne au pouvoir au Liban] a bénéficié d’une anomalie : la personnalisation de la politique libanaise de Jacques Chirac, un ami très proche de la famille Hariri. Cela pourrait avoir des conséquences plus dangereuses que nous ne le pensons pour l’avenir du Liban. Le soutien de Chirac à Hariri semble avoir été un facteur clé dans la décision qu’a prise la France, en 2004, d’intervenir plus activement au Liban. Le moment décisif a eu lieu en juin 2004, lorsque le président français a rencontré son homologue américain George W. Bush à l’occasion de la célébration du soixantième anniversaire du débarquement en Normandie. En dépit de l’âpre différend qui a opposé les Français et les Américains au sujet de l’invasion de l’Irak, la question libanaise a fourni un terrain d’entente aux deux parties. M. Bush ne demandait qu’à faire pression sur Damas, du fait de l’attitude de la Syrie en Irak ; Chirac, quant à lui, avait alors perdu toute confiance dans le président syrien, Bachar El-Assad. A l’issue de sa rencontre à Paris avec le président Bush [le 5 juin 2004], Chirac avait déclaré : “Nous avons renouvelé notre conviction que le Liban devait être assuré de son indépendance et de sa souveraineté.” Et Bush de renchérir : “Les Etats-Unis et la France conviennent aussi que le peuple libanais mérite d’avoir la liberté de choisir son avenir, en l’absence de toute ingérence ou domination étrangère.” Ces premiers pas vers le consensus devaient trouver leur pleine expression au mois de septembre suivant, COURRIER INTERNATIONAL N° 860 34 DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 POURSUIVRE LA POLITIQUE D’ENDIGUEMENT DE LA SYRIE Tout cela est inquiétant. Il est peutêtre trop tard pour Chirac, mais Bush doit mieux ancrer dans les institutions sa politique syrienne, afin qu’elle perdure après son départ. La politique déteste le vide. C’est pourquoi Bush se doit de définir une approche plus systématique pour contenir la Syrie, qu’il pourrait justifier dans le cadre d’une stratégie moyen-orientale d’ensemble qui bénéficierait d’un soutien des deux partis à Washington. Au lieu de quoi, le fossé qui sépare républicains et démocrates sur la question irakienne sapera la ligne d’action de Washington sur des questions régionales où le gouvernement américain avait obtenu des résultats dans le cadre d’un consensus arabe et international. Et notamment sur la nécessité de mettre un terme aux efforts de la Syrie pour restaurer son hégémonie sur le Liban. L’Alliance du 14 mars devrait pour sa part se donner pour priorité de pousser ses amis occidentaux à mettre au point une politique libanaise qui dure plus longtemps que ses dirigeants. Il s’agirait donc d’engager le dialogue avec leurs successeurs et de leur démontrer que la question libanaise dépasse la justice rendue à Rafic Hariri ou le calme sur la frontière avec Israël. Ce sont certes là deux objectifs importants, mais les Libanais ont trop souvent ressenti l’indifférence de la communauté internationale pour ne pas comprendre les avantages qu’il y aurait à poser les bases d’une sympathie plus durable. Michael Young 860p32-33-34-35 24/04/07 17:05 Page 35 m oye n - o r i e n t T U R QU I E Ces foyers où l’on enseigne le fanatisme religieux La liste des assassinats d’intellectuels laïcs, de hauts fonctionnaires et d’étrangers ne cesse de s’allonger. Qui sont les assassins, et comment en sont-ils arrivés à ce comportement barbare ? HÜRRIYET Istanbul ors des obsèques de Hrant Dink [journaliste de gauche d’origine arménienne], assassiné le 19 janvier à Istanbul, son épouse Rakel disait : “Quel que soit l’assassin, quel que soit son âge, je sais qu’il a été bébé avant de grandir. Quelle est cette chose obscure qui transforme un bébé en assassin ?” On pourrait se poser la même question à propos du lycéen qui a assassiné l’année dernière le prêtre catholique Andrea Santoro à Trabzon. Lui aussi était le produit de cette “chose obscure”, comme l’a si bien dit Rakel Dink. Bien avant, en 1993, cette “chose obscure” avait semé l’horreur à Sivas quand des foules fanatisées ont tué 37 écrivains et poètes innocents, brûlés vifs dans l’incendie de l’hôtel Madimak où ils étaient réunis [à l’appel du célèbre écrivain satirique Aziz Nesin, devenu la cible des islamistes pour être un fervent défenseur de la laïcité]. La liste des victimes est longue : Muammer Aksoy [professeur de droit], Cetin Emec [journaliste du quotidien Hürriyet], Bahriye Ucok [théologienne L Dessin de Kopelnitsky, Etats-Unis. ■ Education “Pour certains, l’assassinat de trois missionnaires chrétiens à Malatya n’est finalement qu’un fait divers tragique”, s’indigne la célèbre romancière turque Elif Shafak dans le quotidien Zaman. “Pour d’autres, il s’agit d’une provocation qui s’explique par le contexte de l’élection présidentielle. Or la vraie question qui est posée est celle de l’éducation de nos enfants, et en particulier de nos garçons.” critique de l’islamisme politique], Turan Dursun [mufti surnommé “le communiste”], Ugur Mumcu et Ahmet Taner Kislali [journalistes au quotidien Cumhuriyet] ou encore Ali Gunday [avocat]. [Tous étaient connus pour leur attachement à la laïcité et leur critique de l’islamisme politique.] L’homme qui a récemment fait irruption au Conseil d’Etat pour y ouvrir le feu et abattre l’un des magistrats était lui aussi le produit de cette nébuleuse COURRIER INTERNATIONAL N° 860 35 obscure. [Le Conseil d’Etat venait d’approuver l’interdiction du port du foulard dans les écoles.] Et puis, la semaine dernière, il y a eu les assassinats sauvages de trois personnes à Malatya pour la seule raison que les victimes avaient une foi différente et qu’ils essayaient de répandre leur religion. [Les victimes, deux Turcs et un Allemand, travaillaient pour une maison d’édition de missionnaires chrétiens]. Quand nous parlons de cette “chose obscure”, nous savons tous de quoi il s’agit. Le Premier ministre le sait, les ministres de l’Intérieur et de l’Education le savent, tous les préfets et souspréfets le savent, la police et la gendarmerie le savent. Mais personne n’a l’audace de s’y attaquer pour la démanteler. Le fait que les assassins de Malatya vivaient tous dans le même foyer étudiant a attiré l’attention sur ces établissements. Dispersés dans de petites rues, ils sont financés et gérés par des communautés religieuses, la plupart du temps sans enregistrement officiel. Ils recrutent les enfants des familles pauvres dès leur jeune âge pour leur dispenser une éducation religieuse. L’un d’entre eux, S., a reçu cet enseignement dans l’un de ces foyers étu- DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 diants de Malatya. Il s’est installé à Istanbul durant quelques années. A son retour à Malatya, il a créé une entreprise commerciale. Voilà comment il décrit son parcours : “Mes parents, qui avaient cinq enfants, n’arrivaient pas joindre les deux bouts. On m’a choisi quand j’avais 12 ans pour m’admettre dans le foyer. Celui-ci fournissait aussi de l’aide à ma famille sous forme de nourriture et de vêtements. La discipline était très dure. Chaque soir nous avions une séance d’éducation religieuse. On nous disait que même la télévision était un péché. On nous présentait les membres d’autres religions comme des missionnaires qui cherchaient à détruire notre religion. Dans les foyers, on fait subir à tous les jeunes un lavage de cerveau de façon à les transformer en militants ressemblant aux talibans.” Déjà sous la présidence de Turgut Özal [Premier ministre puis président de la Turquie de 1983 à 1993], nous avions signalé aux autorités le problème de ces foyers qui prospèrent en dehors de tout contrôle. Mais nous tous avons laissé cette situation s’installer. Aujourd’hui, nous ne pouvons que regretter les résultats de cette négligence. Oktay Eksi 860p36-37 afrique 24/04/07 16:17 Page 36 afrique ● NIGERIA Une bien mauvaise farce électorale L’élection présidentielle du 21 avril a été une parodie de démocratie, estime un quotidien béninois. Plus généralement, les droits de l’homme sont en net recul dans le pays le plus peuplé d’Afrique. LE BÉNIN AUJOURD’HUI Cotonou n dépit des vives critiques des candidats de l’opposition, l’élection présidentielle couplée aux législatives et aux sénatoriales a eu lieu le 21 avril 2007. Mais sa crédibilité laisse à désirer et elle va donner une faible marge de manœuvre au nouveau président élu, Umaru Yar’Adua. Après avoir admis certaines irrégularités dans le processus électoral et des incidents dans plusieurs Etats du pays, la Commission nationale électorale indépendante a laissé entendre que les irrégularités n’entachaient en rien le résultat final, proclamant la victoire d’UmaruYar’Adua, ancien gouverneur de l’Etat de Katsina [dans le nord du pays] et candidat du parti au pouvoir. Mais, pour nombre d’observateurs nationaux et internationaux, la mauvaise organisation du scrutin et les fraudes relevées en maints endroits font que cette élection n’est ni crédible, ni démocratique, ni juste, ni équitable. Un avis que partage notamment Max Vanderberg, le chef de la délégation d’observateurs de l’Union européenne. Autant de critiques qui confortent les leaders de l’opposition et la société civile dans leur conviction que l’élection présidentielle mérite d’être invalidée et reprise dans de bien meilleures conditions. Le vice-président Atiku Abubakar a, pour sa part, qualifié ce scrutin de “tragédie nationale”. L’ancien E La bagarre pour la présidence du Nigeria s’intensifie. “Politique, mode d’emploi.” “Programme : Bla ! Bla ! Bla !” Dessin de Tayo paru dans This Week, Lagos. ■ Résultats Selon le président de la Commission électorale nationale, le vainqueur, Umaru Yar’Adua, a obtenu plus de 24 millions de voix. L’ex-président Buhari en aurait obtenu 6 millions. Seuls 2 millions de suffrages se seraient portés sur l’ex-viceprésident Atiku. Mais l’opposition évoque des fraudes massives. Plus de 200 personnes ont été tuées pendant la campagne électorale. dictateur Muhamad Buhari, qui était aussi en lice, a également mis en doute la transparence et la crédibilité de cette élection, considérée comme pire que celle de 2003. Seul le président sortant Olusegun Obasanjo rejette les accusations de fraude. Et pourtant, dans 6 des 36 Etats que compte le Nigeria, les électeurs n’ont pu accomplir leur devoir civique. Sans compter les bourrages d’urnes, les intimidations d’électeurs et les retards observés dans le déroulement. Alors que les observateurs nationaux et internationaux se disent inquiets, la communauté internationale et particulièrement les Etats-Unis sont tout aussi préoccupés par l’issue de la présidentielle. Manifestement, seul le parti au pouvoir et Olusegun Obasanjo, qui tenait à imposer son poulain, Umaru Yar’Adua, se satisfont du processus électoral. L’élection des gouverneurs des Etats du pays, largement remportée par le parti au pouvoir, avait déjà suscité un tollé en raison des violences et des multiples fraudes qui avaient été enregistrées. L’opposition avait alors suggéré un report de la présidentielle afin de renforcer sa crédibilité, mais en vain. On se souvient que même le vice-président, Atiku Abubakar, que le président Olusegun Obasanjo avait accusé de corruption pour faire interdire sa candidature par la commission électorale, a dû batailler fort, et n’a imposé sa candidature que grâce à la pression internationale et à la décision de la Cour suprême. Autant de conflits qui créent un malaise sociopolitique dans le Nigeria de l’après-Obasanjo, en proie depuis à des crises sociales, identitaires et confessionnelles dans bien des Etats. “Nous sommes déçus par la présidentielle qui vient de se tenir chez nous.Et la sagesse voudrait qu’on la reprenne dans l’intérêt supérieur de la fédération”,explique Mike Chukwu, commerçant nigérian établi à Cotonou, au Bénin. “Le président Obasanjo tenait à nous imposer son candidat à la tête du pays pour s’assurer qu’il s’en va tout en restant toujours au pouvoir. Maintenant que c’est fait, le nouveau président et lui doivent gérer les conséquences qu’un tel acte politique implique”, ajoute un autre représentant de la communauté nigériane. Après la mort du dictateur Sani Abacha [au pouvoir de 1993 à 1998], qui a régné d’une main de fer à la tête de la junte de l’époque, la première transition politique civile est loin d’avoir comblé les espérances des Nigérians. Et ce n’est là que pur euphémisme. Ainsi désabusés, nombre de citoyens ne savent plus à quel saint se vouer. Surtout au regard des joutes politiques à venir, qui ne s’annoncent pas sous de meilleurs auspices. Ce qui ne fera qu’affaiblir davantage la cohésion sociale dans un pays que l’on qualifie, à tort ou à raison, de “géant aux pieds d’argile”. Avec ce scrutin présidentiel, le Nigeria consacre ainsi son recul démocratique dans un contexte sousrégional qui a déjà vu trop de ces régressions les dernières années. Marcus Boni Teiga AFRIQUE DU SUD J’ai honte de mon gouvernement Le célèbre éditorialiste sud-africain Max du Preez s’insurge contre l’indifférence de l’Afrique du Sud face au désastre qui menace son voisin zimbabwéen et lui demande de passer à l’action. a politique étrangère ne saurait être tributaire de l’opinion publique. Mais arrive un temps où la politique extérieure d’un pays peut se retrouver tellement en conflit avec l’esprit et le sens de la morale de l’ensemble de la nation qu’elle en devient illégitime. C’est assurément le cas de la politique sud-africaine vis-à-vis du Zimbabwe. En tant que citoyen, j’admets que je ne dispose pas de toutes les informations auxquelles ont accès mon président ou mon ministre des Affaires étrangères, et que je ne suis pas au fait de toutes les subtilités et de tous les accords secrets entre mon pays et le Zimbabwe. En l’état actuel des choses, je me sens profondément offensé et humilié par l’attitude de mon gouvernement face à Robert Mugabe. L Il y a vingt ans, quand je voyageais hors de nos frontières, j’avais tellement honte de la politique du gouvernement de l’apartheid que je mentais quant à mes origines sud-africaines, en prétendant venir de NouvelleZélande ou d’Allemagne. (Au moins, au pays, je pouvais encore me joindre à la lutte contre l’apartheid, ce que j’ai d’ailleurs fait. Mais comment puis-je aujourd’hui me battre contre cette nouvelle infamie ?) Je mets au défi un ministre ou un responsable de l’ANC [Congrès national africain] quel qu’il soit de se rendre dans les bidonvilles de Harare ou de Buluwayo et d’y défendre, devant les Zimbabwéens de la rue, les relations qu’entretient l’Afrique du Sud avec le régime de Mugabe. Les Zimbabwéens sont très fiers de la victoire que nous autres Sud-Africains avons remportée sur l’apartheid, et de la démocratie ouverte, tolérante et prospère que nous avons établie. Nous étions censés être leurs meilleurs alliés dans leur lutte pour accomplir la même chose au Zimbabwe. J’estime qu’on COURRIER INTERNATIONAL N° 860 pourrait légitimement utiliser une certaine forme de “diplomatie tranquille” vis-à-vis du Zimbabwe. Il est vrai que la discrétion est de mise en la matière. De toute évidence, les sanctions et les boycotts ne devraient pas faire partie de notre politique zimbabwéenne. Mais, lorsque Robert Mugabe déclare publiquement, devant les fidèles de son parti, que personne ne l’a tancé lors de la récente réunion des chefs d’Etat de la Conférence pour la coordination du développement de l’Afrique australe (SADCC), et qu’il reconnaît devant eux que ses policiers ont battu le leader de l’opposition, mais qu’il l’avait cherché, en tant qu’Africain, en tant que Sud-Africain, je n’admets pas que mon gouvernement ferme les yeux sur les graves violations des droits de l’homme dans d’autres pays d’Afrique. Le message que ce gouvernement adresse au reste de l’Afrique, et aussi au reste du monde, est que notre continent n’a pas une très haute idée de la dignité humaine, qu’en Afrique la vie des hommes 36 DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 ne vaut pas cher, tandis que la liberté reste inabordable. Nous avons tous été horrifiés quand les victimes de l’apartheid ont égrené la litanie des meurtres, des tortures, des enlèvements et des agressions devant notre Commission vérité et réconciliation. Maintenant, nous nous contentons de rester les bras croisés quand les mêmes traitements sont infligés à nos cousins de l’autre côté de la frontière. C’est une affaire intérieure, disons-nous. Nous promettons que nous allons les amener à dialoguer les uns avec les autres. Je reconnais que c’est à mon président de décider de la manière dont nous traitons avec les autres pays. Mais j’exige qu’il se lève et qu’il dise que le comportement de Mugabe porte atteinte à la conception que nous avons, nous autres Africains et Sud-Africains, de la manière dont les gouvernements doivent se comporter envers leurs citoyens – une conception fondée sur notre propre Constitution. Max du Preez, Cape Argus, Le Cap 860p36-37 afrique 24/04/07 13:44 Page 37 afrique ANGOLA Les enfants sorciers passent les frontières En Angola, comme en république démocratique du Congo, des enfants sont accusés de tous les maux et maltraités. Un phénomène que les autorités ont du mal à combattre. ANGOLENSE pour l’Etat. Les accusés sont pour la plupart des garçons. Les filles sont peu nombreuses, probablement du fait de leur rôle au sein de la famille et comme futures mères dans cette société matrilinéaire. Certains des garçons accusés ont à peine 3 ans et sont en général orphelins. Il est en effet rare qu’un enfant dont les deux parents sont vivants et unis soit accusé de sorcellerie. Luanda n kikongo, langue parlée dans le nord de l’Angola, makiesse signifie “joie”. Mais l’enfance de Makiesse Jonas, 10 ans, a été tout sauf joyeuse. Sa belle-mère l’a accusé de sorcellerie et d’avoir provoqué la maladie qui a emporté son père. Il ne pouvait plus ainsi manger avec la famille, dormait dans les latrines, était battu quotidiennement et a dû passer par des rituels de purification qui relevaient de la torture, tels que le jeûne, les coups et la réclusion. Makiesse n’avait que 6 ans à l’époque. “Je disais que je n’étais pas un sorcier et que peut-être le sorcier utilisait mon visage la nuit. Mais personne ne me croyait”, dit Makiesse. Un jour, un de ses parents lui a versé du pétrole sur le corps, mais un oncle s’est interposé et a empêché qu’on le brûle vif. Un matin de bonne heure, il l’a emmené de Uige vers la capitale, Luanda, distante de 345 kilomètres. Il l’a laissé dans un centre de l’Eglise catholique, qui accueille des enfants de la rue. C’était il y a trois ans. Makiesse n’a reçu que deux visites de son frère aîné. Makiesse a survécu à un phénomène perturbant qui a surgi en Angola ces dernières années : des accusations de sorcellerie lancées contre des enfants, accompagnées de mauvais traitements, d’abandons et, dans certains cas, de la mort. La croyance en la sorcellerie est un élément central de l’univers culturel des peuples d’origine bantoue. Elle est présente dans tout l’Angola et est surtout vivace dans le Nord, au sein du groupe ethnique bakongo. On a enregistré dans le passé des cas isolés d’accusations de sorcellerie portées contre des jeunes. La nouveauté, c’est que le nombre d’enfants abandonnés et maltraités à la suite d’accusations de sorcellerie augmente rapidement, affirme une étude récente de l’Institut national angolais de l’enfant (INAC) et du Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF). E DU PIMENT DANS LES YEUX DES ENFANTS En 2000, l’attention a été attirée par le grand nombre d’enfants vivant dans les rues de M’banza Kongo, dans la province du Zaïre. “Plus de 400 enfants étaient dans cette situation à M’banza Kongo, une réalité effrayante”, se rappelle Suzana Filomena, de Save the Children Norvège. Elle raconte également des séances d’exorcisme effectuées par des pasteurs des Eglises pentecôtistes, dans certains centres de M’banza Kongo. MÊME À LUANDA, DES ENFANTS SONT PERSÉCUTÉS La stratégie de Save the Children Norvège, explique Filomena, est d’“aider les personnes à comprendre que le comportement de ces enfants est dû à la guerre, au sida, à la mort des parents ; et que ces enfants ont également des droits”. Dans la province du Zaire, dans le nord de l’Angola, Save the Children Norvège travaille avec l’INAC pour faire face à ces questions. En 2001, le gouverneur provincial a ordonné la fermeture de treize centres de traitement appartenant à des Dans le meilleur des cas, il s’agit de prières et d’eau bénite. Au pire, on met du piment et du pétrole dans les yeux des enfants, on leur inflige des scarifications, des brûlures, on leur introduit des suppositoires d’herbes ; on leur impose des jeûnes de deux semaines, des travaux forcés dans les champs du pasteur, ou encore une réclusion qui peut durer jusqu’à six mois. Les pasteurs trouvent leur intérêt à détecter et à “soigner” ainsi les enfants sorciers. Ils perpétuent ainsi les croyances et se remplissent les poches des dons versés par les familles pour exorciser les enfants. “L’influence du sida est très forte”, affirme le père Horacio Caballero, directeur du centre qui a accueilli Makiesse et des dizaines d’enfants dans la même situation. “Quand le sida commence à tuer, débute alors le processus d’exclusion de certains des membres de la famille.” Quand bien même la séroprévalence moyenne en Angola reste inférieure à 4 %, ce qui en fait la plus basse d’Afrique australe, l’ignorance l’emporte. “Les gens ne comprennent pas ce cycle d’infections et de maladies que l’on ne sait soigner ; ces années de souffrance ne peuvent être le fait de Dieu, il ne peut donc s’agir que de sorcellerie.” Les enfants accusés de sorcellerie sont des enfants difficiles et rebelles. Beaucoup souffrent d’épilepsie, de handicaps physiques ou de somnambulisme, et la plupart ont de terribles cauchemars. Selon les spécialistes, les enfants qu’on accuse de sorcellerie étaient déjà vulnérables, exclus de la famille et de la communauté, invisibles pour la société et COURRIER INTERNATIONAL N° 860 37 DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 Eglises spiritualistes ainsi que l’expulsion de huit pasteurs congolais dépourvus de visa. “Nous devons lutter contre les mauvais traitements faits à nos enfants”, a déclaré Monteiro Garcia, gouverneur adjoint de la province. Cette décision témoigne d’une tolérance zéro dans la province, ce qui a eu cependant pour conséquence de plonger ces pratiques dans la clandestinité. Et d’aggraver les mauvais traitements. Par ailleurs, une campagne de sensibilisation des chefs traditionnels et religieux a débuté. On a également créé 38 comités pour la protection des enfants dans les communes. Selon João Neves, responsable de S a ve t h e C h i l d r e n N o r v è g e à Luanda, le phénomène tend aujourd’hui à diminuer dans la province du Zaire. Pour autant, la pratique perdure dans les autres provinces ainsi que dans la capitale, où les pasteurs se sont installés. Dessin de Bartumeus paru dans La Vanguardia, Barcelone. 