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Septième édition revue et complétée (2016)
Giono et les peintres
De Pierre Bruegel à Yves Brayer
Merci à Sylvie Durbet-Giono et à Jacques Mény, président de l’Association des amis de Jean
Giono jusqu’en juillet 2010, et à nouveau à partir d'août 2014, de m’avoir permis d’accéder à la
bibliothèque et aux archives de l’écrivain et aussi de continuer à m’apporter leur aide bienveillante
et leurs conseils judicieux.
Merci à tous ceux qui, à Manosque ou ailleurs, m’ont fourni des renseignements ou des pistes
d’investigation…
Merci aussi aux musées et galeries qui m’ont octroyé gracieusement les droits de reproduction des
œuvres en leur possession. Lorsque cela n’a pas été le cas, j’ai indiqué les références des sites
internet afin de permettre au lecteur d’accéder facilement aux tableaux évoqués.
Ce travail n’abordera en principe pas les très nombreux peintres, graveurs ou dessinateurs qui n’ont
eu que des contacts ponctuels avec Giono à l’occasion de l’illustration d’un de ses livres. C'est un
autre vaste sujet.
Je considère d’ailleurs évidemment que mes recherches ne sont pas terminées. Le seront-elles
jamais ? Si vous avez des précisions à me communiquer, ou des remarques à formuler, n’hésitez
pas à prendre contact avec moi ([email protected] ou plutôt [email protected]).
Vous trouverez l’index des principaux peintres cités et la table des matières aux pages 291-293.
En guise de préambule… « Giono, ou l’ami des peintres »…
La formule est empruntée à Yves Brayer, peintre lui-même et ami de Giono, qui avait titré « L’ami
des peintres »1 son hommage à l’écrivain au moment du décès de celui-ci en octobre 19702. On
reviendra sur ce texte, dans lequel on lit notamment ceci : « Il m’avait confié que, dans sa jeunesse,
il avait un moment balancé entre la peinture et la poésie. De l’époque où il avait manié les crayons
et l’aquarelle, il avait gardé cette mémoire de l’œil, cette faculté d’observation minutieuse de la
nature et de la vie secrète des bêtes. Cette expérience lui avait aussi donné une parfaite
compréhension des peintres et de leurs problèmes. » Affirmation un peu excessive sans doute3 et, à
ma connaissance, jamais affirmée avec autant de force de conviction par les « gioniens »… Mais on
sait bien que Giono modulait parfois certains de ses propos pour faire plaisir à son interlocuteur du
moment !
Quoi qu’il en soit, Giono a toujours été en relation étroite avec des peintres. Et dès le tout début de
sa production littéraire, il établit déjà des rapports entre ce qu’il écrit lui-même et la peinture. Cela
apparaît dans sa correspondance avec Lucien Jacques, peintre et poète, son guide en matière d’art
très souvent. Le 9 août 1922 : « Je n’ai de terminé que la matière d’une petite plaquette et pour
laquelle je cherche un éditeur. Je vous serais très obligé si vous m’y aidiez. Vous en verrez
probablement sous peu un extrait ou deux dans La Criée. Ce sont des images cueillies pendant
certaines lectures – des contes persans, des drames japonais, la Salomé d’Oscar Wilde – et peintes et
dessinées avec des phrases cadencées à la place des pinceaux et des crayons. Petites pièces dont le
seul but est d’être évocatrices, elles sont précédées de la phrase qui les a motivées. J’aimerais les
voir imprimées dans l’édition où vos vers m’ont charmé. » Giono évoquera encore ce projet le 23
juillet 1923 : « J’ai essayé dans la plupart de ces poèmes en prose [Accompagnés de la flûte]
1
« L’ami des peintres » était aussi le titre d’une section de la très intéressante exposition consacrée à Giono à la
Bibliothèque royale, à Bruxelles, en 1977.
2
Publié dans Le Figaro littéraire de la semaine du 19 au 25 octobre 1970.
3
Et mise en doute déjà par Roland Bourneuf dans son article « Giono et la peinture », La Revue des lettres modernes, n°
468-473, Minard, 1976, p. 161-184. Évoquant Édith Berger (voir ce nom), Élise Giono fera cependant allusion à
l’attirance de son mari pour certaines expériences de pastels et pour le dessin. Giono lui-même avait noté sous un dessin
assez puéril réalisé par lui : « Je suis dévoré de l’envie de savoir dessiner. »
d’évoquer une image aussi précise que possible. Nul mieux que vous, d’après votre métier de
graveur, ne peut me dire si j’y ai réussi. » Et le 25 mars 1923 il avait eu cette formule : « Vous lirez
mes "images de plume" et celle qui vous plaira le mieux vous l’évoquerez sous la lame de votre
couteau. »1 « Images de plume »…
Giono a toujours été « entouré » de peintres, contemporains ou du passé, tous les témoins de sa vie
en attestent. Christian Michelfelder, jeune philosophe en poste à Manosque, décrit ainsi ce qui se
trouve sur la table dans le bureau de l’écrivain lors de sa première visite à Giono : « Des albums de
sculpture2 et de peinture, les œuvres maîtresses, surtout des primitifs, ceux qui ont exprimé
directement et simplement les sentiments les plus naïfs et les plus purs. Sculptures égyptiennes et
grecques, primitifs italiens, le vieux Bruegel. Livres et albums sont l’un sur l’autre. Giono les
prend, tantôt l’un, tantôt l’autre, et puise comme dans une mine, puise non pas dans l’expression,
mais dans tout ce qu’elle cache, ce qu’elle inclut. Ni sources ni modèles, mais quelque chose
comme le vent, les grands charrieurs, ceux qui mirent en mouvement. »3
Laurent Fourcaut lui aussi confirme cette présence des livres d’art dans la bibliothèque de Giono :
« (…) beaucoup de livres d’art, de la Grèce et de l’Asie au Moyen Âge (Tapisseries d’Angers et de
Bayeux, Apocalypse de Saint-Sever), à Bosch, Bruegel, Goya (Tauromachie, Nouveaux caprices)
jusqu’aux modernes, qu’il aimait en général peu, mais qu’il ne rejetait qu’après avoir satisfait sa
curiosité (Picasso, Braque, Chagall, Dali, Dubuffet, Lapicque). »4
Il y a des tableaux dans la maison, œuvres d’amis souvent. Sylvie Durbet-Giono en témoigne dans
la préface du recueil de lettres de son père qu’elle a édité il y a quelques années : « Nous ne faisions
pas de voyages lointains, nous n’avions pas de voiture (heureusement d’ailleurs, avec l’étourderie
de mon père !), pas de tableaux de maître accrochés aux murs, mais nous avions les aquarelles de
Lucien Jacques, l’ami de toujours, et diverses toiles offertes par des peintres amis en échange de
quelques préfaces. »5
Il y a aussi une authentique peinture chinoise sur papier qui se trouve dans le bureau de l’écrivain 6
et qu’il évoque dans Noé : « Après la porte, le divan couché sous des chevaux mongols. Peints, bien
sûr : un mètre quatre-vingts sur cinquante. Ouromtsi et les nuages de sable du Gobi, six chevaux et
notamment un noir. »7 (Pl. III, p. 614) C’est loin d’être un détail, puisque les paysages d’Un roi
sans divertissement « se superposeront » à cette peinture pendant l’écriture du roman. « Il ne s’agit
donc pas autour de moi de décors peints en trompe-l’œil ni de paysages en réduction où un carré de
mousse représente un pâturage : il s’agit d’un monde qui s’est superposé au monde dit réel, c’est-àdire aux quatre murs de la pièce où je me tiens pendant que j’invente (…). » (Pl. III, p. 621) Giono
s’est d’ailleurs toujours montré sensible à l’art asiatique, à cette « science du dessinateur chinois qui
cerne d’un seul trait de plume le présent, le passé et l’avenir d’une forme ». (Pl. III, p. 625)
Mais il est clair que Giono, qui privilégie toujours le principe de plaisir, ne se prendra jamais pour
un critique d’art et n’échafaudera jamais aucune théorie en la matière, on aura l’occasion d’y
revenir. C’est ce qu’a bien formulé Jacques Mény : « Quand il écrit sur la musique ou la peinture,
1
Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques 1922-1929, Cahiers Giono, Gallimard, 1981, p. 29 ; p. 39 ; p. 35.
Serge Fiorio (le cousin de Giono, qui sera souvent évoqué par la suite) raconte : « Il m’a souvent dit qu’il préférait la
sculpture à la peinture. Il avait de petites sculptures de têtes, que Gilbert de Voisins avait rapportées du Pérou. »
(Bulletin de l’Association des amis de Jean Giono, n° 8, p. 87)
3
Christian Michelfelder, Jean Giono et les religions de la terre, Gallimard, 1938, p. 14.
4
Laurent Fourcaut, « Les livres de Giono », L’Arc n° 100, 1986, p. 75. Les livres d’art ont maintenant été tous
rassemblés au dernier étage de la maison.
5
Jean Giono, J’ai ce que j’ai donné, lettres établies, annotées et préfacées par Sylvie Durbet-Giono, Gallimard, 2008, p.
12-13.
6
Giono a occupé, selon les époques et l’évolution de son état de santé, plusieurs bureaux dans la maison.
7
Pour ne pas alourdir le nombre des notes de bas de page et pour clarifier la lecture, les œuvres de Giono publiées dans
la Pléiade seront identifiées dans le texte lui-même : Pl. I à VI pour les œuvres romanesques, Pl. VII pour les récits et
les essais, Pl. VIII pour le journal, les poèmes et les essais.
Signalons d’emblée ici le précieux apport de la Bibliographie et médiagraphie des œuvres de Jean Giono établie par
Jean Morel pour le Bulletin de l’Association des amis de Jean Giono, printemps 2000.
2
Giono nous fait part de ses goûts, de la qualité de son plaisir à entendre les œuvres de tel musicien
ou à regarder celles de tel peintre. Il se refuse à "échafauder une théorie". »1 Il aime ou il n’aime
pas, et parfois de façon très intuitive. Roger Duchet, qui côtoya Giono notamment lors de ses
séjours à Majorque, dans ses dernières années, raconte cette anecdote qui se situe à Palma : « Il
avait acheté pour quelques douros, aux "gitanos" du marché aux puces, deux tableaux très vieux,
très sales et tout à fait indéchiffrables. Jean avait installé un chevalet sur la terrasse, et chaque jour il
nettoyait, restaurait, réparait, vernissait les deux portraits. Sous ses doigts patients, il avait redonné
vie et sourire à deux belles saintes d’Espagne. Et ce fut pour nous une très grande joie. Les tableaux
étaient sans "valeur marchande" mais ils étaient devenus plus précieux qu’un Modigliani ou un
Picasso. »2
1
Jacques Mény, « Le cinéma selon Giono », journal de l’exposition « Les Écritures de Jean Giono », 9e Salon du Livre
de Bordeaux, 1995, p. 27.
2
Roger Duchet, « Mon ami Jean », Bulletin de l’Association des amis de Jean Giono, n° 11, 1979, p. 68.
Introduction : Giono coloriste
« Giono est incontestablement doué d’un "œil de peintre" et d’une passion pour la musique 1: dans
son œuvre, l’ouïe et la vue sont probablement les sens qui permettent les jouissances les plus
raffinées, les élaborations les plus subtiles et inoubliables. »2 C’est ce qu’affirme Sylvie Vignes, qui
a beaucoup étudié le mécanisme sensoriel chez Giono.
C’est à la couleur surtout que Giono va se montrer sensible, à la couleur qu’il perçoit effectivement
en peintre. En témoigne, très tôt déjà, un passage d’une lettre à Lucien Jacques, le 7 février 1928 :
« Imagine-toi, après un col aimable où la route passe entre deux vagues de terre rouge portant des
oliviers, le déploiement subit du Plateau. Dans le lointain, il se perd dans le ciel, le sud. À l’ouest –
c’était le soir – la montagne de Sainte-Victoire sur le soleil avec des ruissellements de lumière le
long de ses pentes et deux rayons en cornes sortant de son front comme les rayons du front de
Moïse. À l’est, bleu et presque au fin fond de l’air, le village de Saint-Julien-le-Montagnier. Tout le
plateau est couvert d’un bois serré et court de chênes verts, bois si serré que la route qui le traverse
passe comme entre deux murailles. Le bois est court, on le domine de la tête et, ainsi de toute part,
l’étendue du plateau est visible. C’est très exactement une toison de bête fauve qui couvre la terre.
La couleur est d’un vert gris, coupé de bleus ; le ton général est bleu. J’ai pensé à toi. Je t’ai vu avec
ton carton et ta boîte. Je t’ai vu et je t’y verrai car il faudra que je te fasse connaître ce pays… »3
Dix ans plus tard, Giono préface une exposition de Lucien Jacques à Aix-en-Provence. Il revient sur
la perception du monde qui est la sienne et en particulier tente d’analyser le fonctionnement de son
œil, de son « œil de peintre » : « J’ai connu Lucien Jacques bien avant de le connaître. Je l’ai connu
le jour où, pour la première fois, j’ai regardé le visage de la terre et où je l’ai trouvé beau. Il y a
mille subtilités qui me touchent sans que j’aie le temps de faire leur compte. Il y a des rouges que je
ne vois pas au premier regard et cependant ils sont entrés en moi et ils y font leur travail. Il y a une
harmonie silencieuse couchée dans les formes, les soulevant ici en collines et là les recourbant en
plaines, et elle se continue dans mon cœur, dans mon âme, lui imposant son rythme, soulevant et
recourbant toute la passion de ma vie à la mesure de cette passion de la terre. Quand je regarde le
visage du monde, une sorte d’émail remplit toute l’ouverture de mes yeux. Si je regarde les yeux
d’un autre être vivant que moi, ses yeux ont l’air de deux trous qui prennent peu de place dans toute
sa superficie frontale. Mais, l’impression intérieure que j’ai de mes propres yeux c’est qu’ils
ouvrent largement toute ma superficie frontale. La partie la plus réfléchissante de mon corps, la
dirigeance de ma vie, les os de mon crâne l’entourent de trois côtés mais, sur l’autre côté, la chair
émaillée du monde la touche, toute nue et l’anime d’une jouissance qui ne cesse pas. Et je ne suis
peut-être conscient que d’une harmonie sur cent, quand les cent m’émeuvent toutes ensemble. Cet
émail qui remplit mes yeux est fait de transparentes couleurs posées les unes sur les autres,
s’ajoutant et se faisant varier en restant elles-mêmes. Il y a aussi toute la remise en question parce
que la terre fraîchement labourée est devenue carrément rouge et que les amandiers verts ou les
petits oliviers gris ont tout de suite pris un autre corps. »4
Très tôt, cette fascination pour la couleur va se manifester dans son œuvre. Par exemple dans « Jeux
ou la Naumachie » (écrit entre 1920 et 1924, mais publié dans L’Eau vive seulement en 1943) :
« Entre les deux cils d’un vallon mollement feuillu, la ferme regarde la plaine dorée par les avoines
mûres. Aujourd’hui, l’épaisse chaleur m’accable près du bassin ; il est étendu sous les arbres
comme un grand bouclier. Sur son acier bleu sont peints les acacias tremblants, les roseaux aigus et
les chevaux blancs des nuages. » (Pl. III, p. 120) Pour Jacques Pugnet d’ailleurs, ces premiers textes
de Giono sont surtout visuels : « Tout y est vu à travers l’écran de l’art et traduit en peintre. » « Le
1
Mon mémoire de licence en philologie romane à l’Université libre de Bruxelles en 1971 portait sur « Le concept de
musique dans l’œuvre de Jean Giono »… Mais il s’agissait de la musique du « chant du monde ».
2
Sylvie Vignes, Giono et le travail des sensations : un barrage contre le vide, Librairie Nizet, 1998, p. 127.
3
Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques 1922-1929, Gallimard, 1981, p. 209.
4
Bulletin de l’Association des amis de Jean Giono, n° 4, automne-hiver 1974, p. 69-70. Le texte de cette préface figure
aussi, inséré dans le Journal 1935-1939, dans Pl. VIII, p. 238-240.
style est lourd de couleurs vives, chargé d’images serrées, d’une plasticité juteuse. Les mots sont
moins une musique qu’une valeur visuelle et sonore ; Giono reste un peintre, un peintre ébloui par
la sensualité des formes et des couleurs. »1 Jean-François Durand reprendra plus tard ce point de
vue : « Dans tous ces textes de jeunesse, le regard de l’écrivain est avant tout pictural. La nature se
dresse devant lui comme un tableau, une multitude de tableaux admirés dans leur mobilité
impressionniste. »2
Ce regard « impressionniste » ne se limite d’ailleurs pas aux œuvres des débuts, Sylvie Vignes l’a
bien montré3. Un exemple tiré du Hussard sur le toit est particulièrement significatif : « Le grenier
était encore plus beau que ce qu’il paraissait être. Les fonds qu’on ne pouvait pas voir de la lucarne,
éclairés par quelques tuiles de verre disséminées dans la toiture, et sur lesquelles à cette heure
frappait le soleil couchant étaient baignés d’un sirop de lumière presque opaque. Les objets n’en
émergeaient que par des lambeaux de forme qui n’avaient plus aucun rapport avec leur signification
réelle. (…) Les rayons du soleil dardés en étincelantes constellations rectilignes de poussière
faisaient vivre ces êtres étranges dans des mondes triangulaires, et la descente sensible du couchant
qui déplaçait lentement les fonds de lumière les animait de mouvements indéfiniment étirés comme
dans l’eau tiède d’un aquarium. » (Pl. IV, p. 372-3) Ainsi que cet autre, extrait des Grands Chemins,
qui reprend l’atmosphère étrange d’Un roi sans divertissement : « Quand le vent tombe, je vais
fumer une pipe dehors. Le ciel est aussi blanc que la terre. Il y a une telle épaisseur de neige sur tout
que tout a disparu. À peine si une ligne noire comme un fil de tabac dessine le contour des arbres.
On a frotté la gomme sur tout : la page est redevenue presque blanche. Les grands châtaigniers des
Chauvin sont effacés ; restent à peine des traces là où ils étaient. Le silence et le blanc font un tel
vide qu’on a envie de mettre du rouge et des cris dans tout ça avec n’importe quoi. » (Pl. V, p. 538)
Devant un paysage, Giono pense souvent au peintre qui pourrait le peindre ou l’avoir peint, que ce
soit Lucien Jacques ou un autre. On en verra de nombreux exemples, mais celui-ci est éclairant par
sa surabondance :
« Cette vieille petite ville [Riez] (…) fut, pendant sa période turque, pleine de mamamouchis, de
turbans, de cimeterres et de houris. (…)
Le pays a gardé de cette aventure le goût du théâtre. Je ne parle pas des hommes qui sont comme
partout ailleurs (avec encore cependant un zeste d’originalité), mais de l’architectonie du paysage.
On ne peut, par exemple, à quelques kilomètres de là, arriver devant Roumoules sans penser à ces
"fonds de Bruegel" ou à ces décors contre lesquels s’appuient les martyrs de Mantegna. Mais la
grande mise en scène est réservée pour Moustiers-Sainte-Marie. Brusquement, après un détour de la
route, on entre au Châtelet un soir où se jouerait à grand spectacle La Passion d’Arnoul Gréban.
Voilà Bethléem, voilà le Golgotha rêvés par Hubert Robert et, près de vous, au bord de la route, les
prairies, les narcisses, les saules, les fontaines, les ruisseaux où Poussin campait ses mythologies.
Rien de ce qu’on peut voir ailleurs (sauf dans des tableaux) ne se trouve ici. C’est tout d’un coup
une très grande production. La mise en scène a dû coûter les yeux de la tête. »4
Pourtant, en définitive, si on en croit une chronique journalistique écrite en 1962, le plus grand
peintre, c’est souvent la nature ! « Bien entendu, autour de la petite bourgade, le paysage est
admirable : ce sont des bois de chênes couleur de bronze, et comme la nature ne fait jamais de faute
de goût, ces forêts sont ancrées dans une terre violette qui recouvre des rochers de pierres brunes.
C’est avec ces pierres brunes que les vieilles maisons de la ville sont bâties, ce qui donne une
harmonie très aristocratique. Il faudrait des milliards, cent mille artistes, et des tonnes de génie pour
créer de toutes pièces une semblable harmonie. Elle était, jusqu’à ces derniers temps, le décor
gratuit dans lequel vivaient des gens de condition très modeste. Peut-être ne la voyaient-ils pas, car
eux non plus ne savent pas voir, et c’est bien dommage, mais certaines personnes étrangères au pays
1
Jacques Pugnet, Giono, Classiques du XXe siècle, Éditions universitaires, 1955, p. 35 ; p. 36-7.
Jean-François Durand, Giono. Le jeu du condottiere, Édisud, 2007, p. 15.
3
« Giono : l’œil du peintre », Littératures, n° 31, Presses universitaires du Mirail, Toulouse, automne 1994, p. 186-193.
4
« Itinéraire de Manosque à Bargemon », dans Provence, textes réunis et présentés par Henri Godard, Gallimard 1993,
édition revue et augmentée, Folio 1995, p. 253-4.
2
la voyaient, et pour mieux la goûter arrêtaient leurs automobiles. Dès qu’une automobile est arrêtée,
elle se met à répandre des sous. On achetait un pâté de grives à la boucherie, un massepain à
l’amande à la pâtisserie, on buvait un coup au café, quelquefois on dînait à l’auberge, certains y
couchaient. Tout ça à cause d’une harmonie, d’une beauté qu’on n’avait même pas besoin
d’entretenir, qu’il suffisait de respecter. »1
Décrivant une villa près de Rome, dans sa préface à l’ouvrage Merveilles des palais italiens, Giono
revient sur cette idée :
« Dans cette aridité blême où rien n’a de couleur, se dresse une villa de "plaisance" ; et de fait, tout
y concourt à faire de ce désert un plaisir. Depuis les murs de travertin dont le roux s’accorde avec le
gris funèbre, l’adoucit et lui donne son paradis, jusqu’aux fenêtres aux petites vitres cerclées de
plomb, tout est construit en fonction de cette poussière, de cet air torride, de cet assaut permanent de
la chaleur et de l’éblouissante lumière. L’intérieur est couleur de fruit, de ces fruits d’automne, dans
le jus desquels se devine déjà l’hiver ; il ne s’agit pas d’un badigeon, mais d’un entrecroisement de
rayons contrariés, qui s’appuyant les uns sur les autres finissent par donner à leur miroitement (qui
jamais ne déchire l’ombre, mais l’illumine) ce rouge de cinabre qui rassure l’œil et l’amuse. Cette
couleur ne vient pas du peintre, mais de l’architecte qui a combiné judicieusement à la fois la
surface de ces ouvertures et leur orientation. Dans ces lueurs, les escaliers s’élancent comme des
prèles, les couloirs s’enfoncent comme des halliers touffus, les crépis scintillent comme la
profondeur des forêts ; un bien-être d’imagination vous soulage de la dureté des déserts extérieurs.
(…) on a "avant toute chose" demandé conseil au pays, aux saisons, aux ciels, à la rose des vents,
on a savamment multiplié les occasions de jouir et ce n’est qu’après le compte fait et bien fait qu’on
a choisi le maître d’œuvre, le maçon, jusqu’au manœuvre, puis la pierre et ses tailleurs, puis le bois
et ses charpentiers, l’argile et ses céramistes, le plâtre et ses plâtriers, les terres et les fresquistes,
confrontant à chaque instant l’architecture à dresser avec le monde déjà debout, pour qu’il y ait
entre eux accord parfait. »2
On perçoit souvent chez l’écrivain une légère jalousie à l’égard de l’art du peintre, un léger
sentiment d’infériorité sous-jacent, réel ou feint, on ne sait trop. C’est par exemple le cas dans son
Journal de l’Occupation, le 13 février 1944 : « Ce soir, accompagnant Gaston [Pelous] à la gare,
d’admirables verts émeraude dans les champs où le blé pousse. Au-delà les arabesques dorées des
grands platanes nus. Rêvé comme ce serait beau d’être peintre et de venir là chaque soir jusqu’à ce
que j’aie réussi à transmettre cette suave émotion que donnent ces couleurs et ces formes. » (Pl.
VIII, p. 399)
Et il arrive également souvent que Giono compare son propre travail3 d’écrivain à celui du peintre.
Selon Luce Ricatte : « Giono confirme que l’élaboration de Colline lui a permis de saisir son style
au moment précis de la création. Il s’explique très nettement à ce sujet, en se comparant au peintre
qui établit ses masses ou ses accords par rapport à son tempérament personnel : "J’avais besoin
parfois d’une phrase plus ample, parfois de quelques phrases qui allaient plus loin, d’autres fois je
voulais qu’elles s’arrêtent d’une certaine façon". »4 Giono avait noté dans un de ses Carnets : « De
temps en temps un personnage, un paysage ou une phrase arrivent (…) avec une certaine couleur,
(…) la couleur de son caractère : il est pourpre, il est noir, il est blanc. »5 Parfois même les livres ont
une couleur, comme en témoigne une note dans le Journal, le 26 avril 1935, à propos de Batailles
dans la montagne : « Je ne vois pas encore le détail des personnages mais je vois l’ensemble et la
couleur du livre, couleur sapin foncé, ombre de vallées. Rochers du soleil, eau de torrents, barbes,
mains rousses. » (Pl. VIII, p. 5) Les couleurs deviennent des symboles… Mais c’est une autre
histoire !
1
« Apprendre à voir », Les Terrasses de l’île d’Elbe, Gallimard, 1976, p. 20-1.
Repris sous le titre « Châteaux en Italie » dans La Chasse au bonheur, Gallimard, 1988, p. 62-3.
3
Il s’agit bien de travail au sens « métier » du terme. Voir par exemple « Rien n’est facile », dans Les Trois Arbres de
Palzem, Gallimard, 1984, p. 108 : « (…) écrire un livre est un métier (…) et peindre en est un autre. »
4
Propos recueillis par Luce Ricatte lors d’un entretien avec Giono, le 20 août 1968. (Pl. I, p. 937)
5
Pl. I, p. XXVII.
2
Lucien Jacques tentera parfois de ramener Giono à la mesure, par exemple quand, en mars 1929, il
relit attentivement Un de Baumugnes : « Tu as souvent de ces magnifiques comparaisons, en trop
donner c’est enlever de leur puissance, de leur éclat aux plus belles. Crois-tu pas (?) C’est le jeu des
valeurs en peinture. »1
Finalement, on peut dire aussi que les descriptions de Giono sont elles-mêmes très picturales. Pour
Sylvie Vignes, c’est « comme si Giono voulait profiter des pouvoirs de la peinture sur l’œil en
annexant certains de ses éléments, à commencer par le vocabulaire ».2 Un exemple un peu au
hasard, tiré de Noé : « Après Luynes il y a, du côté gauche de la voie, cinq minutes de très beau
paysage. On pourrait y inscrire le martyre d’un admirable saint, et plus particulièrement saint
Sébastien. À cause des flèches. Ce qui permettrait, non seulement d’entourer le corps supplicié de
collines à seins de femmes, de petites métairies soigneusement peintes, du poisson qui gobe les
mouches au-dessus du vivier, jusqu’à la paille que les pigeons poussent hors de la lucarne, de
piétons à leurs affaires, de chasseurs, d’insoucieuses jeunesses, bras dessus, bras dessous le long des
routes, mais encore de faire entrer dans la chair même du martyr un peu du bois de ces beaux
arbres, si veloutés. » (Pl. III, p. 707)3 Ou un autre, intéressant aussi, dans Le Bonheur fou4 : « Sous
cette fumée, le 14e de ligne piémontais se retirait par les fonds avec armes et bagages vers le village
de Rivoli. Il emportait des charrettes pleines de blessés barbus qui mettaient un point d’honneur à
considérer leur sang comme une belle couleur de tableau. » (Pl. IV, p. 1035) Et jusque dans les
chroniques : « J’ai lu dans un hebdomadaire un petit article illustré de beaucoup et de très grandes
photographies en couleurs intitulé : "Le cabas de la ménagère". On y prônait le "cabas artistique". Je
ne mens pas. Et, à vrai dire, en regardant les illustrations, on était forcé de convenir qu’en fait
d’artistique, le cabas l’était incontestablement. Il y avait (…) une dizaine de paquets divers
"conditionnés" en rose pastel, en vert Véronèse, bleu Tahiti – ou des mers du Sud – et blond
norvégien, à croire, ma parole, que ladite ménagère avait refusé d’acheter la marchandise
empaquetée dans la couleur qui aurait déparé son bouquet. »5
Souci d’harmonie conscient souvent, inconscient sans doute pour les femmes de Venise dans
Voyage en Italie : « J’ai remarqué qu’elles savaient assortir la couleur de leur jupe et du corsage au
vert goudronné de l’eau sur laquelle elles glissent et au brun rouge des murs qui les entourent. On
m’a dit que je voyais trop loin et que c’était purement un hasard. Si l’on entend par là qu’elles ont
choisi la couleur sans y penser, c’est bien mon avis, mais il s’agit alors de cet état de grâce dans
lequel on vit si aisément quand on est en position de ne jamais s’ennuyer : on fait tout avec
bonheur. » (Pl. VIII, p. 621-2)
Ce qui fait la beauté du paysage, c’est d’abord et surtout l’harmonie des couleurs, le jeu subtil des
couleurs entre elles, « la sobre, et cependant délirante et déchirante, harmonie des herbes sèches
couleur d’ocre, des murailles grises, des oliviers d’un bleu liquide qui, les uns emmêlés aux autres,
sont comme les collines d’une cuirasse d’amazone ».6 Les exemples de passages de ce type sont
innombrables. Déjà dans Le Poids du ciel : « Et même voilà une idée pour Henriette, tiens ! si elle
avait de la laine couleur de ce blé presque pas mûr, un peu vert et presque jaune, voilà qui irait bien
avec son violine, puisque là-haut ces rochers sont violine et que le blé leur va bien. Il est à cheval
sur sa roue, et il fume sa cigarette. Il se dit qu’il devrait teindre de la laine couleur vieux rose et la
tramer avec de la laine vert cendré, car il a devant lui un pommier avec ses pommes presque mûres
1
Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques 1922-1929, op. cit., p. 270.
Sylvie Vignes, Giono et le travail des sensations : un barrage contre le vide, Librairie Nizet, 1998, p. 219. Voir aussi
son analyse de l’utilisation par Giono de la référence à la technique picturale du glacis. (p. 219-221)
3
Une description voilée du martyre de saint Sébastien se trouvait déjà en quelque sorte dans Manosque-des-Plateaux
(Pl. VI, p. 63) : « Un orage d’été vient de finir ; le ciel est une peau sanglante de sang violet et toute hérissée des flèches
du soleil. Le ciel est comme un saint martyr, déjà tuméfié, couvert de mouches, bleu de toute sa pourriture, et seules
restent droites et saines dans sa chair les flèches de l’archer. »
4
« Le titre (Le Bonheur fou) que j’ai donné est un peu bête mais volontairement. Pourquoi l’écrivain n’aurait-il pas les
titres du peintre d’ailleurs ? », écrit Giono à Paulhan, fin décembre 1956. In Giono-Paulhan, Correspondance 19281963, Les Cahiers de la NRF-Gallimard, 2000, p. 131.
5
« Le visage », dans Les Terrasses de l’île d’Elbe, op. cit., p. 57-8.
6
« Charme de Gréoulx », dans Provence, op. cit., p. 266.
2
et ce fruit, entre les feuilles, ça lui donne des idées. Faisant son travail d’accord avec les grandes
lois universelles pendant qu’il imagine tout l’élargissement du monde paysan, tout le large qu’ils
occupent, ceux qui travaillent de la même façon que lui. Et, en réalité, ils occupent toute la terre et
ils sont les seuls à savoir s’occuper de la terre. » (Pl. VII, p. 357) Ou aussi dans « Promenade de la
mort » (L’Eau vive) : « Regardez, c’est un assemblage des plus belles nuances de bleu et de vert,
mêlées avec du blanc et relevées par l’opposition de couleurs plus obscures. » (Pl. III, p. 304) Ou
dans Virgile : « Il ne se lasse pas de regarder cette terre couverte de couleurs comme l’éventail des
paons : le blé vert, les vignes rouges, les bouleaux blancs, les yeuses noires, les oliviers gris, les
amandiers roses et les grands lambeaux de terre retournée, jaune d’or, safran et pourpre, irisée de
brouillards à travers lesquels se disperse le soleil cassé. » (Pl. III, p. 1021)
Dans sa période de « théorisation », dans les années 60, Giono tentera même de donner une
définition du « pittoresque », par la négative d’abord : « Il faut tout de suite s’entendre sur la
signification de ce mot. En règle générale, il s’agit d’un paysage qui fait des ronds de bras ou des
ronds de jambes : l’exemple le plus parfait en serait le cañon du Colorado. (…) Il existe ensuite le
paysage de mode. Celui-là se lance dans un parfum, un tweed, une danse, une marque de whisky.
Un syndicat d’initiatives, un maire rusé, une confédération de commerçants avisés et avides met
dans sa manche un peintre (généralement sans grand talent, ou avec un grand talent de publicité), un
écrivain, ou plusieurs de chaque, et ces personnages se mettent à ne plus jurer que par cette
région. » Et puis, d’une façon qui résume bien son approche du paysage, autour de mots-clés qui
seraient « mesure, subtilité, bonheur, accord, harmonie, beauté », mots-clés qu’on retrouvera dans
toute son œuvre : « Reste l’autre forme de pittoresque. Il est fait de mesure et de subtilité (c’est le
contraire du précédent). C’est un paysage dans lequel on est heureux, parce que la gamme des
couleurs est accordée d’une façon tendre et affectueuse, parce que les lignes organisent une
architecture harmonieuse qu’il est agréable d’habiter. C’est le plus admirable des pittoresques. Il
peut s’étendre sur toute la surface d’un pays. Il n’est plus cantonné dans un endroit précis au-delà
des frontières duquel la banalité sévit, mais il recouvre de vastes étendues, s’organisant dans la
diversité, si bien que tous les horizons proposent des variations infinies du bonheur de vivre. Les
plaines se mêlant aux collines, les collines aux montagnes, les vallées aux vallons, les fleuves aux
mers, les prés aux forêts, les labours aux palus, les landes et les guérets aux déserts. C’est de toute
évidence le pittoresque le plus efficace (sur le plan de l’argent, bien entendu, puisque c’est celui qui
touche le plus de gens, que c’est sur celui-là qu’on jugera si nous sommes "modernes", ou si nous
ne sommes que vieilles ganaches rétrogrades, et surtout parce que c’est seulement si nous parlons
argent qu’on nous écoutera, et que nous avons peut-être une chance de sauver ce qui doit être
sauvé). Le plus efficace sur le plan de l’argent, car c’est tout un pays qui, par sa qualité, attire et
retient. Il n’a plus qu’à se laisser vivre. S’il est assez intelligent pour garder intact son patrimoine de
beauté. Car cette beauté ne tient qu’à un fil. Rien de plus facile à détruire qu’une harmonie, il suffit
d’une fausse note. »1
Le geste même du peintre est décrit, et ce très tôt, dès Sur un galet de la mer (1923 sans doute) :
« Je l’ai croisé sur le boulevard à l’endroit où se déploie entre deux maisons le plus doux paysage.
Une molle pente de colline grise d’oliviers, un horizon de montagnes bleues, et, se détachant sur lui,
deux cyprès noirs auprès d’une bastide blanche. » (Pl. VII, p. 857) Ou dans Présentation de Pan
(1930) : « Une vallée s’ouvre, couverte d’herbes comme d’une couleur passée au pinceau. Le
paysage a l’air composé par quelqu’un qui a posé les rochers bleus, les collines, les cyprès et les
villes, puis s’est reculé pour juger de l’effet, a rectifié tel bosquet, a dressé telle quenouille de
peupliers jusqu’à la perfection. » (Pl. I, p. 759) Mais aussi dans Noé, avec un effet de
dédoublement : « Les Alpes véritables, la vraie lumière du crépuscule [etc.] sont devant moi comme
le canevas d’un dessin que j’ai colorié à l’aveuglette. J’avais beau connaître d’Adam et Ève
l’emplacement des lignes de la réalité et la tonalité des couleurs, mes formes ont débordé les formes
exactes, mes couleurs ont des rapports dans un autre ton, ont coulé sur des formes qu’elles ne
1
« Il est évident », dans La Chasse au bonheur, op. cit., p. 85-7.
devaient pas colorier. » (Pl. III, p. 828) Même chose dans Le Petit Garçon qui avait envie d’espace
(1949) : « Les haies étaient loin en dessous de petits traits noirs, les barrières d’arbres de petites
sinuosités vertes, comme on en fait quand on promène son pinceau sur du papier avant de faire de la
peinture. » (Pl. V, p. 860) Ou dans Le Hussard sur le toit (1951) : « Des landes nues,
particulièrement grises, sur lesquelles devait pousser la lavande sauvage, et de grandes plaques de
hêtres roux alternaient sans fin jusqu’à l’horizon où les dernières hêtraies bleues et à peine plus
épaisses qu’un trait de plume étaient appliquées directement contre le ciel blanc. » (Pl. IV, p. 513)
Ou dans Une aventure ou la Foudre et le Sommet (1955) : « Ici, la terre était vide, sèche comme de
la paille et de la couleur de la paille. Elle se soulevait légèrement aux abords de l’horizon blanc et
sur ces minuscules collines – unique tendresse d’un monde consacré au désert – était appliqué un
gris transparent, très légèrement bleuté. » (Pl. V, p. 774) On retrouve jusque dans les chroniques, ici
« Faits divers », cette perception d’un paysage « composé », comme par la volonté consciente d’un
peintre : « L’Écosse qui défilait sous mes yeux était noire comme du charbon, couverte à perte de
vue, de chaque côté de la voie ferrée, de bruyères grasses de pluie. Sur ce noir, les fougères sèches
mettaient des taches dorées, mais pas la plus petite limaille de vert à des milles à la ronde, pas un
seul arbre. Quelques lacs qu’on surplomba étaient encore plus noirs que le charbon, et les torrents
qu’on longea (en les remontant) étaient de goudron, ou plus exactement de poix, sans une écume.
Qu’on ne se méprenne pas, l’ensemble composait le paysage le plus exaltant du monde ; une
authenticité incontestable, une grandeur sans mélange dilataient les poumons et l’âme. »1
Il arrive même parfois que le paysage, le tableau et le peintre se superposent ! C’est le cas dans
Voyage en Italie : « À sept kilomètres de Bologne, nous entrons dans la vallée du Savena et Bologne
est oublié. Je dirai que nous sommes dans un paysage qui a beaucoup de talent. Il a surtout inventé
une couleur extraordinaire : c’est un mordoré sourd qui fait varier à chaque instant ses proportions
d’or et de vert. Pour la première fois de ma vie je constate qu’on peut arriver avec de simples
couleurs à provoquer l’appétit de l’esprit que provoque Socrate. Mieux encore (car je ne suis pas
tellement fou de métaphysique) elles font travailler l’imagination. » (Pl. VIII, p. 639) L’essentiel
pour Giono est bien là : les couleurs font travailler l’imagination…
Parfois ces harmonies sont évoquées en des termes faisant explicitement référence à des techniques
picturales, ici l’aquarelle : « En bas, la vallée du Verdon a quelques centaines de mètres de large et
les eaux sont couchées sur le sable comme une branche de menthe chargée de feuilles. De petits
champs maigres sur lesquels le vert des eaux semble avoir déteint, ou s’être mélangé à des gris et
des bleus légers, escaladent les pentes de l’effondrement, portant les allègres couleurs – néanmoins
un peu funèbres – des vieux amandiers, le bronze des yeuses, ou la brusque flambée des sureaux et
des clématites, dont le blanc exalte tous les rapports voisins. Quelques vieux murs dorés de lichens
soutiennent des terrasses décorées au point de croix par des alignements d’artichauts, par le lainage
pomponné de quelques carrés de fèves, ou la bourre blonde des pois chiches et des lentilles ; mais,
du balcon d’où on les regarde, ces couleurs ont perdu leur valeur potagère, pour accéder à la dignité
de valeurs picturales pures, et c’est par la bêche du jardinier qu’on entre dans les joies de la
peinture. (…) Au-delà de la vallée, dont on voit qu’elle est un effondrement de roches, de grès,
d’argiles et d’ocres qui coulent dans les pentes avec des rouges sang (illuminés par les gris sombres
de quelques pins) et des jaunes d’or (tempérés par le vermeil des champs de luzerne), au-delà du
rebord dentelé d’yeuses du plateau d’en face, on voit s’éloigner à l’infini une terre bleue sur
laquelle se couchent des fumées. »2
Ou encore la fresque, dans Un roi sans divertissement : « Chaque soir, désormais, les murailles du
ciel seront peintes avec ces enduits qui facilitent l’acceptation de la cruauté et délivrent les
sacrificateurs de tout remords. L’ouest, badigeonné de pourpre, saigne sur des rochers qui sont
incontestablement bien plus beaux sanglants que ce qu’ils étaient d’ordinaire rose satiné ou du bel
azur commun dont les peignaient les soirs d’été, à l’heure où Vénus était douce comme un grain
d’orge. Un blême vert, un violet, des taches de soufre et parfois même une poignée de plâtre là où la
1
Les Terrasses de l’île d’Elbe, op. cit., p. 46-7. Impression confirmée : « C’est par l’âme que les rapports de couleurs
prennent leur saveur. » (« La Chasse au bonheur », dans La Chasse au bonheur, op. cit., p. 101-2)
2
« Il est vain de vouloir réunir… », dans Provence, op. cit., p. 53-4.
lumière est la plus intense, cependant que sur les trois autres murailles s’entassent les blocs
compacts d’une nuit, non plus lisse et luisante, mais louche et agglomérée en d’inquiétantes
constructions : tels sont les sujets de méditation proposés par les fresques du monastère des
montagnes. »1 (Pl. III, p. 473)
Ou même la technique naïve des images d’une religiosité populaire, dans Noé : « Tout le paysage
était baigné d’une lumière vermeille qui vernissait les couleurs, brunissait le vert de grosses
menthes et d’énormes saponaires qui marquaient le cours d’un ruisseau, faisait resplendir les murs
des fermes en s’accrochant dans la chaux des crépis, brossait les petites cloches de bronze des
ermitages et badigeonnait le sanctuaire et sa colline de rayons mystiques qui cernaient d’auréoles
les ogives, les oratoires du chemin de croix, les deux femmes noires qui montaient le chemin, et
exaltait un pourpre et un bleu divins dans la rosace du portail. » (Pl. III, p. 776)
De façon plus générale, on perçoit souvent la présence implicite d’un peintre derrière certaines
descriptions, et ce jusque dans les derniers textes de Giono. Ici sans doute Cézanne, dans Cœurs,
passions, caractères, écrit entre 1961 et 1966 :
« Le rôle de ces messagères de l’extérieur est de cuisiner un plat qui supporte le réchauffé (…) et
d’en porter une portion deux fois par jour à Alexandre. Ce modeste emploi exige beaucoup d’art,
moins culinaire d’ailleurs que pictural. Alexandre ne boit que de l’eau mais est très sensible à la
présentation des paniers. (…) Il faut donc d’abord draper le panier de toile fine et le changer chaque
fois. La forme et la couleur des petites terrines contenant le fricot importent beaucoup également.
Alexandre les veut d’aspect rustique, mais d’ocres différents, et qui doivent "jouer" l’un par rapport
à l’autre. (…) Il aime les fruits, et c’est dans leurs choix que les porteuses de paniers se distinguent
les unes des autres. Attention aux raisins noirs : ils sont difficiles à assortir avec les terrines
(difficiles mais pas impossibles) ; par contre, poires ou pommes marient leurs verts et leurs rouges
avec élégance. Même difficulté avec les pêches de vigne. La Michel-Ange2 de cet art était la Louise
(…). (…)
La chambre d’Alexandre est appuyée contre le mur du souterrain qui donne dans les jardins (…).
On a creusé dans ce mur épais de trois à quatre mètres une fenêtre, ou plutôt un long tuyau carré.
Néanmoins, le long de ce tuyau, glisse chaque jour – sauf par temps de pluie –, de onze heures et
demie à quatorze heures vingt-cinq, un rayon de soleil dans lequel Alexandre pose son panier quand
il le juge particulièrement bien composé. (…)
La sensibilisation à la couleur, et surtout à une certaine aristocratie du rapport dans l’assemblage
des couleurs, est l’indice d’une complaisance dans un platonisme général. » (Pl. VI, p. 572-3)
Il arrive cependant aussi que Giono doive tempérer l’exubérance du peintre devant les paysages de
Provence. Ici à Valence : « Le gris n’y a pas encore sa qualité aristocratique. Au sud du défilé par
contre, on croit voir un fourmillement de couleur, et là, c’est du gris, du vrai gris de la qualité la
plus noble. Ne croyez pas au peintre qui fourre dans ce pays-ci le rouge sang, le jaune d’or, le vert
vinaigre. Tout est gris. C’est sur ce gris, à la fin de l’hiver, que jouent les blancs et les roses des
fleurs d’amandiers, c’est contre ce gris que s’appuiera l’azur du ciel d’été, c’est de ce gris que
s’échapperont les flammes à peine citronnées de l’automne. C’est ce gris qui rejoindra le gris de
l’hiver, le poussant juste un peu, dans les lointains, vers un violet d’évêque in partibus. Je ne parle
pas, bien entendu, des abords de la Nationale 7 dont les couleurs sont (dirons-nous à la mode du
jour) "fonctionnelles" ; elles fonctionnent dans le commerce de la loi de l’offre et de la demande et
le cours des halles : c’est le rose bonbon des vergers de pêchers, c’est le jaune moutarde de la
moutarde, c’est le vert bleu du blé américain, c’est le bleu cuivre des vignes passées à la sulfateuse,
c’est la couleur artificielle de ce qu’on vend sur les marchés et que forcément on cultive. Mais, dès
qu’on a quitté les vergers et les labours, dès qu’on s’est écarté de la longue allée de pompes à
essence et de trompe-nigauds qui descend vers la mer, c’est le gris qui vous enveloppe ; un gris
étrange fait de lumière intense et de couleurs broyées. »3 De la même façon, dans Voyage en Italie,
1
Le roman compte beaucoup de notations picturales plus ou moins développées.
On trouvera plus loin (voir les Italiens) d’autres allusions à Michel-Ange.
3
« Il est vain de vouloir réunir… », dans Provence, op. cit., p. 27-8.
2
Giono déplorait déjà la façon dont les « publicitaires » dépeignent la Toscane pour attirer les
touristes et cherchait à atteindre lui-même la plus grande précision dans l’évocation des couleurs :
« On avait oublié de me dire que ce pays est noir. Les dépliants des organisations de tourisme, les
affiches de chemins de fer le poussent au jaune d’or, au bleu d’azur et, comme leurs artistes ont
parfois quelques scrupules, ils font les collines rouges. Le rouge, l’or et l’azur étant couleurs
particulièrement affriolantes pour le plus grand nombre. (…) Les artistes publicitaires qui peignent
la Toscane font au noir (qui n’attire pas) une concession : ils mettent du rouge à la place. Ils ne vont
pas jusqu’à mettre le vrai, mais celui des drapeaux du 14 juillet qui fait : "Viens Poupoule." Il est en
réalité brun rouge sombre, comme certaines vieilles encres dites noires faites avec des baies de
nerprun. Par juxtaposition l’arbre le plus vert est le cyprès. Très peu de différence entre la couleur
du ciel et celle des oliviers : c’est une lessive bleutée ; dans celle des feuillages il y a un peu plus de
cendres. Nulle part on ne voit cet azur cru qui provoque l’admiration béate des sanguins. (…) Du
côté où doit se trouver Pistoie, l’horizon couleur de vieille encre délavée joue avec des ocres, des
vermeils et des taches de pourpre. » (Pl. VIII, p. 648-9)
Gilles Lapouge constate que les descriptions de Giono ne sont jamais gratuites : « L’incomparable
peintre de paysages que fut Giono n’a jamais peint que l’intérieur de sa cervelle. »1 Giono lui-même
écrira dans Voyage en Italie : « Je me suis efforcé de décrire le monde non pas comme il est mais
comme il est quand je m’y ajoute, ce qui, évidemment, ne le simplifie pas. » (Pl. VIII, p. 567) Et
encore, dans une chronique tardive : « On peut faire le portrait d’un caractère en faisant le portrait
d’un paysage. »2 Ou, à peu près à la même époque, dans un carnet de novembre 1959 : « Il a des
théories. Ainsi il imagine les caractères des gens qu’il va voir d’après les paysages (et pour moi : il
y a peut-être un propos de description de caractères et de paysages mêlés assez curieux à écrire). »3
Tout cela se trouvait déjà dans Jean le Bleu : « (…) cette sensualité qui faisait de moi une goutte
d’eau traversée du soleil, traversée des formes et des couleurs du monde, portant, en vérité, comme
la goutte d’eau, la forme, la couleur, le son, le sens marqué dans ma chair. » (Pl. II, p. 96) Sensualité
attribuée également à ses amis Depierris, père et fils, dans son Journal, le 25 avril 1935 : « Je les
sens tous les deux émus comme des hommes faits avec de l’eau et du vent, sensibles aux reflets et
aux odeurs. Pour les lumières, les formes et les couleurs, ils les accueillent et les gardent et restent
frémissants. » (Pl. VIII, p. 4)
1
Le Monde, 12 juillet 1986.
« Le bonheur est ailleurs », dans La Chasse au bonheur, op. cit., p. 195.
3
Notice de Caractères. (Pl. VI, p. 1097-8)
2
Chapitre I : Bruegel et Bosch
En dépit du respect de la stricte chronologie – puisque les intérêts de Giono remonteront jusqu’aux
peintres du XIIIe siècle et même jusqu’à la préhistoire, je commencerai ce parcours avec Bruegel.
D’abord, parce que le peintre brabançon, né sans doute à Breda aux alentours de 1525-1530, a vécu
à Bruxelles1, rue Haute, dans le quartier des Marolles (où il a peint la plupart de ses tableaux les
plus célèbres), de 1563 à 1569, date de sa mort. Ensuite et surtout parce que c’est le peintre que
Giono cite le plus souvent, tout au long de sa vie, et de manière toujours significative2.
Giono semble avoir réellement découvert Bruegel dans le courant des années 20. Notons d’emblée
que les circonstances dans lesquelles il a abordé la peinture – il a peu voyagé, peu fréquenté les
musées – expliqueront sans doute en partie nombre d’imprécisions, volontaires ou non d’ailleurs, de
certaines de ses descriptions.
Il a lui-même précisé à Robert Ricatte, lors d’un entretien réalisé en 1969, que « Bruegel, qui a une
permanente importance dans son œuvre à lui, il a commencé à le découvrir à Avignon3, puis par un
grand album en noir acheté vers 1924 ».4 L’ouvrage figure encore dans la bibliothèque de Giono et
constitue une approche sérieuse du peintre. Il s’agit de Pierre Bruegel l’Ancien par Charles de
Tolnay, publié par la Nouvelle société d’éditions à Bruxelles, et accompagné d’un volume de
planches en noir et blanc. Certains passages ont été cochés ou soulignés par Giono, témoignant
d’une lecture attentive5. Mais l’ouvrage date de 1935… Il y a donc là une première incohérence de
datation !
Un autre livre sur Bruegel, en allemand celui-là, figure également dans la bibliothèque : Bruegel –
Bruegels Gemälde, par Gustav Glück. L’ouvrage, publié par les éditions Schroll à Vienne, est
illustré cette fois de belles planches en couleur. C’est celui qu’évoque Henry Poulaille dans Les
Débuts de Giono, racontant une visite qu’il lui a faite en août 1930, avec Henri Pourrat : « Il avait
sur son bureau un splendide bouquin de format oblong édité en Autriche et qui était composé de
tableaux de Bruegel, coupés en fragments, lesquels gardaient l’intensité de la toile vivante et
permettaient de mieux voir les détails. […] Giono était très heureux de posséder cet ouvrage, il
disait rêver longuement sur ces pages. »6 Mais c’est la cinquième édition du livre, qui date de 1932,
qui se trouve dans la bibliothèque… À moins que Giono ait acheté plus tard un nouvel exemplaire,
il y a là une deuxième incohérence de datation !
Quoi qu’il en soit, c’est en tout cas dans Jean le Bleu, récit publié précisément en 1932, et dans
lequel il sublime certains de ses souvenirs d’enfance, que Giono fait apparaître une œuvre du
peintre pour la première fois de manière notable. Le père de Jean, vieil anarchiste, humaniste et
1
Ville que je connais bien. Et c’est Bruegel en fait qui m’a « lancée » dans cette vaste recherche.
Notons que, de manière générale, les références picturales se trouveront plutôt dans les textes courts (nouvelles ou
chroniques), les essais, le journal, la correspondance. On en trouvera, mais nettement moins, dans les romans.
3
Précisément au musée Calvet. Il a pu y voir deux toiles attribuées à deux fils de Bruegel ou à leur atelier : La
Kermesse villageoise avec un théâtre et une procession de Pieter Bruegel le Jeune (1564-1637/8) et Le Cortège d’une
noce paysanne de Jan Bruegel l’Ancien (1568-1625).
4
Notice Jean le Bleu, Pl. II, p. 1228. Notons qu’au début du XXe siècle, plusieurs historiens d’art se penchent sur
l’œuvre de Bruegel et redécouvrent le peintre sous un angle plus ouvert que celui de « Bruegel le Drôle », comme on
disait auparavant.
5
Lecture souvent en rapport direct avec ses propres préoccupations d’écrivain. Par exemple : « (…) l’artiste va plus
loin : à travers l’image extérieure, il exprime l’image intérieure, vie en quelque sorte organique et en perpétuel
épanouissement. C’est un corps animé qui semble se mouvoir en respirant ; les arbres et les arbustes poussent sur son
dos comme une toison humaine, épaisse si le corps s’incurve, clairsemée s’il se bombe. C’est un être vivant qu’on
aperçoit dans son calme sommeil de l’après-midi. » (p. 12) Ou encore : « Bruegel rassemble des souvenirs italiens
(Tivoli), des souvenirs des Alpes et des éléments de paysages nordiques. C’est chaque fois la totalité du monde avec
toute sa richesse, un univers composé de toutes les contrées terrestres. » (p. 16)
6
Cité par Guy Riegert, dans l’article « Bruegel dans le texte », in Giono dans sa culture, actes du colloque international
de Perpignan et Montpellier de mars 2001, p. 537. Riegert, n’ayant sans doute pas eu accès à la bibliothèque de Giono,
n’avait pas pu identifier précisément ce deuxième album, et attribue donc logiquement la vision « colorée » que Giono a
des tableaux de Bruegel aux seules descriptions de de Tolnay. Ce qui n’est donc pas totalement exact. Mais le mystère
n’est pas résolu, on l'a vu…
2
autodidacte, qui n’aurait pu au mieux en voir qu’une mauvaise reproduction dans un « journal
d’images »1, décrit longuement La Chute d’Icare à son fils et lui explique sa perplexité devant le
tableau. Il s’agit sans doute du tableau ci-dessous, qui se trouve à Bruxelles… et s’intitule Paysage
avec la chute d’Icare, mais Giono n’en mentionne pas l’auteur. De plus, il en déforme le titre2.
Bruegel, Paysage avec la chute d’Icare (1558) © Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles
Ce tableau a durablement marqué Giono, si on en croit Pierre Magnan. Encore dans les années 40,
au moment où il travaille à son projet « La Chute de Constantinople », « (…) il est hanté par un
tableau de Bruegel l’Ancien représentant La Chute d’Icare. Le peu de cas que le monde des
laboureurs et des artisans filant la quenouille ou façonnant les douves à grands coups de maillet font
de cet événement capital (un homme qui volait) le stupéfie et l’enchante. "La chute de
Constantinople, me dit-il, ne devra pas faire plus de bruit dans l’univers au moment où elle se
produira que celle du fils de Dédale plongeant dans la mer Égée" ».3 Dans Jean le Bleu, on est mené
vraiment très loin du tableau. Les souvenirs du père et du fils se superposent allègrement ! Peut-être
avaient-ils en tête une autre version ? Mais c’est peu probable. Et même si Giono avait une
reproduction du tableau sous les yeux, les libertés qu’il prend avec la réalité sont typiques de sa
façon habituelle de recréer le monde qui l’entoure en fonction des besoins de son œuvre.
Si on se réfère au texte, trop long pour être cité en entier, on cherchera donc en vain sur la toile un
moissonneur (« Rien qu’à voir sa bouche on savait que, tout en fauchant, il devait tuer des
cailles »), « un fleuve qui tombait finalement là-bas en faisant une grande cascade » ou « un jeune
homme qui poussait une fille sur un lit »… Mais peu importe ! « Les champs étaient pleins de
travail. Des hommes labouraient, d’autres semaient, d’autres moissonnaient, d’autres
vendangeaient, battaient le blé, vannaient le grain, brassaient la pâte, tiraient les bœufs, battaient
l’âne [bâtaient l’âne sans doute !], retenaient le cheval, dressaient la houe, la hache, la pioche, ou
pesaient si fort sur l’araire qu’ils en perdaient leurs sabots. » C’est cela qui intéresse Giono, plus
sans doute encore que le mythe d’Icare. Ce qui le fascine même, c’est le fait que « l’artiste avait
1
Dans un entretien accordé à Robert Ricatte en septembre 1969, Giono affirme que son père n’avait pas vu le tableau.
(Pl. II, p. 1228)
2
Selon Henri Godard (D’un Giono l’autre, Gallimard, 1995, p. 164-5), Giono avait songé au titre « Paysages avec
figures » pour Ennemonde et autres caractères.
3
Pierre Magnan, Pour saluer Giono, Denoël 1990, Folio 1993, p. 116-7.
tout mis à la fois, tout mélangé pour faire comprendre que ce qu’il voulait peindre, c’était le monde
tout entier ». (Pl. II, p. 183-4)
Et c’est ce procédé-là qu’on va retrouver très fréquemment dans une bonne partie de son œuvre.
Pierre Citron affirme avec raison que « le regard de Giono est celui de Bruegel, avec ses scènes
séparées, aperçues à des moments différents, et dont le peintre opère la synthèse, les juxtaposant en
un ensemble d’une intense unité ».1
Il est impossible de citer tous ces passages, qui n’ont précisément de sens que dans la longueur : les
amputer serait forcément réducteur. Il vaut donc mieux renvoyer au texte… En suivant
chronologiquement les dates de publication (classement arbitraire, bien sûr, mais qui, vu la
complexité de la genèse des œuvres de Giono, permet d’y voir un peu plus clair), on en trouve dès
Colline (1929) ou « Prélude de Pan » (écrit en 1930, publié en 1932 dans Solitude de la pitié2). Les
paysages à la façon de Bruegel, souvent vus « de haut », comme par un « Icare qui a réussi »3, et en
mouvement, sont développés avec une ampleur de plus en plus foisonnante jusqu’à la guerre, et
souvent utilisés de manière significative dans des passages-clés des romans.
Pour décrire le fleuve du pays Rebeillard dans Le Chant du monde (1934) : « Un vol de grives épais
et violet comme un nuage d’orage changea de colline. Il s’abattit dans les bois de pins en grésillant.
Les renards aboyaient vers le large de l’eau. Des villages perdus dans l’océan des collines sonnaient
de la cloche puis s’éteignaient sous des vols d’hirondelles. Une longue file de gelinottes aiguë
comme un fer de lance volait à toute vitesse vers le bas pays. » (Pl. II, p. 208) « Un essaim
d’abeilles haletait, perdu dans le ciel. Des martinets frappaient l’eau avec leurs ventres blancs. Du
frai de poisson animé par les courants profonds ouvrait et fermait sur le plat du fleuve ses immenses
feuillages mordorés. Des brochets claquaient des dents. Les anguilles nageaient dans des bulles
d’écume. Les éperviers dormaient dans le soleil. Les sauterelles craquaient. Le vent du soir faisait
flotter le doux hennissement du fleuve. » (Pl. II, p. 402-3) Pierre Citron montre bien, dans la notice,
que ce procédé n’est pas arbitraire et contribue à exprimer la vision du monde de Giono, pour qui
l’homme est un élément parmi d’autres, intégré dans le grand tout de la nature. « L’existence
humaine, si privilégiée qu’elle soit, n’est qu’une des formes de la vie universelle des animaux, des
végétaux et de toute une matière qui jamais n’est complètement inerte. Comme dans ces toiles de
Bruegel où les personnages semblent avoir pour fonction de créer une échelle de mesure, et où
l’essentiel est dans la composition harmonique du paysage, les hommes, ici, ne sont plus seuls au
premier plan. Le tableau n’est pas cadré uniquement sur eux. Ils ne prennent même leur sens que
par rapport à la structure du monde dont ils font partie intégrante, et avec le reste duquel leur propre
vie forme contrepoint. »4
Ou encore pour évoquer la capture des biches ou la moisson dans Que ma joie demeure (1935) :
« La harde du cerf d’Épelly s’en alla vers le pré des Saix. Les renards de Serveray coururent vers les
vieilles meules de Salenton. Les écureuils du bois d’Auterne cachèrent leurs têtes dans l’aisselle des
hautes branches. La trompe sonnait toujours. Les loutres du torrent plongeaient, ressortaient,
plongeaient toutes en nerfs et en huile. Les oiseaux couraient dans les arbres comme la pluie. Tous
les hérissons étaient en boule. Sous les bardanes, les putois allumaient et éteignaient leurs yeux d’or.
