Le droit moral de l`artiste est
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Le droit moral de l`artiste est
Le droit moral de l’artiste est-il légitime ? Caroline DAVADIE, promotion XXXIX 03 décembre 2009 1 2 “Oui la musique ! Qu’est-ce qui pourrait la remplacer ?” Wagner 3 Il est indéniable que depuis quelques années, les grandes heures de la musique classique nous inspirent de plus en plus : édition d’œuvres intégrales de compositeurs à bas prix, réalisation de films retraçant leur vie comme par exemple Amadeus de Milos Forman, sorti en 1984 et repris en 2002, mais aussi reprise de leurs œuvres pour des spots publicitaires1 , des comédies musicales2 ou dans des morceaux de musique d’un style complètement différent. Ces pièces, une fois reprises, acquièrent une notoriété plus grande encore que celle dont elles jouissaient auparavant mais ne semblent plus correspondre à ce que le compositeur lui-même avait écrit ou voulait pour son œuvre. Que dirait Mozart si aujourd’hui il entendait la version techno de son célébrissime Requiem ? Tout semble bon pour faire vendre ou remettre au goût du jour ces œuvres. Cependant à une époque où on parle beaucoup de respect, ne pourrait-on pas parler de respect dû à un compositeur, quand bien même son œuvre serait tombée dans le domaine public ? L’œuvre d’art, n’intime-t-elle pas un respect qui ne donnerait pas le droit de la reprendre dans n’importe quelles conditions ? Il semble bien que si puisque le Code de la Propriété Intellectuelle affirme l’existence d’un droit moral de l’artiste, et en même temps, nombreux sont les détracteurs de ce droit moral : certains interprètes et légistes s’y opposent en brandissant la liberté d’expression artistique au travers d’œuvres déjà existantes. Que faut-il donc croire ? Y a-t-il réellement une légitimité d’un droit si critiqué ? Peut-on faire ce que l’on veut d’une œuvre d’art ? Ce droit moral de l’artiste, s’il existe réellement semble poser problème. 1 Utilisation de la Sérénade pour orchestre à cordes en mi Majeur op. 22, Tempo di Valse, de Dvorak pour promouvoir les biscuits Infiniment chocolat de Delacre en 2002. 2 Mozart l’opéra rock, septembre 2009. 4 Composé en 1878, Parsifal est le dernier opera de Wagner qu’il considérait comme son chef d’œuvre et que les musicologues estiment être le plus achevé. En composant Tristan und Isolde, Wagner pensait déjà à Parsifal qui n’est rien d’autre que le développement de l’histoire d’un personnage de Tristan und Isolde. C’était donc une œuvre magistrale et presque plus attendue que son Ring des Nibelungen. Cependant, une fois la composition terminée, Wagner n’avait plus assez d’argent pour faire donner son œuvre dans son Festspielhaus de Bayreuth, lors du festival du même nom. Il écrivit donc au roi Louis II de Bavière pour lui demander une avance de frais. Ce dernier mit gratuitement à la disposition de Wagner le Chœur et l’Orchestre du Théâtre Royal de Munich pour assurer la première représentation de Parsifal à Bayreuth. En échange, il demandait un droit illimité de représentation à Munich, représentations dont tous les bénéfices iraient à la couronne jusqu’à ce que l’intégralité des frais engagés pour la représentation de Parsifal à Bayreuth soit remboursée. Wagner, ne pouvant se résoudre à ne pas pouvoir représenter Parsifal à Bayreuth, accepte ces conditions par contrat le 31 mars 1878. Cependant, ”il est évident que tout compromis s’opère entre deux parties, et à être l’une d’entre elles Wagner ne parvenait jamais à se résoudre3.” Il renonce donc le 28 septembre 1878 à la coopération du Théâtre de la Cour, expliquant son geste par l’intention dans laquelle Parsifal avait été composé. ”Je n’en voudrais certainement pas à nos autorités ecclésiales, écritil au roi, si elles s’insurgent, à bon droit, contre le fait de représenter les mystères les plus sacrés sur des planches, où, aujourd’hui comme hier, la frivolité acoutume de s’étaler sans pudeur, devant un public que seule cette frivolité attire. Parfaitement conscient de cet aspect, j’ai donné à Parsifal le titre de pièce sacrée. Aussi est-il nécessaire que je lui consacre une scène 3 Gregor-Dellin, Martin, Richard Wagner, p.769. 