860p38-42 doss pologne/2 24/04/07 14:49 Page 38 dossier ● POLOGNE LA SOCIÉTÉ DU SOUPÇON Près de dix-huit mois après l’arrivée au pouvoir des frères Kaczynski – qui s’appuient sur leur parti, Droit et justice (PiS), mais aussi sur les catholiques intégristes et les populistes –, la presse polonaise dresse un bilan inquiétant. ■ La société est plus que jamais divisée par l’application de la loi de “lustration”, présentée comme l’ultime – et nécessaire – étape de la décommunisation. Le projet de loi d’interdiction totale de l’IVG n’est pas passé, mais ce n’est que partie remise. ■ En attendant, de nombreux Polonais préfèrent aller vivre sous d’autres cieux. Sous la férule des frères K Voulant faire table rase de la période de transition, les frères rêvent d’une “IVe République”, libérée de tout héritage communiste. Pour l’instant, ils n’ont réussi qu’à plonger le pays dans le chaos, dénonce le principal hebdomadaire de gauche polonais. POLITYKA (extraits) Varsovie l y a bien longtemps qu’on n’avait pas vu dans ce pays tant de querelles ni une ambiance aussi haineuse. Partout dans la société, au travail comme à la maison, les Polonais se sont mis à jouer le jeu imposé par Droit et justice [PiS, le parti au pouvoir des frères Kaczynski] au nom d’un renouveau moral. Il s’agit probablement du plus grand exploit de ce gouvernement. Après avoir stigmatisé les hommes d’affaires, les médecins, les prêtres, les journalistes, les fonctionnaires et les écologistes, I le pouvoir va maintenant s’en prendre aux avocats (on a entendu dans la presse les premières rafales visant les juges et les chercheurs…). Bien au-delà des agents des services secrets communistes – réels ou imaginaires – et des anciens membres du parti unique, tous ceux dont le CV débute pendant l’époque communiste, un fait inacceptable aux yeux du PiS, sont maintenant menacés. La “Pologne solidaire” tant vantée par les frères Kaczynski [c’était leur slogan de campagne] tombe en lambeaux sous nos yeux. Le mécanisme est toujours le même : il s’agit de dresser les gens les uns contre les autres. Les jeunes (nés après 1972) qui n’ont pas atteint l’âge d’être soumis à la lustration [processus de contrôle visant à identifier les anciens collaborateurs de la police politique] attaquent les vieux, dont le sort dépend des archives de l’Institut de la mémoire nationale (IPN). Les subalternes soupçonnent leurs supérieurs. Les candidats aux postes à responsabilité mettent en cause ceux qui les occupent. Les assistants d’université cherchent à déstabiliser les professeurs, et les internes en médecine leurs chefs de service. Tout cela vise à faire croire que la clé du succès est entre les mains du pouvoir, qui est seul à distribuer les postes et les avantages. Le pouvoir peut donner de l’avancement – même en l’absence des COURRIER INTERNATIONAL N° 860 38 ■ Chronologie 23 octobre 2005 Lech Kaczynski remporte la présidentielle au second tour, face au libéral Donald Tusk (Plate-forme civique). 25 septembre 2005 Législatives : victoire de Droit et justice (PiS), sans la majorité absolue. Kazimierz Marcinkiewicz est nommé Premier ministre d’un gouvernement minoritaire. Le 10 juillet 2006, Jaroslaw, le frère jumeau du président Kaczynski, lui succède. DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 qualifications nécessaires – ou au contraire humilier et faire peur en communiquant aux médias des documents provenant de l’IPN. Avec, pour seuls critères, les nécessités politiques du moment et les considérations personnelles. Il suffit pour le promu de laisser de côté les convenances et de ne pas être trop dégoûté par le fait de prendre la place de celui qui vient d’être éjecté. Ce pouvoir va ouvrir les portes à des hommes nouveaux, leur ouvrir la voie vers les caméras et les micros, leur assurer des postes dans les universités, dans les cabinets d’avocats, dans les services de l’Etat et dans d’autres institutions fraîchement reconquises. Chaque fois, après avoir semé la pagaille et ouvert les hostilités, le Premier ministre Jaroslaw Kaczynski quitte la place en toute discrétion pour un autre champ de bataille. Ensuite, tout se passe tout seul. La société commence à comprendre les règles et à tourner en libre-service. Il suffit de voir ce qui se passe dans les médias, dans les écoles, dans l’Eglise, dans les universités, dans la vallée de Rospuda [lieu de construction d’une autoroute controversée car elle traverse une réserve naturelle, voir CI n° 854, du 15 mars 2007]. De nouveaux fronts ne cessent de s’ouvrir : l’avortement, les homosexuels – Roman Giertych [ministre de l’Education et vice-Premier ministre] a juste “un peu exagéré” Page 39 13 février 2007 Un rapport parlementaire sur les services de renseignements militaires (WSI) accuse des agents de vouloir contrôler les médias. 15 mars 2007 Entrée en vigueur de la loi de “lustration”. Elle vise à épurer 52 professions (journalistes, avocats, fonctionnaires, enseignants, chercheurs…) des anciens indics de la police politique communiste. 0 200 km Mer Bal RUSSIE Encl. de Kaliningrad e tiqu LITUANIE Gdansk m é r a n i e P o Bialystok Szczecin Varsovie Poznan Lodz S Lublin Wroclaw i l é s i e RÉP. TCHÈQUE BIÉLORUSSIE lors de prises de position antihomos, dixit le Premier ministre. Le pouvoir joue sur les émotions véhiculées par les tabloïds, organise des séances d’autocritique, exploite les traumatismes et profite des lacunes de la mémoire historique. Derrière tout cela se cache une vision impitoyable de la société, où l’homme est un loup pour l’homme, où chacun menace l’autre, lui tend un piège, pensant que l’on sera mangé par l’autre si on ne le mange pas assez vite. Dans cette logique, le compromis ruine tout ; c’est le conflit qui est constructif, parce qu’il balaie la bassesse et la médiocrité héritées de la Pologne communiste. Ce genre de vision, facile à assimiler, trouve toujours une clientèle. Même si le rêve de rassembler tous les Polonais sous la bannière du PiS a existé un temps, il s’est rapidement volatilisé. La IVe République des frères Kaczynski a disparu dans le brouillard, même ses promoteurs les plus zélés ne peuvent le nier. Le projet a cédé la place à la lutte, qui est devenue un projet en soi. Ce n’est qu’un jeu d’apparences : on pourrait croire que, si la lutte continue, c’est que Droit et justice a encore des choses à dire. Mais, pour cela, il lui faut sans cesse trouver de nouveaux adversaires et ouvrir de nouveaux fronts. C’est comme avec une armée. Quand elle existe, il lui faut trouver une occupation, désigner un ennemi et envoyer les troupes à la bataille. 4 décembre 2006 “Scandale des braguettes”. Le quotidien Gazeta Wyborcza accuse plusieurs députés d’Autodéfense, dont le leader Andrzej Lepper, de harcèlement sexuel au sein du parti. Cracovie UKRAINE 17 octobre 2006 Droit et justice, la Ligue des familles polonaises (extrême droite) et Autodéfense (populiste) forment un gouvernement de coalition. Rzeszów C a r p ate Population : s 38,5 millions d’habitants SLOVAQUIE Diaspora : environ 10 millions Superficie : 312 700 km2 (0,6 fois la France) Densité de PIB-PPA par habitant (2005) : 12 994 dollars population (France : 29 316) (nbre d’hab./km2) De 200 à 500 Taux de chômage (2006) : 13,8 % De 100 à 199 (France : 9,4) De 75 à 99 Solde migratoire (2005) : - 12 878 De 50 à 74 (France : + 92 513) COURRIER INTERNATIONAL N° 860 39 Sources : Eurostat, “L’Etat du monde 2007” (éd. La Découverte) (suite) 26 septembre 2006 “Scandale vidéo”. La députée Renata Beger, du parti populiste Autodéfense, rend public l’enregistrement d’une tentative de corruption, par Adam Lipinski, alors vice-président du PiS. Jaroslaw Kaczynski a un don particulier : il trouve toujours de nouvelles missions pour ses soldats. L’histoire des guerres déclenchées par le PiS depuis son arrivée au pouvoir est longue, sans doute plus longue que l’histoire de tous les conflits qui ont eu lieu depuis 1989. Sur le front politique, la guerre contre la Plate-forme civique continue avec de multiples rebondissements. Le dernier épisode se joue à Varsovie, où on tente systématiquement de déstabiliser Hanna Gronkiewicz-Walz (PO), le maire de la ville [qui a succédé à Lech Kaczynski, le président], par tous les moyens possibles et imaginables. Jaroslaw Kaczynski occupe la totalité de l’espace politique, tient tout le monde en haleine, utilise tous les services dont il dispose. Il tient ses alliés au sein du gouvernement, il tient le Parlement, il ne laisse pas une seconde de répit à la gauche, qu’il appelle l’“Ubekistan” [d’après le sigle UB, désignant la police politique communiste], l’accusant de tous les péchés et lui attribuant la responsabilité de tout ce qui s’est passé à l’époque communiste, mais aussi depuis 1989. Tout cela semble pétrifier l’opposition, qui ose à peine respirer, et permet aux frères Kaczynski de régner sans partage. Ils semblent notamment avoir réussi à neutraliser l’Eglise, tombée sous la coupe de la lustration et prise en otage par le père Tadeusz Rydzyk et Radio Maryja. Le clergé peut en effet à tout moment être accusé d’avoir participé à la “table ronde” [en 1989, lorsque les communistes ont partagé le pouvoir avec l’opposition démocratique]. Une faiblesse dont il lui faudra des années pour se remettre. Dans une atmosphère de suspicion généralisée, on ne discute plus. Celui qui met en cause la loi sur la lustration, dont plusieurs aspects sont obscurs et inhumains, se voit immédiatement désigné comme un défenseur des anciens indics de la police politique, voire comme un ancien agent. Durant plusieurs mois, des journalistes bienveillants à l’égard du PiS nous ont chanté des berceuses, disant que son programme était glo- ice Les “frères K”, Lech et Jaroslaw Kaczynski. Dessin de Mayk paru dans Sydsvenskan, Malmö. tow 14:50 Ka 24/04/07 ALLEMAGNE 860p38-42 doss pologne/2 DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 balement correct, même si les méthodes employées étaient inacceptables. Ils ont avalisé le diagnostic de la situation sociale porté par les Kaczynski en se contentant de faire des objections sur des questions de style. Aujourd’hui, on voit bien qu’ils nous ont abreuvés d’illusions. Il ne s’agit pas de déviations ou d’erreurs. C’est l’essence même de la politique des frères Kaczynski qui est viciée. Nombreux sont ceux, par exemple, qui ont cru qu’il fallait liquider les services de renseignements militaires (WSI). Aujourd’hui, certains montrent avec ostentation leur déception en évoquant les machinations qui ont accompagné la dissolution de ces services. Or c’est exactement ce que voulait le PiS. Idem pour la télévision publique (TVP). Tout allait bien pour les partisans de la IVe République quand Bronislaw Wildstein était à la tête de la TVP. Manipulations au sein du Conseil audiovisuel, marchandages politiques pour les postes au conseil de surveillance, purges au sein du personnel, tout marchait comme sur des roulettes. Quand Wildstein a été remplacé par Andrzej Urbanski, les gardiens du programme du PiS ont commencé à dénoncer ces pratiques. “Seize mois après sa victoire, le PiS ne doit pas oublier les siens, ceux qui se sont saignés pendant la campagne électorale. Aucun d’entre eux ne doit souffrir de la faim et des privations. Ces gens doivent reprendre le contrôle du secteur public”, affirmait Jacek Kurski, figure emblématique du PiS, pendant le dernier congrès du parti. Tout était dit. Tomasz Sakiewicz, un autre inconditionnel du PiS, ne pouvait pas être plus direct. “Quand et à qui le PiS a-t-il promis une télévision publique indépendante ? Peut-être à quelques journalistes, mais certainement pas à ses électeurs”, a-t-il écrit dans les pages du quotidien [conservateur] Rzeczpospolita. Selon lui, l’électorat du PiS considère comme une priorité l’éviction des anciens communistes. Plus les milieux professionnels sont traversés d’antagonismes, plus ils sont occupés par les luttes internes, la délation, la recherche d’anciens agents et le passage au crible des CV, plus cela rend facile de les contrôler, de manipuler et de gérer cette “plèbe”. Ce mot, utilisé récemment par Jaroslaw Kaczynski pour désigner la majorité de la société, est une récompense pour ses électeurs fidèles. Histoire de resserrer les liens avec eux. La plus grande erreur de nombreux sympathisants de la IVe République est leur foi naïve dans l’idée que, même avec de mauvaises méthodes, on pourrait obtenir de bons résultats pour le pays, que, en définitive, c’est le bilan qui compte. Que l’injustice et les coups bas éventuels allaient accoucher d’une Pologne juste et honnête, que c’était le prix à payer. Mais on ne peut pas construire la IVe République sur des injustices faites à des innocents. Un règlement de comptes avec la Pologne communiste ne devrait pas justifier les violations des droits de l’homme et la recherche à tout prix d’une culpabilité qui fut avant tout collective. Mariusz Janicki et Wieslaw Wladyka 860p38-42 doss pologne/2 24/04/07 14:50 Page 40 dossier Une réputation gâchée Deux spécialistes américains de l’Europe de l’Est déplorent que la Pologne ait perdu son exemplarité pour les autres pays en transition. INTERNATIONAL HERALD TRIBUNE Paris u cœur de l’Europe, l’univers inquiet de Franz Kafka semble prendre le dessus sur l’univers optimiste de Václav Havel. L’essor des villes historiques de Prague, Varsovie, Bratislava et Budapest est assez impressionnant, mais les progrès économiques sont de plus en plus occultés par le chaos politique qui y règne. En Pologne, un pays qui a toujours été le baromètre du changement en Europe centrale, il y a des courants contraires impossibles à réconcilier ou à comprendre. Dirigé par le président Lech Kaczynski et par son frère jumeau le Premier ministre Jaroslaw Kaczynski, le gouvernement nationaliste se montre sceptique, voire méfiant, à l’égard de l’Union européenne – alors qu’il s’apprête à recevoir 75 milliards de dollars de l’Union étalés sur sept ans. Le gouvernement est proaméricain, mais le soutien de la population à la politique des Etats-Unis a brutalement chuté, passant de 62 % à 38 % en un an. La population et le gouvernement sont également divisés sur les questions de politique nationale. Selon deux tiers des personnes récemment interrogées, la Pologne prend la mauvaise direction. Mais la question la plus douloureuse et la plus controversée du moment, c’est la campagne agressive du gouvernement contre la voie suivie par le pays depuis 1989. A cette époque, les frères jumeaux étaient partisans – comme l’ensemble de la classe politique – d’une rup- A Dessin de Mayk paru dans Sydsvenskan, Malmö. Les auteurs . Charles Gati est un ancien membre de l’administration Clinton, actuellement professeur à l’Institut d’études internationales avancées de l’université Johns Hopkins. Heather Conley est un ex-responsable de l’Europe centrale et orientale de l’administration Bush (2001-2005). . ture en douceur avec le passé communiste. Mais voilà qu’ils se mettent à lancer, alors qu’ils sont arrivés au pouvoir il y a dix-huit mois, une croisade contre l’esprit de 1989, affirmant qu’un “uklad”, littéralement un “arrangement” (une conspiration), a fait que la Pologne est restée sous le contrôle des ex-communistes, des collaborateurs, des libéraux laïcs, des hommes d’affaires et des Russes. Accuser l’élite post-1989 de corruption et de collaboration avec les communistes pourrait permettre de régler les comptes du passé et de trouver des boucs émissaires pour expliquer les difficultés dues à une transition imparfaite. Mais on trouve parmi ceux qui perdent leur travail des archivistes anticommunistes, des présentateurs de télévision et même des partisans du gouvernement actuel. Personne n’échappe aux soupçons. En l’espace de dix-huit mois, la Pologne a eu quatre ministres des Finances, deux ministres des Affaires étrangères, deux ministres de la Défense et deux Premiers ministres. Le service diplomatique polonais a été décimé et le personnel de l’Institut de la mémoire nationale (IPN), où étaient conservées une grande partie des archives de la police secrète, a été renvoyé. La loi dite “de lustration”, entrée en vigueur en mars dernier, demande à 700 000 citoyens de déclarer par écrit qu’ils n’ont pas coopéré avec la police secrète communiste. Mais qu’entend-on par “coopération” ? Parler avec des agents qui ne se présentaient pas comme tels ? Comment interpréter un document d’archive où un agent zélé évoque la coopération possible d’une éventuelle recrue alors que cette coopération ne s’est jamais concrétisée ? D’anciens dissidents respectés, comme Jan Litynski et Adam Michnik – qui sont opposés à une telle purge parce qu’elle arrive trop longtemps après la chute du communisme –, attirent aussi l’attention sur la possibilité très réelle que ces dossiers aient été falsifiés. Et le pire, c’est que le gouvernement polonais consacre tout son temps, toute son énergie et tout son capital politique à mener une campagne “contre le mal” et laisse en suspens des réformes économiques plus que nécessaires. Il y a quelques années à peine, encouragée par les Etats-Unis, la Pologne a pu jouer un rôle utile, guidant les premiers pas de la “révolution orange” ukrainienne. A l’époque,Varsovie avait quelque chose à offrir : les leçons tirées de son propre parcours depuis 1989 et de la compassion pour l’avenir de ses voisins de l’Est. Qu’aurait à offrir le gouvernement polonais d’aujourd’hui ? Washington devrait à nouveau marcher main dans la main avec les vrais démocrates d’Europe centrale plutôt que se contenter de chercher ailleurs de “nouvelles victoires”. Où cultiver la démocratie, si ce n’est en Europe centrale ? Charles Gati et Heather Conley P O U R O U C O N T R E L A L U S T R AT I O N “Un procédé indigne” Jan Winiecki* : Je voudrais exprimer ma colère et mon écœurement en voyant les bolcheviks nationalistes qui dirigent aujourd’hui la Pologne forcer certaines personnes à subir les effets indignes de la loi “de lustration”. Rappelons que ce texte exige d’un grand nombre de citoyens qu’ils remplissent un formulaire pour déclarer s’ils ont été ou non informateurs de la police secrète pendant l’ère communiste. Cette loi est inacceptable, tant pour des raisons juridiques que morales. Premièrement, on ne saurait légalement harceler des personnes qui, pour une raison ou une autre, ont collaboré, en général sous la contrainte, avec la police secrète communiste que si ladite police avait été qualifiée d’organisation criminelle par la loi. En l’absence d’une telle loi, les autorités polonaises ne font en fait que lancer une procédure juridique pour la transgression d’un code moral, et non d’un code légal. Deuxièmement, il est inadmissible que les autorités