introduction - Presses Universitaires de Rennes

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introduction - Presses Universitaires de Rennes
INTRODUCTION
« Peintures se dessine vite, ces jours-ci,
absorbant même la méditation nécessaire à la réponse à Claudel »
(Segalen, lettre du 13 mars 1915 à Jean Lartigue)
Segalen et Claudel : une relation complexe
Segalen et Claudel : où se croisent les deux hommes, où se rencontrent les
deux poètes ? Quel est le lien entre ces deux noms qui, sur la carte des pays des
écrivains-voyageurs, se trouvent dans la même région parcourue, dans la même
époque vécue, alors que tout les sépare : caractère, sensibilité, croyance, conception
de la vie et du monde ?
Lorsque Victor Segalen arrive en juin 1909 à Tianjin [fr. Tientsin] en tant que
médecin de la marine, Paul Claudel est sur le point de quitter son poste de Consul
de France, laissant derrière lui la Chine et quelques grandes œuvres composées à
cette époque, dont Connaissance de l’Est. Désormais ce pays en extrême Asie n’entre plus directement dans son champ de création littéraire. Segalen cependant, à
peine arrivé, voit déjà devant lui de beaux projets multiples, de longues marches
à réaliser, des œuvres entièrement nouvelles à accomplir, lesquelles attacheront à
jamais son nom à la Chine. C’est sur ce carrefour du temps et de l’espace que les
deux poètes se rencontrent et se séparent.
Cette rapide entrevue a la valeur d’un signe : à chaque fois les deux hommes
se retrouvent, dans une ville ou dans l’espace d’une lettre, ils ne se rencontrent
que pour aussitôt se quitter. La chose est sans doute déjà sentie ainsi par Segalen
dès leur premier entretien à Tianjin. À sa femme Yvonne, il confie : « Je crois […]
avoir épuisé dès le début ce que nous avons à nous dire pour longtemps » (SCorr. I, p. 923). Cependant, les deux hommes continueront à se voir, à discuter,
à échanger. Une page de journal de Claudel (Cl-J. I, p. 446) relate qu’après 1909,
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SEGALEN ET CLAUDEL
ils se sont revus encore deux fois : une fois à Bordeaux en 1914 – « J’avais eu avec
lui de longues conversations sur la religion » – ; une autre fois à Paris en décembre 1916, au moment où Segalen partait pour la Chine et lui pour le Brésil. De ces
deux entretiens, le premier est évoqué par Segalen cinq mois après dans une lettre
à Jules de Gaultier (S-Corr. II, p. 558) ; le second est entièrement laissé dans le
silence. Enfin une dernière occasion pour une rencontre en face-à-face se présente.
En avril 1919, Claudel, croyant voir dans la lettre de Segalen du 3 octobre 1918
un désarroi spirituel, propose de le voir en déclarant vouloir aider à « sauver
[sa] pauvre âme 1 ». Mais le rendez-vous est définitivement raté : Segalen, au
30 avril 1919, déjà à mi-chemin sur la route de Brest à Paris, renonce à sa visite
à Claudel en prenant un train de retour. La décision est expliquée ainsi dans sa
lettre à Hélène Hilpert : « Dire à Claudel où j’en suis c’est le voir me précipiter
à genoux, la main sur l’épaule, et, si je me récuse, le voir aussitôt me tourner le
dos… Vous et moi savons que le salut n’est pas acte rituel… » (ibid., p. 1249).
Un mois après, le corps de Segalen sera trouvé dans la forêt du Huelgoat en
Bretagne, gisant sans vie.
Ces rencontres, cachant une tension certaine, ont l’air d’un échec. Mais
l’échec est-il le dernier mot ? Segalen, malgré ses réserves non dissimulées pour
Claudel, met toujours celui-ci dans sa liste des personnes à visiter lorsqu’il revient
de la Chine pour un court séjour en France ; Claudel, chaque fois, lui répond et
le reçoit avec sympathie. Par ailleurs, sur le plan des œuvres, les échanges entre
les deux poètes sont loin d’être insignifiants : Segalen dédie sa première œuvre
chinoise, Stèles, à Claudel ; Claudel reçoit Connaissance de l’Est dans la « collection
coréenne » réalisée par Segalen avec joie et émotion, l’estimant en tant qu’« un des
soubassements les plus précieux de [sa] bibliothèque 2 » ; Segalen place l’auteur de
Tête d’Or au rang des poètes les plus visionnaires (S-OC. I, p. 508) ; Claudel rend
hommage à René Leys comme un « beau livre […] sur la fin de Pékin »… (Cl-Pr,
p. 1038).
À côté de ces échanges d’estime, il existe également, dans le domaine des
œuvres des deux poètes, une réelle confrontation. Celle entre Le Repos du septième
jour et Le Combat pour le sol en est l’illustration la plus manifeste. Face au drame
théologique de Claudel qui fait de l’Empereur chinois un converti chrétien, Segalen
ne cache pas son sentiment de déception : « J’ouvre Le Repos du septième jour.
Et malheureusement, tristement, je n’admire plus. […] Il tenait entre ses deux
grands poings un conflit, l’un des plus grands conflits qu’on puisse imaginer sous
le Ciel puisque le Ciel de Chine rencontrait le Ciel latin. Le résultat : deux fort
longs sermons ennuyeux » (S-Corr. II, p. 122). Pour répondre, Segalen rédige son
drame Le Combat pour le sol, où le Dieu chrétien ne se voit pas comme gagnant.
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Les deux Ciels s’affrontent avec violence et l’influx malfaisant qui régnait dans
l’Empire se dissipe seulement lorsque l’Empereur repousse toutes les tentations
de la conversion et réaffirme son Ciel chinois sans Dieu ni anges. « J’ai tellement
retourné Le Repos que le voyant, seul de vos drames, privé d’une seconde version,
j’ai eu l’audace passionnée de lui en écrire une en renversant tous les rôles, et que
ceci, m’échappant des mains, est devenu un drame sans lien ni foi communs avec
le vôtre » (ibid., p. 546) avoue Segalen à Claudel en toute franchise.
Le caractère complexe de sa relation avec Claudel est expliqué par Segalen
lui-même. Dans sa lettre du 7 mai 1919 à Hélène Hilpert, écrite deux semaines
avant sa mort, Segalen fait un ultime résumé de son idée sur Claudel en faisant
chez ce dernier un partage entre l’homme et le poète : « L’“homme qu’il n’a pas
en poche”, je le connais, c’est Mgr Baudrillart, c’est la Loi, saint Thomas, la Raison
Théologique – c’est ce que j’appelais dans une lettre précédente les clefs de saint
Pierre. […] Le grand, l’immense pouvoir de Claudel réside tout en la part de verbe
qui lui est dévolue… vraiment en cela il est apôtre… […] J’ai pour cet homme au
point de vue de la puissance mystique des mots, une admiration sans limite ; mais
là-dessus, j’ai mon pouvoir et mon devoir aussi » (ibid., p. 1249).
