La naissance et l`évolution de la culture humaine (Henry de Lumley)
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La naissance et l`évolution de la culture humaine (Henry de Lumley)
comprendre Le paléontologue Henry de Lumley a bien voulu dresser pour nous une grande fresque de l’évolution qui a conduit, à partir de nos plus anciens ancêtres, à ce que nous sommes devenus ; nous l’en remercions très vivement. La naissance et l’évolution de la culture humaine Henry de Lumley Henry de Lumley est directeur de l’Institut de paléontologie humaine, Fondation scientifique Albert 1er, Prince de Monaco. AU TOUT DÉBUT DE LA LIGNÉE HUMAINE : LA BIPÉDIE Diasporiques : Toute notre histoire – ou plutôt celle de nos lointains ancêtres – commence-t-elle à l’ère quaternaire ? Henry de Lumley : Non, bien plus tôt ! Disons à l’époque du Miocène, il y a quelque 7 millions d’années, avec Toumaï1, le premier primate qui a acquis la station érigée bipède. D. : Le quaternaire, c’est en effet beaucoup plus récent, cela commence quand exactement ? 1 Surnom d’un crâne fossile de primate découvert en 2001 au Tchad. Il a conduit à la définition d’une nouvelle espèce, Sahelanthropus tchadensis, que les paléoanthropologues considèrent comme l’une des premières espèces de la lignée humaine. H.d.L. : C’est discuté, on dit généralement : il y a environ 1,8 millions d’années mais les nouvelles définitions le font remonter à 2,5 millions. D : Ce qui correspond à peu près à Homo habilis ? 22 | Diasporiques | nº 28 | décembre 2014 H.d.L. : C’est cela. Homo habilis date effectivement de cette période. Habilis qui maîtrise parfaitement la bipédie, même si celle-ci n’apparaît pas avec lui, et qui dispose des plus anciennes industries de la pierre taillée, celles qu’on nomme oldowayennes. De Toumaï on n’a que peu de restes : un morceau de crâne et quelques os ; on ne sait donc pas grand-chose de lui. Mais c’est quand même manifestement un hominidé. Pourquoi ? Au premier abord il n’en n’a guère les apparences : il n’a pas de front, il a un crâne tout plat, une face qui se projette en avant, une capacité crânienne de l’ordre de 350 cm³, comparable à celle des chimpanzés. Certains paléontologues ont au demeurant pensé que cela pourrait être un ancêtre de ces singes. Mais une étude plus approfondie a montré que son trou occipital était situé sous son crâne alors que chez les autres primates, y compris les grands singes, il est placé à l’arrière du crâne. Toumaï était donc déjà bipède. Il a aussi d’autres caractéristiques. Ainsi les grands singes ont entre les incisives et les canines un espace, un diastème, qui leur permet de fermer la bouche, ce qui leur serait autrement impossible étant donné la taille de leurs canines : or ce n’est pas le cas de Toumaï… D. : La bipédie est donc une condition nécessaire pour qu’un primate soit considéré comme un homme ? H.d.L. : Oui mais ce n’est pas une condition suffisante, et c’est la raison pour laquelle les paléontologues sont convenus d’appeler « hominidés » les primates qui ont acquis la station érigée bipède mais qu’on ne peut pas encore considérer comme faisant partie du genre humain. D. : Incidemment, dit-on « hominidés » ou « homininés » (ou encore « hominines ») ? Henry de Lumley : « Acquérir la station érigée bipède était une première étape indispensable dans l’évolution des primates vers l’homme » H.d.L. : Ce sont des nuances de vocabulaire qui ne sont pas unanimement acceptées. On considère parfois que les homininés constituent une nouvelle étape par rapport aux hominidés. Mais vous voyez qu’il y a nécessairement là une part de convention. Toumaï en tout cas est bien un hominidé. Il existe par ailleurs quatre 23 comprendre de vue génétique, il y a quelque 7 millions d’années. D. : Donc à peu près à l’époque de Toumaï… H.d.L. : Oui