5 et ce ne peut être que mon Festspielhaus de Bayreuth, seule disponible. Parsifal ne pourra à tout jamais être joué ailleurs, que sur cette seule scène : jamais Parsifal ne devra être donné en pâture au public dans aucun autre théâtre : qu’il en soit bien ainsi est la seule chose qui m’importe et m’amène à réfléchir aux moyens d’assurer à mon œuvre ce destin4 .” Il est donc évident que, pour Wagner, Parsifal n’avait pas à être représenté hors de Bayreuth et qu’il était prêt á prendre tous les moyens possibles pour s’en assurer. Louis II de Bavière répondit à Wagner qu’il acceptait son retrait du contrat tout en laissant à sa disposition le Chœur et l’Orchestre du Théâtre Royal de Munich. À la mort de son époux, Cosima Wagner ne cessa de répéter que Parsifal ne devait être représenté qu’à Bayreuth. Elle tenta en vain d’obtenir une “Lex Cosima 5 ” qui règlementerait les représentations de Parsifal afin de respecter au mieuxles volontés de son défunt mari. Mais, tous ses efforts étant restés sans résultat, dès que la famille Wagner n’eût plus l’exclusivité des droits de représentation de Parsifal en 1903, ce dernier fut donné au Metropolitan Opera de New York contre la volonté des exécuteurs testamentaires de Wagner, lançant l’un des plus grands conflits d’ayant-droits de l’histoire de la musique. Cosima Wagner et son fils Siegfried, s’appuyant sur la dernière lettre écrite par Wagner à Louis II de Bavière interdisant la représentation de Parsifal hors de Bayreuth, bannirent tous les artistes ayant participé à la représentation de Parsifal au Metropolitan, afin de rétablir le respect du droit moral et des volontés de Wagner sur son œuvre. Cependant, les frasques de la famille Wagner ne sont pas les seules qui illustrent le non-respect du droit moral de l’artiste. En effet, il est possible de citer dans un tout autre domaine artistique celles de la famille du peintre Vasarely. Ce dernier, peintre et sculpteur de renommée internationale considéré comme le père de l’art optique, 4 5 Gregor-Dellin, Martin, Richard Wagner, p. 775. Gregor-Dellin, Martin, Richard Wagner, p. 776. 6 meurt le 15 mars 1997 et désigne ”par testament comme son légataire universel 6 ” son petit-fils Pierre Vasarely. En effet,cette clause est possible parce que le Code de la Propriété Intellectuelle précise que le droit moral d’un artiste ”est transmissible à cause de mort aux héritiers de l’auteur 7 Cependant, le peintre ayant été placé sous tutelle de l’État à cause de son âge et de la solitude qui l’ébranlait, certains de ses héritiers ont remis en question son testament et la désignation de Pierre Vasarely comme légataire universel. S’ensuivit de longues luttes par procès interposés qui aboutirent à la perte de la plupart des 1 300 œuvres originales et de 18 000 sérigraphies qui étaient détenues par la Fondation Vasarely ou par les enfants de Victor Vasarely. Cependant, le 6 novembre 2009 le tribunal de grande instance d’Aix-en-Provence a reconnu Pierre Vasarely comme ”seul titulaire du droit moral de l’ensemble de l’œuvre de l’artiste d’origine hongroise 8”, jugement que Michèle Vasarely, belle-fille du peintre, a déclaré vouloir attaquer en appel le 12 novembre 20099. Enfin, on peut citer Buren et ses fameuses colonnes bicolores intitulées Les Deux Plateaux qu’il a installées à Paris dans la cour du Palais Royal en 1986 après les avoir vendues à l’État. Ces colonnes ont été conçues pour créer un jeu d’eau, formé par des fontaines ruisselant sous un grillage dans lequel ont été incrustées des colonnes en béton bicolores de tailles différentes et par un système d’éclairage qui fait croire à 6 Le Point.fr, 10 avril 2008,”La Nouvelle affaire Vasarely”, http ://www.lepoint.fr/actualites- societe/2008-04-09/la-nouvelle-affaire-vasarely/920/0/236762, consulté le 12 novembre 2009. 