La définition semble claire : si Segalen repousse l’homme Claudel, il admire en
lui l’immense poète. Seulement, la dernière phrase nous interdit d’accorder crédit
à un tel partage sans un examen plus nuancé : « La puissance mystique des mots »
de Claudel n’est-elle pas tout entière animée par sa foi religieuse ? Et c’est là, déclare
Segalen, qu’il a lui-même son « pouvoir » et son « devoir ». Ce qui revient à dire
que de son côté, son œuvre cherche également une puissance, sinon « mystique »,
du moins « extra-ordinaire ». En effet, si Claudel affirme toujours fermement que
chez lui la vocation du poète est une « association de convertis et d’écrivains » (ClJ. I, p. 730), Segalen n’affirme-t-il pas lui aussi que l’œuvre de l’artiste est dirigée
par un principe d’existence ? « L’exotisme entendu comme tel : une Esthétique du
Divers, – est […] le centre, l’essence, la raison d’être de tous les livres que Victor
Segalen ait écrits 3 », déclare-t-il dans le Prière d’insérer pour Peintures.
Donc, d’un côté, un monument littéraire dont la puissance éclate dans la foi
catholique ; de l’autre, une œuvre animée par une esthétique personnelle nommée
le « Divers ». Aussi bien chez l’un que chez l’autre, l’artiste ne se sépare pas de
l’homme ayant une foi – la « foi » entendue dans un sens large. En effet, face à la
foi catholique de Claudel, Segalen n’hésite pas à définir, dans une lettre adressée
à ce dernier, son esthétique du Divers comme « [u]ne foi tout entière esthétique »
(S-Corr. II, p. 565).
C’est cette lettre où apparaît la formulation de la foi, écrite par Segalen le
15 mars 1915, qui nous donne la clef de la relation littéraire et humaine entre ces
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SEGALEN ET CLAUDEL
deux poètes. Pendant le premier trimestre de l’année 1915, Segalen et Claudel
s’engagent dans un échange de lettres à caractère étonnamment dense, dont la
question centrale est celle de l’art et de la foi.
La discussion est déclenchée par Segalen dans sa lettre à Claudel datée
du 25 janvier 1915 (ibid., p. 545-547). L’auteur de Stèles exprime à celui de
Connaissance de l’Est son refus du catholicisme, mais en même temps son admiration pour le poète chrétien. Il y a sans doute là, avoue-t-il, « un paradoxe un
peu satanique ». Mais la raison de ce paradoxe est donnée : pour Segalen, l’œuvre catholique de Claudel est une œuvre entièrement humaine ; c’est l’homme
qui invente, par le verbe, la puissance de Dieu. « Je suis conduit à cette sorte de
blasphème, que l’étonnant pouvoir humain que vous montrez à célébrer le divin,
et un certain catholique, m’écarte d’autant plus du Dieu qu’il me rapproche de
l’homme qui le chante, – dont les mots, pleins de sortilèges, me font voir d’autres
symboles et un tout autre surnaturel que celui vers lequel il convie de s’avancer
avec lui », écrit Segalen.
La lettre suscite une réaction immédiate. Dans sa réponse datée du
12 février 1915 4, Claudel s’interroge sur la nature prétendue « anti-catholique »
de Segalen en lui demandant quelle serait sa foi si celle-ci n’est pas catholique.
Mais quelle que soit la réponse, elle est déjà d’avance jugée faillible. Dans cette
lettre, Claudel formule contre toutes les doctrines non catholiques les quatre objections suivantes : d’abord, n’étant pas catholiques, elles ne peuvent être « universelles » ; ensuite, elles ne sont pas « génératrices de joie » ; puis, elles ne sont pas
« limitatives », c’est-à-dire qu’elles « n’arrêtent pas l’esprit et ne lui imposent pas
une forme » ; enfin elles ne sont pas « opératives », c’est-à-dire qu’elles sont « sans
aucune action salutaire » sur l’homme perdu dans les ténèbres de ce monde.
Ces « splendides pages de théologie Claudélienne » (ibid., p. 558) obligent
Segalen à formuler de son côté, pour la première fois de façon rigoureuse, sa propre
« doctrine ». En donnant raison à Claudel concernant l’emploi inapproprié du
terme « anti-catholique », Segalen expose, dans sa lettre du 15 mars 1915 (ibid.,
p. 564-568), sa « doctrine “spectaculaire” ». Il s’agit d’une « vision “ivre” de l’univers », de voir le monde comme un spectacle « illusoire et beau », de goûter pleinement la beauté dans les « apparences fuyantes ». Cette conception du monde, sans
attendre un salut en Dieu, est, écrit-il, une « foi tout entière esthétique ». Cette
foi, « non théologique », « non dogmatique », représente pour lui une « existence
positive ». Ensuite, Segalen reprend point par point les quatre objections que
Claudel lui impose. D’abord, la foi esthétique telle qu’il l’entend est « catholique »,
c’est-à-dire « universelle », à la façon « d’un thème poétique donné qu’il s’agit pour
moi de transformer en poème ». Ensuite, elle est « génératrice de joie », puisque,
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écrit Segalen : « J’ai eu des moments de plénitude qui ne souhaitaient rien, ne
demandaient qu’à se complaire en eux-mêmes ; des moments que j’eusse appelés
“divins” si précisément le dieu n’en avait été par nature, exclu – puisque c’était le
plein jeu de facultés purement humaines. » À la troisième objection de Claudel
– les doctrines non catholiques ne sont pas capables de donner une « forme » à
la vie et à la pensée –, Segalen répond : « Cependant elle écarte incessamment et
détourne de ce qui n’est pas elle. Elle m’indique spontanément ce qui est faux,
(dans le sens d’une note non musicale). »
C’est dans cette même lettre que Segalen énonce le rapport selon lui entre
la foi esthétique et la création littéraire. Sa conception esthétique du monde est,
écrit-il, « une recherche exclusive de beauté, un désir permanent de tendre partout
à la beauté, d’en réaliser un reflet dans ses pensées, dans ses actes, surtout dans
ses œuvres ». La foi esthétique de Segalen s’affirme ainsi comme une opposition
par rapport à la foi catholique de Claudel, ou du moins un principe de vie dont
la puissance n’en est pas inférieure. Mais en même temps, Segalen répète son
admiration pour le poète catholique : « Je sais que le ferme appui de vos œuvres
humaines ne défilera jamais dans ma main. Je m’incline devant la spiritualité dont
elles éclatent ; je sais dans son incarnation le mystère esthétique ajouté en augment
à mes dogmes, et qui, par sa puissance même et sa valeur en moi me confirme dans
tout ce qui précède » (ibid., p. 567).