à peu près car il s’agit d’ordres de grandeur, on ne peut guère pour le moment être plus précis. Mais disons qu’apparemment ce fossile aurait été au rendez-vous du calcul ! LA LONGUE MARCHE VERS LES OUTILS PHOTO ARCHAEODONTOSAURUS Crâne d’Autralopithecus robustus découvert en Afrique du Sud. Collection du Transvaal Museum (voir p. 25) groupes de grands singes : les orangsoutans, les gorilles, les chimpanzés habituels et aussi un petit groupe de chimpanzés nains, les bonobos. Comme nous, ces singes n’ont pas de queue ; ils ont acquis un mode de locomotion très original : la brachiation. Du point de vue génétique nous en sommes très proches : les hominidés ont 46 chromosomes, ces singes en ont deux de plus, 24 paires au lieu de 23. Si l’on y regarde de près il y a encore moins de différences : deux paires distinctes chez le singe sont simplement soudées chez l’homme... et nous avons en fin de compte quelque 99 % de gènes en commun. Mais le 1 % suffit quand même à créer chez nous une sacrée plus-value ! D. : Malgré les progrès des techniques de décryptage du génome, je suppose que celui des premiers hominidés n’est pas accessible ? H.d.L. : Hélas non ! Ce que l’on peut estimer toutefois est que la divergence entre les hominidés et les grands singes se situerait, du point 24 | Diasporiques | nº 28 | décembre 2014 D. : La première phase essentielle d’évolution vers l’homme est donc la bipédie, puis Habilis, bien plus tard… H.d.L. : Oh oui ! Homo habilis c’est bien plus tard, il y a bien d’autres stades intermédiaires avant ! Ainsi at-on trouvé en Éthiopie un squelette datant de 4,5 millions d’années (Ardipithecus ramidus), presque complet – à l’exception malheureusement de son crâne, ce qui rend impossible l’évaluation de son volume crânien. Il avait 80 cm de haut, marchait habituellement debout mais il était encore occasionnellement arboricole (ses bras étaient très longs). Au-delà de cette époque, de tels hominidés – on les désigne sous l’appellation générique d’australopithèques (Australopithecus anamensis, africanus, afarensis, sediba, garhi, etc.) – semblent se multiplier de façon explosive, en tout cas on en trouve beaucoup. Leur volume crânien est de l’ordre de 400 à 500 cm³, et donc supérieure à celui de Toumaï. Cela dit, d’après les moulages que l’on peut faire de l’intérieur de leur boîte crânienne, on sait qu’ils n’ont pas encore acquis les aires de Broca et de Wernicke, celles qui nous confèrent l’usage de la parole. Leur palais est encore assez plat, la base de leur crâne est encore bien horizontale, leur pharynx et leur larynx n’étaient donc pas encore descendus. Ils ne parlent donc pas. Et ils ne fabriquent pas non plus d’outils. Mais ils marchent debout et on a même trouvé en Tanzanie des traces de pas imprimées dans des cendres volcaniques datant d’environ 3,7 millions d’années, des traces qui témoignent d’une démarche quelque peu hésitante et qui ressemble étrangement à celle, chaloupée, de nos mannequins dans les défilés de mode ! On dispose souvent d’une partie de leur denture et leurs dents présentent des stries dont l’orientation oblique ou horizontale témoigne de la nature de l’alimentation absorbée au cours des dernières semaines. Ainsi sait-on qu’ils étaient essentiellement végétariens. De même l’usure importante de leur denture indique qu’ils mangeaient beaucoup de graminées… Par ailleurs on n’a jamais trouvé de trace de campements datant de cette époque. D. : Sait-on comment ils ont disparu ? H.d.L. : Non, mais ils ont survécu assez longtemps puisqu’on trouve encore des traces de certains d’entre eux – Australopithecus robustus par exemple – vers 1,7 millions d’années. Ils ont donc certainement été contemporains de leurs successeurs. UN GRAND PAS EN AVANT : LES CHOPPERS2 H.d.L. : Vers 2,5 millions d’années