7 Code de la Propriété Intellectuelle”, Dalloz, 2007, article L 121-1 8 Le Point.fr, 09 novembre 2009, “Le petit-fils de Vasarely reconnu titulaire du droit moral des œuvres du peintre”, http ://www.lepoint.fr/actualites-societe/2009-11-09/justice-le-petit-fils-de-vasarelyreconnu-titulaire-du-droit-moral-des/920/0/393472, consulté le 12 novembre 9 AFP, 12 novembre 2009, “Michèle Vasarely fait appel du jugement sur le droit moral des œuvres”, http ://www.lepoint.fr/culture/2009-11-11/michele-vasarely-fait-appel-du-jugement-sur-ledroit-moral-des/249/0/394013, consulté le 12 novembre 2009. 7 un changement de la couleur des colonnes à la nuit tombée. Cependant, par manque d’argent, les fontaines n’ont été que très peu mises en service et le système d’éclairage a été abandonné. De fait, le système de mise en eau et d’éclairage s’abime à force de n’être pas utilisé ni entretenu. C’est pourquoi en décembre 2007, Buren, au nom du respect de son droit moral10 , de l’intention dans laquelle il avait créé ses colonnes, et de l’intégrité à laquelle il juge que son œuvre a droit, d’autant plus qu’elle est classée Monument Historique, a menacé le Ministère de la Culture de faire retirer et détruire son installation si celui-ci ne s’engageait pas à la remettre en état et à faire fonctionner les fontaines ruisselant sous les colonnes ainsi que l’éclairage, de manière à exposer l’œuvre telle qu’elle devrait être et que l’État l’a achetée, et non telle qu’elle est actuellement. Quels points communs peut-on trouver entre les affaires Wagner, Vasarely et Buren ? Dans ces trois cas, les artistes ou leurs ayant-droits ont vu leur droit moral bafoué. Ce qui est étonnant c’est que pourtant ce droit moral n’est pas une chimère, tout un chapitre du Code de la Propriété Intellectuelle y est consacré, de nombreux juristes se penchent encore dessus, et tant qu’il y a création d’œuvres il y a des artistes pour réclamer le respect de leur droit moral. Ainsi le Code de la Propriété Intellectuelle affirme que ”L’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. Ce droit comporte des attributs d’ordre intellectuel et moral, ainsi que des attributs d’ordre patrimonial déterminés par les livres II et III du présent code 11 ”. Il n’y a donc aucun doute quant à l’existence d’un droit moral dont jouiraient les artistes en tant qu’ils ont composé 10 20minutes.fr, 18 janvier 2008, “Daniel Buren : L’État n’est pas capable d’entretenir les œuvres dont il a la charge”, http ://www.20minutes.fr/article/206884/Culture-Daniel-Buren-L-Etat-n-est-pascapable-d-entretenir-les-oeuvres-dont-il-a-la-charge.php, consulté le 18 novembre. 11 Code de la Propriété Intellectuelle, article L 111-1. 8 des œuvres originales. Par ailleurs, ce droit ne peut pas être contesté pou une œuvre originale, ce qui exclut de ce champ d’application les plagiats, ni exercé par quelqu’un d’autre que l’artiste du vivant de ce dernier. Le Code continue et précise ce qu’implique le droit moral d’un artiste en disant que “L’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre. Ce droit est attaché à sa personne. Il est perpétuel, inaliénable, et imprescriptible. Il est transmissible à cause de mort aux héritiers de l’auteur. L’exercice peut être confié à un tiers en vertu de dispositions testamentaires12 ” De fait, il semble bien que la représentation de Parsifal au