Le débat épistolaire entre Segalen et Claudel s’arrête là 5. Mais son retentissement est ailleurs. Deux jours avant cette lettre où apparaissent la définition et la
défense pour sa « foi esthétique » ainsi que sa « doctrine spectaculaire », Segalen
écrit, le 13 mars 1915, à son ami Jean Lartigue : « Peintures se dessine vite, ces
jours-ci, absorbant même la méditation nécessaire à la réponse à Claudel » (ibid.,
p. 563).
Le dialogue entre Peintures et Cent Phrases pour éventails :
voir le monde dans la Joie
Peintures n’a pas été écrit pour répondre à Claudel : son premier jet est né
en décembre 1911, bien avant cette discussion. Mais si Segalen déclare, dans sa
lettre du 13 mars 1915 à Jean Lartigue, qu’il y a un certain rapport entre Peintures
et Claudel, c’est que Peintures, plus que toute autre œuvre qu’il ait écrite, reflète
sa « foi esthétique » et pourrait être ainsi considéré comme une réponse à la « foi
catholique » de Claudel. Quelques mois après la publication de Peintures en 1916,
Segalen s’amuse encore, dans une liste de souvenirs chinois qu’il évoque de façon
pêle-mêle à sa femme, à juxtaposer le nom de Claudel à ce livre : « Claudel et
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SEGALEN ET CLAUDEL
Peintures, Toi et Jean, mon bureau, Le Combat pour le Sol, cette Heure qui fut…
Gide, et des nuits efficaces. Je serais (ceci est paradoxal !), je serais demeuré plus
longtemps à Tientsin ! » (ibid., p. 809).
En réalité, peu avant sa lettre à Lartigue du 13 mars et celle à Claudel du
15 mars 1915, Segalen réalise déjà, avec le déclenchement de son débat épistolaire avec Claudel au début de l’année, que l’esprit que recèle Peintures, jusque
là non nettement formulé, peut constituer une sorte de dialogue avec Claudel.
En effet, le 15 février 1915, c’est-à-dire juste trois jours après que ce dernier lui a
écrit sa lettre contenant les quatre objections contre les doctrines non catholiques
– Segalen a-t-il déjà reçu la lettre à cette date ? –, l’auteur de Peintures note ceci
dans son manuscrit, en tête de la page qui porte la septième version du prologue
de l’œuvre :
« Ajouter que cette vision un peu ivre du monde peut tenir lieu de métaphysique et
des dieux ; que les taoïstes et les peintres chinois ont su la conduire jusqu’au bout
(Brest 15 février [19]15) » (S-Ms. II, p. 6) (illustration 1).
L’indication se concrétisera plus tard, dans la version définitive du prologue,
par les lignes suivantes :
Un Maître-Peintre, sous le temps de Song, avait coutume d’aller aux pentes des
coteaux, muni d’un flacon de vin, et de passer le jour dans un peu d’ivresse, en
regardant et en méditant. Savez-vous ce qu’il observait ? Un spectacle évidemment,
puisqu’il était Maître, et Peintre. Les commentateurs ont traduit : « Qu’il cherchait
le lien de lumière unissant enfin à jamais joie et vie, vie et joie », et ils se sont moqués
comme d’un ivrogne et d’un fou.
Et pourtant, cette vision enivrée, ce regard pénétrant, cette clairvoyance peut tenir lieu
pour quelques-uns, – dont vous êtes ? – de toute la raison du monde, et du dieu (PT,
p. 14 ; le mot « clairvoyance » est souligné par Segalen).
Ce passage nous rappelle à plusieurs titres la série de lettres qu’échangent les
deux poètes au début de l’année 1915 : la mise en relief du « spectacle », l’ivresse
et la joie que cela fait naître, la foi en un « dieu » remplacée par la foi esthétique,
désignée ici par le mot « clairvoyance ».
Le sens de la « clairvoyance » est donné dans la lettre de Segalen du
15 mars 1915 à Claudel : une conception esthétique du monde qui consiste à
voir celui-ci comme « illusoire et beau » (S-Corr. II, p. 565). Une telle expression
recèle en réalité une forte influence de la part de Jules de Gaultier, un philosophe
de l’époque dont Segalen est d’abord lecteur fidèle avant de devenir ami ; son nom
est par ailleurs mentionné dans la même lettre de Segalen à Claudel. La théorie du
« spectacle » de Jules de Gaultier, fondée sur la « représentation », contient principalement deux niveaux. Il s’agit d’abord de voir le réel, non pas selon l’émotion
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immédiate, mais selon la perception ; le monde se transforme alors en un spectacle
contenant « tout le décor sensible », des formes diverses des choses aux gestes
passionnants des hommes. Et, au sommet de l’activité du sens spectaculaire, la
représentation ne se situe plus au niveau psychique, mais au niveau de l’œuvre :
les peintres représentent les formes des objets, et les dramaturges « convertiss[e]nt
la réalité la plus ardente à n’être plus qu’un objet de représentation ». Les uns
comme les autres, en « retirant les réalités du flux mouvant du devenir […] pour
les fixer dans un éternel présent », font de l’œuvre d’art un « spectacle » pour les
contemplateurs devenus « spectateurs 6 ».
L’influence de Gaultier sur Segalen est grande ; et c’est Gaultier lui-même qui
juge que sa « conception esthétique et spectaculaire […] du monde n’a jamais été
reflétée avec plus d’exactitude qu’elle ne l’a été dans Peintures », et que « Peintures
est, de tous ses ouvrages, celui où Segalen s’est placé devant l’existence au point
de vue le plus absolument artiste 7 ». Sans doute faut-il entendre dans le mot
« artiste » un « artiste nietzschéen », car en tant qu’un des premiers introducteurs
de Nietzsche en France, Gaultier fonde sa pensée du spectacle sur un principe
nietzschéen : substituer la fin esthétique à la fin morale, et renverser la douleur
de vivre en joie. Voir le monde comme « spectacle », c’est donner à l’existence le
bonheur du présent et de ce monde. Ainsi, « la Vie, inexplicable au point de vue
de la raison, se justifie par sa valeur représentative 8 ». Segalen, en voyant dans
Nietzsche un prophète de la vie puissante, souligne lui-même constamment le
rapport entre le « spectacle » et la « vie » : « Spectateur, je le suis de toutes mes
forces, actuellement : c’est la seule condition conciliable désormais pour moi avec
les exigences de Madame de la Vie » (S-Corr. I, p. 672). Son esthétique du Divers,
étant une expression personnelle du sens spectaculaire selon Gaultier, implique
nettement une morale nietzschéenne : « C’est par la Différence, et dans le Divers,
que s’exalte l’existence. […] Car, cherchant d’instinct l’Exotisme, j’avais donc
cherché l’Intensité, donc la Puissance, donc la Vie » (S-OC. I, p. 774).