apparaît en Afrique de l’Est, sans Galet aménagé (« chopper ») D.R. doute issu d’un australopithèque doté d’un volume crânien plus important que les autres, cet hominidé qu’on va appeler Homo habilis et qui va permettre de franchir une nouvelle étape majeure dans l’évolution vers l’homme. Sa capacité crânienne atteint et même dépasse 550 cm³ (elle peut en atteindre jusqu’à 780, c’est ce qu’on pourrait appeler le Rubicon cérébral…). Les paléontologues américains l’appellent souvent Early homo. Et puis, fait essentiel, c’est à ce moment qu’apparaît la trace pariétale de l’aire de Broca et celle, temporale, de Wernicke. Le palais est plus profond et la structure du crâne évolue : on dit couramment qu’elle passe de la forme d’un ballon de rugby à celle d’un ballon de football. Tout ceci témoigne de la descente du larynx et du pharynx et de la constitution de la caisse de résonance qui va permettre l’émergence de la parole, condition sans doute nécessaire à la conception et à la f abrication des premiers outils. Or l’outil est, pour moi, le propre de l’homme. Il est vrai que les grands singes utilisent des pierres ou des bâtons trouvés sur place pour des actions immédiates. Mais cela est très Galet aménagé (« chopper »), site de Ain Hanech (Algérie) 2 Les premières pierres taillées. 25 comprendre Des chercheurs américains ont essayé d’apprendre à des chimpanzés à faire la même chose. Ils ont procédé à des tailles de pierres devant eux, assorties des récompenses habituelles : la pierre taillée devait leur permettre de couper une corde, ce qui ouvrait l’accès à une banane. Les singes ont bien compris qu’il fallait taper sur les pierres pour les casser et accéder ainsi aux bananes mais ils se sont arrêtés là : leurs gestes étaient aléatoires, en fait dépourvus de tout projet précis. D. : Dans les « ateliers » que vous évoquez, je suppose qu’on trouve non seulement des outils terminés mais aussi des ébauches ainsi que les outils permettant de fabriquer des outils ? H.d.L. : On y trouve effectivement, PHOTO DENIS DAINAT Le biface Durandal, daté de 580 000 ans, trouvé dans la Caune de l’Arago différent de ce que l’on appelle un « outil », qui est un objet manufacturé destiné à une action ultérieure et qui est donc le fruit d’un projet. Ce qui implique l’émergence d’une pensée conceptuelle : on commence par aller chercher la matière première dont on a besoin, là où elle se trouve et pas là où on va l’utiliser. On choisit ainsi les meilleures pierres possibles dans la rivière voisine et on les ramène à son habitat pour les tailler. Puis, par des stratégies de plus en plus élaborées et qui impliquent un réel savoir-faire, on leur donne la forme correspondant à un modèle conçu à l’avance. On ne tape pas n’importe comment sur les pierres en question, on choisit soigneusement ses angles d’attaque. 26 | Diasporiques | nº 28 | décembre 2014 outre ces haches primitives que sont les choppers, des « percuteurs » et toute une série de petits éclats de 2 ou 3 cm de côté, qui sont à la fois la trace de la taille mais aussi de petits outils utilisés par exemple à gratter les restes de viande sur les os… D. : Mais je croyais que ces hominines étaient végétariens ? H.d.L. : Oui, essentiellement au départ, mais l’une des conséquences de l’invention de ces outils a été, précisément, la modification de leur alimentation : elle a conduit Habilis à devenir carnivore. Et d’abord, il faut le dire, charognard, disputant aux hyènes le restes des herbivores (antilopes, girafes, etc.) à l’époque très nombreux, chassés et dévorés en partie (en partie seulement : les entrailles et la viande directement accessible) par les grands carnivores qu’étaient les panthères géantes et les tigres aux dents de sabre. Nos ancêtres n’avaient ainsi jamais accès aux viscères, aux poumons