La naissance et l`évolution de la culture humaine (Henry de Lumley)

Transcription

La naissance et l`évolution de la culture humaine (Henry de Lumley)
comprendre
Le paléontologue Henry de Lumley a bien voulu dresser pour nous une
grande fresque de l’évolution qui a conduit, à partir de nos plus anciens
ancêtres, à ce que nous sommes devenus ; nous l’en remercions très
vivement.
La naissance et l’évolution
de la culture humaine
Henry de Lumley
Henry de Lumley est directeur
de l’Institut de
paléontologie
humaine, Fondation scientifique
Albert 1er, Prince
de Monaco.
AU TOUT DÉBUT DE LA LIGNÉE
HUMAINE : LA BIPÉDIE
Diasporiques : Toute notre histoire
– ou plutôt celle de nos lointains
ancêtres – commence-t-elle à l’ère
­quaternaire ?
Henry de Lumley : Non, bien plus tôt !
Disons à l’époque du Miocène, il y
a quelque 7 millions d’années, avec
Toumaï1, le premier primate qui a
acquis la station érigée bipède.
D. : Le quaternaire, c’est en effet
beaucoup plus récent, cela commence
quand exactement ?
1
Surnom d’un crâne fossile
de primate découvert en
2001 au Tchad. Il a conduit
à la définition d’une nouvelle espèce, Sahelanthropus tchadensis, que les
paléoanthropologues considèrent comme l’une des premières espèces de la lignée
humaine.
H.d.L. : C’est discuté, on dit généralement : il y a environ 1,8 millions d’années mais les nouvelles définitions le
font remonter à 2,5 millions.
D : Ce qui correspond à peu près à
Homo habilis ?
22 | Diasporiques | nº 28 | décembre 2014
H.d.L. : C’est cela. Homo habilis date
effectivement de cette période. Habilis qui maîtrise parfaitement la bipédie, même si celle-ci n’apparaît pas
avec lui, et qui dispose des plus anciennes industries de la pierre taillée,
celles qu’on nomme oldowayennes.
De Toumaï on n’a que peu de restes :
un morceau de crâne et quelques os ;
on ne sait donc pas grand-chose de
lui. Mais c’est quand même manifestement un hominidé. Pourquoi ? Au
premier abord il n’en n’a guère les
apparences : il n’a pas de front, il a un
crâne tout plat, une face qui se projette en avant, une capacité crânienne
de l’ordre de 350 cm³, comparable à
celle des chimpanzés. Certains paléontologues ont au demeurant pensé
que cela pourrait être un ancêtre de
ces singes. Mais une étude plus approfondie a montré que son trou occipital était situé sous son crâne alors
que chez les autres primates, y compris les grands singes, il est placé à
l’arrière du crâne. Toumaï était donc
déjà bipède. Il a aussi d’autres caractéristiques. Ainsi les grands singes
ont entre les incisives et les canines
un espace, un diastème, qui leur permet de fermer la bouche, ce qui leur
serait autrement impossible étant
donné la taille de leurs canines : or ce
n’est pas le cas de Toumaï…
D. : La bipédie est donc une condition
nécessaire pour qu’un primate soit
considéré comme un homme ?
H.d.L. : Oui mais ce n’est pas une
condition suffisante, et c’est la raison
pour laquelle les paléontologues sont
convenus d’appeler « hominidés » les
primates qui ont acquis la station érigée bipède mais qu’on ne peut pas encore considérer comme faisant partie
du genre humain.
D. : Incidemment, dit-on « hominidés » ou « homininés » (ou encore
« hominines ») ?
Henry de Lumley :
« Acquérir la station érigée bipède
était une première
étape indispensable
dans l’évolution
des primates
vers l’homme »
H.d.L. : Ce sont des nuances de vocabulaire qui ne sont pas unanimement
acceptées. On considère parfois que
les homininés constituent une nouvelle étape par rapport aux hominidés. Mais vous voyez qu’il y a nécessairement là une part de convention.
Toumaï en tout cas est bien un hominidé. Il existe par ailleurs quatre
23 comprendre
de vue génétique, il y a quelque
7 ­millions d’années.
D. : Donc à peu près à l’époque de
Toumaï…
H.d.L. : Oui à peu près car il s’agit
d’ordres de grandeur, on ne peut
guère pour le moment être plus précis. Mais disons qu’apparemment ce
fossile aurait été au rendez-vous du
calcul !