C’est donc en voyant nietzschéen que Segalen s’adresse, dans Peintures, à
Claudel, voyant chrétien. Ce dernier, dans sa lettre du 12 février 1915 adressée à
Segalen, suggère sa façon de « voir » le monde au travers d’un vers de Rimbaud :
« Il n’est pas un homme sincère, descendu à une certaine profondeur, qui ne
puisse prendre à son compte les déchirantes exclamations de Rimbaud “Nous ne
sommes pas au monde” sur cette chose pure et sans prix qu’il sent en lui et qui est
comme perdue et engloutie au milieu de ténèbres inextricables9. » Ce n’est pas la
première fois que le poète recourt à certains vers d’Illuminations pour exprimer
sa propre pensée d’un regard illuminé. Dans un texte consacré à Rimbaud écrit
en 1912, Claudel cite un autre vers du poème Conte – « Il voulut voir la vérité,
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SEGALEN ET CLAUDEL
l’heure du désir et de la satisfaction essentielle » –, et commente : « Il s’agissait
d’aller à l’esprit, d’arracher le masque à cette nature “absente”, de posséder enfin
le texte accessible à tous les sens, “la vérité dans une âme et un corps”, un monde
adapté à notre âme personnelle » (Cl-Pr, p. 518). Ce que Claudel veut exprimer
en empruntant à Rimbaud ces vers, c’est que le monde sous nos yeux quotidiens
n’est qu’une surface d’apparences, un spectacle passager. Or, la nature pure paraît
aux yeux de celui qui sait « voir » : voir le monde dans l’essence pure de la Création
et écouter son discours qui parle du Créateur. Le voyant, selon Claudel, est celui
qui « au-dessous des apparences en [a] à la raison d’être, au devoir, à la passion,
au sens » (ibid., p. 303) ; et un vrai artiste, celui qui « peint l’univers des choses et
des âmes en se plaçant non pas du point de vue du spectateur, mais de celui du
Créateur » (ibid., p. 426).
Derrière ces deux façons de voir le monde-spectacle qui semblent incompatibles, il y a cependant un point de départ commun : contre le nihilisme, chercher
pour la vie la Joie.
En effet, au-delà d’un débat entre deux conceptions du monde profondément
divergentes, il y a chez les deux poètes une quête commune : la Joie de la vie.
Si nous situons le débat entre les deux poètes dans le contexte du dernier quart
du xixe siècle, nous voyons qu’en dehors de la question religieuse, il y a pour
nos deux poètes un ennemi commun : le nihilisme. Une grande fatigue de vivre
et un sentiment de la vanité s’emparent de nombreux êtres à cette époque tout
particulièrement, leur arrachant l’énergie et l’espoir. Deux faits jouent un rôle
essentiel dans cette profonde fatigue : d’un côté, la crise religieuse, résumée par la
proclamation de Nietzsche « Dieu est mort », annonce l’ère de l’effondrement de
la valeur traditionnelle ; de l’autre, les courants positivistes, mécanistes et scientistes, instaurant une nouvelle idéologie – la rationalité scientifique et le progrès –,
font également perdre le goût pour la vie : tout étant régi par les lois, la puissance
créatrice de la vie s’efface et il ne reste plus pour l’homme que l’ennui.
Le combat contre le nihilisme s’inscrit au cœur des œuvres de Segalen et de
Claudel. Claudel, plus âgé que Segalen de dix ans, a vécu sa jeunesse dans cette
crise nihiliste. « Que l’on se rappelle ces tristes années quatre-vingts, écrit-il dans
Ma Conversion ; […] la forte idée de l’individuel et du concret était obscurcie
en moi. J’acceptais l’hypothèse moniste et mécaniste dans toute sa rigueur, je
croyais que tout était soumis aux “lois”, et que ce monde était un enchaînement
dur d’effets et de causes que la science allait arriver après-demain à débrouiller
parfaitement. Tout cela me semblait d’ailleurs fort triste et fort ennuyeux » (ibid.,
p. 1009). Au bout de quatre ans de conflit, de la croyance au progrès, Claudel
se tourne vers Dieu : en Dieu enfin il retrouve la raison d’être et la Joie : « Oui,
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croyez cela fermement avec une assurance inébranlable, il n’y a de vérité que dans
la Joie immense, éperdue, bienheureuse […]. Et la consommation de cette joie
est dans l’amour divin, c’est-à-dire dans la présence hors de nous et en nous d’un
être distinct appelé Dieu10. »
Quant à Segalen, son refus se dirige à la fois contre la religion catholique
et contre le positivisme. Ce dernier lui paraît pauvre dans la création de la joie.
Cette idée est exprimée par exemple, vers la fin de sa nouvelle de jeunesse, Dans
un monde sonore : « Voici que Taine n’avait pas dit, au moins sous cette forme :
“La conception mécanique de l’ univers n’est que du réalisme naïf ” » (S-OC. I,
p. 565). Sa conception du Divers s’affirme également comme une réaction esthétique contre une vision purement scientifique : « Il y a une formule terrible, venue je
ne sais plus d’où : “L’entropie de l’Univers tend vers un maximum.” Ceci a posé sur
ma jeunesse, mon adolescence, mon éveil » (ibid., p. 766). Si la science annonce la
tendance du monde vers l’indifférencié énergétique, par son « Exotisme » entendu
comme une « esthétique du Divers », Segalen tend à retrouver l’énergie de la vie
dans la diversité : « C’est par la Différence, et dans le Divers, que s’exalte l’existence » (ibid., p. 774). De l’autre côté, son attitude vis-à-vis de la religion chrétienne est intransigeante, puisque sa vision du christianisme suit entièrement celle
de Nietzsche ; c’est enfin avec ce dernier qu’il déclare son affirmation de la vie :
« […] êtes-vous heureux ? – Si vous êtes malheureux, comptez-vous l’être toujours ?
Ou bien, disait Nietzsche, les uns disent “oui” à la vie, les autres disent non…
Et de ce fait vient toute la barrière » (ibid., p. 720).
Retrouver pour la vie la Joie : voici le but de la foi catholique de Claudel,
mais aussi celle de la foi esthétique de Segalen. Le dialogue entre les voyants se
fonde en réalité sur un point de départ commun : la Joie ; mais par la suite, chacun
poursuit son propre chemin.