Metropolitan Opera de New York contrevenait aux dispositions du droit moral de Wagner, même si sa famille ne possédait plus les droits exclusifs sur cette œuvre. De même, on pourrait dire que si le droit moral de Vasarely avait été pleinement respecté, les batailles juridiques qui ont eu lieu depuis plus de 20 ans ne seraient pas survenues. Par ailleurs, les dispositions du Code de la Propriété Intellectuelle soutiennent les droits de Buren lorsqu’il réclame la remise en état des Deux Plateaux sous peine de destruction de son œuvre puisqu’il y est dit non seulement que “le droit moral de l’artiste comprend une face active qui lui permet de modifier, de remanier et même de détruire son œuvre13 ”, mais aussi que “le respect est dû à l’œuvre telle que l’auteur a voulu qu’elle soit14 ”. Cependant ce droit moral, bien qu’exprimé clairement, ne semble s’appliquer que de manière parcellaire. En effet, il faut savoir que dans le respect dû au nom de l’artiste et à son œuvre on ne prend en compte que l’intégrité physique de l’œuvre. Il est ainsi interdit de détruire une œuvre, de l’altérer ou de la déformer15 , mais il n’est pas dit 12 Code de la Propriété Intellectuelle, article L 121-1. Code de la Propriété Intellectuelle, article L121-1, note 32. 14 Code de la Propriété Intellectuelle, article L 121-1, note 34. 15 Code de la Propriété Intellectuelle, article L 121-1, note 32 : “Le droit moral de ’artiste comprend[...] 13 une face défensive qui lui donne le pouvoir de veiller à ce que celle-ci [son œuvre] soit respectée, c’est à dire qu’elle ne soit ni altérée ni déformée. 9 que l’intention de l’artiste est à respecter absolument. De fait, il est même possible de contourner de manière légale l’intention de l’artiste puisque le Code de la Propriété Intellectuelle affirme qu’“une mise en scène contraire à l’esprit de la pièce” ne fait que “[méconnaı̂tre] le droit de l’auteur” 16 . Par conséquent l’intention de l’artiste ne semble pas faire partie de l’œuvre à proprement parler. Par ailleurs, certains auteurs le considèrent comme une “menace pour la liberté d’expression et la créativité17” . Ainsi Hénaff écrivit un article en ce sens en deux parties dans Les Petites Affiches les 20 et 22 juillet 1999, mais il n’est pas le seul à déplorer l’existence d’un droit moral de l’artiste décédé. En effet, s’il semble difficile de ne pas respecter les volontés d’un artiste quant à son œuvre de son vivant, certains préfèreraient ne pas avoir à le faire une fois l’artiste mort afin de pouvoir interpréter librement l’œuvre selon leur sensibilité propre. De fait, certains affirment que le droit moral de l’artiste, s’il est respecté scrupuleusement, empêche toute créativité artistique puisqu’il réglemente la manière dont une œuvre doit être interprétée. Or lorsqu’un artiste interprète une œuvre dont il n’est pas l’auteur, il le fait en fonction des indications du compositeur, mais aussi en fonction de sa sensibilité et de la manière dont il perçoit l’œuvre. C’est pourquoi, après avoir affirmé l’existence du droit moral de l’artiste dans plusieurs articles, le Code de la Propriété Intellectuelle affirme que le droit moral d’un artiste ne doit être respecté que lorsqu’il ne porte préjudice à personne d’autre. Il semble donc que le droit moral de l’artiste pose problème. En effet, il est indéniable qu’il existe puisqu’il est reconnu à maintes reprises par le Code de la Propriété Intellectuelle et cependant, il y a tellement de conditions à mettre en place pour qu’on puisse affirmer qu’il est transgressé qu’il semble au fond que ce ne soit qu’un droit théorique. 16 17 Code de la Propriété Intellectuelle, article L 121-1, note 48. Hénaff, “Le droit moral de l’auteur décédé : menace pour la liberté d’expression et la créativité artistique.” 