Un dimanche (à la piscine) à Kigali : du livre au film

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Un dimanche (à la piscine) à Kigali : du livre au film
Un dimanche (à la piscine) à Kigali : du livre au film Analyse de l’adaptation cinématographique d’une œuvre littéraire Travail de Maturité, sous la direction de M. Olivier Blanc Gymnase Auguste Piccard, le 28 octobre 2013 Manon Nicole, 3M6 0 1ère édi)on québécoise. 2000 Édi)ons Boréal 1ère édi)on française. 2003 Édi)ons Denoël et Boréal Film de Robert Favreau 2006 Édi)ons Digipack Édi)on de poche québécoise. 2002 Édi)ons Boréal Édi)on de poche française. 2006 Édi)ons Folio Résumé Mon travail de maturité porte sur la comparaison du roman Un dimanche à la piscine à
Kigali de Gil Courtemanche avec son adaptation cinématographique Un dimanche à Kigali
de Robert Favreau. Gil Courtemanche est né à Montréal en 1943 et mort en 2011. Il
travaille pendant plusieurs années pour Radio-Canada en tant que journaliste. Il s’intéresse
particulièrement à la politique et aux pays en développement. Gil Courtemanche réalise
plusieurs documentaires dont L’Église du sida qui l’inspirera pour l’écriture de son premier
roman, Un dimanche à la piscine à Kigali qui rencontre un grand succès et fait l’objet
d’une adaptation cinématographique en 2006. Le roman se déroule pendant le génocide des
Tutsis au Rwanda et raconte l’histoire d’amour entre une jeune Rwandaise et un journaliste
canadien. Robert Favreau est né en 1948 à Montréal. Il est réalisateur et scénariste pour la
télévision. Il est l’auteur de onze films entre 1973 et 2006. Un dimanche à Kigali est son
dernier long métrage. Le cinéaste et l’écrivain partagent une faculté à s’indigner face aux
injustices et à la violence. L’un et l’autre sont connus pour leur humanisme et leur
engagement.
Dans le premier chapitre de mon travail, je décris l’intrigue principale commune aux deux
œuvres : l’histoire d’amour fulgurante entre Gentille, une jeune serveuse rwandaise et
Bernard Valcourt, un journaliste canadien qui réalise un documentaire sur le sida. En
l’espace de quelques mois, ils vont être amenés à adopter une fillette devenue orpheline
après la mort de ses parents, des amis de Gentille et Valcourt. Les protagonistes vont se
marier dans l’espoir de gagner le Canada en toute légalité. Ils n’y parviendront pas et seront
séparés. L’intrigue principale est très similaire dans les deux œuvres. Cependant, l’épilogue
diffère du livre au film. C’est pourquoi j’ai décidé d’analyser précisément la scène où
Gentille et Valcourt se revoient une dernière fois après le génocide.
La suite de ce chapitre concerne les intrigues secondaires. J’ai réuni les personnages
secondaires communs aux deux œuvres en quatre groupes : ceux qui périssent pendant le
génocide, ceux qui survivent, les amis occidentaux du couple et les personnages qui ont tué
des Tutsis pendant le génocide, alors qu’ils étaient amis avec eux avant les événements. J’ai
également parlé de Marie-Ange et Justin, deux personnages qui n’apparaissent que dans le
roman. Il s’agit d’une femme adultère et d’un homme qui transmet consciemment le sida à
ses maîtresses.
Dans le chapitre suivant, je compare la structure des deux œuvres, en particulier la
chronologie. Dans le livre, les événements se suivent de manière linéaire alors que dans le
film, il y a une double série d’événements, une avant le génocide et une après celui-ci. En
analysant la narration, je me suis aperçue que la quasi-totalité des intrigues du roman
étaient vues à travers le regard de Valcourt, bien que la focalisation soit omnisciente.
Le dernier chapitre concerne les thèmes principaux communs au livre et au film. J’ai choisi
de parler du sida, de la mort et du bonheur, car ce sont des thèmes centraux dont je n’avais
pas parlé précédemment. C’est en abordant ces thèmes que j’ai été amenée à remarquer les
différences de culture entre les personnages occidentaux et les personnages rwandais dans
la façon de traiter la maladie, la mort et le bonheur.
Enfin, j’ai comparé les incipits du livre et du film car ceux-ci étaient très différents.
Table des matières Table des matières ......................................................................................................................1
1. Introduction ............................................................................................................................2
2. Intrigues..................................................................................................................................5
2.1 Intrigue principale ..........................................................................................................................5
2.2 Intrigues secondaires....................................................................................................................11
3. Structure et narration ............................................................................................................16
3.1 Structure .......................................................................................................................................16
3.2 Narration ......................................................................................................................................18
4. Thèmes .................................................................................................................................21
4.1 Le sida ..........................................................................................................................................21
4.2 La mort.........................................................................................................................................22
4.3 Le bonheur ...................................................................................................................................22
5. Analyse de l’incipit...............................................................................................................24
6. Conclusion............................................................................................................................27
Bibliographie ............................................................................................................................28
1 1. Introduction Pour mon travail de maturité, j’ai choisi le sujet concernant le génocide des Tutsis au
Rwanda. Mon choix s’est tourné vers ce thème car, très intéressée par la littérature, j’ai
apprécié l’idée de lire différentes œuvres relatives aux mêmes événements historiques. J’ai
choisi le thème du génocide, car il me semblait fondamental de savoir ce qui a amené la
mort de milliers de personnes tuées au Rwanda entre avril et juillet 1994.
Dans le but de mieux connaître les circonstances historiques des œuvres que j’allais
découvrir, j’ai commencé par visionner le documentaire Tuez les tous de David Hazan,
Raphaël Glucksmann et Pierre Mezerette. Afin de me familiariser avec différents moyens
d’expression, j’ai lu plusieurs œuvres, dont un roman, l’Ainé des orphelins de Tierno
Monenembo, un témoignage tiré du livre de Jean Hatzefeld, Dans le nu de la vie. Récits des
marais rwandais. J’ai également vu le film de Michael Caton-Jones, Shooting Dogs. Ce
corpus m’a permis de compléter mes connaissances sur le déroulement du génocide, mais
aussi d’orienter mon travail de maturité, selon mon intérêt, vers une analyse comparative.
A l’origine, mon idée était de comparer un témoignage et une fiction, car il me semblait
enrichissant de confronter deux types d’expression. J’ai alors entrepris la lecture du
témoignage de Révérien Rurangwa, Génocidé. Après cinquante pages de lecture, j’ai
compris qu’il me serait impossible d’analyser ce témoignage dans mon travail de maturité.
En effet, la description très précise des meurtres des membres de la famille de Révérien
Rurwanga m’a bouleversée. Il m’est apparu qu’il ne me serait pas supportable d’analyser
pendant plusieurs mois un témoignage auquel je n’ai cessé de penser le jour suivant la
lecture des cinquante premières pages.
J’ai donc décidé de centrer mes lectures sur des fictions. J’ai alors lu Murambi, le livre des
ossements de Boubacar Diop qui m’a plu, mais qui me paraissait difficile à intégrer dans
une analyse comparative. J’ai ensuite lu Cent jours, cent nuits de Lucas Bärfuss et enfin,
Un dimanche à la piscine à Kigali de Gil Courtemanche. Il aurait été possible de comparer
ces deux derniers livres, étant donné que ces romans racontent une romance entre un
homme occidental et une femme rwandaise. Cependant, n’ayant pas été passionnée à la
lecture de Cent jours, cent nuits, j’ai décidé de l’éloigner de mon corpus. Par contre, Un
dimanche à la piscine à Kigali m’a beaucoup plu par sa densité et par la variété de ses
intrigues. J’ai ensuite appris que ce livre avait fait l’objet d’une adaptation
cinématographique en 2006, ce qui m’a donné l’idée de mon sujet. Mon travail de maturité
consiste donc en une analyse comparative entre le livre de Gil Courtemanche, Un dimanche
à la piscine à Kigali et le film de Robert Favreau, Un dimanche à Kigali.
Gil Courtemanche est un écrivain et journaliste canadien né à Montréal en 1943 et mort en
2011. Dès 1962, il travaille comme journaliste pour Radio-Canada. Il crée différentes
émissions dont l’Événement en 1978, qui analyse des événements de l’actualité. Il
correspond également pour différents journaux canadiens. Il réalise plusieurs
documentaires dont l’Église du sida, duquel il s’est inspiré pour écrire son premier roman,
Un dimanche à la piscine à Kigali qui raconte l’histoire d’amour entre un journaliste
canadien et une jeune Rwandaise dans le contexte historique du génocide rwandais1. Ce
roman a rencontré un vif succès : il a reçu le Prix des libraires du Québec en 2001 et a été
1
Gil Courtemanche (1943-2011) : de cœur et de conviction, La Presse, 19 août 2011, édition électronique,
http://www.lapresse.ca/arts/livres/201108/19/01-4427291-gil-courtemanche-1943-2011-de-coeur-et-de-convictions.php, consulté le
25.09.13
2 traduit dans vingt-trois langues2. Gil Courtemanche, connu pour son engagement sans
relâche, est mort en août 2011 des suites d’un cancer.
Robert Favreau est né en 1948 à Montréal. Il est réalisateur et scénariste pour le cinéma et
la télévision. Il a réalisé onze films depuis 19733. Sorti en 2006, Un dimanche à Kigali est
son dernier long métrage. Il a été entièrement tourné au Rwanda et a rencontré un vif
succès tout comme le roman dont il est adapté. Il a également reçu de nombreux prix, dont
celui de la meilleure adaptation aux Genie Awards 2007.4
Gil Courtemanche et Robert Favreau sont liés par leur sentiment humaniste et leur capacité
à s’indigner face aux injustices et à la violence. Le directeur du quotidien Le Devoir pour
lequel Gil Courtemanche a rédigé des chroniques pendant les cinq dernières années de sa
vie, parle de l’auteur en ces termes : « L’injustice sociale était pour lui une grande
préoccupation, il était incapable de rester froid devant ça. Mais son indignation était
toujours appuyée sur des faits, de l’information »5. Dans le livret du DVD6, Robert Favreau
évoque également cette même idée comme étant à la source de la réalisation du film : « J’ai
fait ce film pour que notre indifférence se mue en indignation ». Le livre et son adaptation
cinématographique sont donc le reflet du profond engagement de leur auteur respectif.
Avant d’analyser les deux œuvres situées durant le génocide rwandais, il apparaît utile de
fournir tout d’abord quelques précisions sur les origines de cette sombre période de
l’histoire récente qui a ébranlé le Rwanda en 19947.
En 1896, le Rwanda, un des derniers pays d’Afrique à être colonisé, est placé sous
protectorat allemand. A cette époque, la population est divisée en trois groupes,
comparables à des classes sociales, « Les Hutus », les « Tutsis » et les « Twas ». Ces
derniers sont nettement minoritaires. Les Hutus constituent environ soixante pour cent de la
population rwandaise et sont en majorité de modestes cultivateurs. Les Tutsis sont issus
d’une tradition bergère. Les trois groupes se côtoient sans difficulté majeure et à leur tête,
un roi tutsi trône à la cour royale.
Suite à sa défaite lors de la première guerre mondiale, l’Allemagne est contrainte de céder
le Rwanda à la Belgique. La Belgique renforce le pouvoir royal tutsi et commence à
convertir les Rwandais au christianisme. Les pères blancs enseignent aux jeunes le contenu
des ouvrages d’anthropologie raciale, selon lesquels, les Tutsis seraient des êtres supérieurs
venus du nord, ce qui expliquerait leur grande taille et leur peau claire. Les Hutus plus
trapus et de peau foncée, seraient inférieurs aux Tutsis.