Peintures, considéré par Segalen comme un message adressé à Claudel, implique précisément ces deux dimensions : la quête de la Joie dans le monde d’un
côté, et de l’autre, la foi esthétique vécue comme principe spirituel en vue de cette
quête. Du côté de Claudel, y a-t-il un message en retour ? Y a-t-il une œuvre qui
pourrait être considérée comme un texte en dialogue avec Peintures, parlant pour
sa part de la quête de la Joie selon la vision chrétienne du poète ? Claudel lui-même
n’en a jamais donné aucune indication. Mais nous pensons volontiers que Cent
Phrases pour éventails (que nous mentionnerons par Cent Phrases), publié au Japon
en 1927, pourrait jouer ce rôle.
Mais d’emblée, des questions surgissent : pourquoi cette œuvre-là ? pourquoi
une œuvre née au Japon et après la mort de Segalen ? Pourquoi pas une œuvre
réalisée en Chine, et plus précisément peut-être, Connaissance de l’Est ?
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SEGALEN ET CLAUDEL
L’élément de la mort de Segalen en 1919 avant la parution de Cent Phrases
en 1927 nous paraît sans importance véritable. Puisque la vie de l’œuvre demeure
indépendamment de celle de l’auteur, et puisque ni Peintures ni Cent Phrases ne
présentent un lien immédiat avec la période historique où l’œuvre se situe. Mais
pourquoi pas Connaissance de l’Est, œuvre claudélienne née en Chine, sur laquelle
Segalen a laissé tant de propos, souvent admiratifs, mais parfois aussi critiques ?
C’est que, plus que Connaissance de l’Est, plus que toute autre œuvre
claudélienne, Cent Phrases se présente comme une œuvre de poèmes-images.
C’est cette poétique de l’image qui commande notre choix : Peintures et Cent
Phrases se veulent non seulement comme deux recueils poétiques, mais aussi
comme deux albums, dont chaque poème correspond à une image individuelle.
À propos de Peintures, Segalen écrit dans sa lettre du 3 février 1913 à Henry
Manceron : « Ici, […] les mots tout seuls doivent, non seulement faire image, mais
faire l’image » (S-Corr. II, p. 74). « Faire l’image », dans Peintures, consiste à transformer chaque poème en une peinture, en lui attribuant un support matériel – papier,
soie, porcelaine, laque… –, un format particulier – rouleau horizontal, rouleau
vertical, éventail… –, mais aussi des lignes, des couleurs et une composition.
Du côté de Cent Phrases, l’intention de faire l’image est non moins claire.
Le titre idéographique de l’œuvre, 百扇帖 (jap. Hyaku sen chō), signifie précisément « album des cent éventails ». Chaque poème se veut un éventail : la forme et
le format de chaque éventail se matérialisent en un cadre allongé, dans lequel est
peint un poème, où les mots, calligraphiés, se transforment en choses, et le poème,
disposé dans l’espace en exploitant le blanc spatial, devient une composition.
Par rapport à Connaissance de l’Est dont chaque poème est également comparable
à un petit tableau, l’intention de l’image est encore plus accentuée dans Cent
Phrases, tant par son exploitation plastique que par la pureté de l’image poétique
sans explication.
Si chaque poème dans Peintures se veut une « peinture parlée », chaque
poème dans Cent Phrases se veut une « parole peinte ». Mais d’un côté comme
de l’autre, l’intention poétique se traduit nettement par « faire l’image » plutôt
que de « faire image ».
Faire l’image : c’est là où se trouve l’élément commun fondamental entre
Peintures et Cent Phrases, c’est là où réside notre décision de la comparaison.
Car l’image implique non seulement l’art de faire voir un monde, mais la manière
dont l’artiste voit le monde. Et, dans les deux recueils, la littérature fait appel à
la peinture pour faire naître une poétique du visible. Ce visible, dans Peintures,
se trouve dans la parole parlée et dans Cent Phrases, aussi bien dans les mots dits
que dans les mots dessinés sur la page. Tandis que chaque poème, dans le premier
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recueil, se présente comme une « peinture parlée », il est, dans le second, comme
une « parole peinte ».
En empruntant ainsi à la peinture l’art de ne montrer que le visible, Peintures
et Cent Phrases expriment, sur le plan de l’invisible, une pensée. C’est au niveau
de l’invisible que se tisse entre les deux recueils cette discussion : comment voir le
monde des apparences, et comment vivre la finitude de l’existence dans la Joie.
Mais un certain invisible ne peut se faire comprendre que par un certain
visible. C’est au niveau de l’art de « faire l’image » où intervient, dans la « peinture
parlée » de Segalen comme dans la « parole peinte » de Claudel, l’art pictural que
les deux poètes rencontrent en Extrême-Orient.
La peinture extrême-orientale :
un modèle de l’image et un matériau de la création
Européens en Asie au début du xxe siècle, Segalen et Claudel, tous deux
amateurs de peinture, sont frappés par ce en quoi la peinture extrême-orientale se
distingue le plus de la peinture occidentale : l’absence de l’illusionnisme. En effet,
l’art pictural en Occident, dans sa tradition grecque et dans le renouvellement
de la Renaissance, est un art de la « représentation ». Fondée sur la théorie de la
mimésis établie par la culture grecque, la peinture a pour principe d’imiter, que
l’objet de l’imitation soit la forme extérieure de la chose ou sa forme intelligible.
La Renaissance, suivant ce principe antique, invente des moyens particulièrement
efficaces : la perspective et le modelé ; l’un consiste à donner au tableau l’illusion
de l’espace ; l’autre, celle du volume. Ces procédés illusionnistes resteront des
règles picturales obligées jusqu’à ce que les peintres modernes, à partir du milieu
du xixe siècle, les remettent profondément en question.
Cet illusionnisme n’existe cependant pas dans la tradition picturale en
Extrême-Orient. N’ayant jamais conçu ni la rupture entre l’apparence et l’idée, ni
celle entre le monde et l’œuvre, les peintres extrême-orientaux n’ont pas envisagé
l’acte de peindre sous l’angle de l’imitation. L’espace peint n’est pas pensé comme
une restitution du réel ayant avec celui-ci une relation de vis-à-vis, mais comme le
réel à une échelle réduite. Le surgissement des choses sur le fond blanc est analogue
à l’émergence des choses dans le monde ; l’espace peint et l’espace réel sont animés
par le même dynamisme universel. Dans cette optique, ce n’est point le travail sur
la forme qui constitue l’intérêt principal de la peinture, mais la transmission du
dynamisme qui habite chaque chose.