Des belettes tournaient en bonds fous autour des buissons où était leur petite bauge. Un sanglier
s’éveilla, se dressa, écouta, grogna et se recoucha, le museau sur ses pattes. La harde du cerf
d’Épelly s’arrêta au creux du col de Frasse. » (Pl. II, p. 588)
« On pouvait estimer à cent cinquante les semeurs de l’Ouvèze et à plus de six cents les semeurs de
la plaine de Roume. Ici sur le plateau, huit. (…) Sur le large du plateau ils étaient maintenant
debout, loin les uns des autres, mais debout et la première poignée de graines dans leur main. (…)
Les huit s’étaient mis en marche sur le plateau.
1
Pierre Citron, Giono, Éditions du Seuil, 1990, p. 132.
Pl. I, p. 127 ; Pl. I, p. 456 ; Pl. III, p. 199.
3
Expression utilisée par Giono dans Triomphe de la vie (Pl. VII, p. 682). Notons ici ce passage coché et souligné par
l’écrivain dans son édition du livre de de Tolnay : « En prenant le point de vue d’une hauteur inhabituelle il nous libère
des liens qui nous rattachent à la terre et nous permet de comprendre des lois et des relations nouvelles (…) » (p. 14)
4
Pl. I, p. 1276.
2
Dans la vallée de l’Ouvèze les cent cinquante regardaient le ciel puis un lança le bras, puis deux,
puis vingt, puis cent, puis cent cinquante, et ils se mirent tous en marche dans les champs de la
vallée de l’Ouvèze. » (Pl. II, p. 622-3)
Mais Giono, s’il « fait » du Bruegel, ne cite jamais le peintre dans ses œuvres de fiction pendant
cette période. On trouve cependant la trace du peintre dans des travaux préparatoires ou parallèles.
Lors de la rédaction du Grand Troupeau (1931), Giono note seulement : « Pendant que Madeleine
va au rendez-vous, court déclenchement de Bruegel1 pour donner l’impression du troupeau. »2 Et
cela suffira pour que le lecteur comprenne…
Travaillant au gigantesque Batailles dans la montagne (1937), il écrit dans son Journal, le 15
novembre 1935 : « J’en suis vers la fin du chapitre IV, en train de créer une sorte de forêt montante
en marche contre la civilisation. Une sorte de revue lyrique de nos forces. Comme si un général
cosmique qui ressemblerait un peu à Bruegel regardait du haut du ciel le déploiement des forces de
la terre. Ça va, je travaille toujours avec la même force. » (Pl. VIII, p. 73) Et puis le 10 décembre
1936 : « Travail sans arrêt. À divers signes je constate que je suis fatigué physiquement de ce long
et terrible travail. Mais comme j’ai avancé ! et comme tout s’équilibre parfaitement de cette grande
œuvre maintenant entreprise. On ne pourra la comparer qu’aux grandes œuvres de Bruegel. » (Pl.
VIII, p. 164) Et encore le 1er février 1937, associant comme souvent peinture et musique : « Plongé
dans une véritable symphonie des douleurs humaines. À la fois obligé de la concevoir comme un
tableau de Bruegel et de l’exprimer comme une symphonie de Beethoven. Organisation du rythme
que je ne pourrai pas quitter de huit jours au moins. Jusqu’à la déclaration d’amour, comme une
fleur sur un sommet. » (Pl. VIII, p. 172)
Arrêtons-nous à cette année 1937. En mars se tient le IVe Contadour – « Guerre et Paix ». Giono y
arrivera tardivement, retardé précisément par son travail titanesque sur Batailles dans la montagne.
Dans Les Cahiers du Contadour III-IV, Lucien Jacques, dont on a vu déjà l’influence complice qui
le liait à Giono, consacre quelques pages à… Bruegel3. De très belles pages d’ailleurs qui, en ces
temps de mobilisation contre la guerre, mettent l’accent sur un Bruegel « peintre de la paix », le seul
selon Lucien Jacques, plus que Goya, Daumier ou Callot. « L’unique en tout cas à en avoir donné
une grande idée simple ; des images variées, nuancées et toujours humainement justes. » Ce qui
distingue Bruegel, pour lui, c’est que, tout en dénonçant les horreurs de la guerre, « en même temps,
dans la même toile, il a dit la vie », « il y a le réconfort de la nature, l’espoir de la terre ». « Si le
premier aviateur du monde est en train de se casser la gueule, c’est sous les yeux indifférents des
laboureurs et des bergers. À deux pas des gibets, ses paysans dansent à cause du printemps. Quand
il peint la tempête en mer – et quelle tempête – il y a une éclaircie sur la terre dont on n’aperçoit
qu’un clocher. La paix est sous-entendue partout, dans toute son œuvre, même dans ses plus folles
allégories. » « Ses grandes toiles saisonnières sont faites de rapports si justes entre les sols, ce qui
les couvre, les espaces et les gestes des petites gens, qu’avec lui on éprouve chaud et froid ; on
hume avec lui l’odeur des foins, des eaux, des blés, des feuilles et des cuisines paysannes ; avec lui
on caresse le pelage des bêtes – ah ! comme il a bien su les peindre – tout le reste est accident qu’il
faut subir ou fuir : orages du ciel et la rage surtout de ces hommes qui, au lieu de porter des outils,
portent des armes. Mais même lorsque ceux-là occupent le centre de ses toiles avec leurs gestes de
violence, avec quelle forte tendresse il fait parler la paix des espaces, des feuillages, des sols. »
Curieuse sensation que celle qu’on éprouve à lire ces lignes de Lucien Jacques, qui pourront
quasiment s’appliquer à l’écriture de Giono lui-même… Triomphe de la vie n’est en effet plus très
loin…
1
Giono écrit toujours « Breughel », comme c’était l’usage habituel à l’époque. J’ai rétabli partout la graphie actuelle,
Bruegel, ce qui pourra évidemment surprendre certains. C’est cependant celle qui est adoptée par Le Petit Robert des
noms propres, qui précise clairement : « autrefois francisé en Breughel ». On comprendra qu’il était indéfendable de
maintenir les deux orthographes en parallèle.
2
Matériaux divers, f° 117. Pl. I, p. 1097.
3
Les Cahiers du Contadour III-IV, p. 21-24.
La récurrence de la référence à Bruegel est donc réellement significative de la fascination que le
peintre exerce sur l’écrivain. Et quand, en 1942, il rédige un découpage du Chant du monde pour
l’adapter au cinéma1, Giono, qui cherche des moyens cinématographiques pour exprimer la
simultanéité des actions dans le pays Rebeillard, songe encore à Bruegel. Pour la séquence 156
notamment :
« De dos, Antonio et Matelot sur les dernières falaises des gorges. Devant eux, et sous eux, le pays
Rebeillard (composer un Bruegel, composer une sorte de Bruegel rouge). Paysage coupé de haies :
choses qui tournent en accord avec le rythme de la musique : une noria, un cheval qui tourne sur
une aire tout en vue plongeante, comme en format réduit, mais très net. Un moulin à vent – un
homme qui charrue. L’ordre des éléments composant le Bruegel pourrait peut-être prendre la forme
rythmique suivante : une roue de noria qui élève ses godets d’eau dans la cadence de la fugue
enchaînée avec un gros marteau à assommer les bœufs qui tourne à bout de bras dans la cadence de
la fugue et retombe sur un crâne de bœuf, le bœuf tombe, enchaîné sur un cheval qui tourne sur une
aire, enchaîné sur un tanneur qui tire à la longue pince les peaux de la cuve, enchaîné sur un tanneur
qui marche au rythme de la fugue, portant des peaux à chacun de ses bras sur le damier de la cour
de la tannerie damée de larges cuves, la marche anguleuse de trois puits, quatre, puis cinq tanneurs,
enchaîné sur la marche anguleuse de trois, quatre, cinq files de chariots et de piétons dans un
paysage de haies. Une roue de moulin à vent enchaîné sur trois ou quatre ronds et abattements de
marteau à assommer et enchaîné sur les mouvements rectilignes des tanneurs tirant les peaux de la
fosse.
La roue du moulin qui se hausse peu à peu en dehors au-dessus des ronds du marteau à abattre les
bœufs, et quand le haussement aura laissé tomber sous lui ces ronds de marteau, les ailes du moulin
font envoler l’image vers l’horizon où de lointains massifs de montagnes couverts de glaciers sont
pareils à un immense voilier couvert de toile. »2
On voit donc que le romancier-cinéaste, qui à l’époque a encore une expérience limitée du cinéma,
a pourtant une conception très précise des moyens d’obtenir l’impression de simultanéité qu’il
souhaite atteindre, et ce par un montage rigoureux et complexe, souvent alterné, dont il joue
habilement. Commentaire de Jacques Mény : « Giono cherche à restituer sa vision en metteur en
scène, non en figeant la réalité dans une composition picturale, mais en se servant de toutes les
possibilités du découpage cinématographique. »3
La symbiose est telle entre le romancier et le peintre qu’on a parfois même l’impression de lire sous
la plume de Giono la description de ce qui pourrait être un « faux » Bruegel.
Par exemple dans la préface à Toutes les lettres de Machiavel, chez Gallimard, en 1955.
« Machiavel4 a maintenant autour de lui des bois, la solitude, le silence : une brume légère circule à
travers les chênes roux, se déchire dans l’aiguille des pins, découvre le lointain moutonnement des
bosquets, le hérissement des villages, les champs où la vie champêtre continue. Un laboureur, que la
distance fait paraître noir et minuscule comme une fourmi, vu de près a 1,75 mètre et est vêtu de
pantalons de velours dorés et d’une chemise écarlate. D’ici, il paraît ne pas bouger ou presque,
immobile sur la ligne qui partage sa terre en noir et blanc. De près, cette ligne est un sillon qu’il
ajoute aux autres, noircissant ainsi son champ peu à peu. Il marche bon pas derrière son araire et son
cheval auquel il commande. La trompe d’un berger appelle dans le vallon. Au-dessus des chemins
se balancent lentement les cornes en lyre des bœufs obéissants. Dans ces jours paisibles et lents, la
vie grésille au fond du silence comme un peu d’huile à la poêle. Le chant d’un coq, l’aboi d’un
chien, un cheval fait tinter son collier, une roue grince, un fouet claque, un feu pétille, un clocher
1
Ce projet n’aboutira pas et, des années plus tard, en 1965, Giono ne participera en rien au film réalisé par Marcel
Camus.
2
Jean Giono, Œuvres cinématographiques 1938-1959, textes réunis et présentés par Jacques Mény, Gallimard, 1980, p.
98-100.
3
Ibid., p. 38.
4
On reviendra dans le chapitre suivant sur les convergences entre Machiavel et Giono.
sonne. Des vols de ramiers flottent dans le ciel bleu. Les grives pillent les vignes, les corbeaux
piochent dans les labours. Les fontaines et les bassins chantent. »1
Déjà dans Le Poids du ciel (1938), un passage peut faire songer, par exemple, au tableau La
Moisson, sans qu’on sache exactement si Giono y a pensé ou non : « Les faucheurs taillent des
couloirs dans les champs de blé. La moisson est drue sur la terre ; on dirait que toutes les tiges sont
bâties en fer. Les lieurs de gerbes se reposent près des lisières. Un a mis le genou en terre, il a dressé
la gourde et boit avec un fil de vin qui fait l’arc. Les fermes sont de loin en loin dans la vallée,
d’abord posées sur un petit carré de prés verts, puis entourées de blé sur pied, puis d’éteules déjà
rasées. Tous les champs sont bordés d’une ligne de saules en laine bourrue, ou de vernes qui sont
comme des points de croix, ou de frênes, tous très verts ; une ligne verte autour du champ ; bien
encadré ; et de temps en temps de dessous cette bordure d’ombre les hommes sortent, entrent dans
le champ et travaillent. D’autres vont, sur la route, balançant sur l’épaule la faux qui, de temps en
temps, reflète l’éclair du soleil et fait voler les alouettes. » (Pl. VII, p. 356) Et la description
continue… Pierre Citron assure en note que Giono n’a pas vu le tableau, qui est à New York, mais
qu’il s’en souvient sans doute car il avait été reproduit en hors-texte dans le n° III-IV des Cahiers
du Contadour (septembre 1937), illustrant le texte de Lucien Jacques2.
Même impression déjà dans « Hiver » (écrit en 1934, publié en 1943 dans L’Eau vive) : « On ne
pouvait pas savoir ce qui était neige, ce qui était nuage, ce qui portait, ce qui ne portait pas ; on avait
devant soi un grand plan, immobile, une grande plaine sans arbres, comme une pâture. On ne
pouvait pas savoir que, sous cette fausse pâture, il y avait cinq cents mètres de droite tombée, et
puis en bas, au fond, des villages, des peupliers sans feuilles, des fayards noirs, des hangars à
machines, des mulets rembourrés de bourre d’hiver, des bœufs à la mangeoire, des femmes qui
pétrissaient le fromage, des hommes qui venaient voir le temps aux fenêtres et des petits garçons en
sabots qui couraient dans le brouillard. On ne pouvait pas. » (Pl. III, p. 199) Nombreux sont les
paysages sous la neige chez Bruegel. Giono pensait sans doute à l’un ou l’autre d’entre eux,
Chasseurs dans la neige ou Le Dénombrement de Bethléem. En 1939 en tout cas, alors qu’il
réfléchit dans ses carnets à des plans possibles pour Deux cavaliers de l’orage (qui ne sera publié
finalement qu’en 1965), il évoque nommément Bruegel : « L’hiver – neige. Bruegel. »3 On n’est pas
loin non plus du décor et de l’atmosphère de Un roi sans divertissement…
C’est d’ailleurs dans le recueil de nouvelles L’Eau vive, publié en 1943 mais qui regroupe des textes
tous écrits avant 1939, que Giono atteint des sommets dans le délire visionnaire unanimiste… De
« Provence », texte d’abord publié en brochure sous le titre « Ce que je veux écrire sur la
Provence », par les soins de la Source Perrier en février 1939, un extrait bien sage (mais il y en a de
complètement hallucinés) : « Dans la même journée, le blé vert qui vous vient ici au milieu de la
jambe toucherait votre genou si vous pouviez vous mesurer avec celui qui est dans un champ à
cinquante kilomètres d’ici ; il serait déjà un peu plus jaune et votre pas marcherait sur une route plus
sourde, déjà la chaleur sécherait votre nez et la brume vous cacherait l’horizon ; à cent kilomètres le
blé vous touche la hanche et il est déjà mûr ; à cent vingt kilomètres d’ici le blé est déjà coupé et la
viscosité des juillets de la vraie plaine brouille dans le sirop de l’air au-dessus des éteules vides les
formes les plus proches des arbres, des maisons et des hommes. Tout s’écarte d’ici avec justice. »4
(Pl. III, p. 212-3)
Mais on en trouve aussi dans « Mort du blé », dans « Promenade de la mort », dans « Description de
Marseille le 16 octobre 1939 »5. Janine et Lucien Miallet constatent à propos de ce dernier texte que
« (…) à défaut de la simultanéité – privilège d’un Bruegel – l’écriture fait défiler les croquis
changeants d’une foule installée par la guerre dans un désordre affairé ».6
1
De Homère à Machiavel, Les Cahiers de la NRF, Gallimard, 1986, p. 168 (sous le titre « Monsieur Machiavel ou le
cœur humain dévoilé »).
2
Pl. VII, p. 1102.
3
Pl. VI, p. 848.
4
Impossible de citer le moindre extrait du paragraphe complètement délirant qui occupe les pages 223 à 234 !
5
Pl. III, p. 252-6 ; p. 346, 348 par exemple ; p. 380 et suivantes.
6
Notice L’Eau vive, Pl. III, p. 1168-9.
Cette « description de Marseille » nous mène tout naturellement à Noé (1947), œuvre-clé, œuvre
essentielle pour comprendre Giono. Et les choses vont maintenant se préciser.
Dans Jean le Bleu, où La Chute d’Icare joue pourtant un rôle si important, le nom de Bruegel
n’était pas cité… Et Giono n’a encore jamais fait de référence explicite au peintre, en tout cas dans
ses romans ou ses recueils de nouvelles. Mais ici il cite Bruegel dans le texte, et une toile précise,
Dulle Griet1, dans ses carnets préparatoires : « - le car / - le paysage – Bruegel (Dulle Gret) ».2
Le tableau Dulle Griet (Margot l’enragée) (1564) se trouve au musée Mayer van den Bergh, à
Anvers. Vous pouvez le voir sur le site internet du musée à l’adresse suivante :
http://museum.antwerpen.be/mayervandenbergh .
Giono rêve de tout dire dans un roman…
« Si on avait le temps, si on pouvait surtout faire lire un livre comme on fait regarder un paysage,
j’aurais pu essayer de mettre [suit tout ce qu’il aurait pu dire de Langlois dans Un roi sans
divertissement] mais il ne m’est pas possible de faire connaître l’histoire que je raconte, le livre que
j’écris, comme on fait connaître un paysage (comme Bruegel fait connaître un paysage3), avec des
milliers de détails et d’histoires particulières. Il ne m’est pas possible (je le regrette) de m’exprimer
comme s’exprime le musicien qui fait trotter à la fois tous les instruments. On les entend tous ; on
est impressionné par l’ensemble (…) et le total fait un grand drame4. (…) Je n’avais pas projeté,
avec Langlois, d’exprimer le total. Ou alors, il faut (…) se donner à tâche d’exprimer la
"monstrueuse accumulation". Mais, là alors, avec l’écriture on n’a pas un instrument bien docile. Le
musicien peut faire entendre simultanément un très grand nombre de timbres. Il y a évidemment une
limite qu’il ne peut pas dépasser, mais nous, avec l’écriture, nous serions même bien contents de
l’atteindre, cette limite. Car nous sommes obligés de raconter à la queue leu leu ; les mots s’écrivent
les uns à la suite des autres, et, les histoires, tout ce qu’on peut faire c’est de les faire enchaîner.
Tandis que Bruegel, il tue un cochon dans le coin gauche, il plume une oie un peu plus haut, il passe
une main coquine sous les seins de la femme en rouge et, là-haut à droite, il s’assoit sur un tonneau
en brandissant une broche qui traverse une enfilade de six beaux merles bleus. Et on a beau ne faire
attention qu’au cochon rose et à l’acier du couteau qui l’égorge, on a en même temps dans l’œil le
blanc des plumes, le pourpre du corsage (ainsi que la rondeur des seins pourpres), le brun du
tonneau et le bleu des merles. Pour raconter la même chose je n’ai, moi, que des mots qu’on lit les
uns après les autres (et on en saute). » (Pl. III, p. 640-2)
Passage fondamental, évidemment.
Notons que Giono en profite ici pour composer au passage, une fois de plus, un « faux Bruegel »,
inventant des éléments à sa façon, ou empruntant librement à divers tableaux. Selon Robert Ricatte,
il s’agit d’un « paysage composite qui semble librement inventé d’après Combat de carnaval et de
carême (1559) ou Jeux d’enfants (1560) qui regroupent une multitude d’occupations villageoises.
Le geste gaillard qui concerne "les seins de la femme en rouge" serait de mise dans la Danse de
noces ou le Repas de noces de 1556 ; encore n’y figure-t-il pas parmi ceux des personnages de
1
Dulle Griet était déjà le nom d’un bateau du port de Marseille dans Le Poids du ciel (Pl. VII, p. 451), essai publié en
1936.
2
Pl. III, p. 1401-2.
3
Dans un courrier du 25 janvier 1947, figurant dans les archives du Paraïs, le peintre Édith Berger (voir plus loin) écrit :
« Où en est ton opéra-bouffe ? Comme je voudrais lire ton histoire dont Lalley (un Lalley à la Bruegel !) est le cadre. »
Elle répondait à une lettre de Giono du 27 décembre 1946 : « Commencé une grande série intitulée opéra-bouffe qui
comprendra au moins 20 volumes, dont j’ai déjà écrit deux : le premier intitulé Un roi sans divertissement dont
l’affabulation est dans un Lalley de fantaisie (mais fantaisie "à la Bruegel", c’est-à-dire sans suivre la réalité de l’œil) et
le second intitulé Noé, suite (très libre) du premier où se traite du drame de l’auteur et de ses personnages. » (cité par
Raymond Bourgeois et Jean Serroy, Le Trièves de Giono, Musée dauphinois, Grenoble, 1996, p. 28)
4
Selon Jacques Mény (in « Jean Giono ou la tentation du cinéma », dans le journal de l’exposition « Les Écritures de
Jean Giono ») : « Giono au début des années quarante eut l’intuition que le cinéma par le découpage, le montage
pourrait lui permettre de réaliser ce "drame total". » On voit dans l’extrait cité que la musique aussi lui paraissait
pouvoir jouer ce rôle.
premier plan. Quant au cochon qu’on égorge1, tout au plus voit-on dans les Proverbes flamands
(1559) un tondeur de moutons qui, avec ses ciseaux, s’en prend à un pourceau ».2 Personnellement,
il me semble plutôt que Giono puise comme il l’entend dans la représentation qu’il se fait des sujets
habituellement traités par Bruegel et qu’il est donc un peu vain de rechercher des sources précises.
Nous y voilà donc : Giono serait bien jaloux des peintres, et de Bruegel en particulier ! Jaloux
surtout de la vision simultanée que permet la peinture et que ne permet pas l’écriture. Il en aurait
pourtant bien eu besoin dans Noé, récit dont le côté novateur, précurseur du « Nouveau Roman »,
n’a cependant guère été perçu par la critique ! Selon Robert Ricatte, « cette simultanéité picturale
que Giono se désespérait de ne pouvoir pratiquer dans la succession de l’écriture, il a tenté d’en
obtenir l’équivalent littéraire non seulement en s’occupant des destins simultanés sortis du tram 54,
mais en composant le discours entier de Noé dont les parties se chevauchent indiscernablement et se
donnent sinon à lire, du moins à percevoir d’ensemble et d’une seule vue ».3 Notons qu’une même
jalousie, et pour les mêmes raisons, se trouvait déjà exprimée dans Triomphe de la vie à l’égard du
cinéma : « Il y a la tragédie de la parole, mais il y a la très puissante tragédie de l’âme des choses :
si le cinéma ne l’exprime pas, qui l’exprimera ? Si j’essaye de le faire par l’écriture, il me faut cent
mots et mille, et les choisir, et plier et replier ma phrase comme Augustin plie son fer, et même si
j’y réussis, le temps que le lecteur mettra à lire la page où je l’exprime est sans ordre logique avec le
temps de l’expression véritable quand l’âme des choses ajoute à mon âme par sa manifestation
immédiate. » (Pl. VII, p. 831)
Toujours en 1947, on retrouve une allusion à Dulle Griet dans Virgile (écrit en 1943-44).
« Je ne le veux pas hérissé de triangles et de tétraèdres combinés, comme un cristal de glace vu au
microscope, je le veux boursouflé comme Marguerite la folle de Bruegel. Tellement bourré de
matériel divin que sa peau en éclate comme la peau des hydropiques ; qu’il en perd ses fleuves, ses
îles, ses bosquets, ses forêts et ses tigres ; qu’il en sue ses incendies, ses meurtres, ses déserts, ses
orages, ses rois et ses anges ; qu’il en suinte ses chevaux, ses singes et ses paons ; qu’il en éternue
des carrousels de flottes à voiles, des chemins de Damas, des Bretagne de Table Ronde, des lacs
sacrés, des vols d’Icare et des anges d’annonciations aux ailes de faisan, qui ne cessent d’annoncer,
comme les vols de mouches sur les viandes qui s’échauffent ; enfin, que jaillisse de son front la
statue de sel qui s’érige au seuil de toutes les terres interdites. » (Pl. III, p. 1040) La
« boursouflure », le foisonnement, la luxuriance du tableau de Bruegel, c’est à la créativité du poète
que Giono les prête à présent.
À la même époque toujours, dans une lettre du 28 novembre 1946 à son ami Jean Paulhan, Giono
mentionne encore le tableau, qui décidément le fascine : « Je suis en train d’écrire la suite4. Car cela
fait partie d’un ensemble intitulé Opéra-bouffe. Cette suite c’est tout simplement une sorte de
Journal du livre mais dans lequel les personnages se superposent aux personnages réels pour
composer une sorte de Bruegel (Marguerite la folle – Grete Dule).
Enfin, vous verrez. »5
Henry Miller, dans une lettre à Giono du 3 octobre 1948, après la lecture de Un roi sans
divertissement, a bien perçu lui aussi l’importance de la référence permanente à Bruegel : « Cette
chasse au loup restera gravée en moi – quelle beauté dans la description de toutes les petites choses.
C’était un peu comme un "Bruegel" pour moi, mais avec plus de poésie que Bruegel pouvait
conjurer. Vous restez toujours, comme j’ai senti premièrement – un "mage"… »6
1
« Le cochon qu’on égorge » se trouve bien « dans le coin gauche » du Dénombrement de Bethléem.
Pl. III, p. 1456.
3
Notice Noé, Pl. III, p. 1442-3. Pour Sylvie Vignes, Giono n’envie pas tellement à la peinture sa « lecture globale » que
le fait qu’elle soit un artisanat et qu’elle s’adresse directement aux sens du spectateur. (Sylvie Vignes, Giono et le
travail des sensations : un barrage contre le vide, Librairie Nizet, 1998, p. 185)
4
De Un roi sans divertissement. Il s’agit de Noé.
5
Giono-Paulhan, Correspondance 1928-1963, édition établie et annotée par Pierre Citron, Les Cahiers de la NRF,
Gallimard, 2000, p. 103-4. Cette lettre en rejoint une autre, envoyée à Édith Berger un mois après (citée plus haut).
6
Lettre figurant dans les archives du Paraïs. Voir la correspondance Giono-Miller 1945-1951 dans la Revue Giono 7.
2
Les descriptions simultanées à la façon de Bruegel se poursuivent dans la suite de l’œuvre de Giono
et, même si elles sont moins nombreuses et moins développées, elles jouent toujours un rôle
essentiel : la fameuse première journée du choléra dans Le Hussard sur le toit (1951)1 en atteste par
exemple. Mais on est plutôt maintenant dans l’ébauche, dans la suggestion, ce que montre bien un
très beau passage, intéressant et révélateur, de Voyage en Italie (1953) : « Une pente raide nous
dégage rapidement de la brume. Nous descendons dans une haute cuvette d’un kilomètre de large et
pleine d’une petite paysannerie à la Bruegel. Un homme et un mulet labourent un champ. Une
femme agenouillée dans de grandes jupes gratte la terre d’un courtil. Trois enfants se tenant par la
main marchent dans un chemin. Un garçon, joug à l’épaule, porte deux seaux de lait (ou d’eau mais
je préfère lui faire porter du lait). Une femme, mains aux hanches, surveille quatre poules. Un grand
diable portant une fourche fait de longues enjambées du côté d’un saule à moitié enfoui dans un
petit ruisseau. Un monsieur en guêtres, canadienne et chapeau à plume appelle quelqu’un en
brandissant une canne. » (Pl. VIII, p. 645) Ce récit de voyage en Italie, à mon sens véritable
« condensé » de Giono, sera encore très souvent utilisé ici pour évoquer les rapports que l’écrivain
entretenait avec la peinture.
On trouve quand même encore de vastes descriptions « simultanées » assez extraordinaires, et ce
même parfois dans des œuvres de commande, en apparence mineures, comme la préface au Guide
bleu Provence (1954), intitulée « J’ai beau être né dans ce pays… ». On est plongé dans un vaste
panorama vu du haut du belvédère de Saint-Julien-le-Montagnier, « ici » et « là-bas » sont décrits
en alternance, et, avec l’avancée de la nuit, le temps et l’espace se mêlent. Cela commence ainsi :
« Loin dans le sud, s’élevant presque jusqu’à ma hauteur, malgré la distance, je vois la montagne de
Sainte-Victoire. À ses pieds dort Aix-en-Provence, enfoncée dans sa vallée florentine. Au-delà, c’est
l’étang de Berre et la Crau, invisibles aussi mais signalés par le reflet dans le ciel de ce vaste miroir
d’eau et de pierre. C’est l’heure où, à Aix, les étudiants impécunieux font le pied de grue devant le
café des Deux-Garçons. À la Cathédrale, le sacristain refuse les deux derniers visiteurs du Buisson
ardent2 sous prétexte qu’il n’y a plus assez de lumière. Un antiquaire a ouvert sa porte pour
feuilleter, à la clarté des réverbères de la rue, une partition manuscrite de Cosi fan tutte. Au rondpoint de la fontaine, les cars montant de Marseille prennent la route des Alpes. »3 Et cela se termine
huit pages plus loin…
Ou ce « cartoguide » Shell-Berre titré « Comme une tache d’huile, la Provence… » (1958) : « (…)
dès que le jour se lève, la plus extraordinaire diversité s’étale sous le soleil. L’aube sortant du
Piémont installe d’abord ses théâtres italiens dans les forêts du Briançonnais, sur les glaces du
Pelvoux, les pâtures de l’Isère, les dents de scie du Vercors. Elle saute plus bas, sur le sommet du
Ventoux, de la montagne de Lure, plus bas encore sur Sainte-Victoire, sur Sainte-Baume. Elle ne
touche encore la mer qu’au large. Près de la côte, de Marseille à Nice, ou, plus exactement, de
Carry-le-Rouet à l’embouchure du Var, tout est encore dans l’ombre. Il faudra attendre que les
premiers rais du jour aient pénétré dans les sombres vallées de la Drôme, dans les noires gorges du
Diois, avant de voir s’allumer la frange d’écume qui bouillonne contre les roches rouges du Trayas.
De forêts en glaciers, de pâtures en rochers, la lumière coule vers les vallons découvrant les
montagnes mordorées du Nyonsais, les schistes bruns de Gap, les collines romantiques du Var, les
déserts de Lure et du Canjuers ; elle touche de vermeil la pointe des villages perchés dans les
vallées de la Drôme, de la Durance, de l’Encrême, de l’Asse, du Buech, du Verdon. Elle se glisse en
même temps que la bicyclette du facteur dans la cour fortifiée des fermes hautes du plateau
d’Albion ; elle se pose enfin dans la large Crau, sur les graviers de marbre faisant mousser une
longue herbe blonde transparente comme du verre. Maintenant, la mer étincelle comme le bouclier
d’Achille ; les yachts s’enflamment de pavois en rade de Cannes ; le café fume devant les huttes de
charbonniers dans les solitudes du Var ; les douaniers vont chercher le journal à Montgenèvre ; les
flamants roses s’élèvent du Vaccarès ; le pluvier fait courir son fil bleu dans les roseaux du Rhône ;
la grive appelle sur les pentes du Ventoux ; le blaireau rentre à sa tanière, dans les déserts de Lure ;
1
Pl. IV, p. 250-4 surtout, mais les pages suivantes également.
Voir à ce nom.
3
Provence, textes réunis et présentés par Henri Godard, Gallimard 1993, édition revue et augmentée, Folio 1995, p.
187.
2
les maraîchers discutent aux terrasses des cafés de Cavaillon ; les pêcheurs de Cassis commencent
leurs premières parties de boules ; Marseille a lâché tous ses autobus dans les rues ; Grenoble
compte ses pitons et ses cordes ; Valence se réveille au sifflet de ses chalands ; l’odeur du pain frais
embaume des centaines de bourgs, mille villages. Les écoles perdues dans les bois avalent des petits
enfants à la tête en boule ; l’alouette grésille en Crau, le corbeau croasse dans l’Alpe, l’aigle tourne
au-dessus de Lure ; les troupeaux font fumer les chemins autour des Alpes ; les tankers soulignés de
rouge mugissent au pont de Caronte. L’étang de Berre éblouit Saint-Chamas. Tout le Sud est en
train de vivre. »1
La vision unanimiste de Giono, qui prend de plus en plus de hauteur et d’assurance, est donc loin de
se tarir… Elle s’est également reconcentrée sur le territoire qui lui est le plus proche, la Provence.
Il faut encore citer Ennemonde et autres caractères (1968), pour souligner, si c’est encore
nécessaire, la permanence significative de ce motif « bruegelien » s’alliant à une complexe
composition de couleurs : « Le rouge du soleil est encore en Piémont, qu’ici palpite l’aube la plus
large qui soit, la nuit n’a pas encore quitté les ruelles d’Arles et déjà, multipliée par les étendues
d’eau et les sables, une lumière de neige installe ses reflets sur des étendues désertes. La mer ellemême est encore noire. Vers Miramas, Salon, et du côté de l’étang de Berre où la terre est aussi nue,
où les plans d’eau sont plus vastes et qui sont plus proches de l’est, l’aube est encore bleue ; ici,
réfléchie par les sables, elle a pris tout de suite une extraordinaire blancheur. » (Pl. VI, p. 330)
Et cela continue…
Autre facette à présent de l’intérêt de Giono pour Bruegel : la fertilité inépuisable de l’imagination
créatrice de celui-ci. Christian Michelfelder, le premier exégète de Giono, qui l’a fréquenté à
l’époque des Vraies Richesses, raconte (on est en 1936) : « Un soir, Giono m’a montré un album de
Pierre Bruegel le Vieux, qu’il étudiait alors à la loupe, s’étonnant sans cesse de l’imagination
inépuisable de ce peintre. »2
Et Maurice Chevaly, qui a beaucoup côtoyé Giono, évoque une anecdote du même type, mais à
propos de Bosch cette fois : « C’est lui qui me fit découvrir Hieronymus Bosch le jour où il tint à
me prouver que les surréalistes n’avaient rien inventé. Je l’entends encore me commentant ces
scènes superbement inquiétantes où les réminiscences des guerres de Flandre et de la sorcellerie
moyenâgeuse font bon ménage avec la truculence. »3
Giono associe en effet intimement Bruegel et Bosch, réunis par leur vision « fantastique » du
monde, Bosch (1450-1516) allant toutefois souvent plus loin dans la fantaisie débridée. Les deux
peintres seront donc traités ici en parallèle, car il est rare que Bosch soit cité seul. C’est pourtant le
cas dans « Introduction aux Œuvres complètes de Machiavel » : « Si nous en étions à notre première
utopie, il faudrait prendre au sérieux la tragique gaucherie de nos gâcheurs d’hommes, avoir
beaucoup de respect pour l’homme capable de croire, de se passionner, d’en mourir. Et chercher
l’espoir au-delà de notre valeur. Mais nous voilà trompés une fois de plus et déjà la prochaine
tromperie se prépare ; nous courons de l’une à l’autre, comme en extase, les reins chargés de notre
intérêt personnel, sous prétexte d’intérêts communs. Nous sommes chez Jérôme Bosch, dans un
immense cercle parfait d’apothicaires en train de se donner mutuellement le clystère. Il reste donc à
rire. Le temps de la mystique est fini ; finie également la mystique de gouvernement et la mystique
de l’homme. Tout ce qu’on voudra désormais affubler du nom de dieu est risible. »4
1
Ibid., p. 24-5.
Christian Michelfelder, Jean Giono et les religions de la terre, Gallimard, 1938, p. 20. Il s’agit de l’album de Charles
de Tolnay, Bruegel le Vieux, ou plutôt sans doute de l’ouvrage autrichien, cités plus haut. Cette fois, pas d’incohérences
de dates.
3
Maurice Chevaly, Giono à Manosque, Le Temps parallèle, 1986, p. 221. Romée de Villeneuve aussi, dans Jean Giono
ce solitaire (p. 227-8) témoigne de l'intérêt de Giono pour Bosch, surtout pour « cette sorte de panthéisme qui lui faisait
mêler aux hommes quantité d'animaux, comme pour indiquer l'unité de la Création (son hibou dans le creux d'un arbre
ressemble à un vieillard sur le seuil de sa maison), comme s'il y avait, sous les enveloppes les plus différentes, un même
principe de vie et d'intelligence. »
4
De Homère à Machiavel, op. cit., p. 183. Bosch sera cité également en 1964 dans la présentation d’une exposition de
Serge Fiorio (voir ce nom).
2
On retrouvera encore d’intéressantes références à Bosch dans le scénario de Platero et moi rédigé
par Giono dans les années 60. « Ajouter quelques déguisements imités de Jérôme Bosch. (Ce sont
les bossus, les boiteux et les aveugles qui jouent). » Une note précise : « Il faut dans toute cette
scène que les déguisements soient imités des monstres de Bosch. Par exemple : 1° La Tentation de
saint Antoine : il y a un poisson-cheval sur un mulet, poisson à tête de vieille sirène et qui porte un
poupon emmailloté dans ses bras. 2° Le Jardin des délices (volet de droite) : le chapeau de
l’homme-cornemuse, un pélican en chemise et une vieille femme en forme d’œuf. Dans La
Tentation de saint Antoine, un homme à visage de renard, un extraordinaire boiteux avec une
béquille qui soutient sa jambe à angle droit, un visage qui a le nez en forme de clarinette. Ne pas
craindre l’imitation ; il faut au contraire que, dans le groupement des masques, on s’inspire – et que
cette inspiration soit visible en couleurs et en masses – du groupement des monstres dans le volet
droit du Jardin des délices. »1
Dans la bibliothèque du Paraïs, on trouve encore le Jérôme Bosch de Jacques Combe, paru aux
éditions Pierre Tisné en 1946, avec quelques illustrations en couleur. La jaquette ouvre encore le
livre à la page du Jardin des délices… Et Giono fait allusion à cet ouvrage dans une lettre à Édith
Berger, l’amie peintre dont il sera question plus loin : « Dis donc : si tu gagnes un peu de sous et
que tu vois un album de Jérôme Bosch par Jacques Combe, édition Tisné, paye-toi ça (ça vaut 950).
C’est une merveille ! J’en rugissais ! Quelles couleurs ! On n’en revient pas. »2
C’est dans les essais de Giono qu’on rencontre surtout cette veine d’inspiration. En effet, au
moment où il veut prouver, démontrer, convaincre le lecteur du bien-fondé de ses idées, Giono va
s’appuyer sur des tableaux qui vont lui faciliter la tâche et lui servir de « déclencheurs ». Mais les
passages unanimistes ne disparaissent pas pour autant, au contraire ils se développent encore
davantage (par exemple, dans Les Vraies Richesses, Le Poids du ciel, Triomphe de la vie3).
Dans son premier essai, Les Vraies Richesses (1936), Giono oppose, ce qui est évidemment assez
original et précurseur pour l’époque, les vraies valeurs et celles qui sont véhiculées par Paris,
symbole et représentation de toutes les misères humaines. Paris incarné sous la forme de monstres.
De monstres semblables à ceux de Bruegel ou de Bosch… Mais Giono ne mentionne jamais les
deux peintres qui l’ont pourtant inspiré ! Il s’agit d’une interprétation libre en quelque sorte… Un
extrait de cette longue évocation : « Loin, commence à hurler la terreur des monstres. Il y en a
d’éreintés, couchés sur la lande, haletants ; pendant que la forêt verte suinte de partout, montant de
tous les horizons, s’avance lentement, les cerne, s’approche, suinte comme l’eau d’un fleuve
débordé ; ils ferment leurs yeux rouges, éblouis par l’approche de leur mort. D’autres fuient,
s’abattent, se relèvent, retombent. D’autres s’apprêtent à combattre, mais hérissés de terreur. On ne
peut supporter la description de ces bêtes. » (Pl. VII, p. 239)
Dans son Journal, le 20 novembre 1935, Giono identifie pourtant clairement certaines de ses
sources picturales d’inspiration : « J’en suis au moment (fin du ch. IV) où faire son pain est devenu
l’occupation du village. Je voudrais, après que les femmes sont descendues du four avec le pas
ample qu’elles ont été obligées de prendre (elles portent des paniers pleins de pain sur la tête)
(obligation qui déjà nous met dans le monde visionnaire), je voudrais que commence la "Kermesse
paysanne" qui me portera jusqu’au palier d’où je vais m’élancer pour le rythme final du ch. IV.
(Forêt en marche (forêt saxonne), chasseurs noirs, biches noires, flèches noires, le cor qui sonne
pendant des mois et des mois ici et là, nous, de l’autre côté des monstres dont on ne peut pas
supporter la description : articles de journaux sur la famine et la sous-alimentation des écoliers en
Belgique, en Amérique, chômage, misère, destruction du blé, du café, du coton, du vin4, tout ça,
décrit à la façon des monstres de Jérôme Bosch et de Bruegel. Loups portant des piques sur la tête et
du feu dans les griffes. Poissons énormes vomissant des poissons se vomissant les uns les autres.
[…]) » (Pl. VIII, p. 77-8) Il insiste encore sur ses sources picturales le 5 décembre : « Neige. À
midi, le ciel se couvre de formidables nuages pareils à de beaux archanges dorés ouvrant leurs
1
Scénario inédit, transmis par Jacques Mény, p. 162 et 167.
Lettre citée par André Giraud, dans Présence de Jean Giono et d’Édith Berger à Lalley en Trièves, 1991, p. 19.
3
Pl. VII, p. 246 ; Pl. VII, p. 388-407, p. 428 et suivantes ; Pl. VII, p. 746.
4
On sait que Giono se montre, pendant ces années d’avant-guerre, très préoccupé par la situation politique mondiale.
2
larges ailes. Que va-t-il arriver ? J’ai mis ma forêt en marche. Commencé à décrire mes premiers
monstres. Ils ne sont pas assez Jérôme Bosch. » (Pl. VIII, p. 81) Mais aucun titre d’œuvre n’est cité
et nombreux sont sans doute les tableaux qui ont pu inspirer Giono pour imaginer ses monstres.
La situation apparaît très claire en ce qui concerne « les gros poissons qui mangent les petits », dans
Les Vraies Richesses toujours… « Le poisson se renverse sur le flanc. Il se met à vomir une chaîne
de poissons de plus en plus petits, se vomissant les uns les autres par des gueules dégoûtées. Tous
les habitants de la rive du fleuve s’avancent dans les chemins. Ils portent de grands couteaux épais
comme le troisième quartier de la lune. Ils poussent des brouettes, frappent des chevaux qui tirent
les chars. Ils commencent à dépecer le gros poisson ; ils creusent des tranchées de mines dans sa
chair. Ils l’attaquent à coups de leurs larges couteaux comme s’ils attaquaient une carrière de pierre
de taille. Ils emportent de grands lambeaux de chair. Ils chargent les brouettes et les chars. Ils disent
que ce poisson s’appelait l’abondance. Ils s’aperçoivent qu’il est comme tous les poissons : qu’il n’a
pas de lèvres, qu’il a le crâne imbécile, qu’il se reproduit sans plaisir par simple perte de semence
au milieu de l’eau. Sa chair n’a pas de goût. Elle fait devenir gras. Ils s’aperçoivent même qu’elle
ne nourrit pas. Ça n’est pas une abondance de nourriture, c’est une abondance de choses inutiles. »
(Pl. VIII, p. 241)
Giono décrit ici précisément un dessin de Bruegel datant de 1556, inspiré d’ailleurs de Bosch : Les
gros poissons mangent les petits.
Le dessin Les gros poissons mangent les petits (1556) se trouve à l’Albertina à Vienne. Vous
pouvez le voir sur le site internet du musée à l’adresse suivante : http://gallery.albertina.at (voir la
section arts graphiques, Pays-Bas, 15e-18e siècles).
Mireille Sacotte s’est livrée à une comparaison judicieuse du texte et du dessin. J’en cite quelques
passages : « Le dessin est intitulé Les gros poissons mangent les petits (Grandibus exigui sunt
pisces esca), et on y voit en effet d’énormes poissons qui tous en mangent d’autres, mais surtout un,
gigantesque, échoué sur le flanc au bord d’un estuaire. Celui-ci a bien l’œil très rond, le crâne
imbécile, l’absence de lèvres dont parle Giono. Certes tout n’est pas absolument exact dans la
description : ainsi on ne voit pas de paysans emportant sur des brouettes ou sur des chars tirés par
des chevaux des quartiers de la bête ; néanmoins les habitants du voisinage sont là sur des barques
ou à pied et ils ont entrepris de dépecer l’animal avec "de grands couteaux épais comme le troisième
quartier de la lune" (p. 241), si l’on veut. Surtout, un même esprit satirique, un même penchant pour
le grotesque, semblent animer le peintre et l’écrivain, et tous deux proposent une parabole avec un
sens moral. Dans le dessin la scène est commentée par un père qui montre la scène à son enfant – et
l’auteur de la gravure a, lui, ajouté un ecce bien significatif. Bruegel, comme il aime à le faire (voir
le tableau des Proverbes flamands), illustre un proverbe montrant que les riches se nourrissent du
sang et de la vie des autres et que toujours les petits sont dévorés par les plus gros, qui eux-mêmes
sont dévorés par plus gros qu’eux, jusqu’au plus gros qui pour finir est dépecé par les hommes.
Giono, lui, utilise le motif de façon allégorique puisqu’il fait du gros poisson le synonyme de
l’abondance insipide des biens de consommation autres que les richesses naturelles, mais aussi de
façon didactique, en développant le sujet plus que le peintre ne peut le faire – il insiste sur un mode
de reproduction étranger au plaisir, sur le goût fade et écœurant de cette chair – et en s’arrêtant sur
la signification de chacune des caractéristiques du poisson. La différence essentielle vient de ce que
Bruegel décrit un état de fait social, politique, économique : les poissons s’avalent les uns les
autres ; tandis que Giono annonce ce qu’il adviendra du système quand le poisson-abondance aura
perdu son prestige : les poissons se vomissent les uns les autres. »1 Si j’ai cité si longuement cette
analyse, c’est qu’elle ouvre une nouvelle piste. En effet, ailleurs Giono jalouse le peintre ; ici
l’écriture lui permet d’aller plus loin que lui… et d’utiliser le dessin, de le détourner quelque peu,
au service de sa thèse : la condamnation des valeurs matérialistes.
Au moment où paraît Les Vraies Richesses, Giono note dans son Journal, le 20 novembre 1936 :
« Passé de longues heures hier après dîner sur le Bruegel, avec la loupe, pour suivre toute une danse
1
Notice Les Vraies Richesses, Pl. VII, p. 973.
macabre, le Triomphe de la mort./Reçu le livre de Gide1 et lu. Ce qu’il reproche est très grave mais
on sent qu’il a autre chose à reprocher qu’il n’ose pas reprocher. (…)/Le Triomphe de la Mort est
presque là, déjà en train de débonder son armée de squelettes (horrible détail, comme disent les
journaux, ce tableau de Bruegel est à Madrid !). » (Pl. VIII, p. 156) Giono garde donc en tête les
toiles de Bruegel qui alimentent non seulement sa création littéraire mais aussi ses réflexions sur
l’actualité politique et sur ce qui se passe dans le monde : la guerre couve et il va essayer de s’y
opposer de toutes ses forces. Au Triomphe de la mort de Bruegel, il opposera Triomphe de la vie,
essai écrit et publié en 1941.
Le Triomphe de la mort se trouve au musée du Prado à Madrid. Vous pouvez le voir par exemple
sur l’excellent site http://cineclubdecaen.com/peinture (voir la section : peintres-tableaux).
Travaillant comme à son habitude sur reproductions, il semble bien que Giono ait pourtant vu le
tableau plus tard, lors d’un voyage en Espagne, en avril 19592.
Il évoque très longuement ce tableau foisonnant – on ne peut tout citer – s’attardant avec une grande
précision sur les détails. On entend même les sons que la peinture lui suggère :
« Oui, quoi faire si le sens de la mort vous saisit ? Sinon sauter sur ses pieds, tirer son épée à côté de
la table où s’est répandu le jeu de cartes qu’on tripotait. Par terre sont tombés le baquet aux jambons
et la boîte de jacquet et des cliquètements qu’on entend un peu de partout viennent de quoi ?
De la guitare, des pions, des pièces du jeu d’échecs ? On dirait des entrechoquements d’os. Écouter
haletant !
Et comme, quand on écoute en retenant son souffle, on regarde lentement de tous côtés, voir
soudain une femme au hennin blond, aux tendres yeux, saisie par des doigts de squelette, saisie aux
hanches, autour de sa taille, sur son doux ventre par deux mains d’os ; et, muette, elle se renverse
blanche comme de l’herbe glacée. Et, tout de suite, comme par une volte qu’on fait quelquefois, par
exemple dans une polka de famille, à côté d’elle surgit la mort. C’est le squelette. Il est beau : pas
de ventre, un os, pas de cœur, un os, pas de tête, un os. »3
On vient d’entrer dans le tableau avant même qu’il ne soit nommé : « Ce qu’il y a d’admirable dans
ce Triomphe de la mort de Bruegel, c’est qu’étant de la peinture, tous les gestes sont arrêtés.
L’homme a tiré à demi son épée du fourreau ; jamais elle n’en sortira ; la peur enflamme ses
cheveux ; ils ne s’éteindront plus. Il est béant ; il ne fermera plus sa bouche. L’horreur qui est
devant lui n’est pas une horreur qui passe, c’est une horreur qui dure. » Pérennité du tableau, qui
fige une fois pour toutes le réel…
« Je me souviens parfaitement de ce Bruegel : c’est vraiment le triomphe de la mort, un tel triomphe
qu’à côté de la fanfare des trompettes sur l’autre bord du tableau par rapport à l’homme effaré qui
essaie vainement de sortir son épée du fourreau, un squelette est assis dans l’attitude d’un homme
qui pense. Il a allongé négligemment sa jambe droite, replié sa jambe gauche, puis son coude sur
son genou, appuyé son crâne dans sa main d’os. Il se repose et il réfléchit. La mort même est
fatiguée ; la mort même est obligée de se demander ce qu’elle va faire maintenant. (…)
Ce squelette paisiblement assis et réfléchissant avec son crâne vide est plus terrible que tout le
massacre. Il construit les temps qui vont suivre. (…) C’est maintenant que le devenir des choses ne
retourne jamais plus en arrière ; il va marcher en avant en ligne imperceptiblement droite.
Si le progrès est une marche en avant4, le progrès est le triomphe de la mort. (…) »
(Pl. VII, p. 685-8)
1
Retour de l’URSS.
Pierre Citron, op. cit., p. 519.
3
Violaine de Montmollin, dans la Pléiade, relève des erreurs mineures de lecture du tableau par Giono, erreurs dues
selon elle à la mauvaise qualité de la reproduction utilisée. Guy Riegert, déjà cité, en repère d’autres, mais pour lui il
s’agit toujours d’erreurs volontaires, destinées à soutenir la thèse de Giono. Les deux thèses se complètent sans doute.
4
Violaine de Montmollin (Pl. VII, p. 1242) fait état d’un carnet de préparation de Giono où il affirme que le tableau de
Bruegel s’appelait en réalité « la marche en avant ». C’est peu probable, mais ça l’arrange, en tout cas.
2
Giono a repéré un détail minuscule, presque invisible à l’œil nu mais qui existe bel et bien, et qui lui
sert à préciser sa thèse : le progrès est synonyme de mort. Le progrès, en effet, c’est « le
déferlement de la mécanique, de l’abstraction, de l’intellectualisme abstrait, c’est-à-dire de cette
civilisation moderne qu’il déteste », comme l’a dit Jacques Chabot1. Giono, comme il le fera
souvent, s’appuie donc sur le tableau pour aller plus loin, mais c’est ici dans des pages à mon sens
assez fumeuses et indigestes…
Ouvrons une petite parenthèse pour évoquer les danses macabres. Le Triomphe de la mort n’est pas
une danse macabre, c’est sûr, mais se rattache à cette thématique. Giono décrira en tout trois danses
macabres, pas nécessairement picturales d’ailleurs. La plus longue figure dans Triomphe de la vie et
Giono la développe à l’appui de sa thèse. Il affirme : « Le souci des temps d’autrefois s’est souvent
préoccupé de cette disparition des valeurs premières. Il se la représentait sous la forme d’une danse
macabre. » « Les temps anciens qui inventaient les danses macabres se trompaient. Ce n’est pas
l’inquiétude qui décharne, c’est la raison, et la certitude qu’elle donne. Le squelette n’est pas le
symbole de la chute des hommes rebelles2, c’est celui de l’ascension des hommes puissants. [etc.] »
Entre ces deux affirmations, une longue danse macabre à la façon dont Bruegel aurait pu la
montrer : « Les mains des hommes étaient à l’abandon, molles et vides. Les instruments de
musique, les outils, les rênes des chevaux, les plumes, les livres, les manches de la charrue, le
semoir, le sabre, l’eau bénite, la corde de la cloche, l’ostensoir, la trompette : tout était tenu par des
phalanges fermées sur des métacarpes. L’os de sel des phalangettes grattait les guitares ; les
maxillaires écrasaient le cuivre des cors de chasse ; épaules de chevalier contre omoplates ; épaules
de laboureur contre omoplates ; épaules de prêtre contre omoplates ; hanches de femme contre
iliaque ; taille enlacée de cubitus, métacarpes plaqués aux fesses ; l’humanité sautait en cadence
sèche avec les squelettes. Parfois, quelque princesse coupée de terre comme une gerbe, renversée
dans l’angle d’un cubitus et d’un humérus, fanée comme du foin, la tête flétrie, commençait à
pourrir en pleine danse sous le rire sans limite de son cavalier d’os. [etc.] » « Les squelettes avec
lesquels nous marchons bras dessus bras dessous à la conquête des hauteurs ont perdu leur
apparence humaine ; ils n’ont plus gardé que le sel. Aussi bien leur puissance est-elle devenue
vraiment divine. Nous en avons qui jouent de la musique, mais au lieu de frotter de la guitare dans
un jardin, elles se font entendre de Sydney à Moscou. Nous en avons qui dament la terre, mais au
lieu d’être le bruit d’un calcanéum qui touche l’herbe, c’est l’abattement de milliers de tonnes qui
fait chaque fois trembler six kilomètres de tour. Nous en avons qui creusent la terre, mais au lieu
d’être la phalange qui gratte un coin du jardin pour y enfouir les bijoux de la princesse, l’aumônière
du pontife ou l’épée du chevalier, ce sont des bennes avec des ongles de deux mètres qui arrachent
d’un seul coup quatre mille kilos de terre, les soulèvent sur des grues, les emportent sur des ponts
roulants, vont les déverser au bout d’un geste de plusieurs centaines de mètres de déploiement. »
(Pl. VII, p. 724-7)3
Giono avait déjà décrit une courte danse macabre en 1936, dans la préface au Bon Assassin d’Anton
Coolen : « Il a écrit l’histoire d’Alphonse de Wilhelmine le boulanger. Depuis la deuxième ligne du
livre où l’on trouve le nom du personnage, jusqu’à sa mort, il est à côté de vous, il ne vous lâche
plus ; comme ces squelettes des danses macabres qui virevoltent dans les jupes des femmes et des
filles, se pincent la rotule au milieu des passes de gavottes les plus énamourées, se frisent la
mâchoire derrière le cavalier qui frise sa moustache, l’imitant jusqu’à chercher d’une main de mort
la poignée d’une épée fantôme passée dans le trou de leur os iliaque ; se penchant au-dessus du
philosophe qui étudie, se renversant en arrière toujours avec le même rire sur le crâne, mais se
1
Dans son intervention lors du colloque de Toulouse de mars 2008. Voir l’enregistrement vidéo sur canal-U.
Voir plus loin La Chute des anges rebelles.
3
La note de Violaine de Montmollin est intéressante : « Dans Le Triomphe de la mort, l’aumônière du pontife (ou
simplement de l’ecclésiastique) qui s’écroule, ceinturé par un squelette, est très visible devant lui ; de même l’épée dans
la main du chevalier qui dégaine ; il est plus difficile d’identifier une princesse en regardant, derrière lui, la dame encore
en galante compagnie, dont le cou est paré de colliers d’or. "La phalange qui gratte un coin du jardin pour y enfouir ses
trésors" : l’imagination de Giono travaille sur les données de Bruegel. » Comme souvent, en effet… (Pl. VII, p. 727,
note 2)
2
frappant la cage thoracique à coups de poing ; ce double amer et bouffon qui sème du sel dans
l’intervalle de la comédie des hommes. »1
Il y revient encore en 1959, dans un texte intitulé Sur des oliviers morts (II) et qui ouvre la réflexion
à partir d’une catastrophe naturelle :
« Ce que les poètes avaient fait du chevalier, de la dame, du moine, du roi, du pape, de l’empereur
du Moyen Âge dans les danses macabres, le gel l’avait fait avec les arbres, et surtout avec les arbres
éternels, sur lesquels les saisons passaient sans marquer. (…) Comme le pape enfin dépouillé de ses
turpitudes, réduit à une cage d’os où seul le vent peut siffler, comme le chevalier bouilli dans le
dernier combat jusqu’à n’être plus qu’osselets, comme la femme devenue simple agencement de
leviers très mathématiques, les squelettes d’arbres nous contraignaient à l’enquête toujours retardée
sur la réalité et sur l’aspect du monde. (…)
(…) Alors qu’au Moyen Âge la danse macabre était la fin de toute vanité, les huit cent mille
squelettes des oliviers de Provence morts de gel installaient une vanité nouvelle à partir de laquelle
le monde pouvait se reconstruire à reculons. Un décharnement qui laissait l’esprit nu, libre et léger,
et, comme dans les anciennes danses macabres, on voyait le squelette du pape, de l’empereur, du
chevalier ou de la dame esquisser un pas de polka, et même "jeter la jambe en l’air", ici c’était
l’esprit qui se dévergondait, changeait de morale, faisait des découvertes dans l’espace (comme il y
a une géométrie dans l’espace). »2 Fermons la parenthèse.
Le Triomphe de la mort n’est pas le seul Bruegel à être utilisé dans Triomphe de la vie : La Chute
des anges rebelles, très proche de l’inspiration de Bosch, y joue un rôle également.
Bruegel, La Chute des anges rebelles (1562) © Musées royaux des Beaux-Arts, Bruxelles
Dès le tout début du livre, Giono observe sans indulgence les clients « éteints » d’un café de
Marseille : « Ce n’est plus un saint qu’il faudrait ici : c’est toute une armée de saints. Encore
devrait-elle être équipée à la moderne. Je pense aux archanges de la chute des rebelles de Bruegel.
1
De Monluc à la « Série Noire », Les Cahiers de la NRF, Gallimard, 1998, p. 109-110.
Provence, op. cit., p. 307-9. Le texte figure aussi en ouverture du numéro de la revue Obliques consacré à Giono en
1992.
2
Les armures en élytres d’empuse, les épées en feuilles d’iris, les flèches de flammes de saint Michel
et de saint Georges ne pourraient ici servir de rien, elles s’embouseraient tout de suite dans un coton
sans autre caractère que fluant, gluant et amortissant. » (Pl. VII, p. 660)
Violaine de Montmollin a, en note1, observé le tableau. Son analyse montre bien que ce qui importe
à Giono, encore une fois, c’est l’idée, plus que la lettre. La référence au tableau se retrouvera encore
dans la suite de l’ouvrage, de manière allusive : « (…) je sais personnellement ce que c’est que les
jurons de Médé, tant dans le genre affectueux que dans le genre tragique. Ce sont des convulsions
de la nature auxquelles il m’a été donné d’assister. C’est à proprement parler une ascension d’anges
rebelles (…). » (Pl. VII, p. 738)
En 1939 déjà, alors qu’il réfléchit au texte, méconnu mais très intéressant parce que constituant une
synthèse de ses préoccupations, « Promenade de la mort » (en fait la première partie d’un roman
inachevé, « Chute de Constantinople »), texte qui paraîtra dans L’Eau vive en 1943, Giono songe à
ce tableau : « Description de la forêt de la nuit. Charrois d’hommes./2 Les postes de T.S.F. (les
masques tragiques bouches ouvertes, les bruits humains. Chœurs d’hommes. Évocation des armées.
Discours. Chorals mélangés. Menaces.)/3 Désespoir. Les hommes sortent dans les frondaisons de la
nuit./4 Le bestiaire des saints./5 Les anges debout ou l’ange debout. Non, d’innombrables anges (La
Chute des anges rebelles – Bruegel). Les couleurs dans la nuit. »2
On est en 1939, et cette date n’est pas indifférente. Dans « Promenade de la mort », les anges
deviennent des oiseaux, et les oiseaux, des avions de combat : « La guerre qui allait se déclarer, tout
le monde la voyait, pendant cette première nuit, comme un immense lâcher d’oiseaux. On aurait
beaucoup surpris le Joseph si on lui avait parlé d’oiseaux enchantés, d’anges carbonisés, raidis ailes
ouvertes, s’écroulant de la hauteur du ciel (…). Tout le monde savait que les avions font plus de
cinq cents kilomètres à l’heure. Il y en avait des nids partout dans toute l’Europe. On ne pouvait
passer sur aucune route sans finir par longer une de ces aires chauves d’où les oiseaux aux ailes
raides pouvaient prendre brusquement leur vol, monter, tourner, s’attendre, s’amasser comme des
hirondelles et partir en bandes vers les proies. Ils pouvaient écraser les villes et les campagnes sous
du feu. Ils pouvaient empoisonner tout l’air avec des vapeurs qui rongeaient les yeux et déchiraient
les poumons. (…) Il y avait même quelque chose de plus magique encore, dans ce qu’en 1939 et les
années qui précédèrent on appela les gaz asphyxiants et cela venait également des oiseaux : il
suffisait qu’un de ces oiseaux s’en aille seul, dans la nuit, dans le désert des étoiles. Il faisait sa
ronde. On se taisait sur la terre éteinte. On l’entendait tourner là-haut, puis partir. Mais le danger
n’était pas passé. C’était au contraire à ce moment-là que le plus étrange des enchantements
apparaissait. Il y avait des gaz invisibles et qui ne sentaient absolument rien et l’oiseau qui avait
semblé seulement faire une ronde au-dessus des forêts ténébreuses les avait silencieusement lâchés.
Ils tombaient lentement comme de longs fantômes translucides. » (Pl. III, p. 294-5) Et voilà donc
comment, partant d’une allusion fugitive à un tableau dans un carnet de travail, Giono en arrive à
développer une image qui exprime de manière efficace et percutante son horreur de la guerre.