10 De fait, il n’inclut pas le respect de l’intention de l’auteur dans le respect de la totalité de l’œuvre, il ne peut être réellement respecté que s’il ne porte préjudice à personne, il ne doit pas être le fruit d’une décision jugée arbitraire, et il est sans cesse remis en question par ceux qui le considèrent comme un obstacle à leur créativité ou à leurs ambitions. D’un autre côté il semble normal de reconnaı̂tre à l’artiste un droit moral sur son œuvre. En effet, s’il n’existait pas il serait possible de faire ce que l’on veut d’une œuvre, y compris la détruire ou l’endommager profondément, sans que cela ne soit pose problème, alors qu’il n’est pas légalement permis de détruire un bien matériel qui ne nous appartient pas. Le droit moral semble donc répondre à une demande d’égalité des œuvres, cependant il n’est pas prévu qu’il soit intégralement respecté et semble n’être qu’un droit théorique présent pour rassurer les artistes et auteurs sur le devenir de leur œuvre. On peut donc se demander quelle est la légitimité d’un droit qui ne serait que théorique et s’il a bien une raison d’être. Dans un premier temps, il semble que le droit moral de l’artiste ait bien une légitimité et une raison d’être malgré tout. En effet, l’œuvre d’art est d’abord une objectivation de l’artiste en ce sens qu’elle est d’abord une expression de la volonté de l’artiste. De fait, l’œuvre, même lorsqu’elle est commandée par un tiers, est une représentation sur un support extérieur (que ce soit une sculpture, une peinture, une composition musicale, ou n’importe quel autre support) d’un objet que l’artiste conçoit intérieurement en fonction de la maniére dont il le perçoit. Ainsi, deux musiciens différents interprèteront une même pièce de manière différente en fonction de leur sensibilité et de la manière dont ils pensent que les choses doivent être représentées alors que les notes écrites et jouées sont les mêmes. On peut reprendre l’exemple des œuvres de Wagner et du Festival de Bayreuth, puisque le cycle du Ring des Nibelungen y est représenté sur plusieurs années, au rythme d’un opéra par année (le Ring est une tétralogie), puis une année 11 sans référence à la tétralogie entre la représentation du dernier et le début d’un nouveau cycle. Or chaque représentation du cycle est dirigée par un chef d’orchestre différent et à chaque reprśentation du cyle, les analystes musicaux et les habitués de Bayreuth notent des différences avec celle qui précédait. L’œuvre d’art dit donc quelque chose de l’intériorité de l’artiste. Par conséquent, le droit moral de l’artiste couvre non seulement le respect de son œuvre en tant qu’objet extérieur mais aussi le respect de l’artiste en tant que son œuvre dit quelque chose de lui. Le Code de la Propriété Intellectuelle le précise même à l’article L. 121-1. puisqu’il affirme que “l’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre”. Ce respect de l’œuvre et du droit moral ne semble donc pas infondé, au contraire, et il semblerait même anormal qu’il n’existe pas ou qu’il soit transgressable sans aucun problème. En effet, si le droit moral était très facilement transgressable, cela signifierait qu’on peut s’attaquer à la personne ou aux biens d’un individu sans que cela soit puni, sous prétexte qu’une œuvre de l’esprit est faite pour être divulguée ou qu’une œuvre d’art appartient au patrimoine culturel commun. Cependant, le point de vue des opposants au droit moral de l’artiste, dont Hénaff, peut se comprendre. En effet, on s’émerveille devant la multiplicité des représentations d’une pièce de théâtre, d’un ballet ou d’une composition musicale. Or le respect à l’extrême du droit moral de l’artiste peut parfois réglementer non seulement la manière d’interpréter l’œuvre, mais aussi le lieu dans lequel elle doit être interprétée