LA LONGUE MARCHE
VERS LES OUTILS
PHOTO ARCHAEODONTOSAURUS
Crâne d’Autralopithecus robustus
découvert en
Afrique du Sud.
Collection du
Transvaal Museum
(voir p. 25)
groupes de grands singes : les orangsoutans, les gorilles, les chimpanzés
habituels et aussi un petit groupe
de chimpanzés nains, les bonobos.
Comme nous, ces singes n’ont pas
de queue ; ils ont acquis un mode de
locomotion très original : la brachiation. Du point de vue génétique nous
en sommes très proches : les hominidés ont 46 chromosomes, ces singes
en ont deux de plus, 24 paires au lieu
de 23. Si l’on y regarde de près il y a
encore moins de différences : deux
paires distinctes chez le singe sont
simplement soudées chez l’homme...
et nous avons en fin de compte
quelque 99 % de gènes en commun.
Mais le 1 % suffit quand même à créer
chez nous une sacrée plus-value !
D. : Malgré les progrès des techniques
de décryptage du génome, je suppose
que celui des premiers ­
hominidés
n’est pas accessible ?
H.d.L. : Hélas non ! Ce que l’on peut
estimer toutefois est que la divergence entre les hominidés et les
grands singes se situerait, du point
24 | Diasporiques | nº 28 | décembre 2014
D. : La première phase essentielle
d’évolution vers l’homme est donc la
bipédie, puis Habilis, bien plus tard…
H.d.L. : Oh oui ! Homo habilis c’est
bien plus tard, il y a bien d’autres
stades intermédiaires avant ! Ainsi at-on trouvé en Éthiopie un squelette
datant de 4,5 millions d’années (Ardipithecus ramidus), presque complet – à l’exception malheureusement
de son crâne, ce qui rend impossible
l’évaluation de son volume crânien.
Il avait 80 cm de haut, marchait
habituellement debout mais il était
encore occasionnellement arboricole
(ses bras étaient très longs).
Au-delà de cette époque, de tels
hominidés – on les désigne sous
l’appellation générique d’australopithèques (Australopithecus anamensis, africanus, afarensis, sediba,
garhi, etc.) – semblent se multiplier
de façon explosive, en tout cas on en
trouve beaucoup. Leur volume crânien est de l’ordre de 400 à 500 cm³,
et donc supérieure à celui de Toumaï. Cela dit, d’après les moulages
que l’on peut faire de l’intérieur de
leur boîte crânienne, on sait qu’ils
n’ont pas encore acquis les aires de
Broca et de Wernicke, celles qui nous
confèrent l’usage de la parole. Leur
palais est encore assez plat, la base
de leur crâne est encore bien horizontale, leur pharynx et leur larynx
n’étaient donc pas encore descendus.
Ils ne parlent donc pas. Et ils ne fabriquent pas non plus d’outils. Mais
ils marchent debout et on a même
trouvé en Tanzanie des traces de pas
imprimées dans des cendres volcaniques datant d’environ 3,7 millions
d’années, des traces qui témoignent
d’une démarche quelque peu hésitante et qui ressemble étrangement à
celle, chaloupée, de nos mannequins
dans les défilés de mode !
On dispose souvent d’une partie de
leur denture et leurs dents présentent
des stries dont l’orientation oblique ou
horizontale témoigne de la nature de
l’alimentation absorbée au cours des
dernières semaines. Ainsi sait-on qu’ils
étaient essentiellement végétariens. De
même l’usure importante de leur denture indique qu’ils mangeaient beaucoup de graminées… Par ailleurs on n’a
jamais trouvé de trace de campements
­datant de cette époque.
D. : Sait-on comment ils ont disparu ?
H.d.L. : Non, mais ils ont survécu
assez longtemps puisqu’on trouve
encore des traces de certains d’entre
eux – Australopithecus robustus
par exemple – vers 1,7 millions d’années. Ils ont donc certainement été
contemporains de leurs successeurs.