et en particulier aux morceaux les plus riches en vitamines tels que le foie. D’UNE QUÊTE D’EFFICACITÉ À UNE PREMIERE PERCEPTION DE LA BEAUTÉ D. : Quelle est l’étape suivante ? H.d.L. : C’est celle de la taille de grands éclats, présentant un long tranchant. Nous sommes en gros entre 1,8 millions d’années et environ 900 000 ans. Les hominines sont sortis du berceau africain de l’humanité, on en trouve en Israël, en Géorgie aussi, à 1 000 m d’altitude. Ce sont encore des Habilis. C’est à peu près à la même époque – disons vers 1,6 millions d’années – qu’apparaissent en Afrique de l’Est les premiers Homo ergaster. Leur volume crânien est nettement plus important, de l’ordre de 800 cm³, leur crâne un peu plus haut, leur menton un peu moins fuyant. Très robustes, ce sont des chasseurs et, à cette fin, mais aussi de ce fait, ils ont inventé le biface, un outil nettement plus perfectionné que le chopper puisque doté de deux tranchants et présentant une symétrie bilatérale et bifaciale, qui leur sert à dépouiller un animal et à découper sa viande. Ils ont dès lors accès aux entrailles, donc aux vitamines du foie et cela leur permet d’acquérir un squelette plus robuste. Mais le fait de fabriquer des bifaces dotés d’une parfaite symétrie et taillés dans des pierres de belles couleurs ne peut s’expliquer par le seul souci d’accroître leur efficacité : il témoigne d’une évolution importante COLL. PARTICULIÈRE des représentations de ces hominines, vraisemblablement déjà quelque peu sensibles à l’harmonie des formes, voire à ce que nous appelons la beauté. C’est là l’émergence du sens de l’esthétique. L’homme de Tautavel, bronze d’André Borde D. : Ce ne sont pas encore des Erectus ? H.d.L. : Si, mais archaïques. Les Homo erectus vont bientôt leur succéder et poursuivre leur croissance cérébrale jusqu’à dépasser les 1 000 cm³. Ils vont poursuivre leur progression géographique vers le Nord, atteindre et dépasser les rivages de la Méditerranée vers 600 000 ans. L’homme de Tautavel3, qui vivait, lui, il y a 450 000 ans, est l’un de leurs descendants. 3 NDLR : Découvert le 22 juillet 1971, par Henry de Lumley, dans la grotte de l’Arago à Tautavel (Pyrénées orientales), l’homme de Tautavel appartient au groupe des anténéanderthaliens, autrement dit des Homo erectus européens évolués. 27 comprendre MUSÉE ARCHÉOLOGIQUE TERRA AMATA NICE L’un des plus anciens foyers d’Europe (env. 400 000 ans), site de Terra Amata (Nice) PROMÉTHÉE D. : Qui « invente » le feu ? H.d.L. : Il faut bien comprendre que les hominines connaissaient de longue date le feu, par la foudre et les incendies de forêts. Et l’on peut imaginer qu’il leur arrivait même parfois de s’en servir pour cuire des aliments, auparavant toujours mangés crus. Mais quand on parle de l’invention du feu, on sous-entend implicitement sa phase de domestication. Elle date de quelque 400 000 ans ; à partir de là on trouve de véritables foyers aménagés. Les plus anciens ont été découverts en Chine, dans la grotte de Choukoutien près de Pékin, mais on en trouve aussi en Europe à la limite entre les zones tempérées chaudes et tempérées froides, par exemple à Terra Amata (Nice). D. : Il n’y a pas de foyers en Afrique ? H.d.L. : Non, en tout cas pas jusqu’à présent datant de cette époque ; il n’en est que de plus récents. Incontestablement le feu a été un formidable moteur d’hominisation. Il a permis aux hommes de pénétrer plus avant dans les cavernes, auparavant 28 | Diasporiques | nº 28 | décembre 2014 inutilisables à la fois du fait de l’absence de lumière et de l’humidité, d’en faire leur habitat et un lieu de protection vis-à-vis des agressions des prédateurs. Il a permis de se chauffer et ainsi en quelque sorte d’allonger l’été aux dépens de l’hiver. Il a favorisé la pénétration de l’homme dans les zones tempérées