On retrouve cette même image dans la pièce de théâtre Le Voyage en calèche (1946) : « La
baïonnette du plus simple soldat creuse des abîmes plus profonds que la chute des anges, et tout le
monde découvre soudain cette très vieille volupté : le vertige. »3 Et encore dans un carnet de travail
de Fragments d’un paradis (dicté en 1944, publié en 1948) : « Le capitaine se fait conduire le
lendemain sur le lieu de sonde. L’abîme. Le présage. L’arrivée des cachalots. Mais ce sont d’abord
les oiseaux qui arrivent. La Chute des anges de Bruegel. »4 (Giono songeait aussi dans ce même
1
« On ne distingue ni "flèches de flammes" ni d’"épées en feuilles d’iris" : cette dernière image a pu être suggérée à
Giono par l’extrémité de la lance que brandit l’archange, qui est superposée aux plumes déployées d’une aile d’ange.
(…) De plus, il ne s’agit évidemment pas d’une "armée de saints", mais de créatures exclusivement célestes. Les saints
sont des hommes (même si l’usage a fait de l’archange Michel "saint" Michel). (…) Saint Georges ne figure pas dans la
scène (…). Giono confond souvent le saint et l’archange (…). Il a quelque excuse : le dragon est l’adversaire de l’un et
de l’autre et le saint Michel de Bruegel a un bouclier rond qui est souvent prêté à saint Georges. Mais le second est
presque toujours représenté à cheval, le premier jamais. » (Pl. VII, p. 660, note 2)
2
Carnet I, f° 7, v°. Dans la notice de L’Eau vive, Pl. III, p. 1171. Voir aussi Pl. VII, p. 1233.
3
Le Voyage en calèche, Éditions du Rocher, Monaco, 1946, p. 85.
4
Carnet cité dans la notice d’Henri Godard pour Fragments d’un paradis, Pl. III, p. 1543, p. 1547.
carnet à Bosch et Goya pour évoquer les anges de l’enfer.) « La Chute des anges » enfin est le titre
d’un poème de Giono, un des éléments de Fragments d’un déluge (1947). L’image l’a donc
poursuivi avec insistance pendant cette période de la guerre et de l’immédiat après-guerre. Image
que Pierre Citron interprète ainsi : « C’est une chute des anges existant en elle-même, sans que
jamais il soit question du Dieu qui l’aurait provoquée, ni du châtiment qu’elle constituerait. Sa
valeur est esthétique et symbolique (symbolique entre autres de la chute de l’humanité dans la
double barbarie de la guerre et de la civilisation industrielle) ; elle n’est jamais religieuse. »1
Certaines autres références à des tableaux de Bruegel ont cependant nettement moins de poids, et on
se demande parfois si elles ont une autre utilité que le plaisir un peu gratuit de citer le peintre…
Elles ne sont alors utilisées qu’une fois, ce qui montre aussi la bonne connaissance que Giono a des
œuvres du peintre. C’est étrangement le cas dans certaines des nombreuses préfaces (ou postfaces)
que Giono a rédigées, « pour le plaisir » souvent, ou souvent pour « faire plaisir » à une relation ou
à un ami…
Par exemple, en 1953, pour un livre d’Albert Detaille, La Provence merveilleuse, Des légendes
chrétiennes aux santons, préface reprise sous le titre « Les santons » dans le recueil Provence : « Il
n’y a pas que les santons. Il y a la composition du paysage. Ce n’est jamais un paysage de Judée.
C’est toujours celui qui nous est familier (…) Allauch, le Mont d’Or, le bois de Boulogne (ou la
forêt de Fontainebleau, ou cette transparente forêt de bouleaux nus, près d’un étang glacé, dans
laquelle Bruegel place son Massacre des innocents) sont installés sur le dessus de la commode
familière, sur une étagère de crédence, sur le buffet débarrassé de ses bibelots. »2
Ou, en 1962, dans la postface au Journal de voyage en Italie de Montaigne, publié aux Éditions
Mazenod : « Au lieu de continuer à s’appuyer les uns sur les autres comme les aveugles de Bruegel,
les hommes mettent en marche leur propre moteur de fierté, d’ironie, de raillerie, d’esprit critique,
de curiosité et de courage. »3 Les aveugles se retrouvent aussi, toujours dans les années 60, dans le
scénario de Platero : « D’autres sont déguisés en bossus, boiteux ; il y a également les quatre
aveugles de Bruegel qui se tiennent par l’épaule (ceux-là ont des masques qui exagèrent leurs yeux
blancs). »4
La Tour de Babel ne joue pas non plus un rôle essentiel, dans la préface cette fois de Platero (le
roman de Juan Ramón Jiménez), écrite en 1964 : « J’étais intrigué par une sorte de tour d’une
centaine de pas de circonférence, d’une quinzaine de mètres de haut, le long de laquelle montait en
spirale un plan incliné ; elle paraissait inachevée ; une sorte de réduction de la Tour de Babel de
Bruegel. Mon factotum m’engagea à le suivre sur le plan incliné. Il avait les yeux pleins de larmes.
Il s’accroupit à cinq ou six mètres de hauteur devant une plaque de marbre. Il s’agissait d’une enfant
morte à quatre ans, l’année d’avant. Notre sabir nous permettait maintenant d’aller assez loin dans
la conversation ; le garde champêtre me fit comprendre qu’il s’agissait de sa petite fille. Du bout des
doigts, il prenait des baisers sur ses lèvres et il les déposait sur le marbre. L’ascension de cette Babel
est très dangereuse. Il n’y a pas de garde-fou. De loin elle ressemble à un saint-honoré. »5
Il est arrivé aussi que Giono reconnaisse « du Bruegel » chez d’autres écrivains…
Dans un premier cas, c’est une lettre de Louis Brun, des éditions Grasset, qui l’a mis sur la voie,
lettre du 17 octobre 1935 conservée dans son Journal : « J’ai dans les mains un bouquin épatant
d’un auteur hollandais – cela à soi seul est une rareté. On dirait un Bruegel littéraire. (…) Ce livre,
c’est Le Bon Assassin par Antoon Coolen. La traduction en est aussi excellente que le texte
intéressant. (…) C’est quelque chose de très direct, de très humain. Je crois qu’il t’émouvra. »6
Louis Brun demande à Giono de rédiger une préface à cet ouvrage. Celui-ci accepte : il travaille à
ce moment aux Vraies Richesses et est toujours très intéressé par Bruegel. Le volume est publié en
1
Pierre Citron, op. cit., p. 370.
Provence, op. cit., p. 290.
3
De Monluc à la « Série Noire », op. cit., p. 43.
4
Scénario inédit, transmis par Jacques Mény, p. 162.
5
De Monluc à la « Série Noire », op. cit., p. 202. Voir aussi Pl. VIII, p. 882.
6
Pl. VIII, p. 64.
2
1936. Giono y reprend l’idée de Brun : « Coolen fait naturellement penser aux Bruegel. Il a la
même expérience du Nord. Tout se détermine chez l’un comme chez l’autre. Et si nous avons
besoin d’une indication plus secrète pour être sûrs de leur fraternité, nous voyons qu’ils ont le
même lyrisme révolutionnaire. La matière qu’ils travaillent, la façon de tenir l’outil, l’œuvre finale,
rien ne se conforme aux usages établis. En présence du travail qu’ils ont exécuté, on pense tout de
suite à leur âme. On la voit qui fait vraiment un travail d’âme, c’est-à-dire de mineur au fond de la
mine, piochant vers les trésors, dans des éboulements de terribles richesses, découvreur des raisons
profondes, toujours menacé, toujours blessé, toujours vivant. »1
Analysant longuement le style de Coolen, Giono donne le sentiment que c’est son propre style qu’il
analyse. Le paysage n’est évidemment pas le même chez les deux écrivains, mais, pour le reste, le
ton et l’atmosphère sont très proches, depuis les phrases courtes jusqu’à la vision unanimiste du
monde : « Il fait maintenant venir les saisons une à une. Elles se mélangent au drame avec leurs
fleurs, leurs arbres, leurs oiseaux. Il apporte dans sa courte phrase pleine de retentissement à la fois
les gloires de la terre et la bonté de son cœur. Et soudain apparaît un magnifique printemps. Il est à
la page 95 du manuscrit. Alors, j’ai respiré l’odeur du sureau, je me suis souvenu des champs de lin
que j’avais vus en Flandre, de l’énorme ciel qui entourait les fermes et faisait courir au-dessus des
champs minces comme un trait de plume, un entassement magique de nuages et de vent. J’entendais
sonner la clochette de bronze des chevaux. Je me sentais repris de ce féroce besoin de joie que
donne le brasillement des peupliers nouveaux. Les phrases courtes ne me lâchaient plus. Toutes
portaient un fardeau vivant : l’homme, l’oiseau, la maison, la servante, l’auberge, le charretier, le
bûcheron, le pot de bière, le banc de bois, le fagot, la marmite, les saucisses, les bennes de lait,
l’énorme derrière des femmes qui bêchent les lentilles, l’homme qui passe sur la digue, l’homme
qui porte une oie par les ailes, l’homme qui boit, l’homme qui pisse, l’homme qui crie, la femme
qui court, la femme qui attend, plantée d’aplomb sur ses grosses jambes, le village qui fume comme
un vieux foyer de cendres grises, derrière les minces fûts tigrés et parallèles des bouleaux à peine
pelucheux, pendant que trois chemins s’en vont et flottent comme des banderoles, un dans la plaine,
un dans la forêt, un dans la montagne portant des caravanes muletières sous le triangle noir des
canards sauvages en route vers la Suède. Cette petite phrase courte qui fait soudain vivre un Bruegel
de printemps. »2
Le deuxième auteur chez qui Giono reconnaît du Bruegel est sans doute plus surprenant, c’est
Machiavel, qu’on retrouvera dans le chapitre suivant consacré aux Italiens. Giono explique avoir
une intuition qui va à l’encontre des opinions reçues. Dans son « Introduction aux Œuvres
complètes de Machiavel », publiée en 1952 dans la Bibliothèque de la Pléiade, il démontre que
Machiavel est peut-être insensible sur le plan esthétique, mais qu’il ne l’est certainement pas sur le
plan éthique. « Souvent, à propos d’une révolte, d’une conjuration, d’une bataille, d’une barricade,
d’une cavalerie qui peine à s’enlever en terrain lourd (et l’on imagine tout de suite les cavaliers de
Paolo Uccello, ou de Piero della Francesca), Machiavel dit : "La nuit, la pluie, la boue, le marécage,
le vent, le bosquet, le pont, la colline, le soleil, la plaine" ; comme si le visage du pays lui sautait
aux yeux par lambeaux, à travers l’histoire et la politique. Il faudrait vraiment un jour écrire sur cet
admirable tempo de toute l’œuvre de Machiavel (…) où s’organisent de façon quasi symphonique et
moderne l’écho des rues, le bourdonnement des maisons, le cri des ateliers et la rumeur marine du
vent dans les feuillages de cette terre serrée entre Tyrrhénienne et Adriatique. »3 Comme pour
Antoon Coolen, on croirait ici entendre Giono parler de son propre « tempo » à lui, semblant
considérer que Machiavel atteint dans ses écrits, comme il voulait le faire lui aussi4, la symphonie
« bruegelienne » où tous les éléments entrent en harmonie.
1
De Monluc à la « Série Noire », op. cit., p. 108.
Ibid., p. 121-2.
3
De Homère à Machiavel, op. cit., p. 187 .
4
Pour les points communs entre Giono et Machiavel, voir Pierre Citron, op. cit., p. 454.
2
Chapitre II : les Italiens
Lors des Rencontres Giono 2016, j'ai donné, avec Gérard Amaudric et la participation de Mireille
Dubois-Chevalier, une « conférence en images » intitulée « Le voyage de Giono en peinture
italienne ». Ce texte sera publié au printemps 2017 dans la Revue Giono 10.
Giono est d’abord sensible aux gens et à la réalité des choses. En voyage en Italie, ce ne sont pas les
œuvres d’art qui lui importent en premier : « Rien ne m’empêche (…) de goûter à l’humanité de la
petite route italienne quand elle ne va pas vers des sculptures, des architectures et des peintures. »
(Pl. VIII, p. 627) Et si, toujours à l’occasion de ce voyage, il songe à un après-midi passé au musée
à Édimbourg, c’est la personne représentée sur le tableau qu’il retient, comme il le ferait d’un être
humain rencontré : « Je me souviens d’un après-midi à Édimbourg. J’étais entré dans un musée
quelconque en attendant Aline qui visitait la maison de Burns. Je voulais surtout m’asseoir. Il n’y
avait que de vastes salles absolument désertes tapissées de portraits de personnages historiques. À
de rares exceptions près, c’étaient des peintures très médiocres. Il y avait des Bonnie Prince Charlie
et des Flora Mac Donald tant qu’on voulait ; mais dans un cadre doré épais comme un collier de
cheval de brasseur le petit visage aigu d’une jeune fille en train de sourire. Ce sourire a, par la suite,
enchanté pour moi, et pour moi seul, toute l’Écosse. Je l’ai vu partout, et il changeait tout. »
(Pl. VIII, p. 623)
Il n’a d’ailleurs peut-être même pas vraiment besoin de l’art…
« Je me promenais sur les pavés qui longent la rangée de façades devant la Loggia Amulia. J’avoue
que, si j’habitais Padoue, ce serait ici mon lieu de prédilection. Tout y a du caractère. À chaque
instant, ma rêverie était poussée vers de petits délices personnels. J’ai déjà éprouvé ce sentiment
très voluptueux à Brescia. Voilà encore ce qui me fait dire que je n’ai pas besoin, à toute force,
d’art. J’ai été des milliers de fois heureux dans ma vie ; pour l’être encore et de façon nouvelle
(puisque depuis j’ai changé) il me suffit de retrouver l’harmonie qui a déjà provoqué une fois le
bonheur. La plus belle architecture, la plus belle peinture, la plus belle musique, la plus belle poésie
peut m’y aider, bien entendu, mais elle peut aussi être impuissante à le faire et même me gêner.
Mon bonheur n’est pas automatiquement créé par la beauté. (…) J’aime le beau et évidemment c’est
de ce côté-là que je cherche, mais je dois reconnaître que le laid et, plus terriblement encore, le
vulgaire, réussit parfois où le beau a échoué.
Je ne crois pas être seul dans ce cas et, bien naïf est celui qui voudrait me faire croire le contraire.
La vie n’est pas en marbre de Carrare. Il n’y a rien d’extraordinaire sur le Prato della Valle, sauf
pour moi aujourd’hui, à cinq heures du soir, une lumière et un air, des bruits, des couleurs, des
formes qui me comblent d’un bonheur que je suis seul à pouvoir goûter. Pourquoi ne pas le dire ? »
(Pl. VIII, p. 624)
Il est sensible aux atmosphères plus qu’à la théorie érudite. Ce qui lui plaît, c’est de reconnaître des
tableaux, dans des visages par exemple, ou dans des paysages. Comme déjà dans Virgile : « Et,
chaque fois, on sortait de la voiture ces dames d'Antonaves pâmées et vertes (avec cependant on ne
sait quelle crispation d’extase dans les traits – j’avais remarqué que Mme Gaëtane avait à ce
moment-là le visage de la Sainte Eulalie peinte martyre à l’église Saint-Sauveur 1, au moment où
elle porte ses seins fumants sur un plateau). » (Pl. III, p. 1032)
Dans Voyage en Italie (1953), il rappelle qu’une de ses filles, « Aline, grave et fine, usait de son
visage italien pour faire ses amitiés d’enfant avec les oiseaux du verger (aussi avec les fourmis et
les scarabées cétoines). » (Pl. VIII, p. 539)
Et plus loin : « Depuis que nous sommes en Italie nous n’avons pas encore vu de peinture : à l’huile
ou à la fresque, veux-je dire. Les paysages ont été successivement de Poussin, de Giambellino, de
1
De Manosque, sans aucun doute.
Giorgione1, de Conegliano2, de Bellini3, et même de Giotto, et même de Tiepolo, avec Angelica e
Medoro nella capanna dei pastori4. Nous avons vu déambuler des Raphaël5 (pas de Michel-Ange),
des Raphaël qui avaient adopté à la fois le tailleur strict et le chapeau surréaliste ; les villages nous
ont montré leurs coqs et leurs natures mortes de Crivelli. » (Pl. VIII, p. 581) Ou encore : « Les gens
entrent et sortent constamment6, mais n’ont pas l’air de venir dans des intentions formelles mais de
faire une petite visite en passant. C’est de plain-pied avec l’esprit de la rue. J’étais en train de me
livrer à une sorte de mea-culpa et de reprendre, pour ainsi dire, du poil de la bête, quand j’ai porté
mon attention sur les visages qui m’entouraient. Ils étaient tous du plus pur Quattrocento. »
(Pl. VIII, p. 652)
Dans la postface qu’il a rédigée en 1962 pour un autre Journal de voyage en Italie, celui de
Montaigne, ses réflexions vont dans le même sens. « Après Meunier de Querlon, tous ceux qui
s’occupent du Journal de voyage s’étonnent du fait que Montaigne ne parle jamais (non pas des
œuvres d’art) de la peinture. Pour nous, 1580, c’est l’époque de Michel-Ange, de Raphaël, de Jules
Romain7, du Corrège8, du Titien9, de Véronèse10, du Tintoret11. Avec notre esprit habitué du musée et
des expositions nous sommes surpris que Montaigne n’ait pas couru voir ces peintures fraîches.
Nous oublions que ces peintures fraîches n’étaient pas exposées ; certaines faisaient partie de
l’architecture de palais qu’on ne visitait pas parce qu’ils étaient à cette époque des maisons
particulières habitées ; d’autres étaient dispersées dans des couvents fermés ou des églises, c’est-àdire cachées dans des coins d’ombres, sous des voûtes noires et dans des lieux où l’on allait non pas
pour regarder, mais pour baisser le front. Nous entrons le nez en l’air à Santa Croce, à San Giorgio
degli Schiavoni, à la Sixtine, nous prenons nos tickets à l’Academia, au Palazzo Pitti ; en 1580, il
n’y avait pas d’Academia et le Palazzo Pitti était à l’usage personnel de M. Pitti ou consorts. On
n’entrait nulle part comme dans un moulin. Il était très difficile de voir de la peinture ; elle n’était
pas accrochée à la portée du regard de voyageurs ordinaires. Joachim du Bellay non plus ne parle
pas de Michel-Ange ; Machiavel non plus et cependant c’était un homme du pays ; il ne parle de
Michel-Ange que comme d’un entrepreneur de fortifications. Au surplus, en 1580, la peinture
n’avait pas l’importance qu’elle a prise à notre époque. Elle n’a pris cette importance que depuis les
philosophes. (…) Toute proportion gardée, on ne peut pas plus s’étonner du silence de Montaigne
sur la peinture qu’on ne s’étonnerait de nos jours du silence d’un voyageur de qualité, qui, allant à
1
Giorgione (1477-1510) n’est cité qu’ici. Il est pourtant souvent repris parmi les peintres que Giono appréciait.
Conegliano (1459-1517) n’est cité que cette unique fois.
3
Bellini est seulement cité ici. Il s’agit en fait d’une famille de peintres : Jacopo (1400 ?-1470 ?), Gentile (1431 ?-1507)
et Giovanni (1433 ?-1516) dit Giambellino. Dans sa notice, Violaine de Montmollin relève une certaine imprécision de
la part de Giono : « On soupçonne à lire telle énumération, qu’avant de quitter Manosque il a rafraîchi sa mémoire dans
quelque livre sur la peinture italienne. Cette liste montre en lui un passionné peut-être, mais pas un connaisseur au sens
traditionnel. Sinon, placerait-il Giambellino à côté de Bellini ? S’il veut parler de Jacopo ou de Gentile Bellini, pourquoi
ne pas le dire ? Il laisse penser qu’il ignore que le plus grand des Bellini, Giovanni, était souvent appelé Giambellino.
Peu lui importe. Ce qu’il aime, c’est retrouver, dans la réalité des paysages, des villes et des êtres, les peintres et les
dessinateurs dont il connaît les reproductions (…). » (Pl. VIII, p. 1342)
4
Tiepolo, peintre du XVIIIe siècle, n’est cité qu’ici et dans Le Déserteur, on le verra dans un chapitre suivant. Le
tableau en question est Angélique et Médor dans la cabane des bergers : une des trois fresques illustrant le Roland
furieux de L’Arioste, peintes par Tiepolo à la villa Valmarana, près de Vicence. (Pl. VIII, p. 581, note 2)
5
Raphaël (1483-1520) est simplement cité, avec d’autres, à partir de Noé (Pl. III, p. 746) : dans Voyage en Italie (Pl.
VIII, p. 581) et dans « Sur le Journal de voyage en Italie » (de Montaigne), dans De Monluc à la « Série Noire », op.
cit., p. 53. Rien de notable toutefois.
6
De l’église Saint Marc à Florence.
7
Le peintre (1499-1546) n’est cité qu’ici.
8
Le Corrège, peintre du XVIe, n’est cité qu’ici. On trouve cependant une comparaison entre Giotto et Le Corrège dans
le journal inédit de Giono : « La psychologie à plat des paysans doit faire primitif (différence entre Giotto et le Corrège
qu’aime Stendhal). » (Revue Giono 4, p. 53)
9
Le peintre (1490-1576) n’est cité fugitivement que dans le journal inédit de Voyage en Italie : « Le beau paysage
d’orage au fond du portrait de la Duchesse d’Urbin du Titien. » (Revue Giono 4, p. 19)
10
Pour Véronèse, peintre du XVIe, on trouve seulement deux brèves allusions, liées soit à la couleur (voir introduction
page 9), soit à la manière du peintre : « des signori en justaucorps de velours noir à la Véronèse » (Le Bonheur fou, Pl.
IV, p. 797).
11
Le peintre (1518-1594) n’est cité qu’ici…
2
Rome, ne parlerait pas des films de Rossellini ou de tel autre grand cinéaste italien. Bien plus, notre
voyageur de qualité pourrait encore, à la rigueur, être poussé dans un cinéma par une averse subite,
mais Montaigne ne pouvait être poussé par rien dans les endroits où était alors la peinture qui est
aujourd’hui exposée dans nos musées. Au surplus, l’usage du musée (et des expositions) a donné de
nos jours de l’importance à ce qui en 1580 en avait moins. Le corps social n’était pas le même.
Michel-Ange (pour ne nous servir que de ce nom) n’avait de valeur que pour la classe sociale qui
pouvait le prendre à son service. Les autres l’ignoraient, ou le connaissaient comme architecte,
comme entrepreneur de fortifications, comme bon peintre, c’est-à-dire bon artisan, ou comme bon
(ou mauvais) compagnon ; pas de quoi, comme on voit, retenir l’attention de voyageurs qui
viennent de si loin. (…) Quand il s’agit d’un curieux comme Montaigne, la moins fraîche des
paysannes propose plus de richesses à inventorier que n’importe quelle vierge du Corrège. Soyons
assurés toutefois que si la vierge du Corrège avait été visible, il serait allé la regarder et il l’aurait
noté, mais elle était sous on ne sait quelle arcade sombre, derrière on ne sait combien de guichets, et
enfin, rien dans le siècle ne poussait à aller la voir. »1
L’attitude que Giono décrit, je l’ai citée longuement, car c’est aussi un peu la sienne : il n’est pas
très « musée » et préfère se promener le nez en l’air, à l’affût de sensations picturales au détour d’un
chemin ou d’une ruelle. Comme le souligne Violaine de Montmollin, « [la peinture] fait partie de
son paysage intérieur, et celle qu’il voit (…) doit lui servir à enrichir, à nuancer ce paysage, non à
nourrir une esthétique ou à grossir une somme de connaissances. Comme tout le reste, la peinture
est avant tout un instrument de bonheur. »2
Giono a toujours manifesté de l’intérêt pour ses racines italiennes, mais il ne voyagera sans doute en
Italie qu’à partir des années 50. Et s’il n’est pas réellement spécialiste en matière de peinture de la
Renaissance (ses connaissances étant essentiellement livresques et parfois relativement imprécises),
c’est un connaisseur, un amateur, et même un amateur éclairé. Il évoque de nombreux peintres
italiens tout au long de son œuvre, ceux de la Renaissance – le Quattrocento – mais d’autres aussi,
du XIIIe au XVIIIe siècles. Ils seront tous regroupés dans ce chapitre. Mais disons tout de suite qu’il
n’aimait pas les peintres italiens modernes !
Première constatation : parmi la bonne trentaine de peintres italiens qu’il évoque, certains, utilisés
de manière riche et diversifiée, s’intègrent réellement à son œuvre, d’autres constituent simplement
l’élément d’une comparaison par exemple, ou une référence allusive, d’autres encore sont
seulement cités une fois dans une simple énumération. Et ils sont parfois très peu connus ! Par
exemple dans « Autres notes sur Machiavel » : « Un bûcher fut élevé en forme de pyramide sur la
place de la Seigneurie et l’on y déposa les objets destinés au feu après les avoir classés. (…) aux
deux rangs supérieurs, les tableaux, portraits de femme peints par les plus grands maîtres, toutes les
études d’académies de Baccio della Porta, de Laurent de Credi, etc. »3 Il s’agit donc ici de tenter de
mettre un peu d’ordre dans tout cela.
On constate aussi que l’intérêt de Giono pour les peintres italiens s’est maintenu tout au long de sa
vie. Il a toujours étendu ses connaissances, citant sans cesse de nouveaux noms, développant
allusivement son approche de ceux qu’il avait déjà abordés, comme dans Le Désastre de Pavie :
« L’automne y flamboie de peintures siennoises : le ciel est frappé d’or, l’eau comme de la poix,
l’herbe émeraude. » (Pl. VIII, p. 1048)
Mais certaines œuvres sont nettement plus chargées de références à la peinture que d’autres : c’est
le cas des Vraies Richesses (1936), de Noé (1947) et de Voyage en Italie (1953) bien évidemment,
qui constitue en quelque sorte un sommet. Après cette date, les peintres qu’il cite alimenteront
essentiellement une réflexion d’ordre théorique ou politique, beaucoup plus distante et détachée. On
1
De Monluc à la « Série Noire », textes réunis et présentés par Henri Godard, Les Cahiers de la NRF, Gallimard, 1988,
p. 53-5.
2
Notice Voyage en Italie, Pl. VIII, p. 1342.
3
De Homère à Machiavel, Gallimard, 1986, p. 219.
verra aussi plus loin que, durant ces années-là, il se tournera davantage vers une réflexion générale
sur la peinture et consacrera beaucoup de temps à rédiger des préfaces et des catalogues
d’expositions pour ses amis peintres.
L’ordre adopté dans ce chapitre respectera dans la mesure du possible l’ordre des découvertes de
Giono. On peut se demander si les premiers peintres cités ne seront pas les plus importants. C’est
une hypothèse de travail à vérifier, mais il est sûr que Giono a très tôt fait des découvertes
déterminantes. Mireille Sacotte1 signale que, dès 1925, Giono avait dans sa bibliothèque2 un livre
d’art, Les Trésors des peintres florentins. Au moins un, et sans doute davantage. Et ce ne sont
évidemment pas les peintres qu’il cite dans les années 60 qui l’ont réellement marqué en
profondeur.
1922
Il semble bien que Antonio del Pollaiolo ou Pollaiuolo (Quattrocento) ait constitué le tout premier
contact notable de Giono avec les peintres italiens. Dès 1922, il a découvert en reproduction le
Combat des hommes nus de Pollaiolo, qui resta longtemps dans son bureau3.
Et Lucien Jacques, dans une lettre du 22 mai 1924, utilise une expression dont Giono a peut-être
gardé le souvenir : « L’enfant et la femme, c’est de cela que se rafraîchissaient les rudes hommes de
Florence. À chaque coin de rue ils ont fixé les plus belles images qu’on puisse en faire, et ces
images sont jusque sur les façades méfiantes et défendues des palais comme des roses fraîches sur
des armures. Et que de roses et que d’armures. »4
Antonio del Pollaiolo, Le Combat des hommes nus (1470-5) © Offices, Florence
Su concessione del Ministerio per i Beni e le Attività Culturali
Comme ce sera son habitude, Giono va s’approprier la signification profonde de l’œuvre. Ce thème
de l’homme seul qui ressort intact de la mêlée ne pouvait que lui plaire. Il semble bien qu’il a eu,
dès 1927, le projet, cependant jamais abouti, d’un roman qui se serait appelé « Une rose à la main »,
roman inspiré de la gravure Le Combat des hommes nus, « roman dont la trame s’enroule autour de
cette question (…) : l’homme va-t-il traverser le monde avec une rose à la main ? (…) Des hommes
combattent et l’un d’eux, une rose à la main, se promène au milieu des hommes qui combattent ; il
est nu, il se contente d’admirer les lignes et les couleurs de la rose, il s’extasie devant la disposition
des pétales, il est perdu dans sa contemplation tandis qu’autour de lui les combattants agonisent ; et
l’on sent qu’il a la bonne ligne, qu’il tient la bonne direction, qu’il va vraiment traverser ainsi toute
1
Pl. VII, p. 1023.
De nombreux livres sur l’art italien se trouvent toujours dans la bibliothèque du Paraïs.
3
Album Giono, Pléiade, p. 64-5. On peut y voir la reproduction légendée par Giono « Combat d’hommes nus (les
gladiateurs) ». Il s’agit d’une gravure, et non d’un tableau, contrairement à ce que certains commentaires avaient pu
faire penser.
4
Correspondance Jean-Giono-Lucien Jacques 1922-1929, op. cit., p. 76.
2
la bataille. »1 Il semble avoir abandonné ce projet au profit du Grand Troupeau (1931) car, dira-t-il
dans un entretien réalisé par Robert Ricatte en 1969, « en réalité personne n’a traversé la guerre une
rose à la main : on ne pouvait pas rester insensible ».2 Dans la préface aux Vraies Richesses, en
janvier 1936, Giono avait déjà affirmé, un peu curieusement si on connaît son indifférence à l’égard
de la religion : « La joie de Jésus peut être personnelle. Elle peut appartenir à un seul homme et il
est sauvé. Il est en paix, il est en joie pour maintenant et pour toujours, mais seul. Cette solitude de
joie ne l’inquiète pas, au contraire : il est l’élu. Dans sa béatitude, il traverse les batailles une rose à
la main. » Ou encore : « Quand la misère m’assiège, je ne peux pas m’apaiser sous des murmures
de génie. Ma joie ne demeurera que si elle est la joie de tous. Je ne veux pas traverser les batailles
une rose à la main. » (Pl. VII, p. 152 ; p. 155)
Le problème, et Robert Ricatte, qui a étudié la question de près, le constate dès la deuxième édition
du premier volume de la Pléiade, c’est qu’il n’y a pas, dans la gravure, d’homme traversant la
bagarre une rose à la main… Il a dû y avoir confusion dans l’esprit de Giono… à qui le symbolisme
de cette vision pacifique ne pouvait que plaire.
Le peintre ne sera plus cité que fugitivement dans Noé (1947) où on voit les femmes des bourgeois
de Marseille s’intégrer intimement aux paysages des tableaux : « Tous ces insectes3 étaient
accouplés à de magnifiques Geneviève de Brabant, à des femmes nées sous le pinceau de Vinci, des
Bronzino4, des Raphaël, des della Francesca5, des Pollaiuolo, qui, s’arrachant de la toile, de la
fresque, de la palette, de la couleur broyée, emportaient avec elles, comme écharpe ou comme bijou
frontal, ou comme ruban de cheveux, pectoral, plaques de colliers, broderies de manches et de
gorgerins, les sublimes paysages, les tendres cyprès, les pins funèbres, les plaintives fontaines et les
grands ciels bouillonnants sous la nage des dieux. Certaines, plus rusées (ou plus totalement ravies
par le démon de leur cœur) avaient carrément installé les splendeurs sur leurs lèvres et dans leurs
yeux. » (Pl. III, p. 746) Et aussi dans le carnet de février 1951 pour Voyage en Italie : « pourpres de
Pollaiuolo ».6
1924
On reparlera plus loin de Lucien Jacques, écrivain, peintre aussi, artiste polyvalent pourrait-on dire.
Il a sans conteste joué un rôle important dans l’initiation à la peinture de Giono, et ce dès le début
de leur relation, qui fut d’abord uniquement épistolaire. C’est peut-être en effet lui qui a fait
découvrir Benozzo Gozzoli (Quattrocento) à Giono, dans une lettre du 22 mai 1924 qu’il lui
adresse de Florence, alors qu’ils se connaissaient seulement depuis peu de temps : « (…) qui sait ce
qui sortira de ce voyage, pour moi. Ma Pastorale des mages sans doute pour laquelle je n’aurai qu’à
transposer les chatoyantes fresques de Benozzo Gozzoli du palazzo Ricardi et qui, d’inspiration
chrétienne, adorablement chrétienne, sont plastiquement l’équivalent des mille et une nuits. Des
fanfares d’or y éclatent et répondent aux flûtes angéliquement bleues des séraphins et de tout un
monde divin. Si j’arrive à ça je ne serai pas peu fier mais je n’y compte guère tout en le souhaitant.
Oh ! ça semble si facile d’être génial à Florence. Je vous dis, on marche au milieu de chefsd’œuvre, pour un peu on les piétine. »7
Évoquant la montagne de Lure, Giono va très vite, dès 1930, réutiliser une œuvre du peintre dans
Présentation de Pan : « Tout l’espace autour d’elle est gris et tremblant de ce frisson de l’air plein
de soleil qui coule comme un sirop. Une ville pomponnée de pins, toute boursouflée de collinettes
et d’arbres, apparaît sous les ondulations liquides du vent comme au fond de la fresque du Paradis
de Benozzo Gozzoli. Une vallée s’ouvre, couverte d’herbes comme d’une couleur passée au
pinceau. Le paysage a l’air composé par quelqu’un qui a posé les rochers bleus, les collines, les
1
Christian Michelfelder, Jean Giono et les religions de la terre, Gallimard, 1938, p. 75.
Préface de Robert Ricatte aux Œuvres romanesques complètes, Pl. I, p. XXXV, note 2.
3
Les bourgeois de Marseille !
4
Bronzino, peintre du XVIe siècle, n’est cité qu’ici. Il apparaît cependant dans le journal inédit : « L’inconnue de
Bronzino, bouche étonnante. » (Revue Giono 4, p. 21)
5
Piero della Francesca (Quattrocento) ne sera jamais cité seul mais en énumération, comme ici, ou de pair avec Uccello.
Il n’apparaît pas dans Voyage en Italie.
6
Pl. VIII, p. 1342. Et Revue Giono 4, p. 19.
7
Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques 1922-1929, édition établie et annotée par Pierre Citron, Cahiers Giono I,
Gallimard, 1981, p. 77-8.
2
cyprès et les villes, puis s’est reculé pour juger de l’effet, a rectifié tel bosquet, a dressé telle
quenouille de peupliers jusqu’à la perfection. Des villages : Saint-Maime, Dauphin, Mane, SaintMartin, fument comme des tas de cendres chaudes. Des routes blanches s’enlacent autour des
métairies, battent de la queue contre des bancs de roches, enfoncent leurs têtes dans les bois. De
longues lignes de peupliers bourdonnent ; trois ruisseaux tendus à travers la vallée comme des
cordes de harpe sonnent en sautant les pierres. » (Pl. I, p. 759)
Sensible aux talents de coloriste du peintre, il n’y fera pourtant plus jamais référence dans la suite
de son œuvre. Sauf peut-être, mais alors sans le dire, dans cette description de Florence et de la
campagne environnante, qui rappelle Gozzoli, dans « Monsieur Machiavel ou le cœur humain
dévoilé », texte servant de préface à Toutes les lettres de Machiavel (Gallimard, 1955) : « Un large
moutonnement de terres volcaniques couvertes de vignes, de petits oliviers et de minces cyprès,
entoure l’étroite vallée où Florence s’est installée, sur l’Arno, comme Paris sur la Seine. Ici le
paysan est jardinier. Les collines sont aménagées en terrasses soutenues par des murs de pierre
sèche. Sur ces petits aplats qui circulent entre les vergers on cultive les fèves, les pois chiches, les
ciceroles et les fleurs. Un âne suffit pour porter la récolte. Ces champs minuscules devraient
imposer une certaine sagesse, une certaine mesure aux hommes qui les cultivent. »
1924
Fra Angelico (Quattrocento) est sans doute le peintre italien cité avec le plus de constance par
Giono, même si aucune œuvre précise de lui n’est évoquée. C’est sans doute encore une fois Lucien
Jacques qui le lui a fait découvrir, et ce dans la lettre du 22 mai 1924, lettre dans laquelle il exprime
des impressions nuancées à l’égard de Florence : « Pourtant il s’y trouve d’exquises choses. Des
cloîtres radieux où des peintres d’antan ont fait voler des écharpes et des ailes multicolores d’anges,
où d’orgueilleux personnages chamarrés d’or et de pierreries s’inclinent devant des "bambini"
adorables et devant des vierges exprimant la grâce pudique, le plus doux charme des femmes. »1
Giono songera peut-être à ces considérations de Lucien Jacques, bien plus tard, en 1953, quand il
racontera ses propres expériences dans Voyage en Italie : « Il ne faut jamais exagérer ses dons
devant des commerçants : ils deviennent des acteurs de Grand-Guignol et avec un talent fou.
L’Angelico était beaucoup plus malin : avec ses couleurs suaves il travaillait paisiblement, à travers
Dieu, pour la C.I.T. (Compagnie Italienne de Tourisme). » (Pl. VIII, p. 651) Giono ne parlera pas
davantage du peintre lors de ce voyage, si ce n’est dans ses carnets de février 1951 où il note
simplement : « La Duchesse d’Urbino est de Fra Angelico. » (Pl. VIII, p. 1342) Contrairement à
toute attente, il cite d’ailleurs peu de peintres très connus dans le récit de son voyage en Italie…
Dans son Journal, entre le 30 décembre 1935 et le 5 janvier 1936, il avait placé le manuscrit d’un
article non publié, pour le moins désenchanté à l’égard du peuple italien contemporain : « Quand
j’ai besoin de voir les annonciations de feu sur les murs aucun peintre italien moderne ne me les
montre pour la joie de mon cœur. De nos jours il n’y a pas de musique italienne. Il est quand même
un peu grossier de se mettre du côté de ces poltrons sauvages sous prétexte que Fra Angelico est né
chez eux en 1387. Il ne pourrait pas être italien de nos jours. Non, je n’entends plus ceux qui
parlaient naguère au nom d’une civilisation dite latine. » (Pl. VIII, p. 92) Même désespérance
encore en 1938, dans Le Poids du ciel : « SUITE DU SOLILOQUE LÀ-HAUT DANS LA
MONTAGNE : La terre roule sans Bach, sans Mozart, sans Beethoven, sans Homère, sans
Shakespeare, sans Angelico, sans saint François. Capitaines, ho ! mes capitaines ! » (Pl. VII, p. 446)
Le peintre semble donc bien faire partie pour Giono des hommes qui manquent à l’époque
contemporaine. Il n’y fera cependant pas souvent référence de manière significative. Un exemple
amusant se trouve pourtant dans « Le Poète de la famille », publié en 1943 dans L’Eau vive : « La
vieille femme regarda tout le long de la droite, tout le long de la gauche et appela : "Achille !" Il
arriva. Pour moi, c’était un ange. Et depuis, malgré Fra Angelico, je vois les anges avec la carrure
d’Achille. » (Pl. III, p. 422)
En 1944, dans sa prison de Saint-Vincent-les-Forts, c’est une approche apaisée de Fra Angelico
qu’il retient, apparemment en tout cas. Comme en témoigne la note du 19 novembre dans son
Journal : « Ce matin, ciel angélique, le même que Fra Angelico, moutons roses sur l’azur, si délicat
1
Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques 1922-1929, op. cit., p. 76. Pierre Citron pense qu’il s’agit sans doute du
couvent de San Marco, où se trouvent des fresques de Fra Angelico.
qu’il touche le cœur à l’endroit des larmes. Mais il fait trop doux. Il va sans doute pleuvoir de
nouveau et peut-être neiger. »1
On retrouve le même apaisement apparent en 1949, dans Mort d’un personnage, à propos de
Pauline, personnage-clé de l’œuvre de Giono : « Immobile, raide, muette, devant la glace, dans ce
salon de la couturière où tant de fois elle m’a mené, quand l’ouvrière s’écartait d’elle, les bras
ouverts, dans cette attitude adorante qu’on voit aux donateurs extasiés d’Angelico, elle tenait
debout comme une personne naturelle. » (Pl. IV, p. 153)
En 1959, dans Des diamants sur du velours noir (appendice à La Pierre), Giono se montre toujours
sensible aux couleurs de Fra Angelico : « D’où vient le vert de l’émeraude sinon d’un matin sur la
mer ? sinon du transparent d’une vague ? (…) de la plume des anges (qui est précisément vert
émeraude d’après Fra Angelico) (…) ? » (Pl. VIII, p. 774)
Angelico, Nativité (détail) © Couvent de San Marco, Florence
Su concessione del Ministerio per i Beni e le Attività Culturali
Mais Giono n’a pas toujours vu en Fra Angelico qu’un peintre aux couleurs suaves et purement
harmonieuses. En témoigne un passage de « Aux sources mêmes de l’espérance » (écrit en 1934 et
publié dans L’Eau vive en 1943) : « De temps en temps, des peintres aux doux pieds marchaient
dans l’herbe, ils venaient, ils essayaient d’effacer le mur2 avec de souples pinceaux de poils et de
couleurs. Ils peignaient sur le mortier des chasses, des tempêtes, des cieux bouleversés par le sillage
éperdu des anges et, minutieusement au ras de terre, ils imitaient dans leur dessin la dentelure des
petites salades, la douceur des pâquerettes, la fumée blonde du plantain, la houle frisée des herbes.
En se reculant de trois pas, en clignant les yeux, en penchant la tête, en se laissant aller de tout son
corps, on voyait un instant la terre promise, et le mur disparaissait. Mais le sourire d’Angelico
commençait à peine à serpenter sur les lèvres que tout criait : le malheur ! le malheur ! » (Pl. III, p.
201-2) Le peintre, le créateur, voit donc son œuvre détruite par l’attirance des hommes pour le
désespoir et le néant...
1936
Le premier tableau de la Renaissance italienne qui joue un rôle véritablement important dans
l’œuvre de Giono trouve place dans Les Vraies Richesses (1936). On a vu précédemment le rôle
significatif que Bruegel et Bosch jouent dans ce premier essai rédigé par Giono. Une autre œuvre
picturale y est déterminante également : Saint Jean-Baptiste se retirant dans le désert de Giovanni
di Paolo (Quattrocento), tableau qui n’apparaît dans l’œuvre de Giono que cette unique fois.
Giono le décrit très longuement (Pl. VII, p. 176-9)3 : « Au bas, à gauche du tableau, saint Jean est
représenté sortant de la ville. C’est une ville à murs crénelés mais d’où on sort par une porte de
cave. Et sur le mur est dessinée une petite fleur des champs, tige cassée, tête flétrie, feuilles
pendantes, en train de mourir. Le pas de saint Jean est ample et sûr. La jambe gauche verticale, pied
posé à plat ; la jambe droite est en oblique ; tendue, elle pousse en avant ; elle prend appui sur les
orteils qui repoussent le sol de la ville. Si je m’attarde à vous décrire la marche de saint Jean, c’est
qu’ici rien n’est figuration immobile, tout s’accomplit, et on sent qu’en vérité, au moment où on
regarde le tableau, saint Jean marche (et quand on a cessé de regarder le tableau, saint Jean marche
toujours, et, en pleine nuit, quand personne ne regarde plus le tableau et que la terre emporte à
1
« Portrait de l’artiste par lui-même », Bulletin de l’Association des amis de Jean Giono, n° 44, 1995. Dans Henri
Godard, Giono-Le roman, un divertissement de roi, Découvertes Gallimard, 2004, p. 115.
2
Construit par les hommes.
3
Lors des Rencontres Giono 2016, Mireille Dubois-Chevalier a lu l'intégralité de ce très beau texte.
travers le ciel sa cargaison de dormeurs, saint Jean marche et "s’en va dans le désert"). L’homme a
ce visage et ce corps âpre de l’athlète qui s’est mis à méditer et qui a été atteint par quarante ans
pendant sa méditation : des chairs effondrées et dedans de gros os ronds qui pèsent dans les
articulations comme des gouttes de granit au moment de la solidification de la terre, à la fin du
véritable âge d’or. Enfin, malgré tout, maintenant, il s’en va. »
Saint Jean-Baptiste se retirant dans le désert, Giovanni di Paolo (Art Institute de Chicago)
Comme on l’a vu pour Bruegel, il ne faut pas attendre de Giono de description rigoureuse de
tableaux qu’il n’a souvent vus qu’en reproduction.1
De plus, on sait aussi qu’il a pour habitude de détourner le propos des tableaux qu’il utilise pour le
faire correspondre à ses propres préoccupations du moment2. Comment ne pas voir que la
description physique de saint Jean-Baptiste est très proche du Giono de l’époque, qui a lui aussi
atteint la quarantaine et qui se pose beaucoup de questions… Mireille Sacotte signale, dans le
Dictionnaire Giono qui vient de paraître en 2016 chez Garnier, que la description du Baptiste « aux
chairs effondrées » correspond plutôt à un autre tableau de Giovanni di Paolo, La Prédication de
Jean-Baptiste, qui se trouve au Petit Palais à Avignon. « Giono se sert de sa mémoire à son gré »,
écrit-elle.
Giono serait donc lui aussi en mouvement, en fuite vers autre chose, qui se trouverait « en
hauteur ». « Quelques routes obliques portent l’itinéraire de saint Jean dans le sens de la hauteur du
tableau, le font "gagner" comme disent les marins. Le but est plus haut. Il n’est pas au milieu de ces
richesses. Saint Jean "gagne" lentement à travers la richesse de la plaine. Saint Jean qu’on ne voit
pas, saint Jean que le peintre ne représente pas dans cette plaine qui est toute la tragédie de saint
Jean – et la nôtre –, la tragédie de l’entrelacement et de la multitude des routes, de la multiplication
et de l’incertitude des chemins et de la nudité de la richesse, ce faux désert à travers lequel celui qui
ne "gagne" pas s’ensevelit comme dans des sables mouvants. » Le but ne se trouve pas « au milieu
de ces richesses »…, ces fausses richesses. Le but de Giono, ce sont les « vraies richesses ». « Dans
l’éboulis qui monte à travers la montagne, saint Jean-Baptiste est de nouveau représenté. Il est hors
des lois de la perspective et de l’éloignement. Il est de la même grandeur que le saint Jean-Baptiste
qui sort de la ville. Celui qui s’en va ne s’éloigne pas de vous. Il a seulement plus d’allégresse. Son
corps est plus harmonieux et plus souple. Il n’est plus raidi par l’effort de quitter, il est comme tout
alangui par la joie d’atteindre. Il est comme une polyphonie qui monte en prenant appui sur ellemême ; il est comme un Ulysse non trahi, et l’outre des vents qu’il emporte dans son voilier il ne la
débonde que pour en laisser sortir le souffle propice. Un Ulysse qui n’a eu besoin ni de cordes, ni de
cire pour résister aux sirènes mais qui s’est éloigné d’elles de son propre pas. Et maintenant il est en
haut. Il n’a eu qu’à écouter le battement de son cœur, et, comme dans une danse au tambour,
1
Par exemple, on ne sort pas de la ville par une « porte de cave » et il n’y a pas de « petite fleur »…
Voir aussi à ce propos l’article de Jean Arrouye, « Parenthèses imaginaires. Fonctions poïétiques de l’image
plastique », dans Giono aujourd’hui, actes du colloque international Jean Giono d’Aix-en-Provence (10-13 juin 1981),
Édisud, 1982, p. 127-9.
2
soumettre son désir au rythme. Et maintenant il est dans la brèche qui partage les montagnes et
s’ouvre vers les pays d’au-delà. Nous allons le perdre de vue. Il tend sa main droite large ouverte
vers ce qui vient d’apparaître : le désert de bitume, d’outremer et d’or. »1
Giono interprète le tableau à sa façon, une fois de plus. Cela l’arrangeait bien sûr de montrer un
aboutissement équilibré et épanouissant, les difficultés personnelles une fois résolues. Dans sa
notice, Mireille Sacotte songe à un passage du Journal de Giono, en date du 8 octobre 1935 : « Je
me suis présenté devant les problèmes avec trop de solutions. Il m’a fallu passer trois jours (…)
pour choisir, me restreindre, me présenter devant l’idée avec juste ce qu’il faut. » (Pl. VIII, p. 182)
Comme souvent chez Giono, « la description de tableau n’est pas une description d’œuvre picturale
ou une analyse de formes, de couleurs, de lumières, de masses, elle n’est là qu’en référence à
l’histoire de Giono lui-même et à son message ».2 Et il en a bien conscience lui-même : « Je
repousse le sol de la ville avec mes orteils crispés (et si quelqu’un ne dort pas dans une chambre de
cette rue, il doit se dire : "Qui marche de ce pas ? Où va celui qui marche de ce pas ?" et il l’écoute
s’éloigner). Je ne regrette rien de ce que je laisse derrière moi. Car je ne laisse rien qui vaille la
peine. (Je garde soigneusement tout ce qui vaut la peine.) Il n’y a pas contradiction entre mon
départ et l’amour que je porte à ceux que j’aime. Celui qui s’en va ne s’éloigne pas de vous. Il
représente seulement l’action de partir. Il ne veut être qu’un exemple et peut-être un sujet de
méditation, et peut-être un motif d’espérance, comme l’athlète à bouche de truite3 que Giovanni di
Paolo fait s’en aller dans le désert. » (Pl. VII, p. 182)
1936
Paolo Uccello (1397-1475) intervient également dans Les Vraies Richesses (1936) – j’ai signalé
déjà le côté éminemment pictural de cet essai – à propos de la « forêt en marche » pour écraser
Paris, élément significatif et important de la démonstration de Giono. « Nous emportons avec nous
des villages dorés comme des navires de rois. De l’est à l’ouest, par le nord, par le sud, la forêt
s’avance, couvrant des vallons, couvrant des plaines, débordant les collines, recouvrant les collines
le long des fleuves, le long des vallées, pas à pas, lourdement, cernant ce bourg, emportant d’assaut
cette ville, poussant devant elle les décombres de la civilisation de la mort. Puis elle les enjambe, les
dépasse, les enterre sous le poids de ses racines et, pendant qu’elle continue à s’avancer, frênes,
hêtres, chênes, bouleaux, érables, saules, peupliers, merisiers, buissons, sapins, mélèzes, serrés les
uns contre les autres comme les lanciers de Paolo Uccello à la bataille de San Romano, s’avançant
comme un mur, comme les vagues de la mer, pendant que s’éloigne là-bas la fanfare de chasse du
vent dans nos branches, ici, déjà, sur les ruines piétinées par les racines naissent des champs de
primevères et commence à gémir l’appel tendre des biches. » (Pl. VII, p. 239)
Dans la notice du Désastre de Pavie, récit historique rédigé en 1963, André-Alain Morello
s’interroge : « Pour raconter Pavie, Giono a-t-il pensé à la Bataille de San Romano, à laquelle il fait
déjà allusion dans Les Vraies Richesses, à la suite d’une énumération d’arbres ? Telle allusion à une
"forêt de piques"4 fait irrésistiblement songer à l’énigmatique tableau de Paolo Uccello. »5 Une
image récurrente donc, et qui intervient ici à bon escient.
Mais Morello songe aussi à un autre tableau, cité ailleurs aussi par Giono, qui aurait pu inspirer
également Le Désastre de Pavie. Il s’agit d’un tableau de Thaddeo Zuccaro (XVIe), disciple de
Raphaël, qui apparaît dans « Promenade de la mort » (écrit en 1939, publié dans L’Eau vive en
1943) et qui décrit une bataille « que l’on nous présente comme l’archétype de toutes les batailles,
1
Voir aussi l’analyse pertinente de Jean-François Durand, qui assimile saint Jean-Baptiste, le narrateur des Vraies
Richesses, Angelo et le Déserteur, tous les quatre en fuite vers le « sublime ». Giono. Le Jeu du condottiere, Édisud,
2007, p. 46-48.
2
Notice de Mireille Sacotte, Pl. VII, p. 994.
3
Selon Mireille Sacotte (Pl. VII, p. 178, note 1), ce qualificatif vient soit du portrait de la page 177 (« cet homme au
visage d’athlète méditatif, avec sa bouche amère, cruelle et mince comme la bouche des truites ») soit du physique
même de Giovanni di Paolo dont la tête était assez étrange.
4
Pl. VIII, p. 1017. On peut songer aussi à « l’incomparable mêlée de lances d’or dont le soleil transperçait le bois » du
Hussard sur le toit (Pl. IV, p. 468).
5
Pl. VIII, p. 1541.
comme la bataille par excellence »1, mais dont il ne reste pas grand-chose… « Dans la salle du
premier étage que le comte habitait, il y avait un grand tableau de quatre mètres sur trois. Il
représentait une bataille maintenant engloutie dans de la crasse de fumée de bois sauf dans le bas,
un rond de la grandeur à peu près d’un visage, nettoyé soigneusement où apparaissait justement un
visage de femme et une petite fleur de prairie simple, mais très belle : une sorte de pissenlit
enchanté. C’était une jeune femme avec un menton déjà veule mais une bouche capable d’un amour
exceptionnel. Elle devait être couchée dans un pré ; elle devait regarder peut-être même juste audessus d’elle une mêlée de cavaliers, de lances et de sabres. Les yeux semblaient faux comme les
yeux de quelque grosse bête paisible jouissant sur place. Le comte lui ressemblait, avec un menton
encore un peu plus lourd. » (Pl. III, p. 300-1)
« Qu’est-ce qu’il a fait de son tableau ? Je pense qu’un de ces jours il s’en fera une blouse ou un
drap de lit ! Non, le voilà ! il est toujours là. Tu sais que c’est une peinture de Thaddeo Zuccharo
[sic]. Qui a nettoyé cette tête de femme ? Tu sais ce que ça représente ?
- Une bataille.
- Non pas, LA BATAILLE ! Cette femme-là, c’est Eléonore. Sous sa crasse, elle est assise dans la
plus belle prairie qu’un Florentin2 ait jamais peinte. Quand il est arrivé chez les de Boisserin, ce
tableau était à peu près propre, on pouvait encore le voir. » (Pl. III, p. 366)
En 1951, dans ses « Autres notes sur Machiavel », Giono repense à Uccello : « C’est un condottière
qui en défie un autre (…). Les chemins sont escarpés, scabreux, encaissés, sinistres. Les cavaliers
(imaginer ceux de Paolo Uccello ou de Piero della Francesca d’Arezzo dans les Alpes du côté de la
Vallouise ou du Clos des Cavales ; dans les ruissellements schisteux qui descendent du col d’Arsine
sur la vallée de la Guisane), les cavaliers en ont plein les bras à retenir leurs chevaux de brasseur sur
des pentes où les chèvres mêmes s’agenouillent dans les pierrailles glissantes. » Il y pense aussi
négativement d’ailleurs : « Il y a beaucoup plus d’Histoire de la nation dans une enveloppe de cartes
transparentes que dans tous les enchevêtrements de sabres, de lances et de mousqueteries de Paolo
Uccello à Detaille3.» Et encore en 1952, dans son « Introduction aux Œuvres complètes de
Machiavel »4.
Une remarque amusante enfin, toujours sur Uccello, dans Voyage en Italie (1953) : « J’ai compris
qu’ici5 on pouvait encore se payer le luxe d’être romantique ouvertement. Il ne semble pas qu’il y
ait d’opinion publique mais seulement des opinions personnelles. Cela se voit aussi dans les curieux
soldats qu’on rencontre en battle-dress mais avec par-ci, par-là, une petite touche de Paolo Uccello
dans le béret, les manches, les épaulettes. » (Pl. VIII, p. 543)
Giono repère donc toujours des tableaux dans les visages ou les paysages qu’il observe. Mais il
n’est pas sûr du tout qu’il soit allé voir aux Offices les tableaux soulignés dans son guide, par
exemple la Bataille de San Romano de Paolo Uccello. (Pl. VIII, p. 1341)
1938
Fra Angelico (voir plus haut) est souvent associé à Giotto. Le premier appartenant à la première
Renaissance, l’autre à ce qu’on pourrait appeler la « pré-Renaissance ». Giono semble
particulièrement sensible à leur naturel et à leur spontanéité naïve. Ce sont certainement les deux
peintres italiens le plus souvent évoqués par Giono, sans qu’il fasse jamais référence à l’une ou
l’autre œuvre précise. Il s’agit plutôt d’un climat, d’une ambiance générale, d’une couleur…
proches sans doute pour lui d’un état de perfection.
C’est en 1938, dans Le Poids du ciel, que Giono cite pour la première fois Giotto (XIIIe), peintre
« primitif italien » qui interviendra fréquemment dans son œuvre jusqu’à la fin de sa vie.
« UN HOMME : (…) Ils font la vitrine6 avec des images. Qu’est-ce que c’est, ça ? Ça a une drôle
d’allure. C’est rigolo, ça !
1
Ibid. Voir aussi « Promenade de la mort », Pl. III, p. 366-8.
Un « maître » florentin sans doute, au sens de cette remarque dans Noé : « Quant aux traits, elle est assez florentine,
c’est-à-dire le visage taillé à grands coups, mais de maître. » (Pl. III, p. 700)
3
De Homère à Machiavel, op. cit., p. 222-3 ; p. 232. Édouard Detaille est un peintre et dessinateur français (18481912), spécialiste de la peinture militaire.
4
Texte déjà cité.
5
À Turin.
6
D’une librairie.
2
GIOTTO : Marie-Madeleine ! Quand on pense que, morte, tu t’es probablement mise d’abord à
bouillonner d’entre tes longs cheveux, pour enfin te dresser nue, en pleine résurrection.
UN HOMME : Qu’est-ce que ça représente ?
GIOTTO : Des anges d’or ; une femme qui ressuscite de ses péchés et de ses cheveux.
UN HOMME : Je ne comprends pas pourquoi on garde ces choses-là. Ça a été fait du temps où on
n’avait encore rien découvert de toutes les découvertes. Ils n’avaient pas la photographie. Ils
n’avaient rien. (…) Pour moi ça m’est égal, je n’aime pas beaucoup la peinture, mais enfin, il y en a
qui aiment la peinture. Quand ils sont là devant cette vitrine-là, alors ? Cette femme est vraiment
mal foutue. Et ces quatre anges ! Et ils s’étonnent d’être obligés de fermer boutique ! Vendez des
choses qui puissent se vendre ! L’argent, ça a de la valeur ! On ne va pas le donner pour n’importe
quoi ! Admettons que j’aime la peinture, moi ! Qu’est-ce que j’en ferais de ça, moi, qu’est-ce que
j’en pourrais tirer ? Qu’est-ce que ça me rendrait ? Je n’en ai pas besoin de ça, moi ! »
(Pl. VII, p. 443-4)
Pierre Citron précise en note : « Giono pense peut-être à une Crucifixion qui se trouve à la chapelle
Scrovegni de Padoue, où une femme aux longs cheveux blonds touche les pieds de Jésus en croix ;
huit anges volent, quatre de chaque côté du Christ. Dans la même chapelle figure un Jugement
dernier, mais où la scène évoquée ici ne se trouve pas ; peut-être Giono, qui reconstruisait souvent
en imagination les tableaux dont il avait gardé les reproductions, a-t-il amalgamé les deux scènes. »1
Selon Jean Arrouye : « Il n’est pas de tableau ni de fresque de Giotto qui représente un tel sujet.
L’erreur, ou l’invention, de Giono intéresse moins que la raison qui lui a fait introduire ce sujet dans
son texte à ce moment-ci. (…) Ce n’est (…) pas le sens de ce que représente le tableau qui importe
mais le statut de l’image. (…) Pour lui2 la peinture n’est qu’un moyen de représenter. Sa dimension
esthétique lui échappe. Mais même en n’accordant à la peinture que cette fonction utilitaire, il ne
peut, non seulement, faute de culture, saisir ce qui est représenté, mais non plus, faute d’habitude,
être intéressé par ce mode de représentation. (…) Le promeneur n’est pas seulement un ignare, il est
aussi un philistin. (…) Son intérêt est – ne pourrait être que – financier. (…) le soliloque du
promeneur atteste de la perte de toute spiritualité chez ceux qui vivent dans les villes. »3
Dans Noé (1947), Giotto est utilisé comme référence dans l’évocation des bourgeois de Marseille :
« Les jockeys au chic anglais, les lieutenants de diverses armes vêtus de bleu ciel et de rouge sang,
les gandins à hauts cols durs qui suçaient l’ivoire en pomme des cannes de jonc, faisaient la haie sur
les escaliers de l’église, guettaient le passage de ces lèvres sombres comme les forêts approfondies
par l’enrouement des cors, ou sèches et passionnées comme les rochers arides de Giotto, et ces
regards dans lesquels des perspectives inouïes aplatissaient l’argent étincelant des méandres de
fleuves, et l’entrecroisement étagé de vallons couverts de chênaies où s’enfonçaient des milliers de
chemins de fuite. »4 (Pl. III, P. 746) Dans Noé toujours, un paysage décrit par Giono prend des airs
de « primitif italien5 » comme il le dit quelques lignes plus bas, mais sans citer Giotto : « (…) la
micheline de quatre heures du soir est entrée dans la tranchée et j’ai perdu de vue tous les arbres
dont je viens de parler, mais, grâce à eux, je place devant moi les montagnes et les plaines, les
coteaux et les vallées, les eaux, les labours, les fermes, les villages, les forêts, les landes, les
plateaux, les gris, les bleus, les rouges, les jaunes et les verts dans la cadence sur laquelle ils vont
danser. J’ai tous les éléments du ballet : les Alpes hérissées, la lumière du long crépuscule blond de
fin d’été, les plateaux, les brouillards de perle, les lointains où la respiration des routes entassées est
bleue et enivrante comme la fumée du tabac, les premiers plans où les centaurées, les bourraches,
les chardons, les euphorbes sont plus gros que les chênes-rouvres disséminés dans la vallée, les
chaperons rouges des fermes, des villages, des villes qui émergent des frondaisons, comme les
capuchons des petites paysannes émergent des foins quand les écoles de la campagne ouvrent leurs
portes et que les enfants sont lâchés dans les champs. » (Pl. III, p. 828)
1
Pl. VII, p. 1132.