UN GRAND PAS EN
AVANT : LES CHOPPERS2
H.d.L. : Vers 2,5 millions d’années
apparaît en Afrique de l’Est, sans
Galet aménagé
(« chopper »)
D.R.
doute issu d’un australopithèque
doté d’un volume crânien plus important que les autres, cet hominidé
qu’on va appeler Homo habilis et qui
va permettre de franchir une nouvelle étape majeure dans l’évolution
vers l’homme. Sa capacité crânienne
atteint et même dépasse 550 cm³
(elle peut en atteindre jusqu’à 780,
c’est ce qu’on pourrait appeler le Rubicon cérébral…). Les paléontologues
américains l’appellent souvent Early
homo. Et puis, fait essentiel, c’est à ce
moment qu’apparaît la trace pariétale de l’aire de Broca et celle, temporale, de Wernicke. Le palais est plus
profond et la structure du crâne évolue : on dit couramment qu’elle passe
de la forme d’un ballon de rugby à
celle d’un ballon de football. Tout ceci
témoigne de la descente du larynx et
du pharynx et de la constitution de la
caisse de résonance qui va permettre
l’émergence de la parole, condition
sans doute nécessaire à la conception
et à la f­ abrication des premiers outils.
Or l’outil est, pour moi, le propre
de l’homme. Il est vrai que les grands
singes utilisent des pierres ou des
bâtons trouvés sur place pour des
­actions immédiates. Mais cela est très
Galet aménagé
(« chopper »), site
de Ain Hanech
(Algérie)
2
Les premières pierres
­taillées.
25 comprendre
Des chercheurs américains ont essayé
d’apprendre à des chimpanzés à faire
la même chose. Ils ont procédé à des
tailles de pierres devant eux, assorties des récompenses habituelles : la
pierre taillée devait leur permettre
de couper une corde, ce qui ouvrait
l’accès à une banane. Les singes ont
bien compris qu’il fallait taper sur les
pierres pour les casser et accéder ainsi
aux bananes mais ils se sont arrêtés
là : leurs gestes étaient aléatoires, en
fait dépourvus de tout projet précis.
D. : Dans les « ateliers » que vous
évoquez, je suppose qu’on trouve non
seulement des outils terminés mais
aussi des ébauches ainsi que les outils
permettant de fabriquer des outils ?
H.d.L. : On y trouve effectivement,
PHOTO DENIS DAINAT
Le biface Durandal,
daté de 580 000
ans, trouvé dans la
Caune de l’Arago
différent de ce que l’on appelle un
« outil », qui est un objet manufacturé destiné à une action ultérieure et
qui est donc le fruit d’un projet. Ce qui
implique l’émergence d’une pensée
conceptuelle : on commence par aller
chercher la matière première dont on
a besoin, là où elle se trouve et pas là
où on va l’utiliser. On choisit ainsi les
meilleures pierres possibles dans la
rivière voisine et on les ramène à son
habitat pour les tailler. Puis, par des
stratégies de plus en plus élaborées
et qui impliquent un réel savoir-faire,
on leur donne la forme correspondant à un modèle conçu à l’avance.
On ne tape pas n’importe comment
sur les pierres en question, on choisit
soigneusement ses angles d’attaque.
26 | Diasporiques | nº 28 | décembre 2014
outre ces haches primitives que sont
les choppers, des « percuteurs » et
toute une série de petits éclats de 2
ou 3 cm de côté, qui sont à la fois la
trace de la taille mais aussi de petits
outils utilisés par exemple à gratter
les restes de viande sur les os…
D. : Mais je croyais que ces hominines
étaient végétariens ?
H.d.L. : Oui, essentiellement au départ, mais l’une des conséquences
de l’invention de ces outils a été,
précisément, la modification de leur
alimentation : elle a conduit Habilis à devenir carnivore. Et d’abord,
il faut le dire, charognard, disputant
aux hyènes le restes des herbivores
(antilopes, girafes, etc.) à l’époque
très nombreux, chassés et dévorés
en partie (en partie seulement : les
entrailles et la viande directement
accessible) par les grands carnivores
qu’étaient les panthères géantes et
les tigres aux dents de sabre. Nos
ancêtres n’avaient ainsi jamais accès aux viscères, aux poumons et en
particulier aux morceaux les plus
­
riches en vitamines tels que le foie.
