Inoubliable - Au diable vauvert
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Inoubliable - Au diable vauvert
Inoubliable Jessica Brody Inoubliable Roman traduit de l’anglais par Clémence Sebag AU DIABLE VAUVERT Du même auteur chez le même éditeur Inaccessible, roman, 2015 ISBN : 978-2-84626-989-6 Titre original : Unforgotten © Jessica Brody, 2014 © Éditions Au diable vauvert, 2016, pour la traduction française Au diable vauvert www.audiable.com La Laune 30600 Vauvert Catalogue sur demande [email protected] Loi no 49.956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse Pour Alyson Noël, qui pourrait bien être une superwoman « S’il est possible de voyager dans le temps, alors où sont les touristes du futur ? » Stephen Hawking Sommaire 0. Seule ............................................................................ 13 Première partie : La découverte .................................... 17 1. Le passé ........................................................................ 19 2. Étrangère .................................................................... 31 3. Précautions ................................................................. 42 4. Récit ............................................................................ 49 5. Instinct ........................................................................ 61 6. Enfermée .................................................................... 70 7. Dépouillée .................................................................. 78 8. Départ ......................................................................... 84 9. Orages ......................................................................... 91 10. Déchirée .................................................................... 98 11. Détenue .................................................................. 108 12. Envoûtement .......................................................... 113 13. Archivée .................................................................. 121 14. Secours .................................................................... 128 15. Absolution .............................................................. 134 16. Brûlée ...................................................................... 139 9 Deuxième partie : L’invasion ....................................... 145 17. Bloc ......................................................................... 147 18. Ambassadeur .......................................................... 155 19. Amélioré ................................................................. 168 20. Négociation ............................................................. 174 21. Revenu .................................................................... 178 22. Novice ..................................................................... 183 23. Identifiée ................................................................. 192 24. Réalité ..................................................................... 203 25. Aide ......................................................................... 209 26. Déclencheur ........................................................... 214 27. Volé .......................................................................... 216 28. Entraînée ................................................................. 223 29. Masquée .................................................................. 230 30. Motivation .............................................................. 239 31. Perturbation ........................................................... 245 32. Lois .......................................................................... 251 33. Emprunt ................................................................. 256 34. Visiteur .................................................................... 262 35. Adulte ..................................................................... 267 36. Cynique ................................................................... 273 37. Greffe ...................................................................... 277 38. Processus ................................................................. 286 39. Progéniture ............................................................. 293 40. Normalité ............................................................... 