En 1931, la carte d’identité ethnique entre en vigueur. Chaque Rwandais est ainsi
catégorisé de façon définitive selon son origine ethnique tutsie ou hutue. En 1959, après le
décès du roi tutsi Mutara, le Rwanda va vivre une période d’instabilité. Les Hutus prennent
le pouvoir, appuyés par les Belges qui craignent une révolution marxiste sous l’impulsion
des Tutsis instruits. Un parti raciste hutu est fondé. Suivent les premiers massacres
2
Wikipédia l’Encyclopédie libre : entrée « Gil Courtemanche », http://fr.wikipedia.org/wiki/Gil_Courtemanche, consulté le 25.09.13
Wikipédia l’Encyclopédie libre : entrée « Robert Favreau », http://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Favreau_%28r%C3%A9alisateur%29,
consulté le 25.09.13
4
Robert Favreau, Un dimanche à Kigali, Livret du DVD, éditions Digipack, 2008.
5
Gil Courtemanche (1943-2011) : de cœur et de conviction, Op. cit.
6
Robert Favreau, op. cit.
7
Chronologie établie par Catherine Coquio, tirée de Berthe Kayitesi, Demain ma vie. Enfants chefs de famille dans le Rwanda d’après,
éditions Laurence Teper, 2009.
3
3 organisés contre la communauté tutsie. Des dizaines de milliers de Tutsis n’auront d’autre
recours que la fuite dans les pays voisins.
L’indépendance du Rwanda est proclamée en 1962. Le premier président est d’origine
hutue. Les années qui suivront verront des périodes de terreur à l’égard des Tutsis qui
migrent massivement. Parallèlement, le pays traverse une grave crise économique et
sociale. C’est dans ce contexte que le président Juvénal Habyarimana est élu en 1978.
Le pays entre dans la guerre civile en 1990 suite à l’invasion du Front Patriotique Rwandais
(FPR), un groupe armé constitué de Tutsis émigrés dans les pays voisins. Le gouvernement
français forme les Hutus pour combattre le FPR et ne s’oppose pas à la prolifération de
milices. En 1991, des épisodes de terreur contre les Tutsis commencent dans le nord du
pays qui est une zone de présence militaire française, sans pour autant déclencher les
réactions de la communauté internationale. Cette indifférence envers leurs exactions
encourage les Hutus à concevoir l’extermination des Tutsis.
En août 1993, Habyarimana, qui est toujours au pouvoir, signe des accords de paix à
Arusha, en Tanzanie8, avec le responsable du FPR. Ces accords autorisent les réfugiés tutsis
à regagner leur pays d’origine et organisent le partage du pouvoir entre le gouvernement
rwandais et le FPR. Ces accords de paix éveillent la colère des extrémistes hutus.
Le six avril 1994, l’avion présidentiel est attaqué par un missile qui provoque la mort du
président Habyarimana. Bien que l’origine du tir soit inconnue, beaucoup s’accordent à
penser que les extrémistes hutus auraient commandité l’assassinat du président en signe
d’opposition à la signature des accords de paix quelques mois auparavant. La mort du
président est l’élément déclencheur du génocide qui provoquera le décès de 1'074’017
personnes, selon un bilan officiel, effectué en 2000 par le Ministère rwandais de
l’administration du territoire9.
Tout d’abord, je décrirai l’intrigue principale du récit qui concerne l’histoire d’amour entre
les deux protagonistes. J’analyserai la principale différence dans le déroulement de leur
relation au moyen d’une analyse comparative de leur dernière rencontre dans le roman et
dans le film, puis j’aborderai les intrigues secondaires. Je m’intéresserai ensuite aux
différences de structure de narration entre le livre et le film et je développerai trois thèmes
communs aux deux œuvres. Enfin je comparerai les incipit des deux œuvres.
8
Wikipédia, l’Encyclopédie libre, entrée « Accords d’Arusha », http://fr.wikipedia.org/wiki/Accords_d'Arusha_(Rwanda), consulté le
25.09.13
9
Reliefweb : Rwanda/Génocide : plus d’un million de morts, http://reliefweb.int/report/rwanda/rwandag%C3%A9nocide-plus-dunmillion-de-morts-bilan-officiel, consulté le 25.09.13
4 2. Intrigues 2.1 Intrigue principale Ce chapitre est consacré aux intrigues des œuvres. Je vais commencer par décrire l’intrigue
principale qui concerne Gentille et Valcourt, les protagonistes. Ensuite j’aborderai les
intrigues secondaires.
Intéressons-nous au principal point commun des deux œuvres : le déroulement de la
relation entre Gentille et Valcourt. Gentille est une jeune femme rwandaise qui travaille à
l’hôtel des Mille Collines comme serveuse. Elle est Hutue mais a un physique de Tutsie.
Valcourt est un homme canadien plus âgé qu’elle qui séjourne à l’hôtel des Mille Collines
et travaille pour une télévision qui diffuse des émissions sur le sida.
La première étape de la relation entre Valcourt et Gentille est leur première rencontre. Elle
est similaire dans les deux œuvres et se déroule à l’hôtel des Mille Collines à la fois dans le
livre et dans le film. Gentille est à son poste de serveuse tandis que Valcourt est son client.
Le premier contact entre les deux personnages est bref, mais intense, en particulier dans le
film où on peut remarquer dès ce moment une complicité entre Valcourt et Gentille,
notamment grâce aux regards échangés.
Au cours de la seconde étape de leur relation, Valcourt et Gentille apprennent à se
connaître. Cette étape est presque identique dans le livre et dans le film. Gentille convie
Valcourt chez elle pour solliciter son aide. Elle lui demande de dire au gouvernement
qu’elle est Tutsie. Valcourt avoue à Gentille qu’il est attiré par elle, cependant il refuse
qu’elle soit avec lui uniquement pour recevoir des cadeaux et des privilèges, car il souhaite
que la relation soit fondée sur de l’amour partagé. Valcourt essaie de faire prendre
conscience à Gentille que, bien qu’il soit blanc, il ne peut pas résoudre le problème de son
apparence tutsie. Cette scène est importante pour la suite de leur relation, car c’est grâce à
ce dialogue entre Gentille et Valcourt que la nature de leur lien va être définie. A partir de
cet instant, il apparaît clairement que Valcourt ne fréquente pas Gentille pour l’aider à
obtenir un visa, mais bel et bien pour tisser une véritable histoire d’amour entre deux
personnes égales.
La troisième étape de la relation entre Gentille et Valcourt est le premier rapport charnel.
Peu avant cet événement, Valcourt demande à Gentille de dormir dans un autre lit, mais
Gentille est vexée car elle croit que Valcourt ne l’aime pas. Elle lui reproche de trop
réfléchir. Valcourt lui fait part de sa crainte qu’elle ne l’aime que parce qu’il est blanc et
qu’elle le croit riche, mais Gentille l’assure qu’elle est amoureuse de lui. Peu après cette
conversation, Gentille et Valcourt ont leur première relation amoureuse qui marque une
nouvelle étape de leur relation, car le contact physique les rapproche et fait d’eux un couple
à part entière. Valcourt s’abandonne enfin et cesse de s’interroger sur la sincérité de
Gentille qui en retour se sent aimée et précieuse aux yeux de Valcourt. Il est intéressant de
remarquer que, dans les deux œuvres, la première relation charnelle entre Gentille et
Valcourt se situe entre deux scènes violentes et dures. Dans le livre, elle se trouve entre le
meurtre de Cyprien et de sa femme et la découverte des deux cadavres par Gentille et
Valcourt. Dans le film, la scène d’amour prend place entre une attaque de miliciens à
l’hôtel et un retour dans le présent après le génocide où Valcourt découvre un paysage
5 délabré. La première relation physique du couple apparaît ainsi comme une sorte de trêve
dans un climat d’insécurité et de violence.
La quatrième étape de la relation entre Valcourt et Gentille est l’adoption de la fille de
Cyprien. Après la mort de Cyprien et de sa femme Georgina, Valcourt et Gentille
recueillent leur fille qui est la seule de la famille à être encore en vie. Cette adoption
s’impose à Valcourt et Gentille car la fille de Cyprien n’a nulle part où vivre et ils ne
veulent pas l’abandonner. Cet acte est un signe de respect envers la mémoire de leur ami
Cyprien. Valcourt et Gentille se retrouvent donc parents alors qu’ils ne sont qu’au début de
leur histoire d’amour. Cela représente une étape importante dans la vie du couple, car ils
ont désormais la responsabilité de s’occuper de l’enfant.
La cinquième étape de la relation de Valcourt et Gentille est la demande en mariage.
Valcourt demande Gentille en mariage en toute intimité pour lui permettre de quitter le
Rwanda sans problème de documents d’identité. Bien que la raison du mariage soit
administrative, il apparaît clairement que c’est l’union de deux personnes qui s’aiment. Cet
événement est important car il constitue l’apogée de l’histoire d’amour. Ils savent que le
pire est à venir, mais ce mariage représente un espoir de s’en sortir. A ce moment-là,
Valcourt et Gentille sont très liés et sont encore emplis d’espérance malgré leur situation
très délicate. Cette demande en mariage a lieu alors que Gentille et Valcourt ne se
connaissent que depuis peu, ce qui illustre la fulgurance de leur relation.
La sixième étape de l’histoire du couple est la rencontre de Valcourt avec Jean-Damascène,
le père de Gentille. Les amoureux se déplacent en voiture jusqu’à Butare pour rencontrer le
père de Gentille dans le but de lui demander son accord pour le mariage. Jean-Damascène
les accueille dignement, mais il met en garde Valcourt du danger que représente la situation
critique du Rwanda et lui conseille de fuir. Valcourt demande au père la main de sa fille et
celui-ci accepte solennellement. Cette scène est marquante pour tous deux : pour Gentille,
elle représente la reconnaissance de leur mariage et la possibilité de s’unir à Valcourt dans
la fierté, et pour Valcourt elle symbolise son appartenance à la famille de Gentille.
La séparation de Gentille et Valcourt est la septième étape de leur relation. Alors qu’ils
prennent la route pour l’aéroport dans le but de quitter le Rwanda, leur voiture est arrêtée
par un groupe de miliciens qui pensent que Gentille est tutsie et l’enlèvent. De son côté,
Valcourt quitte le Rwanda. Cet événement est similaire dans les deux œuvres. Il marque la
fin de la période heureuse du couple et le début de l’horreur, en particulier pour Gentille qui
se fera violer à plusieurs reprises par son ravisseur.
Jusque-là, les étapes de l’intrigue principale, l’histoire d’amour entre Gentille et Valcourt
sont très similaires dans les deux œuvres. Cependant, l’épilogue de leur relation diffère
beaucoup d’une œuvre à l’autre, c’est ce que je vais montrer par l’analyse de séquence qui
suit.
Cette analyse porte sur la dernière séquence du film et sur les quatre dernières pages du
livre. Les lignes ont été numérotées de « les joyeux cris des marchands » (p. 295) jusqu’à
« Valcourt est heureux » (p. 298). Les dernières pages du livre sont très différentes des
dernières minutes du film. Je vais centrer mon analyse sur le livre et j’aborderai ensuite le
film en comparant celui-ci avec l’œuvre littéraire
6 Bien que la fin du livre ait été adaptée très librement par le cinéaste, on retrouve néanmoins
quelques éléments présents dans les deux œuvres.
Dans le livre, la séquence peut se diviser en deux parties : une première partie qui se
déroule au marché et une seconde, le sommaire, qui raconte plusieurs mois de la vie de
Valcourt.
Dans la partie qui se déroule au marché, Valcourt rencontre Gentille par hasard. On
apprend que Gentille a fait promettre à ses amis qu’ils ne diraient pas à Valcourt qu’elle est
encore en vie. Valcourt la laisse.
Dans la seconde partie du passage, les amis de Gentille lui disent que Valcourt est parti
pour le Canada. Gentille meurt d’une pneumonie six mois plus tard. Valcourt vit avec une
femme suédoise avec laquelle il a adopté une petite fille.