D’UNE QUÊTE D’EFFICACITÉ
À UNE PREMIERE PERCEPTION
DE LA BEAUTÉ
D. : Quelle est l’étape suivante ?
H.d.L. : C’est celle de la taille de
grands éclats, présentant un long
tranchant. Nous sommes en gros
entre 1,8 millions d’années et environ 900 000 ans. Les hominines
sont sortis du berceau africain de
l’humanité, on en trouve en Israël, en
Géorgie aussi, à 1 000 m d’altitude.
Ce sont encore des Habilis. C’est à
peu près à la même époque – disons
vers 1,6 millions d’années – qu’apparaissent en Afrique de l’Est les premiers Homo ergaster. Leur volume
crânien est nettement plus important, de l’ordre de 800 cm³, leur
crâne un peu plus haut, leur menton
un peu moins fuyant. Très robustes,
ce sont des chasseurs et, à cette fin,
mais aussi de ce fait, ils ont inventé
le biface, un outil nettement plus
perfectionné que le chopper puisque
doté de deux tranchants et présentant
une symétrie bilatérale et bifaciale,
qui leur sert à dépouiller un animal
et à découper sa viande. Ils ont dès
lors accès aux entrailles, donc aux
vitamines du foie et cela leur permet
d’acquérir un squelette plus robuste.
Mais le fait de fabriquer des bifaces
dotés d’une parfaite symétrie et taillés dans des pierres de belles couleurs ne peut s’expliquer par le seul
souci d’accroître leur efficacité : il
témoigne d’une évolution ­importante
COLL. PARTICULIÈRE
des représentations de ces hominines,
vraisemblablement
déjà
quelque peu sensibles à l’harmonie
des formes, voire à ce que nous appelons la beauté. C’est là l’émergence
du sens de l’esthétique.
L’homme de
Tautavel, bronze
d’André Borde
D. : Ce ne sont pas encore des
­Erectus ?
H.d.L. : Si, mais archaïques. Les Homo
erectus vont bientôt leur succéder
et poursuivre leur croissance cérébrale jusqu’à dépasser les 1 000 cm³.
Ils vont poursuivre leur progression géographique vers le Nord,
atteindre et dépasser les rivages de
la Méditerranée vers 600 000 ans.
L’homme de Tautavel3, qui vivait, lui,
il y a 450 000 ans, est l’un de leurs
­descendants.
3
NDLR : Découvert le 22
juillet 1971, par Henry de
Lumley, dans la grotte de
l’Arago à Tautavel (Pyrénées orientales), l’homme
de Tautavel appartient au
groupe des anténéanderthaliens, autrement dit des
Homo erectus européens
évolués.
27 comprendre
MUSÉE ARCHÉOLOGIQUE TERRA AMATA NICE
L’un des plus
anciens foyers
d’Europe (env.
400 000 ans),
site de Terra
Amata (Nice)
PROMÉTHÉE D. : Qui « invente » le feu ?
H.d.L. : Il faut bien comprendre
que les hominines connaissaient de
longue date le feu, par la foudre et les
incendies de forêts. Et l’on peut imaginer qu’il leur arrivait même parfois
de s’en servir pour cuire des aliments,
auparavant toujours mangés crus.
Mais quand on parle de l’invention
du feu, on sous-entend implicitement
sa phase de domestication. Elle date
de quelque 400 000 ans ; à partir de
là on trouve de véritables foyers aménagés. Les plus anciens ont été découverts en Chine, dans la grotte de
Choukoutien près de Pékin, mais on
en trouve aussi en Europe à la limite
entre les zones tempérées chaudes
et tempérées froides, par exemple à
Terra Amata (Nice).
D. : Il n’y a pas de foyers en Afrique ?
H.d.L. : Non, en tout cas pas jusqu’à
présent datant de cette époque ; il
n’en est que de plus récents. Incontestablement le feu a été un formidable moteur d’hominisation. Il a
permis aux hommes de pénétrer plus
avant dans les cavernes, auparavant
28 | Diasporiques | nº 28 | décembre 2014
i­nutilisables à la fois du fait de l’absence de lumière et de l’humidité,
d’en faire leur habitat et un lieu de
protection vis-à-vis des ­
agressions
des ­
prédateurs. Il a permis de se
chauffer et ainsi en quelque sorte
d’allonger l’été aux dépens de l’hiver. Il a favorisé la pénétration de
l’homme dans les zones tempérées
froides de la planète et rendu possible
son installation jusques et y compris
dans sa zone boréale. Il a bien sûr
permis de généraliser la cuisson des
aliments et par là même de protéger
la santé de leurs consommateurs et
d’augmenter leur espérance de vie
en réduisant leurs risques de maladies infectieuses. Il a encore permis
d’améliorer la fabrication d’outils
novateurs en bois : flèches ou javelots à la pointe durcie à la flamme,
ce qui les rendait ­
particulièrement
­redoutables.