froides de la planète et rendu possible son installation jusques et y compris dans sa zone boréale. Il a bien sûr permis de généraliser la cuisson des aliments et par là même de protéger la santé de leurs consommateurs et d’augmenter leur espérance de vie en réduisant leurs risques de maladies infectieuses. Il a encore permis d’améliorer la fabrication d’outils novateurs en bois : flèches ou javelots à la pointe durcie à la flamme, ce qui les rendait particulièrement redoutables. D. : Le feu, c’est donc la grande affaire d’Erectus ? H.d.L. : Si vous voulez ! Et j’ajouterai que c’est la base d’une avancée culturelle majeure, d’une véritable rupture en la matière. La tribu se rassemble autour du feu, les chasseurs racontent leurs aventures de la journée, ils évoquent, sans doute de façon hyperbolique, leurs prises qui, le temps passant, deviennent de plus en plus grandes et impressionnantes ! Ainsi des légendes sont-elles progressivement apparues, nourrissant l’imagination des hommes et contribuant à engendrer les premières manifestations de cultures régionales différenciées. On peut imaginer que ce fut là aussi la base de l’émergence de la pensée mythique. L’AVEN SÉPULCRAL D. : Quid dès lors de la gestion de la mort ? H.d.L. : L’une des découvertes les plus fascinantes de ces dernières décennies est celle de l’aven de la grotte de la Sima de los Huesos dans la Sierra d’Atapuerca près de Burgos, en Espagne, qui contient les restes presque complets de 28 cadavres d’Erectus des deux sexes et de tous âges. Comment sait-on qu’il s’agissait de « cadavres » ? Cet aven est très profond et à pic, ce qui interdit d’y descendre sans des équipements évidemment non disponibles aux temps en question ; on y a donc jeté ces corps et, chose étrange, leurs os, malgré la hauteur de la chute, ne se sont pas brisés comme cela se serait passé si des vivants y étaient tombés accidentellement ou si on les y avait poussés. Or on sait aujourd’hui (on en a fait l’expérience dans les centres de recherche sur la sécurité routière) que tel n’est pas le cas, un peu curieusement, pour un cadavre. De là à penser que ce serait l’une des premières formes de sépulture, il n’y a qu’un pas, corroboré par le fait qu’on a aussi trouvé dans ce gouffre un superbe biface coloré qui n’avait manifestement jamais servi… D. : Nous aurions donc ici, selon vous, la trace d’un premier rite funéraire ? H.d.L. : Je ne vois en effet aucune autre explication possible de cette pour le moins étrange accumulation de corps il y a quelque 300 000 ans… D. : Une pratique dont on peut penser qu’elle va se généraliser ? MUSÉE DE L’HOMME DE NÉANDERTAL, LA CHAPELLE AUX SAINTS H.d.L. : Bien sûr, même si les traces de cette généralisation sont plus tardives ! Faisons un nouveau saut dans le temps, de l’ordre de 200 000 ans. Les Erectus ont encore évolué et sont devenus en Europe des Néandertaliens alors qu’en Afrique et en Asie ce sont maintenant des Proto- Cro-Magnons, qu’on appelle aussi parfois « hommes modernes archaïques ». On trouve maintenant d’incontestables sépultures, par exemple en Israël ou en Irak. Dans l’une d’elle, le squelette est recouvert d’un bois de cerf (souvent considéré de nos jours comme le symbole d’une possible résurrection) et d’une grosse pierre ; dans une autre, celle où se trouve le squelette d’un enfant, la fosse était manifestement remplie de fleurs des champs puisqu’on y trouve une très grande quantité de pollens de composées. En Europe, à la Chapelle-aux-Saints, on trouve dans une fosse le squelette d’un homme d’une cinquantaine d’années, couché sur le dos, les genoux repliés sur la poitrine, avec, près de lui, un pied de bison et un thorax de renne, deux Reconstitution de la sépulture du Néandertalien de La Chapelle-auxSaints. Musée de La Chapelle-auxSaints, Corrèze. 