Le lieu de la dernière rencontre entre Valcourt et Gentille est le marché. Valcourt revient
sur les lieux après le génocide pour y tourner un reportage avec une équipe de télévision
allemande. La description du marché est très neutre et elle montre des faits vus de
l’extérieur, à la manière dont une caméra de télévision pourrait les présenter dans un
reportage léger de journal télévisé. On peut ressentir une certaine futilité en lisant la
première phrase du passage : « Les joyeux cris des marchands avaient recommencé à fuser
sur les étals » (l. 1). Cet extrait montre que la vie a, en quelque sorte, repris son cours après
le génocide. Cependant, derrière cette neutralité apparente, transparait à travers l’usage
d’expressions familières, l’émotion qui s’empare de Valcourt lorsqu’il revoit la place du
marché chargée de souvenirs heureux : « Là où mille personnes se bousculaient, criaient et
s’engueulaient il y a trois mois, une centaine peut-être marchands et clients confondus,
s’affairaient » (l. 10-12). Ces sentiments sont perceptibles également par l’usage
d’expressions évoquant la vitalité : « Personne n’occupait le grand comptoir magique sur
lequel s’étalaient comme des fleurs explosives les petits pots de safran doré et de piment
moulu » (l. 14-16).
Le marché représente pour Valcourt un lieu où il a été heureux avec Gentille et où il
rencontrait des amis, comme Cyprien : « Juste derrière on aurait dû voir les vendeurs de
tabac, et au bout de la ligne, le visage anguleux de Cyprien, ses omoplates creuses et ses
yeux fiévreux. » (l. 16-19). Valcourt ne se sent pas à sa place car tout est différent :
« Valcourt ne reconnut aucune des vendeuses de tomates, ni aucun des vendeurs de
pommes de terre. » (l. 2-4). Cela montre que le génocide a changé beaucoup de choses dans
la vie des gens, mais qu’il ne les empêche pas de continuer à vivre et à faire leur travail.
Dans ce passage, les amis de Gentille sont présents. Un aspect important de la conclusion
de ce roman réside dans le fait que Gentille inclut ses amis dans le mensonge en les faisant
promettre de ne pas révéler à Valcourt qu’elle est encore vivante, pour qu’il évite de la
chercher et qu’il ne la voie dans un état critique. Il est intéressant de souligner que dans
cette situation, Valcourt n’en veut ni à Gentille, ni à ses amis de lui avoir menti, mais il les
remercie d’avoir respecté le souhait de Gentille : « Bernard les remercia d’avoir respecté la
volonté de Gentille » (l. 74-75). Valcourt, lui aussi, décide de respecter la volonté de
Gentille en la laissant. A son tour, il ment indirectement à Gentille en demandant à Victor
de lui dire qu’il a quitté le Rwanda pour retrouver le Canada. C’est sur ce mensonge que
l’histoire d’amour de Gentille et Valcourt se termine.
7 Le livre d’Eluard que porte Gentille permet à Valcourt de la reconnaître sous son chapeau
de paille. C’est Valcourt qui a fait découvrir les poèmes d’amour d’Eluard à la jeune
femme. Ce recueil de poèmes est un symbole de leur histoire d’amour. C’est la seule chose
qui relie Gentille à Valcourt lorsque les deux protagonistes sont séparés. Ce livre représente
aussi un souvenir heureux pour l’un et l’autre.
Le dernier paragraphe du livre traite des mois qui suivent la dernière rencontre entre
Valcourt et Gentille. Les dernières lignes parlent de Valcourt comme d’un homme qui a
réussi à surmonter la mort de Gentille. La dernière phrase le prouve : « Valcourt est
heureux » (l. 102). Néanmoins, l’auteur montre que Valcourt n’a pas pour autant oublié
Gentille, car c’est ainsi qu’il appelle sa fille adoptive. Il travaille désormais pour un groupe
qui défend les droits des personnes accusées de génocide. Cela permet de comprendre que,
malgré ce qui lui est arrivé, il continue à se battre pour les causes qui lui semblent
importantes, en particulier celles des gens persécutés par la société. Par le changement de
temps verbal qui passe de l’imparfait au présent dans le dernier paragraphe, l’auteur nous
montre que Valcourt a repris le cours de sa vie et qu’il ne vit pas uniquement tourné vers
son passé partagé avec Gentille. Au moyen du présent de l’indicatif l’auteur suggère que
Valcourt a réussi à se reconstruire après la mort de Gentille et les événements dramatiques
dont il a été le témoin. Il donne ainsi à l’épilogue une orientation résolument tournée vers le
futur.
Dans la dernière séquence du film, Valcourt, guidé par Désirée, la fille de Cyprien que
Gentille et lui avaient adoptée, découvre Gentille dans une maison délabrée proche de celle
de son père. Elle lui demande de la tuer pour abréger ses souffrances. Ensuite, Valcourt
étouffe Gentille dans son sommeil à l’aide de son oreiller. Le lendemain, il enterre Gentille
près de la maison en compagnie de Désirée.
On peut diviser cette séquence en deux parties bien distinctes. La première concerne
l’épilogue de la relation de Valcourt et Gentille et elle se déroule à l’intérieur de la maison.
La seconde est constituée par la scène qui a lieu à l’extérieur de la maison.
C’est après une longue recherche que Valcourt découvre où se trouve Gentille,
contrairement à la scène du livre où il la retrouve par hasard. Dans le livre, Valcourt a
repris une activité professionnelle : « Ce jour là, Valcourt accompagnait une équipe de la
télévision allemande qui voulait faire un quart d’heure human interest sur la vie après le
génocide » (l. 7-9). Dans le film, au contraire, Valcourt consacre tout son temps à la
recherche de Gentille après le génocide. Le fait que Valcourt ait repris son travail ne montre
certainement pas un désintérêt de Valcourt pour Gentille, mais une autre manière de gérer
le manque de Gentille et le peu d’espoir qui lui reste de la retrouver vivante : « Valcourt
obéit sans dire un mot et entra une deuxième fois dans le deuil. Celui-ci, il ne savait s’il
serait capable de le supporter. Il entra chez Victor et but énormément » (l. 59-62). Cette
citation montre que Valcourt est très marqué par les retrouvailles avec Gentille. Le mot
« deuil » montre aussi que Valcourt a encore moins d’espoir de retrouver Gentille après le
génocide dans le livre que dans le film, car il a déjà commencé à faire le deuil de Gentille
avant de la retrouver vivante.
La première partie de la séquence se déroule dans une maison délabrée où Gentille s’est
vraisemblablement réfugiée après s’être échappée de chez Modeste. Ce lieu est désert, ce
qui donne presque l’impression que le temps s’est arrêté.
8 Le film ne montre pas le futur de Valcourt. On peut imaginer qu’il va s’occuper de Désirée,
la fille de Cyprien que Gentille et lui avaient adoptée.
Dans le livre et dans le film, Gentille a vraisemblablement été contaminée par le virus du
Sida : « J’ai probablement le sida, Bernard » (l. 46-47). Ceci est moins explicite dans la
séquence du film. On peut néanmoins s’en douter car Gentille transpire et a l’air malade. La
maladie de Gentille ne laisse entrevoir aucune fin optimiste. Cela justifie le geste de
Valcourt dans la séquence du film. Gentille souffre psychologiquement à cause de ce que
Modeste lui a fait subir mais elle souffre aussi physiquement à cause de la maladie. Dans
les deux œuvres, Gentille a honte de sa maladie et demande à Valcourt de la laisser car elle
ne veut pas se montrer malade. Dans le film, Valcourt ne peut pas supporter de laisser
Gentille souffrir, d’autant plus qu’il n’a aucun moyen d’interrompre ses souffrances. En
tuant Gentille, Valcourt montre un grand respect de sa volonté. Dans les dernières pages du
livre, on comprend également mieux que Valcourt quitte Gentille car elle est condamnée.
Valcourt ne peut plus rien faire pour elle, excepté respecter sa volonté. Valcourt est
extrêmement triste de quitter Gentille, mais il le fait par respect pour la jeune femme.
Je vais parler à présent plus en détails de la manière dont la première partie de la séquence
est construite. Je remarque que les plans sont longs, ce qui donne une impression de lenteur
à l’ensemble de la séquence. Le cinéaste a choisi un montage très sobre. Il y a très peu de
couleurs dans cette scène. Il n’y pas de musique dans la première scène qui se déroule dans
la maison. Cette sobriété se met au service de l’intensité des émotions exprimées. Au
moment où Valcourt entre dans la maison, le spectateur voit la même chose que Valcourt,
c’est-à-dire le dos de Gentille. Après cela, la caméra montre le visage de Gentille, mais
Valcourt ne le voit pas encore. C’est seulement après quelques instants que Valcourt
découvre le visage meurtri de Gentille. Je trouve que cette scène est intéressante car le
spectateur a le même effet de surprise que Valcourt, mais d’une façon légèrement anticipée,
ce qui lui permet d’assister très intensément à la réaction de Valcourt devant le visage de
Gentille. A mes yeux, le plan qui précède le moment où Valcourt étouffe sa femme est
symboliquement significatif, car il évoque une pietà, une scène biblique qui représente
Jésus mort dans les bras de Marie, mais dans le film, les rôles sont inversés.
Dans la seconde partie de la séquence, on entend une musique lente, une marche funèbre de
l’enterrement que Valcourt organise pour Gentille. Le gros plan sur la main de Valcourt et
son alliance montre que dans le film, l’histoire d’amour entre Gentille et Valcourt est un
élément central et que Valcourt n’oubliera pas Gentille. Dans le film, la dernière image que
l’on voit est un enregistrement vidéo de Gentille qui parle des belles choses qui l’entourent.
Cette vidéo donne l’impression que Valcourt ne va cesser de la visionner en pensant au
passé. Le deuil de Gentille semble impossible. Ainsi, le cinéaste montre Valcourt en héros
romantique qui cesse de vivre après la mort de sa bien aimée. On devine que le fait d’avoir
un enfant dont il doit s’occuper va donner un sens à la vie de Valcourt, sans quoi la suite
logique serait le suicide pour rester à jamais auprès de Gentille. Quant au dernier
paragraphe du livre, il insiste sur la vie de Valcourt après la mort de Gentille. On peut donc
souligner que le film se termine sur une image du passé et que le livre se conclut sur une
scène du futur. C’est un autre élément qui indique que le cinéaste a voulu montrer que son
personnage principal éprouverait de la difficulté à se détacher de sa femme après la mort de
celle-ci. Dans sa conclusion, le livre est plus tourné vers l’avenir que le film, car on sait que
Valcourt arrive à se reconstruire après la mort de Gentille.
9 Le point de rencontre du livre et du film dans cette partie est le dialogue de Valcourt et
Gentille lorsqu’ils se revoient après le génocide. Bien que la scène du livre se déroule au
marché, l’atmosphère intime de la dernière scène du film est aussi présente dans le dialogue
du livre. Les idées principales de ce dialogue sont conservées dans le film : le thème de la
mort, l’envie de Valcourt de rentrer au Canada avec Gentille et la volonté de Gentille que
Valcourt la laisse.
On peut même souligner que le cinéaste n’a pas modifié certaines expressions du livre
telles que : « je ne suis plus celle que tu as aimée » et « je ne suis plus une femme » (p.
196). Le film et le livre ont pour point commun la proposition de Valcourt à Gentille de
rentrer avec lui au Canada pour qu’elle se soigne. Dans les deux œuvres, l’idée de mort est
présente. Par ailleurs, dans le livre, Gentille parle plus violemment de son état en décrivant
des détails concernant son corps meurtri, ce qu’elle ne fait pas dans le film. Cela s’explique
certainement par la nécessité de raccourcir certaines scènes pour que le film ne soit pas trop
long.