Curieux de l’absence de l’illusionnisme dans la peinture extrême-orientale,
frappés par la beauté que cette autre tradition picturale sait produire, Segalen et
24
SEGALEN ET CLAUDEL
Claudel, sans remonter jusqu’à la conception du réel dans la culture extrême-orientale, fondamentalement différente de celle de la tradition grecque, donnent l’un
et l’autre leur propre interprétation sur ce phénomène. Selon Segalen, la peinture
extrême-orientale est un espace imaginaire. L’image peinte, en déformant le réel,
s’affirme comme la vision subjective que le peintre a du monde. Moins miroir du
monde que miroir de l’artiste, elle constitue un espace autonome dans lequel l’œil
du spectateur peut voyager. Claudel, pour sa part, voit la peinture extrême-orientale comme un espace de signes : l’image, ne reproduisant pas le réel tel qu’il est, a
pour but d’imiter la forme intelligible de la chose, relevant non pas du domaine du
sensible, mais du domaine de l’idée et du signe. Ainsi, chaque chose peinte, en tant
qu’être schématique dans son mouvement même, se présente comme un caractère.
L’ensemble de l’image, dont la composition met en rapport tous les éléments épars,
se présente comme un texte. L’image-texte appartient au monde de signes et non
pas au réel ; elle a pour fonction de soustraire les choses périssables au temps et de
fixer sur le papier ce qui est fugitif dans le monde.
Que la peinture extrême-orientale soit vue comme image subjective ou comme
imitation du réel dans son essence pure, les deux regards se fondent l’un comme
l’autre sur la tradition occidentale de la mimésis : l’image dans son rapport avec le
réel est examinée, aussi bien chez Segalen que chez Claudel, à partir de la rupture
entre sujet regardant et objet regardé, et de celle entre œuvre et monde. Ces ruptures, comme nous l’avons montré plus haut, sont ignorées par la tradition picturale
extrême-orientale. Du point de vue théorique, le départ est donc déjà faux. Or, ni
Segalen ni Claudel n’examinent cette peinture avec l’œil du savant, et l’objet de notre
étude ne consiste pas à donner un jugement sur l’exactitude de leur compréhension.
Ce qui nous paraît plus important, c’est de saisir l’origine de ces interprétations.
Il faut, pour cela, retourner en Europe. Segalen et Claudel ont vécu dans leur
jeunesse le mouvement littéraire allant du réalisme au symbolisme. Ni Segalen ni
Claudel ne sont partisans du naturalisme de Zola. Depuis sa thèse Les Cliniciens
ès lettres dont l’objet d’étude porte sur les cas médicaux dans des œuvres littéraires,
Segalen ne cesse de railler le naturalisme dans la littérature. L’artiste, écrit-il, doit
manifester dans l’œuvre un « mépris de la Réalité », ce qui ne peut qu’augmenter
la « réalité artistique » (S-OC. I, p. 714). Claudel lui aussi méprise la copie servile
du réel. « “L’art, imitation de la vie !” Mais aucun art n’a jamais fait cela » (ClOC. suppl. II, p. 127), déclare-t-il. Il explique : « L’art et la poésie sont la vraie vie
expressive et douée de sens, tandis que ce qu’on appelle la vie, la vie quotidienne,
n’en est que le rudiment et souvent la caricature » (ibid., p. 126).
Si le naturalisme les déçoit, le symbolisme, en tant que réaction contre celuici, ne les satisfait guère non plus. Pour celui qui tourne le dos au monde, où puiser
INTRODUCTION
25
la nourriture essentielle de la création ? « Non ! s’écrie Segalen ; qu’il regarde ! qu’il
entende ! qu’il ait tout vu et tout appris s’il le souhaite […]. Mais qu’au moment où
enfin il doit œuvrer, tout cela disparaisse, pétri, transformé… » (S-OC. I, p. 714715). Claudel, étiqueté comme écrivain symboliste – le symbole chez lui relève d’un
emploi chrétien –, ne cache jamais son regard critique sur l’attitude d’enfermement
que représente l’école symboliste de son époque. Le poète catholique, nécessairement attaché à une poétique symbolique, ne peut être qu’un poète du monde.
L’art, dans la conception de Segalen comme dans celle de Claudel, doit se
ressourcer dans le réel tout en s’abstenant de le copier de façon servile. Le rapport
entre l’art et le réel ainsi envisagé a chez nos deux poètes des raisons différentes :
il est en effet intimement lié à la façon dont chacun voit le réel.
Pour Segalen qui se situe devant le monde dans une position esthétique de
« spectateur », en tant que sujet percevant et sujet sentant, il n’y a pas d’autre réel
que le réel appréhendé au travers de la subjectivité. L’œuvre consiste précisément
à donner à voir la vision personnelle du réel que conçoit chaque artiste singulier.
« Voir le monde, et puis, ayant vu le monde, dire sa vision du monde » (ibid.,
p. 706), déclare-t-il en soulignant la subjectivité qui caractérise l’acte du « voir »
et celui de « faire voir ». C’est ainsi que la peinture chinoise, considérée comme
un « espace imaginaire » autonome par rapport au réel, lui paraît exemplaire :
« Les peintures procèdent peu de la réalité équivoque et ne se réclame pas de peindre vrai » (S-Ms. I, p. 29), écrit-il à propos de cette peinture.
Pour Claudel qui, se plaçant devant le monde, se veut non seulement un
spectateur qui jouit de sa beauté, mais un contemplateur qui déchiffre le sens des
choses, le réel est déjà un ensemble de signes au sens chrétien du terme. L’artiste,
par la suite, fait voir dans l’œuvre ces choses-signes sous leur forme intelligible,
afin de rendre plus accessible le sens caché au-dessous de leur apparence. Dans
cette optique, « la poésie rejoint la prière, parce qu’elle dégage des choses leur
essence pure qui est de créatures de Dieu et de témoignage à Dieu » (Cl-Pr, p. 49).
L’imitation de l’essence n’est pas une simple copie de la réalité, et en cela la peinture japonaise, comprise comme « espace de signes », paraît à ses yeux un modèle
parfait d’un art de l’imitation.
Nous voyons que, si Segalen et Claudel admirent l’un comme l’autre l’absence
du réalisme objectif dans les peintures chinoise et japonaise, tout en proposant
deux interprétations profondément différentes sur le rapport entre image et réel,
c’est qu’indépendamment de la peinture extrême-orientale, ce rapport résulte de
la façon de concevoir le réel et l’œuvre propre à chacun.