303 41. Agression ................................................................ 309 42. Déduction ............................................................... 317 43. Guerre ..................................................................... 324 44. Enfoui ...................................................................... 333 45. Changement ........................................................... 337 46. Chance .................................................................... 345 10 47. Submergée .............................................................. 356 48. Inébranlable ............................................................ 362 49. Sens ......................................................................... 367 Troisième partie : Le choix ........................................... 377 50. Observateur ............................................................ 379 51. Fiole ......................................................................... 386 52. Sous la contrainte ................................................... 402 53. Malade ..................................................................... 407 54. Origines ................................................................... 414 55. Candidats ................................................................ 425 56. Place ........................................................................ 432 57. Restée ...................................................................... 440 58. Poursuivie ............................................................... 445 59. Bataille .................................................................... 449 60. Incisé ........................................................................ 453 61. Retour ..................................................................... 457 62. Désordre ................................................................. 460 63. Maison ..................................................................... 469 64. Par deux .................................................................. 475 65. Dupé ........................................................................ 490 66. Bonne entente ........................................................ 494 67. Grisaille ................................................................... 499 Remerciements ............................................................ 501 0. Seule L es flammes dansent, ardentes et impitoyables, sur un épais tapis de cendres incandescentes. Des langues de feu me lèchent les pieds. La fumée me fait monter les larmes aux yeux, elles ont le goût âcre de la défaite. C’est une danse d’intimidation, les flammes me convoitent. Comme un loup qui se lèche les babines à la vue d’un animal blessé. Elles savourent la promesse d’un festin. Elles prennent leur temps avant d’asséner le coup de grâce. Le bois crépite et craque sous mes pieds. Une à une les branches sont broyées, incinérées, réduites à de la poussière noire sur le sillage des flammes impitoyables. Le feu a une cible unique. Une seule destination. Le reste n’est qu’un tremplin pour arriver jusqu’à moi. Sans hésiter, les flammes avalent et recrachent les obstacles, elles sacrifient toutes les victimes innocentes qui leur barrent la route. Je cherche désespérément autour de moi quelqu’un ou quelque chose qui pourrait me porter secours. Mais il n’y a rien. Ma détresse se heurte au silence. Un silence 13 ponctué seulement par le sifflement et le crépitement moqueurs des flammes. Ils ne vont pas me laisser mourir ici. Ils ne peuvent pas abandonner leur bien si précieux aux flammes. Le laisser se ratatiner. Se transformer en cendres fines. Ils ne vont pas faire ça. J’en suis sûre. Ils ne vont pas tarder à arriver. Ils vont mettre fin à tout ça. Et pour la première fois de ma vie (pour autant que je me souvienne, sachant que je n’ai accès qu’à la version abrégée / revue et corrigée), je serai soulagée de les voir. Des colonnes de fumée s’élèvent autour de moi, voilant tout d’un brouillard blafard. Je ne vois plus rien, alors que j’ai une excellente vue. J’ai la gorge nouée, ça me brûle. Je tourne la tête d’un côté, puis de l’autre, secouée par une violente quinte de toux. Je m’étouffe. J’ai la nausée. Une flamme ambitieuse