Pour conclure ce chapitre, revenons à l’histoire d’amour de Valcourt et Gentille. Nous
l’avons constaté, l’intrigue principale est très similaire dans les deux œuvres à l’exception
de son épilogue. J’ai cependant repéré plusieurs détails qui diffèrent légèrement.
- Dans le livre, Valcourt initie Gentille à la poésie grâce aux poèmes d’Eluard, ce qui est
totalement absent du film. Le cinéaste a probablement choisi de supprimer cet aspect dans
le but de simplifier le film.
- La rencontre de Valcourt et Gentille se déroule au même endroit, mais pas tout à fait dans
les mêmes circonstances. Dans le livre, Gentille apporte la mauvaise boisson à un client et
se fait insulter par ce dernier. Cette scène est aussi présente dans le film, mais il ne s’agit
pas de la première rencontre entre Valcourt et Gentille : la première rencontre des deux
personnages principaux a lieu dans une ambiance plus détendue.
- Dans le film, la première relation amoureuse de Valcourt et Gentille a lieu juste après leur
conversation dans la chambre d’hôtel. Dans le livre, elle se déroule sous le ficus dans le
jardin de l’hôtel après la lecture de poèmes d’Eluard.
- Dans le livre, la fille de Cyprien n’a pas de nom au moment où Gentille et Valcourt la
recueillent. Ils la prénomment Emérita en mémoire de l’amie de Valcourt. Dans le film, la
fille de Cyprien s’appelle Désirée. Le prénom de la fillette a peut-être été modifié pour
éviter la confusion avec l’amie de Valcourt. Il est intéressant de souligner que Désirée n’est
pas désirée par Gentille et Valcourt. Elle les rejoint par accident.
- Dans le livre, la demande en mariage se déroule par l’intermédiaire d’une lettre que
Valcourt écrit à Gentille. Dans le film, la demande en mariage a lieu au cours d’une
conversation. Ce choix se justifie car l’adaptation de la lecture d’une lettre à l’écran n’est
pas forcément aisée à mettre en image.
- Dans le livre, Valcourt rencontre les voisins du père de Gentille, ce qui n’est pas le cas
dans le film. Par ailleurs, le film montre un dialogue en kinyarwanda entre Gentille et son
père qui la met en garde contre les blancs de l’âge de Valcourt. Il doute de la sincérité de
Valcourt car il a une idée négative des blancs qui sont en couple avec des Rwandaises.
L’utilisation de la langue rwandaise accentue l’attachement du père de Gentille pour le pays
10 de ses ancêtres. Dans le film, lorsqu’il rencontre Valcourt, le père de Gentille lui dépose
une poignée de terre dans la main. Ce geste symbolise, au même titre que l’utilisation du
kinyarwanda, l’attachement à la terre.
- Dans le livre, après la séparation du couple, Valcourt prend l’avion pour Nairobi alors que
dans le film il part pour la Belgique.
Ces détails qui diffèrent dans les deux œuvres peuvent être expliqués par une volonté de
simplifier l’intrigue dans le film.
2.2 Intrigues secondaires Intéressons-nous maintenant aux intrigues secondaires. Dans le livre, les personnages
secondaires sont beaucoup plus nombreux que dans le film. En effet, si le cinéaste avait
conservé tous les personnages du livre dans son film, la durée du film aurait été exagérée.
Faute de pouvoir parler de tous les personnages, ce qui serait rébarbatif, j’ai sélectionné des
personnages présents dans les deux œuvres dans le but d’aborder les intrigues qui les
concernent. J’ai réuni les personnages par groupes pour faciliter la lecture.
Commençons par parler des amis de Valcourt qui périssent avant le génocide, ou pendant
celui-ci : Emérita, Raphaël, Emmanuel et sa femme Francine.
Emérita est une taxiwoman qui travaille avec Valcourt. Elle l’emmène dans les différents
lieux de tournage de son film sur le sida. Lors d’une fête, elle découvre l’amour charnel
avec Célestin qui est serveur à l’hôtel des Mille Collines. Jusque là, elle n’avait pas envie
d’avoir de relation amoureuse avec un homme pour des raisons religieuses et car sa mère
Agathe, qui tient un bordel, l’avait quelque peu dégoûtée des relations charnelles. Après
cette nuit d’amour, Emérita se sent forte et libre. Cette force lui donne envie d’agir contre
les massacres. Elle se rend au commissariat pour dénoncer la violence des miliciens Hutus.
Le lendemain, elle se fait tuer sous la douche par une grenade lancée par des miliciens.
Raphaël est un ami de Valcourt qui séjourne à l’hôtel des Mille Collines. Il s’est instruit au
Canada et travaille à la Banque Populaire du Rwanda. Raphaël fait partie du parti de
l’opposition. Au début du récit, il accompagne son ami Méthode jusqu’à sa mort. A
plusieurs reprises dans l’histoire, il exprime son pessimisme par rapport à la tournure que
les massacres vont prendre en mettant en garde Valcourt et en lui conseillant de fuir le
Rwanda. Il finit assassiné par des miliciens au début du génocide.
Landouald est un homme rwandais qui a rencontré sa femme Hélène lorsqu’il étudiait au
Québec. Il est également vice-président du parti libéral, un parti majoritairement composé
de Tutsis. Comme Raphaël, il est particulièrement révolté et pessimiste par rapport aux
massacres. Selon lui, comme selon Raphaël, il n’y a aucun moyen d’arrêter les assassinats
et d’échapper à la mort. Lui aussi conseille vivement à Gentille et Valcourt de quitter le
Rwanda pendant qu’il en est encore temps. Sa femme et lui seront tués par des miliciens à
la même période que Raphaël.
Ces personnages ont pour point commun de savoir que ce sont les miliciens hutus qui sont
les auteurs de massacres. Ils savent tous, dès le début des crimes, qu’ils sont condamnés et
se montrent critiques envers l’ONU qu’ils jugent impuissante à faire cesser les atrocités.
11 Tous s’engagent de différentes manières pour faire connaître la vérité sur la violence
perpétrée par les miliciens : Emérita se rend à la police pour dénoncer les meurtres, Raphaël
essaie de faire prendre conscience à la population de la réalité du danger, Landouald
s’engage pour promouvoir la vérité à travers son implication politique. Les amis de
Valcourt dont je viens de parler ont donc pour point commun de connaître une fin tragique
sous la violence des miliciens hutus qu’ils avaient pressentie et crainte avant la plupart des
membres de leur entourage. En faisant mourir pendant le génocide ces trois personnages
conscients et actifs face à la croissance de la violence au Rwanda, l’écrivain a
probablement voulu montrer au lecteur que la lucidité et l’implication personnelle ne
suffisaient pas pour échapper aux machettes des génocidaires. Au contraire, c’est
précisément l’engagement politique de Raphaël et Landouald dans le parti de l’opposition
et la dénonciation des génocidaires, pour Emérita qui poussent les extrémistes hutus à les
assassiner. En effet, les membres du parti de l’opposition et les personnes qui dénonçaient
la violence faite aux Tutsis furent rapidement tués car ils pouvaient constituer un frein à
l’extermination des Tutsis.
Qu’en est-il des personnages qui survivent au génocide ? Dans les deux œuvres, un certain
nombre de personnages secondaires survivent au génocide. Il s’agit de Zozo, Victor et
Agathe.
Zozo travaille à l’hôtel des Mille Collines en tant que concierge. C’est un personnage
discret et serviable. Il a une grande famille qu’il peine à nourrir correctement avec son
maigre salaire. Il apprécie Gentille et Valcourt. Il est le premier à revoir Valcourt après le
génocide et il informe Valcourt de la mort de Gentille, mais il ne peut pas lui en dire plus.
Victor est tenancier d’un restaurant à Kigali, il est chrétien. Pendant le génocide, il aide de
nombreuses personnes à se cacher dans l’hôtel des Mille Collines en faisant des allers et
retours avec son véhicule. Après le génocide, Valcourt le retrouve dans son bar. Il lui
explique qu’il sait que Gentille est morte mais qu’il ne sait rien de plus. Alors qu’il
transportait des gens dans sa voiture, il s’est fait arrêter par un garde barrière. Il n’est pas
sorti de sa voiture et l’a percuté et l’a probablement tué. Après cet événement, il s’est
réfugié au Mille Collines jusqu’à la fin des tueries.
Agathe est la mère d’Emérita. Elle est la plus âgée des prostituées et la patronne des plus
jeunes. C’est une femme exubérante. Elle est présente lorsque Méthode, l’ami de Raphaël,
meurt et c’est elle qui choisit quelle fille doit s’occuper de lui. Valcourt la retrouve vivante
après le génocide.
Ces trois personnages partagent la caractéristique d’être des gens modestes. Ils ont tous
perdu des membres de leur famille. Comme je l’ai dit précédemment, ils aident Gentille à
mentir à Valcourt, car Gentille ne veut pas qu’il sache qu’elle est toujours en vie et
demande à ces trois amis de garder ce secret. Contrairement aux personnages dont j’ai parlé
auparavant, qui périssent pendant le génocide, Agathe, Victor et Zozo sont peu instruits et
ne sont pas impliqués politiquement. Pendant le génocide, les personnes qui ne se
révoltaient pas contre les violences faites aux Tutsis avaient plus de chance de survivre que
les membres du parti de l’opposition. En effet, les personnes peu cultivées et étrangères au
monde politique ne menaçaient pas l’exécution du plan des extrémistes hutus car ils
n’exprimaient pas leur opposition face aux massacres.
Intéressons-nous également aux amis blancs de Gentille et Valcourt, Élise et le père Louis.
12 Élise est une infirmière canadienne. Elle fait de la prévention contre le sida. Elle
accompagne également les gens malades du sida jusqu’à la mort. Elle fait la connaissance
de Méthode en lui faisant le test de dépistage. Au fil de la progression de la maladie, ils
deviennent amis et confidents. Quand vient l’heure de Méthode, Élise lui administre de la
morphine pour éviter qu’il ne souffre trop pendant son agonie. Élise est consciente que ce
sont les extrémistes hutus qui massacrent les Tutsis. D’ailleurs, lorsque Lisette une femme
qui travaille pour l’ambassade du Canada dit ouvertement que ce sont les troupes du FPR
(Front Patriotique Rwandais) qui commettent les crimes, Élise, excédée pousse celle-ci
dans la piscine. Bien qu’elle soit très impliquée dans sa mission contre le sida, Élise
exprime son impuissance par rapport à la maladie qui progresse malgré les campagnes de
sensibilisation. Elle quitte le Rwanda au début du génocide.
Père Louis est un curé qui prêche la tolérance et l’égalité. Il s’efforce d’aider tous les gens
qui frappent à sa porte sans distinctions. Parfois des meurtriers viennent se confesser à lui.
Cependant, il sait que le génocide se prépare et ne peut le taire. C’est pourquoi il confie un
jour à Valcourt qu’un colonel qui est venu se confesser lui a expliqué comment le génocide
avait été organisé. Il est ami avec Gentille et Valcourt et décide de les unir bien que
Valcourt soit divorcé. Le père Louis quitte le Rwanda à la même période qu’Élise.
Ces deux personnages sont au Rwanda pour une mission d’aide. Dans le livre, tous deux
expriment leur désir de rester au Rwanda coûte que coûte. Finalement, se rendant compte
qu’ils ne peuvent plus rien faire pour les Rwandais, ils quittent le pays relativement
aisément car ils sont blancs. C’est certainement la volonté de l’auteur de montrer au lecteur
à travers ces deux personnages blancs, que malgré les raisons philanthropiques qui les ont
menés au Rwanda, beaucoup de Blancs ont décidé de sauver leur peau en laissant sur place
les Rwandais qu’ils étaient venus aider. L’auteur dénonce à travers ces deux personnages
une certaine lâcheté des Occidentaux, que leur couleur de peau pouvait sauver des
massacres.