polonaises préfèrent persécuter des personnes qui étaient très souvent la cible de menaces et de chantage plutôt que les oppresseurs communistes de la police secrète. Enfin, il est inacceptable que les personnes jugeant que les documents de la police secrète rendus publics sont erronés en ce qui les concerne n’aient pour seul recours qu’une procédure en diffamation devant les tribunaux civils. Car ce seront elles, accusées à tort, qui seront contraintes de prouver leur innocence, alors que la charge de la preuve devrait normalement revenir à l’accusation. Financial Times, Londres * Economiste polonais, ancien collaborateur de Lech Walesa et chroniqueur du magazine Wprost. COURRIER INTERNATIONAL N° 860 Il n’y a pas de quoi s’affoler ! Rafal A. Ziemkiewicz : Si l’on en croit les journaux occidentaux, les Polonais vivent depuis le 15 mars [date d’entrée en vigueur de la loi sur la lustration] dans un insidieux régime orwellien : il n’y aurait plus en Pologne ni démocratie ni liberté d’expression ; les pénitenciers se rempliraient de prisonniers de conscience, on commencerait à allumer les bûchers et le grincement des instruments de torture se ferait entendre… On peut et on doit discuter des imperfections de la loi sur la lustration. Rzeczpospolita a été le premier journal à le faire. Mais la lustration de journalistes n’est pas – contrairement à ce qu’affirment les militants de Human Rights Watch (une ONG qui s’est par ailleurs rendue célèbre par ses recherches aussi insistantes qu’infructueuses des prisons secrètes de la CIA en 40 DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 Pologne) – l’œuvre de “quelques politiciens débordant de haine”. L’écrasante majorité des Polonais y est favorable, tout comme la majorité des journalistes, ainsi qu’en témoigne la lettre [favorable à la loi] qu’ils ont signée dans notre journal. Les lustrations ont eu lieu dans tous les pays libérés du communisme. Le processus allemand étant même allé encore plus loin qu’en Pologne – ce que les journaux allemands semblent malheureusement oublier. Mais le plus pitoyable est que tous les détracteurs de la lustration trouvent quelque part l’inspiration pour déballer de telles inepties. On en est réduit à tenter de deviner où, car courir après les médias étrangers pour dénoncer la Pologne est une vieille habitude chez nos intellectuels. Rzeczpospolita, Varsovie 860p38-42 doss pologne/2 24/04/07 14:51 Page 41 POLOGNE LA SOCIÉTÉ DU SOUPÇON ● Ces nationalistes qui méprisent les femmes Pour l’écrivaine Agnieszka Graff, le projet d’interdiction totale de l’avortement est de nature “criminelle”. Le problème est d’autant plus grave, expliquet-elle, que l’opposition n’ose pas organiser la résistance. PRZEKROJ (extraits) Varsovie ée en 1970, Agnieszka Graff ne cesse de dénoncer, dans ses écrits comme dans ses entretiens, l’apathie de la société polonaise face à la question féminine. Avec, au cœur de cette problématique, la question de l’avortement. Quand vous dites que la situation est “dramatique”, à quoi pensez-vous ? AGNIESZKA GRAFF A l’extrême droite, qui s’est entièrement approprié la question des femmes. Ou pour dire les choses autrement : on leur a abandonné le sujet. Ils sont ainsi devenus les experts de la question féminine. Qui mettez-vous derrière ce “on” ? Les autres partis politiques et une bonne partie des médias. Cela résulte aussi d’un “accident” qui a tué la gauche. Celle-ci avait conclu un pacte de non-agression très équivoque avec l’Eglise catholique. Pour s’assurer le soutien de l’Eglise à l’adhésion du pays à l’Union européenne, la gauche a abandonné la discussion sur l’avortement. L’Eglise aurait pourtant dû être la première à s’insurger contre les projets visants à durcir la législation sur l’avortement. Pourquoi ? Interdire totalement l’avortement – y compris dans le cas d’une grossesse résultant d’un viol ou d’un inceste ou encore dans le cas d’une malformation du fœtus – est criminel. Or l’Eglise n’est pas une institution sanguinaire. De mon point de vue, il s’agit d’une institution profon- N dément traditionaliste, antiféminine, mais pas d’une institution criminelle. En revanche, je considère comme criminelle l’idée de forcer une femme à accoucher alors qu’une grossesse menace sa santé ; la survie biologique des femmes est en jeu. On n’accorde pas assez d’importance à ce projet de modification de la Constitution. Cela est considéré en Pologne comme du folklore, car personne ne croit que l’extrême droite est capable d’appliquer une telle loi. Mais laisser faire, c’est déserter le terrain. Comme on ne peut pas laisser la politique étrangère aux mains des nationalistes extrémistes, comme on ne peut pas laisser l’économie aux populistes, alors, pour leur donner quelque chose à se mettre sous la dent, on leur donne les femmes en pâture. Vous le ressentez personnellement ? Je ne suis pas dans la situation d’une femme qui vit avec 800 zlotys [200 euros] par mois et qui tombe enceinte. Personnellement, je ne me sens pas menacée, je peux me débrouiller. C’est mon pays, mais je ne veux pas vivre dans un Etat qui méprise les femmes. La situation de la majorité de femmes est celle d’otages dans un avion détourné. Le pirate de l’air, c’est Roman Gier- L’auteur Agnieszka Graff est l’auteur de l’essai Un monde sans femmes (Varsovie, 2001), qui a été signalé par la presse comme le “premier bestseller féministe” en Pologne. Elle est également traductrice, écrivaine et enseigne les gender studies à la faculté de sociologie de Varsovie. “Je suis un super-mohair ! [chapeau des bigotes] Je défends la vie dès la conception !!!” Dessin de Mleczko paru dans Polityka, Varsovie. tych et consorts, et le reste de la classe politique négocie. Sur notre dos. Vous avez dit que le traitement réservé aux femmes était un facteur permettant de mesurer le degré de civilisation. Où en est la Pologne, aujourd’hui ? Pour le moment, la montée du nationalisme a une grande influence sur les droits des femmes en Pologne. Or le nationalisme se caractérise par une dépréciation des femmes. La professeure Maria Janion a très bien décrit ce mécanisme. Pour tout dire, le nationalisme est une idéologie qui vante la virilité fondée sur une certaine vision de la “fraternité”, qui peut exister entre les hommes, mais, en même temps, la patrie reste féminine. Une féminité idéalisée. En Pologne, c’est la Vierge croisée avec Polonia, la “mère polonaise”. Nous entendons constamment des propos de députés de droite qui idéalisent cette féminité dont le destin est de se sacrifier pour eux. Ces propos illustrent très bien la mentalité consistant à dire que nos femmes sont différentes de toutes les putains de l’Occident, que nos hommes sont de vrais hommes, qui n’ont rien des travestis et des transsexuels de Berlin. Peut-on faire quelque chose ? On peut toujours se moquer de ce mythe de la Vierge polonaise de manière créative. De jeunes écrivains ou artistes polonais (Wojciech Kuczok, Dorota Maslowska, Dorota Nieznalska) le font déjà. Moi, je suis plus pessimiste. Leurs œuvres appartiennent à la haute culture, et n’ont aucun impact sur la mentalité polonaise à laquelle Roman Giertych fait efficacement référence. Je me souviens du début de la campagne pour la modification de la Constitution. Roman Giertych s’est rendu à Jasna Gora [lieu du sanctuaire de la Vierge noire à Czestochowa] pour promettre à la Vierge de changer la Constitution. Il a ajouté à l’occasion que l’on pouvait “comparer, à titre d’analogie”, l’avortement à l’Holocauste. C’est une manière de sacrifier les femmes réelles sur l’autel d’une femme symbolique, mère de Dieu, qui, à Czestochowa, comme tout le monde le sait, est identifiée à la Pologne. Propos recueillis pas Piotr Najsztub AV O R T E M E N T “Nous avons perdu une bataille, mais pas la guerre” L’échec du projet de loi visant une interdiction totale de l’IVG n’empêchera pas les partis ultracatholiques de repartir à l’offensive sur cette question éminemment idéologique. a coalition des frères Kaczynski – qui comprend le par ti conser vateur Droit et justice (PiS), les ultracatholiques de la Ligue des familles polonaises (LPR) et les populistes d’Autodéfense – n’a pas réussi à durcir la loi sur l’avortement, déjà l’une des plus restrictives d’Europe. La Diète polonaise a en effet rejeté, le vendredi 13 avril, cinq amendements à la Constitution qui avaient été déposés par diverses factions L de la coalition et qui visaient tous à interdire toute forme d’IVG en Pologne. L’adoption du projet le plus radical, qui émanait d’un groupe de députés du PiS et de la LPR, devait marquer, aux yeux de ses auteurs, une étape symbolique sur le chemin de cette “IVe République” qu’ils appellent de leurs vœux. La législation actuelle autorise l’IVG pour des raisons médicales et dans les cas de viol, d’inceste ou de malformation irréversible du fœtus. “Nous avons perdu une bataille, mais pas la guerre”, a déclaré le leader de la LPR, Roman Giertych, au quotidien Gazeta Wyborcza. Il ne compte pas baisser les bras. “Car on ne pourra pas fon- COURRIER INTERNATIONAL N° 860 der de IVe République sans une protection de la vie conçue.” Le vice-président de la Ligue des familles polonaises, Wojciech Wierzejski, un ancien des Jeunesses de la Grande Pologne, immortalisé il y a quelques années par une photo où il figure en compagnie de skinheads faisant le salut nazi, celui qui a jadis affiché sur la porte de sa permanence “Interdit aux pédérastes et aux journalistes de Gazeta Wyborcza”, poursuit de son côté sur son blog la bataille pour la “IVe République”. Il a publié pour cela la liste des 94 députés du PiS qui se sont abstenus ou qui étaient absents lors du vote sur les amendements. “Rappelons-nous de ces noms. Ce sont ceux 41 DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 qui, par lâcheté ou par manque de conviction chrétienne, ont trahi leurs promesses électorales et qui n’ont pas soutenu inconditionnellement la vie…” La presse polonaise constate également combien la droite apparaît désormais divisée sur ce sujet sensible. Les députés du PiS, le parti des frères Kaczynski, ont ainsi voté en ordre dispersé, donnant leur voix à des projets d’amendement concurrents. “Droit et justice sort affaibli de cette bataille”, regrette Piotr Semka, un analyste politique proche des frères Kaczynski, dans les pages du quotidien conser vateur Rzeczpospolita. “Quel impact tout cela aura-t-il sur l’unité du parti ?” 860p38-42 doss pologne/2 24/04/07 14:51 Page 42 dossier ● La meilleure solution, c’est l’exil Pourquoi les Polonais émigrent-ils en masse ? Parce que leur pays s’enfonce dans le mauvais goût, la platitude et la médiocrité, vitupère le jeune écrivain Wojciech Kuczok. DZIENNIK (extraits) Varsovie ’Allemagne est un homme, bien sûr. C’est le pays de l’ordre prussien, du bruit monotone des bottes frappant le sol au pas cadencé, d’une langue rauque et de mythes sanglants. Sa jovialité, quand elle se manifeste, relève de la bière et de la saucisse à l’oignon, ou d’un riesling bien raide et bien carré. L’Allemagne n’a pas changé de sexe depuis des siècles. Avec la Russie, c’est plus compliqué. S’il s’agit d’une femme, c’est plutôt une ourse qu’une tsarine, une psykhouchka [geôle psychiatrique, dans l’argot de l’époque soviétique où l’on enfermait les dissidents dans des asiles] plutôt qu’une babouchka [grandmère]. Avec la France, tout est clair. Le sein qui pointe, les petits chandails que les Parisiennes portent en automne, la blancheur de la peau des dames de la cour et le hâle des plages. La France est une femme, même si cette série d’images proprement exotiques est interrompue par un coup de tête de Zidane aussi sophistiqué qu’une promenade nocturne place Pigalle. Et la Pologne, alors ? C’était jadis une femme, il n’y a pas de doute. Une nourrice disparue à jamais, à laquelle on adressait des poèmes ; c’était une dame de cœur, pour laquelle il était de bon goût de mourir. Plus récemment, elle était devenue une adolescente libérée. Mais, en l’espace d’une seule année, elle a changé de sexe. Mon Dieu, l’homme aussi peut être sexy, surtout s’il a L Sur la banderole : Les libéraux au Liberia ! Ceux qui marchent (de gauche à droite) : – J’ai reçu des potsde-vin. – J’ai lu Gazeta Wyborcza. – J’ai mangé de la viande le vendredi. – J’ai été indic. Dessin de Piotr Socha paru dans Polityka, Varsovie. les fesses bien galbées et qu’il a le sens de l’humour. Mais Monsieur Pologne, né d’une immaculée conception dans la IVe République, a un gros popotin engoncé dans un pantalon qui jure avec sa veste. Monsieur Pologne ne sourit que sur les affiches électorales. Tandis que Marianne exhibe son aimable décolleté, notre Maryjan porte une cravate qui l’étrangle. Il aime les vieilles blagues, celles qui ont déjà fait leurs preuves. Il préfère parler plutôt qu’écouter, il se donne une contenance en éclatant de rire le premier. Son coefficient d’auto-ironie est pathologiquement bas. Ses plats préférés sont le bigos (choucroute à la viande et aux champignons) et la côte de porc panée. Son passe-temps préféré ? Depuis qu’il s’est engagé dans la politique, il n’a plus de temps à consacrer aux loisirs, même s’il aimait bien, dans le temps, aller à la chasse avec ses copains. Il est fier de sa progéniture, même s’il n’est pas entièrement d’accord avec la manière qu’a son fils aîné de commander une bière avec un salut hitlérien [référence à une vidéo montrant Wojciech Wierzejski, vice-président de la Ligue des familles polonaises (parti ultracatholique de la coalition au pouvoir), en compagnie d’un groupe de néonazis lors d’un piquenique]. Car, selon lui, son fils peut bouger son bras comme il veut, à condition de savoir à qui son geste s’adresse. En revanche, si quelqu’un lui disait que son fils est homosexuel, cela serait pour lui la pire des insultes. C’est ainsi que je vois la Pologne de Maryjan. Pas assez sexy. Si on me proposait de partager une chambre double avec lui, je préférerais payer plus cher pour échapper à sa compagnie. On dit que les Polonais quittent la Pologne. Il est probable qu’ils se barrent non pas pour gagner plus d’argent, mais pour fuir les magouilles. Si la IIIe République a renforcé les antagonismes, l’actuelle IVe fait patauger tout le monde dans la boue. Un pays de mauvais goût. Un pays d’arrièregoût. Un pays de ressentiments. Imaginez qu’un abruti emménage en face de chez-vous et qu’il fasse régner sa loi. Vous pouvez lui rendre la monnaie de sa pièce, mais au prix de vous pourrir vous-même la vie. C’est le fondement même de notre vie politique. On peut ignorer Maryjan, le prendre de haut, supporter des incidents successifs ou lui dire qu’il se tient mal. Mais, dans le meilleur des cas, il vous rira au nez ou déposera en douce une crotte sur votre paillasson. En tout cas, l’espoir que tout finira bien un jour est vain. Car Maryjan ne connaît qu’une loi, celle de la force de son poing. C’est pourquoi les gens se sauvent. Ils ont compris que le passage par la IVe République pourrait se révéler trop long. Ils préfèrent que tout cela se fasse pendant qu’ils sont au loin… Wojciech Kuczok* * Son livre Horizon fantôme est traduit en français aux éditions de l’Olivier (Paris, 2007). É M I G R AT I O N Mais où sont passés les profs d’anglais ? ■ L’émigration massive vers l’Ouest met en difficulté plusieurs secteurs de l’économie polonaise, à commencer par le BTP, mais aussi la santé et l’éducation. Les écoles polonaises manquent depuis longtemps de professeurs d’anglais. Car une partie d’entre eux ont préféré partir en Grande-Bretagne et utiliser leurs compétences linguistiques pour tenter leur chance dans les métiers bien rémunérés de la banque, de l’assurance, de la restauration ou de l’hôtellerie. Il est même devenu dif ficile de trouver en Pologne de la main-d’œuvre non quali- fiée. Certains supermarchés sont amenés à recruter caissiers et manutentionnaires parmi les SDF et les retraités. L’émigration joue aussi sur le taux du chômage. Selon les données publiées par l’Office national des statistiques, le taux des demandeurs d’emploi se situait fin 2006 à 12,2 % de la population active, alors qu’il dépassait les 16 % il y a encore deux ans. Dans un rappor t publié à la mi-mars 2007, le ministère de l’Economie a noté que l’émigration avait un impact très négatif sur la croissance économique du COURRIER INTERNATIONAL N° 860 pays. “Sans émigration, écrivent les analystes, la croissance aurait pu être supérieure de 3,5 points.” En l’absence de décompte fiable, on estime que le nombre de Polonais installés à l’étranger depuis l’adhésion de la Pologne à l’UE, en 2004, est compris entre 500 000 et 2 millions de personnes. La majorité d’entre eux ont émigré vers la Grande-Bretagne, puis vers l’Irlande, deux pays qui ont immédiatement permis aux Polonais d’accéder à leur marché du travail. Sur place, ils font des petits boulots, mais deviennent 42 DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 aussi promoteurs immobiliers, entrepreneurs, fonctionnaires de police, éditeurs de journaux... On ignore la proportion d’émigrants qui se fixent définitivement à l’étranger. En tout cas, les lignes aériennes à bas coût profitent du phénomène, et multiplient les liaisons entre les îles Britanniques et un nombre croissant de villes polonaises. C’est ainsi que, à partir du mois de juin, Ryanair va proposer des vols directs entre Dublin et la petite ville de Rzeszow, dans le sud-est de la Pologne. (D’après Rzeczpospolita et Gazeta Wyborcza) Publicite 20/03/07 16:05 Page 56 PUBLICITÉ 860 p.44-45 SA 23/04/07 18:44 Page 44 ● Jim Hollander/Reuters re p o r t a ge LE MESSAGE DE PAIX DE DJ BESHO Rappeur à Kaboul FINANCIAL TIMES Londres DE KABOUL l’automne dernier, la fête de Halloween que j’avais organisée chez moi, à Kaboul, battait son plein quand la seule star afghane du rap a débarqué à l’improviste avec ses amis, cassant aussitôt l’ambiance. Ce fut ma première rencontre avec DJ Besho. On aurait pu prendre ces jeunes Afghans tout en muscles pour des invités costumés : ils arboraient des bijoux en or clinquants, portaient des treillis baggy et avaient l’air vaguement menaçants. Mais, après tout, c’est un avocat afghano-américain déguisé en Kim Jong-il qui faisait office de DJ, et une journaliste en costume de Tank Girl [héroïne d’une BD culte britannique] lançait toutes sortes de projectiles dans le jardin avec un pistolet en plastique. Dix minutes après leur arrivée, DJ Besho et ses amis avaient pris d’assaut la piste de danse improvisée. Ayant formé un cercle, ils se mirent à faire des moulinets avec leurs bras de culturistes en scandant : “Shoma afghan, shoma afghan” (“Tu es afghan, tu es afghan”). Au centre du cercle, un tout petit homme au bouc bien taillé et en pantalons baggy tournoyait en hurlant le nom de provinces afghanes – Panshir, Bamiyan, Ghazni,Wardak, Kandahar – et en appelant les populations des régions déchirées par les clivages ethniques à s’unir A A 29 ans, il a conquis les jeunes Afghans des villes en appelant à la réconciliation nationale sur des rythmes de hip-hop. Son grand regret : que les femmes ne soient pas autorisées à assister à ses concerts. pour ne former qu’une seule nation afghane. “Les Afghans, applaudissez, la nouvelle génération est là ! J’appelle Kaboul ! J’appelle Herat ! J’appelle Kandahar !” hurlait-il en se frappant la poitrine avec un geste appris dans les clips de rap. Le message de DJ Besho, toutefois, était différent de celui de la plupart des rappeurs : “Assez de combats, assez de tueries, assez de luttes fratricides.Vive le bonheur, l’amitié, la victoire, les embrassades !” Pour les chanteurs de rap occidentaux, la belle vie est le plus souvent représentée par les filles, les drogues et les armes. Besho, lui, dont le nom signifie “diamant”, chante la paix et l’unité, et prêche la fraternité entre tous les Afghans. “En Allemagne, aux Etats-Unis COURRIER INTERNATIONAL N° 860 44 ou en France, les rappeurs ne parlent que de sexe, de drogue et de la façon de faire du fric – que du négatif. Moi, je m’efforce de parler d’une vie meilleure”, explique ce jeune artiste. Notre entretien se déroule dans un studio de Tolo TV, la principale chaîne indépendante d’Afghanistan, qui fait un tabac parmi les jeunes téléspectateurs urbains. La chaîne propose un mélange d’émissions d’actualités dynamiques et provocatrices, de clips de Bollywood, et montre quelques stars locales de la pop, comme Besho lui-même.Tolo TV et la musique de DJ Besho attirent les nombreux Afghans de moins de 30 ans rentrés d’exil depuis la chute des talibans [en 2001]. La jeunesse du pays est maintenant scindée en deux, à l’image du reste de la population. D’un côté, les jeunes ruraux, dont le mode de vie n’a pratiquement pas évolué depuis le Moyen Age. Dans le sud du pays et dans les camps de réfugiés bordant la frontière pakistanaise, ils viennent grossir