Le promeneur.
3
Jean Arrouye, « Le poids des images », Revue Giono 3, p. 242-243.
4
Une autre référence, assez obscure, à Giotto, Pl. III, p. 838-9.
5
Voir « (…) les centaurées qui ne sortent plus d’un souvenir de primitif italien », Pl. III, p. 828.
2
Giotto intervient évidemment aussi dans Voyage en Italie (1953) : « C’est une joie de l’œil. La
chaux est dosée de telle façon qu’elle boit la lumière. Sous certains angles les façades apparaissent
irisées comme de la nacre. La peinture des volets est d’une justesse de ton qui dénote un sens très
sûr et subtil de la couleur et des rapports. Il y a des verts dégradés sur des roses très fins que le
soleil fait éclater dans le mélange de chaux et de sable, des bleus frottés posés sur des blancs gris et
cent exemples de cette harmonie de bruns, d’ocres légers, de pourpre éteinte qui est dans Giotto.
(…) Si je devais habiter Turin, j’aimerais avoir mon logement derrière un quelconque de ces volets.
C’est un endroit où il est impossible d’être misanthrope. » (Pl. VIII, p. 545-6) Les voyageurs ont
bien sûr rencontré sur la route des paysages de Giotto, comme en atteste le texte déjà cité au début
de ce chapitre1. Mais ils ne verront les Giotto de Padoue qu’à leur retour de Venise2 :
Entrée du Christ à Jérusalem
« À Padoue, il y a Giotto. Je le vois avec plaisir. (…) Devant les murs de la chapelle des Scrovegni,
j’ai le plaisir que j’ai déjà eu quelquefois devant les vitres d’un bel aquarium. Les couleurs, quoique
ici immobiles, jouent les unes par rapport aux autres de la même façon que si elles étaient noyées et
mouvantes. Je pense notamment à l’ange qui apparaît à sainte Anne et est représenté en train de
plonger par la lucarne vers le corail d’un coffre, d’une tunique et d’une auréole. Le rêve de saint
Joachim avec ses rochers arides me donne également une sensation de liquide, peut-être à cause
également de l’ange qui émerge du ciel bleu comme un thon de la mer. Pour l’entrée du Christ à
Jérusalem, cela tient uniquement aux couleurs : le groupe qui suit le Christ a tout entier la couleur
que découvrent les ouïes d’une dorade qui respire et l’admirable morceau de peinture du groupe
vers lequel le Christ s’avance me fait penser à l’écaille des truites saumonées3. Un visage toutefois
(il y en a sûrement cent autres), celui de l’homme (au fait je ne sais pas : il est androgyne) en rouge,
1
Pl. VIII, p. 581.
« Nous avons repris la route vers Bologne par Padoue où nous regardons longuement les Giotto. » (Journal inédit,
Revue Giono 4, p. 38)
3
On trouve le même type de notation aquatique, à propos de Santa Croce cette fois, dans le journal inédit : « S[an]ta
Croce. Le vert délicat, le jaune transparent, les rouges éteints ou vifs, tous ces personnages qui ont des couleurs de
poissons et bougent dans des spiritualités liquides. » (Revue Giono 4, p. 19)
2
à gauche du mariage de la Vierge, n’appartient pas à la mer et aux mystères de l’océan, mais à la
terre, autrement dit ici-bas. J’oubliais : le ciel du retour de Joseph du temple, exactement le ciel que
j’ai vu au-dessus du Piémont au début de mon voyage. » (Pl. VIII, p. 622-3)
Il s’agit là d’un texte important : Giono, au-delà du peintre qu’il évoque, réfléchit à sa propre
approche de la peinture. Il se montre très sensible à la couleur, au jeu des couleurs entre elles1. Une
fois de plus, la peinture le ramène de façon très personnelle à la vie réelle qu’il superpose à l’œuvre
regardée : « les ouïes d’une dorade qui respire », « l’écaille des truites saumonées », ou « le ciel que
j’ai vu au-dessus du Piémont »… Violaine de Montmollin remarque en note que « l’aquarium – le
monde aquatique – où Giono fait baigner quatre des douze fresques de Giotto emprunte ses couleurs
au corail et aux poissons, comme si Giono revenait à un monde d’avant la terre ferme. »2 On
retrouvait déjà une image semblable, en référence à Gozzoli, dans un passage de Présentation de
Pan, cité plus haut : « les ondulations liquides du vent » (Pl. I, p. 759).
En 1953 toujours, dans « Arcadie ! Arcadie ! » : « Or, voici de très grandes puissances
d’envoûtement : ce sont les arts. À un point que, dès les premiers âges de l’humanité, on a appelé le
poète : celui qui sait, que dès ces mêmes premiers âges, avant de poursuivre la bête sauvage,
l’auroch ou le tigre à dents de sabre, on le dessinait sur la paroi des cavernes et, pour être plus sûr
de le vaincre, on demandait à l’artiste de le percer de flèches dessinées plus décisives que les
flèches réelles. À partir de ce moment-là, on l’avait dans la poche. Il était envoûté, promis à la
défaite, subjugué sous des forces bien supérieures à celles des muscles. (…) C’était, somme toute,
l’expression du monde qui était reconnue comme supérieure au monde lui-même et avait le pas sur
lui. Depuis cette lointaine époque jusqu’à nos jours, cette supériorité de l’expression du monde sur
le monde réel n’a pas cessé d’enchanter l’âme des hommes. Homère, Mozart, Giotto expriment.
Mais, le vigneron aussi exprime (si l’on me permet cette facile acrobatie). »3
Dans sa préface à l’exposition d’aquarelles, dessins, gravures de Lucien Jacques en février 1956 et
décembre 1957, chez Merenciano au Vieux-Port à Marseille et à la galerie d’Orsay à Paris, Giono
évoque les « primitifs italiens »4 Giotto et Cimabue5 : « Quand Renoir peint "La Grenouillère" (qui
est de 1869) il jubile en exprimant tous les reflets de l’eau et les reflets des reflets. Les
impressionnistes à la recherche de la lumière sont allés beaucoup plus loin que lui dans cette
fragmentation. Mais il est aux premiers jours de la découverte et dans une joie dont on comprend
fort bien qu’elle se mette à dominer sa raison. S’il décide que son intelligence est maîtresse du
monde, il va se dire que la lumière étant partout il faut qu’il fragmente également les tons des
visages et des étoffes, qu’il doit tout peindre en petites touches minuscules juxtaposées. Mais avant
d’être intelligent il est peintre, c’est-à-dire ce qu’il appelle "être un pauvre homme", et au beau
milieu du tableau sur la passerelle qui joint l’embarcadère au bateau il met une bonne grosse touche
de rose qu’aurait pu étaler Giotto ou même Cimabue. C’est que sa toile avait besoin de large repos
rose pas fragmenté du tout, bien contraire à toutes les théories les plus succulentes, bien bête, une
tache d’homme des cavernes. »6
Dans les années 1950-60, quand Giono citera des peintres italiens, ce sera très souvent dans un
contexte politique ou de critique de la société moderne. On trouvera donc peu de choses
intéressantes dans les écrits de cette époque, sur le plan pictural en tout cas. Mais jusqu’à la fin, les
peintres italiens apparaîtront dans des textes divers7, Fra Angelico ou Giotto par exemple, souvent
réunis, on l'a vu.
1
Ce type de réflexion générale sera encore plus fréquent chez lui dans les années 60.
Pl. VIII, p. 1378.
3
Texte publié sous le titre « Arcadie ! Arcadie ! » et illustré par Lucien Jacques dans les Cahiers, puis aux éditions de
L’Artisan ; repris dans le recueil posthume Le Déserteur (1973). Repris ensuite dans Provence, textes réunis et présentés
par Henri Godard, Gallimard 1993, édition revue et corrigée, Folio 1995, p. 154.
4
I l les connaissait manifestement bien puisque Jolaine, la fille de Blanche Meyer, raconte que Giono l’a éduquée aux
primitifs italiens. (Annick Stevenson, Blanche Meyer et Jean Giono, Actes Sud, 2007, p. 61)
5
Le peintre du XIIIe siècle n’est cité qu’ici et dans la préface d’une exposition de Serge Fiorio en 1969.
6
Bulletin de l’Association des amis de Jean Giono, n° 4, automne-hiver 1974, p. 71-2.
7
J’ajouterai encore, pour être complète, Pinturicchio (XVe siècle) et les fresques de l’abbaye de Monte Oliveto (XVe
également) qui seront seulement cités en 1969, dans la présentation d’une exposition de Serge Fiorio.
2
Giono se sert alors souvent de la peinture pour dénoncer le mercantilisme de la société capitaliste.
Par exemple dans « Il est évident », préface à un ouvrage de Raymond Collier, Monuments et art de
Haute-Provence (Société scientifique et littéraire des Basses-Alpes, Digne, 1966) :
« Le centre artistique de Florence rapporte plus à la ville, à la région, aux Florentins de la cité et des
cités environnantes que toutes les industries groupées dans cette région, plus que si toutes ces
industries étaient multipliées par mille. Seraient-elles d’ailleurs multipliées par mille qu’elles
courraient toujours le risque d’être concurrencées par des régions où elles seraient multipliées par
dix mille, et pourraient-elles suivre la cadence qu’il faudrait encore courir après le client et essayer
de remplir le carnet de commandes avec des politiques et de la politique. Tandis qu’il n’y a pas de
concurrence pour le trésor que lui ont légué ses artistes, son école de peinture, de sculpture,
d’architecture, ses cathédrales, ses couvents, le Palazzo Vecchio. C’est par milliards que l’argent
tombe dans les escarcelles et les comptoirs florentins ; c’est par milliards qu’il tombe à Venise, à
Rome, c’est par milliards qu’il inonde la péninsule depuis le Piémont jusqu’en Sicile. Il en faudrait
des puits de pétrole et des hauts fourneaux pour arriver au même résultat ! (…)
Souvent il n’est même pas besoin d’un Fra Angelico ou d’un Rembrandt. Regardons notre région :
il est incontestable que la circulation entre Moustiers-Sainte-Marie et Pont-de-Soleil, ou entre
Aiguines et le pont de l’Artuby serait inexistante sans la "présence" des gorges du Verdon. Si le
Belge, ou l’Allemand, ou l’Anglais, et même l’Italien circule sur cet itinéraire et laisse ses francs,
ses marks, ses livres et ses lires dans les restaurants de la région, c’est pour son pittoresque. »1
Le thème est repris, à la même époque, dans « Humilité, beauté, orgueil », une des chroniques que
Giono avait pris l’habitude de donner à la presse, locale le plus souvent : « Vos plus grands
pourvoyeurs de devises en Italie, dis-je, sont vos artistes. Fra Angelico fait marcher plus d’autos
italiennes qu’un puits de pétrole dans les Abruzzes, et Giotto vaut au moins quatorze hauts
fourneaux. Il est vrai que vous avez pris un soin exquis de votre héritage. Il n’est pas possible
d’imaginer que, depuis cinq cents ans, vous ayez constamment pensé à la bonne affaire que vous
faites aujourd’hui. C’est donc votre amour du beau et votre goût qui sont récompensés. J’admire le
soin avec lequel vous sauvegardez en entretenant les choses du passé. Vous ne faites presque jamais
de faute. Quand, malgré tout, vous en faites une, elle n’est que vénielle et ne gêne guère
l’admiration. »2
La même obsession encore, dans une chronique publiée dans Le Dauphiné libéré dans les années
soixante, « L’Ingénieur » :
« Fra Angelico était-il considéré comme rentable en 1450 : demandez à Florence si aujourd’hui ce
moine ne vaut pas dix puits de pétrole.
Les rentes au surplus ne sont pas toujours payables au guichet des banques. Tel petit barbouilleur de
mur (comme on le voit) qui ne valait pas tripette pour un Médicis est de nos jours une
extraordinaire mine d’or ! »3
1938
Le 20 mai 1938, dans son Journal, Giono cite une première fois Mantegna (Quattrocento) et décrit
un tableau qui lui semble atteindre la plénitude de l’équilibre : « Le chemin que Mantegna fait
monter vers la ville derrière sa crucifixion n’a jamais été aussi creux dans de tels rochers. Au bord
de ces rochers, dans des crevasses qui n’ont jamais pu exister (car elles sont pareilles à des fentes
dans du bois et l’explosion sourde de la pierre ne se transmet pas de la même manière que
l’explosion sourde du bois – l’une vient de la sécheresse, l’autre de l’humidité), plongeant leurs
pieds dans ces crevasses, d’étranges arbres – trop hauts pour cette maigre terre et trop gros, et pas
du tout l’essence que cet habitat exige – d’étranges arbres pas du tout naturels poussent. Et
cependant rien ne donne plus à mon cœur la suave saveur de la juste nature (cosmique, même). »
(Pl. VIII, p. 247) Il évoque à nouveau le peintre4 en 1963 dans « Itinéraire de Manosque à
Bargemon », publié dans Elle sous le titre « Sur les grands chemins de Haute-Provence ». Et cette
1
La Chasse au bonheur, Gallimard, 1988, p. 84-5. Le texte est publié également, sous le titre « Un paysage dans lequel
on est heureux… » dans Provence, op. cit., p. 325-6.
2
Ibid., p. 127.
3
Les Héraclides, Éditions Quatuor, 1995, p. 145. Volume rassemblant des chroniques journalistiques inédites, mais
publication de très mauvaise qualité.
fois c’est le paysage qui engendre la référence : « Le pays a gardé de cette aventure le goût du
théâtre. Je ne parle pas des hommes qui sont comme partout ailleurs (avec encore cependant un
zeste d’originalité), mais de l’architectonie du paysage. On ne peut, par exemple, à quelques
kilomètres de là, arriver devant Roumoules sans penser (…) à ces décors contre lesquels s’appuient
les martyrs de Mantegna. »1 Giono connaissait le peintre depuis longtemps : dès le début des années
20, il avait légendé une reproduction de l’école de Mantegna : « Le Triomphe de César. Soldats
portant des trophées »2.
1939
C’est en 1939 seulement que le nom de Léonard de Vinci (1452-1519) arrive sous la plume de
Giono pour la première fois, dans « Promenade de la mort » (publié dans L’Eau vive en 1943). Et ce
à l’occasion d’un rapprochement « animal-tableau » (peut-être le seul chez Giono ?) à propos de
chauves-souris…, « ces petits mammifères mamelus et volants, aux ailes de peau, aux yeux de
biche, dont les longues oreilles sont comme des cornes, qui ont des seins comme des femmes, qui
ont du lait, qui accouchent par le ventre, qui gardent leurs petits abouchés à leur poitrine avec les
gestes glorieux des Madones de Léonard (…). » (Pl. III, p. 365-6) Audacieuse image !
Dans la pièce La Femme du boulanger (1941, publiée en 1943), quand le boulanger demande à
Aurélie, sa femme, au tout début : « Ce pays ne te plaît pas, peut-être ? », il poursuit : « Tu peux le
dire : ça n’est pas la Joconde : ces collines noires, ces forêts, les étangs ; ça sent le poisson, le
mouton et le sauvage. Et cet éloignement de tout, ça n’est pas fait pour toi qui es si belle. »3
Même si Giono ne cite pas souvent Vinci, son intérêt pour le peintre se maintient, puisqu’en avril
1947 il demande à Gallimard de lui envoyer les Carnets de Vinci4. La même année, dans un passage
déjà cité de Noé, il assimile les femmes des bourgeois de Marseille à des tableaux, de Vinci
notamment : « Tous ces insectes étaient accouplés (…) à des femmes nées sous le pinceau de Vinci
(…) » (Pl. III, p. 746) Remarque fugitive mais assez intéressante : les femmes sortent du tableau et
emportent en guise de parures des éléments du paysage qui font partie intégrante d’elles. Et plus
loin : « À l’une, à l’autre de ces fermes, qui sur le gorgerin comme Sorel, qui sur le front comme la
Joconde, qui sur le flanc comme la Simonetta5, le bijou d’émail d’une fenêtre de pigeonnier
entourée de ces rectangles, rosaces, triangles, étoiles, losanges de carreaux vernis, pourpres, verts,
dorés et bleu roi qu’on place là pour empêcher les rats d’aller manger les petits pigeons en grimpant
par le crépi de la façade. » (Pl. III, p. 851) Les fermes sont parées des bijoux des femmes des
tableaux ! On a dit que Giono invente ou confond ici : aucune des femmes évoquées ne porte de
bijou. Robert Ricatte le rappelle : « La Joconde de Vinci ne porte aucun ornement ; confusion
probable avec une autre toile du même artiste, au Louvre également, La Belle Ferronnière, dont le
front s’orne d’une pierre précieuse. »6 Ce qui intéresse surtout Giono, une fois de plus, ce n’est pas
le détail anecdotique, mais la force de l’évocation.
Vinci n’apparaît pas dans Voyage en Italie, mais bien dans le Journal inédit7 : « Annonciation de
Léonard de Vinci dans un paysage d’arbres taillés, de montagnes d’azur devant une maison profane
de ces villages traversés ce matin. » Les tableaux font donc bien partie du quotidien de Giono !
4
Autre référence encore en 1942, dans un texte inédit, « Le Voyage en calèche », publié dans la Revue 5 : « Dans le
caisson à portée de la main pourquoi n’y aurait-il pas (…) Une lunette à recul, c’est-à-dire une lunette d’approche à
utiliser par le gros bout pour qu’un paysage devienne un fond de Fouquet, un fond de Mantegna, une miniature persane,
et que j’aie le loisir d’entrer en ces lieux magiques par les portes de mon choix. » (p. 36)
1
Provence, textes réunis et présentés par Henri Godard, Gallimard 1993, édition revue et augmentée Folio 1995, p. 253.
2
Album Giono, Pléiade, p. 65.
3
Théâtre de Jean Giono, Gallimard, 1943, p. 205 (acte I, scène 1).
4
Pierre Citron, op. cit., p. 414. Autre signe d’intérêt : Giono parle aussi de la carte de la Toscane par Léonard de Vinci
(musée royal de Windsor) dans son journal inédit. (Revue Giono 4, p. 23)
5
Référence implicite au peintre Piero di Cosimo (1462-1521), évoqué une seule fois. Giono n’est pas fidèle au tableau
selon Robert Ricatte : « Rien (…) "sur le flanc" de la Simonetta, dans le célèbre portrait, attribué à Piero di Cosimo, du
musée Condé à Chantilly, mais seulement, autour du cou, un collier autour duquel s’enroule un serpent. »
(Pl. III, p. 1507)
6
Pl. III, p. 1507.
7
Revue Giono 4, p. 19. Voir aussi une référence plus sommaire Pl. VIII, p. 1342.
La seule référence réellement importante, par rapport au récit s’entend, et aux pratiques de Giono,
se trouvera, en 1958, dans Angelo, à propos de Pauline : « Son sourire est très beau, se disait
Angelo. On dirait le sourire du Saint Jean-Baptiste, de Léonard de Vinci. » (Pl. IV, p. 123)
1947
Autre tableau mis en évidence par Giono, celui d’Antonello da Messina (Quattrocento) : Saint
Jérôme dans son cabinet d’étude.
(National Gallery à Londres)
Ce tableau intervient dans Noé (1947), et Giono affirme l’avoir découvert en 1939, à un moment
crucial de son existence, alors qu’il était incarcéré au fort Saint-Nicolas pour ses opinions pacifistes,
ainsi qu’il le raconte lui-même. « Toute la ville est en effet là, aux pieds : et par les fentes de sa
carapace de tuiles on voit ses ruelles profondes. Dans une de ces rues, très solitaires (elles le sont
toutes, mais celle-là l’est plus que toutes : de tout l’hiver elle ne dégèle pas), entre deux belles
maisons pourries décorées d’arcs, de fenêtres à meneaux et de linteaux historiés, s’ouvre une porte
qui donne sur un couloir, au fond duquel on arrive dans une petite cour de trois mètres carrés verte
de mousse. Dans un coin de cette cour qui est sombre naturellement, une porte vitrée, sur laquelle
on a l’impression, tout d’un coup, qu’on a peint en couleurs vives une de ces magnifiques et
extraordinaires cellules de moines du Moyen Âge, immenses, dans lesquelles il y a tout le couvent,
ses bibliothèques, ses chapelles, ses couloirs, ses carrelages de mosaïques, ses animaux familiers
depuis le paon jusqu’au rat, les écuelles de faïence et, par la fenêtre du fond (grande dans le tableau
comme l’ongle), tout un envol dans un paysage italien. (Je pense au Saint Jérôme d’Antonello. J’ai
reçu une reproduction sur carte postale du Saint Jérôme d’Antonello en 1939, au fort Saint-Nicolas
pendant que j’y étais en prison. La carte postale venait de Hollande et mon correspondant inconnu
me disait : Isn’t this an ideal studio ? - Est-ce que ça n’est pas un studio idéal ?) » (Pl. III, p. 686)
L’explication qu’il donne quant à sa découverte du tableau est-elle bien la bonne ? Ne le
connaissait-il pas avant 1939 ? Une lettre à son ami Jean Paulhan, datant de fin février ou début
mars 1934, ouvre une autre piste : « Merci pour l’image, je la mets sur mon bureau pour la regarder.
J’aurais bien voulu qu’il y ait un mot de vous derrière pour qu’elle soit en même temps amicale. Cet
ermite en effet c’est à peu près moi. La sérénité en moins. Je suis dégoûté parce que je ne peux pas
m’empêcher d’aimer quelqu’un d'effroyablement impur. » Pierre Citron émet une hypothèse :
« Giono aurait donc reçu deux reproductions analogues ? Ou n’aurait-il pas attribué à un admirateur
anonyme l’envoi qu’il aurait reçu de Paulhan plusieurs années auparavant ? Lorsqu’il écrivait ce
passage de Noé, au début de 1947, Giono était encore tenu à l’écart de la communauté littéraire. Il a
pu ne pas vouloir gêner Paulhan en le nommant. Dans Noé, le correspondant a envoyé sa carte de
Hollande ; or "Paulhan" et "Hollande" ayant des sonorités comparables, le premier nom a pu
appeler le second. »1 Ou bien, hypothèse personnelle, Giono préfère-t-il occulter un épisode dont
l’évocation est désagréable pour lui ? Quoi qu’il en soit, il est touché par le tableau, c’est sûr, et se
reconnaît sans doute en saint Jérôme. Il en fait une description qui, comme souvent chez lui,
s’éloigne quelque peu dans l’imaginaire… alors qu’il en avait une reproduction sous les yeux !
Le texte continue : « On entre et on est dans le tableau, qui n’est pas un tableau du tout, mais
simplement la réalité. C’est un cabinet d’affaires. On a eu l’illusion parce que, par la porte vitrée, on
a vu en effet la construction d’un intérieur moyenâgeux et monastique, tapissé d’étagères sur
lesquelles sont alignés des dossiers, des minutes, des liasses de documents, d’actes, et qu’au fond de
la pièce, devant une fenêtre violemment émaillée par un jardin illuminé sur lequel elle donne, de
haut, il y a un vieux pupitre à écrire soutenant de grands in folios ouverts. Ce sont des cadastres. »
(Pl. III, p. 686)
On est dans Noé, et le texte est donc fondé sur de perpétuelles superpositions du réel et du fictif.
Ces surimpressions sont évidemment significatives : le personnage du tableau et un personnage du
roman, appelé dorénavant « Saint Jérôme »…, se recouvrent. Pour Robert Ricatte, « Giono dans son
bureau est comme saint Jérôme dans sa cellule monacale ; (…) l’écrivain observateur qui guette
Marseille pour en saisir les gestes à la glu de son regard s’est posté dans un tramway "qui lui donne
ainsi une petite cellule monacale en pleine rue" ».2 Le jeu de superpositions est mené très loin,
jusqu’à une sorte de vertige… La cellule du fort Saint-Nicolas, celle du tableau d’Antonello, le
bureau du cadastre de la fiction et le bureau de Giono lui-même !
Selon Robert Ricatte toujours : « Une première utilisation, toute différente, du tableau qui sert à
loger et à baptiser le personnage avait été prévue au folio 5, alors qu’il s’agissait de la superposition
des espaces réel et fictif : "Si on me demande comment cela se faisait, je dirai que cela se faisait
comme dans le Saint Jérôme d’Antonello". »3
C’est donc une fois encore un tableau qui permet à Giono de passer la frontière entre le réel et
l’imaginaire, un tableau qui sert d’élément déclencheur à son imagination. Et ce tableau, comme
souvent aussi, il en détourne le sens. Jean Arrouye l’a bien montré : « Cette suspension hors du réel,
dans l’équilibre de la création littéraire, repose encore sur un renversement du sens de l’image
plastique, par lequel le saint se transforme en personnage maléfique, l’homme pur et droit devient
être fourbe et retors, le personnage détaché du monde se métamorphose en avaricieux illimité,
l’auteur de la Vulgate qui a mis à la disposition de tous ce qui était réservé aux clercs cède au clerc
qui s’approprie le cadastre qui est le bien de tous. » « Ainsi, chaque fois qu’une image plastique
composée intervient dans les textes de Giono, elle est le lieu d’un retournement des signes,
l’occasion d’une projection du narrateur dans l’univers iconique ainsi modifié et l’amorce d’une
aventure de l’imagination. (…) l’image plastique apparaît comme un foyer (comme on parle du
foyer d’une lentille où les rayons se concentrent pour ensuite diverger et révéler en irisations les
composantes de la lumière) de l’imaginaire créateur de Giono. »4
1
Giono-Paulhan, Correspondance 1928-1963, édition établie et annotée par Pierre Citron, Les Cahiers de la NRF,
Gallimard, 2000, p. 56-7.
2
Notice Noé, Pl. III, p. 1432.
3
Pl. III, p. 1406.
4
Jean Arrouye, « Parenthèses imaginaires. Fonctions poïétiques de l’image plastique », dans Giono aujourd’hui, op.
cit., p. 131 ; p. 134.
1947
Piero della Francesca (Quattrocento) est cité quelques fois. Il apparaît une première fois dans Noé1
en 1947. Mais il est rarement cité seul (sauf dans Le Déserteur, voir ce nom) et est souvent associé à
Uccello (voir ce nom).
1947
e
Il faut évoquer Piranèse (XVIII ), qui bien que n’étant pas peintre, mais dessinateur et architecte,
est très souvent cité par Giono, et ce à partir de Noé (1947), et notamment dans un passage
significatif et révélateur de ce qu’il avait l’ambition de mener à bien sur le plan littéraire :
« J’avais devant moi un immense théâtre, fait de milliers de scènes alignées les unes à côté des
autres et les unes sur les autres, comme les arcades du pont du Gard, ou les niches des nécropoles
sarrasines creusées dans les falaises, ou les galeries de la vieille Charité à Marseille, ou l’étagement
des prisons du Piranèse. Pas question pour moi de ne regarder qu’un seul spectacle jusqu’au bout
(autre que celui de Langlois). » (Pl. III, p. 635-6)
Jean-François Durand a analysé ces références à Piranèse. « Il y a, dans Noé, plusieurs allusions à
l’espace complexe de Piranèse, et il s’agit chaque fois d’insister sur une scène éclatée et plurielle,
étagée sur plusieurs niveaux, comme le réel lui-même, présentant toujours, derrière la surface, une
profondeur, ou encore, rendant possible le passage d’un plan à un autre, d’une scène à une autre.
(…) L’architecture piranésienne des étagements et des niveaux, démultipliant les plans et les décors,
métaphorise l’espace imaginaire de la création, qui est lui aussi d’une infinie complexité. »2 Les
paysages « simultanés » à la façon de Bruegel ne sont en effet pas loin… Voir ce chapitre.
Un passage éclairant se trouve dans le texte « Rome que j’aime »3. Giono et Antoine Cadière se
perdent avec délectation : « Nous déambulons dans une construction "à la Piranèse" ; de
gigantesques écussons baroques avec étendards, piques, casques et tentures de pierre se perdent
dans les ténèbres au-dessus de notre tête, survolés d’étranges ponts volants, de voûtes qui n’existent
peut-être pas (dans ce que nous voyons il est impossible de faire le compte de ce que nous
inventons). »
On retrouve encore Piranèse, dans les années 60, dans Caractères : « Les pactes avec le diable se
signent sur toutes les tables de cuisine de ces villages. Et nul besoin de mysticisme pour y prendre
plaisir. Chacun porte en soi-même l’autel et les prêtres de l’intérêt. Les sentiments y sont, comme
par ailleurs, des prisons, mais des prisons à la Piranèse : il y a toujours quelque part une volée
d’escaliers qui monte vers le vide, le néant pur, un balcon qui surplombe des échos, un pont qui va
d’une porte scellée à une autre porte scellée. C’est dans ce gymnase que l’âme se livre à ses amères
pitreries. » (Pl. VI, p. 603) Et les exemples de ce type sont nombreux. Dans Provence perdue, pour
n’en citer qu’un : « Il ne s’agit pas simplement de vivre entre quatre murs ; il faut s’amuser avec
une maison. Un rectangle dans lequel on fait inlassablement les cent pas. Cinquante mille (cent
mille, cinq cent mille, des mille et des mille) âmes en pleine délectation morose de jour en jour, il
n’y a plus vite d’âme. Finalement, on préférait les prisons du Piranèse. »4 Henri Godard a repéré,
dans le carnet Janvier 1967, f° 18, appliquée cette fois à des projets de romans, la formule « Des
romans à la Piranèse »5. La référence est bien liée à la conception même de la création littéraire
pour le romancier.
1951
Il est étrange de noter que Michel-Ange (1475-1564) n’a pas encore été évoqué précisément ! Il
n’apparaît en effet qu’en 1951, dans un texte resté inédit jusqu’à sa publication en 1986 sous le titre
« Autres notes sur Machiavel ». Giono y conteste l’image qu’on a habituellement de Machiavel.
« Comment vous le représentez-vous ? Comme un de ces beaux messieurs qui ont leur portrait aux
Uffizzi ? vêtu de pelisses, chapeaux à plumes, dentelles aux manches et quoi ? logé dans les palais,
entouré de valetaille, appuyé sur sa dolcissime maîtresse, blanche et pimpante comme un kilo de
crème Chantilly dressé sur de petits choux en croustade ? Et quoi encore, des pages, des équipages,
1
Pl. III, p. 746.
« Noé ou l’espace de l’œuvre », Obliques, 1992, p. 68-9.
3
Préface de l’album portant ce titre, publié par les Éditions Sun en 1958. Dans La Chasse au bonheur, op. cit., p. 15-16.
4
Provence perdue, Rotary Club de Manosque, 1967, p. 50.
5
Pl. VI, p. 1104.
2
des fourniments, de l’or en barre ? On voit bien que nous avons lu Le Prince ; ce mot nous
impressionne. »
Il associe Vinci et Michel-Ange, dans des réflexions de nature politique :
« Un État qui fait dessiner des fortifications par Michel-Ange, peindre ses victoires par Vinci,
sculpter ses monuments aux morts par Donatello et au surplus se paye le luxe de faire faire sa
diplomatie par Machiavel, il y a de quoi, si l’on est superficiel, le croire bâti à chaux et à sable, sur
le roc, et destiné à durer.
Or il passe son temps à s’écrouler, et neuf fois sur dix de façon lamentable : avec pertes et fracas,
sang répandu, frousse aux fesses, etc. »
« Si l’on compte sur le bon, il faut neuf fois sur dix refaire ses comptes. Si l’on compte sur le
mauvais, on compte rarement deux fois. Ce sont des vérités premières. Qui vit le sait. Rien de plus
normal. Je trouve ridicule ceux qui, de ce fait, croient devoir faire triste figure, avoir le maintien
grave et se composer un beau complexe de Savonarole. Les élèves de l’école primaire savent
parfaitement se conduire d’après cette expérience. Brûler La Joconde n’y change rien. Le peuple
n’est pas bon, l’aristocrate n’est pas bon, le roi n’est pas bon. »1
Autre citation rapide de Vinci et Michel-Ange, toujours associés, en 1952, dans « Introduction aux
Œuvres complètes de Machiavel » : « On s’étonne parfois que Machiavel ait traversé toute la
glorieuse époque des chefs-d’œuvre peints et sculptés sans être artistiquement ému. Il n’en dit pas
un mot. Le petit passage de l’avant-propos aux Discorsi est loin de pouvoir passer même pour un
mot. Il est cependant vraisemblable qu’il a rencontré Léonard de Vinci à la cour de César Borgia. Il
n’en parle pas. Je ne suis pas ici de l’avis de Tommasini ; il voudrait nous persuader que Machiavel
n’a pas été insensible. Je crois que si : insensible à l’émotion esthétique. Il a été sensible à l’art de
l’écriture (et à l’éloquence) parce qu’il sait que nous vivons les mots quand ils sont justes, mais
l’expression subjective de l’homme et du spectacle de la nature à l’aide de couleurs mises en un
certain ordre, ou de pierres taillées, a dû susciter en lui un tout autre intérêt. Où nous prenons
plaisir, il n’avait, à la lettre, rien à voir. Il avait par contre tout à voir dans les raisons qui poussaient
untel à s’exprimer de cette façon plutôt que d’une autre et à organiser dans les couleurs des rapports
purement personnels. La subjectivité de cet art qui ne lui apportait rien en tant qu’élément
d’esthétique était extrêmement intéressante en tant qu’élément d’éthique. Une fresque, une
sculpture devaient être surtout pour lui la confession de l’artiste et posséder cette rare valeur d’être
une confession à laquelle on pouvait croire puisque, pendant qu’elle se faisait, le mensonge était
employé ailleurs. Il ne peut pas passer à côté d’un tel moyen de connaître. D’autant moins que le
peintre ou le sculpteur de son époque est un prince. Il aurait pu le surprendre sans défense, occupé
d’une madone ou d’un David, et il aurait négligé l’occasion ? Je ne le crois pas. (…) On ne sera
probablement pas plus de mon avis que je n’ai été de l’avis de Tommasini. Je ne m’appuie en effet
sur aucun texte clair. Toutefois, lisant Machiavel (…) pour des raisons de style (voir la manière dont
il exprimait ses pensées), j’ai souvent trouvé une écriture plus générale que politique, une
flammèche qui semblait venir d’un brasier bien différent du brasier politique, le rayon d’une étoile
inconnue (de moi tout au moins) que j’ai finalement baptisée Léonard de Vinci ou Michel-Ange. »2
En 1955, dans « Monsieur Machiavel ou le cœur humain dévoilé », texte qui sert de préface à
Toutes les lettres de Machiavel (Gallimard, 1955) : « À la rigueur, il voit la nature et les saisons. Il
peut avoir besoin d’un bosquet pour y dissimuler un parti de cavaliers, il peut avoir besoin de
prévoir le temps, pour prévoir le succès d’un soulèvement, mais le paysage peint à fresque sur un
mur, même par Michel-Ange, le laisse froid. On ne sait même pas s’il a eu le temps ou le désir d’y
jeter un coup d’œil. À quoi lui servirait un portrait d’homme ou de femme ? C’est tellement loin du
jeu qu’il mène avec les hommes et les femmes. Il les lui faut en chair et en os. Il est incapable de
rêver. »3
Il est curieux de constater que Giono précise « pas de Michel-Ange » dans les visages et les
paysages qu’il voit pendant son voyage en Italie. (Pl. VIII, p. 581) Pas de notations intéressantes
1
De Homère à Machiavel, op. cit., p. 242 ; p. 232 ; p. 246.
Ibid., p. 184-5.
3
Ibid., p. 171.
2
non plus sur le plan artistique, et plutôt en négatif dans « Un déluge » (Poèmes) : « Qu’on ne vienne
pas ensuite me raconter qu’on s’est laissé attendrir par des spectacles à la Michel-Ange. »1
(Pl. VIII, p. 497)
1952
Lors du quinzième entretien avec Jean Amrouche et Taos Amrouche, réalisé durant l’été 1952,
Giono fait mention – et ce sera la seule fois – de Carpaccio (1460 ?-1526 ?) qu’il utilise, comme il
l’a déjà fait avec Bruegel, comme exemple significatif pour faire comprendre sa conception de l’art
et de la littérature :
« Je voulais surtout dire ceci : il est impossible que le lecteur ne se rende pas compte de la position
dans laquelle se trouve l’auteur par rapport au social. Il est intimement mêlé à la vie, vous
comprenez ? Il est obligé de se servir d’un vocabulaire de gestes, d’attitudes, d’images. Ce
vocabulaire de gestes, d’attitudes, d’images, est exactement placé dans la vie même que l’auteur est
en train de vivre au moment où il décrit son personnage. Si bien que, même s’il raconte une histoire
qui se passe sous Henri IV, c’est sa propre époque qu’il décrit ! Quand il a créé une de ces
marionnettes, il va, il sort, il se promène, il voit un homme qui sort d’un seuil, il voit un homme qui
pousse une porte avec son épaule, il voit cette épaule, il voit la porte, il voit ce qu’il y a derrière la
porte, tout ça va revenir ensuite dans son personnage, très probablement il s’en servira. Je pense
qu’il y a un vocabulaire de gestes, d’attitudes, d’images, dont il a besoin pour composer la vérité de
son personnage. Prenons un exemple dans la peinture. Lorsque vous voyez la Venise actuelle, et que
vous voyez la Venise de Carpaccio, Carpaccio a décrit la Venise de son époque quand il peignait Le
Martyre de sainte Ursule. Dans la chambre de sainte Ursule vous avez les lits et les meubles de
l’époque de Carpaccio. De même que, malgré les soucis historiques qui peuvent se trouver sous ma
plume, si je décris une histoire qui se passe sous Henri IV, je mettrai des préoccupations de 1952. Je
ferai le rapport. C’est à ce titre que l’artiste exprime son temps. Quel que soit son thème. Il exprime
ce temps parce qu’il vit dans ce temps et qu’il se sert du vocabulaire qui est autour de lui. (…) Il y a
d’abord une toute petite chose matérielle, vraie, et autour de cette chose vraie, une sorte de
cristallisation, exactement comme la cristallisation se fait sur une perle. »2
Le rêve de sainte Ursule (Gallerie dell'Accademia de Venise)
1
D’après la note, il s’agit d’une allusion à L’Apocalypse, fresque de la chapelle Sixtine à Rome.
Jean Giono, Entretiens avec Jean Amrouche et Taos Amrouche, présentés et annotés par Henri Godard, Gallimard,
1990, p. 203-4.
2
S’il n’apparaît pas ailleurs, Carpaccio est pourtant bien cité dans le journal inédit1 correspondant à
Voyage en Italie : « On se promène dans un fond de tableau de Carpaccio. » Et c’est une notation
qui confirme une fois de plus cette sorte de quotidienneté, d’humanisation de la peinture très
souvent pratiquée par Giono…
1953
Stefano da Verona (Quattrocento) occupe une place importante dans Voyage en Italie (1953).
Le tableau que Giono a vu est humanisé, la Madone est une femme, le bébé un vrai bébé… « Je vais
au Castel Vecchio voir la Madone de Stefano da Verona. Elle est dans un jardin persan. On ne peut
pas imaginer la richesse de ce petit jardin de curé dans lequel la Madone est assise. Il est étroit
comme un sarcophage ; il est clos de murs où sont plaquées les arabesques d’un espalier et d’un
lierre. Je ne sais pas disserter de peinture ; c’est un art que j’ai compris tard (si tant est que
maintenant je le comprenne). Je sais que le ciel blanc d’un grand vent peut donner un air tragique à
un après-midi d’été. Dans l’herbe du jardin de la Vierge, cinq ou six anges minuscules attendent on
ne sait quoi, comme de petites musaraignes ; on les sent prêts à fuir au moindre geste. Le bébé que
la Madone a sur ses genoux est fort joli, gras à faire plaisir. Il a ce dont toutes les mères raffolent :
des fossettes aux coudes et aux genoux. Au bas du tableau, une femme triste et qui ressemble trait
pour trait à la Madone occupe ses mains vides avec une couronne d’immortelles. » (Pl. VIII, p. 581)
Suit immédiatement ce passage une réflexion générale sur la couleur2, réflexion que Giono
raccroche à l’évocation du tableau. Toute vision, toute approche, ne peut être que personnelle.
« (…) qui peut affirmer qu’il a vu un tableau quand on le lui décrit avec des mots ? Le décrire avec
des sentiments (ce qui, au premier abord paraît mieux) ne sert finalement qu’à brouiller les cartes. 3
1
Revue Giono 4, p. 18.
Voir le chapitre consacré aux réflexions théoriques.
3
Selon Sylvie Vignes, Giono se réfère ici implicitement à Lessing qui se méfie de tout « associationnisme » sauvage
entre littérature et peinture. Giono et le travail des sensations : un barrage contre le vide, Librairie Nizet, 1998, p. 186.
2
C’est que, pour exprimer, il faut un alphabet commun. La Madone de Stefano me fait penser aux
prairies du mont Viso en pleine floraison de juillet (me donne une joie semblable). Mais qui est
arrivé exactement à la même heure que moi, dans la même lumière que moi, dans le même état
d’esprit que moi, dans le même angle de vision que moi aux prairies du Viso, le 6 juillet 1915 ? »
(Pl. VIII, p. 581)
Voilà un texte important, en lui-même, mais aussi parce que c’est sans doute dans Voyage en Italie
que pour la première fois Giono s’interroge consciemment sur sa perception de la peinture et sur
l’importance de la couleur. On l’a vu plus haut déjà à propos de Giotto.
Selon Violaine de Montmollin, « Cette description de la Madone de Stefano, dite "Vierge à la
roseraie" (v. 1400) est très approximative : le tableau n’est pas étroit, les anges qui volettent dans la
roseraie sont beaucoup plus de six, etc. - Ce qui importe ici, c’est la perception de Giono. Et le fait,
fréquent chez lui, qu’un tableau lui fait penser à un paysage précis (ici les prairies du Viso) comme
plus haut les paysages étaient de Giotto ou de Poussin ».1
Notons que le tableau est aujourd’hui habituellement attribué plutôt à Michelino da Besozzo.
Pisanello (Quattrocento) occupe également une place importante dans Voyage en Italie (1953) dont
il constitue un des buts annoncés. « Nous allons à Vérone voir la princesse de Trébizonde et la foire
aux chevaux. » (Pl. VIII, p. 579) Ce sont les couleurs qui attirent surtout l’attention de Giono. « La
princesse de Trébizonde2 est dans un coin de la basilique de Sainte-Anastasie, au fond, à main
droite, en haut d’une voûte, trop haut pour qu’on puisse en avoir le plaisir qu’on attend. Les
dégradations de cette fresque qui font affleurer dans la couleur des plaques de crépi nacré et le
pelage de renard d’une pierre grasse ajoutent à la magie. Il y a dans le doré général quelques
touches de rose (certaines toitures de la ville), de violet (le ciel à travers les arbres de la forêt), de
rouge (la couverture sous la selle du cheval) qui sont comme des clous de girofle dans un plat
(quand on aime le girofle et qu’il en faut dans ce plat). J’ai un amour particulier pour les dessins de
Pisanello (je comprends toujours mieux les dessins que la peinture). Quatre ou cinq reproductions
(en noir) de la princesse de Trébizonde me servent depuis longtemps de signet dans des livres. Ici,
je vois ce visage avec sa couleur. Voilà cet admirable front de Bretonne, ce nez de fer, ces lèvres où
la sensualité est légèrement dédaigneuse, cette belle oreille, ce monstrueux chignon peints dans le
même ton de jaune clair que les talus dorés qui sont au-dessus. C’est bien le teint d’une prisonnière
qu’on délivre. De l’autre côté du cheval, à peine si la tête de saint Georges est plus rousse. Lui aussi
n’a plus une goutte de sang dans les veines, malgré sa bouche de requin-marteau. Est-ce qu’il
descend de cheval ou est-ce qu’il est sur le point de se remettre en selle ? Rien n’est plus nu que le
visage de la princesse. C’est un moment très délicat dans les buissons vert bronze où se passe la
scène. Il n’y a qu’à regarder l’œil de cette femme pour s’en convaincre. Et sa main, un peu
effacée. » (Pl. VIII, p. 582) Giono se montre très sensible à la couleur et nous donne une approche
très familière et peu orthodoxe de cette fresque, qu’il s’est appropriée, comme souvent. Il y revient
dans un carnet qui n’a pas été intégré au récit du voyage : « Ce que l’on oublie de montrer, dans les
reproductions de la fresque de la princesse de Trébizonde, à Sainte-Anastasie, et ce qu’on n’aperçoit
qu’en montant sur des chaises, au risque de se casser la gueule ou de se faire tirer les oreilles par le
sacristain, c’est à gauche, la mer verte, sous l’extraordinaire ciel d’orage et la voile gonflée. C’est
un paysage qui joue. Alors, le visage de la princesse est presque digne de la Via Mazzini à 6 heures
du soir. » (Pl. VIII, p. 1345) Autre notation, retenue cette fois : « Pisanello aurait dû peindre son
saint Georges profondément endormi. Les héros dorment souvent dans L’Arioste. Un homme qui
dort en plein jour (…) est, le plus manifestement du monde, un héros. » (Pl. VIII, p. 584) Violaine
de Montmollin signale en note que « la fresque de Pisanello San Giorgio e la Principessa (v. 1436)
a été entièrement restaurée depuis le voyage de Giono : sa description est donc un témoignage
précieux de la "magie" de son état antérieur, qui rappelle celle que provoquait en lui, petit garçon, le
visage de femme surgissant du mur moisi (Jean le Bleu, Pl. II, p. 38-40). »3
1
Pl. VIII, p. 1366.
Saint Georges délivrant la princesse de Trébizonde.
3
Pl. VIII, p. 1366.
2
Giono reviendra encore deux fois à la princesse de Trébizonde. En 1954, dans Une aventure ou la
Foudre et le Sommet : « La jeune femme s’endormit dans son fauteuil d’osier. Sa bouche s’était
serrée jusqu’à n’être plus qu’un fil. Elle penchait un peu la tête de côté, comme la princesse de
Trébizonde de Vérone. C’était l’image d’une captive que seul saint Georges peut délivrer. » (Pl. V,
p. 789) Et dans Dragoon, roman important, demeuré inachevé mais auquel il tenait (il y travailla
durant ses dernières années) : « La pauvre Apollonie (Suzanne) était aplatie sur le lit, sans force,
comme rôtie par le soleil brûlant de cette voix d’ogre (basse chantante avec des échos et des éclats).
Elle qui croyait être vendue comme un bétail, voilà qu’elle se voyait Princesse de Trébizonde
(…). » (Pl. VI, p. 719)
Pisanello, Saint Georges délivrant la princesse de Trébizonde (chapelle Pellegrini, Sant'Anastasia, Vérone)
1953
Crivelli (Quattrocento), cité dans l’énumération de Voyage en Italie (1953) , on le retrouve dans un
passage de La Pierre (1955). Giono a « acheté » l’église de Quirico d’Orcia, comme il lui arrive
souvent de rêver d’acquérir des bâtiments publics avec l’idée d’y installer son bureau dans un décor
propice à l’écriture… et ce décor devient celui d’un tableau… « Et quand je me serai bien rôti, quel
plaisir d’aller retrouver mes papiers et mes livres dans ces ombres rondes et lumineuses où la plus
petite anémone, la plus humble jatte, la plus modeste bouteille de verre vert et la plus pauvre lunette
de fer composeront une de ces adorables natures mortes que Carlo Crivelli peint en marge de ses
Vierges. » (Pl. VIII, p. 766)
Henri Godard signale que la Madonna delle candelette de Carlo Crivelli se trouve à la pinacothèque
Brera de Milan, mais que Giono n’a peut-être jamais visité ce musée2.
Il n’aimait en effet pas les musées, on le sait3. Ni les guides de voyage, comme il l’affirme dans La
Pierre : « Je me méfie d’ailleurs des guides. Ils font une réclame extraordinaire pour certaines
églises, allant jusqu’à marquer les dates approximatives d’origine et même le nom des peintres qui
ont badigeonné – fort bien, quelquefois, je le reconnais – les murs. » (Pl. VIII, p. 765)
1953
Un autre peintre, Masaccio (Quattrocento), est évoqué une seule fois, et sans être nommé, dans
Voyage en Italie, mais d’une manière révélatrice de ce qui intéresse Giono en matière de peinture :
« J’avais un clou dans mon soulier ; je suis entré chez un cordonnier via de Cerchi. L’ouvrier qui,
1
1
Pl. VIII, p. 581.
Pl. VIII, p. 766, note 1.
3
Pierre Citron rapporte que Giono, à qui Hélène Laguerre avait reproché d’avoir écrit dans Les Vraies Richesses (Pl.
VII, p. 244), en apostrophant Paris : « Tes Louvres éclatent, tes cathédrales s’effondrent », avait répondu à cette dernière
le 1er janvier 1936 : « Ça veut dire Louvres et cathédrales et pas autre chose. Ça veut dire destruction de musées, oui, le
musée étant un endroit où tout est mort. Ça ne veut pas dire destruction des œuvres. […] Destruction de l’endroit où
officiellement on admire. » (Pl. VIII, p. 67, note 4)
2
avec beaucoup d’obligeance, a tapé mon clou sur la bigorne ressemblait trait pour trait au Saint
Pierre faisant l’aumône des fresques de la chapelle Brancacci. Il est vrai que l’échoppe était éclairée
par une lampe à pétrole et qu’il n’y a que des ampoules de vingt watts dans les châsses de San
Marco. » (Pl. VIII, p. 653)
D’après Violaine de Montmollin, il s’agit de Saint Pierre et saint Paul faisant l’aumône, une des
douze fresques de Masaccio consacrées à la vie de saint Pierre1.
Dans sa lettre du 22 mai 1924 déjà citée plusieurs fois, Lucien Jacques avait fait remarquer à Giono
cette permanence des traits physiques entre les Toscans d’hier et d’aujourd’hui, constatation qu’il a
utilisée souvent : « Vous me taxerez peut-être de rétrograde à ne parler que de ces vieilles choses
mais il se trouve que les vieux artistes toscans ont fixé la plus durable et complète effigie de la race.
Elle n’a pas changé physiquement depuis (…). »2
1953
e
Outre Tiepolo, déjà cité, deux peintres du XVIII siècle font encore une très furtive apparition dans
Voyage en Italie. Giono reconnaît du Pietro Longhi dans les rues de Venise :
« On distingue3 dans la pénombre quelques vieilles maisons basses semblables à celles qu’on voit
dans les dessins de Pietro Longhi. » (Pl. VIII, p. 589)
Et Canaletto à Peschiera : « Le gazon de la contrescarpe est soigné comme une pelouse d’Oxford,
le fossé est un Canaletto. » (Pl. VIII, p. 574). Le peintre est cité encore à l’occasion d’une rapide
réflexion sur la valeur des couleurs : « J’ai vu passer une gondole de cérémonie que des employés
municipaux menaient sans doute au radoub. Elle était rouge, alors que les gondoles ordinaires sont
toutes noires (en souvenir d’un vœu qu’on fit pour une peste4). Je m’étais demandé jusqu’ici
pourquoi, par exemple Canaletto ne réussit pas à donner un air de fête au voyage du doge sur le
Bucentaure, un matin de mai. C’est qu’il accumule l’or et le rouge et que notamment le rouge sonne
ici comme un coup de semonce après lequel on est très inquiet. Ce noir au contraire est fort apaisant
dans la lumière de Venise. J’ai déjà dit qu’il était très pur en raison de l’absence de toute poussière.
Il est au surplus la seule couleur qui apporte quelque chose de nouveau dans la clarté intense. Les
autres, à la longue, ennuieraient en répétant ce que le soleil a déjà dit ; et qui est assez dur à
digérer. » (Pl. VIII, p. 604)
1955
Ghirlandaio (Quattrocento) est cité une seule fois, tardivement, dans « Monsieur Machiavel ou le
cœur humain dévoilé » : « Nous ne sommes pas dans une situation florissante. Ce n’est pas de nos
jours que Ghirlandaio pourrait écrire comme il l’a fait sous le portrait de mesdames Medici : Peint
cette année 1490 quand notre très magnifique ville était heureuse, prospère, saine et paisible. Il a
passé depuis ce temps beaucoup d’eau sous les ponts. Outre que vous ne soyez pas Ghirlandaio en
train de représenter Mme Soderini en suivante de la Vierge, il n’est plus du tout question de
bonheur, de santé, prospérité, commerce et industrie. »5
1958
Botticelli (1445-1510), pour sa part, n’est pas cité dans Voyage en Italie. Tintoret non plus
d’ailleurs. Deux grands noms pourtant ! Giono n’y parle en tout cas pas des Botticelli qu’il aurait pu
voir aux Offices, musée qu’il a pourtant visité attentivement. Violaine de Montmollin signale :
« Dans le carnet Fév. 51(f°18 v°), cependant, Giono a griffonné pendant ou après une visite aux
Offices : (…) – Annonciation de Botticelli – (…). »6
1
Pl. VIII, p. 653, note 1.
Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques 1922-1929, op. cit., p. 76.
3
À Mestre.
4
Jean-Louis Renault, membre des Amis de Giono, me fait remarquer à juste titre que c’est à son avis une (belle)
légende. En effet, divers édits somptuaires ont été proclamés en 1562 (a priori par Girolamo Prioli, 83e doge) : un
décret dogal exige que les gondoles soient désormais noires, afin d’éviter que les familles continuent de se ruiner au
travers de fastes ostentatoires. Cf. Venise et la Vénétie, Guides Voir, Hachette, 2009, p. 47.
5
De Homère à Machiavel, op. cit., p. 157.
6
Notice de Voyage en Italie, Pl. VIII, p. 1342. La note sera précisée quelque peu dans le journal inédit : « La politesse
de la vierge de Botticelli Annonciation Offices. » (Revue Giono 4, p. 19) Voir aussi la fin de ce chapitre-ci, consacrée à
quelques intéressantes annonciations.
2
On rencontre le peintre seulement en 1958 dans Angelo, à propos de la mère du hussard, personnage
essentiel : « Il avait totalement oublié son grand uniforme de colonel de hussards et tout
l’exceptionnel que pouvait communiquer à un homme le fait d’être le fils secret de cette duchesse
Ezzia, dont le petit visage de chat, les larges yeux de violette, et le trophée botticelleste de robes
brodées de jardins enchantaient les nuits de tous les êtres passionnés. » (Pl. IV, p. 32)
Et pour une notation plus anodine en 1961 dans « Images de Provence », aux Heures claires :
« C’est par des vallonnements doux qu’on monte vers la montagne de Lure. Ici c’est Vénus. Non
pas l’Aphrodite ou celle qui sort de la coquille de Botticelli, mais la virgilienne, la rustique, la
Copa, cette Syrienne à la mitre grecque qui convie le passant à venir dans la chair et le vin, parmi
les fromages et les fruits, cueillir le jour d’un jour (…). »1
Toujours donc ces rapprochements entre paysages et tableaux. Mais rien de bien neuf ni de bien
marquant depuis 1953. Cette veine-là semble s’être quelque peu épuisée.
1958
On trouve encore une allusion à Arcimboldo (XVIe), qui étrangement n’est cité qu’une fois dans
« Le Tigre », texte écrit en 1958, et publié dans Bestiaire (1991).
« Il y a beaucoup de monde dans un tigre (…) De nos jours, le tigre commande son portrait à
Arcimboldo. Il y faudrait mettre par exemple le petit ouvrier qui vient vérifier mon installation
électrique quand besoin est. » (Pl. VIII, p. 807-8)
Ce n’est pas ici une simple référence aux portraits composites faits d’assemblages divers du peintre,
dans un recueil de courts textes à la fantaisie complètement débridée : la remarque est significative
des procédés d’écriture du romancier.
1969
En 1969 enfin, Giono évoquera, curieusement pour la seule et unique fois, Chirico (1888-1978),
dans un texte intitulé « La lecture » : « Il2 détestait Dante, pour des raisons de "libéralisme
anticlérical", mais il aimait à la folie une sorte de poésie. Il connaissait parfaitement le français et il
choisit Malherbe. Il trouvait une grande joie méprisante à déambuler dans l’architecture froide et
déserte des poèmes de circonstance, les odes et les sonnets, comme maintenant par exemple quand
je me balade en esprit dans des peintures de Chirico. » « Il3 me donnait au choix, ou le Malherbe ou
le Jocelyn. Quand c’était le Malherbe, je m’en allais par des palais sonores et déserts, des
vestibules, des salles de garde, des escaliers de marbre, des ponts volants, des paliers, des corniches,
des corridors à perte de vue, sous des lumières verdâtres, dans des échos sans la moindre vie :
propres, stérilisés, sans la moindre araignée, cafard, scarabée, fourmi, scolopendre, scorpion ou
grillon blanc et mou ; un désert royal où palpitait simplement un constant crépuscule, une pourpre
cordiale, un silence de musique. C’était un peu effrayant et organisé. »4
Pour résumer, ou bien Giono est surtout sensible au sujet du tableau, sujet qu’il interprète en
fonction de ce qu’il veut exprimer lui-même : c’est le cas par exemple pour les œuvres de Giovanni
di Paolo, d’Antonello da Messina ; ou bien il est surtout sensible, jusqu’à la fascination, à
l’assemblage des couleurs : chez Gozzoli, Fra Angelico, Giotto ou Stefano da Verona par
exemple…
Ce qui apparaît clairement aussi, c’est la tendance qu’a Giono à assimiler les paysages ou les
visages croisés sur les routes et les tableaux qu’il voit. Le mouvement de va-et-vient fonctionne
d’ailleurs dans les deux sens… Ou il retrouve des paysages connus dans les tableaux qu’il voit, ou il
repère des tableaux dans les paysages ou les visages qu’il rencontre…
Signalons, pour terminer ce chapitre, que la Revue Giono 4 (2010) a reproduit des extraits du
« Journal inédit 1951-1953 », correspondant donc à la période de Voyage en Italie. Christian
Morzewski constate que des éléments accumulés dans ces carnets ont été écartés du livre – « c’est
1
Sous le titre « Il est vain de vouloir réunir… », dans Provence, op. cit., p. 58.
Son grand-père paternel.
3
Son père.
4
De Homère à Machiavel, Les Cahiers de la NRF, Gallimard, 1986, p. 17 ; p. 19.
2
notamment le cas des notes sur Assise, dont la visite semble pourtant avoir beaucoup impressionné
Giono, ou sur certains des tableaux vus aux Offices ou dans d’autres musées et églises, et dont on
peut s’étonner qu’il ne les ait pas reprises dans Voyage en Italie » (p. 14). Il est intéressant de
confronter précisément ces passages écartés avec l’approche de la peinture italienne telle qu’elle
apparaît dans l’œuvre de Giono…
Ce passionnant journal inédit cite de nombreux peintres que Giono n’a pas toujours évoqués
ailleurs.1 Retenons, pour le plaisir, quelques passages amusants et intéressants qui concernent toute
une série d’annonciations, traitées sur un mode plutôt inhabituel mais tellement gionien… On ne
s’explique effectivement pas bien pourquoi ils ne figurent pas dans Voyage en Italie.
« Offices. La pauvre vierge de Simone Martini surprise en train de lire par l’ange et qui a un si
humain recul de tout son corps devant l’Annonciation. »
Annonciation de Simone Martini (Offices)
Ou une autre, qui lui ressemble très fort : « L’air inquiet, l’air angoissé, l’œil étiré vers l’arrière, la
bouche tombante, l’air de la chatte qui sait qu’on va lui prendre son petit, stupeur devant le divin
qui s’empare d’un être cher, de la vierge transept de gauche de l’autel mur de gauche, l’air inquiet
avec lequel elle regarde le Jésus qui lui parle (à rapprocher de la pauvre vierge si effrayée de
l’Annonciation de Simone Martini des Offices). Lorenzetti. »
« Florence. Je revois l’Annonciation de Simone Martini. La vierge a vraiment l’air dégoûtée devant
l’ange et (à ne pas dire !) l’ange a vraiment l’air de proposer "une drôle de salade" pour tout dire. »
« Dans l’Annonciation de Botticelli quoique nous soyons vraiment chez une vierge bien élevée et
qui fait la révérence selon les grâces, l’ange a l’air d’être un chat qui va bondir sur le rôti. »
Et enfin : « L’air littéralement atterré de la vierge de l’Annonciation de l’Angelico. »
1
Le groupe des trois Juifs (?) dans la communion de St Jérôme de Lazzaro Bastiani (p. 17), La T[h]ébaïde de Gherardo
Starnina (p. 18), Baldovinetti, l’élan de l’ange, Les richesses de Gentile da Fabriano (p. 19), Résurrection de Raffaelino
del Garbo. Des jonchées de soldats rouges et bleus dans un paysage romantique où les verts passent par toutes les
nuances jusqu’au bleu. (p. 19) Voir Revue Giono 4, p. 18-21.
Chapitre III: de l'art oriental à l'impressionnisme...