Dans les deux œuvres, certains personnages qui fréquentaient des Tutsis ou des personnes
opposées aux massacres deviennent eux-mêmes des génocidaires. Les intrigues les
concernant sont assez différentes dans les deux œuvres.
Dans le livre, Valcourt aperçoit Dieudonné, un de ses élèves cameraman en train de se
filmer alors qu’il viole une femme. Cette scène est particulièrement éprouvante car
Dieudonné met les compétences que Valcourt lui a transmises au service de la haine et de la
violence.
Dans le livre, Modeste est l’homme qui, après la séparation de Gentille et Valcourt, va
séquestrer la jeune femme et la violer quotidiennement jusqu’à ce qu’elle parvienne enfin à
s’échapper. Il part exterminer des Tutsis toute la journée. Dans son journal, Gentille écrit :
« Il m’a expliqué qu’il n’aimait pas tuer mais qu’il n’avait pas le choix. Ou il tuait les
ennemis et leurs amis, ou il serait tué. Voilà c’est simple dans son esprit. Il a peur de
mourir, alors il tue, il tue pour vivre » (p. 283). Modeste devient un assassin par peur d’être
accusé de protéger les Tutsis et d’être tué. Dans le film, les deux personnages cités sont
réunis en un seul, Modeste, qui travaille avec Valcourt en tant que cameraman jusqu’à sa
démission avant l’enterrement de Méthode. Dans le film, il est aussi l’homme qui séquestre
et torture Gentille lors du génocide.
13 Dans les deux œuvres, Célestin est le barman de l’hôtel des Mille Collines. Il est hutu. Il a
une aventure avec Emérita avant la mort de cette dernière. Le livre ne dit pas ce que devient
Célestin pendant le génocide. Par contre, dans le film, Valcourt l’aperçoit en train de piller
une maison après le génocide et en parle à Victor qui lui répond : « Célestin a une chance
que Raphaël n’a pas. Il est hutu. On lui a laissé le choix : ou il se faisait tuer ou il tuait des
Tutsis, ses voisins, ses amis, la femme de son frère. Il a choisi ». Cette citation montre que
Célestin n’est pas devenu génocidaire parce qu’il voulait réellement tuer des Tutsis, mais
par peur qu’on ne l’accuse d’être de leur côté et d’être tué à son tour. Comme Modeste, il
décide de se mettre du côté des bourreaux même s’il avait des Tutsis dans sa famille et
parmi ses collègues.
Modeste et Célestin deviennent tous deux génocidaires bien qu’ils côtoyaient des Tutsis et
des personnes opposées aux massacres. Ces personnages qui au commencement sont amis
avec les victimes et finissent par commettre des crimes sont probablement présents pour
montrer que n’importe qui peut devenir meurtrier, dans ce cas, un cameraman ou un
serveur. Ces personnages vont devenir génocidaires pour sauver leur propre vie. Pendant le
génocide, beaucoup de Hutus sont devenus des assassins par peur que les génocidaires
découvrent qu’ils étaient amis des Tutsis et d’être tués à leur tour. Ces deux personnages
illustrent ce phénomène courant pendant le génocide.
Les intrigues concernant les personnages secondaires cités sont similaires dans les deux
œuvres. Relevons encore quelques différences.
- Dans le livre, Zozo et Victor ont survécu car ils ont été sauvés par des Hutus qui se sont
montrés bienveillants avec eux et les ont cachés. Dans le film, ils survivent en se terrant
dans l’hôtel des Mille Collines. Bien que dans les deux situations ils se cachent, les
situations diffèrent. Dans la première ils sont aidés par les Hutus dont on voit qu’ils ne sont
pas tous mus par la haine, alors que dans la seconde ils survivent a priori sans aide. Le
cinéaste a donc conservé l’idée du refuge, cependant il a renoncé à faire intervenir les
Hutus dans cet épisode. On peut penser que le cinéaste a répondu à un souci de
simplification de l’intrigue en supprimant cette nuance, qui pourtant est importante chez Gil
Courtemanche et permet d’éviter un manichéisme trop extrême.
- Dans le livre, Zozo dit que toute sa famille est morte sauf une cousine avec qui il va se
marier. Dans le film, il n’est pas question de mariage.
Dans le préambule, l’écrivain spécifie que les personnages de son roman ont véritablement
existé : « Les personnages ont tous existé et dans presque tous les cas j’ai utilisé leur
véritable nom » (p. 9). Le cinéaste, lui, a décidé de modifier les noms de quelques
personnages.
- Dans le film, Landouald et sa femme Hélène se prénomment Emmanuel et Francine. Le
prénom de Landouald est typiquement rwandais. Il a peut-être été changé en Emmanuel
pour que le spectateur occidental retrouve un prénom qu’il connaît.
- Dans le film Méthode se fait appeler DJ Rock. Méthode n’étant à priori pas un prénom
pour le spectateur occidental, il a peut-être été remplacé par DJ Rock pour éviter une
confusion et simplifier la compréhension. En effet, le personnage a ainsi son métier intégré
dans son prénom.
14 - Zozo s’appelle Maurice dans le film. Il est possible que le cinéaste ait trouvé que le
prénom de Zozo, qui ressemble à un surnom avait une connotation péjorative étant donné
qu’il s’agit d’un concierge, un métier peu qualifié.
Intéressons nous enfin à deux personnages qui ont été supprimés de l’adaptation
cinématographique, Marie-Ange Lamarre et Justin.
Marie-Ange Lamarre est la femme de Jean Lamarre, un jeune diplomate canadien envoyé
au Rwanda pour identifier le cadavre du frère François Cardinal, un religieux canadien
décédé sous les massacres. Contrairement à sa femme, Jean Lamarre apparaît dans les deux
œuvres. Après une nuit d’amour avec son mari lors d’une brève hospitalisation de celui-ci,
Madame Lamarre a envie d’avoir d’autres relation amoureuses avec son mari dans des
lieux insolites. Ce dernier refuse ses propositions et lui propose d’aller voir un psychiatre
pour soigner ses idées saugrenues. Marie-Ange est enceinte d’un enfant qu’elle a conçu
avec un inconnu. Monsieur Lamarre ne sait pas que ce n’est pas son enfant que sa femme
porte. Madame Lamarre attend avec impatience la venue de l’enfant qui est pour elle un
obstacle pour faire de nouvelles conquêtes extraconjugales. Alors que son mari travaille,
Valcourt confie Marie-Ange à Justin le garçon de piscine qui doit la masser afin de
soulager ses maux de dos dus à la grossesse. Après le départ de Valcourt, Marie-Ange et
Justin ont une relation sexuelle dans le cabanon du garçon de piscine. Quelques minutes
plus tard, Marie-Ange accouche dans le cabanon avec l’aide d’un médecin qui séjourne
dans l’hôtel des Mille Collines.
Dans le livre, Justin raconte à Valcourt comment il se comporte avec les femmes blanches
qu’il séduit à l’hôtel. Ces femmes sont attirées par lui car elles considèrent les hommes
noirs comme puissants, virils et possédant des instincts animaux. Pour ses maîtresses
blanches, Justin n’est qu’un objet. Il sert uniquement à satisfaire leurs fantasmes sexuels.
Pendant l’acte, il se comporte de la manière dont ses maîtresses attendent qu’il le fasse.
Ensuite, pour se révolter contre son statut d’objet sexuel, il les laisse seules et refuse une
deuxième relation. Par ailleurs, Justin cache à Valcourt qu’il est séropositif. Il refuse de
mettre un préservatif avec les Blanches et leur présente un faux certificat de séronégativité.
Ces deux personnages ont le point commun d’avoir des choses à se reprocher. Marie-Ange
est une femme adultère tandis que Justin transmet consciemment le sida à des femmes. Ces
deux personnages sont ambigus car ils ont chacun une raison d’agir de manière
dérangeante. Marie-Ange est délaissée par son mari qui travaille beaucoup et ne prend pas
en compte ses envies. Elle essaie de se consoler en rencontrant d’autres hommes. Quant à
Justin, il est frustré par son statut de garçon de piscine. Il n’aime pas être considéré comme
un objet de convoitise sexuelle et se venge en transmettant le sida à des femmes riches qui
dissimulent leurs relations avec des hommes noirs, et dont le seul but est de passer un bon
moment tout en gardant leur image de femme fière et fidèle, comme c’est le cas pour
Marie-Ange. Ces personnages étant très ambigus, ils ont pu être supprimés par volonté de
simplifier l’intrigue. Les prénoms de ces deux personnages n’ont probablement pas été
choisis par hasard. Le prénom de Marie-Ange évoque la vierge Marie, symbole de pureté.
Dans le livre, Marie-Ange trompe son mari avec de nombreux hommes. Elle ne peut donc
pas être considérée comme pure. Le prénom de Justin, qui évoque la justice, est aussi en
contradiction avec son comportement. En effet, le garçon de piscine est loin d’agir de
manière juste en transmettant le sida à ses amantes. Le choix des deux prénoms montre
l’ironie avec laquelle l’écrivain décrit ces deux personnages.
15 3. Structure et narration 3.1 Structure Dans le cadre d’une adaptation cinématographique, il est nécessaire de modifier le
déroulement temporel à cause d’un impératif de longueur. Il faut passer de l’expression par
le langage à l’expression par l’image. Le texte a l’avantage de permettre de rapporter
précisément ce que pensent les personnages. Dans la forme écrite, il est possible de raconter
des événements d’une longue durée en quelques lignes à l’aide d’un résumé. Ces deux
éléments sont plus complexes à montrer au cinéma. Dans une œuvre cinématographique, il
n’est possible de présenter un récit qu’en alternant les scènes et les ellipses. Le langage de
l’image peut présenter des lieux et des ambiances sans avoir recours à une longue
description. Pour réaliser une adaptation cinématographique, le cinéaste doit s’adapter à ces
impératifs. Dans l’adaptation cinématographique qui nous intéresse, la vitesse de narration
est assez fidèle au livre, dans lequel l’écrivain utilise essentiellement les scènes et les
ellipses pour raconter l’histoire. Les principales différences de structure entre le livre et le
film concernent la chronologie.
Dans ce chapitre, il s’agit de comprendre comment les deux récits sont construits et surtout
comment les événements se succèdent dans les deux œuvres. Je vais commencer par parler
de la chronologie de l’œuvre littéraire, j’aborderai ensuite l’œuvre cinématographique.
Globalement, le récit du livre se déroule de manière linéaire. Il commence environ trois
mois avant le génocide et se termine quelque temps après cet événement. J’ai toutefois
repéré trois analepses.
La première est constituée du chapitre 2. Elle raconte le passé de Valcourt et plus
précisément les raisons de son arrivée au Rwanda deux ans plus tôt. Étant veuf, Valcourt vit
seul depuis que sa fille a quitté la maison. Dans un bar, il rencontre un homme qui œuvre
pour le développement de la démocratie au Rwanda. Ce dernier lui propose de s’installer
dans ce pays pour établir une chaîne de télévision dont la mission serait d’informer les gens
à propos du sida. Valcourt qui est lassé de son emploi à Radio-Canada accepte la
proposition sans réfléchir.
Le chapitre consacré au passé de Valcourt donne des précisions supplémentaires sur son
personnage. Dans le film, le passé de Valcourt n’est pas mentionné. C’est pourquoi, dans
l’œuvre littéraire, on comprend mieux les circonstances dans lesquelles Valcourt est arrivé
au Rwanda que dans le film. Dans le film, on apprend que Valcourt est arrivé au Rwanda
par hasard mais qu’il a vite été charmé par les paysages du pays et investi dans sa mission.