les rangs des combattants talibans. De l’autre côté, il y a les couches populaires citadines, dont la vie et les aspirations sont à des annéeslumière de celles de leurs compatriotes des campagnes – et c’est à cette catégorie de la population que s’adresse Besho avec son message de paix. Il incarne aussi le monde moderne, auquel beaucoup de jeunes Afghans rêvent d’appartenir. Besho partage son temps entre l’Afghanistan et l’Allemagne, où sa famille, après avoir fui la guerre civile DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 23/04/07 18:46 Page 45 Véronique de Viguerie/WPN 860 p.44-45 SA [1992-2001], s’est établie. Parmi ses influences, il cite les rappeurs américains Tupac Shakur [1971-1996] et Vanilla Ice. C’est en Chine, où sa famille s’était réfugiée précédemment, qu’il a créé il y a huit ans son premier groupe de rap, avec d’autres jeunes exilés afghans. En tout, il a enregistré seize chansons et en a écrit une trentaine d’autres. Mais, comme le piratage est une pratique courante dans son pays, il est incapable de savoir combien de disques il a vendus au total et ne peut vivre de sa musique. Ses cinq clips sont un mélange d’ancien et de nouveau : on y voit des séquences de la guerre de la fin des années 1970 et des années 1980, des images récentes de quartiers de Kaboul détruits par les bombes et, bien entendu, des grosses voitures. En revanche, il n’y a pas l’ombre d’une fille dans ses clips. L’année dernière, il a donné un concert devant un public déchaîné à Kunduz, une ville du nord du pays, mais, à sa grande déception, les femmes brillaient par leur absence. “Il y avait plus d’un millier de spectateurs, mais pas une seule femme. Quand on est sur scène, on ne voit pas de belles filles. C’est ça le problème de l’Afghanistan”, regrette-t-il. Cinq ans après la chute des talibans, l’Afghanistan reste un pays profondément conservateur. Les femmes ont retrouvé une liberté très relative dans les villes, mais elles sont aujourd’hui plus bridées par la tradition qu’elles ne l’étaient dans les années 1970, à l’époque relativement libérale où elles s’habillaient volontiers à l’occidentale et se promenaient cheveux au vent. Au fil d’un quart de siècle de conflits, un islam intégriste a pris racine dans la société afghane, plus conservateur que celui qui était pratiqué traditionnellement dans le pays. L’interdiction de la musique décrétée par les talibans [au pouvoir à Kaboul de 1996 à 2001] a beaucoup frappé les médias occidentaux. Mais l’offensive contre le patrimoine culturel de l’Afghanistan avait en réalité débuté bien plus tôt, en 1992, au moment où le vide laissé par le retrait des forces soviétiques en 1989 et l’arrivée des moudjahidin sur le devant de la scène ont accéléré la guerre civile entre les différentes factions combattantes. “Le premier à décréter que nous n’avions plus le droit de faire de la musique a été le commandant Massoud. C’est à ce moment que les choses ont commencé à se gâter”, assure Jolyon Leslie, directeur de la Fondation Aga Khan pour la culture, une ONG qui s’efforce de faire revivre le patrimoine culturel du pays. Les premiers coups de boutoir contre la riche tradition musicale afghane ont “Il incarne un grand mouvement de renouveau musical” été portés pendant la guerre contre l’Union soviétique [de 1979 à 1989] et les âpres querelles intestines qui ont suivi. La plupart des grands maîtres qui enseignaient la pratique des instruments traditionnels, comme le rabab – un instrument à corde proche du sitar –, ont fui vers le Pakistan voisin. DJ Besho s’inscrit dans le grand mouvement de renouveau musical qui a lieu dans le pays. “On définit souvent la culture comme la rencontre de l’ancien et du nouveau, des hommes et des femmes, des fondamentalistes et des libéraux, mais on n’insiste pas assez sur le côté festif de la musique. Qu’il s’agisse du rap, de la pop ou du classique, les Afghans adorent”, souligne Leslie. DJ Besho rappe d’ailleurs sur des chants d’amour traditionnels – l’un de ses plus grands succès raconte l’histoire d’une fille de province à la peau claire et aux très beaux yeux. Ses chansons sont parvenues jusqu’au palais présidentiel, et le président Hamid Karzai a même demandé à le rencontrer. Mais, dans la plus pure tradition des rock COURRIER INTERNATIONAL N° 860 45 stars, Besho est arrivé en retard et Des enfants a raté le rendez-vous. “Karzai a se pressent appelé trois fois pour me rencontrer. Il autour d’un magasin de musique a dit qu’il écoutait souvent mes chan- à Gardez, la capitale sons dans sa voiture et qu’il avait vu de la province mes vidéos. Dans son genre, c’est un de Paktia, rappeur,lui aussi”, soupire DJ Besho. dans l’est Il n’a malheureusement pas réussi de l’Afghanistan. à fixer un autre rendez-vous avec le DJ Besho entouré président afghan. Sa musique ne fait toutefois pas de quelques fans l’unanimité. Certains des mollahs à Kaboul il y a un an. les plus conservateurs estiment que les chansons d’amour sont répugnantes. Mais il y a plus critiquable encore, tempère Qazi Suleiman Hamid, religieux de haut rang au ministère du Pèlerinage et des Affaires religieuses – le principal tabou en Afghanistan s’applique aux chanteuses, la loi coranique interdisant le chant aux femmes. “Les hommes sont libres de faire ce qu’ils veulent. Besho fait des chansons sur l’Afghanistan et nous n’avons pas de position arrêtée là-dessus”, ajoute Hamid. Les commentaires de Hamid sont à la fois étayés sur le plan religieux et pragmatiques sur le plan politique. La musique chantée ou jouée par des femmes, dit-il, aviverait les tensions et alimenterait la cause des talibans. “Près de 85 % des Afghans vivent en milieu rural et sont hostiles au changement. Les communistes [au pouvoir de 1978 à 1992] ont essayé de les faire changer, mais n’y sont pas parvenus. Les chaînes de télévision qui diffusent des émissions sexy sont immorales. Elles facilitent la tâche aux talibans en les aidant à trouver des recrues pour la guerre sainte.” DJ Besho espère qu’un jour les femmes seront autorisées à le soutenir ouvertement. Il est convaincu qu’il peut gagner à sa cause la jeunesse urbaine. “Les gens qui me regardent ne savent pas trop s’ils doivent rire ou me témoigner de l’hostilité, mais moi je me sens comme un roi.” Rachel Morarjee DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 860 p46-47 23/04/07 18:53 Page 46 enquête ● LA CRIMÉE SOUS TENSION Au paradis de l’Homo sovieticus Kiev a Crimée est une petite péninsule sur la côte nord de la mer Noire. C’est là que se sont de tout temps chevauchés les intérêts souvent totalement divergents de différents pays, ensembles géopolitiques et peuples. L’homme a toujours habité la région. Des Etats s’y sont formés les uns après les autres, des cités et des forteresses s’y sont dressées puis ont disparu. Aujourd’hui, cette péninsule appartient à l’Ukraine. Depuis une vingtaine d’années, le conflit fait rage dans la presqu’île entre les diverses communautés qui la peuplent. Un conflit qui, pour l’instant, n’a pas fait de morts, mais qui ne cesse de s’exacerber et qui n’a pour objectif que la possession de la terre. Russes, Ukrainiens,Tatars… qui sont ces peuples qui vivent en Crimée ? Commençons par les derniers. En Union soviétique, patrie par ailleurs d’Ouzbeks, de Lettons et autres Ukrainiens, la nationalité “Tatar de Crimée” n’existait plus officiellement. Le 20 mai 1944, plus de 200 000 d’entre eux avaient été déportés, et leur place avait été prise par des centaines de milliers d’immigrants. Staline avait déclaré l’ensemble de la population tatare “traître à la patrie” [pour avoir prétendument collaboré avec les nazis]. Embarqués dans des wagons à bestiaux, ils furent exilés dans des steppes lointaines. Une personne sur deux mourut en route, et bien plus décédèrent dans les colonies spéciales où on les installa au Kazakhstan. Plus tard, ils abandonnèrent leurs biens si durement acquis en cette terre étrangère et rentrèrent chez eux. Aujourd’hui, les Tatars de Crimée sont des exclus dans leur propre pays, contraints d’assister à son dépeçage. Ils voient leurs maisons, mais ne peuvent retourner y vivre, car les prix scandaleux de l’immobilier les en empêchent. Du temps de l’Union soviétique, la côte sud de la Crimée était la destination rêvée de tout citoyen soviétique, célèbre pour la beauté de Yalta et les vestiges antiques d’Eupatoria, pour les palais splendides et les merveilleux monuments anciens, éparpillés dans les montagnes et en bord de mer. Beaucoup de citoyens actuels de cet ancien paradis soviétique sont d’anciens responsables du Parti ou des militaires, ces gens qui incarnaient la classe moyenne du régime et qui, pendant des générations, n’oublieront pas cet âge d’or. La côte, c’est vrai, était un paradis, mais pas le reste de la Crimée. Beaucoup de nouveaux habitants (surtout dans les steppes du Nord) étaient des immigrants ukrainiens, obligés de cultiver les champs arrachés aux Tatars et d’y faire paître un bétail qui ne leur appartenait pas. Ne connaissant pas les particularités de la nature locale, incapables de surmonter des problèmes d’alimentation en eau, ils étaient souvent victimes des sécheresses et des vents d’hiver. D’autres, nombreux, venaient de diverses régions d’URSS, dont l’effondrement les a coupés de leurs liens avec le reste de l’empire, et privés, aussi, des espoirs de réussite que symbolisait pour eux l’ancien régime. Sont-ils russes ? Pas nécessairement, car le creuset soviétique a fusionné toutes les nations pour accoucher de l’Homo sovieticus, devenu synonyme de “Russe”. Aujourd’hui, c’est cette identité qui prévaut en Crimée, fondée sur trois générations. Une identité qui n’est ni nationale ni culturelle, mais politique, L Russe de cœur, la Crimée appartient aujourd’hui à l’Ukraine. Ses habitants russes, ukrainiens et tatars pourront-ils vivre ensemble ? Oui, répond un journal ukrainien, à condition de ne pas oublier. Oleg Nikishin/Getty/AFP OUKRAÏNSKA PRAVDA et qui se caractérise essentiellement par un mépris délibéré pour quiconque est différent, par la réécriture de l’histoire, par l’arrogance et la tendance à brandir un passé de puissance et de supériorité, par l’agressivité vis-à-vis de tout ce qui a trait aux questions ukrainienne, tchétchène et tatare. La communauté ukrainienne locale vit comme dans un ghetto, se sentant persécutée par un “internationalisme” agressif, diluée dans une culture qui n’est pas la sienne. La rareté des écoles et des publications ukrainiennes concernant la presqu’île en est la preuve flagrante. D’après le dernier recensement, les Ukrainiens représenteraient 24 % de la population de Crimée. Seuls 40 % d’entre eux considèrent l’ukrainien comme leur langue maternelle. L’arrière-plan historique de l’identité soviétique de la Crimée moderne s’articule autour du sacrifice héroïque des soldats de l’Armée rouge pendant la Seconde Guerre mondiale.Voilà pourquoi l’on trouve sur place tant de monuments semi-officiels dédiés à ceux qui sont tombés au combat. Chacun de ces lieux était censé être un espace sacré de la foi soviétique, une pierre apportée au temple de la sainte patrie communiste. C’est sur ce plan que se rejoignent, dans leurs méthodes et leur rhétorique, les héritages symboliques et historiques des empires tsariste et soviétique. Les noms des villes et des rues de Crimée ne laissent rien paraître de la nouvelle réalité, qu’elle soit postsoviétique ou d’avant-guerre. La toponymie locale a été effacée au même titre que les “traîtres”, et remplacée par des noms simples et neutres, comme Solnetchnoïé [Ensoleillé], Ouïoutnoïé [Douillet] ou encore Stchastlivaïa Vstretcha [Heureuse Rencontre]. La Crimée recèle sur son sol un autre danger, considérable : l’enclave de Sébastopol. Son importance pour l’identité russe est exceptionnelle. Si Kiev est la “mère de toutes les villes russes”, alors le port de Sébastopol en est le “père”. Sébastopol est pour les Russes ce que le Kosovo est pour les Serbes, la borne-frontière du Sud russe, un élément symbolique clé de l’édification nationale de la Russie. C’est bien là la tragédie de l’identité russe – que tant de ses lieux fondateurs soient situés au-delà de ses propres frontières. La Russie saura-t-elle faire preuve d’assez de sagesse et de force pour se retenir d’arracher ses “organes vitaux” du corps de ses voisins ? Car, si l’on suit cette logique, on pourrait également considérer que Livadia, résidence des tsars, Mykolayiv (Nikolaïev), la “cité des navires russes”, Odessa, la “perle de la mer Noire” et la porte méridionale de l’empire, Ekaterinoslav, la “gloire de Catherine”, aujourd’hui Dniepropetrovsk, et enfin Kiev devraient toutes appartenir à la Russie. Les épreuves de force sont fréquentes dans la péninsule. L’une des plus significatives a eu lieu en août 2006, sur le site du cimetière Aziz à Bakhtchissaraï [des Tatars GÉOPOLITIQUE Au cœur des querelles russo-ukrainiennes ■ La péninsule de Crimée a souvent changé de mains au cours des siècles passés. Et chaque changement a modifié la composition de sa population. Les Tatars, qui s’y sont installés au XIIIe siècle (ils bénéficieront d’un statut d’autonomie au sein de l’Empire ottoman), connaissent un premier exode après la guerre de Crimée (18531856), et la péninsule est colonisée par des populations slaves. De 25 % en 1939, quelques années avant la déportation stalinienne de 1944, leur nombre est estimé à 0,1 % en 1979, pour de nouveau grimper à 12,1 % dans la Crimée d’aujourd’hui, peuplée à 58,5 % COURRIER INTERNATIONAL N° 860 46 de Russes. Le retour des Tatars de leur exil en Asie centrale a été encouragé par le gouvernement de Kiev, surtout depuis la “révolution orange” de 2004, qui y voit une manière d’étendre son autorité sur la Crimée, administrée localement par des prorusses. La question tatare comme celle de la base militaire russe de Sébastopol où les différends frontaliers, sont une source de tension permanente entre Kiev et Moscou, où des hommes politiques de tout bord revendiquent le rattachement de la péninsule à la “mère patrie”. Ainsi le maire de Moscou, Iouri Loujkov, a estimé fin février, lors d’une visite à DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 Sébastopol, que la Crimée avait été “arrachée de façon non méritée à la Russie”, provoquant la colère de Kiev. En avril, le vice-ministre des Affaires étrangères ukrainien, Vladimir Ogryzko, s’est étonné de la profusion de drapeaux russes dans la péninsule, un signe du “non-respect de la souveraineté ukrainienne”. “Dans aucune des villes de la Fédération de Russie je n’ai vu autant de drapeaux russes qu’à Sébastopol”, at-il déclaré à la presse ukrainienne. En 2006, les protestations des habitants de Crimée contre l’extension de l’OTAN ont contraint Kiev à annuler des manœuvres militaires américano-ukrainiennes. 23/04/07 18:54 Page 47 Vladimir Danilov/Unian 860 p46-47 Les épreuves de force sont fréquentes dans la péninsule 0 UKRAINE 100 km M ER D ’ A Z OV RÉPUBLIQUE AUTONOME DE C R I M É E Courrier international d’après < www.ukrcensus.gov.ua> rassemblés dans cette ancienne capitale du khanat de Crimée pour manifester contre des projets de construction avec le soutien de députés tatars à la Rada, le Parlement ukrainien, ont été caillassés par une contremanifestation de Cosaques russes]. Ces incidents sont orchestrés afin de donner l’impression que les Tatars de Crimée veulent déposséder les Russes et qu’ils représentent une menace pour la paix et pour les biens des autres citoyens. Il s’agissait ensuite, tout en insultant la mémoire des Tatars, de leur montrer “qui est vraiment le patron”. Enfin, on peut supposer que ces événements masquent des priorités de politique étrangère plus difficiles à déceler : le but pourrait être de créer une zone d’instabilité, avec peut-être pour objectif un scénario d’autodétermination comparable à ce qui s’est déroulé en Transdniestrie, où une force (russe) “de maintien de la paix” a permis de résoudre le conflit de façon pacifique. Autrement dit, divide et impera, diviser pour mieux régner. Le risque que l’on court est de voir le pouvoir à Kiev négliger les intérêts des Tatars pour s’assurer de la loyauté des Russes de Crimée. L’URSS n’est pas morte. Dans l’esprit des gens, elle continue de faire la guerre aux “traîtres à la patrie”, de lutter contre l’envahisseur (aujourd’hui l’OTAN) et de rêver d’un grand Etat unifié. Comme n’importe quel autre empire, l’Union soviétique a activement détruit les communautés ethniques. La criminelle politique des nationalités de l’empire soviétique s’est traduite par des millions de victimes. Les racines du conflit qui oppose actuellement en Crimée la majorité russe à la minorité tatare remontent aux crimes du système soviétique. Il faut admettre que l’URSS a été coupable de génocide à l’encontre des Tatars. La position consistant à dire que personne n’est coupable n’est pas sans rappeler le comportement de l’autruche. La population soviétique de Crimée a elle aussi participé à l’ethnocide contre les Tatars : ce sont les descendants soit de ceux qui les ont expulsés, soit de ceux qui ont récupéré les biens des Tatars en reconnaissance de leurs bons et loyaux services pour le régime soviétique. Ils portent par conséquent une part de responsabilité morale dans Kertch R.* Eupatoria Sébastopol Base navale russe Bakhtchissaraï Simféropol Ch aî Ta u ne ique Artek Yalta Livadia Théodosie R.* UKR. (ancienne capitale du khanat de Crimée, 1475 - 1783) Kiev Dnipropetrovsk Mykolayiv Odessa * Russie. M ER N OIRE ce qui s’est passé. Ils devraient à tout le moins condamner les crimes du passé, afin de veiller à ce que de telles choses ne puissent jamais se reproduire, sous peine d’être considérés comme des complices de crimes contre l’humanité. Il ne faut évidemment pas envisager une restitution des biens à la Staline. Il n’est nullement question d’expulser par la force les non-Tatars en vingtquatre heures dans des wagons à bestiaux. Il n’existe donc pas de solution de facilité. Il faut développer de nouvelles formes de compensation, tenter d’exproprier les zones du littoral littéralement volées par les riches et les puissants de Russie et d’Ukraine depuis une quinzaine d’années, et de restituer une partie de ces terres aux Tatars, conformément à leurs droits historiques. COURRIER INTERNATIONAL N° 860 47 Aussi paradoxal que cela puisse Simféropol. paraître, le peuple “soviétique” de Des Tatares participent Crimée, qui se considère comme à des célébrations russe et constitue la majorité de la organisées dans population de la presqu’île, ne peut toute l’Ukraine pour commémorer être réuni avec la mère patrie russe le 62e anniversaire postsoviétique. En fait, la Russie ne de la déportation pourrait récupérer la Crimée que si de leur peuple. elle annexait également tous les territoires qu’elle contrôlait autrefois. Des marins russes Vu de Kiev, il est indispensable, si dans une rue de l’on compte éviter une rupture éven- Sébastopol, principale tuelle, d’appliquer une série de base de la flotte russe mesures. Il faut lancer un processus de mer Noire. Un accord passé avec de réconciliation nationale ; reconl’Ukraine a permis naître les communautés ukrainienne, à Moscou de prolonger russe et tatare de Crimée comme sa présence parties prenantes égales du déve- à Sébastopol loppement politique de la péninsule ; jusqu’en 2017. faire de la langue tatare une des langues officielles de la république autonome de Crimée [dénomination officielle de la région], au même titre que l’ukrainien et le russe ; édifier une société démocratique capable de garantir les intérêts des communautés locales quelles que soient les origines ethniques des citoyens. Reste que l’idée qu’un Russe de Crimée puisse être à la fois un citoyen ukrainien et un vrai patriote ne semble pas particulièrement populaire dans la presqu’île ces temps-ci. Les virus hérités de l’ancien empire, inextricablement liés à la vie des gens, continueront pendant encore longtemps à faire des dégâts dans la vie quotidienne. Ce qui permet à ceux qui profitent des divisions de spéculer et de manipuler les populations. Ce n’est qu’en mettant enfin un terme aux vieilles querelles, par la mémoire et le pardon, qu’il sera possible d’avancer, en privant du même coup de la moindre chance de réussite ceux qui jouent sur les dissensions historiques pour mieux s’emparer des terres. DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 Ostap Kryvdyk 860p48-49 débat chine 23/04/07 18:59 Page 48 débat ● LE SCÉNARIO DÉRANGEANT D’UN EXPERT AMÉRICAIN Et si la Chine ne devenait jamais une démocratie ? Contrairement à ce que soutiennent les dirigeants américains, l’empire du Milieu ne se démocratisera pas forcément sous l’effet de l’ouverture économique. Et la nouvelle classe moyenne chinoise pourrait avoir intérêt à voir perdurer un régime autoritaire. ASIA TIMES ONLINE (extraits) Hong Kong et Bangkok pécialiste de longue date des relations sinoaméricaines, James Mann vient de publier un nouveau livre, The China Fantasy : How Our Leaders Explain Away Chinese Repression* [Le fantasme chinois : comment nos dirigeants évacuent la répression chinoise], dans lequel il entend titiller la conscience collective des Américains en les poussant à se demander si les Etats-Unis ne commettent pas une erreur de jugement en poursuivant leur politique de la main tendue vis-à-vis de la Chine [voir ci-contre]. Ce court ouvrage, qui ne manquera pas de bouleverser certaines idées reçues, apporte moins de réponses qu’il ne pose de questions, et en particulier celle-ci : “Et si la Chine poursuit son développement économique sans que son système politique change ? Autrement dit, et si la Chine s’intègre pleinement à l’économie mondiale tout en restant un pays non démocratique ?” Mann distingue ainsi trois scénarios d’avenir possibles pour la Chine : le scénario rassurant, le scénario inquiétant et ce qu’il appelle le troisième scénario. C’est de toute évidence le dernier qui l’intéresse – et qu’il voudrait amener les dirigeants politiques américains et l’opinion publique à envisager sérieusement. Le scénario rassurant, qui semblera le plus familier aux lecteurs, veut que le progrès économique de la Chine induise des changements positifs dans le système politique, pouvant aller jusqu’à l’instauration de la démocratie. Il correspond à l’idée [du lauréat du prix Nobel d’économie 1979 Arthur Lewis (1915-1991)] selon laquelle le développement économique débouche nécessairement sur la liberté politique. Comme le souligne Mann, c’est cette idée qui sous-tend la politique chinoise de tous les présidents américains depuis Richard Nixon [au pouvoir de 1969 à 1974]. L’actuel hôte de la Maison-Blanche, qui s’enorgueillit du rôle qu’occupe la démocratisation dans sa politique étrangère, a clairement accrédité le scénario rassurant en novembre 1999, dans un discours prononcé alors qu’il était encore gouverneur du Texas : “Les échanges commerciaux se justifient non seulement d’un point de vue financier, mais aussi moral… La liberté économique crée des habitudes de liberté. Et les habitudes de liberté suscitent des attentes de démocratie… Commerçons librement avec la Chine, et le temps nous donnera raison.” Mike Minehan S James Mann Ancien correspondant à Pékin du quotidien Los Angeles Times, ce journaliste et essayiste américain de 63 ans est l’auteur de trois ouvrages sur les relations sino-américaines : Beijing Jeep (1989), About Face : A History of America’s Curious Relationship with China, from Nixon to Clinton (1999) et The China Fantasy (2007). Il est actuellement auteur en résidence à l’Ecole des hautes études internationales de l’université Johns Hopkins. Si ce scénario domine le discours officiel, c’est qu’il est commode. C’est sans doute la façon la plus facile de justifier et de conceptualiser ce qui se passe actuellement en Chine. Les hommes d’affaires qui se rendent régulièrement dans des mégapoles chinoises en plein essor comme Pékin et Shanghai voient un pays qui se développe à une vitesse fulgurante. Ils nouent des liens avec leurs homologues chinois, qui s’efforcent de moderniser leurs méthodes de gestion et leurs usines et ont les yeux braqués sur la croissance des bénéfices et du chiffre d’affaires. Ces préoccupations, il est vrai, ne cadrent pas avec la bonne vieille idéologie maoïste de la Chine et constituent des signes de changement qui méritent d’être soulignés et encouragés. Les Américains quittent la Chine impressionnés par la rapidité avec laquelle les hommes d’affaires chinois s’adaptent à de nouvelles pratiques, et la société chinoise dans son ensemble évolue. Aussi, de retour chez eux, ils sont nombreux à véhiculer l’idée que l’essor économique de la Chine et son changement politique sont inéluctables. Derrière, il y a l’idée qu’“ils” veulent la même chose que “nous” et que, par conséquent, “ils” vont devenir comme “nous”. Cela cor- respond grosso modo à la théorie de la “terre plate”, envisagée avec beaucoup de succès par le chroniqueur du New York Times Thomas Friedman [La terre est plate, Saint-Simon, 2006], un monde où les Chinois achètent des hamburgers McDonald’s et du café Starbucks pour satisfaire leur volonté à court terme de se rapprocher du mode de vie américain, en attendant que se réalise leur désir d’avoir les mêmes libertés politiques et les mêmes perspectives économiques que nous. Mann appelle cela “l’illusion Starbucks”. “Dès que des gens mangent chez McDonald’s ou s’habillent chez Gap, les journalistes américains en déduisent hâtivement qu’ils sont en train de devenir comme nous et que, par conséquent, leur système politique se met aussi à ressembler au nôtre.” ttention, prudence ! rétorque Mann. Il sait que beaucoup invoquent les expériences réussies de la Corée du Sud, de Singapour ou de Taïwan pour argumenter que la démocratisation de la Chine est imminente. Mais Mann nous engage à user de ce parallèle avec beaucoup de circonspection et à comprendre en quoi la Chine est différente des pays asiatiques souvent érigés en exemples. Il y a bien A EXTRAIT Un mauvais exemple pour les dictateurs Une Chine durablement autoritaire dissuaderait beaucoup de pays arabes et la Russie de s’engager sur la voie de la démocratie. ourra-t-on dire que la politique de la main tendue des Etats-Unis vis-à-vis de la Chine a été une réussite si, dans trente ans, le pays est toujours doté d’un régime répressif à parti unique, tout en étant un membre bien considéré de la communauté internationale ? Si tel est le cas, cette Chine servira de modèle aux dictatures, aux régimes militaires et autres gouvernements non démocratiques du monde entier et sera selon toute vraisemblance l’un des principaux soutiens de ces régimes. Prenez un dictateur n’importe où dans le monde aujourd’hui : vous verrez qu’à tous les coups Pékin le soutient. La Chine a récompensé Robert Mugabe, le voyou qui dirige le Zimbabwe, en lui donnant le titre de professeur honoraire et en apportant une aide financière à son régime. Elle est le principal allié de la junte P COURRIER INTERNATIONAL N° 860 48 DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 birmane. Et elle s’est empressée de défendre le président ouzbek, Islam Karimov, quand celui-ci a réprimé dans le sang les manifestations du printemps 2005. Si la Chine ne change pas de régime dans les trente prochaines années, son aversion pour la démocratie aura des répercussions dans des pays comme l’Egypte, la Syrie ou l’Arabie Saoudite. Une Chine définitivement autoritaire pourrait aussi ôter à la Russie l’envie, déjà faible, qu’elle a de s’engager sur la voie de la démocratie. Alors, quand on entend les dirigeants politiques et les chefs d’entreprise américains parler avec autant d’assurance de la nécessité d’intégrer la Chine à la communauté internationale, il convient de leur poser la question suivante : si la Chine ne change pas, quelle sorte de communauté internationale aurons-nous ? Soutiendra-t-elle le droit à la dissension ? Protégera-t-elle la liberté d’expression ? Ou bien seulement le libreéchange et le droit d’investir ? James Mann, The American Prospect (extraits), Washington 860p48-49 débat chine 23/04/07 19:00 Page 49 la Chine va à l’encontre d’une longue tradition.” Du reste, après les mésaventures des Etats-Unis en Irak, les Américains feraient bien de ne plus commettre à nouveau l’erreur de penser que l’effondrement débouche nécessairement sur la démocratisation. Le dernier scénario de Mann est de toute évidence celui qu’il privilégie. “Ce troisième scénario ne signifie pas que, dans un quart de siècle, la Chine sera dirigée par le même Parti communiste que celui qui est au pouvoir aujourd’hui… Mais, d’une façon ou d’une autre, les fondements du système politique actuel resteront intacts : il n’y aura pas d’opposition politique notable, pas de liberté de la presse, pas d’élections au-delà de l’échelon local. Il y aura un appareil de sécurité actif pour empêcher toute dissension politique organisée. En d’autres termes, la Chine sera plus puissante et plus riche, mais son système politique n’aura pas foncièrement changé. Elle aura la même ligne qu’aujourd’hui.” Et les avancées de l’Etat de droit ? Et les tentatives de démocratisation à l’échelle locale ? Ne sont-elles pas le signe que des changements importants sont en cours ? Pour Mann, cela relève davantage d’une volonté de donner “une apparence de changement, sans toucher aux fondements du système politique”. Seule l’Histoire pourra dire s’il a raison ou bien si ces évolutions finiront bel et bien par aboutir à des changements positifs. Dessin de Maxime Pokaliov paru dans les Izvestia, Moscou. ames Mann n’entend pas préconiser telle ou telle orientation : son but est d’obliger les Américains à s’interroger sur leur politique et à se demander s’ils s’estimeront satisfaits de l’issue que lui juge la plus probable. Si les EtatsUnis se rendent compte, avec le recul, que leur politique de la main tendue à l’égard de la Chine avait des raisons purement économiques et qu’elle n’a fait que renforcer un régime autoritaire et répressif, pourront-ils accepter cet état de fait ? Et n’auraient-ils pas intérêt à exercer dès maintenant des pressions sur la Chine, au risque de détériorer un peu les relations bilatérales, plutôt qu’à opérer un brusque revirement de leur politique le jour où ils se rendront compte qu’elle n’a pas donné les résultats escomptés ? La question se pose avec d’autant plus d’acuité que les Etats-Unis ont poursuivi une politique commerciale bénéfique pour la Chine, en dépit du tort qu’elle cause à certains pans de l’économie américaine, estimant que le jeu en valait la chandelle si le résultat était la démocratisation de la Chine. L’Histoire se caractérise par la nécessité frustrante de faire des compromis. Nul ne contestera que le monde, aujourd’hui, transige avec la Chine en acceptant de la laisser entrer progressivement dans l’ère moderne à condition qu’elle s’achemine vers un changement politique. Mais que considère-t-on comme un changement suffisant ? Et qu’est-ce qui n’est qu’un changement de pure forme ? Et que se passerat-il si aucun changement véritable ne se produit, le résultat étant une Chine renforcée, riche et autoritaire ? 1994 Bill Clinton renouvelle la clause de la nation la plus favorisée, accordant des conditions économiques favorables à la Chine, et annonce que cette question sera désormais dissociée de celle des droits de l’homme. J sûr son étendue et le fait qu’elle ne soit pas sous le parapluie protecteur de l’armée américaine. Mais la principale différence, pour Mann, c’est le rôle d’entrave à la démocratisation que pourraient jouer les classes moyennes. “Du temps de Mao, la Chine comptait quatre paysans pour un citadin. Ce rapport est désormais de deux pour un et il s’explique surtout par l’exode rural. Mais les implications de cet énorme déséquilibre restent les mêmes. Si la Chine organisait des élections sur tout son territoire et si les paysans votaient conformément à leurs intérêts, qui n’ont rien à voir avec ceux des urbains consommateurs de Starbucks, alors la classe moyenne urbaine serait perdante, et de beaucoup.” a nouvelle classe moyenne chinoise, argumente Mann, pourrait craindre qu’une vague de populisme n’inverse le mouvement de modernisation économique et ne détruise le fragile bien-être dont elle jouit actuellement. L’élan en faveur de réformes politiques qui mettraient la classe moyenne sur un pied d’égalité avec la paysannerie se heurte aux résistances de ceux précisément que les Américains rencontrent le plus souvent quand ils se rendent en Chine. C’est là un point particulièrement subtil du raisonnement de Mann : les principaux bénéficiaires de la croissance économique L chinoise ont des raisons bien à eux de vouloir le maintien d’un régime à parti unique, ce que les responsables politiques américains ne prennent pas assez en compte. Le deuxième scénario que Mann passe en revue est celui de la rupture : le gouffre qui sépare les riches et les pauvres, ceux qui sont partie prenante du progrès économique et ceux qui en sont exclus, ne peut aboutir qu’à l’effondrement du pays. Mais les théories sur ce qui se passera après cet effondrement divergent considérablement. Certains comme Bruce Gilley, auteur de China’s Democratic Future [L’avenir démocratique de la Chine], sont persuadés que la crise débouchera sur la démocratie ; d’autres, et en particulier Gordon Chang dans son livre très bien accueilli The Coming Collapse of China [L’effondrement annoncé de la Chine], pensent en revanche qu’elle mènera nécessairement au retour en arrière, au déclin et à la désintégration. Mann doute fort que cela puisse se produire, rappelant que “la Chine continentale a montré au cours de sa longue histoire qu’elle parvenait toujours à maintenir son unité. Le pays peut se disloquer ou se scinder pendant un temps, comme ce fut le cas au XXe siècle pendant l’invasion japonaise et la guerre civile chinoise. Mais il a toujours réussi à réémerger comme une entité unifiée bien définie. Le scénario d’un éclatement de COURRIER INTERNATIONAL N° 860 49 Benjamin A. Shobert** * Ed. Viking Adult, New York, 2007. ** Spécialiste des relations sino-américaines, Benjamin A. Shobert dirige une société de conseil qui aide les entreprises asiatiques à s’implanter sur le marché nord-américain. DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 ■ Main tendue 1972 La visite historique du président Richard Nixon à Pékin marque l’ouverture des relations avec la république populaire de Chine. 1979 Rétablissement des relations diplomatiques. Visite du président Deng Xiaoping aux Etats-Unis. Premiers accords commerciaux. Les Etats-Unis rompent leurs relations avec Taïwan, mais s’engagent à protéger l’intégrité de l’île nationaliste. 1999 Accord sinoaméricain en vue de l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). 2002 Normalisation définitive des relations commerciales avec la Chine. 2007 Les Etats-Unis affichent un déficit commercial record de 232,5 milliards de dollars avec la Chine, qui est devenue leur premier créancier, avec des réserves en devises atteignant 1 200 milliards de dollars. 860 p.50 23/04/07 18:54 Page 50 sciences ■ écologie La catastrophe des aliments “low cost” p. 51 ■ technologie Fausses amibes pour missions de sauvetage p. 52 ■ multimédia Gringos virtuels à Ciudad Juarez i n t e l l i g e n c e s Les retombées médicales de la guerre en Irak CHIRURGIE La médecine militaire ■ expérimente des techniques de soins innovantes qui finissent par être appliquées dans la sphère civile. La revue Nature fait le point sur les progrès récemment accomplis. p. 53 NATURE (extraits) ■ économie i n t e l l i ge n c e s Les pays riches vraiment trop avares p. 54 La crevette américaine fait de la résistance p. 55 ● Londres a guerre en Irak et en Afghanistan peut s’écrire en quelques chiffres. On sait que près de 3 500 Américains sont morts et que 24 000 autres ont été blessés. Mais peu de gens connaissent un autre chiffre, tout aussi significatif : celui du taux de soldats qui ont succombé à leurs blessures. Ce taux est de l’ordre de 9,4 % depuis 2001. Autrement dit, sur 1 000 blessés, 94 meurent. Or ce chiffre s’élevait à 19,1 % pendant la Seconde Guerre mondiale et à 15,8 % pendant la guerre du Vietnam. La raison de cette forte baisse : l’amélioration des protections personnelles, de la logistique et du matériel médical. La médecine militaire intervient souvent quelques secondes après une blessure, car, aujourd’hui, tous les soldats sont pourvus de garrots utilisables d’une seule main et d’agents coagulants pour stopper le flux sanguin. Les principaux coagulants sont le QuikClot, qui se présente sous forme d’éponge ou de poudre, et le HemCon, sous forme de bandage. Nul ne sait exactement combien de vies ces produits ont contribué à sauver. “Il n’est pas facile d’obtenir des informations dans le chaos de la guerre”, observe Raymond Huey, directeur général de Z-Medica, le laboratoire qui produit le QuikClot à Wallingford (Connecticut). L envoyés au Moyen-Orient en ont sur eux et, si l’on en croit Zoormajian, les HemCon auraient sauvé la vie à plus d’une centaine d’entre eux. Pour Richard Jadick, un chirurgien qui a travaillé en 2004 en plein cœur de la ville de Falloudjah auprès du 8e régiment de marines, c’est le Hespan – une solution colloïdale – qui sauve le plus grand nombre de vies. Il se souvient d’avoir fait un grand usage de ce produit durant un combat acharné où il avait installé un poste de secours dans une salle de prière abandonnée avec des civières posées sur des blocs de béton tandis que l’on a besoin. Et, comme il est difficile de conserver du sang dans de la glace sur le terrain, il faut recourir à de nouvelles technologies. Cellphire, une société de Rockville (Maryland), lyophilise des plaquettes sanguines – qui servent à la coagulation –, prolongeant ainsi leur durée de stockage. A température ambiante, les plaquettes ne se conservent que quelques jours, alors que des produits lyophilisés peuvent être réhydratés le cas échéant avec une solution stérile. Cellphire espère être en mesure de soumettre son produit à des essais cliniques dans un délai de dix-huit mois. que les balles ricochaient à l’extérieur. Ce genre de colloïde renferme des molécules d’amidon, qui transfère dans les veines l’eau contenue dans d’autres tissus. “Le Hespan joue un rôle crucial en maintenant le volume liquidien dans les veines, explique le chirurgien. Mais l’idéal serait d’avoir du sang ou des produits sanguins sur les théâtres d’opérations. Dès lors, le taux de sur vie pourrait considérablement augmenter.” Selon le colonel John Holcomb, de l’Institut de recherche chirurgicale de l’armée de terre américaine, ces colloïdes font remonter la pression sanguine mais n’ont aucun effet coagulant. En cas d’hémorragie, c’est avant tout d’agents de coagulation Pour le colonel Holcomb, aucun progrès n’est capable à lui seul de sauver des vies. Sans le matériel adéquat, la rapidité des soins ne sert à rien. Ainsi, on peut disposer de tout le sang du monde, il ne sera d’aucun secours sans une bonne protection personnelle. Le véritable but de la médecine militaire est de placer les bonnes personnes aux bons endroits et aux bons moments. Malgré le manque de données disponibles, Holcomb n’est pas le seul à affirmer que la médecine pratiquée sur le théâtre des opérations a toujours été une source de progrès médicaux, dont certains ont été rapidement adaptés aux pratiques civiles. Emma Marris DES PLAQUETTES LYOPHILISÉES CONTRE LES HÉMORRAGIES Le QuikClot en poudre est fabriqué à l’aide de minéraux poreux appelés zéolites. Bien que l’on ne sache pas encore exactement comment il agit, il a été approuvé pour un usage clinique. “Il contient tout un ensemble d’agents de surface”, indique M. Huey. Le produit renferme également des ions calcium, qui interviennent dans la coagulation. Les bandages HemCon sont fabriqués à base de chitine, une substance très collante extraite de la carapace des crustacés, qui fait adhérer le bandage à la chair “comme un ruban adhésif extrafort”, explique Mike Zoormajian, directeur de produits chez HemCon Medical Technologies, à Portland (Oregon). Chargée positivement, la chitine attire et agglutine les cellules sanguines chargées négativement. Selon M. Zoormajian, ces bandages ont été mis au point à la suite de la guerre en Somalie, où des militaires s’étaient vidés de leur sang dans les rues parce qu’aucun médecin ne pouvait s’approcher d’eux. Depuis 2005, tous les soldats américains Dessin d’El Roto, Madrid. COURRIER INTERNATIONAL N° 860 50 DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 *860 p51 23/04/07 18:55 Page 51 écologie i n t e l l i g e n c e s ● La catastrophe des aliments “low cost” MONDIALISATION dination d’ONG luttant sur les terrains politique, économique et humanitaire contre la faim dans le monde] et porteparole de l’ONG Plate-Forme souveraineté alimentaire (PFSA). ■ La baisse des prix dans nos supermarchés a un coût humain insoupçonné. Nombre de produits agricoles bon marché sont en effet exportés de pays pauvres au détriment des populations locales. TRENTE ENTREPRISES GÈRENT UN TIERS DU MARCHÉ Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), entre 1980 et 2001, les cinq plus grandes chaînes d’alimentation de la planète (toutes européennes ou étasuniennes) ont augmenté d’au moins 270 % le nombre de pays où elles sont implantées. “Une poignée d’entreprises transnationales intégrées verticalement étendent leur contrôle sur le commerce, la transformation et la vente de produits alimentaires.Les trente plus grosses chaînes d’alimentation contrôlent environ le tiers du marché alimentaire mondial.” Les conséquences d’une