Vaste programme ! Mais il faut dire d’emblée qu’on ne retrouvera plus de peintres qui ont eu autant
d’importance pour Giono que Bruegel ou Fra Angelico par exemple. Il sera quand même
intéressant, avant d’aborder son approche de la période contemporaine, de faire le bilan des autres
peintres qu’il appréciait, de déterminer quand il les a découverts et surtout ce qu’ils ont pu apporter
à son œuvre. L’a priori choisi est toujours de suivre l’ordre chronologique des premières
occurrences des références picturales chez Giono.
Giono s’est intéressé très tôt à l’art oriental, et cet intérêt va s’accentuer au fil du temps.
Dans Sur un galet de la mer, texte qui date de 1923, il évoque un curieux personnage qui en
annonce déjà bien d’autres : « Cet homme qui passe a commencé sa vie comme matelot sur un
bateau marchand qui allait en Chine. Il a porté dans son ballot, au retour, des kakemonos1 vulgaires
et des boîtes incrustées de coquillages. Il les a vendues, il a fait du commerce intelligemment
ensuite. Et net comme une pièce d’or, sans avoir jamais volé – ce qui est rare – il est maintenant
millionnaire. Il a cédé son commerce. Les après-midi de beau temps, il achète un cigare de trois
sous. Il le partage en deux et en garde la moitié pour le soir. Puis il va, la poche pleine de glands,
planter des chênes dans la colline. "Elles sont trop déboisées", dit-il. »2 (Pl. VII, p. 858)
Lucien Jacques semble partager cet engouement puisqu’il lui écrit, le 5 septembre 1927 : « J’ai
passé de bonnes heures avec mon ami de Mouy et sa femme et leur ai lu du Giono après avoir vu
chez eux la plus complète et la plus belle collection d’estampes japonaises et de miniatures
persanes… Ah ! Giono comme vous rêveriez de belles choses après avoir vu tout cela… »3
De belles choses comme ce paysage peut-être, décrit dans « Itinéraire de Nyons à Manosque », texte
publié dans la Revue du Touring Club de France, en juillet-août 1964, sous le titre « Itinéraire » :
« (…) après le troisième virage sur cette petite route, si vous faites 100 mètres à pied sur votre
droite et descendez dans un vallon, vous trouverez un petit paysage japonais : trois pruniers
sauvages (qui sont fleuris en mai) d’un dessin, d’une encre et d’une économie de moyens
admirables. Derrière eux, la montagne a la fragilité et la transparence d’une porcelaine à peine
bleutée (il faut que ce soit vers 4 heures de l’après-midi). Il n’y a rien à faire qu’à regarder. (…)
Rester immobile et écouter le vent. C’est tout. »4
Dans « Peinture et dessin », chronique publiée dans ses dernières années, et dont nous reparlerons,
Giono évoque la puissance d’évocation du dessin oriental : « Rien de plus intelligent qu’un dessin5 ;
c’est l’empreinte même de l’intelligence. Le mot existe, tel qu’on va l’employer, dans la mémoire
ou dans le dictionnaire. Il n’y a pas de catalogue pour le trait, il faut l’inventer sur l’instant ; il se
met à exister au moment même où on l’emploie. C’est pourquoi le dessin devient une passion. Dans
cette nécessité de s’employer totalement et chaque fois à l’aventure, il y a une jouissance dont on ne
peut plus se passer. Les Japonais sont allés, se sont efforcés d’aller le plus loin possible dans cette
intoxication. Ils se sont délectés les premiers à dessiner un paysage comme s’il était un être vivant
en mouvement. »6
Dans la présentation d’une exposition de Serge Fiorio, en 1964, Giono souligne la modernité des
peintres chinois, dont sa connaissance est précise7 : « Derrière les têtes des tentatrices, de SaintAntoine Abbé et Saint-Paul Ermite du Pinturicchio, il y a un petit paysage de montagnes et de mer
tout à fait semblable au paysage de montagne et de mer de Won Tcheu de la fin de la dynastie
1
Les kakemonos sont des peintures japonaises en toile, soie ou papier, enroulables autour d’un bâton, et suspendues
verticalement.
2
Pierre Citron signale en note que Giono avait déjà publié en octobre 1922, dans La Criée, « Deux images pour illustrer
Oïmatsu ». (Pl. VII, p. 1311)
3
Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques 1922-1929, Cahiers Giono, Gallimard, 1981, p. 195.
4
Provence, textes réunis et présentés par Henri Godard, Gallimard 1993, édition revue et augmentée Folio 1995, p. 244.
5
Cf. l’affirmation de Giono : « je comprends toujours mieux les dessins que la peinture » (Voyage en Italie, Pl. VIII, p.
582).
6
La Chasse au bonheur, Gallimard, 1988, p. 181.
7
Voir aussi à ce propos le chapitre consacré à Gracieuse Christof.
Ywan. La ville de Jérusalem de la légende de la croix de Piero della Francesca (et les vies urbaines
des panneaux de Monte Oliveto, les jardins et les bosquets de Hans Memling, derrière le Portrait
d’un jeune homme) ajoute le subjonctif à l’écriture et à la couleur, comme "Le Palais Han" d’un
anonyme de l’époque des Song du Sud (et les rocs et les falaises convulsives de certaines
compositions très denses de l’Académie Ming : "Habitation dans la forêt" de Wang Mong évoquera
par exemple Max Ernst ou un autre surréaliste). »1
Dans une chronique des années 60, publiée dans Le Dauphiné libéré, et intitulée « Le rythme »,
Giono évoque cette fois la peinture japonaise : « Dans le premier livre du Roman de Genji, que
Madame Murasaki écrivit au Japon aux environs de l’an 1000, il y a un extraordinaire passage sur la
peinture. Genji, qui est un prince et un Don Juan, s’abrite d’un violent orage nocturne dans le hall
d’un château en ruines de la forêt. Avec ses compagnons et son escorte, il fait du feu et tout le
monde essaye de passer le temps en discourant à bâtons rompus sur les choses de la vie. On parle
des femmes, de la gloire, des honneurs, de la politesse, des combats, des arts en général, et Genji,
lui-même, plus particulièrement de la peinture. Il dit : "Les peintres (il parle des peintures de l’an
1000 au Japon, mais il semble parler des peintres de tous les pays et de tous les temps), les peintres
peignent volontiers les volcans jetant des flammes ou des combats d’empereur : il y a plus de
peinture dans une pomme sur une nappe."
Il nous faudra, à nous Occidentaux, encore neuf cents ans pour en arriver à la même constatation. »2
« Il y a plus de peinture dans une pomme sur une nappe » ! Voilà qui mène à Cézanne…
1924
Cézanne joue un rôle essentiel dans l’œuvre de Giono3 et il y intervient très tôt.
Le peintre apparaît pour la première fois en 1924, le 13 octobre, dans une lettre de Giono à Lucien
Jacques : « (…) je me suis donné à ces bucoliques4. À mon avis, c’est de beaucoup ce que j’ai fait
de mieux jusqu’à présent. C’est le genre des "Larmes de Byblis". Deux ou trois légères intrigues
courent de poème en poème, entre ces poèmes des évocations de la nature tiennent la place des
jours vides. J’ai fait là-dedans de l’antiquité d’après nature si je puis ainsi dire après Cézanne
(j’explique bien mal ce que c’est). »5 La référence restera bien vivante entre eux. Dans une lettre du
19 mars 1929, Lucien Jacques parle d’une exposition qu’il a vue au musée de Cannes : « Mais là,
dans l’exposition, il y avait Cézanne doux et ferme et bleu comme Baumugnes. »6
Giono a écrit plusieurs textes sur Lucien Jacques, dont une préface à son exposition d’aquarelles,
dessins, gravures en février 1956 et décembre 1957, chez Merenciano au Vieux-Port de Marseille et
à la galerie d’Orsay à Paris. C’est un texte important, sur lequel nous reviendrons. Il y mentionne
Cézanne : « L’atelier n’est qu’un local tranquille où l’on travaille la matière apportée du dehors. La
reproduction des volumes et de la couleur par le procédé de la peinture sur une surface plane pose
des problèmes qui résistent à la mathématique mais cèdent à l’émotion. (...) Il y a de longues années
de vie aixoise dans une pomme de Cézanne. »7
Au moment de rédiger Le Grand Troupeau (1931), roman composé en « tableaux », Giono – de
même qu'il avait songé à Bruegel – songe à Cézanne. Janine et Lucien Miallet le soulignent dans la
notice : « La peinture lui fournit (…) des repères, sinon des modèles (…). Le nom de Cézanne vient
sous sa plume lorsqu’il veut peindre le coucher de Julia 8. Ce qu’il admire chez les deux peintres
c’est l’intensité des rapports qui s’établissent entre trois pommes de Cézanne aussi bien qu’entre les
éléments multiples d’une scène de Bruegel. » Et plus loin : « Ce qu’il y a de beau surtout, c’est que
1
Catalogue de l’exposition « Autour de Giono », Actes Sud, 2002, p. 44.
Les Héraclides, Quatuor, 1995, p. 40.
3
Sylvie Vignes établit un parallélisme étroit entre Cézanne et Giono, dans « Giono : l’œil du peintre », Littératures, n°
31, Presses universitaires du Mirail, Toulouse, automne 1994, p. 191-3.
4
Selon Pierre Citron, il s’agit de 29 poèmes qui seront publiés en 1938, dans le n° 5 des Cahiers du Contadour, sous le
titre « Églogues ».
5
Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques 1922-1929, op. cit., p. 94.
6
Ibid., p. 266.
7
Bulletin de l’Association des amis de Jean Giono, n° 4, p. 74.
8
Matériaux divers, f° 49.
2
la phrase de Giono, qui s’est proposé, pour peindre le coucher de Julia, la référence de Cézanne,
construit avec une sûreté heureuse le personnage selon son volume, son poids, son mouvement. »1
Cézanne, La Montagne Sainte-Victoire © L’Hermitage, Saint-Pétersbourg
Mais c’est dans Noé (1947) qu’on trouve cette phrase-clé que Giono aura déclinée sous toutes sortes
de formes : « Quoi qu’on fasse, c’est toujours le portrait de l’artiste par lui-même qu’on fait2.
Cézanne, c’était une pomme de Cézanne. » (Pl. III, p. 644) Gilles Lapouge a bien formulé
l’importance de cette formule dans un article intitulé « Giono, menteur de grands chemins » : « Noé
dit que Cézanne, c’est une pomme de Cézanne, et il veut dire, bien sûr, que les hêtres magiques du
Jocond, les plateaux noirs du Ventoux, c’est Giono. »3
Gilles Lapouge évoquait le mensonge… Giono l’avait fait lui-même, par exemple en 1962, dans sa
« Préface à un Tableau de la littérature française » : « L’écrivain (ou le peintre), l’artiste témoin de
son temps est une invention, et pour le besoin d’une cause : il n’est que le témoin de lui-même.
C’est son émotion qu’il exprime. Il se plaît au mot "objectif" et il ne travaille que dans le subjectif
(…).
L’écrivain (ou le peintre), l’artiste est avant tout un homme qui se montre. Qu’il se cantonne dans
son art ou qu’il s’engage, il fait son portrait. Il se propose à la cour, au peuple, à la chambre des
femmes, à la politique. (…)
Restera le portrait de l’artiste par lui-même (faux, bien entendu). »4
Et déjà en 1952 dans les Entretiens avec Jean Amrouche et Taos Amrouche, se référant
explicitement à Cézanne : « (…) tout à l’heure aussi, lorsque j’ai parlé du mensonge, je voulais
1
Pl. I, p. 1097 ; p. 1101.
On retrouve l’expression dans la préface de 1959 à Accompagnés de la flûte : « Bien que peu de matière ait été
employée, je suis spirituellement tout entier dans ces quelques poèmes. Le portrait de l’artiste par lui-même que j’allais
par la suite peindre dans près de cinquante romans était ici déjà parfait. » (cité par Jacques Mény dans la Revue Giono 2,
2008, p. 10)
3
Le Monde, 12 juillet 1986.
4
De Homère à Machiavel, Gallimard, 1986, p. 16-17.
2
donner une définition de l’œuvre d’art personnelle. Mais j’ai en même temps voulu donner une
définition de l’œuvre d’art qui aille à l’encontre de l’œuvre d’art formelle quand on imagine qu’elle
est une expression formelle de la réalité. C’est là que je réclame le droit au mensonge. La littérature,
l’expression de l’art est un mensonge. La peinture aussi. Le champ de blé de Van Gogh c’est le
champ de blé plus Van Gogh. Il y a le champ de blé de Dieu, il y a le champ de blé du propriétaire
du champ de blé, il y a le champ de blé de celui qui passe par la route et puis il y a le champ de blé
de monsieur Van Gogh. C’est un champ de blé particulier, c’est un mensonge, c’est à celui-là que
nous nous intéressons. À l’origine, Cézanne, Van Gogh ont ajouté à tous les champs de blé qui
existaient déjà un champ de blé : un champ de blé Van Gogh, et Cézanne a ajouté une SainteVictoire Cézanne. Alors le pin-lyre, Amrouche, ce fameux pin-lyre, eh bien, croyez-y. »
Et Giono d’insister encore sur le parallélisme entre la littérature et la peinture : « Au point de vue de
la création littéraire, j’ai fait pour mes personnages comme j’ai fait pour le pin-lyre. C’est-à-dire, je
me suis servi de mes émotions personnelles. Lorsque Van Gogh, lorsque Cézanne, pour revenir aux
exemples de tout à l’heure, ont exprimé le champ de blé et la Sainte-Victoire, ils ont exprimé
réellement ce qu’ils voyaient parce qu’ils avaient une vision personnelle. J’ai exprimé mes
personnages avec ma vision personnelle, sans jamais tricher ni truquer. »1
En 1961, Giono rédige le texte de présentation d'une exposition intitulée « Le Portrait en Provence,
de Puget à Cézanne », exposition qui se tient en novembre et décembre au musée Cantini de
Marseille. Le conservateur actuel du musée, Olivier Cousinou, m’a fait parvenir la photocopie de ce
court texte. Giono, dans un style assez nébuleux, y oppose paysage – y compris non figuratif – et
portrait. Seul le portrait permet, selon lui, d’aller réellement au fond des choses, au plus profond de
l’humain, de dépasser le superficiel et l’anecdotique :
« (…) au moment où l’âme s’ajoute, le combat commence, car ce n’est pas de Sirius qu’on regarde :
c’est du centre même de l’objet à exprimer ; non seulement il vous entoure, vous contient, et parfois
vous "digère", mais il est vous-même sans la moindre parcelle d’exotisme, à un point qu’au moment
où il faut que vous fassiez obligatoirement connaissance, il n’y a plus rien devant vous que vousmême. Ce regard qu’il faut exprimer, vous l’avez eu ; cette bouche, vous savez de quoi elle est
capable ; ce port de tête, bien des événements vous ont obligé à de semblables ; ce fragile édifice de
poussière, c’est le vôtre. (…)
À chaque instant, l’anecdote est prête à se glisser sous les doigts du peintre : c’est l’œil qui peut rire
ou pleurer, c’est la bouche qui méprise ou accueille, c’est la lèvre qui fleurit, c’est la main qui
froisse, qui caresse, qui désigne, qui s’ouvre, se ferme, se tend… À son utilisation ou à son rejet de
l’anecdote, on voit le caractère de l’artiste : les uns ont peur, les autres affrontent bravement la
solitude et le désert. »
Il faut noter aussi que le dernier texte de Giono consacré à la peinture, à ma connaissance du moins,
sera pour l’exposition « Paysages du Midi, de Cézanne à Derain » au pavillon de Vendôme à Aixen-Provence, durant l’été 19692. Et il faut bien dire que ce n’est pas son texte le plus intéressant. Il
s’agit d’une courte « Lettre à Madame de N. sur les paysages provençaux ». Les divers paysages
qu’on peut rencontrer en Provence sont assez sèchement énumérés car Giono semble souhaiter
vouloir les garder pour lui : « je préfère vous déballer en vrac un catalogue de clichés idoines ».
Mais il n’y est absolument pas question de peinture… et c’est donc un peu décevant !
1929
Cézanne conduit donc directement à Van Gogh. Le peintre intervient également tôt dans l’œuvre de
Giono, et de manière régulière jusqu’à la fin de sa vie. Je n’irai bien sûr pas jusqu’à affirmer que
c’est encore Lucien Jacques, qui a pourtant souvent servi de « passeur culturel », qui lui a fait
découvrir Van Gogh… Mais dans sa lettre (déjà citée) du 19 mars 1929, où il lui parle des tableaux
1
Entretiens avec Jean Amrouche et Taos Amrouche, Gallimard, 1990, p. 78-9.
Pavillon de Vendôme, « Paysages du Midi, de Cézanne à Derain », Aix-en-Provence, 1969. Le texte, sous le titre
« Lettre sur les paysages provençaux », a été publié également dans le recueil Provence édité par Henri Godard.
2
qu’il a vus lors d’une exposition à Cannes, Lucien Jacques a ces mots étonnants : « Van Gogh
austère, rutilant et vrai comme toi. »1
Dès 1935, Giono évoque Van Gogh dans son Journal. La famille est en vacances à Lalley, dans le
Trièves, village découvert grâce au peintre Édith Berger qui y vit (il sera question d’elle plus loin).
Le 15 juillet : « Édith Berger n’est pas là. Mais elle est là. Elle a mis sur la table un beau pot
d’argile plein de roses. (Je l’ai pris et il est sur ma table de travail maintenant.) Elle a collé à nos
murs des reproductions de Van Gogh que j’ai trouvées petit à petit, un ici, un là. Le champ de blé.
Le tronc d’arbre. La salle de bistrot. » Et le 17 : « Midi. Après le déjeuner, pendant qu’Élise essaye
d’endormir Sylvie, la petite bonne Césarine regarde le mur où se trouve une reproduction du café de
nuit de Van Gogh. Elle me dit : "C’est bien quand même ce tableau." Je me retourne pour voir si
c’est bien ça qu’elle désigne. Oui. Le Café de nuit est seul sur le mur.
- Vous le trouvez bien ?
- Oh oui.
- Ça vous plaît ?
- Ça me plaît beaucoup.
- Vous savez que c’est un très beau tableau en réalité.
- Oui, ça n’est pas vilain. » (Pl. VIII, p. 30 ; p. 33)
Toujours dans son Journal, le 7 décembre 1937, Giono réfléchit à la conception du Poids du ciel.
« L’idée des dialogues portant en marge le nom des parleurs comme au théâtre est un excellent
moyen d’ARMATURER ce que de pures citations de titres de journaux auraient d’inconsistant. Il
peut ainsi y avoir les indications faciles des rapports journaliers des vivants et des morts. Le rapport
d’un vivant avec V. Hugo, Van Gogh, Bach, Goethe en même temps qu’il y a aussi le rapport de ce
même vivant avec le contrôleur des Contributions directes, sa mère, ses amis, le percepteur. » (Pl.
VIII, p. 228) Dans Le Poids du ciel, précisément, en 1938, Van Gogh contribue à faire oublier à
Giono les horreurs et les turpitudes de la vie moderne : « Possibilité de donner vraiment l’odeur de
la soue. Remuer le fumier dont nous ne sentons plus l’odeur à force de l’habiter. Il y a en plus
évidemment dans la qualité d’un jour, tout le débat intérieur, le soliloque des individus, les
dialogues, les aventures qui ne sont pas sur le journal. Quand la voix des grands morts me touche
avec une amoureuse violence. La transformation magnifique de ma vie, brusquement, quand me
revient au noir de l’œil la couleur du portrait d’Armand Roulin par Van Gogh, ou Le Champ de blé
aux corbeaux, ou Le Cyprès sous la lune2, comme si on venait de me faire une piqûre d’un délicieux
remède. »3 (Pl. VII, p. 421) Jean Arrouye estime que ces trois tableaux « sont seulement
mentionnés, apparemment pour opposer des œuvres qui procurent un vrai bonheur esthétique aux
prestiges vains des parades organisées par les fascistes place de Venise à Rome »4 et que Giono n’en
détourne donc pas le sens, comme il le fait pourtant souvent.
Dans le Journal de l’Occupation, le 9 novembre 1943, Giono réfléchit déjà au rôle des couleurs :
« Dans cette histoire de la couleur, le mieux est de dire qu’on doit lui faire jouer le rôle (au cinéma)
qu’elle joue dans un tableau. Le peintre n’a pas mis la couleur vraie, ou juste, il a inventé (toujours
la querelle du vrai et du faux). Ce qui gêne et irrite dans le cinéma en couleur c’est que la couleur
est vraie. Il ne faut pas qu’elle soit vraie. De même que Van Gogh peint le champ de blé d’un large
coup de jaune de chrome et ne se soucie pas d’exprimer autrement le scintillement des tiges que par
le blanc de la toile (pourquoi ? parce que dans la contemplation du vrai champ de blé il a eu l’œil
absorbé par l’admirable jaune des épis mûrs et que le gris éblouissant des tiges lui a paru par rapport
blanc). De même, établir non pas la vérité ; mais la vérité sensuelle des rapports. Et pour le
dramatique, peut-être faire des lèvres vertes et des yeux rouges. Mais ceci est une autre histoire. »
(Pl. VIII, p. 351)
1
Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques 1922-1929, op. cit., p. 266. Eugène Martel développera le même
rapprochement Giono-Van Gogh (voir à son nom).
2
Jean Arrouye précise que Le Cyprès sous la lune, qui n’est le titre d’aucun tableau de Van Gogh, ne peut désigner que
la Nuit étoilée à Saint-Rémy, de 1889. (« Le poids des images », Revue Giono 3, p. 241)
3
Pierre Citron note que Giono n’avait pas vu ces tableaux, mais qu’il possédait déjà de nombreux livres d’art.
4
Jean Arrouye, « Le poids des images », Revue Giono 3, p. 240-241.
Giono va beaucoup tourner autour de la même idée, dont il donnera toutes sortes de variations. Par
exemple dans ses entretiens avec Jean Amrouche et Taos Amrouche, en 1952 : « Le personnage est
inventé, en ce sens que je prends un personnage réel, et je m’ajoute à ce personnage réel exactement
comme un peintre s’ajoute au paysage qu’il voit et qu’il exprime. »1
Voyons plutôt comment sa pensée se précise en ce qui concerne Van Gogh en particulier.
Finalement, comme souvent chez Giono, ce qui importe surtout, c’est l’homme qui perçoit l’œuvre
d’art, plutôt que l’œuvre elle-même, comme il l’écrit dans « Maisons en Provence », une chronique
parue dans Le Dauphiné libéré le 7 mai 1965 : « Une porte, une fenêtre entrebâillées laissent passer
juste ce qu’il faut de lumière pour animer les couleurs que vous disposerez au fond de l’ombre, vous
aurez ainsi le plaisir de les voir lentement venir au jour. L’œil a trouvé tout de suite son compte. (...)
Vous entrez et l’ombre vous enveloppe. Vous êtes encore pendant une minute ou deux dans la
pinède grise, puis le monde, le vôtre, apparaît peu à peu. Pas besoin d’un Renoir ou d’un Van Gogh
(si on les a, tant mieux, qu’on en profite), mais il suffit d’une poignée d’épis mûrs, d’un raphia
coloré, d’une bassine de cuivre, d’une étoffe, d’un châle, du paillage d’une chaise, d’un bois ciré,
d’un verre contenant un peu d’eau claire, d’une rose, d’un miroir, d’une dorure, d’un parquet de
terre cuite, pour que tout, autour de vous, prenne volume et profondeur. »2
Dans la série d’entretiens réalisés en 1965 par Jean Carrière, Giono affine encore sa pensée :
« (…) pour ceux qui y vont, il ne faut pas qu’ils s’imaginent aller trouver dans mes pas des choses
qui sont décrites dans mes livres, c’est une adaptation, une transformation des choses vues par
l’artiste.
Tu comprends, voilà un champ de blé. Il existe un champ de blé. Ce champ de blé, il existe pour son
propriétaire, il existe pour le bourgeois qui promènera sa famille autour du champ de blé le
dimanche après-midi, il existe pour l’économiste distingué, qui, lui, comptera ce champ de blé dans
l’étiage de la récolte de la France et il existe le champ de blé de Van Gogh. Le champ de blé de Van
Gogh n’a aucun rapport avec le champ de blé de tous les autres, tu comprends. Montre le champ de
blé de Van Gogh au propriétaire, il ne reconnaîtra pas son champ de blé. Montre-le au bourgeois, il
ne reconnaîtra pas l’objet qui lui a donné le plaisir qu’il a pris en se promenant autour du champ de
blé le dimanche après-midi, quant à l’économiste distingué, il s’en foutra totalement, tu comprends.
Tandis que nous, toi, moi et beaucoup d’autres, ce que nous allons mettre au mur, ça ne va pas être
le barème de l’économiste distingué, ni le portrait du bourgeois, mais c’est le champ de blé de Van
Gogh. Pourquoi le champ de blé de Van Gogh ? Parce que Van Gogh a pris le champ de blé, il s’y
est ajouté, et puis il a transformé le tout en une espèce d’autre chose qui est devenue le champ de
blé de Van Gogh. »3
Notons que cette réflexion autour du champ de blé se trouvait déjà, et quasiment dans les mêmes
termes, dans le Journal de l’Occupation4, dans Virgile5 ou encore, en 1960, dans la préface à
Chacun son royaume de Georges Navel6. Il semble que Giono aurait aussi utilisé la même image
récurrente dans des propos concernant le cinéma7. Et on la retrouve encore, quasiment telle quelle,
dans un entretien du milieu des années 60 avec Marc Blancpain, secrétaire général de l’Alliance
Française8.
Comme on l’a vu déjà pour Cézanne, le travail du peintre et celui du romancier sont assimilés :
« (…) le romancier, c’est d’abord un monsieur qui raconte une histoire, et c’est ensuite, nous le
voyons, un monsieur qui raconte une histoire qu’il a inventée. Mais non pas un monsieur qui calque
1
Entretiens avec Jean Amrouche et Taos Amrouche, op. cit., p. 57 (entretien n° 3).
Provence, op. cit., p. 321-2.
3
Jean Giono, Qui suis-je ?, La Manufacture, 1985, p. 144-5.
4
En date du 20 septembre 1943. Pl. VIII, p. 313-4.
5
Pl. III, p. 1034.
6
De Monluc à la « Série Noire », Gallimard, 1998, p. 174-5.
7
Maurice Chevaly, Giono vivant, notre ami Jean le Bleu, éditions Autres Temps, 1995, p. 130. Dans un passage que
Chevaly n’identifie pas précisément, Giono considère le cinéma comme un « art mineur » par rapport à la peinture qui
est « subjective ». Ce qui importe pour lui, c’est « imprimer sa marque ».
8
Entretien exhumé par Jacques Mény et diffusé dans l’émission radio consacrée à « Jean de Manosque », le 30 octobre
2009, sur Fréquence Mistral (www.frequencemistral.net).
2
ce qu’il écrit sur la réalité. Je reçois très souvent des lettres, d’un monsieur ou d’une dame qui vous
écrit : "Ah Monsieur, si vous me connaissiez, ma vie est un roman !" Et elle te dit : "Voilà, je me
suis mariée, puis j’ai divorcé, et puis mon fils est mort, et puis alors je suis seule maintenant, et
voilà, c’est un roman." Bien sûr c’est un roman, il n’en a pas fallu plus à Maupassant pour faire un
roman, mais tout cela a été redigéré, repris. C’est toujours le champ de blé de Van Gogh. Il faut que
l’artiste s’ajoute à cette vie pour en faire un roman et s’il s’ajoute considérablement, il invente
presque tout. »1
Van Gogh, Champ de blé aux corbeaux © Musée Van Gogh, Amsterdam
Mais de là à expliquer vraiment ce qu’est une œuvre d’art… « (…) nous donnons des noms
différents à des quantités de choses qui sont très simples, tu comprends, c’est l’œuvre d’art. Qu’estce qui se passe dans l’idée de l’artiste, et dans le cœur et l’âme de l’artiste pour qu’il ait l’intérêt et
la curiosité de créer une œuvre d’art, ça je n’en sais rien et je ne crois pas que personne ne le saura
jamais d’une façon certaine. Il se passe un phénomène qui est peut-être humblement physique ou
peut-être humblement chimique dans l’esprit de l’écrivain ou de l’artiste. »2
Toute une série de peintres, s’étageant du XVIe au XIXe siècles, vont être introduits successivement
dans l’œuvre de Giono, en gros pour l’essentiel du Poids du ciel (1938) à Noé (1947) et Voyage en
Italie (1953).
1938
C’est dans Le Poids du ciel (1938), essai dans lequel Giono fait référence à de nombreux peintres,
que Rembrandt est évoqué pour la première fois, mais de manière allusive : « Aucune leçon
d’anatomie ne peut retrouver dans ma chair le passage de la joie ; elle devrait pourtant marquer sur
moi comme le vent sur un champ de blé, puisqu’elle m’a brusquement tout bouleversé de fond en
comble. » (Pl. VII, p. 471) Il est question bien sûr de La Leçon d’anatomie, tableau qu’on retrouve
en 1947 dans Noé, au moment crucial où Giono explique le processus de création de Un roi sans
divertissement : « À ces moments-là, c’était le procureur qui avait un des pêchers du verger en
travers du corps ; les feuillages (c’était en septembre, les pêchers avaient encore des feuilles) lui
faisaient comme une collerette ; il avait l’air d’un médecin hollandais dans une autopsie de
Rembrandt (et ceci déterminera d’ailleurs, je crois, une grande partie de son avenir). »
(Pl. III, p. 624)
Très anodine citation cette fois dans une chronique du début des années 60, « Faits divers » : « C’est
là-dessus qu’il a six fermes et deux châteaux du XVIIe, malcommodes comme il se doit,
impossibles à chauffer, pleins d’échos, de courants d’air, mais aussi de meubles authentiques et de
tapisseries. Quelques tableaux aussi, notamment un qui passe pour être un Rembrandt et qui est un
1
2
Jean Giono, Qui suis-je ?, op. cit., p. 151.
Ibid., p. 170.
La Tour1 (ce qui n’est pas mal). »2 Et encore dans une chronique du Dauphiné libéré, le 29 août
1965, à propos du racisme : « Il y a des Picasso noirs, il n’y a pas de Rembrandt noirs. Dire que la
culture noire n’enrichit pas la culture blanche : elle est autre chose. »3
Et on retrouve enfin Rembrandt dans la diatribe déjà citée contre le mercantilisme, à propos de
Florence, dans « Il est évident », préface au livre de Raymond Collier, Monuments et art de HauteProvence (Société scientifique et littéraire des Basses-Alpes, Digne, 1966) : « Il a suffi du génie de
quelques artistes et de l’intelligence conservatrice de leurs héritiers. Les Pèlerins d’Emmaüs, La
Ronde de nuit, Les Syndics des drapiers, La Leçon d’anatomie, voilà qui n’a pas besoin de Marché
commun pour faire entrer les devises. »4
1938
Le Greco apparaît également dans Le Poids du ciel. Un tableau, L’Enterrement du comte d’Orgaz,
va alimenter la réflexion de Giono sur la décadence morale liée à la modernité : « Mais (…) il aurait
fallu soigneusement lessiver et frotter les coins de poils et les endroits travailleurs de l’âme, où
naturellement elle se salissait plus vite. À l’époque de la création des lois spirituelles, elle était déjà
devenue une sorte de comte d’Orgaz, un flot de pus serré dans une armature inutile (dont l’acier
même a l’air de vomir) effondrée entre les bras des prêtres et des nobles. Seulement, le consolant,
quand on regarde l’enterrement du comte d’Orgaz, c’est qu’il est mort et qu’il s’en fout, et qu’au
fond il est le grand vainqueur de tous ces évêques et tous ces soldats qui sont là, à ne plus savoir que
faire de cette pourriture crustacée dont ils ont plein les mains, essayant de s’en débarrasser les uns
sur les autres comme des pitres englués dans du papier tue-mouches. Mais l’âme ? Instinctivement,
encore une fois et malgré vos philosophes, vous êtes arrivés à savoir qu’elle est immortelle. Oui,
elle est immortelle. Regardez dans quel état est l’âme humaine maintenant et dites-moi si c’est
consolant de savoir que, malgré tout, elle est encore vivante ; qu’elle ne mourra jamais, malgré
toutes ses plaies ! (…) Nous sommes allés le plus loin possible dans toutes les directions, les uns et
les autres, de bonne foi. Partout ces cuirasses cadavériques, partout ces chancres ornés, partout ces
rois verts, partout ces Orgaz ruisselants de sanie. » La référence va se poursuivre, obsessionnelle,
distillée au fil des pages : « Toutes ces âmes perdues de mal et de saleté, tous ces comtes d’Orgaz
liquéfiés, vous les voyez se balancer sur l’étendue de la terre avec cette houlante force des vagues
de tempêtes, mais là, au milieu, au centre de l’action, il n’y a pas beaucoup de gestes, il y a un très
petit pas de danse. Il y a, bien sûr, cette mauvaise odeur obligatoire du chef et il faut bien convenir
qu’une partie de l’ivresse universelle vient de cette mauvaise odeur si succulente. Mais il y a le tout
petit pas de danse assez nécessaire malgré tout. » « Alors pourquoi cet affolement ? Pourquoi vous
précipitez-vous contre la terre comme sur le plancher d’un bateau qui fait naufrage, comtes
d’Orgaz, tellement pourris que vous ne pouvez plus vous battre que par vos microbes ? »
(Pl. VII, p. 336-7 ; p. 342 ; p. 346)
Si Giono ne déforme pas réellement cette fois la description du tableau, il en détourne le sens,
comme cela l’arrange, et selon son habitude, ainsi que le montre Jean Arrouye : « (…) quel
prodigieux retournement des évidences et du sens de l’œuvre ! Ce pauvre comte dont la légende dit
qu’il aurait été enterré à Santo Tomé par saint Augustin et saint Étienne eux-mêmes en
reconnaissance de ses œuvres de bienfaisance, que le Greco montre accueilli par le Christ en
personne, devient l’anté-Christ, le césar (…). L’image de l’entrée dans la vie éternelle devient celle
de la mort dévastatrice ; la dépouille parée d’une étincelante armure est changée en "pourriture
crustacée", objet "ruisselant de sanie", les évêques et les grands d’Espagne ne sont plus que des
"pitres englués dans du papier tue-mouche", et surtout le corps devient symbole de l’âme du
monde. »5 Jean Arrouye précise en note : « À aucun moment, Giono ne mentionne la partie
supérieure du tableau où les cieux s’ouvrent pour recevoir l’âme du défunt. Tout se passe comme si
1
C’est, que je sache, la seule fois que Georges de La Tour, peintre français du XVIIe également, est cité par Giono.
Les Terrasses de l’île d’Elbe, Gallimard, 1976, p. 42-3.
3
Cité par Maurice Chevaly, Giono vivant, notre ami Jean le Bleu, éd. Autres Temps, 1995, p. 165.
4
« Il est évident », dans La Chasse au bonheur, op. cit., p. 84-5.
5
Jean Arrouye, « Parenthèses imaginaires. Fonctions poïétiques de l’image plastique », dans Giono aujourd’hui, actes
du colloque international Jean-Giono d’Aix-en-Provence (10-13 juin 1981), Édisud, 1982, p. 129.
2
Giono n’avait en vue que la copie du Prado de Jorge Manuel, reproduisant uniquement la zone
inférieure. Il n’en est évidemment rien, celle-ci n’étant jamais reproduite. Ces pages montrent de
façon exemplaire que pour Giono la peinture n’est qu’un lieu d’exaltation imaginaire sélective. »
Jean-François Durand perçoit bien l’usage politique – anarchiste même, dit-il – que fait Giono du
tableau : « Le tableau du Greco peut être interprété comme une allégorie de l’âme moderne, cette
âme jadis "immortelle" et qui pourrit désormais dans une armure de lois, de prescriptions, de mots
d’ordre, d’interdits, qui ont un point commun. Ils enferment et amoindrissent, ils dépouillent la terre
de son manteau magique, ils brisent les ailes des hommes. »1
Pierre Citron, dans la notice, remarque que « La poésie s’exprime (…) par une technique que Giono
n’avait jamais jusque-là employée avec une telle constance : celle de la répétition, dans tout un pan
du texte, de formules, d’images, de mots qui créent un obsédant effet d’incantation. Ce sont, dans
les pages vengeresses du début sur l’âme moderne, la pourriture et la puanteur, avec la référence
constante au comte d’Orgaz du Greco ».2
L’Enterrement du comte d’Orgaz se trouve dans l’église San Tomé à Tolède. Vous pouvez voir le
tableau sur le site : http://www.cineclubdecaen.com/peinture (voir peintres-tableaux).
Giono utilise la peinture essentiellement dans ses œuvres non romanesques, on l’a vu. C’est le cas
aussi dans cet essai, Le Poids du ciel donc, qui multiplie les références picturales, explicites ou non.
Au milieu des pages dont on vient de citer quelques passages, Giono décrit la « danse des âmes »
dans une longue évocation (quelque peu hallucinée) à la façon de Bruegel, citant même plusieurs
fois, de manière obsédante (consciemment ou non ?), Babel : « Au croisement de toutes les nervures
de ce réseau de fleuves, de rivières, de ruisseaux, de mers, d’océans et de détroits, ces âmes
entassées avec leurs petites cheminées de métal noir, comme des chapeaux tromblons, et leurs
longues cheminées de ciment armé allongées dans des torsades de nervures jusque dans les
profondeurs du ciel comme les piliers des ruines de Babel. » (Pl. VII, p. 339) La référence au Greco
se retrouve encore plus loin dans le même essai, mais cette fois de manière plus anodine : « J’ai été
un petit employé de banque avec des lèvres grises et d’étroites joues anémiques couleur de Greco. »
(Pl. VII, p. 435)
L’allusion va se retrouver en 1948 dans le poème « La Chute des anges » dont, selon Pierre Citron,
« les dix vers qui commencent avec "Beauté" rappellent la description du cadavre du comte d’Orgaz
représenté par le Greco, pourrissant dans sa cuirasse, au début du Poids du ciel3 » :
« Beauté : ailerons d’or, masque d’or, cuirasse
d’or, gantelets, armure, épée, éperons d’or,
lumière martelée à la forme de l’homme ;
forteresse de métal pur pour le cadavre ;
dernier vêtement, ossature de métal
aux légendes d’éternité consolatrices ;
imputrescible autour du corps qui se pourrit ;
quel pauvre feu serait au fond des grands abîmes
s’il ne pouvait d’un seul regard te déchirer
et frapper droit dans la puanteur des chairs mortes ! » (Pl. VIII, p. 495)
Dans le très délirant prologue inédit de Mort d’un personnage, le comte d’Orgaz fait aussi une
apparition : « J’étais couvert de Greco de la tête au pied ; des piétas en lierre vivace entortillaient
dans des bontés verdâtres et des sacrifices de soi, mon foie, ma rate et mes poumons ; j’atterrissais
autre part en chevauchant un Comte d’Orgaz – cicerone comme Colomb qu’on débarque à dos de
guerrier sur les Amériques. » (Pl. IV, p. 1277) Henri Godard perçoit encore la référence au Greco
dans La Pierre, en 1955, cette fois à propos des sculptures dans le monde chrétien : « les chevaliers
sans peur et sans reproche mais pourrissant sous leurs armures. »4
1
Jean-François Durand, Giono : Le Jeu du condottiere, Édisud, 2007, p. 67.
Pl. VII, p. 1086.
3
Pl. VIII, p. 1315.
4
Pl. VIII, p. 1441 et 752.
2
1942
Un autre peintre espagnol du XVII siècle, Vélasquez, ne sera à ma connaissance cité par Giono
que dans une carte postale adressée à sa fille Sylvie, en 1942 : « (…) je t’envoie cette jolie petite
fille. Là, en bas de la carte, tu verras qu’elle a été peinte par Monsieur Vélasquez (c’est un
Espagnol). C’était une petite princesse. Elle était presque aussi jolie que toi. »1
1947
Hubert Robert, peintre français du XVIIIe siècle, va intervenir régulièrement dans l’œuvre de
Giono à partir de Noé (1947) : « (…) les kilomètres carrés qui entourent Manosque jusque là-haut à
Banon, dans les solitudes, jusque là-bas vers Riez, dans une campagne romaine d’Hubert Robert,
jusqu’à Sisteron (…) » (Pl. III, p. 711) ou « Il fallait résister à toute la malice d’un port
méditerranéen (…) avec des viscères fabriqués sous des Watteau2 et des estampes galantes ; des
âmes tapissées d’Hubert Robert. » (Pl. III, p. 743)
On retrouve Hubert Robert dans la préface du Guide bleu Provence, paru chez Hachette en 1954 :
« La Durance à Remollon, c’est le Styx ; à Sisteron, Hubert Robert (…). »3 Et dans des chroniques,
par exemple « Un rêve » (entre 1951 et 1965) : « Je rencontre le bonhomme dans un endroit qu’on
appelle les Crêts, ou les Crêtes. C’est le haut à peu près plat d’une chaîne de collines, dans un
paysage de montagnes à la Hubert Robert. »4 Ou, dans un texte déjà cité, extrait de « Itinéraire de
Manosque à Bargemon » : « Voilà Bethléem, voilà le Golgotha rêvés par Hubert Robert (…). »5 Et
encore en 1965, dans une chronique déjà citée également, « Maisons en Provence » : « Cela dit,
regardons autour de nous. C’est un paysage à la Poussin ou à la Hubert Robert : des bouquets
d’yeuses, des vergers d’oliviers, des landes couvertes de thym, des rochers, parfois un peu
emphatiques mais couleur de cendre, des lacs de lavande (…). »6
1947
Dans Noé encore, apparaît ce qui me semble être la seule référence au douanier Rousseau. Et
encore dans une phrase particulièrement peu claire : « La femme à qui on a fait les rayons souffle
son feu de charbon de bois en parlant à son chat, là-haut derrière moi, dans le quartier de la Plaine
d’où, il y a un moment, j’ai imaginé que par la rue Thiers, ou [où ?] le Camas descendait le tigre,
l’assassin quittant sa victime, le tigre qui brûle clair au sein des fourrés sans lumière7, le tigre
toujours un peu douanier Rousseau désormais. » (Pl. III, p. 818) On sait que le tigre est un des
sujets traités par le peintre, mais que veut dire Giono ?
1947
Dans Noé toujours, et dans un passage déjà cité, une brève allusion à Jean Fouquet, peintre
français du XVe siècle. « À l’une, à l’autre de ces fermes, qui sur le gorgerin comme Sorel 8, qui sur
le front comme la Joconde, (…) le bijou d’émail d’une fenêtre de pigeonnier entourée de ces
rectangles, rosaces, triangles, étoiles, losanges de carreaux vernis, pourpres, verts, dorés et bleu roi
qu’on place là pour empêcher les rats d’aller manger les petits pigeons en grimpant par le crépi de la
façade. » (Pl. III, p. 851)
e
1
Jean Giono, J’ai ce que j’ai donné, Gallimard, 2008, p. 66.
C’est sans doute la seule référence notable à Watteau chez Giono. On le retrouvera seulement dans la présentation de
l’exposition de Leguennec et Ozanne en 1964 : « Si, par contre, il se limite volontairement à une expression décorative,
le peintre crée un objet ; il faut à cet objet une utilité, sans quoi il va mourir. C’est le cas de tel panneau décoratif qui
perdrait rapidement son sel à la cimaise d’un beau mur et vivra plusieurs siècles (pour finir peut-être comme l’Enseigne
de Gersaint) au-dessus d’une cheminée. »
3
« J’ai beau être né dans ce pays… », dans Provence, op. cit., p. 198.
4
Les Trois Arbres de Palzem, Gallimard, 1984, p. 43.
5
Provence, op. cit., p. 253. Texte publié dans Elle en juin 1963.
6
Ibid., p. 319. Texte publié dans Le Dauphiné libéré le 7 mai 1965.
7
William Blake.
8
Selon Robert Ricatte : « Agnès Sorel, peinte par Jean Fouquet sous les traits de la Vierge en 1450 (musée d’Anvers)
n’a aucun bijou "sur le gorgerin". » (Pl. III, p. 1507) Une autre allusion de Giono à Jean Fouquet dans la préface à
Horreur de la guerre de Bernard Buffet (voir ce nom). Et dans un texte inédit, « Le Voyage en calèche », écrit en 1942
et publié dans la Revue 5 : « Dans le caisson à portée de la main pourquoi n’y aurait-il pas (…) une lunette à recul,
c’est-à-dire une lunette d’approche à utiliser par le gros bout pour qu’un paysage devienne un fond de Fouquet, un fond
de Mantegna, une miniature persane, et que j’aie le loisir d’entrer en ces lieux magiques par les portes de mon choix. »
(p. 36)
2
1947
Autre nom important, même s’il n’est pas cité très souvent, Goya. Pour Jacques Chabot, il s’agit
d’un des peintres préférés de Giono, qui était fasciné par le tableau Saturne dévorant ses fils1. Il
semble d’ailleurs que Giono ait cité Goya comme son peintre préféré dans sa réponse au
questionnaire de Proust2.
Le peintre est cité pour la première fois en 1947 dans une note de projet pour Fragments d’un
paradis (1948), et associé à Bosch : « Mariage du ciel et de l’enfer. Le 2e vaisseau a des aventures
avec les anges de l’enfer (ridicule. Bosch. Goya). »3 Et à nouveau en 1950, dans ses carnets de
travail pour Le Moulin de Pologne (1952), Giono songe à plusieurs planches des Caprices, la
planche 75 : « Personne ne peut-il nous détacher ? » et la planche 81 : « Rêve du mensonge et de
l’inconstance » : « Revoir Caprices », écrit-il4.
Pierre Citron pense que Giono a d’ailleurs dû voir les Goya du Prado, lors d’un voyage à Madrid en
avril 19595.
Giono ne citera à nouveau Goya qu’en 1964, dans la préface à Platero de Juan Ramón Jiménez :
« Depuis, je sais que ce spectacle6 est commun. Je l’ai revu l’an dernier dans une autre partie de
l’Espagne. À Majorque, au pueblo de Son Sardina, pour la fête de la Vierge, tout le village réuni
dans le patio de l’église assistait à un récital de patins à roulettes, au cours duquel on exhiba un petit
Goya de cette sorte. Toute l’assemblée y prit beaucoup de plaisir et applaudit à tout rompre. Il faut
sans doute être poète pour voir à ces constructions de l’ennui des soubassements infernaux. »7
Même s’il ne l’a découverte que tardivement, Giono semble avoir toujours été fasciné par
l’Espagne, une certaine Espagne, ténébreuse et aride, qu’incarne bien « le Goya sombre et violent
de la maturité, enfermé dans la surdité, fasciné par l’horrible et le grotesque, peintre de sabbats et de
carnavals ».8
Goya sera encore évoqué, dans les années 1966-1970, dans une chronique sur laquelle on
reviendra : « Peinture et dessin ». Il y est une fois de plus question du mensonge et Giono assimile
nettement l’art de la peinture et l’art de l’écriture. « J’accepte volontiers de passer pour un petit
esprit, puisque je m’obstine à négliger les "mots d’ordre", à refuser la théorie ou la politique, quand
elle prétend s’interposer entre la plume et le papier, entre le pinceau et la toile. Je ne comprends
l’artiste que libre (il court déjà bien assez de risques dans cette situation). Il n’est ni pour ni contre
quoi que ce soit, il fait simplement apparaître la vérité, c’est-à-dire le non-sens de l’histoire. Ainsi
Goya. (...) Comme dans tous les choix, quand ils sont libres, c’est l’homme qui se dévoile. Il n’est
plus question de paraître. On est. Le peintre, que les actes de la vie ordinaire couvraient de masques,
ne se connaît lui-même que devant sa toile (l’écrivain devant son écriture). Il faut choisir dans un
ensemble quelques éléments qui auront seuls charge d’âme. On comprend bien que chaque artiste se
définit complètement en le faisant.
Cette parfaite vérité est presque toujours appelée mensonge ; mais c’est que, malgré l’époque
moderne et la matérialisation de tant d’imagination scientifique, on n’a pas encore l’intelligence de
l’imagination pure et simple ; qui est cependant celle des plus hautes mathématiques et par
conséquent des vérités essentielles. »9
1948
C’est seulement à propos du cycle du Hussard que le nom de Poussin apparaît dans l’œuvre de
Giono, mais avec persistance. Et d’abord dans un carnet en date du 23 janvier 1948, cité par Pierre
Citron. « Les chemins et les champs brûlés de lumière étaient roses / avec discipline, on peut réussir
1
Obliques, 1992, p. 28.
Roland Bourneuf, « Giono et la peinture », La Revue des lettres modernes, n° 468-473, Minard, 1976, p. 163.
3
Pl. III, p. 1546-7.
4
Pl. V, p. 1203 et 1248.
5
Pierre Citron, op. cit., p. 519.
6
Une petite fille qui danse.
7
De Monluc à la « Série Noire », op. cit., p. 194-5. Voir aussi Pl. VIII, p. 876. Dali sera simplement cité dans cette
préface, associé à Lorca.
8
Jean-Yves Laurichesse, « Plus près de la source arabe : l’Espagne imaginaire de Jean Giono », dans Jean Giono, le
Sud imaginaire, Édisud, 2003, p. 232.
9
La Chasse au bonheur, op. cit., p. 179-180.
2
à écrire ces Paysages à la Poussin que j’ai envie d’écrire / Tout me pousse maintenant à châtier la
forme / (…) attention pour paysages, le grand danger c’est le vicomte1 / il faut que la phrase soit
comme la lumière. »2 Puis en 1949, dans la postface à Angelo : « J’aurais eu besoin alors de
paysages à la Poussin. Mais c’est mars et puis avril mai juin dans ce paysage d’os et de craie et de
vent. Déserts de ciel et de terre qui s’entrechoquent comme des cymbales. Ivresse d’un bruit qu’on
croit être celui du vent et qui est très vraisemblablement celui de la mort. Car on ne peut penser qu’à
la mort dans cet ossuaire. »3 Et dans la notice du Bonheur fou, Robert Ricatte indique en note :
« Carnet 24 janvier 1949, f° 53 r°, qui donne le titre de ce recueil projeté de paysages dramatisés :
Mille divins éclairs, et qui évoque à leur propos "les paysages dans les tableaux de Poussin" : cette
notation est à retenir si l’on songe que pour son Angelo attendant en armes dans une forêt l’heure de
l’insurrection, Giono se proposait d’écrire une "Description à la Poussin" (Carnet Mars 1953, f° 4
v°). »4 Pierre Citron le confirme, citant un carnet de Giono du 7 mai 1949 : « Mille divins éclairs.
Indiquer que c’est le livre des paysages. Les paysages dans lesquels vivent et peinent les
personnages des Chroniques (et l’auteur), les paysages dans les tableaux de Poussin. Les paysages
vivants et dramatiques. Les drames parallèles aux drames humains et que je suis (nous sommes)
obligé de traiter à part pour ne pas ralentir l’action dans les récits des drames humains (aussi bien
que pour ne pas ralentir l’action dans les récits des drames cosmiques parallèles). »5
C’est dans Voyage en Italie (1953), de façon a priori étonnante, qu’on trouvera des notations
intéressantes. On a déjà cité le texte où Giono voit dans les paysages des tableaux, dont ceux de
Poussin6. Il précise : « Les environs de la villa Fenaroli et la petite ville de Rezzato sont de Poussin.
Il y a de très belles fermes rousses ou presque pourpres et à portiques, installées sur le sommet des
collines, dans les chênes verts. Presque tout ce qui est construit en pierre semble sacré. Il n’y a
jamais eu d’étendard plus riche qu’un simple drap lessivé que je vois en train de sécher à une
fenêtre de Rezzato. » (Pl. VIII, p. 573) Et plus loin : « Dans le Val d'Arno, du côté d’Incisa, l’Arno
est un torrent charmant. Il remue ses eaux à la Poussin. J’ai fait l’expérience de quelques heures de
lecture sous un saule, à proximité de ces ondes pleines d’esprit et de couleur, sautelant entre des
rochers blancs. C’est un délice. C’est un torrent qui a du caractère et le caractère même de toute
l’architecture des collines qui montent vers Arezzo. » (Pl. VIII, p. 663) Pourquoi cette prédilection
pour Poussin, peintre français, cité trois fois alors que de grands noms italiens ne le sont pas ? Selon
Violaine de Montmollin, c’est « le seul (…) à avoir représenté des paysages italiens où les
personnages soient secondaires : Giono se sert de lui pour évoquer la nature italienne. »7
À titre d’exemple, on peut voir Paysage idéal (Paisaje con edificios), qui se trouve au musée du
Prado, à Madrid, sur le site du musée : http://museodelprado.es (galeria on line).
Une petite notation dans La Pierre (1955) : « Le paysage acceptait cet immense appareil8 comme un
paysage du [sic] Poussin accepte un cyclope. » (Pl. VIII, p. 734)
Et encore dans des descriptions de paysages de Provence, quatre précisément. En 1955 toujours,
dans la préface au livre de E. Borelly, Basses-Alpes, Haute-Provence, Alépée, Paris : « Après
Manosque, comme après réflexion faite, la Durance s’infléchit légèrement vers l’ouest et s’en va.
Elle sort du département, accueillie par le romantique territoire de Mirabeau où sont les derniers
bouleaux, les derniers peupliers d’Italie, le dernier paysage à la Poussin. Derniers dans l’espace et
dans le temps. »9 En 1963, dans « Itinéraire de Manosque à Bargemon » : « Voilà Bethléem, voilà le
Golgotha rêvés par Hubert Robert et, près de vous, au bord de la route, les prairies, les narcisses, les
saules, les fontaines, les ruisseaux où Poussin campait ses mythologies. Rien de ce qu’on peut voir
1
Chateaubriand.
F° 5 v°. Pl. IV, p. 1322.
3
Pl. IV, p. 1172.
4
Pl. IV, p. 1556.
5
Pierre Citron, op. cit., p. 529.
6
Pl. VIII, p. 581.
7
Pl. VIII, p. 1342.
8
Un aqueduc.
9
Provence, op. cit., p. 228.
2
ailleurs (sauf dans des tableaux) ne se trouve ici. »1 Texte synthétique, et déjà cité, qui démontre la
multiplicité et la persistance des intérêts de Giono en matière de peinture. En 1964 encore dans
« Manosque » : « Des flancs d’Espel, en regardant vers la Thomassine, ce village qui émerge des
vergers et d’un décor à la Poussin, c’est Argos. C’est simplement Pierrevert, où Élémir Bourges,
enfant, a appris à lire dans le bréviaire de son oncle. »2 Et enfin en 1965, dans une chronique déjà
citée, parue dans Le Dauphiné libéré, « Maisons en Provence » : « Cela dit, regardons autour de
nous. C’est un paysage à la Poussin ou à la Hubert Robert : des bouquets d’yeuses, des vergers
d’oliviers, des landes couvertes de thym, des rochers, parfois un peu emphatiques mais couleur de
cendre, des lacs de lavande (…). »3
Dans un récit assez marginal, rédigé en 1959 à la demande de Louis Pauwels, et faisant partie du
vague projet de Trois histoires pour la télévision, on retrouve aussi la référence à Poussin,
décidément récurrente et significative : « Route magnifique, grand soleil. Paysage à la Poussin de
plus en plus romanesque. Quel admirable pays, disent-ils. On voit, en face de leur route, grandir un
château. »4
1949
Manet n’est cité qu’une fois, très épisodiquement et de manière peu significative, en 1949, dans
une postface à Angelo : « Pendant les longs jours de batailles inutiles il lui est venu l’idée que cette
liberté était une garce. Que les hommes s’étripaillaient pour elle en pure perte. Une sorte de femme
barrée. [Une Madame Récamier si vous voulez, mais qui serait en même temps l’Olympia de
Manet] (Ce n’est plus Angelo qui parle ici, c’est moi, hélas). »5
1952
Il semble que Giono se soit intéressé à l’œuvre de Puvis de Chavannes (1824-1898), sans doute à
cause de l’admiration de celui-ci pour les fresques de la Renaissance. La seule allusion que j’ai
trouvée se trouve dans le journal inédit de 19526 : « À l’âge d’or les enfants naissaient dans des
fresques de Puvis de Chavannes. Ils se détachaient proprement de leurs mères et roulaient dans de
l’herbe bien colorée frais et riants comme de grosses pommes du Canada. »
1953
Millet intervient une première fois dans Voyage en Italie (1953) : « Je préfère ce spectacle7 à
l’Angélus de Millet. Et aussi celui des énormes autobus irradiants de mille feux qui grondent autour
de nous, nous croisent, nous dépassent, nous frôlent à toute vitesse en balançant leur cargaison,
pendant que nous filons sur la jetée. Je ne crains qu’une chose : la gondole et tout ce qui s’ensuit. »
(Pl. VIII, p. 589) Giono n’est donc pas gratuitement hostile à la modernité ; il y perçoit même une
certaine forme de poésie, qu’il préfère en tout cas à la poésie qu’il estime galvaudée de Venise.
Giono citera à nouveau le peintre, que décidément il n’aime pas, en 1962, dans une intéressante
préface aux « Chroniques romanesques » qui met sur le même plan la littérature et les autres arts.
« Ouvrons une (…) grande parenthèse pour constater avec le lecteur que, de nos jours, on ne
manque pas de "formes nouvelles du récit". Le moins qu’on puisse dire est qu’elles ne sont pas
souvent exigées par le sujet. C’est qu’en 1962 la littérature (comme la peinture, l’architecture, la
musique, etc.) a une peur panique de son passé. Comme tous les arts quand ils sont terrifiés, elle se
rue dans la rhétorique. Quand on n’ose plus raconter d’histoires ou qu’on ne sait pas, on passe son
temps à enfiler des mots comme des perles. Pour fuir l’Angélus de Millet la peinture est tombée
dans la toile cirée de cuisine de Mondrian8. Pour se débarrasser, disons d’Homère, on fait raconter
L’Odyssée à l’envers et par un bègue. De là l’ennui, le dégoût qu’applaudissent immédiatement
ceux qui sont intéressés à gémir en cadence sur la tristesse de la condition humaine ; de ces
1
Ibid., p. 253. Texte publié dans Elle sous le titre « Sur les grands chemins de Haute-Provence ».
Ibid., p. 240.
3
Ibid., p. 319.
4
Jean Giono, Œuvres cinématographiques 1938-1959, Gallimard, 1980, p. 297.
5
Pl. IV, p. 1174.
6
Revue Giono 4, p. 32.
7
La raffinerie de pétrole de Mestre.
8
Cette première partie de l’extrait se retrouve quasiment mot pour mot dans une chronique, rédigée également en 1962,
« Le rythme », reproduite partiellement dans « Le bonheur est ailleurs », dans La Chasse au bonheur, Gallimard, 1988,
p. 201.
2
applaudissements et du succès provisoire qui suit, vient la haute opinion de soi qui empale quelques
médiocres joueurs de trompettes bouchées. »1
Millet sera encore évoqué allusivement dans une chronique qui dénonce notre monde où tout est
« en conserve » : « Si nous avions Shakespeare, on l’aurait encore dans cent ou mille ans. Un chef
de gouvernement ? En conserve ! Il n’y a qu’à fouiller dans les archives des télévisions. (…) Un
grand peintre ? En conserve dans les petits films. Le geste auguste du semeur ? En conserve ! »2
1953
Chardin est cité une seule fois, et c’est dans Voyage en Italie (1953), mais à une place de choix : les
derniers mots du livre… « Je suis allé une dernière fois revoir le Musée des Offices. J’ai trouvé au
bout de la galerie un cabinet exigu où l’on faisait la toilette à deux petits Chardin. C’était une tête de
garçon et une tête de fille3. Je suis resté en contemplation devant eux dans le bonheur le plus parfait
jusqu’au retour de l’ouvrier (qui était sans doute allé boire un coup). » (Pl. VIII, p. 670) Il est quand
même un peu surprenant que ce soit un peintre français qui mette le point final à ce récit de voyage
en Italie, d’autant plus que Giono ne s’est pas trop attardé dans les musées, on l’a vu.
Et il ne cite Chardin nulle part ailleurs… si ce n’est dans une lettre à Charles Vildrac, le 22 octobre
1956, à propos de la publication du recueil de ce dernier, D’après l’écho, en 1949 :
« Que ces textes sont beaux, simples, vrais ; touchants au-delà du possible. J’admire cet art discret
et juste, cette tendre acuité. Un texte comme "Au cœur de la guerre" (…) est vraiment au cœur
même de cette guerre qui a marqué notre jeunesse. Tout s’y voit. Tout y est dit du plus difficile à
dire. C’est du "Chardin". »4
1954
Corot est cité fugitivement, à peu près à la même époque, en 1954 : « Sur trente kilomètres, la
vallée du Verdon vous fait passer du Colorado à un petit Corot. »5 On retrouvera encore Corot à
propos de Buffet en 1956.