La deuxième analepse raconte l’histoire des ancêtres de Gentille. Elle se trouve au
troisième chapitre, après celui consacré au passé de Valcourt. Les colons belges ont fait
croire à son arrière-arrière-grand-père Kawa, qui était hutu, que les Tutsis étaient des êtres
supérieurs. Ce chapitre raconte comment il a consacré sa vie et tous ses biens à rendre tutsis
le plus de descendants possible en mariant ses enfants avec des personnes tutsies. L’origine
du père déterminant l’ethnie des enfants, les enfants de ses fils, comme Gentille, sont hutus
mais ont une apparence de Tutsis.
16 À mon sens, l’analepse consacrée aux ancêtres de Gentille a une fonction pédagogique. Ce
chapitre explique que les discriminations ethniques remontent à la colonisation du Rwanda.
En effet, on apprend dans le chapitre que les Hutus n’avaient pas accès à l’éducation et
étaient méprisés par les Blancs. A travers le personnage de Kawa, le lecteur comprend
mieux les causes profondes du génocide des Tutsis.
La troisième analepse que j’ai repérée dans le livre se trouve au chapitre 10. Elle raconte
l’histoire de Bernadette, une prostituée de l’hôtel des Mille Collines, avec un client libanais,
Sélim. Elle tombe amoureuse de ce client qui se montre particulièrement respectueux avec
elle. Il lui propose d’emménager dans sa maison dans la région de Ruhengeri pour y exercer
le métier de bonne. Elle accepte, mais malheureusement elle est maltraitée et violée par le
fils de Sélim. Elle parvient à s’enfuir et retourne à l’hôtel des Mille Collines. Dans le reste
du roman, les prostituées de l’hôtel ne sont que brièvement évoquées. Cette analepse
permet donc de centrer l’intrigue sur un personnage secondaire qui n’est pas mentionné
dans l’intrigue principale. Cette intrigue a été supprimée du film sans doute pour éviter de
l’allonger.
La chronologie du film est très différente de celle du livre. En effet, dans le film, le récit est
assez décousu. Il commence après le génocide, lorsque Valcourt retourne à l’hôtel des
Mille Collines dans l’espoir de retrouver Gentille. Il y retrouve Maurice à qui il demande
s’il sait où est Gentille, mais Maurice ne sait pas où elle est. On peut distinguer une double
série d’événements. La première se déroule dans le présent, après le génocide. Elle est
découpée en cinq séquences qui suivent Valcourt dans sa quête pour retrouver la trace de
Gentille. Ces séquences apparaissent au fil de l’intrigue principale qui se situe quelques
mois avant le génocide et qui constitue une seconde succession d’événements. Elle retrace
l’histoire d’amour du couple dans le passé de l’avant génocide. On peut supposer que
Valcourt se remémore, au fil de sa quête, son histoire avec Gentille.
Dans la première séquence, on peut voir Valcourt assis seul au bord de la piscine. Cette
scène se situe entre deux scènes où les amis de Valcourt parlent et rient au bord de la
piscine. Cette superposition de scènes est utilisée pour que le spectateur perçoive le
contraste saisissant entre la bonne humeur autour de la piscine avant le génocide et la
piscine vidée par les réfugiés de l’hôtel des Mille Collines après les massacres.
Dans les trois séquences qui suivent montrant la quête de Gentille, Valcourt continue à la
chercher nuit et jour. Il retrouve Victor qui lui apprend que Raphaël a été tué. Il découvre
Agathe qui est cachée dans le plafond d’une maison. Lorsque Valcourt lui demande des
informations sur Gentille, elle ne répond pas.
Dans la dernière séquence de la quête, Agathe reproche à Valcourt d’être resté au Rwanda
avec Gentille au lieu de l’emmener au Canada. Elle lui montre la maison où Gentille a été
violée. Valcourt s’imagine la violence avec laquelle Gentille a été traitée. Le spectateur
assiste à la scène du viol de Gentille. C’est à ce moment-là que la temporalité de la prolepse
rejoint celle du récit principal. Alors Valcourt se déplace jusque chez le père de Gentille où
il retrouve sa bien-aimée malade et blessée. Il abrège ses souffrances en l’étouffant à l’aide
d’un oreiller. Le récit s’achève quand Valcourt enterre Gentille non loin de la maison de
son père.
La structure du film donne un aspect plus central à la quête pour retrouver Gentille que
dans le livre. En effet, dans le film, la recherche commence dès les premières secondes
17 alors qu’elle concerne les chapitres 13 et 15 qui n’apparaissent qu’à la fin du roman. Dès le
début, le spectateur est plongé dans la quête de Valcourt, ce qui lui donne envie de regarder
la suite du film pour connaître le sort de Gentille. A mon sens, cette structure ajoute un
aspect émouvant à l’adaptation cinématographique. Sachant dès le début que Gentille et
Valcourt vont être séparés, le spectateur est plus touché par leur histoire d’amour car il sait
au commencement que la suite de cette histoire est incertaine après le génocide. La
structure montre dès le début du film les conséquences du génocide et son horreur, alors
que dans le livre, on ne connaît pas d’emblée les conséquences du génocide pour les
habitants de l’hôtel ni pour le couple. On lit au fil des chapitres que l’insécurité augmente
mais on ne sait pas que Valcourt et Gentille vont être séparés.
3.2 Narration Dans le roman, la voix narrative est omnisciente et le récit est raconté à la troisième
personne. Par ailleurs, la narration se rapproche d’un point de vue interne, car presque
l’entier du récit est raconté à travers le regard de Valcourt. A certains moments, le narrateur
en sait plus que Valcourt, ce qui fait que la voix narrative est bel et bien omnisciente. Dans
le chapitre 14, le narrateur s’efface et c’est Gentille qui prend la parole à travers son carnet
qui raconte ses jours de calvaire dans la maison de son violeur Modeste. Ce chapitre est
écrit sous forme d’un journal de bord, qui décrit les neuf jours de séquestration. L’auteur
choisit de faire entendre la voix de Gentille pour raconter son histoire. Ce procédé narratif,
utilisé pour parler d’une période atroce de la vie de Gentille, permet au lecteur de mieux se
rendre compte de la souffrance de Gentille que si cet événement était raconté selon le
même procédé narratif que le reste du roman. L’auteur choisit donc de donner la parole à la
victime pour rapporter un événement insoutenable et difficile à accepter en raison de sa
violence.
J’ai repéré dans le roman deux endroits où la voix narrative change pour celle de Bernard
Valcourt : « Et j’entre ici. Gentille dort avec la fille de Cyprien. Dans quelques minutes, je
m’allongerai à côté d’elle. Elle se réveillera, je le sais. Et nous ferons l’amour,
silencieusement pour ne pas réveiller la petite. Et après je dormirai, comme le font tous les
hommes heureux. Mais dans mon sommeil je connaîtrai autant de cauchemars que
d’extase » (p. 159). Plus loin, à la page 171, Valcourt prend la parole par l’intermédiaire
d’une lettre pour demander Gentille en mariage. Ces deux passages ont le point commun de
traiter de l’histoire d’amour du couple. L’auteur choisit de faire entendre la voix de
Valcourt pour raconter deux événements intimes et heureux de sa vie avec Gentille.
Bien que le narrateur soit omniscient, la narration est focalisée sur Valcourt car ce
personnage assiste à la plupart des événements racontés dans ce récit. Dans le roman,
Valcourt est presque toujours présent. Les pensées de ce personnage sont souvent
rapportées par le narrateur. Les pensées des autres personnages restent la plupart du temps
inconnues du lecteur.
J’ai toutefois repéré plusieurs exemples dans lesquels le personnage principal est absent et
n’a donc pas accès à l’information racontée. Le narrateur se décentre donc de Valcourt.
Tout d’abord, Valcourt ne connaît pas précisément l’histoire des ancêtres de Gentille
racontée dans le chapitre 3. A la fin de l’analepse, cette citation le prouve : « C’est ce que
Célestin avait raconté à Gentille, qui le racontait par bribes à Valcourt » (p. 44).
18 Le second exemple se trouve au chapitre 6. Après la visite de Valcourt et Gentille chez lui,
Cyprien les accompagne jusqu’à l’hôtel. Sur le chemin du retour, il cherche une femme
avec qui avoir une relation charnelle. Quand il arrive à la maison, il voit sa femme en train
de se faire violer par des miliciens. Ces derniers tuent Cyprien et sa femme. Pendant ce
dernier trajet jusqu’à son domicile, qui se termine dans l’horreur, le narrateur décrit les
pensées de Cyprien. A ce moment du récit, le lecteur en sait plus que Valcourt qui n’assiste
pas à la mort de son ami.
Le troisième exemple concerne la relation de Justin et Marie-Ange Lamarre. Valcourt n’est
pas présent lorsque Justin séduit cette dernière. Il ne sait pas que Marie-Ange est une
femme adultère et que Justin transmet le sida à ses maîtresses. Cet aspect montre que ces
deux personnages que j’ai précédemment décrit comme scandaleux agissent de manière
secrète, car même Valcourt qui a accès à presque tous les éléments du roman ne connaît pas
leur vice.
Le dernier exemple du livre dans lequel Valcourt n’a pas accès à l’intrigue est l’histoire de
Bernadette. Valcourt ne peut pas la connaître car elle est racontée par le narrateur qui décrit
en quelque sorte les pensées de Bernadette. Seul le lecteur a accès à cette intrigue.
Valcourt et le narrateur partagent le même point de vue dans des passages où il s’agit de
dénoncer les injustices. Les personnes qui jouent un rôle politique au Rwanda sont
critiquées, ainsi que l’impuissance de l’ONU face aux massacres, l’inefficacité du système
hospitalier et l’ignorance par rapport à l’identité des véritables génocidaires. L’auteur
transmet son point de vue critique à travers le narrateur et son personnage principal. Gil
Courtemanche crée son double dans le personnage de Valcourt. Il lui donne en effet le
même métier de journaliste. Valcourt réalise un documentaire sur le sida, ce que Gil
Courtemanche a fait avec l’Église du sida, réalisé quelques années avant la publication
d’Un dimanche à la piscine à Kigali. On voit que Valcourt a les mêmes opinions que Gil
Courtemanche. Comme on peut le deviner en lisant le préambule du roman, l’auteur,
comme son personnage principal, sont des hommes engagés dans la diffusion de la vérité
sur le génocide du Rwanda. L’auteur décrit lui-même son roman comme un reportage. En
effet, les personnages de Un dimanche à la piscine à Kigali ont tous existé. L’auteur a
probablement créé son personnage principal à son image pour rendre plus authentique son
discours. On possède peu d’éléments sur la vie personnelle de Gil Courtemanche, mais il
n’est pas improbable qu’il ait vécu une histoire d’amour similaire à celle de Valcourt avec
une femme africaine.
Dans le film, bien qu’on ne puisse pas avoir accès à ses pensées, la narration est focalisée
sur Valcourt. L’histoire est racontée au spectateur à travers les yeux de Valcourt. Valcourt
est encore plus présent que dans le roman. Il apparaît dans presque toutes les scènes.
Comme dans le livre, Valcourt n’est pas sur les lieux lors de l’assassinat de Cyprien et de sa
femme. Avant de présenter Valcourt à son père, Gentille se dispute avec lui. Valcourt
n’assiste pas à cette scène qui n’existe pas dans le livre.
Dans le film, les jours de captivité de Gentille ne sont pas racontés par l’intermédiaire d’un
journal comme dans le livre, ce qui aurait été compliqué à reproduire au cinéma. Une fois
arrivé dans la maison où Gentille a été violée, Valcourt s’assied dans un coin de la pièce.