D. : Le feu, c’est donc la grande affaire
d’Erectus ?
H.d.L. : Si vous voulez ! Et j’ajouterai
que c’est la base d’une avancée culturelle majeure, d’une véritable rupture
en la matière. La tribu se rassemble
autour du feu, les chasseurs racontent leurs aventures de la journée,
ils évoquent, sans doute de façon hyperbolique, leurs prises qui, le temps
passant, deviennent de plus en plus
grandes et impressionnantes ! Ainsi
des légendes sont-elles progressivement apparues, nourrissant l’imagination des hommes et contribuant
à engendrer les premières manifestations de cultures régionales différenciées. On peut imaginer que ce fut
là aussi la base de l’émergence de la
pensée mythique.
L’AVEN SÉPULCRAL
D. : Quid dès lors de la gestion de la
mort ?
H.d.L. : L’une des découvertes les plus
fascinantes de ces dernières décennies est celle de l’aven de la grotte
de la Sima de los Huesos dans la
Sierra d’Atapuerca près de Burgos,
en Espagne, qui contient les restes
presque complets de 28 cadavres
d’Erectus des deux sexes et de tous
âges. Comment sait-on qu’il s’agissait de « cadavres » ? Cet aven est
très profond et à pic, ce qui interdit
d’y descendre sans des équipements
évidemment non disponibles aux
temps en question ; on y a donc jeté
ces corps et, chose étrange, leurs os,
malgré la hauteur de la chute, ne se
sont pas brisés comme cela se serait
passé si des vivants y étaient tombés
accidentellement ou si on les y avait
poussés. Or on sait aujourd’hui (on
en a fait l’expérience dans les centres
de recherche sur la sécurité routière)
que tel n’est pas le cas, un peu curieusement, pour un cadavre. De là à penser que ce serait l’une des premières
formes de sépulture, il n’y a qu’un
pas, corroboré par le fait qu’on a aussi
trouvé dans ce gouffre un superbe biface coloré qui n’avait manifestement
jamais servi…
D. : Nous aurions donc ici, selon vous,
la trace d’un premier rite funéraire ?
H.d.L. : Je ne vois en effet aucune
autre explication possible de cette
pour le moins étrange accumulation
de corps il y a quelque 300 000 ans…
D. : Une pratique dont on peut penser
qu’elle va se généraliser ?
MUSÉE DE L’HOMME DE NÉANDERTAL, LA CHAPELLE AUX SAINTS
H.d.L. : Bien sûr, même si les traces
de cette généralisation sont plus tardives ! Faisons un nouveau saut dans
le temps, de l’ordre de 200 000 ans.
Les Erectus ont encore évolué et
sont devenus en Europe des Néandertaliens alors qu’en Afrique et en
Asie ce sont maintenant des Proto-­
Cro-Magnons, qu’on appelle aussi
parfois « hommes modernes archaïques ». On trouve maintenant
d’incontestables sépultures, par
exemple en Israël ou en Irak. Dans
l’une d’elle, le squelette est recouvert
d’un bois de cerf (souvent considéré
de nos jours comme le symbole d’une
possible résurrection) et d’une grosse
pierre ; dans une autre, celle où se
trouve le squelette d’un enfant, la
fosse était manifestement remplie de
fleurs des champs puisqu’on y trouve
une très grande quantité de pollens de composées. En Europe, à la
­Chapelle-aux-Saints, on trouve dans
une fosse le squelette d’un homme
d’une cinquantaine d’années, couché sur le dos, les genoux repliés sur
la poitrine, avec, près de lui, un pied
de bison et un thorax de renne, deux
Reconstitution de
la sépulture du
Néandertalien de
La Chapelle-auxSaints. Musée de
La Chapelle-auxSaints, Corrèze.