ou le nombre d’instruments de chaque pupitre à impliquer pour une œuvre musicale. Mais, devant une telle somme de circonstances qui doivent être prises en compte et respectées pour pouvoir interpréter la pièce on peut se demander d’abord jusqu’où iront les exigences des compositeurs, s’ils imposeront un jour les dćors ou les costumes à employer pour la représentation de leur œuvre, et ensuite quelle sera place laissée à la créativité de l’interprète. En effet, nous avons vu que l’œuvre d’art est l’objectivation de la volonté 12 de l’artiste compositeur dans un objet qui lui est extérieur, mais une interprétation est également une objectivation d’un artiste interprète qui a des choses à dire sur l’œuvre qu’il souhaite interpréter. De ce fait, si le respect du droit moral de l’artiste, une fois l’œuvre tombée dans le domaine public, impliquait de respecter à la lettre l’intention et les volontés de l’artiste compositeur sur son œuvre, toutes les interprétations suivantes ne seraient que de pâles copies de la première représentation. Ces copies à l’identique pourraient, à force de trop vouloir respecter l’intention de l’artiste, ne plus la respecter du tout. En effet, l’on risquerait de tomber dans la copie mécanique qui respecte chaque indication du compositeur à la lettre mais dans laquelle la subjectivité de l’interprète ne s’exprime pas et pire encore, dans laquelle tout le donné émotionnel que voulait faire passer l’auteur est supprimé parce que le modèle est recopié trop rigoureusement, aboutissant à une merveille de technique mais un désastre artistique. Or, nous l’avons vu, une œuvre d’art est une objectivation de l’artiste, on se retrouverait donc face à des œuvres d’art qui n’en sont plus puisque l’interprète n’y exprimerait rien. Le respect du droit moral de l’artiste en tant que respect de chaque volonté de l’artiste sur son œuvre pousserait donc à dénaturer l’œuvre et en fin de compte à dévoyer le droit moral de l’artiste lui-même. Par ailleurs, le Guide Républicain affirme que “c’est parce que les autres ont des droits égaux aux miens, que ma liberté est limitée par le respect de la leur et leur liberté limitée par le respect de la mienne18”. Un droit juste est donc un droit qui laisse aux autres la possibilité d’avoir des droits égaux. Or le droit moral de l’artiste compositeur, en contraignant les interprètes à respecter à la lettre les intentions et volontés du compositeur, bride leur créativité et constitue un obstacle à leur liberté d’expression. Le droit moral de l’artiste en tant que tel n’est donc pas juste ni légitime, et c’est pour limiter les conséquences néfastes qu’il pourrait avoir s’il était utilisé à 18 L’idée républicaine aujourd’hui, Guide Républicain, article Liberté, p. 59. 13 mauvais escient qu’il est tellement modéré dans le Code de la Propriété Intellectuelle. Pour autant, que faut-il privilégier ? Un droit qui respecterait entièrement la volonté et les intentions de l’artiste mais ne permettrait pas la création artistique, ou un droit inexistant qui permet l’expression de la créativité artistique mais ne protègerait pas les œuvres d’un auteur ? Le droit moral de l’artiste tel qu’il existe aujourd’hui n’est-il réellement qu’un droit illusoire qui permet aux artistes d’être rassurés sur la protection de leurs œuvres sans engagement par la suite ? Non, le droit moral n’est pas et ne doit pas être un simple faire valoir, parce qu’il est nécessaire de protéger les artistes et leurs créations. En effet, tant que l’œuvre est dans le domain privé ou que l’artiste et ses ayants-droit en possèdent l’exclusivité des droits, la question ne se pose pas puisqu’il est nécessaire d’obtenir leur autorisation pour reproduire ou donner en public les œuvres concernées. Cependant, une fois cette période