1954
e
Le triptyque Le Buisson ardent, de Nicolas Froment, peintre français du XV siècle, est seulement
évoqué une seule fois, en 1954 : « À la Cathédrale6 le sacristain refuse les deux derniers visiteurs du
Buisson ardent sous prétexte qu’il n’y a plus assez de lumière. »7
1955
En voyage à Edimbourg, Giono évoque dans La Pierre, mais de façon générale et sans citer de
noms, les peintres hollandais. Il semble songer notamment à Vermeer. « C’était un crépuscule très
lumineux, et, soudain, sur la colline, dans la montée qui allait au château, apparurent de longues
maisons étroites pressées les unes contre les autres, s’étirant vers le ciel couleur de perle. Elles
avaient, du côté qui nous faisait face, dix, douze, peut-être quinze étages (à peine quatre ou cinq de
l’autre côté qui était en bordure de la Canongate) et chacune n’avait que dix à douze mètres de
largeur. Elles avaient toutes ce romantisme étrange des maisons que les peintres hollandais placent
derrière leurs vierges, au visage ruisselant de pleurs. » (Pl. VIII, p. 771)
1955
e
Hogarth, peintre anglais du XVIII siècle, n’apparaît qu’une seule fois, dans la préface à
L’Expédition d’Humphry Clinker de Smollett : « Si on aime les suites de Hogarth et les vieilles
gravures anglaises, ces cinq personnages vont en composer d’admirables. La grand-route, la ville
d’eau, les auberges, les domaines, les ministres d’État, les évêques, les philosophes, les beaux
esprits, les poètes, les chimistes, les violoneux et les bouffons vont être présentés sous toutes les
faces. »8
1
Pl. III, p. 1278.
« Le persil », dans La Chasse au bonheur, op. cit., p. 70.
3
Le Château de cartes et Une petite fille jouant au volant, toujours aux Offices. (Pl. VIII, p. 670, note 1) Giono se
faisait un peu plus précis dans le journal inédit : « Et brusquement dans une salle qui est en installation deux petits
Chardin admirables de fraîcheur, Le Volant, Le Joueur de cartes. » (Revue Giono 4, p. 21)
4
Bulletin de l’Association des amis de Jean Giono, n° 49, printemps-été 1998, p. 46.
5
« J’ai beau être né dans ce pays… », dans Provence, op. cit., p. 199.
6
D'Aix-en-Provence.
7
Provence, op. cit., p. 187.
8
De Monluc à la « Série Noire », op. cit., p. 71.
2
1956
Delacroix est cité rapidement dans la préface de Giono à l’exposition d’aquarelles, dessins,
gravures de Lucien Jacques, en février 1956 et décembre 1957, chez Merenciano au Vieux-Port de
Marseille et à la galerie d’Orsay à Paris. « Delacroix a beau s’écrier : "Ce qu’il y a de plus réel ce
sont les illusions que je crée." Il ne crée pas les illusions dont il parle, elles sont suscitées par l’objet
qu’il s’était proposé d’exprimer. »1 Giono, en quête de lecture, un jour de pluie de mai 1965 à
Majorque, retombe par hasard sur Delacroix : « Voilà le journal de Delacroix et deux volumes
dépareillés de sa correspondance générale. » « Croyez-moi, c’est le mélange qui fait la saveur. Fautil apprendre à un peintre que, sans le noir le blanc n’existerait pas ou que sans ombre, pas de
lumière ? Il le savait. Je ne vais pas prétendre apprendre quoi que ce soit à Delacroix, surtout de si
banal. »2
1956
Renoir n’apparaît que très tard, lui aussi, dans la même préface à l’exposition d’œuvres de Lucien
Jacques. Mais c’est dans un passage important.
« "Je ne suis qu’un pauvre homme, dit Renoir, avec un peu de bon et beaucoup de mauvais et je ne
me monte pas le cou." Je préfère.
Quand Renoir peint La Grenouillère (qui est de 1869) il jubile en exprimant tous les reflets de l’eau
et les reflets des reflets. Les impressionnistes à la recherche de la lumière sont allés beaucoup plus
loin que lui dans cette fragmentation. Mais il est aux premiers jours de la découverte et dans une
joie dont on comprend fort bien qu’elle se mette à dominer sa raison. S’il décide que son
intelligence est maîtresse du monde, il va se dire que la lumière étant partout il faut qu’il fragmente
également les tons des visages et des étoffes, qu’il doit tout peindre en petites touches minuscules
juxtaposées. Mais avant d’être intelligent il est peintre, c’est-à-dire ce qu’il appelle "être un pauvre
homme", et au beau milieu du tableau sur la passerelle qui joint l’embarcadère au bateau il met une
bonne grosse touche de rose qu’aurait pu étaler Giotto ou même Cimabue. C’est que sa toile avait
besoin de large repos rose pas fragmenté du tout, bien contraire à toutes les théories les plus
succulentes, bien bête, une tache d’homme des cavernes. »3
On retrouve Renoir dans une lettre de Giono à Charles Vildrac, le 22 octobre 1956 : « J’ai aimé "La
Journée de Cosne" et "Premières armes" (Renoir – pour continuer les comparaisons picturales)
(…). »4
Giono fera encore fugitivement allusion deux fois au peintre. Dans une chronique dont la datation
n’est pas très précise (entre 1951 et 1965...), intitulée « La monnaie » : « (…) nous avons un ami
commun qui, pendant l’Occupation, a vécu de la vente d’un petit Renoir. On ne peut pas se passer
de denrées périssables. (…) L’ami dont tu parles regrette son Renoir qu’il a converti en beurre,
cigarettes, vêtements et biftecks. »5 Et dans une autre, « Maisons en Provence », déjà citée : « Pas
besoin d’un Renoir ou d’un Van Gogh (…). »6
1956
e
Jongkind, peintre hollandais du XIX siècle, et Monet ne sont cités qu’une seule fois, également
dans la présentation des œuvres de Lucien Jacques. « À mon avis le peintre n’a besoin que d’un seul
sens et l’intelligence doit être à ses ordres. C’est la vue. Je parlais tout à l’heure de la Grenouillère
(qui est de 1869) mais c’est au salon de 1866 que Monet voit une aquarelle de Jongkind : Sortie du
port de Honfleur. C’est dans cette aquarelle qu’il découvre le mouvement qui deviendra l’élément
fondamental de l’impressionnisme. L’art de Jongkind s’était trouvé tout prêt à exprimer ce
mouvement sans thèmes préalables. À partir de là, Monet continuera sa recherche petit à petit ; à
mesure qu’il verra de mieux en mieux les jeux de la lumière et des reflets. »7
1
Bulletin de l’Association des amis de Jean Giono, n° 4, p. 71.
« Lectures », dans Les Trois Arbres de Palzem, op. cit., p. 137 ; p. 141.
3
Bulletin n° 4, p. 71-2. Voir à Giotto.
4
Bulletin n° 49, printemps-été 1998, p. 46. À propos de textes du recueil de Vildrac, D’après l’écho.
5
Les Trois Arbres de Palzem, op. cit., p. 18.
6
Provence, op. cit., p. 321-2. Voir Van Gogh.
7
Bulletin de l’Association des amis de Jean Giono, n° 4, p. 74. Texte publié une première fois sous le titre « Notes sur
la peinture », Cahiers de l’artisan, mars 1957, p. 5.
2
1959
Giono parle pour la première fois d'Adolphe Monticelli, peintre marseillais (1824-1886), alors qu'il
est interrogé par Max-Pol Fouchet pour l'émission de télé « Plaisir des Arts », le 25 mai 1959. Y a-til eu un peintre de la région dans le passé ? « Oui, il y en a un, il y en a un, c’est Monticelli.
Monticelli a d’abord été mis en nourrice dans la petite ferme qui est à côté du monastère de
Ganagobie. Et puis après, il y est revenu, et il a peint, pour l’église de Ganagobie, pour l’église du
monastère, une "Vierge à l’Enfant". C’est une peinture très remarquable, la Vierge est peinte à
l’image des femmes qui habitent la montagne de Lure (des femmes un peu rudes), et vaguement
déséquilibrée. Et l’enfant, le Christ qu’elle porte dans ses bras, est très nettement un enfant de
Nicocéphale, et très curieux. »1
1961
Le peintre Jean-Louis-Ernest Meissonier (1815-1891), spécialiste de la peinture historique militaire
« réaliste », est cité dans Crésus. Livre de conduite du metteur en scène, publié chez Rico à
Manosque. Dans la préface intitulée « quelques réflexions sur le cinéma », Giono se livre à une
condamnation en règle, et bien évidemment outrancière, des jeunes cinéastes. « Les "jeunes Turcs"
dont je parle n’ont pas de courage mais ils ont tous le complexe de Napoléon ; avant d’avoir fait
quoi que ce soit, il leur faut cavalcader dans des tableaux de Meissonier2. Dès qu’ils ont fait quelque
chose (quoi que ce soit) alors, c’est Alexandre : il n’y a plus assez de laurier en Grèce pour les
couronnes qu’ils se tressent, qu’on leur tresse, qu’ils se font tresser. On est tellement accoutumé à
leur nullité que dès qu’ils ont une petite idée on crie au génie. »
On constate donc que les peintres qui apparaissent tardivement dans l’œuvre de Giono n’y joueront
qu’un rôle très marginal, exception faite cependant pour Renoir.3
1
Voir à propos de ce peintre méconnu l'intéressant site des Basses Alpes, animé par Robert Sausse,
http://www.bassesalpes.fr/monticelli.html et le site de la Fondation Monticelli www.fondationmonticelli.com
Romée de Villeneuve évoque le peintre lorsqu'il raconte une visite qu'il a faite à Ganagobie avec Giono, sans doute au
printemps 1954. (Jean Giono, ce solitaire, p. 232)
2
Giono écrit « Meissonnier ». L’extrait cité se trouve aux pages 8-9.
3
Ajoutons encore qu’Holbein, peintre allemand du XVIe siècle, et Memling, peintre flamand du XVe siècle, seront
simplement cités en 1969, dans la présentation d’une exposition de Serge Fiorio : « d’Holbein (voir une extraordinaire
nature morte, d’astrolabes, d’horlogeries, de compas, de bouliers, de logarithmes, de guitares, de guiternes) », « les
jardins et les bosquets de Hans Memling, derrière le Portrait d’un jeune homme ». (« Autour de Giono », Actes Sud,
2002, p. 44) Romée de Villeneuve affirme cependant, dans Jean Giono, ce solitaire (p. 226), que ce dernier « a gardé un
souvenir très précis des toiles qui l'avaient charmé aux musées de Berlin, en 1931. » (Toiles de Memling notamment.) Il
précise aussi : « À la National Gallery, ce sont les paysagistes qui l'ont le plus occupé. Il s'est délecté des ciels de Turner
et de Constable, où les nuages créent des arrière-plans lumineux, comme chez les peintres flamands. » (p. 226) (Turner
et Constable ne sont à ma connaissance jamais cités par Giono.)
Chapitre IV : Le Déserteur
Ce livre passionnant – publié en 1966 par les éditions de Fontainemore, à Lausanne, dans une
superbe édition illustrée – mérite bien qu'on lui consacre quelques pages : il peut apparaître, en
effet, comme une sorte de synthèse de nombre de préoccupations de Giono, en matière de peinture
en particulier.
Et sans doute d’abord de sa prédilection pour une peinture brute, naïve peut-être, loin des modes et
des théories des spécialistes, et qu’il ressent intuitivement. Une toile de ce type, sans doute
mexicaine, joue un rôle dans Le Moulin de Pologne. « Le mur qui fait face aux portes-fenêtres était
presque tout entier occupé par un immense tableau. (…) C’est une peinture grossièrement dessinée
et grossièrement coloriée sur du papier. Je ne me pose pas en artiste ; je donne mon avis. Cela
représente une femme en pied, bien plus grande que nature, dans un vaste paysage de collines, de
palmiers, de cactus, d’oiseaux exotiques, de serpents et de villes en pyramides. Dans le visage de la
femme, dans la façon dont elle porte son corps, dans la couleur de ses yeux, le poids de son regard,
la ligne de sa bouche et de ses sourcils, le déroulement de ses bras, l’attache de sa gorge, la
plénitude de ses hanches, le mouvement de ses cuisses de reine, visible sous une jupe paysanne à
longues raies vertes et rouges, on avait, paraît-il, souligné jusqu’à l’absurde la ressemblance avec
Anaïs et Clara. En plus des serpents, des oiseaux et des villes, cette mère d’Anaïs et de Clara est
entourée de scènes semblables à celles que l’on voit dans les ex-voto pendus aux murs des chapelles
miraculeuses pour remercier le Seigneur d’avoir échappé à l’infortune de la terre et de la mer :
roues brisées, brancards rompus, chevaux emballés, canots crevés, vaisseaux submergés (dans le
tableau ils sont submergés par des nuages), maisons vomissant des flammes par portes et fenêtres,
chiens enragés mâchant du savon, fusils éclatés, robes en feu, explosions de lampes à pétrole et
même rochers tombant du ciel. Il y a en outre comme les instruments de la passion dans les tableaux
religieux : des béquilles, des cannes à corbin, des souliers de pied bot, des attelles, des brancards et
un cercueil. Tout est peint en couleurs vives : rouges, verts, bleus et beaucoup d’un jaune très
étincelant qui voisine avec un noir de goudron. » (Pl. VI, p. 653-4)
Dans le même registre encore, cette fresque : « Par une brèche du mur, Martin me fit entrer dans un
verger d’amandiers, il se dirigea vers une petite construction qui se révéla être une chapelle votive,
et, pointant son index vers le mur, poussant un cri qui manifestement signifiait "voilà !", il me
montra, triomphant, un reste de fresque. Elle n’était pas très ancienne, ni de grande qualité, mais
populaire et dans le genre des peintures d’ex-voto. Sa naïveté avait une sorte de byzantinisme. Elle
représentait (c’était écrit dessous en grosses lettres) l’archange Gabriel. Je n’ai jamais vu
d’archange Gabriel semblable. Il se fichait bien des cohortes célestes. Il était mollement étendu sur
des matelas de nuages, savoureusement creusés sous lui. Les combats, ou je ne sais quoi en rapport
avec la vie éternelle, la proximité de Dieu le Père et le Paradis l’avaient décharné jusqu’au
squelette, ne laissant subsister en lui (en plus de l’esprit, bien entendu, et qu’on voyait luire dans le
liseré de cils bordant des paupières baissées) que les muscles tendus sur les os comme des cordes de
harpe.
Fini avec Martin. Je le laissai aller donner de l’eau aux rosiers. Il avait découvert pour moi des
Amériques. Avec cet archange Gabriel, le soleil se levait désormais pour moi sur des terres vierges
où j’avais hâte de porter mes pas. Le tumulte des grandes cités s’était déjà bien atténué depuis que
j’étais ici, il venait tout d’un coup de se taire complètement. C’était maintenant le silence et la paix
de ma jeunesse : l’époque où l’on ne parlait pas de joie de vivre parce qu’on avait précisément de la
joie à vivre, et que le proclamer était un lieu commun devant lequel l’intelligence la plus commune
reculait. »1
Le Déserteur est une œuvre de commande. Il serait très long d’en raconter la genèse vraiment en
détail, mais il est intéressant d’observer de près la ténacité et la passion de l’éditeur suisse René
Creux, le développement de ses relations avec Giono et la manière dont la personnalité de l’écrivain
s’affirme, fidèle à elle-même, dans un texte dont la rédaction lui a pourtant été suggérée2.
Voici comment, selon le journaliste et écrivain suisse C. F. Landry (1909-1973), l’éditeur a
découvert le Déserteur, personnage énigmatique, peut-être d’origine alsacienne ou savoyarde, qui
vécut au milieu du 19e siècle :
« Un jour, en Valais, René Creux, artiste à l’esprit ouvert, a aimé une petite peinture d’un "naïf",
chez son ami Chavaz.
Chavaz est un homme "vrai". Il a dit que ce que lui, Chavaz, possédait là n’était rien, mais qu’il
fallait aller chez le curé de Fully. On y est donc allé. Le peintre "naïf" n’était pas du tout un naïf,
mais un raffiné. Œuvre éblouissante, dont un chroniqueur d’art est plus autorisé que moi à bien
parler. René Creux s’emballe comme on s’emballe quand c’est profond. Il potasse la question à
fond et décide d’éditer l’œuvre de ce peintre connu en Valais sous le nom "le déserteur". Louable
projet. Mais il faudrait un écrivain pas trop mince d’encre, pour "présenter" cette œuvre. »3
Une première lettre de René Creux à Giono date du 7 octobre 1964. En voici quelques extraits :
« C. F. Brun, déserteur, a laissé une œuvre d’imagier extraordinaire, connue seulement de quelques
amateurs ; et l’histoire merveilleuse du déserteur me paraît passionnante à raconter.
Si je m’attache à ce projet, c’est à la fois au titre de peintre et de décorateur passionné d’art
populaire et en tant qu’éditeur (…). (…) C’est un de mes meilleurs amis, Jean Cortot 4, avec lequel
vous êtes en rapport au sujet d’une illustration, qui me suggérait l’intérêt que vous pourriez peutêtre prendre à ce personnage et mon propre intérêt à ce que l’histoire soit racontée par l’écrivain qui
a été une révélation dans ma jeunesse et qui, à travers Le Hussard sur le toit, reste la même
révélation aujourd’hui.
Ci-joint, je vous trace très rapidement un aperçu de ce que l’on suppose avoir été le déserteur. Je me
propose de faire une enquête auprès des descendants des personnes qui l’ont connu, afin de
constituer un "dossier" sur ce personnage presque légendaire. »
René Creux propose donc à Giono de collaborer à ce projet qui lui tient tant à cœur et lui envoie en
effet des documents sur le Déserteur, ainsi que des indications géographiques, historiques,
anecdotiques, artistiques, que l’écrivain semble avoir suivies assez fidèlement. Mais il n’y a pas
grand-chose de sûr quand il s’agit du déserteur… « Ce personnage extrêmement humble, fin et,
semble-t-il, cultivé, qui était-il ? Simple déserteur de l’armée française, criminel ayant tué par
1
« L’archange », dans Les Terrasses de l’Île d’Elbe, Gallimard, 1976, p. 146-7.
Jacques Mény – qui a eu le projet non abouti d'une adaptation du Déserteur – m’a donné accès à ce très intéressant
dossier qui se trouve dans les archives Giono. Mon évocation de la genèse du Déserteur se fonde sur ces documents.
3
« Pour célébrer le Déserteur », C. F. Landry, texte daté du 27 septembre 1966.
4
Voir ce nom. Dans une lettre du 12 janvier 1965 (archives du Paraïs), Cortot écrit à Giono : « Mon ami René Creux
m’a dit votre adhésion à son projet du "déserteur". J’en suis très heureux. »
2
amour ou vengeance, ou évêque, ou notaire ? Sa légende a retransmis certaines versions qui ne nous
fixent guère sur sa véritable identité », explique Creux.
Et d’ajouter : « La tombe du Déserteur est près de l’église, une petite église que j’ai découverte cet
hiver, que l’on restaurait, dont on grattait les murs, et à ma grande joie, j’ai vu apparaître de très
belles images de saints peints par le Déserteur, qu’une couche de badigeon avait recouverte.
Les différentes identités que lui prête la légende expliquent ma surprise de voir d’une part, cet
homme fin et aux mains blanches, connaissant semble-t-il le latin, et d’autre part, la naïveté
paysanne de ses sentences, invocations et prières pour filles à marier, car nous savons que notre
Déserteur confectionnait des espèces de petits sachets de papier, des bulletins pliés enfermant des
sentences, des invocations, des formules de serments. Ces petits secrets guérissaient les bêtes et les
gens malades.
Il y aurait une explication : cet homme pourchassé et revenu à l’état presque sauvage aurait fait de
la régression sur le plan du Magique.
Nous ne connaissons donc pas le crime qui a fait de cet homme un "Homme Sauvage", mais il me
paraîtrait bien passionnant d’essayer de raconter son aventure, d’en dégager le personnage, et
surtout de faire connaître l’œuvre très riche et très dense de ce grand imagier. » Voilà sans doute de
quoi éveiller l’intérêt de Giono ! C’est en effet ce qu’il répond le 11 octobre : « Ce que vous me
proposez m’intéresse en principe. » Mais il demande des précisions pratiques, puis, le 28 octobre,
écrit : « J’ai bien réfléchi à votre projet. Il ne m’intéresse, bien entendu, que si je donne une certaine
importance au texte : 50 pages dactylographiées au moins. Il me faudra plus de renseignements sur
le personnage, les œuvres, etc. » Il est d’accord pour le délai de l’été 65, mais discute sur le montant
des droits et explique à Creux comment on les calcule…
Creux vient une première fois à Manosque le 7 décembre. « (…) je m’armai de tout mon courage :
photographies et documents sous un bras, pain de seigle, fromage de montagne et vin valaisan sous
l’autre, je parvins à frapper à la porte de Jean Giono, le cœur battant de la même inquiétude que
celle du Déserteur le jour de sa rencontre avec le "Président". L’accueil de Giono fut simple et
chaleureux. »1
Le 24 décembre, Creux envoie à Giono les renseignements complémentaires que celui-ci a
demandés sur le régime des vents et des pluies dans cette région du Valais (foehn, bise, vent blanc :
« il est impossible de peindre, tout est blanc et sans vie »), sur les cultures : il explique tout très
bien, avec poésie et sensibilité. « J’aimerais vous dire (…) le plaisir d’être chez vous et de voir le
Déserteur prendre déjà vie dans cette jolie petite chambre blanche », lui écrit-il.
Le 31 décembre, Giono lui répond : « Parfait, ces indications sont très suffisantes. Je me suis depuis
votre visite soucié de trouver des renseignements supplémentaires sur le Déserteur. J’en ai trouvé,
vous les trouverez à votre tour dans mon texte. »
Les échanges se poursuivent, les recherches aussi. Ainsi, Creux, le 10 février 1965, en plus des
problèmes qu’il évoque pour le contrat, les illustrations, annonce qu’il va passer « par Colmar, pour
voir dans son musée une imagerie plus profane et assez parente, paraît-il, de celle du Déserteur ; et
avec l’espoir, peut-être, d’une découverte heureuse quant à ses origines ».
Mais le 3 mars, Giono lui précise sa conception personnelle de l’entreprise : « Non je n’ai pas
encore commencé à écrire le texte, si par contre j’ai rassemblé pas mal de renseignements sur, sinon
votre déserteur mais une grande quantité de "déserteurs" de la même sorte qui, à la même époque,
se sont répandus dans des régions diverses : Bourgogne, Auvergne, Comté de Nice, etc. et ont
pratiqué à peu près le même art, notamment celui de l’ex-voto. »
Les lettres se suivent (je n’en retiens que l’essentiel ici) et Creux commence à s’inquiéter, car il
craint que Giono se désintéresse du projet : le manuscrit sera-t-il prêt au début de l’été ? Si ce n’est
pas le cas, il pense qu’il vaut mieux renvoyer la parution au printemps suivant… Il lui annonce
aussi qu’il y aura bientôt une exposition des œuvres du Déserteur à Paris.
Giono lui répond enfin le 19 juin, de retour d’Espagne, et revient sur sa perception du travail :
« Bon. Choisissons donc, bien sûr, les dates de novembre-décembre. J’ai trouvé des quantités de
choses, sinon sur le déserteur lui-même, sur une série de gens de même acabit et sur une sorte
1
Avant-propos du Déserteur, rédigé finalement par Creux lui-même, à la demande de Giono.
d’école de l’ex-voto qui a bien l’air d’être également la source d’où est sorti notre mystérieux
personnage. En réalité, à l’époque du "déserteur" on peut dire qu’il y a eu une dizaine de
"déserteurs" dans la Drôme, dans le Dauphiné, la Savoie et le Comté de Nice. L’histoire devient
donc très intéressante. »
Les deux hommes poursuivent toujours leurs recherches, chacun de son côté. Creux est
manifestement passionné par le sujet.
Le 8 juillet, il envoie à Giono une carte postale de la chapelle de Haute-Nendaz :
Chapelle Saint-Michel à Haute-Nendaz - cliché MD
« Les parois intérieures sont décorées d’une frise d’apôtres, attribuée au Déserteur, mais – à vrai
dire – je crois que ce sont des fresques du XVIIIe siècle, restaurées par C. F. Brun, ce qui ne fait
qu’ajouter au charme de ces personnages. L’abside est largement décorée d’un Dieu-le-Père
triomphant, soutenu par deux anges hauts en couleur1. C’est dans ce sanctuaire que fut dite sa messe
d’enterrement et que figure son constat de décès. »
Chapelle Saint-Michel à Haute-Nendaz - cliché MD
1
Je partage entièrement l’avis de René Creux quant à l’attribution hypothétique de ces fresques au Déserteur. Mais elles
ont quand même beaucoup de charme… De toute façon, Dieu le Père et les anges sont manifestement d’une autre
facture, beaucoup plus rudimentaire, et n’ont rien à voir avec la qualité des œuvres de C. F. Brun.
Et Creux de poursuivre : « Sous pli séparé, vous recevrez une revue dans laquelle j’ai trouvé des
imageries de "compagnons". Elles semblent assez proches de l’esprit qui anime celles du Déserteur.
J’ai effectué quelques fructueux voyages en Valais ; la partie illustrée du livre s’en trouvera très
enrichie. En effet, ayant constaté que le noir amenuisait passablement le charme de ces œuvres, j’ai
décidé d’augmenter le nombre de planches en couleur. »
Giono lui répond le 12 juillet : « Oui, il y a des rapports entre l’"imagerie" du Déserteur et celle des
compagnons, mais il y en a également avec de fort curieuses choses, vous verrez. »
Ceux qui connaissent un peu Giono ont depuis un moment la puce à l’oreille : il mijote sûrement
quelque chose ! Depuis la lettre du 31 décembre 1964 en réalité. Mais Creux semble encore ne se
rendre compte de rien… et poursuit ses investigations.
Le 16 août, il écrit à Giono :
« Pendant mes vacances, j’ai eu l’occasion de rencontrer le directeur des archives du Haut-Rhin, et
lui ai demandé d’avoir l’obligeance de faire faire une recherche qui permettrait éventuellement de
trouver des documents concernant Charles-Frédéric Brun, dans cette région que nous supposons
être son lieu d’origine.
S’il faisait une découverte dans ce sens-là, qui puisse encore vous être utile, je vous la transmettrai
immédiatement. »
Giono lui répond le 17 août 1965 :
« Bien reçu votre lettre, merci.
Donnez-moi s’il vous plaît des détails sur la matière de la peinture du Déserteur. Est-ce de la
peinture à l’huile, à l’œuf, à la détrempe-collée ?
J’aimerais être confirmé dans ce que je sais de la gravure d’Épinal : gravure sur bois colorée au
pochoir.
Une réponse de Colmar me serait très utile pour infirmer ou confirmer quelque chose que j’ai
trouvé. » Mais il ne lui dit toujours pas ce qu’il a trouvé !
Le livre sera remarquable et très beau. Et il se fonde sur des recherches extrêmement minutieuses de
la part de l’éditeur. Il en fait encore part à Giono le 16 septembre :
« J’ai effectué de nouvelles recherches en Valais, qui m’ont amené à quelques découvertes de
tableaux enrichissants pour l’ouvrage. Par contre, aucune nouveauté sur la vie du "Déserteur". (…)
une demande d’extradition pourrait se trouver dans la correspondance échangée à l’époque entre la
France et la Confédération helvétique.
En augmentant la documentation photographique sur l’imagerie de C. F. Brun, il se précise de plus
en plus que sa source d’inspiration sont les images d’Épinal, dont il copiait parfois certains détails.
Il n’avait, en fait, guère besoin de se renouveler et ne montre aucun esprit de recherche. Ceci
souligne son caractère d’humilité en tant qu’artiste également ; ses qualités résident surtout dans un
sens très vif des couleurs, dans sa manière de bien décorer une surface avec énormément de
fraîcheur et dans une plus grande liberté que les imagiers d’Épinal (disciplinés par la rigueur du
bois). Il s’apparente également aux peintres paysans de la Suisse primitive, de la Bavière, du Tyrol
ou de l’Alsace par l’adjonction de décorations florales typiques de ce genre de peinture et il arrive
parfaitement à unifier ces deux styles. Ceci me porte à croire qu’il a dû voir meubles et peintures
paysannes ; j’en ai d’ailleurs un exemple frappant par une imagerie dont je vous envoie une photo,
très identique aux peintres-paysans appenzellois. C’est, par ailleurs, le seul type à ma connaissance
de peinture (laïque), à part le portrait de Dame Fragnière. Je ne sais pas si je vous ai précisé qu’il
peignait également des meubles. J’en ai vu quelques-uns, qui n’apportent à vrai dire rien de
particulier à son œuvre. C’est pourtant de l’un de ceux-ci qu’ont été extraits les deux tableaux peints
à l’huile La Vierge et l’Enfant et Le Christ, dont vous avez les reproductions en couleurs dans la
maquette que je vous ai fait parvenir ; ils dépassent nettement l’ornementation d’un meuble et
touchent à la toute grande peinture italienne.
Je me réjouis fort de savoir que le texte me parviendra sous peu. »
Mais toutes ces recherches ne mènent à rien. Creux doit bien en convenir, le 7 octobre : « Mes
recherches en vue de déterminer l’identité de notre "Déserteur" ont malheureusement échoué.
Le Ministère des Armées me communique que plusieurs Brun, déserteurs, sont portés dans leurs
dossiers, mais aucun d’origine alsacienne. Il faudrait donc conclure qu’il a pris un nom d’emprunt.
Si nous connaissions le corps dans lequel il servait, une identification serait peut-être possible ;
hélas, je n’ai aucune information à ce sujet. Je pense que nous devons donc renoncer à une
identification plus précise et choisir celle que votre imagination déterminera. »
Nous y voilà donc…
C’est d’ailleurs ce que Giono a fait depuis le début… Et il le dit clairement le 8 octobre : « Le texte
avance. Il sera terminé avant la fin du mois d’octobre. Je vais le donner à la frappe. J’ai trouvé, moi,
de petites choses suffisantes pour montrer le personnage, notamment en ce qui concerne son voyage
en Suisse et les premiers temps de son établissement à Haute-Nendaz. Quant à ce qu’il a été avant,
des hypothèses sont possibles. D’ailleurs il ne venait pas d’Alsace, malgré tout ce qu’on a dit (on se
fiait bien sûr à l’accent), il venait de Savoie. Enfin, vous verrez. Je crois que ce sera un beau texte. »
Il est terminé le 19 octobre. Le 23, Giono déplore la lenteur de la dactylographie et ajoute : « Je le
savais que les fresques de la Chapelle de Haute-Nendaz n’étaient pas du Déserteur1 et ne pouvaient
pas être de lui à cause de tout ce que je savais sur son compte et de la technique de la fresque qu’il
ignorait complètement. Il n’a pas non plus participé à la restauration. Je crois avoir éclairé pas mal
d’obstacles et écrit un beau texte. »
Satisfaction du côté de Giono donc.
Chapelle Saint-Michel à Haute-Nendaz - cliché MD
L’impatience de Creux est évidemment grande. Le 1er novembre il écrit : « Pour moi aussi ce sera,
très bientôt, la fin d’une attente faite de curiosité à l’égard du visage que vous aurez donné à notre
"Déserteur". » Notre Déserteur… Giono lui répond le 3 : « J’ai donné au Déserteur la figure qu’il
devait avoir et, d’après ce que j’ai pu contrôler, la figure qu’il a eue effectivement. »
Le 12 janvier 1966, Creux a reçu le texte de Giono :
1
Voir la lettre de Creux du 8 juillet, sur le contenu de laquelle, par inadvertance sans doute, il est revenu en octobre.
« J’ai lu votre manuscrit avec une avidité que vous comprendrez. J’étais certain de recevoir un beau
récit, je suis comblé. Je me posais pourtant des questions quant à l’image que vous donneriez du
"Déserteur". Or il ne pouvait avoir une autre personnalité que celle que vous avez déterminée. Je
pensais confusément à cette figure, mais avec une certaine tentation de romanesque. Combien il est
plus vrai que vous ayez choisi ce personnage vu en profondeur, mais en parfaite simplicité, voire
avec bonhomie ou émotion. Je pense aux pages 27 et 28 très émouvantes, qui définissent la solitude
de C. F. Brun.
Je viens vous dire tout ceci bien simplement.
J’ai fait lire ce récit à mon ami le Curé Bonvin (collectionneur et découvreur du "Déserteur"), qui a
été enchanté. Ce natif de l’endroit, habitué de ces lieux, ne s’est nullement senti dépaysé dans vos
pages. Toutefois, il m’a signalé quelques petites erreurs de lieux ou d’orthographe de ceux-ci, que je
vous précise ci-après. »
Satisfaction donc du côté de l’éditeur aussi… satisfaction teintée cependant d'interrogations :
« Je dois vous avouer que j’éprouve une curiosité assez vive à connaître votre source d’information
pour certains détails valaisans que je ne connaissais pas et que je trouve dans le texte. Par ex., le
"vieux soldat au Val des Dix" et "tablards de vigne" (encore visible à Sierre en 1913).
J’ai questionné tant de personnes pour arracher des renseignements qu’il me paraît vraiment
extraordinaire que, de Manosque, vous ayez pu en obtenir d’autres. Merci par avance de bien
vouloir satisfaire à ma curiosité. »
Là on entre vraiment dans le registre de l’invention romanesque propre à Giono, comme dans
l’affaire du Serpent d’étoiles ou de L’Homme qui plantait des arbres…
Giono répond à Creux le 14 janvier : « D’où viennent mes détails valaisans ? Mais c’est que je suis
allé moi-même incognito une semaine dans la région et que j’y ai envoyé enquêter mon gendre et
ma fille cadette pendant presque un mois sur le sujet. Il n’était pas question pour moi d’écrire sur un
pays que je n’avais pas vu. J’ai fait (en voiture) presque tout l’itinéraire que le Déserteur a fait lui à
pied. Au surplus j’ai enquêté par lettres dans plus de vingt départements français au sujet des "petits
peintres de piété".
NB : Je crois bien que je vais finir par trouver les "Tablards de vigne" et même l’acheter. »
Creux, le 20 janvier, n’y voit que du feu...
« Il m’est bien agréable d’apprendre que vous êtes allé sur place. Voici donc une des explications du
paysage si valaisan et de la précision de l’itinéraire. J’espère que vous avez aimé cette région, d’où
je suis natif, même si le parfum des sapins est plus sévère que celui des pins maritimes !
Je souhaite vivement que vous puissiez acheter les "Tablards de vigne" ; les "Déserteur" sont bien
difficiles à obtenir ! Le livre terminé, j’essaierai également d’acquérir un de ces tableaux. »1
Giono lui précise encore le 22 janvier : « Oui, j’ai préféré me balader dans le pays sans prévenir
personne. Ma fille et mon gendre y sont restés presque un mois. »
Les journalistes vont évidemment par la suite s’emparer de cette version et faire gonfler encore la
légende. Comme Jean-Claude Blazy dans Images du monde le 21 juillet 1972 : « [Giono] s’imposa,
pour écrire son livre, de refaire à pied, à 70 ans passés et malgré les troubles cardiaques dont il
souffrait, la route suivie par son héros, afin de s’imprégner de ce qui peut avoir guidé sa conduite. »
Ou, Jean-Claude Blazy toujours, dans un article du Monde2: « Giono n’avait pas jugé bon d’écrire
cette fabuleuse histoire à sa table de travail. »
Giono, fidèle donc à sa propension au mensonge créatif, a librement brodé autour de la vie
légendaire du mystérieux peintre réfugié dans le Valais au milieu du 19e siècle, Charles-Frédéric
Brun, dit le Déserteur. Tout ce qu’on sait avec certitude de lui, c’est qu’il appartenait à la tradition
artisanale des peintres naïfs d’ex-voto et qu’il vécut dans l’errance et la misère. Selon Janine et
Lucien Miallet, René Creux rapporte que Giono lui aurait dit : « Charles-Frédéric Brun a fait son
1
René Creux reprendra cette version des faits dans l’avant-propos du Déserteur. « Il abandonna, un temps, la Provence
pour s’en aller, en pays valaisan, mettre ses pas dans ceux du Déserteur. Et c’est probablement là (…) qu’il lui donna
son vrai visage. »
2
Je n’en connais pas la date.
œuvre, à mon tour de créer. »1 Et il ira donc même, on l’a vu, jusqu’à lui inventer deux toiles, Le
Vieux Soldat au val des Dix et Tablars de vigne… Giono s’amuse, manifestement, à partir de ces
deux toiles dont on ne connaît que le titre : « Le Vieux Soldat a été peint pour Jean-Louis Pranet.
Les Tablars pour Juliette-Marie Piquet, à peut-être quatre ou cinq ans de distance l’un de l’autre. Le
Soldat, en 1913, était encore visible dans un bistrot de Sierre ; puis, qu’est-ce qu’on en a fait ? Les
Tablars, on sait qu’ils ont existé, mais personne ne les a jamais vus. C’est dommage car ces
"tablars" sont de l’autre côté de la vallée. Charles-Frédéric Brun a-t-il jamais eu un jour assez de
courage pour traverser la vallée ? Ce serait intéressant de le savoir, mais on ne peut pas ; on ne sait
même pas d’où était cette Juliette-Marie Piquet (ni d’ailleurs Jean-Louis Pranet). » (Pl. VI, p. 246)
Mais les investigations de Creux ne sont pas terminées, si le manuscrit, lui, l’est. Le 20 janvier
1966, il écrit à Giono : « Vos recherches sur les peintres de piété m’ont vivement intéressé dans le
texte. Cette parenté avec C. F. Brun est évidente. Je suis pourtant surpris que notre peintre, lorsqu’il
s’exprimait dans la technique à l’huile, propre à presque tous les peintres d’ex-voto, n’ait eu
l’écriture "si naïve" de ceux-ci. Ses rares tableaux à l’huile – je pense plus particulièrement à cette
maternité – sont d’une qualité exceptionnelle. À ce propos, nous avons eu dernièrement à Berne une
grande exposition de peintres d’ex-voto de différents pays ; certaines œuvres d’Italie débordaient du
cadre pieux et semblaient appartenir à quelque grand musée. En bref, je suis tout de même surpris
du nombre limité de fois où il s’est manifesté à l’huile pour choisir ce graphisme qui trahit
évidemment une admiration ou, peut-être, simplement un souci de documentation puisée dans
l’Imagerie d’Épinal, ce qui en expliquerait l’influence. À ce sujet, j’ai enlevé dernièrement le cadre
d’un de ses tableaux (encadré par lui) et j’ai trouvé, entre la planchette et l’œuvre, une vieille image
d’Épinal, ce qui semblerait prouver qu’il en avait sous la main. (…) qui porte l’inscription : "Le 4
février 1844 par Charles Frédéric Brun, natif de Colmar, Département du Haut-Rhin, en France".
Pensez-vous que ce document soit en contradiction trop flagrante avec votre texte qui laisse la porte
ouverte quant à son origine ? »
À quoi Giono répond, le 22 janvier : « Tous les "petits peintres de piété" avaient vu des images
d’Épinal. Parmi eux, évidemment, certains étaient doués (c’était le cas pour le nôtre).
(…) Vous pouvez publier tous les documents, même (et surtout) celui qui porte l’inscription natif de
Colmar. Ce n’est pas gênant. Je ne dis pas où il est né. Je dis que je ne sais pas. Et cette inscription
n’est pas pour prouver que j’ai tort. Je trouverai peut-être bientôt où, vraiment, il est né. Car à
Colmar il n’y a pas trace de sa naissance. »
Plusieurs thèses vont continuer à coexister quant à l’identité du Déserteur. Ginette Guitard-Auviste,
dans une lettre du 4 février 1968, se demandera si l’origine du Déserteur ne serait pas suédoise :
« J’ai vu, dans les églises de la [Dalécarlie], dans les musées de Mora et de Leksand, des peintures
d’inspiration très voisine, dont les couleurs, les motifs décoratifs, la facture et jusqu’aux
personnages me semblent tout à fait parents. Comment, me suis-je dit, les spécialistes (…), au lieu
de faire des rapprochements avec les images d’Épinal, bien différentes, n’ont-ils pas pensé (étant
donné le léger décalage des dates) que l’origine du "déserteur" pourrait être suédoise ? Après les
guerres napoléoniennes, à la suite de Bernadotte, des soldats français ont pris racine dans le pays et
notre homme, avec son accent, ne pourrait-il être le fils d’un de ces expatriés ? »
On parle aussi à son propos de Gaspard Hauser, ou du fils de Charles Louis Frédéric de Bade et de
Stéphanie de Beauharnais, fille adoptive de Napoléon2...
Pendant ce temps, les réactions des lecteurs commencent à se manifester. En atteste une lettre de
Creux à Aline Giono, le 16 novembre 1966, alors que Giono est immobilisé par un grave problème
de santé et que plusieurs projets3 ont été annulés :
« (…) le livre a pris forme et je suis ravi que sa présentation vous plaise. Le texte est très beau et je
ne puis imaginer visage plus vrai du Déserteur. Nombre de lettres et communications téléphoniques
1
Pl. VI, p. 936.
Article de Jean-Claude Blazy dans Images du monde le 21 juillet 1972.
3
Présence de Giono à l’exposition de Sion en décembre, émission « Lectures pour tous » en novembre.
2
me parviennent de villageois de Haute-Nendaz qui me disent leur émotion à retrouver ce
personnage légendaire si vivant dans ces pages. Pages qui sont par ailleurs tellement valaisanes
qu’ils ne s’y sentent nullement dépaysés.
J’ai reçu aussi la lettre d’une amie, Madame Béatrice Dussane la comédienne, qui me prie
d’adresser à Jean Giono son hommage très reconnaissant. Je vous rapporte donc ses propos :
"… le précieux livre !… manière de poème que lui seul pouvait écrire et qui sera inséparable
désormais du personnage de notre Déserteur. Il n’a pas comblé artificiellement les lacunes des
données historiques, il en a fait de ces brusques ruptures à pic, comme on en rencontre dans la
montagne et qui sont les tremplins pour l’imagination… et comme tout ce qui touche à la technique
artisanale est indiqué et mis en valeur… et la différence essentielle avec la technique d’Épinal. Du
coup on est armé pour étudier et apprécier tous les détails des admirables reproductions. L’ensemble
de l’ouvrage est une réussite insolite, spéciale comme son héros, et bien émouvante. Je pense que
les collectionneurs valaisans vont être bien fiers et bien heureux, et que les piétons de montagne
(s’il y en a encore) seront nombreux à pèleriner à Haute-Nendaz." »
Venons-en à présent au texte proprement dit. Décrivant le pays traversé par le Déserteur, c’est le
Giono « coloriste » qu’on retrouve, à de nombreuses reprises :
« C’est seulement dans l’après-midi qu’il verra des morceaux de pays : des mélèzes déjà roux qui
ont perdu la moitié de leurs aiguilles, un fragment de glacier bleuâtre, un profond ravin, noir comme
la nuit. » « C’est dans cet abri qu’il mange son pain et son fromage, pendant que la bise qui frôle les
eaux du petit lac fait trembler les murs du château de la Vouivre et mélange les bruns, les bleus, les
verts, les blancs et même les noirs (qui sont une couleur, quoi qu’on en dise). » (Pl. VI, p. 204 ; 207)
Et Giono, comme cela lui est habituel, se montrera surtout sensible aux couleurs, et aux rapports des
couleurs entre elles, dans l’œuvre du Déserteur, bien plus encore qu’aux sujets traités. Arrivé à
Nendaz, où il va vivre longtemps, le peintre dessine un pèlerin pour remercier son hôte : « Ces
couleurs l’enchantent, ce petit bedeau lui plaît beaucoup. Il y a une vertu spéciale dans le choix de
ce vert, de ce violet, de ces ors, il y est sensible. » (Pl. VI, p. 218) « Dans ces deux ouvrages1 le
Déserteur a donné aux couleurs des rapports hautement aristocratiques. Dans le premier ce sont les
rapports des noirs et des rouges, des bleus et des jaunes avec un gris rose central pour unifier le
tout ; dans le second les bleus et les verts s’appuient délicatement sur le jaune exquis du corsage de
sainte Catherine. On peut tout employer comme un salaud, on peut tout employer comme un grand
seigneur : les couleurs sont ici employées comme un grand seigneur. » (Pl. VI, p. 236-7)
Le Déserteur peint surtout des portraits, et ce sont ceux des gens qui l’ont accueilli et qu’il rencontre
tous les jours. Sa première peinture, qu’il réalise au Trétien, complètement épuisé par son voyage,
est un saint Maurice : « C’est le portrait d’un bon paysan classique. » (Pl. VI, p. 212) « Ainsi, au
long des vingt ans qu’il va passer dans ces cantons, jusqu’à sa mort, le Déserteur peindra des
portraits. (…) Une observation un peu attentive fait retrouver dans cette "légende dorée" le visage
des contemporains, comme on retrouve dans une épicerie de Sienne tel visage de fresque, ou dans la
salopette d’un garagiste d’Arezzo tel seigneur de Piero della Francesca. » (Pl. VI, p. 232) C’est bien
là le phénomène déjà observé par Giono dans Voyage en Italie par exemple.
Le peintre est minutieux, concentré sur une œuvre qui l’occupe tout entier : « Tout y respire la joie
tranquille, qui a le temps de fignoler fleurs, cuirasses, étendards, manteaux, chevaux, housses de
selle, poignées de sabre, écharpes, robes de bure, d’être le maître des beaux rouges et des beaux
noirs, des ors, des bruns, des bleus, des mauves et de toute une petite floraison de prairie qui se
sacrifie aux pieds des chevaux. » (Pl. VI, p. 247)
La technique du Déserteur est artisanale, et cela plaît à ces paysans valaisans, sensibles à un travail
manuel qui ressemble au leur. On est replongé dans l’atmosphère des essais rédigés par Giono dans
les années 30 : « Brun est en train de peindre (de "peinturer", dit-il) à l’aquarelle. Le mot ici n’est
pas tout à fait exact, car il ne se sert pas d’eau pour délayer ses couleurs, il ne se sert pas non plus
1
Saint Jean et Saint Joseph et Sainte Philomène et Sainte Catherine.
de palette ce jour-là pour essayer ses teintes, il se sert de sa salive et de sa main. Il suce son pinceau,
il le passe sur ses tablettes de couleur, il essaie la couleur sur la paume de sa main gauche, il l’y
travaille, si besoin est, avant de l’appliquer sur le papier. » (Pl. VI, p. 218-9) Et c’est cette technique
artisanale qui importe, plus que les sujets religieux : « Il fait (…) foisonner autour de lui saints et
saintes, Vierges Marie, Enfants Jésus, mais il n’y a pas de dieu dans tout ça, pas plus que dans les
marmonnements d’une dévote, c’est une simple matière qu’il travaille, dans laquelle il trouve son
équilibre comme le menuisier le trouve dans l’odeur du bois, et le cordonnier dans l’odeur du cuir. »
(Pl. VI, p. 242)
Giono précise d’ailleurs : « Il n’y a pas besoin de beaucoup le regarder pour s’apercevoir qu’au
milieu de toute cette légende dorée de Haute-Nendaz qu’il peint presque sans reprendre haleine, il
reste laïque. » (Pl. VI, p. 243) Un trait qui rapproche sans doute le peintre et le romancier1.
Il entreprend bientôt de faire le portrait de la femme de son hôte, un vrai tableau cette fois, qui doit
être ressemblant, et qui va lui donner à la fois une existence sociale dans le village et une caution
morale : « Cette couleur est en poudre dans du papier et il faut la mélanger à de l’huile de lin, et
c’est déjà tout un micmac bougrement intéressant à regarder faire ; et il ne faut pas être manchot de
la comprenette pour faire tout ce trafic. On se rend compte que tout ça est dosé et que, tout compte
fait, ce zèbre, sorti de la forêt et de la nuit, connaît son affaire. C’est un métier, somme toute,
comme de faire un soulier, ou de traire, de faire un fromage, de tracer un labour, ou raboter une
planche, planter un clou, etc. Ce que font les hommes. Ceci est donc un homme. (…) On aimerait
voir comment il fait ! On comprend, bien sûr, qu’on ne puisse pas le faire. On sait très bien que ces
choses-là se font sans témoin. C’est un truc dans le genre de la messe, approximativement. (…) Ce
n’est pas le premier venu qui est capable de ça. (…) On ne peut pas avoir préparé ces petits tas de
couleurs si beaux à voir et garder dans son cœur l’envie de faire le mal. » (Pl. VI, p. 220-1) Le
résultat final fait du bien, réconforte, rend meilleur, sensible à l’émotion artistique, à la beauté :
« Comme il est bon par ces temps noirs d’être en compagnie de ces couleurs préparées sur la
planche ! » (Pl. VI, p. 222)
Ce qui frappe surtout les villageois, ce sont les mains blanches du Déserteur. Elles leur font penser
aux « images » du chemin de croix de Notre-Dame-du-Bon-Conseil : « Ce n’est donc pas la
première fois que des mains blanches et notariales ont laissé des images dans la région. Elles sont
d’un nommé Tiepolo2, ces images, un Vénitien de l’ancien temps. Eh bien, celui-ci, qu’on a
maintenant dans la grange à Fragnière et qui vit dans le foin de notre président, c’est une sorte de
Tiepolo. Les mains sont donc légitimement blanches, et il est temps de perdre les façons anciennes
de partager le bien et le mal, et de se mettre un peu à réfléchir à la moderne. Le monde ne s’est pas
fait qu’avec de rudes mains, il a aussi fallu des coloristes. » (Pl. VI, p. 225)
La comparaison avec Tiepolo n’est pas banale… Mais ce qui importe, c’est que cette
reconnaissance du travail de l’artisan va entraîner la reconnaissance du travail de l’artiste et de la
force de l’art : « Il ne nous demande rien pour peindre tous nos saints patrons portant nos visages,
nous n’avons pas le droit de lui demander de nous aider à rentrer le foin. C’est un respect plus grand
qu’on ne croit, qu’on lui porte ainsi. C’est une grande victoire de l’art, de l’esprit sur la matière. »
(Pl. VI, p. 238)
La peinture joue un rôle important, pour ceux qui la regardent, mais aussi pour le peintre luimême : « Il ne peint pas pour exprimer le monde ; ses tableaux sont de longs monologues qu’il
adresse à ceux dont sa vie dépend (…) dans lesquels il se livre et il se cache. Dans ce Saint Maurice
(…), le Déserteur se livre par le cheval, par le drapeau, par le visage dans lequel est timidement
reproduit le visage du "donateur" ; il se cache sous le poncif de l’arbre, du bouquet, de la croix, du
casque et de l’uniforme. (…) Quant au visage, où il faut voir le timide portrait du paysan de HauteNendaz à qui le Saint Maurice était destiné, il exprime la plus touchante volonté de vivre et de vivre
enraciné, de ne plus fuir, d’être accepté, adopté, aimé, admis. (…) "Je te représenterai sous les traits
1
Sylvie Vignes, Giono et le travail des sensations : un barrage contre le vide, Librairie Nizet, 1998, p. 29-30.
Il s’agit en fait de gravures de trois membres de la famille Tiepolo : Giambattista, le père, et ses deux fils
Giandomenico et Lorenzo. (Pl. VI, p. 960) Tiepolo n’a été que rarement cité par Giono.
2
d’un saint, s’il le faut, mais fiche-moi la paix." Tout ça dit d’ailleurs avec beaucoup de gentillesse :
une harmonie de rose, de brun, de vert et de léger bleu d’acier. » (Pl. VI, p. 232)
Le Déserteur occupe une place centrale dans l’œuvre de Giono. « Ah, celui-là, si Giono ne l’avait
pas trouvé, on sent bien qu’il aurait voulu l’inventer »1, écrit très justement Nelly Stéphane…
Pour Janine et Lucien Miallet : « Il sait (…) que l’œuvre d’art a quelque chance d’exorciser les
démons de l’ennui et de la peur, nés de l’interminable hiver. Le sang sur la neige du Roi sans
divertissement devient inutile : le Déserteur offre aux sens et à l’esprit ses beaux petits tas de
couleur pure, organisés sur la page blanche par ses doigts adroits, laborieux et inspirés, en un "grand
théâtre" magnifique. (…) Ainsi la figure du Déserteur est-elle dans la mythologie de Giono un point
de réconciliation. Création paisible et narquoise des dernières années, le Déserteur s’avance (sur ses
peintures, les saints vont par trois !) accompagné de son double grotesque, "Jacques Louis dit le
Fou", et de Tiepolo, "un Vénitien de l’ancien temps", figure idéale de l’artiste2. »
Le Déserteur, c’est donc un peu une image de Giono lui-même, comme le dit Sylvie Vignes3 qui a
retenu cette phrase : « Sous la candeur de ses coloris, sous la fraîcheur de ses émois, il ne faudra
jamais oublier le noir d’où il vient (…) » (Pl. VI, p. 202), phrase qui concerne le peintre et qu’elle
applique avec raison au romancier.
Ionna Constandulaki-Chantzou considère qu’il condense, en quelque sorte « en miniature », de
nombreux aspects de l’œuvre de Giono : « l’errance, la liberté farouche, la montagne, la terre, le
guérisseur, Hugo, l’art traditionnel, l’horreur de la guerre, son amour de la peinture, celle du peuple
modeste. »4
Maryline Bertoncini est allée plus loin encore dans la généralisation : « Giono a fait, avec Le
Déserteur, une autobiographie du créateur : je veux dire qu’à travers lui, il représente le créateur
"idéal", celui qui abandonne résolument la société, pour vivre dans son désert intérieur, et y puiser
sa fécondité créatrice, comme le saint Jérôme de Noé dans sa cellule à l’Antonello, ou Pauline
vieillie dans Mort d’un personnage. Car ainsi que le sait sans doute C.F. Brun, qui a dû traverser
bien des désolations telluriques avant de se mettre à peindre, le désert est préalable à toute
édification (…) c’est (…) la solitude exemplaire de tout écrivain qu’il nous fait lire. »5
C. F. Landry, déjà cité plus haut, ami de René Creux et grand admirateur de Giono 6, a très bien
formulé, avec un lyrisme un peu emporté sans doute7, l’espèce de « miracle » que constitue la
création du Déserteur.
« Du premier coup d’œil, Jean Giono désormais doté de ce qu’il me plaît d’appeler avec insistance
"ses paupières de lézard", du premier et définitif coup d’œil, ce maître en véritable possession de soi
– le plus bel éloge que l’on puisse faire à un être – du premier coup d’œil Giono a su où était son
affaire. Son irremplaçable affaire : l’humain dépassait infiniment le peintre dans cette aventure
intérieure qui s’appelle "le déserteur".
Giono a vu que lui seul, Giono, était en possession d’assez de maîtrise pour faire remonter du
silence éternel non pas un personnage mais bien une personne, ou plus terriblement encore, une
destinée.
Pas un Balzac n’aurait pu faire ce que Giono vient de réussir ! Personne que lui seul, Giono, pouvait
tenter l’aventure intérieure et la mener à bien. On frémit à l’idée que Creux aurait pu aller chez
quelqu’un d’autre.
1
Bulletin de l’Association des amis de Jean Giono, n° 8, printemps-été 1977, p. 38.
Pl. VI, p. 948.
3
Sylvie Vignes, Giono et le travail des sensations : un barrage contre le vide, op. cit., p. 9.
4
Ioanna Constandulaki-Chantzou, « Naissance du personnage dans Le Déserteur de Jean Giono », dans Giono dans sa
culture, actes du colloque de Perpignan et Montpellier de mars 2001, publiés sous la direction de Jean-François Durand
et Jean-Yves Laurichesse, p. 346.
5
« Une fiction (auto)biographique : note sur Le Déserteur de Jean Giono », Bulletin de l’Association des amis de Jean
Giono, n° 35, printemps-été 1991, p. 48-49.
6
Jacques Mény me dit que René Creux lui avait raconté qu'il était gêné de ne pas avoir sollicité Landry pour ce texte et
que celui-ci l'avait mis à l'aise, en lui disant que Giono était le meilleur choix qui lui était offert, car « le plus grand de
tous ».
7
J’ai supprimé délibérément les capitales dont il abuse.
2
Car si importante que puisse être l’œuvre du Déserteur, la vie de Déserteur imaginée par Giono est
une œuvre dix fois, vingt fois plus majeure.
Et pourquoi ? Parce que l’œuvre du Déserteur aura été l’occasion incroyablement improbable
autrement, pour que Giono avoue une fois le personnage central qu’il nourrissait depuis toujours.
Quand Flaubert avoue : "Madame Bovary, c’est moi"… il a raison et il est honnête. Eh bien !
l’aventure tibétaine du Déserteur, c’est Giono.
Puisse-t-il ne pas m’en vouloir de le dénuder ainsi ? Mais j’en cours le risque, parce que c’est aussi
le plus bel hommage, s’il est compris et accepté.
Le Déserteur, c’est une confidence de Giono.
C’est aussi son testament.
Il faut toute une longue vie et beaucoup de travaux pour pouvoir s’écorcher avec cette simplicité
souveraine. L’histoire de la solitude humaine – à part Jean Valjean – n’offre rien d’aussi fou que ce
que nous confie Giono.
Par peur de l’exaltation, je veux brusquement dire autre chose : les Valaisans ont bien de la chance
qu’existe un Jean Giono. Il vient de décrire le Valais comme absolument personne n’a jamais pu ou
su le faire. Rien que cela déjà serait un sérieux tour de force.
Le Déserteur aura été l’occasion pour Jean Giono de passer aux aveux. Rien n’est plus touchant que
tant d’austère compréhension. Rien n’est plus généreux que cette sympathie dans son sens premier :
souffrir avec. Jean Giono a recréé un "déserteur", LE Déserteur, le seul vrai, le plus vrai que nature ;
et cette confidence est royale. »1
C’est bien ce qu’exprime aussi l’article de François Gradoux2 :
« [Giono] ne pouvait qu’être attiré par le Déserteur qui semblait tout droit sorti d’un de ses romans.
De cette collaboration Giono-Creux sortit un bouquin étonnant. Plus que d’imaginer une biographie
au Déserteur, Giono a véritablement recréé un personnage, en s’imprégnant de tout ce qui pouvait le
faire revivre : quelques détails connus de son existence, le pays dans lequel il a passé une vingtaine
d’années, et surtout ses peintures dans lesquelles il a donné aux personnages religieux qui le
hantaient le visage de ceux qu’il côtoyait.
Intuition poétique, sensibilité, sens de l’humain, compréhension du terroir… c’est tout Giono, le
meilleur Giono qui se retrouve dans Le Déserteur.
Avant la mort de Giono, l’ORTF lui parlait déjà de tourner un film sur le Déserteur. Il avait laissé un
petit mot, très bref, au réalisateur Alain Boudet : "Consultez Creux". »3
L'écrivain belge Henry Bauchau, qui a longtemps vécu en Suisse avant de s'installer à Paris, a
consacré au Déserteur quelques lignes, à la fois justes et synthétiques, dans son journal du 8 mai
1986. Il voit dans le texte de Giono en quelque sorte un modèle pour Œdipe sur la route, auquel il
est en train de travailler...
« Le hasard, mais qu’est-ce que le hasard, me met dans la main Le Déserteur, un des rares récits de
Giono que je n’ai pas encore lu. La vie du peintre C. F. Brun, qu’on appelle le déserteur, y est
contée d’une voix retenue et d’une force singulière. Il apparaît soudain en Valais, dans l’obscurité
d’une frontière qu’il a franchie sans papiers. Cet homme sans passé, sans état civil, qui se sent
perpétuellement menacé et n’ose dormir que dans des granges, est protégé jusqu’à sa mort par le
silence, le respect et l’admiration de quelques villages de montagne. Les paysans sont seuls à aimer
et à comprendre sa peinture qui ressemble à leur vie. Elle est inaccessible, à ce moment, aux artistes
et au monde de ce que nous appelons maintenant la culture. On entend dans cet admirable récit la
parole du conteur et Giono semble s’adresser à des auditeurs qui l’écoutent en même temps qu’à
lui-même. »4
1
« Pour saluer le Déserteur », 27 septembre 1966.
Je sais que l’auteur est suisse, mais j’ignore où et quand le texte a été publié.
3
Sur un scénario de Jacques Mény, le film (adaptation André Blanc-réalisation Alain Boudet, 1972) est passé sur la 3 e
chaîne en 1973. Maurice Garrel y jouait le rôle principal. Il y avait déjà eu une autre adaptation, radiophonique celle-là,
avec François Périer et Catherine Sauvage, diffusée le 25 décembre 1970.
2
Quelques années plus tard, Bauchau ira voir les œuvres du Déserteur à Sion. Il évoque cette visite
dans son Journal d'Antigone (1989-1997) : « Nous allons à Sion, au musée cantonal voir des
œuvres du Déserteur. Depuis que j'ai lu le superbe livre que Giono lui a consacré, j'ai toujours eu
envie de voir ses peintures. Les portraits ont quelque chose de gai, d'honnête, l'artiste ne se
préoccupe de la ressemblance individuelle que pour les vêtements, les chapelets, les colliers. Les
visages sont ceux de la condition sociale et de l'âge. Il était plus important pour les Valaisanes
d'alors d'être une fermière que d'avoir le nez comme ci ou comme ça, et des yeux bleus ou bruns. »
4
Exposition « Henry Bauchau, l’épreuve du temps », Musée royal de Mariemont, du 2 novembre 2012 au 24 février
2013.
Chapitre V : réflexions théoriques sur les formes et les couleurs
La veine « théorisante » de Giono ne constitue certainement pas la partie la plus séduisante de son
œuvre… Ni toujours la plus limpide ! C’est surtout à partir des années 50, dans les chroniques ou
les présentations d’expositions, que Giono va se mettre à réfléchir sur la création artistique de
manière théorique.