29 comprendre
offrandes pour son voyage dans la vie
future…
D. : Une authentique sépulture donc,
qui date de quand ?
H.d.L. : 50 000 ans environ. Elle a
convaincu les paléontologues français, qui ne croyaient pas à cette possibilité, que les Néandertaliens enterraient effectivement leurs morts !
L’homme commence donc manifestement à cette époque à s’interroger
sur l’au-delà de sa vie et donc sur le
sens de son existence. C’est la naissance de l’angoisse métaphysique et
sans doute de la pensée religieuse.
on trouve dans le monde une forte
proportion de jeunes enfants au sein
des squelettes de néandertaliens.
Mais cette fragilité précoce ne suffit
sans doute pas à expliquer le phénomène. Il n’est pas plus la résultante d’un­­génocide perpétré par les
Cro-­
Magnons (on n’en a aucune
trace). Ce qui est par contre possible est que ces derniers, en venant
d’Afrique et d’Asie, aient propagé une
ou des ­pandémies pour lesquelles ils
étaient, eux, partiellement protégés
mais qui ont décimé les populations
qui ne l’étaient pas. Cela étant, on sait
maintenant que les Européens actuels ont tous un peu du patrimoine
génétique ­néandertalien…
UNE ÉVOLUTION BUISSONNANTE
LES TEMPS MODERNES
D. : Nous entrons donc dans l’ère de
l’homme moderne…
D. : Tout cela nous conduit à l’homme
moderne, à Sapiens sapiens…
H.d.L. : Oui ! Néandertal a un volume
crânien du même ordre de grandeur
que le nôtre, d’environ 1 400 cm³,
peut être un peu plus volumineux,
mais qui reste néanmoins dans nos
marges de variation.
D. : Pourquoi les Néandertaliens ontils disparu ?
H.d.L. : Ils ne sont sûrement pas les
seuls dans ce cas, l’évolution des
hominidés a été de toute évidence
buissonnante, nombreux sont nos
possibles ancêtres à avoir disparu au
cours de l’Évolution. S’agissant plus
spécifiquement des Néandertaliens,
ils ont sans doute été victimes d’une
forte mortalité infantile (dans la nécropole de La Ferrassie en ­Périgord
on trouve ainsi les squelettes de
cinq nouveau-nés à côté de ceux de
deux adultes). Plus ­
généralement,
30 | Diasporiques | nº 28 | décembre 2014
H.d.L. : Oui, il y a de cela 30 à
35 000 ans. En Europe ces hommes
arrivent de l’Est, ils ont un fort développement des lobes frontaux du cerveau, le siège de la pensée associative
et symbolique, qui dès lors se développera de façon explosive. Ils fabriquent
une multitude d’outils diversifiés
dans leurs formes et leurs fonctions,
jusques et y compris des embarcations
permettant de longues traversées. Ils
vont aussi apprendre à façonner les
os pour fabriquer des outillages fins,
tels que des sagaies, des aiguilles, des
hameçons, des harpons, etc. Ils vont
encore concevoir des parures, qui
n’ont d’autre fonction que d’être belles
à leurs yeux. On a même des indications permettant de faire l’hypothèse
qu’ils aimaient se colorer la peau avec
des grains d’ocre ! Et nous savons bien
que les artistes de la grotte Chauvet
avaient déjà tout inventé de l’art pariétal il y a 30 000 ans : la polychromie,
la peinture au pinceau ou au pochoir,
les dégradés, l’estompage, la perspective – et cela donc bien avant ceux de
la grotte de Lascaux. On a aussi trouvé
dans la grotte de Hohle Fels en Allemagne ou dans celle d’Isturitz au Pays
Basque de véritables instruments de
musique (des flûtes fabriquées avec
des os de ­vautour de bonne taille)…
LA NON-FIN DE L’HISTOIRE
H.d.L. : Quelques mots enfin, à grands
traits, sur les millénaires les plus
récents. L’augmentation de la taille
des populations fait que la pêche
et la cueillette ne suffisent plus à
répondre aux besoins alimentaires :
l’homme devient cultivateur et pasteur. Cela commence en Anatolie et
en Palestine ; on y cultive le blé, des
légumineuses (des lentilles, des pois
chiches…) et on y élève des moutons
et des chèvres. Cela se passe aussi à
la même époque en Afrique subsaharienne, au Tchad en particulier,
autour d’un lac bien plus grand que le
lac actuel où les hommes cultivent le
mil. Cela se passe encore en Thaïlande
ou en Chine du Sud, où l’on cultive le
riz et où l’on élève des moutons et des
cochons. Cela se passe en Chine du
Nord, où l’on cultive le millet. Cela
se passe au Mexique où l’on cultive
la pastèque, la courge, le piment et
le maïs, etc. Ce qui est extraordinaire
c’est que tous ces hommes n’ont aucun moyen de communication entre
eux et qu’ils trouvent des techniques
semblables pour subvenir à leurs
­besoins !