telle globalisation sont d’une part la surabondance et le gaspillage sur des marchés solvables de produits bon marché dans les pays du Nord, et d’autre part la pénurie et la famine dans les pays pauvres, qui sont majoritaires dans le monde. La tendance, favorable aux grands exportateurs, s’amplifiera avec les accords de libéralisation du commerce agricole en cours de négociation, à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ou entre l’UE et les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique. Cette industrialisation globalisée, forcenée, pèse aussi lourdement sur la production agricole dans nos pays. L’agriculteur doit sans cesse être plus LE SOIR Bruxelles l y a quelques années, le consommateur occidental découvrait dans son rayon poissonnerie la perche du Nil : un prix on ne peut plus démocratique, un nom qui fait rêver, une chair belle et tendre. Puis il y a eu la diffusion sur les chaînes télé du documentaire choc de Hubert Sauper, Le Cauchemar de Darwin, et ce poisson est devenu l’un des symboles d’une mondialisation qui ne tourne pas rond. Il montrait le désastre écologique et social que l’exploitation intensive de cette “matière première” créait sur les rives du lac Victoria (Tanzanie). On y voyait des cargaisons de poissons s’envoler chaque jour pour remplir les frigos de nos supermarchés. La population locale se contentait des arêtes, auxquelles est attachée une maigre chair avariée. Face au rayon poissonnerie, le consommateur s’est-il rappelé de ses haut-le-cœur de spectateur ? Non, selon les deux principaux distributeurs du pays. “On n’a rien remarqué dans l’évolution de nos ventes”, explique-t-on chez Delhaize [grande chaîne belge de distribution alimentaire]. “On continue à recevoir nos 600 kilos de perche du Nil tous les jours au dépôt.” Pareil chez Carrefour. La perche du Nil continue de faire un tabac. De toute façon, la grande distribution lui a déjà trouvé un successeur. Le nouveau poisson low cost, le pangasius [ou panga], vient directement du Vietnam, par bateaux I Dessin de Rosa paru dans Il Sole-24 Ore, Milan. ● Polémique EN BREF frigorifiques. Mais, “pour éviter le problème de la perche du Nil, nous avons envoyé une délégation sur place pour nous assurer que ce poisson était produit dans des conditions sociales et environnementales acceptables”, explique-t-on à Carrefour. Près de 3 milliards d’individus – la moitié de la population mondiale – vivent, ou survivent, de l’agriculture. Plus de 40 % de la superficie de la planète est composée de terres agricoles. L’enjeu est vital : trouver un équilibre entre les besoins et la production alimentaire. Mais l’explosion démographique planétaire et les besoins corollaires en nourriture ont perturbé de fragiles équilibres, notamment par l’appauvrissement de la biodiversité. Parallèlement, le nombre d’humains souffrant de la faim augmente, en chiffres absolus. La production alimentaire s’est désormais globalisée, comme toute l’économie. “Petit à petit s’est mis en place un système de production en série, destiné à une consommation de masse. Un modèle agricole technologique, massif et bon marché, visant une production rapide et uniformisée”, explique Thierry Kesteloot, d’Oxfam-Solidarité [une coor- compétitif. Il doit “s’agrandir ou consacrer une part de son activité à des activités comme le tourisme à la ferme”, note Kesteloot. L’attention au développement d’une production de qualité, respectueuse de l’environnement, de la biodiversité et des conditions de travail ne peut donc que diminuer. Et la politique agricole commune de l’Union européenne “renforce encore ce modèle industriel. Bilan : une crise sociale, avec une ferme qui disparaît toutes les trente secondes dans l’UE desVingt-Sept”, selon le porte-parole de la PFSA. Les petites exploitations se font absorber par les grosses. Au bout de la chaîne, le consommateur n’est pas toujours conscient de ces bouleversements. Pourtant, la production industrielle a poussé les prix du blé à la baisse tandis que celui du pain augmentait : tout bénéfice pour les intermédiaires et l’agrobusiness ! Dans les rayons de leurs supermarchés, les ménages trouvent des fraises toute l’année, des pommes de NouvelleZélande plutôt que des jonagolds [variété de pomme couramment cultivée en Belgique], des aubergines toutes identiques comme si elles avaient été clonées, ou de la viande exotique. La part de l’alimentation dans le budget familial a fortement diminué ces dernières décennies. Face à cette banalisation de la nourriture, qui sait ce que cachent les étiquettes ou comment ces aliments ont été produits et acheminés vers nos étals ? Jean-François Munster et Philippe Régnier ■ Selon certains scientifiques, replanter des arbres pourrait aggraver le réchauffement climatique, rapporte le quotidien britannique The Guardian. Les forêts réduisent certes l’effet de serre en capturant le CO2 par photosynthèse, explique Govindasamy Bala, climatologue américain, mais la couverture végétale, de couleur sombre, absorbe COURRIER INTERNATIONAL N° 860 51 les rayons du soleil et participe localement à l’augmentation des températures. Le bilan de ces deux effets opposés serait donc déterminant. Lui et son collègue Ken Caldeira ont créé un modèle informatique qui démontrerait que, en dehors d’une fine bande géographique autour de l’équateur, les forêts auraient plutôt tendance à DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 piéger la chaleur. Cependant, les deux chercheurs ne veulent surtout pas promouvoir la déforestation en dehors de cette zone. “On doit enrayer le réchauffement climatique pour protéger les écosystèmes. Détruire des écosystèmes pour enrayer ce réchauffement serait totalement contreproductif”, déclare le Pr Caldeira. 860 p.52 23/04/07 18:56 Page 52 technologie i n t e l l i g e n c e s ● EN BREF Dennis Hong ■ Le magazine américain Wired News annonce un nouvel antivol de voiture à faire rougir James Bond. Qu’un intrus pénètre dans votre automobile, et l’intérieur se remplit d’un gaz opaque en moins de vingt secondes. Le gaz n’est pas dangereux, mais rend le véhicule impossible à conduire. Le système, appelé FlashFog, utilise un mélange d’eau et de glycérol qui ne provoque au pire qu’une légère gêne respiratoire. Mais il y aurait des variantes. Les fourgons blindés pourraient notamment utiliser des gaz lacrymogènes et des ultrasons incapacitants. Selon ses concepteurs, le FlashFog ne devrait pas pouvoir s’enclencher alors que votre véhicule est en marche. Fausses amibes pour missions de sauvetage ROBOTIQUE La structure de certains ■ organismes unicellulaires a servi de modèle pour concevoir des robots capables de se faufiler partout. TECHNOLOGY REVIEW Cambridge (Massachusetts) es roboticiens américains ont mis au point une nouvelle forme de locomotion pour robot qui s’inspire du déplacement des amibes. De forme toroïdale – un peu comme un doughnut allongé –, ces robots d’un genre nouveau se déplacent en se contractant et en s’étirant constamment, explique Dennis Hong, professeur assistant d’ingénierie mécanique à l’université polytechnique de Virginie (Virginia Tech), à Blacksburg. “Toute leur enveloppe extérieure se déplace.” Ce nouveau type de locomotion est particulièrement indiqué pour les missions de recherche et de sauvetage, confie Hong. “Ces robots peuvent se faufiler très facilement sous un plafond effondré ou entre des obstacles.” Les premières expériences montrent en effet que ces appareils au corps souple et contractile sont capables de s’introduire dans des trous d’un diamètre bien plus petit que leur largeur normale. Et, comme ils utilisent toute leur surface de contact pour progresser, ils se déplacent facilement dans un environnement très accidenté. Le déplacement est produit par la contraction et l’extension d’anneaux contractiles disposés sur toute la longueur du dispositif. Le robot se déplace en étirant les anneaux situés à l’avant D Le prototype de robot à corps souple mis au point par Dennis Hong et son équipe de Virginia Tech. Imitant le mode de locomotion des amibes, cet appareil pourrait se glisser facilement dans divers milieux accidentés. et en les contractant à l’arrière. Ce système est très semblable aux pseudopodes utilisés par les organismes unicellulaires comme les amibes, précise Hong. Les pseudopodes sont un prolongement cytoplasmique dans lequel l’endoplasme, la partie centrale liquide de l’amibe, afflue vers l’avant à l’intérieur d’un tube ectoplasmique mi-solide. Quand il atteint l’avant, il durcit et se transforme en ectoplasme pendant que l’ectoplasme situé à l’arrière du tube se liquéfie. Ce processus tire l’organisme vers l’avant. Pour reproduire ce déplacement, Dennis Hong a commencé par expérimenter des systèmes comportant une membrane toroïdale dotée d’anneaux propulseurs composés de polymères piézoélectriques [qui changent de forme sous l’action d’un courant électrique] ou de tuyaux pressurisés. Après avoir reçu un nouveau financement de la National Science Foundation (NSF) [agence gouvernementale américaine], Hong a renoncé aux membranes élastiques pour choisir un système plus rigide. S’il refuse d’entrer dans les détails pour des questions de propriété intellectuelle, il explique que son dernier modèle comprend des éléments mécaniques rigides reliés de façon à permettre ce type de déplacement. “C’est comme une chenille de blindé en 3D.” “C’est une idée intéressante”, confie Henrik Christensen, professeur de robotique et directeur du laboratoire Robotics and Intelligent Machines du Georgia Institute of Technology, à Atlanta. “Les robots ont vraiment besoin de meilleurs systèmes de locomotion.” Les roues et les chenilles sont très bien tant que le terrain n’est pas trop accidenté, et les pattes sont lentes et peu COURRIER INTERNATIONAL N° 860 52 efficaces, précise-t-il. Ce n’est pas la première fois qu’on cherche à concevoir un système de propulsion utilisant un tore, déclare Andrew Adamatzky, professeur d’informatique non conventionnelle à l’université de l’Ouest de l’Angleterre, à Bristol, mais recourir à des polymères piézoélectriques pour produire des ondes de contraction est très intéressant. “Ces systèmes expérimentaux ouvrent de nouvelles perspectives passionnantes pour les robots à corps souple.” Toutefois, qui dit corps souple dit nouveaux défis. Par exemple, on ne sait pas très bien comment on va pouvoir intégrer l’alimentation en énergie, les commandes et les capteurs. “Le principe est bon, mais il faut vraiment plancher sur l’ingénierie”, ajoute Christensen. Hong reconnaît qu’il y a encore beaucoup de questions pratiques à régler. L’une des solutions serait d’installer l’alimentation, les commandes, les capteurs et autres éléments essentiels au centre du tore. La forme de l’appareil est telle que ces éléments resteraient en place ; les contractions des anneaux seraient déclenchées par des commandes sans fil et l’énergie serait produite par des circuits inducteurs, confie Hong. Le plus difficile, pour des robots destinés à des missions de recherche et de sauvetage, c’est de mettre au point des appareils capables de s’adapter à des terrains changeants, explique Robin Murphy, professeur d’informatique et d’ingénierie à l’université de Floride et ancienne directrice du Center for Robot-Assisted Search and Rescue, à Tampa, en Floride. Il ne suffit pas qu’ils soient capables de se faufiler par n’importe quelle fissure. Duncan Graham-Rowe DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 Rampant Cameron Riviere et ses collègues de l’université de Carnegie Mellon (Pennsylvanie) mettent au point un robot chenille capable de ramper à l’intérieur de la poitrine d’un patient et d’injecter un traitement directement dans son cœur. L’appareil, appelé HeartLander, ne nécessite pas d’acte chirurgical traumatisant et peut être inséré dans l’organisme – juste au-dessous de la cage thoracique – par un trou aussi petit que ceux effectués pour une opération de l’appendicite. Le robot mesure 20 millimètres de long et se sert de deux ventouses pour se déplacer comme une chenille, à la vitesse de 18 centimètres par minute. Le chirurgien peut suivre son parcours par le biais d’une vidéo aux rayons X et contrôler ses déplacements grâce à un joystick. Les ingénieurs américains comptent équiper leur invention d’une caméra et d’une sonde capable de détruire les tissus morts ou infectés, relate ● la revue New Scientist. W W W. Toute l’actualité internationale au jour le jour sur courrierinternational.com 860p53 média 24/04/07 13:10 Page 53 multimédia i n t e l l i g e n c e s ● Gringos virtuels à Ciudad Juárez JEUX VIDÉO Parmi ■ les jeux les plus vendus du moment,Ghost Recon 2 prend le Mexique comme décor. Ce qui n’est pas forcément du goût des populations concernées. MILENIO Mexico e jeu vidéo Ghost Recon Advance War Fighter 2 est l’un des plus populaires de l’année dans le monde entier. Mais il a surtout focalisé l’attention au Mexique dans la mesure où toute l’intrigue – trépidante à souhait, dans le plus pur style des films d’action hollywoodiens – se déroule à la frontière américano-mexicaine, avec des gringos en mission à Ciudad Juárez. Presque deux ans se sont écoulés depuis le lancement de la première partie de la saga. Celle-ci avait Mexico pour toile de fond. Le commandant Scott Mitchell et ses Ghosts – soldats d’élite de l’armée américaine – arrivaient dans la capitale avec pour mission de sauver non seulement le président des Etats-Unis, mais aussi le chef de l’exécutif mexicain, lequel avait été renversé par un général de l’armée de terre mexicaine juste avant la signature d’un accord qui devait permettre aux armées du Mexique, du Canada et des Etats-Unis de mener des actions antiterroristes dans les trois pays. Dans ce nouvel épisode, les Ghosts sont postés à la frontière, où ils tentent d’empêcher les putschistes mexicains d’introduire des armes de destruction massive sur le territoire des Etats-Unis. Ils doivent en outre étouffer une véritable révolution fomentée par le mouvement rebelle, qui menace de gagner toute l’Amérique latine. DANS LE CHIHUAHUA, LE JEU A ÉTÉ INTERDIT À LA VENTE Toute cette histoire de science-fiction violente est due à l’imagination de Tom Clancy, qui a déjà réalisé plusieurs titres guerriers du même type. Clancy est connu pour ses romans d’espionnage et son héros Jack Ryan, un analyste de la CIA. Hollywood a déjà tiré quatre films de ses œuvres : A la poursuite d’Octobre rouge, Jeux de guerre, Danger immédiat et La Somme de toutes les peurs. Ghost Recon 2 a déclenché toute une polémique à Ciudad Juárez, où se situe l’action du jeu. Les autorités de l’Etat de Chihuahua ont déclaré qu’il “ternit l’image de la ville et donne l’impression que Juárez est une ville livrée à la violence”. L’affaire fait tant de bruit que la direction du commerce municipale, en accord avec le gouvernement du Chihuahua, a décidé d’interdire sa vente. “C’est un jeu qui Ubisoft L dénigre Ciudad Juárez et qui provoque des antivaleurs (sic) chez les jeunes”, a affirmé le maire, Héctor Murguía. Quant au ministre de l’Intérieur de l’Etat, Raúl Grajeda Domínguez, il aurait même affirmé, selon El Diario de Chihuahua, que son ministère travaillait à “détecter les lieux où est vendu ce jeu vidéo, notamment pour repérer ceux où il est reproduit et distribué”. Scène du jeu Ghost Recon Advance War Fighter 2, qui suscite de nombreuses polémiques au Mexique. LA QUALITÉ GRAPHIQUE DU JEU EXPLIQUE AUSSI SON SUCCÈS et c’est l’une des raisons de son succès, en particulier au Mexique. Le gamer mexicain apprécie en outre de pouvoir se battre dans des endroits connus, et parfois même dans sa propre rue. Ce n’est pas la même chose d’affronter des adversaires dans les rues de Hong Kong, de New York ou dans la jungle du Vietnam, que d’être dans le centre historique, à Tlalpan ou dans la Zona rosa [deux quartiers de Mexico], ou de survoler en hélicoptère On n’a pourtant pas affaire à un produit illégal, mais bel et bien à un logiciel importé légalement et vendu dans n’importe quelle boutique de jeux vidéo, dans les grands magasins, les supermarchés. De plus, il est produit par Ubisoft, l’un des plus gros éditeurs de jeux de la planète. Il est ridicule de penser qu’il faille une enquête pour mettre la main sur les distributeurs, alors que le bureau de relations publiques pour l’Amérique latine de la société se trouve à Mexico, que ses numéros de téléphone sont disponibles sur Internet et qu’elle a son siège dans la capitale. Quoi qu’il en soit, tout l’attrait de Ghost Recon 2 tient au fait que presque toute l’intrigue se déroule au Mexique et à El Paso (Texas), où les Ghosts accomplissent leurs actions héroïques. On trouve une référence au Mexique dans un autre jeu de Tom Clancy, Splinter Cell, où le personnage principal, Sam Fisher, est envoyé sur une croisière à Playa del Carmen. Il doit y mener à bien une mission, qui, suivant son résultat, favorisera ou empêchera un attentat terroriste.Tous ces décors, y compris Mexico, ont été choisis non pas parce que ce sont des lieux particulièrement dangereux, mais parce qu’ils font partie d’une fiction. Il n’empêche qu’il y a toujours des protestations de la part des autorités et de la population quand on montre leurs villes livrées au chaos. Bizarrement, il arrive que cela bénéficie aux localités en question, car la publicité gratuite est toujours bonne à prendre. En réalité, les amateurs de ces jeux savent très bien que les villes décrites ne sont pas ainsi dans la réalité. La qualité graphique du jeu est certaine COURRIER INTERNATIONAL N° 860 53 DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 le Zócalo [place centrale] en tirant sur des soldats mexicains rebelles postés sur les toits en terrasse du Palacio nacional [palais présidentiel]. Dans ce deuxième épisode, Andrés Manuel López Obrador lui-même fait une courte apparition : dans l’une des scènes les plus palpitantes du jeu, les Ghosts doivent se retrancher derrière un mur sur lequel est affiché en lettres énormes le nom d’Obrador. Les croix roses du désert de Juárez, allusion aux femmes assassinées pendant des années dans cette ville, font également partie du paysage. Et, pour éviter les problèmes de droits d’auteur, les stations d’essence et les raffineries qu’on voit dans le jeu portent le nom de Memex – au lieu de Pemex –, mais le logo est très ressemblant… Y aura-t-il un Ghost Recon Advance War Fighter 3 ? On pourrait alors imaginer que l’action se passe à Aguililla, dans le Michoacán, où on lutterait contre les trafiquants de drogue, ou alors dans les rues de Monterrey ou de Culiacán, qui seraient le théâtre d’une opération conjointe de sécurité avec l’armée mexicaine et l’Agencia federal de investigación [AFI, services spéciaux mexicains]. Entre-temps, à Ciudad Juárez, les autorités n’ont toujours pas saisi une seule copie du jeu. En fait, il est peu probable qu’elles le fassent... Fernando Santillanes 860 p.54-55 SA 23/04/07 18:57 Page 54 économie i n t e l l i g e n c e s ● Les pays riches vraiment avares FINANCEMENT Les pays fournisseurs nent pas compte des annulations de dette. Si les pays donateurs avaient largement allégé le poids de la dette des pays pauvres en 2005, ils en ont moins fait l’année dernière (3 milliards sur la dette astronomique de l’Irak, 11 milliards pour le Nigeria). L’OCDE estime que, pour tenir les promesses faites à Gleneagles, les pays donateurs devraient augmenter leur aide de 11 % chaque année entre 2008 et 2010. L’aide internationale devrait donc représenter leur poste budgétaire en plus forte croissante. Or une étude menée l’année dernière montre que les dirigeants des pays riches ne semblent pas prendre cette voie. En attestent les sommes promises cette année à la Banque mondiale, qui doit trouver son financement pour la période 2008-2011. Les donateurs vont devoir choisir entre leurs engagements de Gleneagles et la désillusion créée par Paul Wolfowitz, président de la Banque mondiale. Celui-ci les a irrités avec son combat ostentatoire contre la cor- ■ d’aide internationale respectent rarement leurs promesses. Ce qui déstabilise gravement les finances des pays qui attendent cette manne indispensable. THE ECONOMIST Londres R Dessin paru dans The Economist, Londres. ruption et ses méthodes de gestion poussives. De telles incertitudes devraient inciter à la prudence les ministres des Finances africains. Peuvent-ils vraiment compter sur les 25 milliards de dollars promis d’ici à 2010 ? Sur les huit dirigeants qui ont fait cette promesse, deux sont déjà partis, deux ne vont pas tarder à le faire et RÉPARTITION ET ÉVOLUTION DE L’AIDE INTERNATIONALE Irak 12,9 140 Montant de l’aide accordée par 22 des principaux pays donateurs (en milliards 120 de dollars, 2005) Nigeria Chine Afghanistan Sources : OCDE, “The Economist” éuni à Paris début avril, le club des 22 principaux pays fournisseurs