révolue et les œuvres tombées dans le domaine public, seul le droit moral de l’artiste en garantit le respect. Or si les œuvres de l’esprit 19 ne sont pas protégées et peuvent être reprises par tous pour n’importe quel usage, on légitime le vol d’un bien qui n’est pas matériel, certes, mais qui appartient à son auteur alors que le vol est puni par la loi. Il y aurait donc une contradiction intrinsèque au non-respect du droit moral de l’artiste ou à sa suppression. Cependant, nous avons vu qu’un droit moral qui prendrait en compte toutes les intentions de l’artiste sur son œuvre ne serait pas juste ni légitime puisqu’il empêcherait toute créativité artistique. C’est pourquoi le droit moral tel que le Code de la Propriété Intellectuelle le propose aujourd’hui permet à la fois de respecter les œuvres artistiques et de laisser une place à l’expression de la créativité des interprètes. En effet, il assure à l’artiste que son œuvre ne pourra être modifiée ni détruite sans son consentement ou celui de ses ayants-droits titulaires de son droit moral, et il permet à l’interprète de s’exprimer 19 Code de la Propriété Intellectuelle, article L. 111-1. 14 puisqu’il n’impose pas un lieu de représentation (dans le cas d’une pièce de théâtre ou d’une composition musicale) ni le respect scrupuleux des intentions de l’artiste quant à la maniére d’interpréter l’œuvre. Si l’on reprend la définition que donnait le Guide Républicain d’un droit juste, on se rend compte que le droit moral de l’artiste tel qu’il est présenté aujourd’hui correspond à cette définition puisqu’il assure au compositeur un droit, tout en respectant la liberté de l’interprète. Le droit moral de l’artiste, loin de n’être qu’un droit théorique ou un faire-valoir, a une légitimité incontestable puisqu’il permet à la fois le respect de la liberté de l’artiste compositeur qui crée une œuvre et s’assure qu’elle sera respectée dans son intégrité, et celui de la liberté de l’interprète qui est assuré de pouvoir s’objectiver à travers une œuvre qui n’est pas la sienne mais qu’il fait sienne par son interprétation sans craindre de poursuites légales. 15 Il s’agissait de partir d’un constat simple : nombreux sont les artistes auteurs d’œuvre de l’esprit 20 qui se plaignent du non-respect de leur droit moral et voudraient en voir les conditions d’application renforcées, et nombreux sont les interprètes qui jugent que le droit moral de l’artiste empêche leur créativité de s’eprimer autant qu’ils le voudraient. Afin de restreindre le champ de perspectives, trois exemples avaient été choisis. Après avoir montré que le droit moral de l’artiste tel qu’il est affirmé aujourd’hui dans le Code de la Propriété Intellectuelle a une légitimité propre, il convient de reprendre ces exmples inauguraux à la lumière des conclusions. Il y avait d’abord celui de Wagner et de sa veuve, Cosima, s’opposant à la représentation de Parsifal au Metropolitan Opera de New York parce que son défunt mari avait clairement exprimé le désir de ne voir cet opéra donné que dans le Festspielhaus de Bayreuth. Ce faisant, au vu du droit moral de l’artiste tel qu’il s’applique aujourd’hui, Cosima Wagner outrepassait ses droits, et les artistes donnant la représentation au Metropolitan ne faisaient que méconnaı̂tre le droit moral de Wagner. En effet, le droit moral de l’artiste ne prend en compte l’intention de ce dernier que pour une infime partie, il ne fait que prendre acte de son existence, puisque si cette dernière devait absolument être respectée aucune nouvelle interprétation de l’œuvre ne serait possible. De plus, la famille Wagner dans ses revendications se contre-dit elle-même puisqu’elle propose tous les cinq ans une nouvelle interprétation du Ring des Nibelungen. Par ailleurs, était abordée la question des luttes intestines qui déchirent depuis plus de vingt ans la famille du défunt peintre Vasarely au sujet de son droit moral. Le problème semble plus complexe puisque le peintre était sous tutelle lorsqu’il a écrit son testament dans lequel il désignait son petit-fils Pierre Vasarely seul titulaire des ses droits moraux, et que la famille s’est opposée à cette décision au prétexte que le peintre 20 Code de la Propriété Intellectuelle, article L. 111-1. 