Quoi qu’il en soit, la peinture extrême-orientale confirme la conviction intime
de l’art de chacun de nos poètes et déclenche, chez Segalen comme chez Claudel,
26
SEGALEN ET CLAUDEL
le cheminement d’une nouvelle création poétique. Naîtront alors Peintures et
Cent Phrases ; le premier a paru en 1916, chez Crès à Paris ; le second, en 1927,
chez Koshiba à Tōkyō. Peintures se veut une parade des peintures « [i]maginaires »
(PT, p. 12) ; Cent Phrases, un ensemble de poèmes dont chacun est calligraphié
et disposé sur la page avec une mise en scène particulière, se présente comme un
« espace de signes ». « Mille intentions secrètes se cachent dans la calligraphie
opérée avec le pinceau par le poète lui-même », avertit l’auteur au lecteur, en invitant celui-ci à « déchiffr[er] chaque texte l’un après l’autre avec lenteur, comme
on déguste une petite tasse de thé brûlant 11 ».
Dans ces deux œuvres issues de la rencontre avec la peinture extrême-orientale, cette dernière joue un rôle complexe. Elle est pour chaque poète non seulement un modèle de l’image dans son rapport avec le réel, mais aussi un matériau
de la création. L’emprunt des deux poètes à cet art pictural se situe sur divers
plans. D’abord, chacun s’intéresse, selon la nécessité intrinsèque que commande
l’« espace imaginaire » ou l’« espace de signes », à des genres picturaux bien définis
– dans le cas de Segalen il s’agit de la peinture de figures humaines, et dans le cas
de Claudel, celle des choses de la nature – ; ensuite, selon l’esthétique spécifique
que représente le genre en question, le poète utilise des aspects plus concrets :
une certaine thématique, un certain procédé de la composition et un certain
support pictural fictif.
Quelques approches du présent travail
Nous utilisons, en ce qui concerne Peintures, l’édition Gallimard dans la
collection « Poésie » pour une simple raison de commodité, et en ce qui concerne
Cent Phrases, l’édition dans la même collection. La raison de ce dernier choix
consiste en ceci que, par rapport à la reproduction de Cent Phrases dans Œuvres
complètes ou Œuvres poétiques de Claudel aux mots imprimés, celle de la collection « Poésie » aux mots calligraphiés selon la première édition du recueil parue
en 1927, reflète beaucoup mieux l’intention du poète derrière la forme plastique
du poème.
Comme nous venons de le montrer, notre travail sur Peintures et Cent Phrases
contient deux axes principaux : l’un est le rapport que chacun de ces deux recueils
maintient avec la peinture extrême-orientale dans l’art de « faire l’image », l’autre
est le dialogue entre Segalen et Claudel situé derrière l’image.
Plus concrètement, notre travail procède en six étapes successives. Dans le
premier chapitre, nous retracerons la rencontre des deux poètes avec la peinture
extrême-orientale. Nous verrons comment l’un et l’autre s’intéressent au rapport
INTRODUCTION
27
entre la peinture et l’écriture idéographique dans la civilisation de l’Extrême-Orient
et comment, à partir de cette comparaison, les deux poètes tirent des conclusions
différentes à propos du rapport entre image et réel dans le cas de la peinture.
Dans le deuxième chapitre, nous assisterons à la naissance de la forme poétique
dans l’évolution de l’écriture des deux recueils. Au point de départ, Segalen écrit
des commentaires sur la peinture chinoise et Claudel s’engage dans une coopération avec un peintre japonais en faisant coexister le poème calligraphié et l’image
picturale sur le même espace peint. Dans un deuxième temps, du côté de Segalen, le
commentateur se transforme en « bonimenteur », et les peintures chinoises deviennent objets de l’invention verbale ; du côté de Claudel, le poème calligraphié se
détache de l’image picturale pour acquérir toute son autonomie. Sont nés alors la
« peinture parlée » dans Peintures et la « parole peinte » dans Cent Phrases.
Dans le troisième chapitre, avant d’entrer dans les analyses détaillées sur l’art
de « faire voir » dans les deux recueils, nous nous intéressons à la façon de « voir »
chez chacun des deux poètes. Pour Segalen, le monde est un spectacle du Divers.
Le voir, c’est jouir des apparences fuyantes dans la légèreté et dans l’ivresse. Pour
Claudel, le monde est un spectacle passager. Il ne suffit pas de voir sa beauté
toujours changeante, mais de l’écouter pour comprendre le sens du transitoire.
Ces deux façons de « voir » le monde donnent lieu à deux conceptions de « faire
voir » dans l’œuvre.
À partir de là, nous étudierons, dans les trois derniers chapitres, les trois
aspects de l’écriture de « faire l’image » dans Peintures et Cent Phrases. Nous regarderons dans le quatrième chapitre, la thématique extrême-orientale dans les deux
recueils. Alors que Segalen s’inspire, de la peinture chinoise mais aussi de la littérature et de l’histoire de la Chine, des scènes d’un monde humain s’agitant, Claudel
donne à voir, suivant la tradition japonaise tant dans le domaine pictural que dans
le domaine poétique, des motifs des quatre saisons.
Dans le chapitre suivant, nous traiterons de la coopération entre peinture
et littérature dans l’écriture poétique des deux recueils. Dans Peintures, le poète
applique dans la surface de mots un procédé de la composition qu’il découvre
dans la surface peinte chinoise : introduire dans la même surface des points de vue
différents afin de mouvoir sans cesse le regard du spectateur. Dans Cent Phrases,
l’effet envisagé est exactement le contraire : voir pour Claudel, c’est contempler,
méditer. Aussi veut-il fixer l’image en empruntant à la peinture japonaise au petit
format l’art de juxtaposer divers éléments dans un espace simultané.
Enfin, dans le dernier chapitre, nous étudierons le rapport entre les images à
l’échelle du livre. Dans Peintures, les images constituent un cours à la fois continu
au niveau de l’unité du « spectacle », et discontinu au niveau des séquences dont
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SEGALEN ET CLAUDEL
chacune est autonome par rapport au reste. Dans Cent Phrases, en revanche, les
images des quatre saisons s’écoulent de façon continue. Nous tenterons de montrer
que le cours des images, dans les deux cas, implique un temps symbolique :
dans Peintures, il s’agit du temps subjectif de l’existence du poète en tant que
spectateur du monde ; dans Cent Phrases, c’est le temps du monde créé dans lequel
l’homme réfléchit sur sa durée personnelle ayant une direction et une fin.
Notre travail s’inscrit dans la continuité de deux catégories de travaux :
celle sur la relation entre Segalen et Claudel, et celle sur les deux recueils, Peintures
et Cent Phrases pour éventails.