devance les autres. Elle a gagné la course. Elle enserre mes pieds de ses longs doigts noueux et plonge ses griffes dans ma chair nue. Je recourbe mes orteils et je m’appuie de tout mon poids contre la poutre à laquelle je suis attachée. Je sens ma peau qui se couvre d’ampoules. Boursouflures. Hurlements. Je commence à me battre. De toutes mes forces. Je me débats contre mes entraves. Mais rien n’y fait. Je comprends enfin… Personne ne viendra. Le feu va me dévorer. Dissoudre la peau j’ai sur les os. Ma vie artificielle sera réduite en poussière poisseuse et disséminée à travers champs par la moindre petite brise. Le vent change de direction et la fumée se dissipe juste le temps de me laisser entrevoir une grande silhouette à capuche, seule, de l’autre côté de la rivière. 14 La silhouette observe la scène en silence. Ma peau prend feu. La douleur est insoutenable. C’est comme si mille épées me transperçaient en même temps. Un cri remonte du plus profond de mon être. D’un endroit dont je n’ai jamais soupçonné l’existence. Ma bouche s’ouvre toute seule. Mon estomac se contracte. Je pousse un cri perçant que cette ville de sourds n’entend pas. Première partie La découverte 1. Le passé J UNE SEMAINE AUPARAVANT… e me mets sur le ventre en agrippant le bord du lit et j’inspire profondément. L’oxygène merveilleusement frais, sans pollution, remplit mes poumons. Mon sang. Mon cerveau. Mes pensées deviennent claires. Le nœud dur dans mon estomac commence à se dénouer. Je frappe ma poitrine, à la recherche de mon cœur. J’attends avec impatience qu’il batte. Mais je n’entends qu’un silence têtu. J’ai l’impression que des heures s’écoulent. Ma cage thoracique est une chambre vide. Et là, enfin… boum ! boum ! boum boum ! Je baisse la tête et pousse un soupir de soulagement. Lorsque je lève les yeux, j’y vois enfin clair autour de moi. Je suis dans notre petite chambre austère, avec ses meubles en bois. 19 La chambre est plongée dans l’obscurité qui s’estompe progressivement. Je vois Zen qui respire doucement à mes côtés. Allongé sur le ventre. Une mèche de ses épais cheveux bruns lui retombe sur l’œil gauche. Il a un bras replié sous le ventre et l’autre étiré le long du lit. Il me garde la place. Il ne s’est pas rendu compte que je ne suis pas là. Qu’une silhouette de sueur humide a pris ma place à ses côtés. Ma respiration est irrégulière. Je porte la main à mon front et quand je la retire, elle est moite. Il commence tout juste à faire jour dehors et il y a comme une lueur un peu spectrale dans la chambre. Je regarde la place vide à côté de Zen. Mon cœur se met à battre à un rythme affolé rien qu’à l’idée de me rallonger et fermer les yeux. Je me lève doucement et me dirige vers l’armoire. J’ouvre la lourde porte en chêne en faisant bien attention à ne pas faire de bruit. Je passe les bras dans le pourpoint en lin de Zen et le boutonne par-dessus ma chemise de nuit. La veste est imprégnée de l’odeur douce et musquée de Zen. En la sentant, je me sens tout de suite plus calme. J’enfile mes mules en cuir et me dirige vers la porte sur la pointe des pieds. Le parquet grince et j’entends Zen qui remue dans mon dos. Quand je me retourne, il a déjà ouvert ses yeux sombres comme des puits sans fond, et je vois qu’ils sont remplis d’inquiétude. Il me regarde, en fronçant les sourcils. — Tout va bien ? demande-t-il. — Bien sûr, dis-je en chuchotant, certaine que ma voix tremblante va me trahir. Je… Mais j’ai la gorge nouée et trop sèche. J’essaie d’avaler ma salive. 20 — J’ai fait un cauchemar. C’est tout, dis-je. Un rêve. Pas réel. C’est ce que je me répète. J’espère que ce sera plus convaincant la deuxième fois que la première. Mais je sais très bien que celle que je dois convaincre, c’est moi. Zen se redresse dans le lit. Le drap tombe jusqu’à sa taille et dévoile son torse nu. Son corps a été sculpté par les longues heures de dur labeur à la ferme. — Le même que d’habitude ? Ma lèvre inférieure se met à trembler. Je me mords la lèvre très fort et je hoche la tête. — Tu veux en parler ? Je fais non de la tête et je vois bien à quel point ça le frustre. Il a toujours besoin de régler mes problèmes. Et je n’ai pas le cœur de lui dire qu’il n’en est pas capable. — C’est rien, dis-je, essayant de donner de la légèreté à mes mots. C’était juste… Épouvantable. Atroce. Réel. J’avale ma salive encore une fois. — Ça m’a juste perturbée. Je me force à sourire. Je prie pour que Zen ne voie pas, de l’autre côté de la chambre, le spasme nerveux de mes joues. — Je vais juste sortir prendre un peu d’air frais. D’un coup de pied rapide, Zen enlève la couverture de ses jambes. — Je viens avec toi. — Non, dis-je. Je parle trop fort. Trop vite. Quelle idiote ! J’essaie de sourire de nouveau pour de faire diversion. 