16 était seul et âgé au moment de la rédaction de son testament. Il est délicat de s’exprimer sur une affaire qui n’est pas close, cependant, du strict point de vue du droit moral, une fois l’artiste décédé seuls les propriétaires de ses œuvres ou le titulaire de ses droits moraux peuvent décider de les revendre21 . Il semble donc que les ventes d’œuvres qui ont eu lieu sans l’accord du titulaire des droits moraux de Vasarely allaient à l’encontre du droit moral, ce qu’a rappelé le tribunal de grande instance d’Aix-en-Provence le 6 novembre 2009. Enfin, se posait la question du respect du droit moral de Daniel Buren, sculpteur qui a vendu à l’Etat son œuvre Deux Plateaux, l’a installée dans la cour du Palais Royal, et réclame sa remise en état sous peine de la faire détruire. Dans ce cas, Daniel Buren est dans son droit. En effet, le Code de la Propriété Intellectuelle affirme que non seulement l’artiste a droit au respect de son œuvre telle qu’il l’a créée22 mais aussi qu’il peut décider de la détruire23 . 21 Code de la Propriété Intellectuelle, article L. 123-7 : “Après le décès de l’auteur, le droit de suite mentionné à l’article L 122-8 subsiste au profit de ses héritiers et, pour l’usufruit prévu à l’article L 123-6 de son conjoint à l’exclusion de tous légataires et ayant-cause pendant l’année civile en courset les soixante-dix années suivantes”. 22 Code de la propriété Intellectuelle, article L 121-1, note 34 : “les respect est dû à l’œuvre telle que l’auteur a voulu qu’elle soit”. 23 Code de la Propriété Intellectuelle, article L 121-1, note 32 : le droit moral de l’artiste comprend une face active qui lui permet [...] de détruire son œuvre. 1 BIBLIOGRAPHIE 1 17 Bibliographie 1.1 À propos de Wagner Gregor-Dellin, Martin, Richard Wagner, Paris, Fayard, (Les insidispensables de la musique), 1981. Millington, Barry, Wagner, guide raisonné, Paris, Fayard, 1996 . 1.2 À propos de l’affaire Vasarely Gattegnot, Hervé, “La nouvelle affaire Vasarely”, in LePoint.fr, http ://www.lepoint.fr/actualit societe/2008-04-09/la-nouvelle-affaire-vasarely/920/0/236762, 10 avril 2008. Gros de Larquier, Ségolène, “Le petit-fils de Vasarely reconnu titulaire du droit moral des œuvre du peintre”, in LePoint.fr, http ://www.lepoint.fr/actualites- societe/2009-11-09/justice-le-petit-fils-de-vasarely-reconnu-titulaire-du-droit-moral-des/920/0/39347 09 novembre 2009. AFP, “Michèle Vasarely fait appel du jugement sur le droit moral des œuvres”, in LePoint.fr, http ://www.lepoint.fr/culture/2009-11-11/michele-vasarely-fait-appel-dujugement-sur-le-droit-moral-des/249/0/394013, 11 novembre 2009. 1.3 À propos de Buren et des Deux Plateaux Antheaume, Alice, “Daniel Buren : « L’État n’est pas capable d’entretenir les œuvres dont il a la charge »”, in 20minutes.fr,http ://www.20minutes.fr/article/206884/CultureDaniel-Buren-L-Etat-n-est-pas-capable-d-entretenir-les-oeuvres-dont-il-a-la-charge.php, 18 janvier 2008 1 BIBLIOGRAPHIE 1.4 18 À propos du droit moral de l’artiste Code de la Propriété Intellectuelle, Dalloz, 2007. Dunant, Du droit des compositeurs de musique, Genève, Thèse Genève, 1892. Hénaff, “Le droit moral de l’auteur décédé : menace pour la liberté d’expression et la création artistique”, in Les Petites Affiches, 20 juillet 1999 p. 17. 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