Au sein de la première catégorie existe un débat. Certains critiques, tels que
Henri Bouillier 12 et Marie-Josette Le Han 13, pensent que les idées religieuses
de Segalen et de Claudel, aussi différentes qu’elles paraissent, se rejoignent au
fond au niveau de l’« Absolu ». D’autres critiques considèrent en revanche que
les positions religieuses des deux poètes sont inconciliables, mais que la comparaison peut se faire sur le plan du processus littéraire : c’est le point de vue par
exemple de Didier Alexandre 14, de Christian Doumet 15 et de Marc Gontard 16.
Notre travail se situe dans la deuxième lignée. Mais sur le plan religieux, nous
voudrions insister davantage sur le contexte du nihilisme : c’est la quête commune
de la Joie de l’existence qui permet aux deux poètes de maintenir le dialogue
malgré les divergences profondes qui les séparent. Sur le plan de l’écriture, nous
pensons établir pour la première fois une comparaison entre Peintures de Segalen
et Cent Phrases de Claudel à partir de la poétique de l’image.
Dans l’étude de ces deux recueils, nous avons notamment bénéficié de l’édition critique de Peintures réalisée par Muriel Détrie 17 et celle de Cent Phrases par
Michel Truffet 18. Nous souhaiterions ajouter à ces deux travaux importants quelques points nouveaux. En ce qui concerne Peintures, nous nous appuyons sur les
manuscrits de Peintures pour, d’une part, fonder nos analyses sur le rapport entre
Segalen et la peinture chinoise et sur la genèse de l’œuvre, d’autre part sonder la
pensée du poète dans les notes qu’il a laissées en marge de différentes versions des
poèmes. Dans notre étude de Peintures, nous mettons également en évidence l’importance de l’esthétique du spectacle chez Segalen, souvent négligée à côté de sa
théorie de l’Exotisme : le premier aspect se trouve pourtant, selon nous, en amont
du second. En ce qui concerne Cent Phrases pour éventails, nous désirons montrer
un point qui n’est pas suffisamment mis en relief jusqu’ici dans les travaux critiques
sur cette œuvre : la réflexion sur le temps et sur le caractère passager du monde.
Enfin, en travaillant sur la pensée du spectacle du côté de Segalen et celle du
passager du côté de Claudel, nous souhaiterions donner un nouvel éclairage sur les
rapports complexes que les deux poètes maintiennent avec les pensées orientales.
INTRODUCTION
29
S’il est vrai que Segalen comme Claudel manifestent un grand intérêt vis-à-vis du
taoïsme et du bouddhisme, l’examen de leurs regards demande un travail particulièrement minutieux. La connaissance de l’Occident sur ces pensées représentant
un siècle d’écart par rapport à l’état des études d’aujourd’hui, il nous faut éviter
tout anachronisme consistant à prendre notre propre compréhension pour la leur.
À cette première difficulté s’en ajoute une deuxième : le taoïsme désigne, dans la
culture chinoise, à la fois une pensée cosmologique et une religion populaire ; le
bouddhisme, pour sa part, se différencie sensiblement selon qu’il s’agit du bouddhisme Mahayana notamment pratiqué dans l’Asie du Nord, ou du bouddhisme
Hinayana principalement pratiqué dans l’Asie du Sud. Ces complexités font que,
selon le point de vue choisi, le regard pourrait être très différent. Compte tenu
de tout cela, nous tenons à reconstituer la vision de nos deux poètes sur le bouddhisme et le taoïsme d’un côté à partir des lectures qu’ils font à leur époque et
de l’angle sous lequel ils abordent ces pensées, de l’autre à partir de leurs propres
pensées du mouvement. C’est seulement dans ces pensées enracinées dans une
tradition et une modernité proprement occidentales que nous pouvons trouver la
vraie clef de leur rencontre avec l’Orient.
NOTES
1 Lettre de Claudel à Segalen, 3 avril 1919, Cahier de l’Herne, n° 71, « Victor Segalen », sous la
direction de Marie Dollé et Christian Doumet, 1998, p. 218.
2 Lettre de Claudel à Segalen, 8 juin 1915, ibid., p. 213.
3 Segalen, Prière d’insérer pour Peintures ; texte repris dans le Cahier de l’Herne, ibid., p. 65.
4 Lettre de Claudel à Segalen, 12 février 1915, ibid., p. 208-209.
5 Depuis, il ne reste plus entre les deux hommes que quelques échanges de courtes phrases,
commandées par la nécessité et la politesse plus que par autre chose.
6 Jules de Gaultier, Les Raisons de l’Idéalisme, Mercure de France, 1906, p. 23-24.
7 Jules de Gaultier, « Victor Segalen et le sens du Divers », Le Monde nouveau, 15 mars 1922 ;
repris dans Segalen, Voyages au pays du réel. Œuvres littéraires, édition présentée et annotée par
Michel Le Bris, éditions Complexe, 1995, p. 1155.
8 Jules de Gaultier, De Kant à Nietzsche, Mercure de France, 1900, p. 296.
9 Lettre de Claudel à Segalen, 12 février 1915, op. cit., p. 209.
10 Paul Claudel, Francis Jammes, Gabriel Frizeau, Correspondance 1897-1938, Gallimard, 1952,
p. 32.
11 Extrait tiré d’une présentation de Cent Phrases conservée dans les archives de Claudel ; cité par
Michel Truffet dans Cent phrases pour éventails, édition critique, Annales littéraires de l’université de Besançon/Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 144.
12 Henri Bouillier, Victor Segalen, Mercure de France, 1961, p. 386-391.
13 Marie-Josette Le Han, « Victor Segalen et Paul Claudel : le problème religieux », Cahier Victor
Segalen, n° 7, 2001, p. 53-62.
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SEGALEN ET CLAUDEL
14 Didier Alexandre, « Le dialogue Segalen-Claudel dans Stèles et Équipée », Écritures poétiques du
moi dans Stèles et Équipée de Victor Segalen, textes réunis et présentés par Didier Alexandre et
Pierre Brunel, Paris, Klincksieck et Cie, 2000, p. 61-78.
15 Christian Doumet, « Victor Segalen et Paul Claudel », Cahier Victor Segalen, n° 7, 2001, p. 6570 ; Stèles, Paris, Le Livre de poche, 1999, Préface.
16 Marc Gontard, La Chine de Victor Segalen. Stèles, Équipée, Paris, Presses universitaires de France,
2000, p. 50-67.
17 Muriel Détrie, Peintures, édition critique incluse dans Étude de Peintures de Victor Segalen, thèse
de Doctorat, université Paris IV, 1986, t. II.
18 Michel Truffet, Cent phrases pour éventails, Annales littéraires de l’université de Besançon, Paris,
Les Belles Lettres, 1985.