La caméra montre en alternance les scènes de viols de Gentille et Valcourt qui se tord de
douleur en imaginant sans doute ce que sa femme a vécu dans cette pièce. Au début de la
scène, le spectateur assiste au viol à travers l’ombre de Gentille et de son violeur sur le mur
19 de la pièce. Ensuite, on voit plus précisément le visage meurtri de Gentille se dessiner. Le
visage de Modeste, son agresseur, reste dans l’ombre pendant toute la scène. Pour
remplacer le passage dans lequel Gentille prend la parole au moyen de son journal, le
cinéaste choisit de montrer la scène du viol en utilisant les ombres et l’obscurité. La scène
est d’autant plus éprouvante que l’on voit la douleur de Valcourt lorsqu’il s’imagine le
calvaire de sa femme.
20 4. Thèmes
Dans ce chapitre, je vais m’intéresser aux thèmes du sida, de la mort et du bonheur dont j’ai
peu parlé précédemment et qui me semblent pourtant centraux.
4.1 Le sida Méthode est le meilleur ami de Raphaël. Il est disc jockey. Il a été contaminé par le virus du
sida et il décède au début de l’histoire des suites de sa maladie. Méthode veut vivre un
dernier bon moment en compagnie de ses proches et les réunit dans sa chambre d’hôtel, ce
qui donne lieu à une scène très particulière. Méthode demande à une prostituée de lui
donner un dernier plaisir sexuel avant de s’en aller. Celle-ci s’exécute devant tous les
proches de Méthode. Cet extrait montre une conception de la maladie très différente de
celle des Occidentaux. En effet, dans cette scène assez déroutante pour le lecteur
occidental, Méthode est montré comme un homme qui n’est guidé que par ses pulsions
sexuelles et qui estime très important de connaître le plaisir charnel alors qu’il est en train
de mourir des suite du sida, une maladie qu’il a sans doute attrapée précisément en donnant
libre cours à ses pulsions sexuelles. Cette scène dépeint le stéréotype de l’homme africain
mu par un instinct quasi animal et par ses pulsions.
Le personnage de Justin, le garçon de piscine correspond aussi à ce stéréotype. Il n’est
remarqué par les femmes qu’en raison de son attrait sexuel. Il incarne le fantasme des
femmes occidentales qui rencontrent volontiers ce séduisant garçon de piscine dans sa
cabane mais qui en aucun cas ne se montreraient en public à son bras.
Dans les deux œuvres, je remarque que les personnages traitent la maladie du sida de
manière assez irrationnelle. Certains ont des idées reçues sur la maladie et adoptent un
comportement dangereux. Cyprien, par exemple, sait qu’il peut transmettre le sida en ayant
des relations sexuelles avec sa femme mais il lui transmet quand même le virus par accident
et le couple donne naissance à un enfant séropositif. Dans le livre, Bernadette refuse de
connaître le résultat du test de dépistage du virus et les autres prostituées ont aussi des
comportements irrationnels. Pendant la scène de l’agonie de Méthode, une prostituée
séropositive accepte de caresser le sexe de Méthode avec des gants car elle ne veut pas
attraper la maladie une deuxième fois. Dans le film, une séquence montre Élise qui parle de
ses patients. Elle raconte comment DJ Rock, à l’époque de leur rencontre, enchaînait les
conquête en sachant qu’il était malade. Elle fait part à Valcourt de la croyance des hommes
séropositifs qui pensent qu’il suffit d’avoir une relation sexuelle avec une femme vierge
pour être guéri. Ces exemples montrent des personnages peu réceptifs aux campagnes de
prévention du sida qui se fondent sur une rationalité scientifique toute occidentale qui ne
tient pas compte des croyances et de la culture particulières des Rwandais.
A mon sens, ces croyances et comportements à risque ne relèvent pas de la cruauté de la
part des personnes qui exposent dangereusement leurs partenaires au virus mais il s’agirait
plutôt d’une manière de nier l’existence de la maladie. Le fait de continuer leur vie comme
des personnes en bonne santé permet aux personnages de ne pas penser à la maladie et
d’oublier qu’ils sont condamnés.
21 4.2 La mort Dans la scène d’agonie de Méthode, le thème de la mort est également très présent. Dans
les deux œuvres, ce passage illustre la manière différente qu’ont les Rwandais et les
Occidentaux de voir la mort. En effet, tant dans le livre que dans le film, la mort n’est pas
vue comme un événement dramatique mais plutôt comme une fatalité qu’il serait vain de
vouloir combattre. C’est sans doute pour cela que les personnages font la fête alors que
Méthode est en train de mourir. Plutôt que de se révolter contre la fatalité, ils préfèrent
s’amuser et vivre un dernier bon moment avec Méthode. Pour les Occidentaux, il n’est pas
concevable de fêter la mort de quelqu’un de la sorte, car elle ne peut être considérée, dans
le cas du décès d’un homme jeune que comme un événement tragique. D’autant plus que ce
décès aurait pu être évité si Méthode avait pris les précautions nécessaires.
Le personnage de Cyprien illustre également bien, dans les deux œuvres, les façons
divergentes d’aborder la mort entre les Africains et des Occidentaux. Cyprien travaille sur
le marché. Il est marié et a trois enfants. Il a été contaminé par la maladie en séduisant les
vendeuses qu’il côtoie au marché où il vend son tabac. Valcourt qui fait un reportage sur
lui, s’étonne de sa sérénité face à son décès imminent. Deux citations du livre illustrent
cette différence. Cyprien y décrit le rapport des Occidentaux avec la mort : « Monsieur
Valcourt, dans ta tête je suis déjà mort. Et tu as raison. Quelques mois encore, un an peutêtre. Chaque jour je continue, je vole du temps à Dieu qui m’attend et qui ne m’en veut pas
pour quelques accidents. Mais ce n’est pas parce qu’on meurt qu’on cesse de vouloir vivre
et de se conduire droit » (p.104). Dans cette citation, la notion de religion apparaît. Cyprien
a la foi et croit que c’est Dieu seul qui décide du moment de sa mort. La foi lui offre un
moyen d’être confiant face à la mort en le persuadant qu’il n’a aucune prise sur son destin.
« Ici on meurt parce que c’est normal de mourir. Vivre longtemps ne l’est pas. “Chez vous,
on meurt par accident, parce que la vie n’a pas été généreuse et qu’elle se retire comme une
femme infidèle“ » (p.106). Dans cette citation, Cyprien exprime bien la différence de vision
de la mort entre les Africains et les Occidentaux.
Méthode et Cyprien n’ont pas peur de la mort bien qu’ils soient condamnés par la maladie.
Tous deux voient leur mort comme un soulagement car ils n’assisteront pas au génocide et
ne mourront pas sous les coups de machette. Leur résignation devant la mort semble les
doter d’une clairvoyance que d’autres personnages mettront du temps à atteindre. Le fait de
ne pas se voiler la face sur leur mort prochaine leur donne une forme de sagesse et une
perception plus réaliste quant à l’issue des événements. Ils sont conscients que les Tutsis
vont se faire massacrer et font tous deux part à Valcourt de leur peur des événements à
venir par l’intermédiaire de sa caméra. Ils tentent d’informer la population que le génocide
des Tutsis se prépare, mais dans un premier temps, personne ne semble prendre au sérieux
leur alerte.
4.3 Le bonheur Le thème du bonheur, dans le livre, est inséparable de celui de la mort. Ils sont traités en
relation l’un avec l’autre et on peut percevoir les différences fondamentales entre Valcourt
et les personnages rwandais.
Valcourt hésite à vivre pleinement son histoire d’amour avec Gentille, conscient qu’elle ne
pourra pas durer en raison des événements qui se préparent. Il se sent coupable à l’idée de
22 vivre son bonheur, contrairement aux personnages rwandais qui savent leur mort inévitable
et qui vivent pleinement les derniers instants de bonheur qui leur restent : « Comme pour
tout chrétien de gauche comme lui, même s’il ne croyait pas en Dieu, le bonheur était une
sorte de péché. Comment peut-on être heureux quand la terre se désintègre sous nos yeux,
que les humains se transforment en démons et qu’il n’en résulte qu’exactions et
abominations innombrables ? » (p. 173). On voit que pour Valcourt, l’imminence des
événements dramatiques est un obstacle à profiter de l’instant présent, contrairement à
Raphaël qui profite des plaisirs que la vie peut encore lui offrir.
L’amour de Valcourt pour Gentille et son hésitation à lui demander sa main, ainsi que ses
scrupules à profiter de son bonheur sont l’objet de plusieurs propos de Raphaël, qui se sait
condamné. Ce dernier donne son point de vue sur les différences entre les conceptions du
bonheur de Valcourt et de lui-même. L’extrait suivant est précédé de l’introduction
« Raphaël dit », tout comme certaines paroles de Jésus sont introduites dans les Évangiles.
On retrouve cette construction une seconde fois à la page suivante. L’auteur semble insister
ainsi sur la sagesse des paroles de Raphaël.
« Raphaël dit : “mon ami, voici le bonheur qui apparaît et qui vient te chercher. Gentille,
ton futur mari est un imbécile. Tu devrais le quitter. Il ne veut pas profiter de son bonheur.
Il m’écoute, il me plaint, il cherche dans sa tête comment il pourrait m’aider, même s’il sait
qu’il ne peut rien. Dis-lui à cet idiot de Blanc, mais pas avant que nous ayons bu un peu de
champagne“ » (p. 173).
L’auteur montre par l’intermédiaire de Raphaël que les Rwandais ont une clairvoyance et
une sérénité face à la mort que les Occidentaux ne parviennent pas à atteindre qui leur
permet de profiter sans culpabilité des instants de bonheur qui leur sont offerts.
23 5. Analyse de l’incipit Cette analyse porte sur la première séquence du film et les premières pages du livre. Les
lignes ont été numérotées de « Au centre de Kigali » (p. 11) à « d’un Pepsi et d’un client »
(p. 14). Je vais centrer mon analyse sur le livre et j’aborderai ensuite le film en le
comparant avec l’œuvre littéraire.
Les premières lignes du livre contiennent une description de la ville de Kigali. Le reste du
passage décrit le bord de la piscine de Kigali et ce qui s’y passe.
Avant de commencer l’analyse du passage, il me semble intéressant de comparer les titres
des deux œuvres. Un dimanche à la piscine à Kigali, le titre du livre, contient le lieu de la
piscine alors que dans le titre du film, Un dimanche à Kigali, cette idée de lieu a été
supprimée. La piscine de Kigali se trouve devant l’hôtel des Mille Collines. Cet endroit,
dans le livre, est le point de rencontre de beaucoup de personnes ayant des responsabilités
politiques, représentants de grandes ONG ou hauts fonctionnaires. Le fait que la piscine
n’apparaisse pas dans le titre du film indique que ce lieu a moins d’importance dans le film
que dans le livre, et que la piscine et tout ce qui s’y passe, en particulier les discussions
politiques, est mis au second plan. Cette différence de titre montre que le thème de la
politique est moins présent dans le film. Dans le livre, la piscine est centrale. En effet, il
apparaît dès la première phrase du livre. « Au centre de Kigali, il y a une piscine entourée
d’une vingtaine de tables et de transats en résine de synthèse » (l. 1-2). La description de la
ville de Kigali part de ce point central pour se construire autour de l’hôtel des Mille
Collines : « Tout autour de la piscine et de l’hôtel se déploie dans un désordre lascif la ville
qui compte, celle qui décide, qui vole, qui tue et qui vit très bien merci » (l. 6-9). Le ton de
cette citation est ironique. En effet, le narrateur superpose deux éléments qui concernent le
rôle joué dans la politique et l’économie par les clients de l’hôtel des Mille Collines, au
moyen de deux verbes qui illustrent la criminalité à Kigali. Par cette citation, le narrateur
dénonce le fait que les personnes prenant part à la politique ou à l’économie du pays sont
aussi celles qui commettent des crimes.