d’aide internationale était appelé à mesurer les progrès accomplis en vue de la réalisation de deux de ses principaux engagements pris en juillet 2005. A Gleneagles, en Ecosse, les dirigeants des pays composant le G8 avaient en effet promis d’augmenter leur aide de 130 milliards de dollars et de doubler celle destinée à l’Afrique, le tout d’ici à 2010. Ils avaient également pris l’engagement, lors d’une réunion précédente à Paris, de se montrer discrets, d’“harmoniser” leurs efforts et de les “aligner” en fonction des priorités des gouvernements qu’ils veulent aider. Il n’y a malheureusement guère de progrès sur ces divers fronts. Les chiffres publiés la semaine dernière par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) montrent que les donateurs ont consacré 104 milliards de dollars aux pays pauvres en 2006, soit 5 % de moins qu’en 2005. Ils se montrent cependant toujours aussi envahissants, maladroits, et continuent à rivaliser entre eux. Au lieu de déposer discrètement leur obole, ils s’invitent dans les affaires de leurs protégés. Selon l’OCDE, 31 pays pauvres ont reçu la visite de 10 837 “missions” d’aide en 2005, soit presque une par jour. Mais les chiffres de l’OCDE ne tien- 100 Indonésie Total 80 Inde 60 Ghana Principaux bénéficiaires de l’aide internationale Egypte Vietnam 20 (en milliards de dollars, 2005) Soudan 0 0,5 1 1,5 2 2,5 3 A destination de l’Afrique 40 SIMULATION 0 3,5 1990 1995 2000 2005 2010 la vie en boîte Les mauvais éléments à l’honneur n Russie, les “tableaux de déshonneur” connaissent une nouvelle jeunesse. Mauvais payeurs, fonctionnaires indélicats, employés fautifs et même étudiants qui arrivent en retard en cours, tous sont susceptibles de se retrouver exposés à la réprobation publique. Sergueï Morozov, le gouverneur d’Oulianovsk [au sud-est de Moscou], est pour sa part bien décidé à clouer les fonctionnaires malhonnêtes au pilori informatique. Si l’un d’entre eux réclame un bakchich, néglige de répondre aux demandes des administrés ou, plus simplement, fait mal son travail, les citoyens peuvent le dénoncer anonymement sur une page web, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Après vérification des plaintes, un registre des fonctionnaires qui s’acquittent mal de leur tâche sera établi et publié – dans le monde réel, cette fois – afin que tout un chacun puisse en prendre connaissance. Et il n’y a pas que dans le bassin de la Volga que les agents indélicats peuvent faire une E croix sur leur carrière. La Russie tout entière se mobilise. Depuis le 1er avril, le ministère de l’Intérieur dresse la liste des fonctionnaires corrompus. Les verdicts des procès les concernant sont adressés à la police, qui constitue une liste noire. N’impor te quel employeur désireux de vérifier la probité d’un futur employé peut s’enquérir de ses états de service auprès des forces de l’ordre. Par la suite, à l’issue d’un délai fixé par la justice, le nom du fonctionnaire corrompu disparaîtra des listes. Pour des employés du secteur privé, la probabilité de se retrouver “à l’affiche” est très forte. Les spécialistes sont formels : toute grande entreprise dont les dirigeants ont travaillé dans le contexte soviétique dispose de listes noires, qui sont de temps à autre rendues publiques au sein de la société. Les responsables interrogés préfèrent éviter le sujet. Il n’y a que chez Evroset [l’un des principaux réseaux de distribution de téléphones portables] que l’on a accepté de nous en parler. COURRIER INTERNATIONAL N° 860 Voilà quelques mois, la direction avait répertorié les salariés qui passaient leur temps à consulter des sites pornographiques au bureau. Leurs noms ont été affichés, mais cela n’a pas donné le résultat espéré. “Les gens ont rigolé, et c’est tout. Les visites de sites porno pendant les heures de travail comptent toujours autant d’amateurs”, observe un employé, Pavel Baoumanov. Pour les psychologues, cela n’a rien de surprenant. Dans la plupart des cas, il est impossible de prévoir la réaction à un blâme public. “Certains ne peuvent travailler que sous la contrainte. Chez ces gens-là, un ‘tableau de déshonneur’ aura un effet positif, explique Vladislav Petrovski, psychologue d’entreprise. Mais d’autres ont beaucoup de mal à supporter une stigmatisation publique. En général, ils démissionnent, incapables d’accepter pareil affront.” Mikhaïl Biély, Anna Semionova, Karina Naraïevskaïa, Kirill Choulejko, Novyé Izvestia (extraits), Moscou 54 DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 deux autres ne seront plus là d’ici à 2010. Et, si les pays donateurs tiennent parole, il est possible que l’aide arrive brutalement un an ou deux avant la date butoir sous la forme d’un flux massif et ingérable. Seulement 65 % des aides sont délivrées conformément aux calendriers, note l’OCDE. Les ministres des Finances des pays aidés doivent gérer les hauts et les bas. La Zambie devait recevoir 930 milliards de dollars en 2005, elle n’en a reçu que 696. Sur les 400 milliards prévus, le Vietnam n’en a recueilli que 2. Cette volatilité des aides empêche les gouvernements d’en tirer vraiment profit. Ils pourraient engager des légions d’enseignants supplémentaires, de médecins et de fonctionnaires, mais, en même temps, ils devraient se préparer à les renvoyer une fois les vannes de l’aide internationale refermées. Ils pourraient mettre en place des thérapies à base d’antirétroviraux pour les malades du sida, mais ils devraient les suspendre une fois les caisses vides. Dès lors, il n’est pas étonnant que ces gouvernements préfèrent stocker les aides plutôt que de les dépenser. Ainsi, entre 2001 et 2003, le Ghana a reçu 1,3 milliard de dollars d’aide, dont 1,2 milliard a été stocké dans les réserves de sa banque centrale. La déclaration de Paris vise à mettre un peu d’ordre dans cette multitude d’initiatives. Les donateurs s’engagent à soutenir la stratégie de lutte contre la pauvreté conçue par le gouvernement du pays lui-même plutôt que d’imposer les moyens accompagnant leurs aides. C’est ce que font déjà certains donateurs : ils financent un gouvernement en qui ils ont confiance et le laissent gérer ses fonds. Près de 2,4 milliards de dollars viendront ainsi s’ajouter à l’aide consacrée par le gouvernement britannique aux pays pauvres l’année prochaine. Certains sont plus réservés. Ils aimeraient mettre en avant leur bonne action ou ont des doutes – réels ou non – sur la comptabilité des bénéficiaires. “Les pays qui nous ont poussés à réformer nos systèmes rechignent maintenant à les utiliser”, se plaint Paul Lupunga, haut responsable zambien. La déclaration de Paris indique que les donateurs doivent être responsables devant les bénéficiaires. Pour l’instant, la plupart d’entre eux préfèrent faire plaisir à leurs électeurs. 860 p.54-55 SA 23/04/07 18:57 Page 55 économie La crevette américaine fait de la résistance COMMERCE INTERNATIONAL Gênés par la concurrence des crevettes importées des pays du Sud, les pêcheurs de Louisiane se sont regroupés et organisés pour contre-attaquer. THE WALL STREET JOURNAL New York D LES LOIS AMÉRICAINES ANTIDUMPING CONTESTÉES PAR L’OMC RUDE CONCURRENCE Importations américaines de crevettes d’eaux chaudes 1 (en milliards de livres*) 0,5 2000 2003 2006 0 5 * 1 kilo = 2,2 livres. 4 3 2 1 0 Prix moyen 2000 2003 2006 (en dollars par livre*) COURRIER INTERNATIONAL N° 860 55 Sources : International Trade Commission des Etats-Unis, “The Wall Street Journal” epuis près de trente ans, John Williams gagne plutôt bien sa vie en pêchant des crevettes dans le golfe du Mexique. Mais, ces derniers temps, c’est vers d’autres fonds qu’il lance ses filets : ceux de ses concurrents étrangers. Williams est le directeur exécutif de la Southern Shrimp Alliance [l’Alliance de la crevette du Sud], qu’il a cofondée en 2002 pour aider les pêcheurs de crevettes américains à faire face à la concurrence des crevettes d’élevage, moins chères, qui sont produites en Asie et en Amérique latine. L’Alliance a envoyé une pétition au gouvernement fédéral pour qu’il augmente les taxes sur les importations de crevettes venant de six pays, accusant ceux-ci de vendre à perte sur le marché américain. Williams et son Alliance ont obtenu gain de cause : les taxes ont été augmentées et les pêcheurs de crevettes américains ont reçu 100 millions de dollars [73,5 millions d’euros] de compensation. Mais ils n’en sont pas restés là. Avec l’aide de leurs avocats de New York, les pêcheurs ont déposé un dossier d’appel spécial pour réclamer une hausse supplémentaire des taxes sur les importations. Cette initiative a eu pour effet d’inquiéter les importateurs : plus d’une centaine de sociétés étrangères ont alors versé des mil- Joint Stock, un exportateur vietnamien de crevettes qui dit avoir ver sé 68 000 dollars à l’Alliance. Pour Dan Ikenson, membre du groupe de réflexion libertarien Cato Institute, “il n’est pas normal que des industries nationales extorquent de l’argent à des pêcheurs étrangers”. Depuis près de cent ans, la loi américaine protège les industries nationales contre les politiques d’exportation agressives. La réglementation actuelle permet aux entreprises nationales de demander la levée de taxes sur les produits étrangers vendus aux Etats-Unis au-dessous de leur coût de production pour gagner des parts de marché. lions de dollars à l’Alliance pour qu’elle retire sa demande. L’Alliance affirme utiliser les fonds ainsi récoltés pour soutenir l’industrie américaine, affectée par les importations à bas prix. Cet argent a notamment servi à payer les avocats qui concoctent des accords commerciaux et les lobbyistes qui garantissent le soutien du gouvernement à l’industrie. “Nous sommes plus influents que jamais”, déclare Williams. Cette initiative a suscité des interrogations : on craint que les pêcheurs américains ne détournent des lois qui étaient spécifiquement destinées à protéger les industries nationales des mauvaises pratiques commerciales. “Nous savons bien que ce n’est pas juste, mais nous n’avons pas le choix”, lâche Vuong Quang Khanh, chef des ventes à Can Tho Import Export Seafood ■ L’amendement Byrd, pris en 2000, est plus discutable. Il permet au gouvernement d’imposer des taxes antidumping lorsque des entreprises américaines se plaignent de concurrence déloyale. Mais cette loi, critiquée par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), devrait être abrogée en octobre. En février 2006, les avocats de l’Alliance ont lancé auprès du ministère du Commerce une procédure de réexamen du niveau des taxes concernant près de 800 producteurs et intermédiaires étrangers. L’ampleur de l’enquête a surpris bon nombre d’entreprises étrangères. Au lieu de se battre, la plupart ont choisi de s’entendre avec l’Alliance, notamment CP Foods, une société vietnamienne d’agrobusiness qui a exporté quelque 900 millions de dollars de crevettes aux Etats-Unis en 2004. En mai 2006, l’entreprise a accepté de payer l’Alliance pour qu’elle la retire de la liste des entreprises soumises à l’examen du ministère. CP Foods n’était pas la DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 première à accepter un règlement financier, mais, en sa qualité d’acteur prépondérant sur le secteur, elle a ouvert la voie aux autres sociétés. Can Tho Import Export et Caseamex avaient déjà vu leurs marges se réduire après la taxation de leurs importations à 4,57 % en 2005. Pour prévenir une nouvelle hausse des tarifs douaniers, ils ont accepté de verser à l’Alliance l’équivalent de 1,5 % de leurs ventes sur le marché américain en 2006. Cette part devrait grimper à 3 % dans les trois prochaines années. Les producteurs étrangers n’ont reconnu aucun tort et disent s’être entendus avec l’Alliance dans le but de lever les incertitudes sur le marché. “C’est dangereux de travailler sur un marché quand on ne sait pas quel sera le niveau des prix et des taxes”, déclare Nguyen Hoang Phuong, directeur de Ut Xi Aquatic Products Processing. Il ajoute que l’entreprise a accepté de payer l’Alliance pour pouvoir fixer le prix de ses crevettes à destination des Etats-Unis. En février 2007, l’Alliance a déposé une nouvelle demande de réexamen du niveau des taxes auprès du gouvernement. Mais, cette fois, d’autres groupements de pêcheurs veulent leur part du gâteau. L’association des pêcheurs de crevettes de Louisiane a déposé sa propre demande. L’Alliance “ne nous a pas donné une miette” du dernier accord conclu avec les producteurs étrangers, se plaint A.J. Fabre, à la tête de l’association de Louisiane. Dans le même temps, l’Etat de Louisiane, qui a été parmi les premiers à financer l’Alliance, a ouvert plusieurs enquêtes sur les finances de celle-ci, et il se demande si une partie de l’argent des producteurs étrangers ne devrait pas lui revenir. Greg Hitt et James Hookway 24/04/07 13:10 Page 56 Mike McEnnerney/Alamy *860 p56-57-58 BALADE SUR LE LITTORAL DU DORSET Les galets de Ian McEwan C’est à Chesil Beach, sur la côte sud de l’Angleterre, que l’écrivain britannique Ian McEwan situe son nouveau roman. L’occasion d’aller arpenter cette impressionnante plage. THE SUNDAY TELEGRAPH Londres ans les premières pages de On Chesil Beach, le nouveau roman de Ian McEwan [lire la critique p. 58], les deux personnages principaux se font du souci pour leur nuit de noces. Edward et Florence se sont mariés un peu plus tôt dans la journée, puis se sont rendus en voiture jusqu’à un petit hôtel de style géorgien situé sur la côte du Dorset. A ce moment, ils dînent dans leur chambre. Tous deux sont vierges (nous sommes en 1962, avant que les années 1960 ne D commencent à swinguer, avant que les gens n’apprennent à exprimer leurs sentiments intimes). La tension est palpable. L’un a le trac que l’on ressent habituellement cette nuit-là, l’autre éprouve une terreur plus profonde, “un inexorable dégoût” à l’idée de ce qui se passera après le dîner. Pour détendre l’atmosphère, ils tournent leurs chaises vers la fenêtre et contemplent la vue. Dans la brume du soir, ils aperçoivent un chemin qui mène à la plage en traversant une pelouse moussue… J’interromps ma lecture et je lève les yeux pour observer une vue presque identique. Le matin même, j’ai pris une chambre au Manor Hotel, dans le hameau de West Bexington. Maintenant, moi aussi, par la fenêtre de ma chambre, je peux voir une pelouse et un étroit sentier qui descend vers Chesil Beach. Aujourd’hui, il n’y a pas de brume diffuse, mais au contraire un chaud soleil printanier. Je referme donc mon livre, abandonnant pour un temps Edward et Florence à leurs atermoiements, et vais me promener en direction de la mer. Chesil Beach est une remarquable plage de galets qui s’étend sur près de trente kilomètres, des falaises calcaires de Portland aux collines d’un bleu scintillant qui dominent la partie occidentale de West Bay. Sur une douzaine de ces kilomètres, la COURRIER INTERNATIONAL N° 860 56 Chesil Beach vue des hauteurs de Fortuneswell sur l’île de Portland. DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 plage est séparée de la terre par la Fleet, une paisible lagune autrefois écumée par les contrebandiers. Ils y accostaient à la tombée de la nuit, traînaient leurs marchandises sur les galets et les dissimulaient dans les eaux calmes pour les récupérer plus tard. Ils auraient eu bien du mal à retrouver leur butin sur une aussi longue plage si elle ne présentait pas une caractéristique étonnante : la taille des galets diminue au fur et à mesure que l’on se dirige vers l’ouest. Aussi gros que le poing, ils se réduisent peu à peu à des cailloux pas plus gros qu’un petit pois. Un marin expérimenté pouvait ainsi accoster où il le voulait, la nuit ou dans la brume, en se contentant d’examiner les galets. En se documentant pour son roman, McEwan a été tellement fasciné par ce phénomène qu’il a emporté des galets de tailles diverses pour les exposer sur le manteau de sa cheminée, avant de découvrir qu’il avait en fait commis un délit passible d’une amende de 2 000 livres [3 000 euros]. La plage est protégée par un arrêté local, car les autorités estiment qu’elle est pillée par les gens qui viennent chercher des galets pour orner leurs jardins, mares et autres rocailles. Il y a ceux qui emportent un ou deux galets en souvenir, mais aussi ceux qui les embarquent par *860 p56-57-58 24/04/07 13:11 Page 57 voya ge ● Le port de Weymouth. Jack Sullivan/Alamy Ramasser les galets de cette plage protégée, une tentation passible d’une amende de 2 000 livres. Vers Charmouth Dorchester Bridport Burton Bradstock Swyre C C O M T É West h Bexington e s Abbotsbury Baie i de Lyme 10 km D E D O R S E T l B Weymouth Fleet e a c Wyke Regis The Fleet h Londres Baie de Weymouth Port de Portland Fortuneswell M A N C H E Ile de Portland Bec de Portland Courrier international West Bay 0 du côté de la terre, on peut entendre le fracas du ressac sans voir les vagues. A certains endroits, Chesil Beach est plus large que deux terrains de football. Parcourir une telle distance sur des galets roulants aura vite raison de vos mollets, ce qui explique pourquoi cette longue plage est si déserte. Au cours de ma balade de West Bexington à Burton Bradstock, je n’ai croisé que deux personnes, d’intrépides pêcheurs à la ligne venus taquiner poissons plats et maquereaux. De ce côté abrité de la plage croît une végétation robuste et d’une taille respectable, comme l’a souligné McEwan dans son roman : “Ils ressemblaient à de la rhubarbe et à des choux géants dont les tiges enflées de près de deux mètres de haut ployaient sous le poids de feuilles sombres et striées de veines épaisses.” Ailleurs, les galets sont recouverts d’un tapis de plantes semblables à du thym. J’emprunte un sentier aménagé entre le rivage et ses galets, quelques roseaux et un marais peu profond. Le soleil me caresse le visage, mais une brise vigoureuse me glace dès que je marque une pause. Une fauvette gazouille sans cesse dans les champs audelà du marais. Un couple de cygnes, intrigués par ma présence, s’est posé sur le marais. Mais je ne les intéresse pas bien longtemps, ils plongent leurs têtes sous l’eau, les muscles de leurs longs cous frémissant tandis qu’ils cherchent de la nourriture. En haut, sur la crête de galets, j’aperçois le mât brisé d’un navire, long comme un poteau télégraphique et d’un diamètre impressionnant. Je grimpe jusqu’à lui pour prendre des photos. Je pose mon sac par terre, et je le leste avec des galets pour qu’il ne s’envole plus. La tempête a dû être terrible pour briser net un mât de cette taille et le rejeter sur la grève. Mais la région est habituée au mauvais temps : en 1824, le village de Fleet a été détruit par une tempête. Des bateaux ont été propulsés par-dessus le rivage jusque dans la lagune, et beaucoup ont fait naufrage. Dans deux cimetières près de l’église de Tous-les-Saints, dans le village voisin de Wyke Regis, des centaines de tombes anonymes témoignent de toutes les vies perdues en mer dans les parages. Parmi elles, celle du frère cadet du poète William Wordsworth, John, qui a sombré avec deux cent cinquante autres personnes, à bord de l’Abergavenny, au large de Portland, en 1805. En m’installant pour déjeuner en terrasse à Burton Bradstock, j’ai du mal à imaginer qu’il ait jamais pu faire un temps aussi épouvantable. The Hive n’a pas grand-chose à voir avec l’habituelle gargote de plage servant du thé trop fort et des fish and chips baignant dans le vinaigre. Cette modeste baraque de bois, dotée de quelques tables éparpillées sur la pelouse qui rejoint la plage, propose une cuisine mémorable dans un cadre magnifique. Les poissons sont exposés pour montrer toute leur fraîcheur : j’aurais pu choisir un filet de bar, du maquereau, ou encore du carrelet, mais j’opte pour des sardines grillées, savoureuses, accompagnées de frites épaisses, d’une salade verte et d’un verre de vin bien frais. Après le déjeuner, je parcours en voiture cinq kilomètres dans les collines pour rejoindre Abbotsbury. Je fais une halte en chemin pour admirer le paysage : des brebis et leurs agneaux paissent dans des prés qui descendent jusqu’à la mer, avec, au loin, vers les falaises de Portland, Chesil Beach qui disparaît dans la brume. Abbotsbury est un village ravissant, avec ses cottages couleur miel dont beaucoup sont surmontés de toits de chaume et datent du XVIe siècle. Il figure bien sûr sur tous les itinéraires touristiques ; Daniel Defoe écrivait déjà à son sujet en 1724. Ses grands attraits sont une ferme-école, une réserve naturelle de cygnes fondée en 1393 et de charmants jardins subtropicaux. Mais cette façade COURRIER INTERNATIONAL N° 860 57 DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 carnet de route Y ALLER ■ Pour vous rendre à Chesil Beach, le plus simple est de prendre l’Eurostar jusqu’à Londres. Compter entre 50 et 100 euros l’aller simple selon les périodes, sachant que plus on réserve à l’avance et plus les prix sont intéressants. Ensuite, sans même sortir de la gare de Waterloo, on peut prendre un train pour Weymouth (trois heures de trajet, plusieurs départs par jour). Une fois à Weymouth, Chesil Beach n’est qu’à quelques minutes de marche. Vous pouvez aussi opter pour le ferry. Pour Weymouth, départ de Saint-Malo avec Condor Ferries, comptez à peu près 100 euros par personne (sans la voiture), en fonction de l’époque. La traversée se fait en cinq heures trente environ. Nor th Light Images/Age/Hoa-Qui brouettes entières. Des gens sont même venus la nuit avec des tracteurs à remorque. Toutefois, le problème est peut-être un peu exagéré.Tout en progressant difficilement sur les galets, je vois que la plage s’étend à perte de vue dans les deux directions. Il doit y avoir des millions de galets ici, ce qui fait quand même beaucoup de jardins de rocaille. Quoi qu’il en soit, ce pillage dure depuis toujours sans que le site semble en souffrir : il arrive encore que l’on traite les habitants de Portland de “frondeurs”, car leurs ancêtres utilisaient les galets comme munitions pour leurs frondes. Et des archéologues ont mis au jour 40 000 pierres, de Chesil à Maiden Castle, à une trentaine de kilomètres à l’intérieur des terres, où les Bretons les avaient stockées pour bombarder les légionnaires romains. C’est depuis les collines qui la dominent que l’on peut le mieux admirer la courbe gracieuse de Chesil Beach, même si, sous cet angle, elle paraît trompeusement plate.Vue du sol, sa forme réelle, une sorte de cylindre à demi enfoui, saute aux yeux de manière évidente. Sur toute la longueur de ce cône, les galets peuvent être deux fois plus haut qu’une maison, si bien que, lorsqu’on longe la mer SE LOGER ■ The Manor Hotel, que l’auteur de ce voyage a choisi pour passer la nuit, propose des chambres doubles pour 170 livres, avec petit déjeuner et dîner compris (tél. : 0044 (0) 1308897616 ; site Internet : <http ://www.themanorhotel.com>). Selon votre budget, vous trouverez à Weymouth de nombreux bed and breakfast sur l’esplanade, comme le Beachcomber Guest House, un établissement familial (http://www.beachcomberat6.co.uk/). À FAIRE ■ Les sportifs apprécieront Chesil Beach et l’île de Portland pour le cerf-volant, l’escalade, et bien sûr les sports nautiques. Weymouth fut l’une des toutes premières stations balnéaires d’Angleterre, mise en vogue à la fin du XVIIIe siècle par le roi George III. Aujourd’hui, sa plage de sable doré est prise d’assaut en été par les adeptesde la chaise longue et les pêcheurs. Si vous souhaitez plus de calme, partez à la recherche de fossiles sur la côte, réputée pour son patrimoine géologique. Consultez les sites Internet des spécialistes, qui prodiguent conseils et outillage et peuvent vous vendre certaines de leurs pièces : <http://www.charmouthfossils. co.uk> et <http://www.charmouth.org.