29 comprendre offrandes pour son voyage dans la vie future… D. : Une authentique sépulture donc, qui date de quand ? H.d.L. : 50 000 ans environ. Elle a convaincu les paléontologues français, qui ne croyaient pas à cette possibilité, que les Néandertaliens enterraient effectivement leurs morts ! L’homme commence donc manifestement à cette époque à s’interroger sur l’au-delà de sa vie et donc sur le sens de son existence. C’est la naissance de l’angoisse métaphysique et sans doute de la pensée religieuse. on trouve dans le monde une forte proportion de jeunes enfants au sein des squelettes de néandertaliens. Mais cette fragilité précoce ne suffit sans doute pas à expliquer le phénomène. Il n’est pas plus la résultante d’ungénocide perpétré par les Cro- Magnons (on n’en a aucune trace). Ce qui est par contre possible est que ces derniers, en venant d’Afrique et d’Asie, aient propagé une ou des pandémies pour lesquelles ils étaient, eux, partiellement protégés mais qui ont décimé les populations qui ne l’étaient pas. Cela étant, on sait maintenant que les Européens actuels ont tous un peu du patrimoine génétique néandertalien… UNE ÉVOLUTION BUISSONNANTE LES TEMPS MODERNES D. : Nous entrons donc dans l’ère de l’homme moderne… D. : Tout cela nous conduit à l’homme moderne, à Sapiens sapiens… H.d.L. : Oui ! Néandertal a un volume crânien du même ordre de grandeur que le nôtre, d’environ 1 400 cm³, peut être un peu plus volumineux, mais qui reste néanmoins dans nos marges de variation. D. : Pourquoi les Néandertaliens ontils disparu ? H.d.L. : Ils ne sont sûrement pas les seuls dans ce cas, l’évolution des hominidés a été de toute évidence buissonnante, nombreux sont nos possibles ancêtres à avoir disparu au cours de l’Évolution. S’agissant plus spécifiquement des Néandertaliens, ils ont sans doute été victimes d’une forte mortalité infantile (dans la nécropole de La Ferrassie en Périgord on trouve ainsi les squelettes de cinq nouveau-nés à côté de ceux de deux adultes). Plus généralement, 30 | Diasporiques | nº 28 | décembre 2014 H.d.L. : Oui, il y a de cela 30 à 35 000 ans. En Europe ces hommes arrivent de l’Est, ils ont un fort développement des lobes frontaux du cerveau, le siège de la pensée associative et symbolique, qui dès lors se développera de façon explosive. Ils fabriquent une multitude d’outils diversifiés dans leurs formes et leurs fonctions, jusques et y compris des embarcations permettant de longues traversées. Ils vont aussi apprendre à façonner les os pour fabriquer des outillages fins, tels que des sagaies, des aiguilles, des hameçons, des harpons, etc. Ils vont encore concevoir des parures, qui n’ont d’autre fonction que d’être belles à leurs yeux. On a même des indications permettant de faire l’hypothèse qu’ils aimaient se colorer la peau avec des grains d’ocre ! Et nous savons bien que les artistes de la grotte Chauvet avaient déjà tout inventé de l’art pariétal il y a 30 000 ans : la polychromie, la peinture au pinceau ou au pochoir, les dégradés, l’estompage, la perspective – et cela donc bien avant ceux de la grotte de Lascaux. On a aussi trouvé dans la grotte de Hohle Fels en Allemagne ou dans celle d’Isturitz au Pays Basque de véritables instruments de musique (des flûtes fabriquées avec des os de vautour de bonne taille)… LA NON-FIN DE L’HISTOIRE H.d.L. : Quelques mots enfin, à grands traits, sur les millénaires les plus récents. L’augmentation de la taille des populations fait que la pêche et la cueillette ne suffisent plus à répondre aux besoins alimentaires : l’homme devient cultivateur et pasteur. Cela commence en Anatolie et en Palestine ; on y cultive le blé, des légumineuses (des lentilles, des pois chiches…) et on y élève des moutons et des chèvres. Cela se passe aussi à la même époque en Afrique