21 — C’est bon. Vraiment. Je vais bien. Il m’observe un instant. Son regard inquisiteur m’interroge, me demande si j’en suis bien sûre. Je ne suis sûre de rien en cet instant précis. Mais je trouve tout de même la force de dire : — Ne t’inquiète pas. Rendors-toi. Je tourne les talons et quitte la pièce sans attendre de voir s’il se recouche. Ce n’est pas cette bataille que je veux livrer maintenant — alors que des combats bien plus féroces se livrent dans ma tête. Je sors de la maison et je marche jusqu’au point le plus surélevé de la ferme. C’est un monticule verdoyant qui surplombe le pré d’un côté et le champ de blé de l’autre. Je me laisse tomber par terre et m’installe dans une position pas très confortable avec les jambes repliées sur le côté. Le soleil commence sa lente ascension dans le ciel, me rappelant que je ne peux pas rester seule ici toute la journée. Les aiguilles de l’horloge terrestre tournent. Bientôt le monde s’éveillera et je devrai me comporter comme la personne que je suis censée être. Et non pas cette coquille vide et tremblante que je suis maintenant. Je me force à me concentrer sur le ciel. Sur l’escalade acharnée du soleil. Ça arrive tous les jours. Sans exception. Le soleil décrit le même arc dans le ciel. Quel que soit le pays. Quel que soit le siècle. Cette pensée me console quelque peu. Je prends ce qu’on me donne. Le lever du soleil est moins beau ici que là-bas. C’est l’une des premières choses que j’ai remarquées quand on est arrivés. Les tons de rose sont moins brillants. Presque ternes. Les orange sont plus atténués. Presque 22 fades. Comme si l’artiste commençait à manquer de peinture. Zen dit que c’est parce que l’air est propre. Les voitures ne seront inventées que dans trois siècles. Les nuages de pollution font de plus beaux levers de soleil. Ça ne m’empêche pas de les contempler. Je ne mentais pas quand j’ai dit à Zen que c’était le même rêve. C’est toujours le même rêve. Ils viennent pendant la nuit. Je me débats de toutes mes forces, je crie, mais ils me capturent et me remmènent au labo. Ils m’attachent à une chaise à l’aide d’épaisses entraves métalliques qui sont impossible à tordre. Un énorme appareil est suspendu au plafond. C’est une sorte de bras mécanique, dont les griffes acérées m’ouvrent la bouche de force avant de s’enfoncer dans ma gorge pour en tirer mon cœur. Puis une autre machine prend le relais. Sur une table froide et stérile, la machine s’attaque avec précision et efficacité à l’organe qui pompe toujours. Elle en découpe une moitié et la met dans un bocal qu’elle range soigneusement. Puis elle rend l’autre moitié à la griffe métallique qui replonge au fond de ma gorge pour la remettre dans ma poitrine. Le demi-cœur retrouve ses marques dans sa maison dans ma cage thoracique. Je le sens encore qui bat, qui pompe du sang dans mes veines, le fait circuler, me maintient en vie. Mais le processus n’a plus de sens. C’est juste pour la forme, c’est tout. Je suis désormais incomplète pour toujours. Une moitié de personne. Un petit coffret vide condamné à chercher son autre moitié pour toute l’éternité. Un rêve. 23 Ce n’est pas la réalité. Le problème, c’est que les rêves sont censés devenir de plus en plus flous au réveil. Mais celui-là devient plus clair avec chaque seconde qui passe. Plus net. C’est comme si je m’en approchais. Comme si j’étais de plus en plus près. Comme si c’étaient eux qui se rapprochaient. Je ferme les yeux et j’inspire profondément. « Ils ne savent pas où nous sommes. » « Ils ne peuvent pas nous trouver ici. » « Nous sommes en sécurité. » « Je suis en sécurité. » Je récite ces phrases inlassablement, espérant qu’aujourd’hui enfin elles n’auront plus un goût étrange sur ma langue. Qu’aujourd’hui je commencerai peut-être à y croire. « Ils ne savent pas où nous sommes. » « Ils ne peuvent pas nous trouver ici. » « Nous sommes en sécurité. » « Je suis en sécurité. » Mais ensuite, comme par automatisme, la triste réponse me vient d’un recoin de mon cerveau. C’est bien plus facile de croire au versant sombre de la vérité. Je ne suis pas en sécurité. Je n’ai jamais été en sécurité. Ils n’arrêteront jamais de me chercher. Je passe la main sous le col de ma chemise de nuit encore toute moite pour attraper mon pendentif. Je frotte doucement la surface noire du médaillon en forme de cœur et les entrelacs argentés en surimpression. Le nœud éternel. 