> Vous trouverez beaucoup d’informations auprès de l’office du tourisme de Chesil Beach sur <http://www.chesilbeach.org/whatson/> ou au 0044 (0) 1305760579. À VOIR ■ Visitez l’île de Portland, dont le port accueillera les épreuves maritimes des JO de 2012. Por tland n’est pas à proprement parler une île, puisqu’elle est reliée par un banc de sable à Chesil Beach. Vous pouvez y visiter le château de Portland, une forteresse construite vers 1540 par Henri VIII, ou encore le phare de l’île, où des visites sont organisées. L’île de Portland est aussi très prisée pour observer les oiseaux, surtout les macareux, au début de l’été. A l’intérieur des terres, le bourg de Shaftesbury vaut le détour, avec Gold Hill, une rue pavée très escarpée qui est l’une des plus pittoresques d’Angleterre. Sur le site de l’office de tourisme du Dorset (http://www.ruraldorset.com), vous trouverez tous les événements organisés dans la région, dont la plupart ont lieu l’été, comme la fête de Gold Hill, en juin, et le carnaval de Shaftesbury, en septembre. ■ Retrouvez tous nos Voyages sur courrierinternational.com *860 p56-57-58 24/04/07 13:11 Page 58 voya ge ● Les galets de Ian McEwan La courbe gracieuse de la plage s’étend à perte de vue claquent bruyamment. Pis, en regardant sous mon lit avant de quitter la chambre, je trouve une boîte de préservatifs vide – une entorse aux convenances que n’auraient certainement pas commise Edward et Florence lors de leur pathétique nuit de noces. Le lendemain matin, au petit déjeuner, trois hommes chargés de matériel de cinéma entrent et s’assoient lourdement. Ce sont des Américains qui tournent un sujet sur McEwan. Ils se trouvaient par hasard dans le Dorset lorsqu’ils ont appris la mésaventure de l’écrivain avec les galets, alors, ils se sont levés à l’aube pour filmer la plage. Plus loin, à Charmouth, personne ne voit d’inconvénient à ce qu’on touche aux galets. C’est même une pratique encouragée. Cette station balnéaire se trouve au centre de la côte jurassique du Dorset et sa plage regorge de fossiles. Jeunes couples, familles et retraités marchent au pied des falaises, pliés en deux, dans l’espoir de trouver des ammonites. A la Fossil Shop, à côté de l’Heritage Coast Centre, vous pouvez louer un marteau pour tailler la roche et en dégager d’éventuels trésors, ou bien vous contenter d’acheter un fossile pour seulement 1 livre [1,50 euro] – c’est moins excitant, mais ça va plus vite. C’est cette dernière option que je choisis, prétextant la longue route qui m’attend pour rentrer chez moi. De retour à la maison, le soir, je sors mon appareil photo pour transférer mes clichés sur l’ordinateur : là, au fond du sac, se trouvent les pierres lisses et rondes que j’avais utilisées pour le lester. Oups… Alistair Fraser le livre Nuit de noces Avec On Chesil Beach, Ian McEwan nous replonge dans l’Angleterre du début des années 1960. C’était avant les Beatles et la révolution sexuelle. ire d’un écrivain qu’il fait penser à la romancière américaine Edith Wharton [1862-1937] est un compliment que l’auteure de ces lignes réser ve à quelques rares privilégiés. Mais, avec On Chesil Beach* [A Chesil Beach], Ian McEwan l’a bien mérité. Ce treizième roman n’est certes pas une affaire. Ce mince volume aux lignes très espacées est en fait un roman court. Mais, après tout, qu’y a-t-il de mal à cela ? Le roman court est une forme sous-exploitée de nos jours, mais qui convient parfaitement à la narration économe, précise, de McEwan. Le roman se situe à une époque elle aussi sous-exploitée – 1962, une année choisie pour donner précisément une image de la Grande-Bretagne “d’avant” ; pas seulement avant que les Beatles ne conquièrent le monde, mais, plus important pour nos malheureux protagonistes, avant la révolution sexuelle. D’où les accents whartoniens du récit de McEwan. Rien ou presque n’a changé en matière de mœurs sexuelles entre le début des années 1900 de Wharton et le début des années 1960 de McEwan. “C’était encore l’époque […] où être jeune était un handicap social, un signe d’insignifiance, une maladie un peu honteuse dont le premier remède était le mariage.” Naïfs et inexpérimentés, Florence et Edward ont voulu ce remède. Le récit débute lors de leur nuit de noces, dans un hôtel de la côte du Dorset où ils ont prévu de passer leur lune de miel. Edward a bien fini par voir les seins de sa promise et même par en toucher un (mais pas le téton) vers la fin de leurs fiançailles, mais les deux sont restés chastes. Comme la “seule contribution importante d’Edward aux préparatifs du mariage fut de s’abstenir pendant plus d’une semaine” de s’adonner au passetemps favori de tout jeune homme, il déborde de désir. On ne peut pas en dire autant de sa jeune épouse, qui a rencontré pour la première fois l’inquiétant instrument de sa future défloraison en frôlant le pantalon d’Edward au cinéma. Depuis, elle est secrètement partagée “entre le dégoût et la joie”. Florence est horrifiée à l’idée de la cérémonie nuptiale qui l’attend après un morne dîner servi dans la chambre pour lequel le couple ne manifeste aucun appétit. Florence aime Edward et a très envie de lui faire plaisir, mais elle aborde leur rencontre charnelle les dents serrées, convaincue que quelque chose ne tourne pas rond chez elle. Edward a toujours interprété la réticence physique de sa fiancée comme D COURRIER INTERNATIONAL N° 860 58 Jean-Luc Ber tini/Opale de carte postale recèle aussi une vie locale très animée, avec une épicerie, une boutique de produits bio de la ferme, des salons de thé, des galeries d’art, des entreprises de hautes technologies et une poignée de pubs très corrects. D’ailleurs, en parlant de pub, il serait temps de prendre un verre et de dîner. De retour au Manor Hotel, je bois une bière au Cellar Bar et rejoins le restaurant. Comme nous le rappelle McEwan, le début des années 1960 n’était pas une période faste pour la cuisine anglaise. Edward et Florence dînent de tranches de melon surmontées d’une cerise confite, puis de bœuf tiède nappé d’une sauce épaisse et accompagné de légumes trop cuits. Mon dîner à moi se compose d’une soupe de crustacés comme mise en bouche, suivie de coquilles Saint-Jacques poêlées avec une sauce à l’orange, d’un rafraîchissant sorbet framboise-basilic et, en plat principal, d’une pièce de bœuf tendre accompagnée d’une fricassée de pleurotes. Le tout arrosé de quelques verres d’un rioja soyeux en bouche. L’hôtel est devenu un hybride étrange depuis qu’il a changé de propriétaire, il y a dix-huit mois. Les dalles et les boiseries de l’époque jacobine [du roi Jacques Ier d’Angleterre, 1603-1625] qui ornent le vestibule de cet édifice du XVIe siècle ont été conservées. Les chambres rénovées sont élégantes. La mienne est claire et spacieuse, et son mobilier chic lui donne l’allure d’un hôtel de campagne français. Mais d’autres parties de l’hôtel ont gardé une apparence désuète et provinciale : les tapis sont usés jusqu’à la corde, de vieux fils électriques courent le long des plinthes et d’horribles portes coupe-feu IAN McEWAN, 58 ans, est l’un des romanciers britanniques les plus brillants de sa génération. Après une enfance passée à Singapour et en Libye, où son père militaire était en poste, il fait des études de littérature et suit les cours d’écriture du romancier Malcolm Bradbury. Il débute en 1975 avec le recueil de nouvelles Premier amour, derniers rites. Suivront dix romans, dont beaucoup ont été primés, notamment L’Enfant volé (prix Whitbread 1987 et Femina étranger 1993), Amsterdam (Booker 1998) et Expiation (Prix national de la critique britannique 2003). Plusieurs d’entre eux ont également été portés à l’écran. Son œuvre est intégralement traduite en français, à l’exception de On Chesil Beach. une marque de bienséance. Mais, peu à peu, la réserve et la rigidité de Florence se révèlent constitutives de son être. Le dîner est mis de côté, et le couple se retire résolument au lit, encore loin d’avoir consommé son mariage. Edward se demande pourquoi ils ne sont pas déjà dans le feu de l’action : “Qu’est-ce qui les en empêchait ? Leur personnalité et leur passé, leur ignorance et leur peur, leur timidité, leur pruderie, leur manque d’expérience ou de naturel, les derniers vestiges d’un interdit religieux, leur anglicité et leur classe sociale, et l’Histoire elle-même. Pas grand-chose en somme.” Néanmoins, le trouble que ressent Florence à la vue d’un poil pubien égaré laisse penser qu’elle a des penchants naturels que nous qualifierions aujourd’hui de normaux. Nous laisserons les lecteurs découvrir la suite de l’histoire. Bornons-nous à dire DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 que la petite tragédie de cette nuit de noces – qui a des implications considérables – est déchirante, compréhensible du point de vue des deux parties et terriblement inutile. McEwan dessine le contexte politique de 1962 aussi précisément que le contexte social. Les générations plus âgées s’accrochent toujours au rôle qu’a joué la Grande-Bretagne dans la Seconde Guerre mondiale et ont du mal à accepter qu’elle ne soit plus une puissance mondiale. Les plus jeunes, comme Florence et Edward, ne sont pas mécontents de voir la fin de l’Empire et d’adopter un pays moins pesant. Ils acceptent la Grande-Bretagne en tant que “puissance mineure – et le dire leur procurait une jubilation blasphématoire”. En revanche tous les plus de 40 ans “s‘étaient battus, ou avaient souffert, pendant la guerre et connu la mort avec une intensité rare, et ne pouvaient pas croire qu’en guise de récompense pour leurs sacrifices leur pays sombre dans l’insignifiance”. Ian McEwan nous dit surtout que, malgré tous les défauts de notre culture moderne surérotisée, la révolution sexuelle a eu du bon. Situé quelques années plus tard, On Chesil Beach aurait raconté une histoire moins élégiaque et bouleversante, mais nettement plus heureuse. Lionel Shriver**, The Daily Telegraph, Londres * Ed. Jonathan Cape, Londres, 2007. A paraître en France à l’automne 2008, chez Gallimard. ** Ecrivaine américaine. Il faut qu’on parle de Kevin (Belfond, 2006) est son dernier roman paru en français. 24/04/07 19:30 Page 59 insolites ● Inhalation passive A L’hommemachine à écrire partir du 1 juillet, en Grande-Bretagne, tous les lieux publics seront nonfumeurs, y compris les paniers à salade. Les prisonniers conduits au tribunal auront droit à des patchs de nicotine pour surmonter le manque et ses effets indésirables – “angoisse, stress et comportements hostiles et destructeurs”. Les prisonniers, en revanche, pourront fumer dans leurs cellules, assimilées à leur domicile, indique le document récemment publié par l’administration pénitentiaire. Les gardiens ne seront pas tenus d’entrer chez un détenu en train d’en griller une. “Toutefois, en cas de danger immédiat pour les prisonniers ou le personnel pénitentiaire”, les matons devront faire fi de la tabagie passive. Fumée ou pas, ils devront intervenir. Sans passage à tabac, cela va sans dire. (The Times, Londres) er R Melons sidéens Israël exporte des melons porteurs du sida : en Arabie Saoudite, cette rumeur s’est répandue comme une traînée de poudre. Propagé par SMS, ce message a fait le tour du pays : “Alerte du ministère de l’Intérieur : un million de melons contaminés par le sida sont entrés en Arabie Saoudite par la route du Nord”. Le porteparole du ministère de l’Intérieur s’est fendu d’un démenti VIH ne peut survivre qu’à la température du corps humain, laquelle ne peut être atteinte par les fruits”, a-t-il tenu à préciser. Asharq Al-Awsat dans Asharq Al-Awsat. “Ces rumeurs sont dénuées de fondement”, a déclaré le général Mansour Al-Turki au quotidien panarabe. “Le yoki Inoué change le clavier de ses deux ordinateurs tous les six mois. Les touches cèdent sous ses mains qui, telles des araignées possédées, tissent roman après roman. En vingt ans, Ryoki Inoué a écrit près de 1 100 titres. Cette abondante bibliographie a valu au Brésilien les honneurs du Guinness des records, où il côtoie le plus gros chou du monde et le dalmatien le plus tacheté de l’histoire canine. Ryoki Inoué, qui vit à Gonçalves, à 200 kilomètres de São Paulo, est un touche-à-tout : il pond aussi bien de la littérature pour herboristes que de la pharmacopée policière. Cet ancien chirurgien a abandonné le festin sanglant des blocs opératoires pour les joies de la graphomanie en 1986. “Je me suis lassé de la médecine. Mais j’écris mes romans avec toute la passion que j’avais pour la chirurgie”, explique-t-il. Il a notamment bouclé une de ses œuvres en six heures, relevant le défi lancé par un journaliste du Wall Street Journal, qui a assisté à l’enfantement de Secuestro Fast Food comme on assiste à une séance d’exorcisme. De père japonais, Ryoki Inoué est un Nippon transplanté en pleine forêt amazonienne. Il passe au moins quatre heures par jour à écrire. Et ne dort jamais plus de six heures. “Je me lève à 8 heures, je lis la presse sur le Net, puis je surfe à la recherche d’idées ou d’informations précises.” Ryoki Inoué est d’une curiosité insatiable : il affirme ne jamais avoir utilisé deux fois la même trame. Certes, comme beaucoup d’auteurs, il a créé plusieurs séries. Il a son propre James Bond et d’autres personnages qui le suivent d’un livre à l’autre. Ryoki Inoué est dans la lignée de Corín Tellado, sorte de Barbara Cartland espagnole, auteur de quelque 5 000 romans à l’eau de rose : à n’importe quelle heure, une histoire peut s’emparer de lui et il doit immédiate- Faux col e réchauffement de la planète risque de faire une autre victime : la bière tchèque. Les changements climatiques portent un rude coup à la culture de l’orge, note le site Aktuakne.cz. Les brasseurs tchèques doivent déjà importer une partie de leur matière première. Le prix de la blonde s’en ressent : la bière a augmenté en moyenne de 1,5 couronne par litre. Les agronomes tchèques planchent actuellement sur la culture de plants iraniens. Mais, si l’espèce survit à l’Europe centrale, la Pilsen, elle, ne survivra pas aux réglementations de l’UE. Devenue persane, la fameuse blonde ne pourra plus se prévaloir de l’appellation “tchèque”. (Tyzden, Bratislava) L Tempérance Oscar Cabral/Ed Abril-Content-txt *860 p59 ment se mettre à tambouriner sur le clavier d’un de ses deux ordinateurs. Cette manie lui vient de sa mère, auteure de quelques poèmes inédits. L’inédit, en revanche, Ryoki Inoué ne connaît pas. En 1992, ses ouvrages monopolisaient 95 % du marché des éditions de poche brésilien. Il assure avoir écrit jusqu’à trois romans par jour. Et il a utilisé pas moins de 39 pseudonymes, parmi lesquels James Monroe, Jeff Taylor, Stepham McSucker… Mais tout cela, c’est du passé. Non qu’il ait été détrôné, mais un désaccord esthétique avec ses éditeurs l’a conduit à abandonner les publications bon marché au profit de pavés mastoc pour lesquels il puise allègrement dans l’actualité (sida, 11 septembre 2001, Pablo Escobar, etc.). “Vivre de sa plume au Brésil est un acte d’héroïsme authentique”, clame Ryoki Inoué. Si c’est lui qui le dit, avec sa bibliothèque qui suffirait à la reforestation de l’Amazonie… Entre deux romans, il donne sur Internet des cours d’écriture rapide. Le secret de son incroyable graphorrhée ? “Des idées, des recherches sur le sujet, et du travail, du travail et encore du travail.” Parmi ses auteurs favoris figurent Cervantès et Eça de Queirós, Fernando Sabino et Jorge Amado. Quand un de ses livres s’enlise, il se met aux fourneaux. Dernier projet en date : une autobiographie à une main – pendant ce temps, l’autre pourrait s’agiter sur le second ordinateur. Antonio Lucas, El Mundo (extraits), Madrid Indulgence Les homicides, la violence aveugle, ça suffit. En Pennsylvanie, des politiciens demandent que la vente d’armes à feu soit limitée de façon drastique : pas plus d’une arme par personne et par mois. Le nombre de meurtres à Philadelphie en 2007 dépasse “J’ai fait ce qu’aucun homme ne doit jamais faire : le nombre de ceux commis à New York, qui compte une population six fois plus importante, j’ai levé la main sur une femme”, se repent Mario Bal- précise The New York Times. ducci, qui est parti à Rome à pied pour quérir le pardon du pape. Pour expier sa faute – il a battu sa petite amie –, cet Italien de 58 ans parcourra pedibus les Belle infidèle 737 kilomètres qui séparent Bolzano du Saint-Siège, en tirant derrière lui un char allégorique portant l’ef- rès de trois Constitutions en un an, ça fait beaucoup. Depuis l’arrivée au pouvoir de Kourmanbek Bakiev au Kirghizistan, le texte fondamental du pays ne cesse d’être remanié. La version destinée à la minorité ouzbèke laisse quelque peu à désirer. L’association des Ouzbèkes envisage de porter plainte contre les traducteurs. “On se fout de notre gueule”, déclare sans ambages son représentant, Oulougbek Abdousalamov. De fait, la traduction est plutôt libre. Le “pouvoir judiciaire” de la version kirghize devient le “gouvernement du tribunal” dans la traduction ouzbèke, la “cour d’assises” est baptisée le “tribunal des conseillers sédentaires”, le “15 novembre 2007” se transforme en “15 janvier 2007”, et une centaine d’erreurs du même tonneau. La majorité kirghize, quant à elle, a dû patienter un mois pour obtenir la dernière mouture du texte. L’ex-République soviétique a beau être indépendante depuis 1991, la Constitution n’a pas été écrite en kirghiz, langue d’Etat, mais en russe, indique Fergana.ru. P COURRIER INTERNATIONAL N° 860 figie du Christ, de saint François, d’Elvis Presley et de Lou Reed. Le souverain pontife le recevra-t-il ? Voire. Aux dernières élections municipales, M. Balducci s’était présenté sous les couleurs de sa propre formation politique, le “Parti pour tous”. Pendant la campagne, il La Repubblica avait simulé la célébration d’un mariage homosexuel. 59 DU 26 AVRIL AU 2 MAI 2007 Si le geste déplaît au pape, tant pis, le pèlerin se contentera même de la bénédiction du “dernier prélat du Vatican”. (La Repubblica, Milan)