subsaharienne, au Tchad en particulier, autour d’un lac bien plus grand que le lac actuel où les hommes cultivent le mil. Cela se passe encore en Thaïlande ou en Chine du Sud, où l’on cultive le riz et où l’on élève des moutons et des cochons. Cela se passe en Chine du Nord, où l’on cultive le millet. Cela se passe au Mexique où l’on cultive la pastèque, la courge, le piment et le maïs, etc. Ce qui est extraordinaire c’est que tous ces hommes n’ont aucun moyen de communication entre eux et qu’ils trouvent des techniques semblables pour subvenir à leurs besoins ! Il faut aussi apprendre à conserver les récoltes : on construit des maisons et des greniers en pierre ou en bois, CL. N. AUJOULAT © MCC/CNP selon les ressources locales. Les activités se diversifient et se spécialisent : apparaissent les métiers, sans doute d’abord celui de berger, puis celui de cultivateur. Il faut arroser les champs, on a donc besoin d’ingénieurs pour creuser des canaux. Une fois les céréales recueillies, il faut les écraser pour faire de la farine, il faut donc des meuniers. Pour conserver et cuire les aliments il faut des récipients, donc des potiers. On invente le filage et le tissage pour utiliser au mieux la laine des moutons et on remplace dès lors les habits de peau par des vêtements tissés et cousus. Il faut aussi bien sûr des chefs (ou un chef !) pour assurer la cohérence du fonctionnement de cet ensemble d’activités, et il faut que ce chef soit obéi, il faut donc des soldats. Il faut également des prêtres pour parler avec les dieux et les amadouer… Et tout cela conduit aussi, hélas, à la naissance des guerres, les clans dépourvus de ressources ayant évidemment tendance à aller s’emparer de celles des voisins. Grotte de Lascaux : Vache à la voûte. Diverticule axial. Paroi gauche. Panneau des Vaches rouges. 31 comprendre D. : Cette dernière évolution, guerrière, peut-elle être datée ? H.d.L. : Elle semble assez récente – quelques milliers d’années seulement, trois ou quatre sans doute avant notre ère. On en a des traces : on a ainsi découvert dans l’hypogée de Roaix, dans le Vaucluse, les cadavres entassés de toute une population transpercée de flèches. Pas de flèches de chasseurs mais bien de flèches faites pour tuer des hommes. forge) et il faudra attendre encore un bon millénaire pour qu’on ait l’idée d’ajouter de l’étain au cuivre pour obtenir un alliage suffisamment solide (en l’occurrence du bronze) pour qu’on puisse utiliser les outils ainsi fondus sans les déformer immédiatement. Tout cela est assez stupéfiant ! D. : Même si elle a pris longtemps pour s’exprimer, cette inventivité de l’espèce humaine est en effet fascinante… D. : La découverte du métal va per- H.d.L. : … y compris bien sûr dans mettre de faire un pas de plus, y compris dans l’exercice de la violence… ses prolongements actuels dans la noosphère, mais ce serait là une autre histoire, celle de notre avenir, et elle n’est pas encore écrite ! H.d.L. : Oui, mais par étapes. Il faudra apprendre à faire fondre le cuivre en atteignant la température nécessaire (d’où l’invention du soufflet de Propos recueilis et transcrits par Philippe Lazar Photographies de Jean-François Lévy Derniers ouvrages parus Marie-Antoinette de Lumley et Henry de Lumley, Mémoires de préhistoriens : L’extraordinaire aventure de la préhistoire. Les hommes, les outils, les cultures, 2014, Editions Odile Jacob, Paris 2014, 234 pages, 23 €. Henry de Lumley (sous la direction de) Caune de l’Arago Tome I, Tautavel-en-Roussillon, Pyrénées-Orientales, France, CNRS éditions, 2014, 432 pages, 80 €. Henry de Lumley (sous la direction de) L’Univers, la Vie, l’Homme : Emergence de la conscience, CNRS éditions, 2012, 258 pages, 19,70 €. 32 | Diasporiques | nº 28 | décembre 2014 Évolution de la lignée humaine (Tony Chevalier) 33