24 C’est un ancien symbole sanscrit qui, d’après Zen, représente le mouvement et l’écoulement du temps dans tout ce qui est éternel. À mes yeux, le symbole représente Zen. Je tiens à le porter ici bien que Zen m’ait conseillé de le retirer. Il semblerait que les gens dans l’Angleterre du xviie siècle ne voient pas d’un bon œil les symboles qu’ils ne connaissent pas et qu’on ne peut pas trouver dans ce qu’ils appellent la Bible, un livre dont les règles semblent régir la vie de tout le monde ici. Alors j’ai promis de garder le pendentif caché sous mes habits. Mais j’en ai besoin maintenant. J’en ai besoin pour m’apaiser. Pour effacer les images macabres dans ma tête. Dans mon dos, j’entends les pas de quelqu’un qui essaie de ne pas faire trop de bruit. Je sursaute et me dépêche de remettre le pendentif sous ma chemise de nuit. Je tourne la tête et pousse un soupir de soulagement en voyant Zen tout habillé, si ce n’est qu’il lui manque le doublet que je lui ai volé. Il tend les mains, paumes ouvertes, pour s’excuser. — Désolé. Je ne voulais pas te faire peur. Il s’assied à côté de moi. Bien que le spectacle dans le ciel soit fini, je continue à fixer mon attention sur le soleil. Je ne sais pas vraiment pourquoi mais je suis incapable de le regarder dans les yeux. J’ai honte de ma faiblesse. Chaque fois que je fais un cauchemar, chaque fois que je me laisse dominer par la peur, c’est comme une goutte de poison dans cette nouvelle vie que Zen et moi avons construite pierre par pierre. Ce paradis que nous nous sommes promis. — Tu veux en parler ? demande-t-il. 25 Je ris et mon rire sonne faux. — Tout va bien, je te dis. Ce n’était qu’un mauvais rêve. Zen penche la tête sur le côté et hausse les sourcils. Il me regarde comme ça quand il sait que je mens. Je baisse les yeux et joue nonchalamment à arracher des brins d’herbe. — Ils ne savent pas où nous sommes, dit-il pour me rassurer. Ils n’en ont aucune idée. Je hoche la tête, refusant toujours de le regarder dans les yeux. — Je sais. — S’ils le savaient, ils seraient déjà là. Je hoche la tête encore une fois. Sa logique est infaillible. S’ils avaient compris d’une manière ou d’une autre que nous avons fui et que nous avons trouvé refuge dans l’année 1609, ils seraient venus immédiatement. Ils n’attendraient pas. Ce qui veut dire que plus longtemps nous vivons sans tomber sur eux, plus il y a de chances qu’ils n’aient pas la moindre idée d’où nous sommes. La seule autre personne qui savait que nous voulions nous rendre en l’an 1609, c’était Rio. Et il est… Je vois son corps impuissant se contorsionner violemment, ses bras se tordant dans tous les sens, puis il tombe dans un atroce craquement. Et puis… Plus rien. Je chasse l’horrible souvenir, j’essaie de lutter contre le sentiment de culpabilité qui surgit inévitablement à chaque fois que je pense à lui. Ils ne peuvent pas nous trouver, et c’est ce qui compte. On est en sécurité. En prononçant cette phrase dans ma tête, j’ai l’impression de me mentir à moi-même. — Il faut que tu penses à autre chose, me dit Zen, doucement mais avec insistance. Oublie tout ce qui s’est passé avant. Je ne les laisserai jamais te remmener là-bas. Avant. Eux. Là-bas. Ce sont devenus des mots de code pour les choses dont nous n’osons pas parler. Cette autre vie que Zen veut à tout prix oublier. Cet autre endroit où j’étais prisonnière dans un labo. Cet autre temps quand la science était capable de créer l’être humain parfait à partir de zéro. Avant que nous ne venions ici. Je crois que nous avons tous les deux une peur bleue qu’ils nous entendent si nous prononçons le mot Diotech à voix haute. Peur que nos voix résonnent à travers l’étoffe même du temps, voyagent cinq cents ans dans le futur, rebondissent contre les hauts murs sous haute surveillance du complexe et révèlent