Mais sa réflexion avait commencé déjà dans les essais d’avant-guerre, dans Le Poids du ciel par
exemple, en 1938, avec une méditation sur la perception qu’il a des couleurs : « Voir de mes yeux
ne signifie pas autre chose que voir un minuscule aspect du monde à travers la mince fente de sept
couleurs du prisme quand il y a des milliards de milliards de couleurs élémentaires. Si je pouvais
voir l’ultraviolet, le visage du monde serait totalement différent de ce que je crois être maintenant
son vrai visage. Si je pouvais voir l’infrarouge, ce serait encore une nouvelle vérité. Si je voyais audelà de l’ultraviolet et de l’infrarouge ? Si je pouvais voir toutes les vérités à la fois ?... Je perçois
l’ultraviolet et l’infrarouge avec mes appareils, mais je ne les utiliserais vraiment que si je les
percevais avec mes sens. Mon corps est l’appareil qui me permet de prendre connaissance d’une
partie du monde. Si j’étais l’appareil total !... Si j’étais l’appareil total je n’aurais encore du monde
que ma conception personnelle. »1 (Pl. VII, p. 373)
Plus loin, cela devient vraiment fumeux : « Un peintre ne peut pas peindre avec de l’infrarouge et
de l’ultraviolet. Les yeux des hommes ne voient pas ces couleurs au-delà du prisme, des appareils
que les hommes ont découverts, et qui sont par conséquent des sujets de sujets, les leur traduisent ;
un chimiste, un physicien, un astronome, un biologiste disent qu’ils utilisent ces couleurs, mais,
dans l’échelon de matière qui contient les hommes, ils ne pourront jamais connaître l’objectivité de
cette utilisation. Une quantité infinie de notes existe de chaque côté de la gamme. Une quantité
infinie de couleurs existe de chaque côté du prisme. (…) Une quantité infinie de variations fait vivre
la moindre partie de l’univers par rapport à elle-même. Une quantité infinie de variations fait vivre
les parties de l’univers par rapport les unes des autres. Chaque partie de l’univers a son prisme, sa
gamme, sa classification des corps, chaque partie de l’univers a son univers. Il n’y a pas de prismes,
il n’y a pas de gammes, il n’y a pas de classification des corps, il n’y a pas de limites. Rien dans
l’univers ne peut être autre chose que l’univers ; c’est la polyphonie qui va s’élancer de la base
chantante de la nuit. » (Pl. VII, p. 455-6)
Puisqu’il est question de la vision des couleurs, rappelons que Giono s’est intéressé très tôt au
cinéma, que ce soit comme simple spectateur ou comme concepteur de projets. En novembre 1943,
il le raconte dans le Journal de l’Occupation, il a vu La Ville dorée, film en couleur du réalisateur
allemand Veit Harlan. Sa perception du rôle des couleurs dans ce film – un des premiers en couleur
– l’entraîne à envisager des projets personnels. « Je parlais dernièrement de La Nausée. Ce que je
veux dire de la poésie de la couleur peut s’exprimer plus exactement en fonction même de ce projet
de film. C’est non pas dans un film d’extérieur, peau des chevaux, étangs, fleurs, ciels, nuages,
carnation des visages, beaux yeux verts de l’héroïne que la couleur doit jouer, mais dans la poésie.
La Nausée de Sartre en couleur. Voilà où l’on saurait vraiment ce que la couleur peut faire. Je crois
que dès qu’on aura l’habitude des films en couleur, le film noir sera invisible comme maintenant le
film muet. Seulement là on va vers des vulgarités extraordinaires. Il va y avoir un barbouillage
effréné au lieu du jeu qu’on peut obtenir avec une nouvelle gamme du clavier. S’il m’était donné –
ce qu’à Dieu ne plaise – de pouvoir librement – je dis librement – tourner Le Chant du monde, et
que ce soit en couleur, j’aimerais tenter de me servir de ces nouvelles sonorités, pas pour faire
1
Giono reviendra sur cette idée dans la chronique intitulée « L’humour », rédigée dans les années 60 pour Le Dauphiné
libéré, et publiée dans le recueil Les Héraclides (éditions Quatuor, 1995) : « Imaginons, et ce doit être le cas pour
certains insectes (notamment la fourmi), imaginons un être vivant à côté de nous dont la vision dépasse le rouge (ou le
violet). Toutes les dimensions, tous les volumes, toutes les couleurs seront changés. Il verra clair comme le jour ce que
nous appellerions des fantômes, que nous ne voyons pas. Son monde et le nôtre s’emboîteraient sans se gêner, l’insecte
se promenant dans ses corridors, nous dans les nôtres. » (p. 158)
l’herbe verte – elle serait verte par surcroît – mais pour faire entrer brusquement un pourpre, un
ocre, ou un gris-rose dans le drame comme y entre lady Macbeth, ou les sorcières, ou Ariel ! Le
reste évidemment serait tout en couleur, mais brusquement entrerait une couleur dramatique – peutêtre un infime gris – et le gris jouerait – devrait jouer c’est ça l’essentiel – au même titre que le
geste, le verbe ou la musique. » (Pl. VIII, p. 348-9)
Giono précise encore sa pensée, dans un texte déjà cité, qui nous mène au cœur même de notre
propos : « Dans cette histoire de la couleur, le mieux est de dire qu’on doit lui faire jouer le rôle (au
cinéma) qu’elle joue dans un tableau. Le peintre n’a pas mis la couleur vraie, ou juste, il a inventé
(toujours la querelle du vrai et du faux). Ce qui gêne et irrite dans le cinéma en couleur c’est que la
couleur est vraie. Il ne faut pas qu’elle soit vraie. (…) établir non pas la vérité ; mais la vérité
sensuelle des rapports. Et pour le dramatique, peut-être faire des lèvres vertes et des yeux rouges.
Mais ceci est une autre histoire. » (Pl. VIII, p. 351)
C'est l’occasion d’évoquer le tournage, en 1962, du film Un roi sans divertissement, de François
Leterrier, tournage que Giono a suivi de très près, dans des conditions hivernales pourtant difficiles,
aux Hermeaux, sur le plateau de l’Aubrac. Il s’est montré intransigeant en particulier en ce qui
concerne l’utilisation des couleurs. Jacques Mény rapporte que Giono a déclaré à propos du film :
« Une seule chose m’intéressait : le problème de la couleur. Au cinéma, tout a été fait sur mes
indications… Tout mon film est bâti là-dessus : une couleur qui ne soit pas gratuite. »1 Ce que
confirme le réalisateur du film : « Le drame intérieur est transposé dans un rapport de couleurs.
C’est cette importance de la couleur qui m’a intéressé dans l’adaptation que Giono a faite lui-même
de son livre. (…) La couleur tient un rôle dramatique et son absence même a une signification. Le
film n’était pas concevable en noir et blanc. »2 Il y aura donc quelques notes de rouge, savamment
dosées, évoquant l’intensité du drame, dans une immensité de blanc, de gris et de noir, rappelant
l’art japonais qui a toujours fasciné Giono3. Celui-ci a d’ailleurs déclaré, dans un document bilingue
français/japonais : « Sans l’exemple japonais, je n’aurais pas osé tenter l’écriture
cinématographique d’Un roi sans divertissement. »4
La force, hypnotique, du rouge sur le blanc, on la retrouve très souvent chez Giono, et ce dès
Regain, et toujours à des instants cruciaux : « C’est à ce moment-là qu’elle a vu sur le seuil blanc de
la porte une flaque de sang épaisse comme une pivoine. » (Pl. I, p. 364) Lors d’une interview menée
par Jacques Chabot, le 4 avril 1968, Giono déclarera encore que ce contraste, « c’est le tragique de
la vie. On le trouve partout, moi ça me plaît, ça me hante cette chose-là. »5
Giono sera finalement satisfait du travail mené sur le film. En témoigne son journal du tournage, le
17 février 1963, après des jours d’essais infructueux au laboratoire : « Agréable surprise : sans être
parfaites, loin de là, les couleurs sont bonnes. On a réussi à faire de la neige blanche et des visages
naturels ; le crépi des murs n’est pas vert, les vitres ne sont plus azur, tout a l’air de tendre vers une
harmonie en sourdine assez proche de ce que j’avais imaginé. (…) on va finir par arriver dans des
tonalités où le drame sera plausible. »6
Le scénario s’ouvre ainsi : « Tourmente de neige en plein écran, mélange de noir et de blanc pur en
mouvement, jusqu’à l’apparition du petit groom (n° 1) dont la veste sera rouge, on pourrait croire
que le film est en noir et blanc n’étaient quelques touches extrêmement discrètes d’un violet dans le
ciel noir. » Et les notations relatives aux couleurs abondent, comme celle-ci : « La porte doit
1
« Jean Giono ou la tentation du cinéma », dans le journal de l’exposition « Les Écritures de Jean Giono » au Salon du
Livre de Bordeaux, 1995, p. 9.
2
Propos cités par Jacques Mény dans Jean Giono et le cinéma, Éditions Jean-Claude Simoën, 1978, p. 202-3.
3
Jacques Mény, « Giono-des-Plateaux », in Jean Giono, le Sud imaginaire, sous la direction de Jean-François Durand,
Édisud, 2003, p. 55.
4
Cité par Jacques Mény, dans l’article « Giono, spectateur paradoxal », publié dans Giono dans sa culture, actes du
colloque de Perpignan et Montpellier de mars 2001, publiés sous la direction de Jean-François Durand et Jean-Yves
Laurichesse, p. 590.
5
Pl. V, p. 966. Texte intégral dans le Bulletin de l’Association des amis de Jean Giono, n° 9, automne-hiver 1977, p. 28.
6
Journal du film Un roi sans divertissement, publié par Roger Duchet, dans « Mon ami Jean », Bulletin de l’Association
des amis de Jean Giono, n° 11, 1979, p. 70-77.
s’ouvrir sur une harmonie de couleurs, très exactes et très étudiées (il faut qu’on sente qu’elles ont
été étudiées). »1 Étudiées par un « romancier devenu cinéaste-peintre »2…
Remarquons que les possibilités actuelles du traitement numérique de l’image ont permis de
« restaurer » ce film de Leterrier en s’approchant encore davantage de ce que Giono souhaitait (sans
doute) en ce qui concerne le rôle « dramatique » de la couleur. L’édition DVD3 de Un roi sans
divertissement est remarquable à cet égard.
Ajoutons que, déjà quand il réfléchissait à l’écriture du roman en 1947, Giono avait retenu parmi les
sous-titres possibles « Parlons en peintre »4. C’est tout dire ! Et la formule revient dans le roman luimême : « (…) il est facile d’imaginer, compte tenu des cheveux très noirs, de la peau très blanche,
du poivre de Marie Chazottes, d’imaginer que son sang était très beau. Je dis beau. Parlons en
peintre. » (Pl. III, p. 480)
Des peintres, on en rencontre évidemment beaucoup dans Voyage en Italie (1953), ouvrage déjà
souvent cité. On ne peut pas encore réellement parler de théorie sur la peinture, mais la réflexion
commence à se préciser.
Avec une modestie sans doute feinte d’abord… « Je ne sais pas disserter de peinture ; c’est un art
que j’ai compris tard (si tant est que maintenant je le comprenne). » (Pl. VIII, p. 581)
« Je n’entends rien à la peinture (on s’en sera aperçu) comme d’ailleurs la plupart des gens qui ne
l’avouent pas. Je cherche des sensations. Dans ce cas-là, l’appareil de connaissance n’est pas un
instrument stable comme l’intelligence, il est soumis à des contingences diverses : s’il fait chaud,
s’il fait froid, si tout va bien, si je suis de belle humeur, ou si tout va mal et si je ronge quelque frein.
La très détestable peinture me donne parfois de grandes joies ; l’excellente, il arrive très souvent
que je n’en vois pas l’excellence. J’aime par exemple les accords de bleu et de vert, comme on aime
les choux-fleurs ou les asperges. Si, à point nommé, je trouve cet accord chez Tartempion, me voilà
content. » (Pl. VIII, p. 622)
Avec parfois plus d’acuité aussi : « Ce qui m’ennuie quand je parle d’un tableau, c’est qu’il m’est
impossible d’exprimer la couleur. C’est cependant l’essentiel. J’ai beau dire rouge, vert, bleu, jaune,
ces mots ne font rien voir. J’ai remarqué que les habiles font alors intervenir des métaphores. Cela
fait croire à tout le monde qu’on a réussi. Mais, qui peut affirmer qu’il a vu un tableau quand on le
lui décrit avec des mots ? Le décrire avec des sentiments (ce qui, au premier abord paraît mieux) ne
sert finalement qu’à brouiller les cartes. C’est que, pour exprimer, il faut un alphabet commun. La
Madone de Stefano5 me fait penser aux prairies du mont Viso en pleine floraison de juillet (me
donne une joie semblable). Mais qui est arrivé exactement à la même heure que moi, dans la même
lumière que moi, dans le même état d’esprit que moi, dans le même angle de vision que moi aux
prairies du Viso, le 6 juillet 1915 ? Il faudrait aussi avoir vingt ans, être soldat au 159 e régiment
d’infanterie alpine, dans une compagnie qui a un bon sergent, faire grand-halte avec une faim de
loup, entamer un casse-croûte de sardines à l’huile, aimer les sardines à l’huile, sentir qu’on a toute
une bonne heure pour reposer ses pieds et savoir qu’on a encore tout un bon mois avant de partir
pour la guerre. Je ne parle pas de la lettre de la maison que j’avais reçue la veille, et du mandat
qu’elle contenait. J’avais aussi un très bon copain près de moi. Enfin, il était dix heures juste. (À dix
heures et demie, c’était déjà différent à cause du vin de mon bidon qui avait tourné pendant la
marche). » (Pl. VIII, p. 581-2)
Avec bon sens, Giono considère donc que l’œuvre d’art ne se perçoit avec précision qu’à travers le
regard de celui qui l’observe.
Et son regard à lui, il le veut centré sur lui-même et détaché des théories abstraites et intellectuelles
des spécialistes6. Déjà dans le Journal de l’Occupation, le 6 octobre 1943, il note : « Ce qui compte
pour moi, c’est d’écrire le livre, de peindre la fresque, de composer le Clavecin bien tempéré parce
1
Pl. III, p. 1341 ; p. 1343.
Selon l’expression de Jacques Mény dans l’article « Giono-des-Plateaux », op. cit., p. 54.
3
CinéGénération éditions, 2004.
4
Pl. III, p. 1308.
5
Voir le chapitre consacré aux peintres italiens.
2
que j’ai mon "goût". Je jouis. Le reste c’est le "goût" de ceux qui veulent tirer la couverture à soi.
L’art de faire dire aux œuvres et aux faits ce qu’ils n’ont jamais dit. Et ce sont ceux-là qui ont à
chaque instant les mots "vérités" et "vrais" à la bouche. » (Pl. VIII, p. 324) Et plus tard, dans une
chronique : « Je crois être d’une bonne race d’homme : intelligent sans excès, sensuel et sensible,
prêt à goûter un peu d’ascèse si elle est succulente et tant qu’elle le demande ; très attaché à ce qui
me fait jouir. C’est avec ce tempérament que je choisis entre autres dans la poésie, la musique et la
peinture. Je parle donc de ces arts d’une façon subjective, ce qui, me repoussant dans une catégorie
méprisable, me met à l’abri des reproches des magisters. Il s’agit bien d’enchantement au bout du
compte. Qu’on cherche à le faire avec des formules, des théories, des abaques de logarithmes
propres à exciter mon snobisme et mon goût de paraître, ou qu’on le fasse avec simplement des
couleurs et les formes de la réalité. Je tiens à dire que je suis plus disposé à l’enchantement de cette
dernière formule de sorcellerie. Je goûte plus intensément l’accord que le discord. L’étonnement
dans lequel me met ce dernier est un frisson qui s’épuise vite. S’il y a quelque chose de nouveau à
me dépouiller du vieil homme pour essayer de comprendre, je ne tarde pas à me rendre compte que
je suis dupe de mes efforts et que ce qui coule de source est du plus parfait usage. Je ne tiens pas à
être du dernier bateau. Pour dire ce qu’il faudra bientôt crier à tue-tête, je me fiche de ce qu’il y a
dans la Lune quand je ne connais pas encore le cent millionième de ce que la Terre me propose. Je
me trouve constamment ici-bas dans des moments admirables : que je sois devant une colline,
quelques fleurs, une aubergine, trois citrons, deux œufs, la mer, une serviette blanche, l’acier d’un
couteau, un regard, une pomme, un cheval. Je ne suis attaché qu’à l’émotion que ces objets me
donnent. Pour me la restituer, les uns me font passer par des alchimies, les autres combattent à
mains nues avec l’ange. Ces derniers me touchent d’une flèche plus sûre. »1
Peut-être Giono se souvient-il encore une fois, inconsciemment sans doute ici, de propos de Lucien
Jacques dans Les Cahiers du Contadour III-IV qui ont dû le marquer : « C’est Bruegel qu’il faudrait
montrer aux gars des maisons de culture et non ces peintres abstraits et abscons devant les toiles
desquels les copains restent bouche-bée sans rien y voir et y comprendre et qui n’ont rien de
commun avec eux sauf de s’être fait inscrire au parti. Oui, il faudrait commencer avec les peintures
des hypogées d’Égypte et continuer avec Bruegel. »2
C’est surtout à partir des années 50 que Giono va creuser et analyser ses relations avec la peinture,
souvent dans des chroniques publiées dans la presse régionale et rassemblées après sa mort en
recueils. C’est à cette époque aussi qu’il multiplie les présentations d’expositions thématiques ou de
peintres de ses amis, proches ou lointains, obscurs ou célèbres. Les amis proches surtout, et d’abord
Lucien Jacques et Bernard Buffet. On reviendra dans le chapitre suivant sur leurs relations
personnelles. Ne retenons ici que les considérations d’ordre général. Fait curieux, il n’est parfois
que très peu question de peinture dans ces préfaces, ou même pas du tout : c’est le cas de la
présentation de l’exposition des « Peintres témoins de leur temps » sur le thème « Routes et
chemins » au musée Galliéra à Paris en 19623, ou de la préface de l’exposition « Paysages du Midi
de Cézanne à Derain »4 au pavillon de Vendôme à Aix-en-Provence en 1969. On a parfois
l’impression que Giono avait un texte tout prêt et qu’il profite de l’occasion pour le publier, même
s’il n’a que peu de rapport avec le sujet de l’exposition…
Dans tous ses textes sur l’art, Giono semble mener une vaste réflexion, réflexion qu’il distille à
petites doses dans des textes courts, répétitifs parfois, qui cernent au fur et à mesure sa pensée : ce
qui explique l’aspect un peu « mosaïque » de ce chapitre, qui essayera de reconstituer une ligne
directrice cohérente entre diverses variations sur un même thème.
6
Jacques Mény cite à ce propos le témoignage de Serge Fiorio, cousin de Giono et peintre (voir ce nom) : « Il y a des
spécialistes pour cela, à Paris » dans son article « Giono, spectateur paradoxal », publié dans Giono dans sa culture, op.
cit., p. 571.
1
« Le bonheur est ailleurs », dans La Chasse au bonheur, Gallimard, 1988, p. 197-8.
2
Les Cahiers du Contadour III-IV, p. 23-4.
3
Bulletin de l’Association des amis de Jean Giono, n° 11, 1979, p. 16-26.
4
Catalogue publié en volume sous ce titre.
Qu’est-ce que la peinture pour Giono à ce moment-là ? « (…) la peinture est un moyen d’expression
(j’espère qu’on me pardonnera cette vérité de La Palice). On a donné au mot message des sens
tellement orgueilleux que je préfère dire que la peinture (comme l’écriture, la musique, la sculpture)
est une sorte de lettre, de billet doux, d’ultimatum, de confession : c’est quelque chose qu’on a
envie de dire. De dire sur quoi ? Sur le monde : on a envie de dire quelque chose sur le monde. »1
Quelques années plus tôt, dans un appendice à Voyage en Italie, Giono avait déjà affirmé que « ce
qui importe dans une œuvre d’art, c’est la profondeur de laquelle elle jaillit ».2
La peinture, pour lui, permet aussi de figer l’instant, de lui donner valeur d’éternité : « tous les
gestes sont arrêtés »3, écrivait-il déjà dans Triomphe de la vie (Pl. VII, p. 686)4. On retrouvera cette
impression dans Virgile : le regard du marquis de Beauvoir est « arrêté comme le regard d’un
portrait » (Pl. III, p. 1031) et plus tard dans Le Moulin de Pologne : « Nous étions pétrifiés. (…) Je
revois encore (…) Mme R. que l’événement avait surprise en train d’ouvrir son ombrelle et qui
continuait à l’ouvrir, comme dans un tableau. » (Pl. V, p. 645-6)
Giono va souvent s’en prendre aux critiques professionnels, et ce dès la préface de l’exposition
d’aquarelles et de peintures de Lucien Jacques en 1938, insérée dans son Journal : « Tout ce que je
vais dire est entièrement personnel. Mais, comme je ne suis pas critique assermenté, je crois que
pour transmettre honnêtement à d’autres hommes ce que je pense de la peinture de Lucien Jacques,
il me faut indiquer d’abord cette sujétion. Les critiques professionnels se disent toujours objectifs.
Ils savent bien, au contraire, qu’ils devraient toujours écrire en tête de leur papier : cet article va être
écrit dans la situation suivante : j’ai une température de 37°9 avec un léger engorgement des fosses
nasales qui m’énerve. Ou bien : Je digère mal un pâté de foie qui était pourtant délicieux. Ou bien :
Marguerite m’a joué un tour de cochon. Ou bien : mon arrière-grand-père détestait le bleu. Ils ne
peuvent pas ignorer l’importance de ces indications climatériques pour l’article qu’ils vont écrire. »
(Pl. VIII, p. 238)
Ses attaques vont parfois tourner au règlement de compte personnel 5 quand il condamne les
spécialistes, les critiques qui jargonnent (il n’aime pas cela du tout), qui ressortent le moindre
brouillon d’un écrivain ou d’un peintre comme s’il s’agissait d’un chef-d’œuvre. « (…) le brouillon
n’est pas l’œuvre. Le brouillon se justifie ; il est la gloire de l’artiste : il est la gloire de l’homme qui
le dépasse. En aucun cas il ne doit quitter l’atelier ou le tiroir. Il ne doit jamais aller à la salle
d’exposition ; il est le contraire d’une fin en soi. »6 « Dans l’album La Guerre et la Paix, de
Picasso7, publié dernièrement, on va jusqu’à reproduire une page que le dessinateur a barrée d’un
gribouillis pour tout effacer. Ce gribouillis sans signification autre que la volonté évidente de
considérer cette page comme nulle a été soigneusement reproduit (il est soigneusement vendu ; et
acheté d’ailleurs). A-t-on songé à aller voir aux cabinets si rien n’était dessiné sur les murs ? On est
terrorisé à l’idée qu’on ne l’a peut-être pas fait. Il en est de même des trente-six mille états du même
dessin de Matisse8 et de la toile cirée de la cuisine intitulée Broadway Boogie-Woogie, peinte en
1942 par Piet Mondrian, qui est actuellement au Musée d’Art Moderne de New York. »9
Préface du catalogue de l’exposition Peintres de la réalité du XXe siècle, Hadès, 1959.
Pl. VIII, p. 1344.
3
Bernard Clavel affirme à ce propos : « Et le pays de Giono est arrêté lui aussi. Figé dans sa lumière, mais
éternellement vivant. Habité. Grouillant de mille et mille existences. » (« Présence de Giono », Bulletin de l’Association
des amis de Jean Giono, n° 8, printemps-été 1977, p. 69)
4
Les lignes qui suivent s’inspirent de la note de Violaine de Montmollin.
5
Le peintre Eugène Martel (voir chapitre suivant) appréciera beaucoup cette attaque en règle : « Vous en avez dit de
bien bonnes aux critiques assermentés ! C’est un plaisir de leur entendre dire d’aussi justes remarques, par quelqu’un
qui sait toucher comme vous le point sensible. Ils ne seront capables que d’en râler, au lieu d’y puiser une petite leçon. »
(lettre à Giono du 27 février 1938)
6
Préface du catalogue de l’exposition Peintres de la réalité du XXe siècle, Hadès, 1959.
7
L’édition de luxe de l’album se trouve dans la bibliothèque du Paraïs.
8
Matisse n’est cité qu’ici, à mon avis.
9
Préface à l’exposition d’aquarelles, dessins, gravures de Lucien Jacques, février 1956 et décembre 1957, chez
Merenciano au Vieux-Port à Marseille et à la galerie d’Orsay à Paris, Bulletin de l’Association des amis de Jean Giono,
n° 4, automne-hiver 1974, p. 73.
1
2
Giono s’en est pris plusieurs fois à Picasso. On trouve une autre attaque féroce du peintre : « Le
réalisme caricatural d’un certain Picasso n’est pas plus vrai que celui d’un certain autre Picasso. Ce
qui est plus grave, il n’est pas toujours vrai et il se réduit alors à une boutade, à un calembour, à un
bon mot. »1 Attaque que vient cependant tempérer quelque peu une notation dans le « Journal inédit
– 1946-19472 » : « Les hommes confient de plus en plus les choses précieuses à l'intelligence :
avions, planeurs, parachute, communisme, et à l'intelligence de plus en plus "dépouillée". Rêve
moderne : se faire propulser dans la Lune par des atomes ! Cela finira dans une humanité picasso.
Non pas que Picasso soit sans talent ; mais ce n'est pas mon intérêt. » Dans « L’Araignée » (texte
faisant partie de Bestiaire), Giono reprend une citation moqueuse de Claude Roy : « Bientôt le
verbe picasser sera peut-être aussi usuel que le verbe pêcher. » (Claude Roy, Picasso)
(Pl. VIII, p. 838)3
C’est ainsi tout un courant que Giono rejette, de façon un peu excessive et obsessionnelle, aussi
bien en littérature qu’en musique ou en peinture d'ailleurs : « Pour fuir l’Angélus de Millet la
peinture est tombée dans la toile cirée de cuisine de Mondrian. »4 « (…) pour moi qui juge de
l’extérieur, voilà ce que je vois : pour ne pas refaire la Joconde, Mondrian au bout de toutes ses
gymnastiques peint la toile cirée de la cuisine. D’autres, dans leurs moments les plus "orphiques",
s’abandonnent à l’unique expression de la couleur ; entièrement d’ailleurs les uns et les autres pour
rompre avec la représentation de la réalité. (…) Les carreaux de la toile cirée de la cuisine ajoutent
peut-être quelque chose à ma tasse de thé du matin (parfois de l’irritation) mais, si je les vois
encadrés, accrochés dans un musée et accompagnés d’explications philosophiques (« Expression
immédiate de l’universel », « Ce qui est et demeure », etc.), ils ne sont plus que la manifestation
d’un orgueil insensé qui intéresse la psychologie mais plus la peinture. »5
Ce que Giono reproche aux peintres cubistes ou non figuratifs, c’est de faire une peinture purement
« intellectuelle », qu’il ne rate jamais une occasion de condamner ! « Toute cette peinture a été vue
par l’esprit. Elle procède moins de la curiosité et de la recherche que d’un orgueil démesuré et
somme toute (à tout prendre) d’une complaisance, d’une facilité qui, dans bien des cas, éberlue.
C’est, toutefois, je le reconnais, la meilleure façon de faire parler de soi dans des termes qui
enrouent les trompettes de la renommée. Ce vers quoi il fallait se hausser à la force du poignet, il
n’y a plus qu’à se laisser glisser pour l’atteindre. »6
Il leur reproche de faire une peinture purement « technique » : « Un philosophe disait ces jours-ci
que les peuples ont aujourd’hui le droit d’accepter ce qui leur plaît et leur sert ; ils n’acceptent que
la civilisation technique. Il partait de là pour s’étonner que néanmoins ces mêmes peuples acceptent
la peinture abstraite. C’est cependant logique : l’abstraction est une technique, une absence
d’aventure. »7
Il leur reproche aussi d’instaurer le règne de la laideur : « La laideur est devenue la matière
première d’une profession. Pendant que des esprits intéressés la malaxent, la triturent, la préparent,
la distribuent en pilules, en cachets, en suppositoires, les petits esprits suiveurs, en quête de
nouveauté et de modernisme à tout prix, l’adoptent comme nourriture. Certes, je comprends bien
que, pour qui a été jusqu’ici nourri de viandes saines, de poissons frais et de primeurs, bouffer de
l’excrément est une sacrée nouveauté. Mais, qu’on me présente cette aberration comme un régime
1
Bernard Buffet, Éditions Hazan, 1956.
Voir Revue Giono 2, 2008, p. 79.
3
D’après la note de Pierre Citron, cette citation – la seule du volume à être empruntée à un écrivain vivant – est tirée du
chapitre V, « Picasso », des Descriptions critiques. L’Amour de la peinture de Claude Roy (Gallimard, 1956), p. 66.
4
Préface de Giono aux « Chroniques romanesques », 1962, Pl. III, p. 1278. On retrouve quasi textuellement le même
propos dans « Le rythme », reproduit dans « Le bonheur est ailleurs », in La Chasse au bonheur, Gallimard, 1988, p.
201.
5
« Le bonheur est ailleurs », dans La Chasse au bonheur, op. cit., p. 196.
6
Préface à l’exposition d’aquarelles, dessins, gravures de Lucien Jacques, février 1956 et décembre 1957, chez
Merenciano au Vieux-Port à Marseille et à la galerie d’Orsay à Paris, Bulletin de l’Association des amis de Jean Giono,
n° 4, automne-hiver 1974, p. 73.
7
« De l’insolite rapproché », dans La Chasse au bonheur, op. cit., p. 218.
2
régénérateur, avouez qu’il y a de quoi regimber. Et que de boutiques pour présenter cette cuisine !
Architectes, peintres, sculpteurs, musiciens : tout le monde s’y met.
"Laissez-moi regarder encore un instant la feuillaison nouvelle des peupliers. Cela sera tant de
pris." »1
Dans ses textes consacrés à son ami Bernard Buffet, Giono répète encore son rejet total de la
peinture « moderne » : « (…) brouiller les éléments constitutifs d'un visage, d'un corps, n'est qu'un
divertissement de riche Anglais oisif. C'est à peine de quoi tuer le temps. En attendre merveille, me
paraît donner trop belle la part au hasard et, au surplus, être une solution de facilité. »2 « La mesure
c’est la forme ; la démesure, l’informe. On a donc bien fait d’inventer ce néologisme3, mais qu’on
l’applique à la peinture informelle, malgré ses "belles couleurs". »4
L’a priori du rejet de ce type de peinture – produit de la seule intelligence – est injuste et excessif,
c’est sûr. C’est ce que dénonçait déjà Roland Bourneuf : « Il ne semble à aucun moment lui
effleurer l’esprit que derrière les "toiles cirées de cuisine" de Mondrian ou de Kandinski, il y a aussi
des années d’émotion, peut-être de peur, de tâtonnements ou de lumière, et pas seulement
d’"anémie cérébrale"… »5 Sylvie Vignes regrette aussi que Giono n’ait pas tenté d’« explorer
quelques pistes plus ardues », et qu’il ait considéré les peintres qui ne lui donnaient pas de plaisir
comme « des mystificateurs, des médiocres, ou – ce qui pour lui est aussi grave – des cérébraux
desséchés »6.
L’essentiel, pour Giono, c’est la couleur et les rapports entre les couleurs : « Je sais très bien qu'un
rapport de couleur se suffit à lui-même, comme un rapport de son. Mais l'œil est, par destination,
l'organe chargé de porter à notre esprit la forme extérieure des êtres et des choses matérielles : la
figure puisqu'il faut l'appeler par son nom. Supprimer la figure c'est vouloir transformer l'œil en
oreille. Je ne vois pas ce qu'on y gagne sinon en confusion. Je suis souvent réjoui par un simple
rapport de couleurs. Il y en a dans les belles cravates. Mais, dans une peinture, si le noir est en
forme de cheval de Tarquinia7, le rouge et l'ocre en forme de cavalier étrusque, mon plaisir est plus
vif. Quand il n'y a pas de figure, comme il faut bien qu'il y ait quelque chose sur la toile, on exagère
la couleur. Non seulement il y a l'élémentaire mais toutes ses variations. Or, en réalité, j'en vois peu
de couleurs ; même dans le Charolais, je ne vois pas tout le vert du Charolais. Je ne vois pas tout le
blanc de la neige quand elle recouvre tout. Je ne vois ce blanc qu'à l'endroit où il touche la
silhouette d'un arbre, le quadrillage d'une clôture, le noir d'une empreinte de pas. J'ai du monde une
vision qu'on pourrait dire sobre et élégante (ce qu'ont très bien compris les Japonais). »8
C’est déjà cette élégance de l’harmonie qu’il remarquait dans Voyage en Italie : « La terre est d’un
noir doré sur lequel toutes les valeurs jouent à merveille. C’est une harmonie d’une distinction telle
qu’elle oblige à l’élégance de la raison. Des murettes de pierre d’un blanc exquis soutiennent des
oliveraies en terrasses. » (Pl. VIII, p. 647)
La position de Giono en la matière va s’affiner au fil du temps. Voilà ce qu’il dit des formes et des
couleurs en 1959, dans un texte central, Peintres de la réalité du XXe siècle9 :
1
« La laideur », dans Les Trois Arbres de Palzem, Gallimard, 1984, p. 154.
Bernard Buffet, Éditions Hazan, 1956.
3
Le misérabilisme.
4
Lettre à Bernard Buffet, à l’occasion de l’exposition Cent tableaux de 1944 à 1958, à la galerie Charpentier, en 1958.
Dans « Autour de Giono », Actes Sud, 2002, p. 19.
5
Roland Bourneuf, « Giono et la peinture », La Revue des lettres modernes, Minard, 1976, p. 167.
6
Sylvie Vignes, Giono et le travail des sensations : un barrage contre le vide, Librairie Nizet, 1998, p. 218.
7
La même référence se retrouve dans « Certains gitans », chronique tardive de La Chasse au bonheur, p. 206.
« Ils avaient une vieille Rolls et un très beau cheval de course : un pur-sang digne des fresques de Tarquinia. »
8
Bernard Buffet, Éditions Hazan, 1956.
9
Ce texte a, semble-t-il, été publié plusieurs fois, sous des titres différents. Selon P. Citron (op. cit., p. 484), « Peinture
et réalité », paru en janvier 1958 dans le n° 45 des Cahiers de l’artisan a été repris en février 1959 dans Livres de
France sous le titre « La réalité ». Il s'agit, selon moi, du même texte, publié ici en 1959 aux éditions Hadès, sous le
titre Peintres de la réalité au XXe siècle.
2
« Nous connaissons des milliers de peintres qui font de la métaphysique : ils peignent des
abstractions et des idées.
Je n’ai, pour me débrouiller dans leurs arcanes, qu’une sorte de grossier bon sens, mais, du diable si
je vais m’en excuser, comme le font toutes ces bouches qui béent devant le non-figuratif ! J’avoue
que seule la figure m’enchante. Je sais, comme tout le monde, que le rapport des couleurs peut se
suffire à lui-même. Je reconnais que ce rapport nu et cru peut quelquefois me satisfaire. Un vert, un
rouge (pour parler bêtement), un rose, un gris, des bleus (ce qui est déjà plus difficile) me procurent
de la joie. Cette joie est bien plus riche et, sans contestation possible, plus humaine si ces verts, ces
rouges, ces roses, ces gris, ces bleus ont les formes du réel ; le rapport garde toute sa succulence de
rapport mais la proposition est alors dépouillée de tout arbitraire, car, refuser le réel c’est se
cantonner dans l’arbitraire. Si je refuse de faire ces verts en forme de feuilles, d’herbe, d’eau morte,
d’aube ; ces rouges en forme de cardinal ; ces roses en forme de joues, de cuisses, de fesses ; ces
gris en forme de regard, de toiles d’araignées ou de peau de tambour, je les ferai en forme de quoi ?
Car il faut bien que je les fasse en forme de quelque chose ? Ce seront des triangles, des rectangles,
des ronds ? Oui, mais pourquoi le triangle plutôt que le rectangle, le rond ou le carré ? Le rouge en
triangle, le vert en rond, ou l’inverse ; ou tous les deux en triangle, ou tous les deux en rond ? Il n’y
a pas plus de nécessité d’un côté que de l’autre. Et pourquoi cette géométrie ? Je fais alors éclater
les lignes. Me voilà devant du rouge et du vert qui se répandent tout simplement au hasard d’une
intelligence qui délirera d’autant plus qu’elle se croira d’autant plus consciente. (…) La figure que
je suis bien obligé de donner à ma couleur (triangle, rond, carré ou forme éclatée) n’ayant aucune
nécessité, n’a aucun sens. Chaque spectateur comprend ce qu’il veut. Il n’y a plus de discours
cohérent. Plus rien n’est exprimé. »1 « (…) la preuve est que les peintres "informels" ou "non
figuratifs" sont forcés de donner une forme, une figure à leurs couleurs : c’est une tache, c’est une
ligne, c’est une figure géométrique, c’est tout ce qu’on veut, sans qu’on puisse sortir de la nécessité
absolue de donner une forme quelconque à l’expression, ou à l’écriture. »2
Il y revient encore, dans une autre chronique tardive, tournant toujours autour de la même idée :
« En quoi la représentation des formes sensibles est-elle nécessairement à rejeter ? Et pourquoi : par
principe ? Qu’on décide de ne plus représenter de rochers depuis les Giotto de Padoue (malgré
Patinir3, les Siennois, Hubert Robert et Gustave Doré4 ; j’aime citer pêle-mêle ; je vois plus clair) ce
n’est qu’une décision personnelle ; qu’on ne veuille plus entendre parler de "carnets" après Rubens5,
ce n’est qu’une surdité parmi d’autres (malgré Manet, Degas, Renoir, Seurat, Lautrec6, Bonnard7 et
même Goya, le Greco et Picasso 1901). Je sais que le rapport des couleurs se suffit ; que ces
couleurs soient en forme de fruits, de chairs, d’étoffes, de feuillages et de ciels, ne me gêne pas, au
contraire. Il y a même dans la représentation de ces "objets" une humilité qui fait partie de ma
condition. »8
La réflexion sur toutes ces questions poursuit Giono jusque dans des textes apparemment anodins,
comme cette lettre à sa fille Aline, datant d’avril 1958, alors qu’il visite les musées de Rome. Il a
fait une découverte : « Un que je ne connaissais pas encore : le musée étrusque de toute beauté ! des
trucs fantastiques, notamment tout l’art moderne d’aujourd’aujourd’hui, mais natif et sans aucune
théorie. M. Giacometti a tout copié sans vergogne. Ah ! les génies ! »9
C’est donc à Lascaux, ou chez les Étrusques, ou encore les Japonais, que Giono retrouve l’émotion
pure qui fonde pour lui la création artistique : « (…) en peinture, je crois, bêtement, qu’il faut voir
avec les yeux. Sans aller jusqu’à appeler en témoignage les parois des grottes préhistoriques (et
d’ailleurs pourquoi pas) on peut dire que c’est de l’émotion que naît l’expression. Il faut avoir eu
Préface du catalogue de l’exposition Peintres de la réalité au XXe siècle, Hadès, 1959.
« Peinture et dessin », dans La Chasse au bonheur, op. cit., p. 177.
3
Patinir n’est cité qu’ici.
4
Je n’ai délibérément pas retenu les gravures de Gustave Doré, cité pourtant plusieurs fois par Giono.
5
Rubens est cité aussi, sans plus, dans la monographie consacrée par Giono à Bernard Buffet, à la même époque.
6
Degas, Seurat et Lautrec ne sont cités qu’ici.
7
Bonnard n’apparaît qu’ici, même s’il est cité par Lucien Jacques parmi les peintres favoris de Giono.
8
« Le bonheur est ailleurs », dans La Chasse au bonheur, op. cit., p. 196.
9
Jean Giono, J’ai ce que j’ai donné, Gallimard, 2008, p. 182-3.
1
2
une faim forcenée de viande et avoir guetté les hardes à travers les branches pendant
d’interminables jours d’automne pour arriver à dessiner les cerfs comme ils le sont sur les murs de
la grotte de Lascaux. Pour bien exprimer le garrot du bison, il faut en avoir peur. Pour bien exprimer
le sur-réel, il faut avoir été aux prises avec ce qui est au-delà du réel ; mais pas dans un conclave de
disputeurs ou dans la solitude de l’orgueil, il faut avoir été aux prises avec l’au-delà du réel dans la
terreur. L’homme schématique à tête d’oiseau qui gît raide mort devant le bison qu’il a éventré de sa
lance (dans cette même grotte de Lascaux) me porte plus sûrement au-delà du réel que Chagall,
Klee1 et tous les peintres du cavalier bleu. »2
Ces peintres « primitifs » sont clairement pour Giono les initiateurs de tous les courants artistiques
qui sont venus après eux : « L’habitant des grottes de Lascaux et autres Altamira ne vivait pas que
de chasse. Il avait besoin de spectacle et il le dessinait sur les parois de sa caverne. Il était alors libre
de mêler les dieux et le drame à son univers. Il se donnait à son gré une tête d’oiseau, le corps d’une
flèche et d’admirables orteils. Il faisait défiler devant lui des processions de cerfs, de chevaux, de
bisons et même d’animaux fantastiques et inventés. Il se faisait peur et il se donnait l’avantage. Il
organisait des événements. Il mettait en scène. (…) On est sorti depuis bien longtemps des grottes,
évidemment : et d’ailleurs, en partie à cause du spectacle dessiné sur les parois, et par un
mouvement de l’esprit semblable à celui qui, à partir de la photographie, a fait désirer le
cinématographe, on est allé confronter l’expression à la réalité. Mais on emportait avec soi le
ferment inventif, si bien qu’on n’a jamais vu la réalité pure et simple, mais toujours déformée par la
réaction spontanée qui s’opérait dans son corps d’origine par la seule présence du besoin de
spectacle dans l’esprit du spectateur. (…) David3 met en scène des foules révolutionnaires suivant
les lois de la fresque et du bas-relief. (…) »4
Giono retrouve cette émotion première également chez les « figuratifs à tous crins », on s’en doute :
« Ils ne travaillent pas au microscope intellectuel. Quand ils voient un cheveu, ils ne le coupent pas
en quatre ; ils en réunissent des tresses, des nattes et des chignons ; ils n’ont pas peur de la forme.
Ils ont vu lentement autour d’eux, au rythme des saisons, rouer les couleurs des Géorgiques, avec la
même lenteur et le même rythme ; ils s’y sont ajoutés, humbles et courageux, pour les exprimer.
(…) l’art est ici libéré de tout caractère individuel ou fortuit. C’est la couleur pure liée à
l’expression immédiate de l’universel. »5 « Certains peintres voient la réalité, d’autres ne la voient
pas. Les uns et les autres inventent, bien sûr, c’est-à-dire s’ajoutent à ce qu’ils expriment, mais leur
tempérament les pousse dans des sujétions différentes. Il s’agit, par exemple, d’un rouge vif qui
n’existe pas en vérité, et que le peintre a placé à un point de la toile à partir duquel les accords
s’organisent (et ils s’organiseront dans une irréalité fort précieuse pour l’esprit) ; ou bien, il ne sera
plus question d’harmonie, mais seulement d’un choix dans le désordre6 de la nature (et l’intérêt se
trouvera dans l’évidence qui apparaîtra). Un peintre qui voit la réalité, c’est donc toujours un choix
qu’il fait. Il ne compose pas à partir d’une idée, mais d’un point de vue. Mais peindre les objets tels
qu’ils existent, être fidèle à la forme et à la couleur, on imagine dans quel académisme ces
exigences pourraient faire tomber le peintre. Heureusement, l’expression d’un simple roseau (si le
choix a été fait par un cœur exigeant) peut être l’expression de la joie et de la douleur du monde. Il
suffit d’un simple orient ; c’est la gloire de la peinture. »7
1
Chagall n’est cité qu’ici. Klee l’est aussi dans le catalogue d’une exposition de Lucien Jacques en 1957. Le groupe
expressionniste allemand Der Blaue Reiter (Le Cavalier bleu) n’est cité qu’ici.
2
Préface à l’exposition d’aquarelles, dessins, gravures de Lucien Jacques, février 1956 et décembre 1957, chez
Merenciano au Vieux-Port à Marseille et à la galerie d’Orsay à Paris, Bulletin de l’Association des amis de Jean Giono
4, automne-hiver 1974, p. 73-4.
3
Je n’ai pas trouvé d’autre référence au peintre.
4
« L’œil en coulisse », dans Les Trois Arbres de Palzem, op. cit., p. 179-181.
5
« Peinture et dessin », dans La Chasse au bonheur, op. cit., p. 178-9.
6
Qui pense « désordre », « mouvement », pense évidemment « baroque »… « Oui, j’aime le baroque, que ce soit en
peinture ou en architecture ! Une haute forme d’expression souvent vilipendée comme si, en France, elle était une
maladie de l’art. » Propos de Giono reproduits dans Sur la musique, Gui Benucci éditeur, Marseille, 1990 – et cités par
Sylvie Vignes, dans sa contribution à Giono dans sa culture, actes du colloque de Perpignan et Montpellier de mars
2001, publiés sous la direction de Jean-François Durand et Jean-Yves Laurichesse, p. 284.
7
« Le rythme », extrait reproduit dans « Le bonheur est ailleurs », in La Chasse au bonheur, op. cit., p. 201.
Toujours dans ses chroniques journalistiques de la fin des années 60, Giono s’efforce de cerner ce
que la peinture représente exactement pour lui, et, en le faisant, c’est de toute forme de création
qu’il parle :
« La peinture est une entreprise chiffrée. Son écriture a besoin de signes, comme toutes les
écritures. Les signes qu’elle emploie ne sont pas catalogués dans des dictionnaires ; la syntaxe qui
dirige l’organisation des signes n’est pas codifiée dans une grammaire. L’artiste doit tout inventer,
signes et syntaxe, tout tirer de lui-même. Quoi qu’il fasse, il fera toujours son portrait. Et c’est
seulement parce qu’il fait son portrait que les signes qu’il a inventés et l’ordre dans lequel ils nous
parviennent forment un langage compréhensible. Voilà du subjectif parfait. Le subjectif, qu’on
repousse partout comme mensonge, ici on le désire.
Nous sommes loin du monde de l’expérience, nous sommes dans le monde de la découverte. Le
peintre est un aventurier. »1
Giono revient sans cesse sur la même idée, qu’on trouve déjà dans le Journal de l’Occupation le 15
avril 1944 : « Sur ces notes. Ceci est le portrait de l’Artiste par lui-même. Mais comment peindre
qu’il a aussi des coliques, des nausées, des colères (ça peut-être) et un petit endroit du cœur très
secret même pour lui-même et où lui-même ne sait pas toujours très bien ce qui s’y passe ? De quoi
tout cela est-il fait ? On voit peut-être l’œil bleu et l’attitude. La pose, si peu que ce soit, est une
pose. Il essaye de se faire naturel mais puisqu’il essaye c’est encore une pose. Épinglé vif comme
un papillon ? Mais alors, il va mourir et c’est pour le coup qu’il en aura une de sacrée pose de
vitrine avec ses ailes étendues ! Admettre donc qu’il n’y est pas tout ; qu’en plus du portrait, il était
aussi vivant, et tâcher de le voir quand il quittait sa palette et ses pinceaux. Pour faire quoi ? eh
bien, vivre : c’est-à-dire boire, manger, jouir, avoir peur, crâner, mentir et se tirer à force la vérité du
ventre comme les vers du nez. » (Pl. VIII, p. 424)
Quoi qu’il en soit donc, le créateur fait partie intégrante de l’œuvre :
« Je suis d’accord avec le surréalisme dans la mesure où je sais ce qu’il y a derrière l’horizon si je
songe à représenter l’horizon. Mais cette connaissance faite il faut que je vienne me replacer devant
le réel. La conversation avec le facteur qui vient de me donner mon courrier sur la route, le bruit des
eaux vives, le claquement des ailes de perdrix, l’odeur des fanes que les dernières pluies
transforment en humus, l’aboi d’un chien, la chanson de cette femme, là-bas, qui étend sa lessive
sur le pré, l’appel des écoliers qui font claquer leurs cartables en courant vers la soupe de midi, le
parfum que le faucheur étale comme un beurre sur les andains gris, tout me sert, tout m’est
indispensable. Il y a de longues années de vie aixoise dans une pomme de Cézanne. »2 Et voilà qui
mettra peut-être un terme, un peu « diplomatique » sans doute, au débat « figuratifs/nonfiguratifs »… « On comprend la tentation de l’informel : dans quoi, tout compte fait, il y a plus de
forme qu’on ne croit, puisqu’elles y sont toutes, sauf celle de l’objet. »3 Ou encore : « Le formel
peut être une aussi grande découverte que l’informel. Tout est dans le peintre. »4
Et tout est aussi dans celui qui regarde la toile ou même le dessin. « J’ai toujours senti (…) qu’un
trait de crayon ou de plume, quand il est juste, peignait. »5
« Finalement, la couleur proprement dite est une convention (…). Le vert, le rouge, l’ocre, le bleu
qu’on pourrait ajouter ne m’apprendraient rien de plus et seraient de toute façon moins riches que la
couleur qui, immédiatement, me vient à l’esprit et se met à sa place. »6
La couleur qui est créée par celui qui regarde, donc.
1
« De l’insolite rapproché », dans La Chasse au bonheur, op. cit., p. 217-8.
Préface à l’exposition d’aquarelles, dessins, gravures de Lucien Jacques, février 1956 et décembre 1957, chez
Merenciano au Vieux-Port à Marseille et à la galerie d’Orsay à Paris, dans le Bulletin de l’Association des amis de Jean
Giono, n° 4, automne-hiver 1974, p. 74.
3
« De l’insolite rapproché », dans La Chasse au bonheur, op. cit., p. 217.
4
« Le rythme », extrait reproduit dans « Le bonheur est ailleurs », in La Chasse au bonheur, op. cit., p. 202.
5
« Peinture et dessin », dans La Chasse au bonheur, p. 180.
6
Ibid., p. 180-1.
2
Chapitre VI : la galerie des contemporains
Passons maintenant à tout autre chose... Un très gros chapitre sera consacré aux peintres que Giono
a fréquentés, de près ou de loin… Plus j'ai avancé dans mes recherches, plus j'ai trouvé de nouveaux
noms, au point que tous les chapitres qui précèdent, les chapitres disons « historiques »,
m'apparaissent maintenant comme une sorte d'introduction à cette galerie des contemporains...
Ils sont nombreux, les « amis peintres de Giono », si nombreux qu’on n’est jamais sûr de les avoir
retrouvés tous… La prospection n’est donc pas terminée…
Seront néanmoins exclus, je le rappelle, les peintres et dessinateurs illustrateurs de ses œuvres, qui
n’ont été qu’illustrateurs et ne l’ont pas approché d’une manière ou d’une autre de son vivant. Mais
ils sont sans doute assez peu nombreux… Exclus aussi bien sûr ceux qui ont l'illustré après sa mort.
Pour plus de clarté, et vu l'abondance sans cesse croissante de la matière, j'ai abandonné, depuis la
quatrième édition, l’ordre chronologique des rencontres de Giono au profit de l'ordre alphabétique.
Mais il est évident que toutes les rencontres n'ont pas eu la même importance fondamentale, loin
s'en faut.
Je distinguerais six périodes. (On trouvera l'indication de la période de la rencontre entre
parenthèses après le nom de chaque peintre.)
Les tout débuts, disons les années 20, avec des personnalités qui marqueront l'écrivain de manière
durable et susciteront des amitiés essentielles qui, pour la plupart, ne se démentiront pas... Ne citons
ici que quelques noms : Lucien Jacques (de 1922 à sa mort en 1961), Édith Berger (de 1929
jusqu'à la mort de Giono), Serge Fiorio, le cousin. Pas de doute : c'est bien pendant ces années-là
qu'apparaissent les grands noms.
Les années 30 correspondent à une certaine installation de Giono dans sa notoriété. Il fréquente,
pour des raisons professionnelles d'abord, puis très vite amicales, Amédée de La Patellière (de 1930
à sa mort brutale en 1932) ou Jacques Thévenet (de 1930 à la mort de Giono). Mais aussi Eugène
Martel (de 1930 à sa mort en 1947) et Louis-Adolphe Soutter (rencontré en 1933 et soutenu et
défendu jusqu'à sa mort en 1942)...
Pour la période de la guerre, les relations seront plus compliquées et souvent plus éphémères. Les
noms réellement importants à retenir pour cette époque sont André Jacquemin et Samivel.
Après la guerre, les rencontres marquantes reprennent, celle du jeune Jean-Claude Sardou par
exemple, ou d'André Bourdil.
Pour les années 50, il y a Bernard Buffet d'abord, bien sûr, Jean Carzou, Michel Moy, Pierre
Ambrogiani et d'autres rencontres, parfois plus épisodiques et inattendues, comme celle d'André
Masson par exemple.
Les années 60, disons que ce sont surtout les années des chroniques journalistiques et des
présentations d'expositions. Des noms importants apparaissent cependant encore : Jean Arène,
Michel Pourteyron, Yves Brayer... Mais Giono a souvent fait du « copié-collé » avant la lettre : de
nombreux passages des chroniques se retrouvent dans les préfaces, ou vice-versa, en une mosaïque
dont il est parfois difficile de préciser la chronologie exacte.
On voit bien, rien que par cette énumération pourtant très partielle, le nombre et la diversité des
amis peintres de Giono. Quelle que soit leur notoriété, ils seront souvent profondément marqués par
leur rencontre avec Giono : Michel Moy, Philippe Levantal, Pierre Parsus ou Gracieuse Christof en
témoignent. Ces deux derniers ont d'ailleurs écrit des récits de plusieurs pages pour évoquer leur(s)
rencontre(s) avec Giono1.
Nombreuses sont d'ailleurs les manifestations d'une certaine « vénération » qui nous semble
aujourd'hui parfois un peu disproportionnée. Telle celle de Christiane Alanore, à la réception de la
1
Ces récits ont été publiés intégralement dans la Revue Giono 9 (printemps 2016) et ont fait l'objet d'une lecture que j'ai
animée lors des Rencontres Giono 2015 avec Gérard Amaudric et Claire Salord.
première lettre de Giono en réponse à la sienne, en janvier 1957 : « J’en ressentis une joie comme
devant un bois d’amandiers qui fleurirait d’un seul coup sur le plateau. »
Il est très frappant de constater que de très nombreux peintres font état de la profonde
compréhension que Giono a eue de leur œuvre, de l'encouragement réel qu'ils ont retiré de ses
appréciations et de l'aide que son soutien leur a apportée pour affronter le public et surtout les
critiques. Christiane Alanore à nouveau résume bien cet état d'esprit :
« Vous définissez mes peintures par les remarques et les mots les plus précis et les plus sensibles et
me touchez ainsi véritablement au cœur.
Combien mon exposition prochaine et au-delà ma carrière se trouveront avantageusement marquées
par cette préface qui comblerait le plus vaniteux !
Mon orgueil s’y établirait presque. En tout cas grâce à vous, en même temps que la joie foncière
que j’ai à lire vos magnifiques lignes, j’y gagne en assurance et en confiance. »
On a vu dans le chapitre précédent que Giono a été très proche de la mouvance des peintres
figuratifs et qu'on ne peut certes pas le soupçonner d'avant-gardisme. Il n’est évidemment pas
question d’évoquer ici l'ensemble de la carrière de tous ces peintres, qui ont d'ailleurs parfois
changé foncièrement de manière dans la suite de leur production. L'idée est plutôt d'évoquer les
relations que l'écrivain a entretenues avec eux et surtout sa perception de leur art. Une perception
fondée, ici aussi, sur le plaisir essentiellement : « Je suis un amateur. La mode ne me cache pas le
fond des choses. Je n’ai aucun intérêt à être original à tout prix. Je n’échafaude pas de théories avec
des mots qu’il faut aller chercher dans le dictionnaire. J’aime mon plaisir et ce qui me met sur la
piste de mon plaisir. »1
Il sera intéressant de voir que chaque fois, à chaque rencontre, c’est une autre facette de la
personnalité de Giono qui apparaît, selon la personnalité du peintre également bien sûr. De
Christiane Alanore à Wols donc...
Il reste des points obscurs (la relation avec Chabaud, qui demeure toujours assez mystérieuse ; un
projet avec un certain Pinet de Gaulade dans les années 50 ; ou un projet d'illustration du Hussard
par Marthe Seguin-Fontes en 1961 ; ou encore, fin 1944-début 1945, la présentation d’une
exposition de peintures et de gravures du groupe Le Quinquet – Demouge, Dufour, FonteinasHousseau, Soteras – à la galerie Jean Pascaud, 166 boulevard Haussmann à Paris, présentation pour
laquelle Giono utilise un extrait de La Chute des anges). Il y a aussi des documents auxquels je n'ai
pas encore eu accès... et des peintres que je sais avoir été en relations avec Giono, mais pour
lesquels je n'ai pas encore trouvé grand-chose... La suite est donc encore à venir !
Signalons encore la participation de Giono, à partir de 1959, à un livre-objet unique, inclassable :
L’Apocalypse de saint Jean, réalisé par l'éditeur de livres d'art Joseph Foret, avec le texte Le Grand
Théâtre, qui a été rédigé spécialement pour l’occasion. Le volume, réalisé en trois ans, pesait 210
kilos (la couverture en bronze de Dali, ornée de pierres précieuses, en pesait déjà 150). L’ouvrage,
regroupant sept peintres (dont Buffet, Leonor Fini, Ossip Zadkine), sept écrivains et des artisans,
fera l’objet d’une exposition au musée d’Art moderne de Paris en mars et avril 1961, puis au musée
Jacquemart-André, à Paris, de mai à juillet 1962. Deux cartes de Foret, datant de 1961 (sans doute
de janvier pour la première, et de novembre pour l'autre) 2, témoignent d'une relation suivie entre
Giono et l'éditeur. Celui-ci envoie en effet à Giono, au dos d'une reproduction du travail de Frédéric
Delanglade qui avait illustré son texte pour le volume, ces quelques mots : « cette carte dont vous
êtes le responsable en fait »... Il y a certainement là une piste intéressante à explorer, mais les
archives sont peu parlantes pour le moment. Jean Louis Renault, adhérent de l'association des Amis
de Giono, s'est chargé de les explorer mais n'a pas encore pu accéder à l'ensemble des documents
qui pourraient être éclairants... À suivre donc !
1
2
Bernard Buffet, Éditions Hazan, 1956.
Archives départementales de Digne.
Christiane ALANORE (1924)
(années 50)
C'est Christiane Alanore (découverte par Boris Vian en 1948, et illustratrice à ses débuts de
Raymond Queneau et de Claudine Chonez...) qui prend contact avec Giono en janvier 1957, à
l'époque des vœux. Elle l'admire beaucoup, souhaite qu'il puisse voir ses toiles et aussi... qu'il rédige
la préface de sa prochaine exposition.
« Je rencontre bien des écrivains. Mais s’il en est un que j’aimerais connaître, c’est vous et
justement, entre autres, pour cet amour des humains authentiquement humains, des grands ciels de
vent et de soleil, des collines dépouillées, des bêtes et des objets familiers.
Cette prochaine exposition sera faite de ces paysages et de ces objets. J’ai une certaine gêne à les
appeler "peintures". Je préfère dire plutôt restitution du minéral et du végétal. »1
Une relation épistolaire amicale va s'établir, puis Giono va pouvoir voir les toiles, à Manosque, en
août 1957. « Votre sourire devant ces peintures valait pour moi la plus belle des autographes. »
L'écrivain promet alors de rédiger la préface de l'exposition... Mais les choses vont traîner, à la
grande angoisse et à la profonde déception de Christiane Alanore... qui ne renonce cependant pas.
« Vous ne pouvez savoir combien la lecture de vos livres a pu influer sur mes peintures et me
donner l’esprit de l’humain avec le goût du toucher et des couleurs », écrit-elle en décembre 1957.
Tout va s'arranger en janvier 1958. Giono reçoit alors deux tableaux : un pour Aline (les violettes) et
un pour lui (le port des environs de Gênes). Il rédige la préface de l'exposition… et évoque
d'ailleurs dans une lettre à sa famille ce texte « qui est fort bien, vous verrez »2.
Il me semble quasiment certain que Giono a réutilisé cette préface, amputée des passages consacrés
précisément à Christiane Alanore, dans la chronique « Le bonheur est ailleurs », rédigée à la fin des
années 60, et déjà citée plusieurs fois dans le chapitre précédent. J’y renvoie donc le lecteur, ne
retenant ici que les passages consacrés précisément à Christiane Alanore :
« Alanore va aux choses du monde comme j’y vais pour mon plaisir ou pour mon travail. »
« Christiane Alanore ne sacrifie pas à la confusion moderne : elle ne propose pas comme une œuvre
élaborée ce qui est encore matière de laboratoire, elle ne prend pas à tâche d’être bègue pour donner
à toute force du chien à son discours, ni d’être borgne pour voir avec originalité. Elle se sert des
mots de la tribu et des fenêtres naturelles de son âme. Si Touet du Var s’appuie sur des montagnes
couvertes de chênes, c’est ce qu’elle peindra avec un choix de rapports tel que la couleur de sa
montagne suffirait à un bûcheron pour en estimer la coupe.
Si elle peint un petit port de la côte ligure (ou de Saint-Tropez), j’ai vu la mer comme je l’ai dans
Rimbaud (ou dans Conrad, ou dans Melville) c’est-à-dire comme un aimant qui se charge de toute
la limaille de mon cœur. »3
Rien de neuf donc. Giono tourne toujours autour des mêmes idées qu’il « recycle » selon les
circonstances : le rejet de la modernité à tout prix, la prééminence de la couleur, la représentation
suggestive du réel...
En février 1958, Christiane Alanore se dira très touchée par les mots de Giono :
« Vous définissez mes peintures par les remarques et les mots les plus précis et les plus sensibles et
me touchez ainsi véritablement au cœur.
Combien mon exposition prochaine et au-delà ma carrière se trouveront avantageusement marquées
par cette préface qui comblerait le plus vaniteux !