Il faut aussi apprendre à conserver
les récoltes : on construit des maisons
et des greniers en pierre ou en bois,
CL. N. AUJOULAT © MCC/CNP
selon les ressources locales. Les activités se diversifient et se spécialisent :
apparaissent les métiers, sans doute
d’abord celui de berger, puis celui de
cultivateur. Il faut arroser les champs,
on a donc besoin d’ingénieurs pour
creuser des canaux. Une fois les céréales recueillies, il faut les écraser
pour faire de la farine, il faut donc des
meuniers. Pour conserver et cuire les
aliments il faut des ­récipients, donc
des potiers. On invente le filage et le
tissage pour utiliser au mieux la laine
des moutons et on remplace dès lors
les habits de peau par des vêtements
tissés et cousus. Il faut aussi bien sûr
des chefs (ou un chef !) pour assurer la cohérence du fonctionnement
de cet ensemble d’activités, et il faut
que ce chef soit obéi, il faut donc des
soldats. Il faut également des prêtres
pour parler avec les dieux et les
­amadouer…
Et tout cela conduit aussi, hélas,
à la naissance des guerres, les clans
dépourvus de ressources ayant évidemment tendance à aller s’emparer
de celles des voisins.
Grotte de Lascaux :
Vache à la voûte.
Diverticule axial.
Paroi gauche.
Panneau des
Vaches rouges.
31 comprendre
D.
: Cette dernière évolution,
­guerrière, peut-elle être datée ?
H.d.L. : Elle semble assez récente
–
quelques
milliers
d’années
­seulement, trois ou quatre sans doute
avant notre ère. On en a des traces :
on a ainsi découvert dans l’hypogée de Roaix, dans le Vaucluse, les
­cadavres entassés de toute une population transpercée de flèches. Pas de
flèches de chasseurs mais bien de
flèches faites pour tuer des hommes.
forge) et il faudra attendre encore un
bon millénaire pour qu’on ait l’idée
d’ajouter de l’étain au cuivre pour
obtenir un alliage suffisamment solide (en l’occurrence du bronze) pour
qu’on puisse utiliser les outils ainsi
fondus sans les déformer immédiatement. Tout cela est assez ­stupéfiant !
D. : Même si elle a pris longtemps
pour s’exprimer, cette inventivité
de l’espèce humaine est en effet
­fascinante…
D. : La découverte du métal va per-
H.d.L. : … y compris bien sûr dans
mettre de faire un pas de plus,
y ­
compris dans l’exercice de la
­violence…
ses prolongements actuels dans la
noosphère, mais ce serait là une autre
histoire, celle de notre avenir, et elle
n’est pas encore écrite ! 
H.d.L. : Oui, mais par étapes. Il faudra apprendre à faire fondre le cuivre
en atteignant la température nécessaire (d’où l’invention du soufflet de
Propos recueilis et transcrits
par Philippe Lazar
Photographies de Jean-François Lévy
Derniers ouvrages parus
Marie-Antoinette de Lumley et Henry de Lumley, Mémoires de préhistoriens : L’extraordinaire aventure de la préhistoire. Les hommes, les outils, les cultures, 2014,
Editions Odile Jacob, Paris 2014, 234 pages, 23 €.
Henry de Lumley (sous la direction de) Caune de l’Arago Tome I, Tautavel-en-Roussillon, Pyrénées-Orientales, France, CNRS éditions, 2014, 432 pages, 80 €.
Henry de Lumley (sous la direction de) L’Univers, la Vie, l’Homme : Emergence de
la conscience, CNRS éditions, 2012, 258 pages, 19,70 €.
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Évolution de la lignée
humaine
(Tony Chevalier)
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