Au début du roman, le narrateur dénonce les inégalités entre les autochtones et les gens
importants de la piscine de Kigali : « Juste assez loin de la piscine pour qu’elles
n’empestent pas les gens importants, des milliers de maisons rouges, hurlantes et joyeuses
d’enfants, agonisantes de sidéens et de paludéens, des milliers de petites maisons qui ne
savent rien de la piscine autour de laquelle on organise leur vie et surtout leur mort
annoncée » (l. 21-29). Cette citation dénonce le fait que les gens de la piscine ne veulent
pas entendre parler de la population de Kigali, pour laquelle ils prennent pourtant des
décisions importantes. La personnification des maisons accentue l’impression que les
habitants de la ville sont nombreux. Le contraste est grand entre « la ville qui vit très bien
merci » (l.9) et les milliers d’habitants de Kigali qui meurent du sida et du paludisme.
Le narrateur se moque des personnages qui se prélassent autour de la piscine en soulignant
le ridicule de leurs comportements. Par exemple, à la page 13, un ancien ministre de la
Justice essaie de se faire remarquer en plongeant dans la piscine. Le narrateur décrit cette
scène de manière peu avantageuse pour le personnage : « Il ignore que ses amples
moulinets font glousser les deux prostituées dont il attend un signe de reconnaissance ou
d’intérêt pour se jeter à l’eau. Il veut séduire car il ne veut pas payer. Il percute l’eau
comme un bouffon désarticulé les filles rient. Les paras aussi » (l. 58-62). Le narrateur
utilise le néologisme « bruyance » pour décrire les personnes qui se reposent autour de la
24 piscine. Il les compare à des animaux, ce qui montre le ton ironique du passage : « Ces
gens, dans ce pays timide, réservé et souvent menteur vivent en état de bruyance, comme
des animaux bruyants » (l. 77-79).
Au cours de cet extrait, l’auteur décrit de façon imagée comment les hommes de la piscine
se représentent les femmes africaines. Il compare les parachutistes français à des vautours :
« Il y a du vautour dans ces militaires au crâne rasé à l’affût au bord d’une piscine qui est le
centre de l’étal, là où s’exhibent les morceaux les plus rouges et les plus persillés, autant
que les flasques et les maigres bouts de chair féminine dont l’unique distraction est ce plan
d’eau » (l. 44-49). Dans cette citation, les femmes sont comparées à de la viande fraîche. Le
narrateur critique de cette manière l’image des femmes qu’ont les parachutistes. Ils sont des
prédateurs et les femmes sont des proies. « Ce sont des explorateurs bruyants du tiers-cul »
(l.82) Ce néologisme composé de tiers-monde et de cul, est une critique acerbe de la
manière dont les européens de la piscine voient les Rwandaises.
Dès le début du film, on peut remarquer la différence de temporalité par rapport au livre. Le
début du film se déroule quelques mois après le génocide, alors que l’incipit du livre se
passe avant la mort du président Habyarimana. La première séquence du film commence
par des scènes floues ressemblant à des images d’archives, sous-titrées d’informations
concernant le génocide des Tutsis. Ensuite, on voit Valcourt qui se rend à l’hôtel des Mille
Collines dans l’espoir de retrouver la trace de Gentille. Le spectateur est directement plongé
dans le chaos qu’a laissé le génocide dans le pays. La volonté du cinéaste est de montrer les
conséquences du génocide dès le début du film, afin que le spectateur connaisse d’emblée
ses enjeux. Le cinéaste a décidé de plonger dès le début le spectateur dans le présent de
l’après génocide pour le tenir en haleine et provoquer en lui un questionnement.
Le thème de la mort apparaît dès les premières secondes du film. Les premiers sons que
l’on entend sont des bruits de lames et d’armes à feu. Quand les images deviennent claires,
on aperçoit un cimetière au premier plan. On peut voir au second plan le véhicule
transportant Valcourt jusqu’à l’hôtel de Mille Collines. Une fois devant l’entrée de l’hôtel,
la caméra montre en plan américain un Valcourt marqué par la fatigue. Un camion rempli
d’hommes du FPR passe devant Valcourt. Malgré ce plan qui illustre un événement positif
pour le Rwanda, la victoire des troupes du FPR et donc la fin du génocide, le spectateur est
vite ramené à la réalité de l’horreur du génocide lorsqu’un homme tenant un crâne humain
marche devant l’entrée de l’hôtel. La première réplique du film contient elle aussi le thème
de la mort : « Monsieur Valcourt, vous n’êtes pas mort ? »
C’est à ce moment-là que la quête pour retrouver Gentille commence. Dans le dernier plan
de la séquence, on peut voir la salle du restaurant de l’hôtel complètement saccagée. Cela
illustre le fait que le génocide a tout détruit. De plus, ce plan permet au spectateur de
comparer la salle du restaurant avec la séquence suivante qui la montre six mois plus tôt.
Le ton de cette séquence est plus grave que celui des premières pages du livre. La sobriété
du montage se met au service de l’émotion et de la gravité de la situation. La musique est
presque absente. Les plans sont longs et contiennent peu de couleurs.
Les personnages présents dans l’incipit du livre sont traités de manière assez critique, ce
qui se retrouvera tout au long du livre. L’écrivain choisit de commencer son récit en
présentant les personnages qui jouent un rôle potentiel dans le sort du Rwanda. Ce choix
vise probablement la dénonciation de l’insouciance et du désintérêt des personnes qui
25 détiennent le pouvoir. Quant au film, il commence dans une atmosphère pesante. Le
spectateur est directement plongé dans les conséquences du génocide. On pourrait dire que
cette première séquence a un rôle quelque peu pédagogique. En effet, les événements sont
brièvement racontés grâce aux sous-titres. Le cinéaste choisit de montrer dès le début au
spectateur que le génocide a bien eu lieu et qu’il a laissé des traces.
La première scène du livre qui se déroule autour de la piscine n’a pas été supprimée de
l’adaptation cinématographique, mais a été déplacée. Dans le film, elle se trouve à la
quatorzième minute environ, après une scène de la quête de Valcourt pour retrouver
Gentille où il demande à Victor s’il sait ce qu’est devenue sa bien aimée. Le cinéaste
choisit de donner moins d’importance à cette scène en lui enlevant son rôle d’incipit. De
plus, cette scène qui était décrite sur plusieurs pages dans le livre ne dure que quelques
secondes dans le film. Cette scène se divise en quatre plans assez courts. Dans le premier,
l’homme qui est décrit comme l’ancien ministre de la Justice dans le livre saute dans la
piscine. Ensuite, la caméra filme Valcourt qui hausse les sourcils. Le troisième plan montre
les prostituées qui rient de l’homme qui saute dans la piscine. Enfin, on voit Valcourt qui
sourit. La construction de cette séquence donne l’impression que la scène est filmée à
travers les yeux de Valcourt. En effet, le premier et le troisième plan sont suivis par la
réaction de Valcourt après ce qu’il vient de voir. C’est de cette manière que la scène du film
conserve le ton ironique qui caractérise l’incipit du livre. Valcourt esquisse un sourire
quand il voit les prostituées qui rient, ce qui laisse penser qu’il trouve aussi que le ministre
de la Justice est ridicule. Dans les deux œuvres, la séquence se poursuit par la scène où
Gentille apporte la mauvaise boisson à un client et se fait insulter. Cet épisode correspond à
la première rencontre dans le livre, mais pas dans le film où elle a déjà eu lieu dans les
premières minutes au cours de la scène où Gentille sert un repas à Valcourt. Le cinéaste
enlève donc à cette séquence non seulement le rôle d’incipit, mais aussi celui de la première
rencontre des protagonistes. En transférant la scène de la première rencontre entre Valcourt
et Gentille dans les premières minutes du film, le cinéaste conserve cependant le fait que le
premier contact du couple a lieu dès le début de l’œuvre.
26 6. Conclusion Le travail de Maturité m’a permis d’accomplir un travail d’une plus grande envergure que
les travaux habituellement réalisés dans le cadre du Gymnase. Grâce à ce travail, j’ai acquis
de nouvelles compétences, en particulier dans l’analyse de séquences filmées. J’ai
également expérimenté une forme d’analyse comparative que je n’avais pas encore
découverte dans ma scolarité. Ces nouvelles habiletés pourront être transférées à d’autres
travaux et dans d’autres contextes futurs.
Grâce aux lectures préparatoires et à l’analyse des œuvres, j’ai acquis une meilleure
compréhension des divers enjeux du génocide rwandais et de ses retentissements sur la vie
des individus, jusqu’au plus profond de leur intimité. Le travail sur les différents thèmes
abordés dans les œuvres m’a permis d’étudier les retentissements humains du génocide,
mais aussi les grandes problématiques qui concernent l’ensemble du Continent africain,
telle la maladie du sida.
A la lecture de ce roman qui donne la parole à différents Africains et met en évidence des
spécificités culturelles à cette région, ma curiosité pour la littérature africaine s’est
développée et je pense approfondir cet intérêt. Ce travail pourrait donc être poursuivi par
l’analyse d’un corpus de littérature africaine traitant du thème particulier du sida en Afrique
et par l’examen de la façon dont il est traité dans les œuvres. En parcourant quelques
ouvrages africains, je sélectionnerais trois romans dans lesquels cette thématique occupe
une place plus ou moins centrale, comme par exemple Sidagamie de Abibatou Traoré, Le
candidat au paradis refoulé de Mouimou Djékoré, ou encore Ne brûlez pas les sorciers…
de Donatien Baka.
27 Bibliographie Films Michael Caton-Jones, Shooting Dogs, 2005 (USA)
Robert Favreau, Un dimanche à Kigali, 2006 (Canada)
David Hazan, Raphaël Glucksmann et Pierre Mezerette, « Tuez-les tous! », 2003 (France)
(www.dailymotion.com)
Ouvrages BAKA Donatien, Ne brûlez pas les sorciers…, L’Harmattan, 2007.
BÄRFUSS Lucas, Cent jours, cent nuits, Zoé, 2009.
COURTEMANCHE Gil, Un dimanche à la piscine à Kigali, Boréal, 2000.
COQUINO Catherine, Chronologie, tirée de KAYITESI Berthe, Demain ma vie. Enfants
chefs de famille dans le Rwanda d’après, éditions Laurence Teper, 2009.
DIOP Boubacar Boris, Murambi, le livre des ossements, Paris, Stock, 2000, Zulma 2011.
DJEKORE Mouimou, Le candidat au paradis refoulé, L’Harmattan, 2005.
HATZFELD Jean, Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais, Seuil, 2002.
MONENEMBO Tierno, L’ainé des orphelins, Seuil, Points, 2000.
RURANGWA Révérien, Génocidé, Presse de la Renaissance, « J’ai lu », 2006.
TRAORE Abibatou, Sidagamie, Présence Africaine, 1998.
Sites internet Gil Courtemanche (1943-2011) : de cœur et de conviction, La Presse, 19 août 2011, édition
électronique, http://www.lapresse.ca/arts/livres/201108/19/01-4427291-gil-courtemanche1943-2011-de-coeur-et-de-convictions.php, consulté le 25.09.13
Reliefweb : Rwanda/Génocide : plus d’un million de morts,
http://reliefweb.int/report/rwanda/rwandag%C3%A9nocide-plus-dun-million-de-mortsbilan-officiel, consulté le 25.09.13
Wikipédia, l’Encyclopédie libre, entrée « Accords d’Arusha »,
http://fr.wikipedia.org/wiki/Accords_d'Arusha_(Rwanda), consulté le 25.09.13
Wikipédia l’Encyclopédie libre : entrée « Gil Courtemanche »,
http://fr.wikipedia.org/wiki/Gil_Courtemanche, consulté le 25.09.13
Wikipédia l’Encyclopédie libre : entrée « Robert Favreau »,
http://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Favreau_(r%C3%A9alisateur)#Biographie, consulté le
25.09.13
Divers Robert Favreau, Un dimanche à Kigali, Livret du DVD, édition Digipack, 2008.
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