notre emplacement. — Plus tu y penses, pire c’est, continue Zen. C’est dans le passé. Je lui fais un petit sourire. — Bon, techniquement c’est dans le futur. Il me donne un petit coup de coude, joueur. — Tu sais ce que je veux dire. Oui, je sais ce qu’il veut dire. C’est un passé que je suis censée avoir oublié. Un passé qui est censé avoir été effacé de ma mémoire. Je n’ai aucun vrai souvenir 27 de Diotech, la société spécialisée en biotechnologie qui m’a créée. Mon dernier souhait avant que nous ne nous échappions, c’était que tous les détails de ma vie là-bas soient complètement effacés de mon esprit. Tout ce qu’il me reste, ce sont les récits que me fait Zen du complexe top secret au milieu du désert et une version condensée de quelques souvenirs qu’il a volés pour me montrer la vérité sur qui j’étais. Mais il faut croire que ça suffit à peupler mes cauchemars. — Ça te manque un peu quand même. Je me surprends moi-même à poser la question de façon si directe. Je sens le corps de Zen qui se raidit à mes côtés. Il fixe un point droit devant lui au loin. — Non. Depuis le temps, je devrais savoir qu’il vaut mieux éviter de poser des questions comme ça. Elles mettent toujours Zen de mauvaise humeur. J’ai commis ce faux pas plusieurs fois quand nous venions d’arriver, j’essayais de lui parler de sujets liés à Diotech – Dr Rio, Dr Alixter, Dr Maxxer – et il s’est tout simplement fermé. Il refusait de parler. Mais maintenant la question est posée. Trop tard, c’est dit. En plus, je veux savoir. Je sens qu’il faut que je sache. — Mais tu as tout abandonné, dis-je. Ta famille, tes amis, ta maison. Comment tu peux dire que ça ne te manque pas ? — Je n’avais rien là-bas, me répond Zen d’un ton si cassant que j’en suis peinée. À part une mère qui s’intéressait plus à son projet de recherche qu’à sa propre famille. Et un père qui est parti à cause de ça. Mes amis, 28 ce n’étaient pas des amis proches, c’étaient des connaissances. Je n’avais pas l’embarras du choix en ce qui concerne les gens avec qui je traînais vu que je n’avais jamais le droit de quitter le complexe. Tu n’étais pas la seule à te sentir prisonnière là-bas. Alors non, ça me manque pas du tout. Je comprends tout de suite que je suis allée trop loin. Je lui ai fait de la peine. Et c’est la dernière chose au monde que je voulais faire. D’un autre côté, jamais je n’ai obtenu autant d’informations sur ses parents. Il ne parle jamais d’eux. Jamais, au grand jamais. Du coup j’ai envie de le pousser encore plus, mais son visage fermé me dit que ce n’est pas une bonne idée. — Désolée, dis-je doucement. Du coin de l’œil je vois sa mâchoire se détendre et, enfin, il se tourne et me regarde. — Non, c’est moi qui suis désolé. Ce sont des excuses sincères. Je le vois à la façon dont son visage tout entier se détend, jusqu’aux yeux. Il se lève, légèrement titubant, comme si cela lui demandait plus d’effort qu’à la normale. Puis il époussette ses hauts-de-chausses et me tend la main pour m’aider à me lever. — Allez, Cannelle. Toute la famille sera bientôt levée. Il faut que tu t’habilles. Cela me fait rire qu’il utilise le surnom Cannelle, et je me sens tout de suite d’humeur plus légère. Cannelle est un surnom affectueux populaire à cette époque que nous avons adopté à l’instar du couple de propriétaires de la ferme où nous vivons. Je lui donne la main et il me relève. Il ne lâche pas prise une fois que je suis debout. Il continue à m’attirer vers 29 lui jusqu’à ce que nos visages ne soient qu’à quelques millimètres l’un de l’autre. — Ça va devenir de plus en plus facile, me chuchotet-il en parlant de mon cauchemar. Essaie d’oublier, conclut-il. Il place ses mains de chaque côté de mon visage et pose doucement ses lèvres sur les miennes. Le goût de sa bouche fait tout disparaître. Comme toujours. Et rien que pendant cet instant il n’y a plus de là-bas, il n’y a plus d’eux, il n’y a plus d’avant. Il n’y a que nous. Il n’y a que l’instant présent. Mais je sais qu’à un moment ou un autre cet instant magique prendra fin. C’est la nature des instants magiques. Et à un moment donné je vais me retrouver pliée en deux sur le rebord du lit, essayant de respirer. Parce que j’ai beau ne pas avoir de vrais souvenirs de ma vie d’avant, elle me hante et je suis incapable de faire ce qu’il me demande. Je ne peux pas oublier.