Mon orgueil s’y établirait presque. En tout cas grâce à vous, en même temps que la joie foncière
que j’ai à lire vos magnifiques lignes, j’y gagne en assurance et en confiance.
Soyez tranquille, cela ne va pas jusqu’au confort ni jusqu’à la fatuité mais au contraire je sens
combien il me faudra accomplir de travail et de recherches pour mériter définitivement vos
généreuses louanges. »
1
Les lettres de Christiane Alanore se trouvent, jusqu'en 1963, aux archives départementales des Alpes-de-HauteProvence à Digne.
2
Jean Giono, J’ai ce que j’ai donné, Gallimard, 2008, p. 176.
3
Ce texte m’a été aimablement transmis par Christiane Alanore elle-même.
La correspondance amicale se poursuivra, notamment par une lettre de janvier 1959, dans laquelle
Christiane Alanore déplore le report de son exposition, pour des raisons économiques. « À part les
impressionnistes et les vedettes incontestées de notre époque, la peinture subit une crise qui, je
l’espère, ne sera que passagère », écrit-elle.
La relation se maintiendra. On trouve encore les vœux de Christiane Alanore pour 1960 et pour
19651,un couple nu, épuré, finement tracé, un des sujets de prédilection de ses dessins et de ses
peintures évoluant vers l'art naïf ou l'art dit « brut ».
(Je n'ai pas encore trouvé d'illustration significative correspondant à la peinture que pratiquait
Christiane Alanore pendant les quelques années où elle a connu Giono.)
1
Dans les archives du Paraïs cette fois.
Pierre AMBROGIANI (1906-1985)
(années 50)
La première trace concrète de la relation entre Giono et Ambrogiani est une « lettre dessinée » de
juin 1957 répondant à une lettre de Giono – lettre dont je ne sais rien – qui avait constitué pour le
peintre « l'une des plus grandes satisfactions de [sa] vie d'artiste ».1
Une courte lettre du 6 octobre 1960 informe Giono : « Je travaille au Contadour malgré le mauvais
temps. Je serais heureux de vous serrer la main et vous voir cinq minutes. Est-ce possible ? Faitesmoi signe à Aurel ou téléphonez au n° 6. Croyez à ma grande admiration et à mon amitié. »
Les relations entre les deux hommes, qui ont peut-être été présentés l'un à l'autre par Pagnol, sont
donc déjà solides à ce moment-là.
Encore une amusante lettre illustrée le 7 novembre 1960 (voir page suivante), alors qu'Ambrogiani
vient de voir Crésus...
Au verso on lit ceci :
« Mon cher monsieur Giono,
Excusez cette façon de vous raconter mes impressions « Crésus ». Je le ferai de vive voix ces joursci et… mieux. Je serai à Marseille à partir du 10 novembre. J’aimerais venir vous voir le jour que
vous voudrez. Je pense que vous allez faire bientôt un nouveau film et de cela je vous en remercie.
Cordialement votre »
1
Les lettres d'Ambrogiani antérieures à 1964 se trouvent aux Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence à
Digne.
Ambrogiani revient encore à Crésus dans une lettre du 12 décembre 1960.
« Je m’excuse de vous importuner à nouveau au sujet des Peintres témoins de leur temps. Le sujet
est cette année : les Richesses de la France. Mon sujet à moi est… Crésus montrant aux Paysans les
richesses. La toile aura 3 mètres sur 2 mètres. Les organisateurs demandent un texte de vous (si
possible bien entendu) pour accompagner la reproduction dans le livre édité à cette occasion. Ils
voudraient ce petit texte pour le 20 décembre dernier délai. Pouvez-vous me faire quelques lignes ??
Je vous téléphonerai jeudi de Marseille. J’ai besoin de bonnes photos de Crésus. C’est la première
fois qu’un artiste choisit un thème cinéma. Je ne voudrais pas que ça flanche. Si vous pouvez le
faire, merci d’avance. À bientôt donc. Cordialement votre. »
Et le 24 décembre, Ambrogiani a déjà reçu le texte ! Les phrases qu'il a notées dans la lettre qui suit
se retrouveront, une fois de plus, dans « Le bonheur est ailleurs », mine inépuisable, déjà souvent
citée ici, et souvent utilisée par Giono aussi, un peu à toutes les sauces d'ailleurs. Mais il est
vraiment parfois difficile de préciser l'antériorité de l'un ou de l'autre texte, entre la chronique « Le
bonheur est ailleurs » et le texte de présentation de l'exposition...
« Grand merci !! pour votre texte. C’est bien ce que j’attendais. "On peut faire le portrait d’un
caractère en faisant le portrait d’un paysage"… "et le social1 lui-même est plus souvent mis en
mouvement par la colline, le ruisseau et le bouquet d’arbres que par les théoriciens".
Ce texte fera peut-être ma toile. Je supprime les personnages et vous enverrai des photos au fur et à
mesure d’améliorations de mon travail.
Merci et mille excuses de vous avoir bousculé. »
Dans l'album Routes et chemins, en 1962, figure un dessin d'Ambrogiani intitulé « Paysage du
Vaucluse ».
En 1964, Giono rédigera la préface du catalogue de l’exposition « Haut Pays » de Pierre
Ambrogiani à la galerie Paul Ambroise à Paris. Comme il l’avait fait déjà à propos de Buffet par
1
Le texte de « Le bonheur est ailleurs » dans La chasse au bonheur donne (p. 195) « le souci »... Il semble assez clair
que c'est Ambrogiani qui donne la bonne version...
exemple, il revient ici sur la prédominance de la couleur, pour autant qu’elle ne soit pas gratuite,
qu’elle exprime quelque chose, qu’elle ait un sens, qu’elle ne soit pas « informelle ».
« "Rien n’est plus bête que la couleur", disait Van Gogh. Il voulait dire qu’elle échappe à toute
métaphysique. Notre monde moderne se refuse à reconnaître l’évidence : dans ces combats le cœur
vaut mieux que la tête, ce qui résiste à l’analyse cède à l’amour.
Cet amour éclate chez Ambrogiani ; aussi, nulle peur, une approche paisible est naturelle. Ici
l’intelligence est au service du sentiment ; elle ne cherche plus des esquives mais des contacts, elle
ne supporte plus mille dégagements, elle trouve tout de suite un engagement et c’est celui de toute
chair. Donc plus d’arbitraire dans le choix des rapports : il est fait dans l’iris du monde et non plus
dans celui d’une mathématique ; cette discipline pousse à l’aristocratie. »
Une fois de plus, Giono s’en prend au préjugé qui voudrait que la Provence soit lumineuse…
« Comme il s’agit de sud, on imagine que cette couleur vient du soleil, et que c’est facile. Le soleil
est l’ennemi de la couleur, il en fait du gris ou du noir. La luminosité d’Ambrogiani vient de l’âme,
c’est-à-dire de la structure. Ce n’est pas de la couleur posée sur un dessin, ni même dont le dessin
soit le principe, c’est de la couleur dressée sur elle-même et qui est son propre principe. Sa vigueur
ne vient pas d’une armature artificielle, mais de ce qu’elle est ajustée sur ce qu’elle exprime comme
la peau sur l’homme. C’est la chose exprimée qui l’irrigue de sang et la vivifie ; cette aventure est
solitaire, comme tout amour. Paulhan1 disait de Braque : "Il fonctionne tout seul." C’est encore plus
vrai d’Ambrogiani. »2
Il semble bien que ce texte a été écrit entièrement spécialement pour le peintre, ce qui n'est pas
toujours le cas, on en verra de nombreux exemples3.
Dans une lettre du 16 mars 1964, le peintre se montre plus que satisfait de cette préface :
« Depuis 48 heures je regrette plus que jamais (d’avoir fui l’escole) et de ne pouvoir vous répondre
et vous remercier avec les termes les plus nobles et les plus châtiés pour vous montrer combien
votre préface me comble. Sachez donc qu’à 57 ans je viens d’avoir l’une des plus belles joies et elle
me vient de vous. Mille mercis pour cette préface qui sort des sentiers battus et croyez à ma grande
amitié. »
Le galeriste Paul Ambroise Plaquevent renchérit le 16 avril 1964 :
« Je viens de recevoir la très belle et très pénétrante préface que vous avez bien voulu écrire pour
l’exposition d'Ambrogiani.
On sent que vous connaissez bien sa peinture, que vous l’aimez et que vous avez trouvé, en lui,
l’interprète qu’il fallait à certaines de vos œuvres. Car, en dehors de la sûreté même du jugement,
tout ce que vous en dites exprime beaucoup plus que la simple compréhension de la peinture de
notre ami : une sorte d’accord intime, j’allais dire de "correspondance". »
Ambrogiani, qui souhaitait réaliser un livre avec Giono, lui a en quelque sorte « commandé » un
texte. Ce sera Le Haut Pays, le texte d'Ennemonde4 en fait... L'ouvrage paraîtra à 300 exemplaires
en décembre 1965, aux éditions Les Heures claires, illustré de 18 lithographies d'Ambrogiani.
Une lettre des éditions Les Heures claires du 13 juin 1963 faisait déjà état, d'une manière encore un
peu vague, de cet intéressant projet éditorial associant Ambrogiani et Giono.
« (...) nous avons beaucoup parlé de vous et du projet que vous avez avec Monsieur Ambrogiani de
faire des flâneries en Provence ; vous écririez un texte en même temps qu’il relèverait ses
illustrations. Monsieur Ambrogiani connaît aussi beaucoup d’anecdotes dont il vous fera part.
Je crois que ces promenades de deux poètes auraient les plus heureuses conséquences et suis
persuadé qu’il y aura matière à faire un très bon livre. »
1
Ami de Giono, Jean Paulhan était, lui, grand amateur de peinture abstraite…
Catalogue d’exposition, galerie Paul Ambroise, Paris, 1964. Dans « Autour de Giono », Actes Sud, 2002, p. 13.
3
Quelques passages de cette préface se retrouveront dans la présentation de l'exposition d'André Michel en 1966. Voir
ce nom.
4
Pour plus de détails sur la genèse d'Ennemonde, se renseigner auprès de Jacques Mény, qui a exposé ses découvertes à
ce propos lors d'une conférence à Aurel en 2011.
2
Une lettre d’Ambrogiani à Giono accuse réception du texte le 19 avril 1964 : « Je viens de recevoir
le "manuscrit"... C’est ce qu’il me fallait ! »
Et le 23 janvier 1965, le peintre exprime son enthousiasme, alors qu'il est en pleine préparation du
travail d’illustration du Haut Pays : « Je pense pouvoir réaliser mes gravures en grande peinture de
façon à montrer au public le côté plastique de votre œuvre et son personnage principal : La Terre et
le ciel. Son succès est assuré (…) il paraît que les amateurs attendaient cet ouvrage, c’est dire. Je
m’escuse d’être si bavard mais croyez que ce livre est (le plus beau jour de ma vie !!).
Je pense un jour vous voir à Marseille et vous faire choisir une toile que seule la peur de vous
encombrer m’a empêché de vous envoyer jusqu’ici.
Ce maladroit verbiage pour vous dire et vous remercier de votre confiance qui a permis ce succès
qui aurait été beaucoup plus modeste sans votre grande Présence. »1
Illustration pour Le Haut Pays, 1965
En 1975, c'est encore une page d'Ennemonde qu'Ambrogiani choisira d'illustrer pour le recueil
collectif Hommage à Jean Giono publié chez Rico à Manosque.
1
Les lettres d'Ambrogiani (et du galeriste) se trouvent dans les archives du Paraïs à partir de 1964.
Renée ARBOUR
(années 60)
En juin 1969, Giono rédige la présentation de son exposition à la Maison des jeunes et de la culture
de Manosque.
« Si on abandonne à la fois le réel et le surréel, il faut s’assujettir à une stricte discipline.
Quand il fut bien avéré que nous étions en perdition, dit Bougainville, les matelots apparurent sur le
pont, vêtus de leurs habits du dimanche, c’est-à-dire de leurs habits de naufrage.
Il faut, en effet, sauver ce qu’on aime le mieux. Souvent, dans l’informel, ce qu’on aime le mieux,
c’est l’informe tellement facile, et la pente y sollicite.
La peinture de Madame Renée Arbour est d'une très grande aristocratie d'accords et de ton ; elle ne
s'abandonne pas. Elle monte sur le pont en grand habit du dimanche. »
Giono a aussi rédigé une « opinion » dans le recueil de poèmes de Renée Arbour, Déjà même au
tombeau (1960) ainsi que la préface de son recueil Soleils amers aux éditions Nouveaux Cahiers
Jeunesse en 1970.
Jean ARÈNE (1929)
(années 60)
Giono rédige la présentation de son exposition qui se tient du 9 au 31 juillet 1961 à l’ancienne
Faculté des Lettres d’Aix-en-Provence. Comme c’est souvent le cas, ce texte correspond
exactement à un passage d'une chronique publiée dans Le Dauphiné libéré1. Seul un paragraphe, le
dernier, est consacré précisément à Jean Arène… Il est difficile de déterminer précisément
l'antériorité de la chronique ou de la préface...
« Jean Arène se sert, et se sert exclusivement des objets familiers. Les volcans jetant des flammes et
les combats d’empereurs de la figuration et de la non-figuration ne sont pas son fait. L’humble
moulin à café, le tuyau du poêle, l’enjolivement ménager du manteau de la cheminée, portent leurs
harmonies. Il lui suffit d’un égouttoir à passoires pour faire entrer dans ses toiles la joie du bleu,
d’un crépi pour faire éclater ses ocres et ses bruns, d’un départ d’escalier pour accumuler dans un
coin de tableau des velours exquis. La vie familière est ici exaltée avec la modestie et l’aristocratie
qui lui conviennent. »
Nature morte, 1960
Jean Arène remercie Giono pour cette préface dans une lettre non datée :
« J’ai lu avec joie votre texte, je vous en remercie, croyez que je vous en suis très reconnaissant. Si
cela ne dérange pas vos projets, je compte sur vous le dimanche 9 juillet. »2
Jean Arène, en voyage dans le Nord, envoie encore à Giono une carte postale des musées de
Göteborg, le 23 janvier 1963, avec, en plus de ses vœux, toute son admiration et sa reconnaissance.
Il semblerait3 que le peintre ait dit un jour : « Giono a rêvé la Provence, il l’a transcendée, l’a
embellie avec des drames et des nuages. »
En 1975, Arène illustrera une page du Serpent d'étoiles dans le recueil collectif Hommage à Jean
Giono, publié chez Rico à Manosque.
Dans les cartons du Paraïs figure un dessin au crayon gras noir datant de 1983 et portant au verso :
« Dialogues. En hommage au génie de Giono qui a su allier le souffle de la terre au sang des
Hommes. Arène 12.4.90 ».
Jean Arène se souvient encore4 de sa rencontre avec Giono, dans son bureau, grâce à l’entremise de
Rico. Il avait apporté ses tableaux, que Giono avait beaucoup appréciés, avec une grande
gentillesse. Et l’écrivain l'avait subjugué par des histoires aussi merveilleuses qu'inventées…
1
Texte déjà cité. Voir Les Héraclides, Quatuor, 1995, p. 40.
La lettre se trouve aux archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence à Digne, ainsi que le carton d'invitation
et le texte de la préface de Giono.
3
Selon Raphaël Dupouy (www.yaquoi.com).
4
Notre conversation téléphonique du 21 janvier 2011.
2
Géa AUGSBOURG (1902-1974)
(40-45)
Le dessinateur et peintre vaudois vint deux fois à Manosque en 1941 pour discuter de la préface de
son album de huit dessins, L’Exode, consacré à la débâcle de 1940 devant l’occupation allemande,
album qui sera publié chez Klausfelder à Vevey. Il semble que Giono lui ait écrit une seule lettre, en
mars 1941, lettre qui sera reproduite en guise de préface de l’ouvrage. « Va aux bergeries, va aux
pâturages (…). Fais ton compte, et rapportes-en des dessins aussi magnifiques que ceux que je
regarde maintenant et avec lesquels il appartiendra ensuite aux autres de faire également leurs
comptes. »1 Et Giono conclut : « Débrouille-toi mais tâche de ne pas mourir. Pour gagner, il faut
être vivant. »2
Cette lettre concerne en fait un projet commun que les deux hommes avaient eu : il s'agit
d'« Arcadia », que Géa Augsbourg intitulera plus tard « Le voyage en carriole ». Ce projet de livre
sur Manosque, pour un éditeur de Lausanne, Maurice Blanc, n’aboutira pas, Giono n’ayant pas
rédigé le texte. Géa Augsbourg y faisait déjà allusion dans une lettre du 23 novembre 19403.
Deux dessins en rapport avec ce qui précède figurent dans les cartons du Paraïs : un dessin à l'encre
noire intitulé « Le gagnant de la guerre » et portant la dédicace « Pour Giono, amitié, Géa
Augsbourg » ; un dessin au crayon, non signé, représentant un homme et des moutons. Ainsi qu'une
gravure intitulée « L'exode », datée de juin 1940.
Il semble bien que « la relation entre les deux hommes gagnera des zones d'ombre sur lesquelles il
semble difficile de jeter quelque lumière »4… Un dessin de Géa Augsbourg témoigne cependant de
ce désir de collaboration, « Paysage du Contadour »5.
1
www2.unil.ch/BCU .
Cité par le responsable de la librairie Oh 7e Ciel (Lausanne) sur le site d’Abebooks.
3
Archives du Paraïs.
4
Site d'Abebooks, op. cit.
5
Voir page 80 de la monographie d'Antoine Baudin, Géa Augsbourg, 1902-1974 (Éditions d'En-Bas, Lausanne 2002).
2
Mion AVON (1900 ?)
(années 60)
Je n'ai pas pu déterminer s'il y a un lien de parenté entre Anne-Marie Avon-Campana et Mion
Avon...
Le 24 février 1962, l'artiste prend contact avec Giono, qui lui a promis, l'été précédent, d'écrire une
préface d'exposition pour elle. Le moment est maintenant venu. L'exposition se tiendra à la galerie
Marcel Bernheim, 35 rue La Boétie, Paris VIIe, du 4 au 17 mai.
« Je vous demanderais alors de bien vouloir écrire quelques lignes sur ma peinture, selon le
souvenir que vous en avez conservé. C’est pour moi beaucoup de chance de vous connaître. Mieux
que quiconque vous pouviez comprendre ma peinture et le patronage que vous voulez bien
m’accorder m’aidera grandement à mettre en valeur les paysages de notre pays et apportera à mon
exposition chaleur et rayonnement.
Vous ne pouvez savoir combien j’ai été touchée de votre venue à Montlouis et de l’intérêt que vous
avez porté à mes toiles. J’en garde toujours une impression réconfortante.
Nous espérons, ma famille et moi-même, vous revoir cet été, à Mane, avec nos cousins Hugues,
mais auparavant j’aimerais, si c’était possible, que vous puissiez assister au vernissage de mon
exposition, le 4 mai, à la galerie Marcel Bernheim. »1
Dans une lettre du 5 avril 1962, elle explique qu'elle a appris que Giono a été malade et est ennuyée
de lui reparler de la préface promise.
« Comme vous le pensez, cette préface serait pour moi très précieuse et d’un grand secours, car elle
modifierait sans aucun doute toute l’allure de mon exposition, mais je n’aurais pas voulu vous
importuner davantage et vous demander de l’écrire si votre état de santé ne vous le permet pas.
Mais je vous serai très reconnaissante de me faire savoir bien simplement si je dois y renoncer.
La galerie et l’imprimeur me pressent chaque jour au sujet du catalogue. Le dernier délai approche,
disent-ils, et la date limite serait le 10 ou le 11 avril. »
La préface de Giono est datée du 29 avril 1962...
« Aujourd’hui la peinture a peur de son passé. Comme tous les arts terrifiés (voir par exemple la
littérature) elle se rue dans la rhétorique. Quand on n’ose plus raconter d’histoires, même pas celle
d’une pomme sur une nappe, on use son temps à enfiler des mots comme des perles ; pour fuir
l’Angélus de Millet on tombe dans la toile cirée de cuisine de Mondrian. Or ce n’est pas l’anecdote
qui est stérile : c’est l’anecdotier. S’il n’a rien à dire, ce n’est pas en réduisant son registre à
l’essentiel qu’on le rendra éloquent et s’il l’est, il le sera avec n’importe quoi.
L’abstrait n’est donc pas plus près du Dieu 1962 (et la suite) que le concret ; l’absence de figure
n’est pas plus angélique que la figure. Le formel peut être une aussi grande découverte que
l’informel. Tout est dans le peintre.
Mion Avon ayant quelque chose à dire n’est pas allée chercher midi à quatorze heures. Elle avait
son pays sous les yeux, c’est avec lui qu’elle s’est exprimée. Je connais bien ce pays, c’est le mien ;
on ne le possède pas avec trois sous de poivre, il faut du doigté, du cœur et mille qualités difficiles à
définir, mais indispensables quand il s’agit de créer des architectures et des couleurs radicales. Car
chez ce peintre tout vient de la racine des choses. Le paysage n’est jamais volontaire, il est dominé
par son essence. L’objet n’a que les ressources de sa réalité pour atteindre sa valeur poétique.
C’est avec ces disciplines que Mion Avon construit son monde lucide où la vérité a le charme même
de la liberté. »
Les deux premiers paragraphes du texte se retrouvent dans « Le rythme », cité dans « Le bonheur
est ailleurs » (texte écrit sans doute aussi en 1962), La chasse au bonheur, p. 201-2. Le premier
paragraphe a déjà été cité ici p. 76.
Comme souvent, la fin du texte concernant précisément le peintre semble bien être originale.
1
Les documents concernant Mion Avon se trouvent aux archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence à
Digne.
Mion Avon remercie chaleureusement Giono le 7 mai 1962 :
« Votre préface est magnifique et m’a donné beaucoup de joie ! C’est pour moi un véritable
réconfort de penser que ma peinture a été si bien comprise et si clairement définie par ces lignes qui
m’apporteront, j’en suis certaine, des forces nouvelles dans mon travail et plus d’optimisme et de
confiance en l’avenir. Elles m’aideront aussi à affronter avec courage le public et la terrible critique.
Je ne sais comment vous remercier et je suis d’autant plus touchée par votre gentillesse que vous
avez écrit cette préface contre vents et marées, fidèle à votre promesse, malgré les circonstances qui
vous obligeaient au repos.
Aussi j’ai maintenant beaucoup de remords et je suis extrêmement confuse de vous avoir donné ce
surcroît de fatigue et de souci – aux remords viennent s’ajouter les regrets de ne pas vous avoir vu
assister au vernissage de mon exposition, surtout connaissant les raisons qui vous ont empêché de
venir à Paris à ce moment-là. »
Anne-Marie AVON CAMPANA
(années 60)
En juillet 1969, Giono présente son exposition au Musée municipal de Saint-Paul-de-Vence. « L'art
de Madame Avon Campana est d'un romantisme très élégant sans aucune emphase ; sa sobriété
cependant élargit et approfondit les horizons. La réalité se double d'un retentissement personnel.
Les bleus nocturnes dont les rapports se confondent peu à peu jusqu'au rouge, organisent
parfaitement les drames particuliers ; il suffit parfois d'une bouilloire d'étain et d'une feuille de
platane ; brusquement les chevaux blancs se cabrent devant les orangers et les taureaux. Nous
sommes alors en face d'une dimension poétique nouvelle de la plus grande rareté. »1
Giono a donc été séduit par cette peinture oscillant entre naïveté, surréalisme et mystère. Jean
Carrière le sera d'ailleurs également peu de temps après.2
Une lettre non datée, mais de 1969, indique que des relations personnelles se sont établies :
« Les reproductions de mes tableaux et celles des naïfs yougoslaves que nous vous avions promises
sont prêtes. J’aimerais vous les déposer mardi prochain en retournant à St Paul et vous téléphonerai
en fin de matinée pour savoir si cela vous convient.
Recevez mes respectueuses salutations. »3
En 1975, Anne-Marie Avon Campana illustre une page de « Solitude de la pitié » pour le recueil
collectif Hommage à Jean Giono publié chez Rico à Manosque.
Quatre lithographies en couleurs, signées, se trouvent dans les cartons du Paraïs.
1
J'ai reçu ce texte à l'occasion de l'exposition Avon Campana à Marseille, en février 2011.
Voir le site www.avoncampana.com
3
Archives du Paraïs.
2
Albert AYME (1920-2012)
(années 50)
Le peintre écrit à Giono, depuis Toulon, le 7 mai 1955, à propos d'une lettre que Giono lui a
adressée à l'occasion d'une exposition.
« Permettez-moi de vous dire, avec les regrets que votre absence au vernissage fait traîner en moi,
combien la fraternité de votre lettre m’a touché ; quel prix votre adhésion à mon travail donne, bien
sûr, à ce que j’ai fait, mais surtout consolide ce que je ressens le besoin d’exprimer encore.
Surmontant les craintes de vous décevoir, l’annonce de votre visite me remplit d’une grande joie,
longtemps entretenue en moi depuis l’âge de l’adolescence, où, avec Bargeon [??] le bonheur que
nous avions à vous faire aimer autour de nous se confondait avec notre amour pour votre œuvre.
Fébrile et anxieux, je me prépare secrètement à recevoir cette joie. »
C'est apparemment là le seul contact entre les deux hommes. Le peintre étant assez rapidement
passé à l'abstraction, il est difficile de déterminer ce qui avait pu intéresser Giono dans sa
production.
Édith BERGER (1900-1994)
(années 30)
Cette nouvelle version du chapitre consacré à Édith Berger reprend intégralement le texte de la
rencontre-lecture organisée dans le cadre du Printemps des Poètes 2014 à l'initiative du Centre
Giono.
J'ai évoqué, avec la participation de Gérard Amaudric, la relation entre Jean Giono et Édith Berger,
à Manosque, au Centre Giono, le 14 mars, puis à Lalley, à l'Espace Giono, le 15 mars.1
« Je me suis juré d’écrire. Il faut que je mette un livre debout. Il faut que j’écrive au moins deux
pages par jour. »2 : Édith Berger en 1928
« Ce soir, accompagnant Gaston [Pelous] à la gare, d’admirables verts émeraude dans les champs
où le blé pousse. Au-delà les arabesques dorées des grands platanes nus. Rêvé comme ce serait beau
d’être peintre et de venir là chaque soir jusqu’à ce que j’aie réussi à transmettre cette suave émotion
que donnent ces couleurs et ces formes. » : Jean Giono dans son Journal en 1944 (Pl. VIII, p. 399)
Et encore le 6 octobre 1970, quelques jours avant sa mort donc, lors d’une rencontre avec Gracieuse
Christof, une autre femme peintre qu’il appréciait : « Si je n’avais pas choisi l’écriture, j’aurais été
peintre… »3
On va donc jouer du paradoxe pour s’inscrire dans le thème de ce Printemps des Poètes, et montrer
qu’au-delà de leurs qualités respectives qui les ont rapprochés et qu’ils ont bien cernées tous les
deux, si Giono était « dévoré de l’envie de savoir dessiner », Édith Berger, elle, « était dévorée de
l’envie d’écrire »…
La première lettre connue d’Édith Berger à Jean Giono date du 10 avril 1931. Toute leur relation,
qui durera jusqu’à la mort de Giono en 1970, se trouve quasiment en germe dans cette lettre et ses
annexes, qui sont assez peu connues et qui vont nous servir en quelque sorte de fil conducteur.4
La semaine précédente, le 3 avril, c’était un vendredi, Édith Berger est allée pour la première fois au
Paraïs. Elle a souvent raconté cette première visite et l’« accueil magnifique »5 qui lui avait été
réservé. Ses propos sont bien connus. Je vous renvoie aux ouvrages d’André Giraud qui l’a souvent
rencontrée et a recueilli et publié de très nombreux témoignages de sa part. Il faut insister sur son
rôle essentiel dans la connaissance qu’on a d’Édith Berger et de ses relations avec Jean Giono.
Elle écrit donc à Giono une semaine plus tard, d’Aurabelle, à côté de Gréoux, où elle est « bonne
d’enfant et à tout faire » chez les Atger. Il semble bien d’ailleurs que c’est là qu’elle avait fait la
connaissance de Giono en 1929.
Tout à la fin de sa très longue lettre, comme une évidence, elle écrit : « Maintenant que vous avez la
tête pleine de moi, maintenant seulement je viens vous remercier de votre accueil de vendredi passé,
si simple, si épatant. Jamais je ne l’oublierai, pas plus que votre amabilité à me donner vos livres,
pas plus que je n’oublierai votre maman qui a l’air si bonne et qui m’a rappelé la mienne, et sa
bonne tasse de café. »
1
À Manosque, l’exposé était illustré de pastels et de toiles d’Édith Berger prêtés par Sylvie Giono et Colette Pelous,
d’un pastel de Giono, du dessin de Giono « Je suis dévoré de l’envie de savoir dessiner », d’éditions de Village et de
Hommage à Jean Giono, ainsi que d’un montage de documents sur tablette.
À Lalley, la rencontre a eu lieu dans le cadre d’une importante exposition d’œuvres d’Édith Berger se tenant jusqu’au
28 juin 2014, complétée par un pastel de Giono, le dessin de Giono « Je suis dévoré de l’envie de savoir dessiner », les
éditions de Village et de Hommage à Jean Giono et quelques autres documents.
2
Cité par André Giraud dans Le Trièves d’Édith Berger, Musée dauphinois, 2004, p. 35.
3
Dans le récit que Gracieuse Christof a fait de ses trois rencontres avec Giono en 1969 et en 1970. À paraître dans la
Revue Giono 9, printemps 2016. Voir à son nom.
4
Cette lettre, ainsi que les documents qui y étaient annexés, se trouve dans les archives du Paraïs.
5
André Giraud, Présence de Jean Giono et d’Édith Berger à Lalley, 1991, p. 18.
Mais elle a parlé de beaucoup d’autres choses dans cette lettre et a dès ce moment, alors qu’elle le
connaît à peine, une approche fine et sensible de l’œuvre de Giono :
« Vous savez, lorsque Cézanne disait qu’en peignant son ambition était de faire sentir jusqu’au
sous-sol de son pays… c’est tellement ce que vous faites !
Avec vous on est terre, rocher, eau, vent, air et herbe. Vous sentez tout cela tellement avec tous vos
sens et aussi avec celui qui fait que vous savez ce qui se passe "de l’autre côté de l’air". Comme
j’aime cette expression et comme elle classe bien pour moi les gens avec qui j’aime vivre, et les
autres. » On y reviendra tout à l’heure, à cet autre côté de l’air…
Édith Berger se rendra souvent à Manosque et au Paraïs. En témoigne par exemple ce crayolor de
1936-37, où on aperçoit Sylvie Giono, petite fille, se penchant à la balustrade de la terrasse...
© Colette Pelous
En 1931 donc, Édith Berger a déjà lu tous les premiers livres de Giono – Colline, Manosque-desPlateaux, Un de Baumugnes, Regain. Mais, plus étonnant, et révélateur, elle a lu aussi Le Serpent
d’étoiles, qui ne sera pourtant édité chez Grasset qu’en 1933, et qui venait d’être prépublié dans Les
Nouvelles littéraires1.
Un petit extrait du Serpent d’étoiles :
« À la perte de la vue, sur la terre noire, clapotait la lourde mer des troupeaux. Ça commençait là,
sous les pieds de la cavale, et c’était étendu sur tout le plein de Mallefougasse. Malgré la grande
nuit, on y voyait ; toutes les étoiles étaient descendues sur la terre et c’étaient les yeux des moutons
éclairés par les feux de garde, par les quatre feux du jeu, par tous les feux de la Saint-Jean que le
pays allumait depuis ici jusqu’aux lointaines montagnes des Mées, et de Peyruis, et de Saint-Auban,
et de Digne. On entendait siffler les derniers bergers arrivant et sonner les campanes des béliers et
des mulets, et, loin, là-bas, vers Sisteron, des touffes de chiens hurlaient, cou tendu, vers la nuit sans
lune. (…)
Des hommes passaient en courant, la main levée vers les troupeaux neufs ; les bêtes se couchaient
en paquets autour d’eux ; on les entendait s’agenouiller sur la terre en écrasant les hysopes. Toute la
lourde pâte des troupeaux tournait lentement comme un tourbillon de boue. » (Pl. VII, p. 105)
Dans sa lettre du 10 avril, Édith Berger écrit à Giono :
1
La prépublication dans les Nouvelles littéraires, entre le 20 décembre 1930 et le 14 février 1931, avait suscité l’intérêt,
notamment, de Darius Milhaud.
« Serpent d’étoiles reste peut-être encore ce que j’aime le mieux de vous. Jamais personne n’a parlé
des hauts plateaux demeures des bergers comme vous et jamais des troupeaux comme vous.
Et cela m’émeut jusqu’à mon propre étonnement.
Étant dans le Trièves… »
Une parenthèse ici : il faut savoir que, née à Grenoble en 1900, et après avoir poursuivi ses études
artistiques à Lyon puis Paris, Édith Berger, qui était déjà passée par Lalley en 1920, y avait séjourné
une première fois en 1929, puis quelques mois en 1930, la moyenne montagne lui étant
recommandée pour sa santé. Elle s’y installera définitivement en 1934, deviendra secrétaire de
mairie et correspondante du Petit Dauphinois, et y vivra jusqu’à sa mort en 1994.
Donc… « Étant dans le Trièves… j’ai vécu avec les troupeaux un peu, tellement attirée par eux. J’ai
nagé comme vous dans des herbes parfumées pour pouvoir aller jusqu’à eux, j’ai même dû ramper
tant le vent était violent. J’ai vu s’enfoncer le ciel bleu tout autour de ces plateaux d’où l’on domine
le monde et la vie. J’ai vu les brebis frapper la terre de leur sabot en tenant tête au chien et le chien
ramper en gémissant devant elles. J’ai porté dans mes bras les petits agneaux tout mouillés nés dans
les champs. J’ai entendu leur bêlement amer et triste avec le bruit du vent et le bruit des torrents.
J’ai vu les "baylies"1 arriver harassés dans les villages accompagnés des petits ânes gris avec leurs
gros ballots et tout cela vous le recréez, vous l’exprimez pour moi avec les belles nuits que vous
avez eu la chance de pouvoir passer là-haut et où je n’ai pas pu rester (…). »
Dans le recueil collectif Hommage à Jean Giono, ouvrage composé par 50 illustrateurs et 50
typographes, avec une préface d’Henri Fluchère et un texte de Louis Muri 2, un passage du Serpent
d’étoiles est illustré par Édith Berger : il s'agit du début de la troisième partie (Pl. VII, p. 99). On
peut imaginer que, plus de 40 ans plus tard, Édith Berger a elle-même choisi ce texte, bouclant la
boucle en quelque sorte…
« (...) tout cela vous le recréez, vous l’exprimez pour moi avec les belles nuits que vous avez eu la
chance de pouvoir passer là-haut et où je n’ai pas pu rester », écrit-elle donc…
1
2
Baïle ou bayle : maître berger conduisant les troupeaux transhumants.
« Les Grandes Avenues de la Liberté », Manosque, Éditions Antoine Rico, 1975.
On voit que, immédiatement, Édith Berger est intimement touchée par ce qu’écrit Giono, qui est en
quelque sorte son porte-parole, qui exprime les choses à sa place, en une sorte d’osmose… Et
évidemment, comme beaucoup d’autres, dont Darius Milhaud par exemple, elle prend pour argent
comptant la fable de Giono, qui n’a bien sûr jamais assisté à la pastorale des bergers, inventée de
toutes pièces…
Son nom de famille même la lie aux moutons, dit-elle : « Mon nom doit bien être révélateur du
métier de mes ancêtres et c’est sûrement une sorte d’atavisme qui me porte ainsi vers les
troupeaux ».
Et elle ajoute : « Une cabane de berger est pour moi réellement ce que je rêve. Les pierres,
amoncelées devant, sur lesquelles on s’assoit pour manger la soupe, le gouffre de la vallée et puis
les montagnes qui recommencent à l’infini.
Et dire que ce rêve, si modeste qu’il soit, je ne pourrai jamais le vivre… »
Pourquoi donc ? Eh bien, parce qu’elle doit travailler évidemment…
La même idée se trouvait déjà dans des notes prises en 1929 et jointes à la lettre d’avril 1931, et elle
l’exprime avec force et détermination, mais aussi parfois avec humeur et humour : elle n’a en fait
qu’une envie, c’est de vivre à Lalley, loin de la ville qu’elle déteste, et loin aussi du travail aliénant.
« J’avais à Lalley une vie idéale dont je ne peux supporter la brisure. »
« Pour rester dans mon petit trou, pour continuer à rêvasser, pour voir la neige recouvrir mes belles
montagnes, que ne ferais-je pas ? Mais je mendierais !!!!! »
C’est pour elle le seul moyen d’être en harmonie avec elle-même. Elle dira à ce propos à André
Giraud : « Il me fallait du vent dans mes toiles, de l'espace, des horizons. Il me fallait le vrai, le
brut, la pleine clarté... Tout dans le Trièves m'a renvoyée à l'essentiel, à ce que Giono appelait Les
Vraies Richesses. Cette voie du retrait et du silence est sans doute la seule qui me permette
d’accéder au secret de l’art et de livrer le secret de ceux qui posaient pour moi dans leur vérité. »1
C’est précisément ce qu’écrira Giono, dans une préface à une exposition en novembre 1948 :
« Il y a vingt ans que je suis avec un intérêt affectueux le travail d’Édith Berger. Il y a vingt ans que
je la vois s’approcher de plus en plus près de la vérité avec une patience d’ange. Elle est maintenant
à un point où le choix qu’elle fait pour exprimer les êtres et les choses coïncide exactement avec le
choix que ces êtres et ces choses ont fait d’instinct pour exprimer leur propre vie. Elle est le peintre
du pain quotidien. »2
Dès son arrivée à Lalley, Édith Berger semble avoir pressenti ce qu’elle y peindra par la suite… Ses
principaux sujets sont là… Son Journal en témoigne. Et les tableaux ou les pastels exposés le
montrent bien.
« Quand j’arrivai dans ce village, je fus empoignée par les spectacles dont il me comblait le jour, la
nuit, en toute saison. Je fus saisie par sa vie, par les hommes avec leurs bêtes ; au travail dans les
champs ; aux veillées, dans leur foyer ; dans le village, par leurs incessantes allées et venues de la
grange à la maison, de l’atelier au café, à l’épicerie.
Tout cela vivait sous un grand ciel cerné de montagnes, et je voulus qu’on le sache, et l’ai peint
pour que dans les villes il rentre un peu de cette rusticité, de cette pureté brutale, de ce vrai qui était
toute ma vie. »
Notons qu’elle s’est bien sûr parfois un tout petit peu éloignée de Lalley pour Tréminis, ou SaintMichel-les-Portes...
1
André Giraud, « Édith Berger, textes inédits », Mémoire d’Obiou 10, avril 2005, p. 37-38. Cet article avait été écrit à la
suite d'une exposition au musée de Mens et à l'Espace Giono à Lalley... Et elle dira aussi : « Les attitudes au travail ou
au repos. Saisir le vif, le vrai, l’essentiel, voilà ce qui m’importe. » (Trièves, n° 1, septembre-octobre 2004)
2
Préface de novembre 1938 citée dans la présentation de l'exposition « Édith Berger, peintre du Trièves », Lalley, juinoctobre 2001. Et par André Giraud, Le Trièves d'Édith Berger, p. 36.
Et elle ajoute :
« Je sais bien que le sujet en peinture, ne compte pas. Cependant il y a un certain bleu de ciel, qui
n’est ce bleu que parce qu’il est le ciel, et cela ne se dissocie pas, et ainsi d’un vert d’herbe de
juin…
Et j’aime la nature justement parce qu’on y trouve ces bleus particuliers de ciel, et ces verts de
prairie, et ce certain rose des toits… »1
Giono ne dira pas autre chose quand il réfléchira de manière théorique sur les formes et les
couleurs, dans les années 50…
« J’avoue que seule la figure m’enchante. Je sais, comme tout le monde, que le rapport des couleurs
peut se suffire à lui-même. Je reconnais que ce rapport nu et cru peut quelquefois me satisfaire. Un
vert, un rouge (pour parler bêtement), un rose, un gris, des bleus (ce qui est déjà plus difficile) me
procurent de la joie. Cette joie est bien plus riche et, sans contestation possible, plus humaine si ces
verts, ces rouges, ces roses, ces gris, ces bleus ont les formes du réel ; le rapport garde toute sa
succulence de rapport mais la proposition est alors dépouillée de tout arbitraire, car, refuser le réel,
c’est se cantonner dans l’arbitraire. »2
Une même sensibilité aux couleurs apparaît par exemple dans la récurrence de l’image du « ciel
vert », tant chez Giono que chez Édith Berger… Image étonnante, que ce ciel vert, en tout cas pour
quelqu’un du Nord comme moi !
Édith Berger, dans son journal lors de son séjour à Lalley en 1930 :
« J’ai retrouvé cette infinie douceur de ce vert dans le ciel gris qui va pleuvoir et commence à
ensevelir lentement la montagne. »3
Giono dans Que ma joie demeure en 1935 :
« Le ciel vert pétillait d’alouettes. » (Pl. II, p. 505)
Édith Berger dans son journal, le 30 novembre 1971 :
« Huit heures. Lumière extraordinaire sur les montagnes du Taillefer et de l’Oisans, les rendant bleu
minéral sous un ciel absolument vert. Et ce fond ne présente aucune liaison, aucun rapport avec les
montagnes du Trièves uniformément blanches, et les toits du village, et jusqu’à mon jardin. »4
Giono, évoquant ses séjours en prison :
« Au-dessus du préau où les prisonniers se promenaient, s’étalait un ciel vert extraordinairement
armé d’une aile immense de nuages vermeils. » (Virgile, Pl. III, p. 1046)
« Ça se passait à Marseille, il y avait au-dessus de la cour de la prison un immense ciel vert,
admirable, qui était le ciel de l’aube sur la mer. Dans ce ciel passaient, de temps en temps, des
mouettes qui craquaient comme des couteaux qu’on enfonce dans un citron. »5
Édith Berger dans son journal, le 1er décembre 1971 :
« J’ai commencé un grand paysage. Vue de ma fenêtre, neige, vers le soir. Grand ciel vert. Les
maisons et les jardins en premier plan. Les montagnes au fond sont très lumineuses. »6
Et enfin Giono dans Angelo en 1958 :
« On n’est pas toujours disposé à faire entendre, serait-ce à l’être qu’on aime le plus, tout ce que
peut vous dire de personnel le vent qui présage la neige, ou le passage silencieux d’une escadre
d’oies sauvages dans une plaque de ciel vert. » (Pl. IV, p. 121)
Mais revenons à la lettre du 10 avril 1931. Édith Berger y avait donc joint des pages de carnets
qu’elle avait écrites en 1929, à Lalley et puis à Grenoble.
« Elles vous amuseront peut-être », avait-elle précisé…
En voici quelques extraits.
« Je ne fais rien, je ne pense à rien, je jouis de vivre. Suis-je sensible ? Je n’en sais rien.
1
Journal d’Édith Berger cité par André Giraud, Le Trièves d’Édith Berger, p. 9.
Préface du catalogue de l’exposition Peintres de la réalité au XXe siècle, Hadès, 1959.
Cité par André Giraud, Le Trièves d’Édith Berger, p. 18.
4
André Giraud, Le Trièves d’Édith Berger, p. 47.
5
Entretiens Amrouche, p. 243.
6
André Giraud, Le Trièves d’Édith Berger, p. 49.
2
3
Un beau paysage me boit comme le soleil une goutte d’eau. Je me laisse boire et je suis heureuse.
Je suis montée plus haut que la ligne du chemin de fer, sur les flancs de ce vaste Jocond que les
torrents ravinent.
J’ai cueilli dans les prés de gros champignons dorés et de brillantes petites mûres noires. J’ai cueilli
des branches de sorbiers aux merveilleux fruits, des branches d’églantiers, et d’aubépins qui
forment ces adorables petites poires Martin encore plus malicieuses que les mûres, si rouges dans
leur beau feuillage vert.
On m’a donné le cœur d’un chou pour faire ma soupe.
On m’a donné des pommes.
On m’a donné de la confiture de mûres.
On m’a donné un beau morceau de courge jaune, et aussi des raisins encore un peu verts et
aigrelets.
Et puis j’ai vu des montagnes curieuses regardant par-dessus d’autres et cela toujours et à l’infini et
plus on monte, plus il y en a.
J’ai vu des coteaux croître et décroître, des petits villages dorés comme mes champignons et
baignés par le même air, des forêts d’épicéas pousser drues sur les pentes du nord, des boqueteaux
de pins tordus alternés avec des herbes sèches semées de lavandes sèches au midi, et puis enfin j’ai
trouvé ma maison que le soleil venait juste de quitter et d’une bienveillante tiédeur à côté de l’air du
dehors devenu froid.
Et il me faut quitter tout ça !!
Tout ça pour trouver quoi, grand Dieu ? »
Un autre passage est intéressant : comme Giono le fait souvent aussi, on y voit le temps passer sur
le paysage…
« Bientôt les arbres vont devenir de tous les ors et puis on labourera cette terre grasse qui reste
comme des vagues figées après le passage de la charrue ; l’eau va ruisseler partout, le vent arracher
les feuilles attendries par les gelées blanches et les faire pleuvoir avec les petites pluies froides ;
puis la magnifique neige viendra et c’est pour elle que je voudrais rester encore.
La splendide neige recouvrira tout le Trièves, tous les arbres, tous les pins, les sapins, les combes,
les villages jusqu’au bord de l’Ebron.
Les traîneaux glisseront sur les routes, les gens se chaufferont au bon feu de pins, les jours se
raccourciront à n’être plus rien. On ne pourra plus sortir qu’entre 10 heures et 3 heures et les
veillées seront longues, longues, on pourra parler, lire, écrire, faire bien des choses, puis ces jours si
petits se mettront à grandir et de nouveau la paresse me tiendra car que faire quand les beaux jours
sont là ? Quand le soleil nous boit, facilement on se laisse boire… »
Édith Berger aimait donc beaucoup la neige dans le Trièves. Giono nettement moins ! On le voit par
exemple dans « Faust au village » : « Et brusquement, un coup de froid me pince sous le bras. Je
relève le nez. Qu’est-ce que je vois ? Le col bouché ; un nuage noir qui descend ; des nuages noirs
qui dépassent la crête de l’Archat et le dos du Ferrand, et qui vont vite, s’amènent ; plus de soleil ;
une giclée de grésil, et va te faire foutre que voilà la neige, épaisse et bourrasque. » (Pl. V, p. 135)
On le voit bien aussi dans une lettre d’Édith Berger à Giono le 5 janvier 1947 : « Comme je
voudrais avoir le temps d’aller te voir puisque tu ne veux pas de ma neige… (…) je regrette
infiniment que tu ne voies pas ma neige qui est inouïe cette année, si belle, si cristallisée avec de
beaux ciels citrons si purs, si splendides. Si tu as des regrets, arrive. »1
À vous de juger si Édith Berger écrivait bien… En tout cas, elle avait vraiment envie d’écrire…
En effet, avant de venir pour la première fois à Manosque, le 3 avril 1931 donc, elle avait déjà
envoyé des pages à Giono, pour avoir son avis sur son écriture. Il lui avait écrit le 10 mars 1931 :
« Je n’ai pas reçu les pages annoncées. Je les lirai avec grand plaisir et vous pouvez compter sur
mon attention. Mes conseils hélas ne pourront être que des reflets de mon sentiment personnel.
C’est-à-dire qu’ils n’engageront que moi. Il ne faudra les considérer qu’à ce titre-là. Mais je suis
1
Archives du Paraïs.
d’avance gagné à tout ce qui n’est pas écrit. »1 Écrit souligné, au sens sans doute de galvaudé, de
sophistiqué, d’artificiel…
Le 16 mars, Giono a enfin reçu les textes : « Les pages que vous m’avez adressées ont augmenté le
désir que j’ai de vous voir. Je veux vous en parler en détail. Pour Pâques je serai vraisemblablement
chez moi mais venez n’importe quand, à votre heure. Ma grande sympathie. »2
Il avait bien sûr été question de ce désir d’écrire lors de la première rencontre à Manosque le 3 avril.
Édith Berger avait raconté à André Giraud : « Il me dit que le flux intermittent mais persistant de
mon désir d’écrire devait me donner confiance en moi. Il vit que la gélatine de mes os d’écrivain en
herbe avait besoin de recalcifiant. Mon estomac, de nourritures, et de nourritures précises. D’où, il
me mit presque impérieusement dans les bras des livres de Claudel, de Péguy et de Conrad. Vous ne
connaissez pas Conrad ? Il faut lire Conrad, me répéta-t-il. Je le quittai avec ma provision de livres
et d’espoir. »3
Toujours dans sa lettre du 10 avril, Édith Berger reparle plus précisément à Giono de son projet en
suspens, refusé par un éditeur puis repris, et qui n’aboutira d’ailleurs pas : écrire un livre sur son
amie peintre, Henriette Deloras4 (1901-1941) qui a joué un rôle très important dans sa vie. Elle
écrira quand même finalement quelques pages en 1941, à la mort de son amie, pages qui figureront
dans le catalogue d’une exposition à Grenoble en 1991.
Quelques lignes quand même de ce projet qu’elle avait remanié pour le rendre plus personnel. Édith
Berger est donc allée rendre visite à Marthe More, une amie commune à Henriette et elle, peintre
également, assez médiocre sans doute.
« Il y a un beau jardin comme je les aime, où on trouve de tout en belles tables alternées, en belles
barrières comme les tomates, en pyramides comme les pois et les vignes, en espaliers comme les
pêchers et les poiriers.
Les salades poussent drues et très serrées à côté des poireaux replantés un à un à distances égales…
On a attaché les choux fleurs pour qu’ils blanchissent.
De jeunes pommiers nains taillés en corbeille offrent de belles pommes lisses d’un or gris.
Des petites poires soleil couchant peuplent un poirier plein vent à plaisir.
Et tout autour de ce jardin s’étalent les prairies où s’allongent indéfiniment les ombres des peupliers
et des chênes car le soleil baisse. »
On peut se demander évidemment ce que Giono a pensé de ce désir d’écrire d’Édith Berger. Je n’ai
rien trouvé de très précis à ce propos, mais il semble bien qu’il l’ait plutôt, implicitement sans
doute, encouragée à continuer à peindre.5
Quoi qu’il en soit, Giono s’est exprimé à plusieurs reprises, tant sur la personnalité que sur la
peinture d’Édith Berger.
1
Document figurant dans l’exposition permanente de l’Espace Giono à Lalley.
Voir la thèse de Fleur Dezaly, « Giono et les artistes de son temps », p. 139. La lettre lui a été confiée par Colette
Pelous.
3
Cf. André Giraud, exposition « Vers le Trièves d’Édith Berger et de Jean Giono », Centre Giono.
4
Voir François Roussier, Henriette Deloras, 1901-1941, Grenoble, Éditions Didier Richard, 1991.
5
Voir la thèse de Fleur Dezaly, p. 140 : Colette Pelous, interrogée en 1997 à Lalley, « avait alors évoqué pour nous une
lettre datant selon elle de la première moitié des années trente (document auquel nous n’avons pas eu accès), dans
laquelle Giono écrivait : « Ma foi, pour ce qui est de tes écrits, c’est à toi de juger si tu dois mieux aller dans le sens de
l’écriture, ou dans le sens de la peinture. C’est à toi de juger. » D’après Mme Pelous : « L’écrivain ajoutait que dans le
domaine de l’art elle réussissait déjà très bien. Ma tante en a conclu qu’il valait mieux qu’elle continue dans la voie de
la peinture, puisqu’il ne lui a pas dit d’écrire à tout prix. Giono, je pense, n’aimait pas juger les autres. (…) La peinture
de ma tante lui plaisait beaucoup. Il voulait qu’elle continue là où elle se sentirait le plus à l’aise. Au sujet de sa
peinture, je crois qu’elle a dû prendre ses mots pour un compliment, et cela l’a renforcée dans ce sens. (…) Du coup,
elle a laissé tomber l’écriture. »
2
- Le 7 juin 1935 dans son Journal, avant le premier séjour familial à Lalley1 : « (…) elle est libre et
elle peint, et elle vit où elle veut. Elle est heureuse. J’aime sa peinture. Il y a encore je crois vingt
traits pour le bon mais c’est tout sincère et chaud comme le cœur. » (Pl. VIII, p. 20-21)
C’est d’ailleurs lors de ce premier séjour de Giono à Lalley qu’Édith Berger dessinera plusieurs
portraits de lui. « Comme je l’obligeais à tenir la pose, il me disait : - "Ah ces femmes peintres !"
d’un air faussement réprobateur. »2
Édith Berger a souvent raconté à André Giraud les étés de Giono à Lalley, où il recevait beaucoup
de gens, Gide, on le sait bien sûr, mais aussi par exemple des amis musiciens, les Bistési.
- En janvier 1944, alors qu’il est question de projets communs d’édition qui n’aboutiront pas, Giono
note dans son Journal : « Édith qui s’est faite et continue à se faire toute seule est arrivée à une
belle maîtrise d’expression. Il est difficile de trouver de plus belles qualités. Tout ce que fait cette
femme, tout ce qu’elle a fait, dans tous les domaines est admirable. Maintenant, seule dans la
montagne, secrétaire de mairie à 250 F par mois, (…) seul soutien de ses sœurs, de leurs nombreux
enfants, de sa mère (neuf personnes), elle nourrit tout le monde [comme lui donc !], se supporte, et
peint et dessine sans arrêt d’admirables choses. (…) "C’est toi, qui sans rien me dire, me dit-elle, a
déterminé mon courage." (Elle dit ça mieux que je le dis, elle ne dit pas courage, je crois qu’elle a
dit "mon envie".) » (Pl. VIII, p. 387-8) C’est aussi ce qu’Édith Berger avait gardé en mémoire de sa
première visite chez Giono, elle qui avait sans doute bien besoin d’un coup de pouce moral à ce
moment-là : « Quelques jours auparavant, Jean Giono m’avait dit dans Un de Baumugnes que la
musique que fait la petite feuille d’un arbre agitée par le vent est plus belle que les musiques
savantes des hommes. Et cela avait rafraîchi une âme brûlée par la contention et la solitude. Il y
ajoutait ce jour plus que de la douceur : une impulsion. Sans me le dire, il m’ordonnait de vivre et
m’en donnait les moyens. »3
- Le Journal inédit de Giono – 1946 fait état de retrouvailles estivales, le 15 juillet. « Retrouvé
Édith avec joie. Elle fait un très bon travail avec une simplicité d'ange. »4
- Et les échanges épistolaires entre Édith Berger et Giono se poursuivent, ceux de fin 1946-19475
tournant essentiellement autour de la préparation de la première exposition d’Édith Berger à Paris,
et de la rédaction par Giono d’un petit texte de présentation. Ces courriers sont très éclairants.
Giono le 27 décembre 1946 : « Naturellement tu auras tes quelques lignes de préface, si tu le
désires, et autant d’adresses que je pourrai. Je crois que tu auras beaucoup de succès. Ton travail, vu
cet été, était parfait. »6 Édith Berger devra insister un peu… mais Giono rédigera un petit texte de
présentation de l’exposition qui se tient à la galerie Pelletan-Helleu – 125, boulevard Saint-Germain
– du 25 février au 16 mars 1947 sous l’intitulé « Les saisons » Peintures-Crayolors : « Je ne sais pas
parler d’art. Tout ce que je sais, c’est que l’art d’Édith Berger est loyal. Tous les combats que sa
propre vision du monde lui propose, il les accepte, et il les mène avec des armes pures, sans
diplomatie ni machiavélisme. »7
1
Giono a séjourné à Lalley en 1935, 1939, 1946, 1947, 1948, avec ou sans sa famille. Ses œuvres évoquant le Trièves
sont Les Vraies Richesses, Batailles dans la montagne, L’Eau vive, Le Bout de la route, Un roi sans divertissement, Noé,
Faust au village, Les Âmes fortes et Village.
2
Présence de Jean Giono et d’Édith Berger à Lalley en Trièves, André Giraud, 1991, p. 22. Édith Berger fera d’autres
portraits de Giono, au crayolor, en 1947. On a pu les voir à la médiathèque d’Herbès à Manosque début 2012.
3
André Giraud, Centre Giono, exposition « Vers le Trièves d’Édith Berger et de Jean Giono » en 1996-1997.
4
Revue Giono 1, 2007, p. 58.
5
Archives du Paraïs, pour ce qui est des lettres d’Édith Berger.
Lettre reproduite par Raymond Bourgeois et Jean Serroy, Le Trièves de Giono, Musée dauphinois, Grenoble, 1996, p.
28.
7
André Giraud, Présence de Jean Giono et d’Édith Berger à Lalley en Trièves, chez l’auteur, 1991, p. 33. Dans Pl. VIII,
p. 1326.
6
La réponse d’Édith Berger – une carte du 31 janvier – ne tarde pas :
« Merci mille fois pour ta phrase substantielle, qui dit bien ce qu’elle veut dire. Que tu es chic de si
bien comprendre la peinture. Ce n’est pas souvent que les intellectuels la comprennent aussi bien. Il
est vrai que toi tu es poète, ce qui n’est pas pareil. (…) »
Nous y voilà donc… Car c’est bien de poésie qu’il s’agit…
Dans un entretien avec André Giraud, Édith Berger dira : « Certes, Giono n’a pas exprimé la vérité,
transposé la réalité telle que nous la concevons, l’observons. Le Mont Aiguille n’est pas situé à sa
vraie place. Les glaciers de Tréminis n’existent pas, mais la poésie et les images restituent
parfaitement l’atmosphère du Trièves. C’est cela l’essentiel… »1
Et parlant d’elle-même cette fois, à propos sans doute de son tableau « Les Foins », une huile de
1954 :
« Je sens avec beaucoup de force la terre, les arbres, les champs, les collines. Je m’en imprègne, le
paysage m’habite, je l’intériorise. Toute la nature vit intensément, mais je suis bien sûr appelée à
modifier le paysage réel quand les couleurs ne s’aiment pas… Beaucoup me considèrent peintre
réaliste, alors que j’opère des corrections, des métamorphoses… Pour telle scène des champs, je
dessine le cheval et son maître à l’aller, puis au retour et tout le paysage ainsi s’anime… Et puis, il
me faut méditer les couleurs dans leur distribution. Ce qui m’importe en travaillant dessins ou
peintures, c’est de transmettre, au travers de mon œuvre, la sensation totale… »2
© Mairie de Lalley
C’est ce que résume on ne peut mieux la dédicace de Giono à Édith Berger d’Un roi sans
divertissement, datée de Manosque, septembre 1947 : « à Édith
qui s’est tellement "ajoutée" à Lalley,
ce Lalley auquel je me suis "ajouté". avec l’amitié fidèle »3
1
2
3
André Giraud, Édith Berger-Peintre du Trièves, 1990, p. 17-23.
Mémoire d’Obiou 7, p. 39.
Le livre est exposé à l'Espace Giono à Lalley.
Dans le récit qu’a fait Édith Berger à André Giraud de sa première rencontre avec Giono, rencontre
décisive à tous égards, elle faisait allusion, comme dans le passage de la lettre du 10 avril lu tout à
l’heure, à « l’autre côté de l’air » :
« Il n’a pas des yeux qui cillent, ni des paupières qui s’abaissent pour laisser au regard liberté de
fouiller son interlocuteur. Non, mais des yeux grands ouverts, de grands yeux clairs de visionnaire
qui regardent au-delà de nous, qui cherchent à nous situer dans un ensemble qu’il est seul à voir.
Tout de suite, il doit chercher de quelle façon on se comporte avec "l’autre côté de l’air" car il est
bien entendu que, puisqu’on vient chez lui, on a des relations avec cet "autre côté" ».1
C’est bien cet « autre côté de l’air », omniprésent chez Giono, et notamment dans le fameux texte
sur la mission du poète de « Aux sources mêmes de l’espérance » (L’Eau vive) :
« Le poète doit être un professeur d’espérance. À cette seule condition, il a sa place à côté des
hommes qui travaillent, et il a droit au pain et au vin. Car il ne travaille pas, lui, ce qu’il fait, il est
obligé de le faire… Il est une sorte de monstre dont les sens ont une forte personnalité ; lui, le poète,
il est là au milieu de ses bras, de ses mains, de ses yeux, de ses oreilles, de sa peau, comme un petit
enfant emporté par les géants. Il est obligé de voir plus loin, il est obligé de pressentir. Il est là-haut
sur de formidables épaules et, l’horizon s’étant abaissé, son regard vole jusqu’au bout de l’horizon
des poètes, et le parfum des étoiles tombe sur lui. Son travail à lui, c’est de dire. Il a été désigné
pour ça. Les autres font. Alors, en toute justice, pour qu’il ait permission et droit de vivre, il doit
être un professeur d’espérance. » (Pl. III, p. 203)
On peut évidemment penser aussi à Charles-Frédéric Brun, le peintre du Déserteur… lui qui, en
échange de ses peintures, en quelque sorte, était logé et nourri par les villageois...
Ce n’est finalement qu’en 1950 qu’Édith Berger illustrera un ouvrage de Giono, le bref texte intitulé
Village, travail dont Laurent Fourcaut a bien résumé la genèse : « Édith Berger a réalisé une
vingtaine de linogravures, au dessin lumineux et dépouillé, représentant des tableaux, très stylisés,
de la vie agricole, de ses acteurs et de ses travaux. [Gaston] Pelous suggère à son ami d’écrire un
texte à partir d’elles. Giono rédige sur place deux pages. De là naît l’idée d’un livre. Mais le texte
paraît un peu mince. »2
Une lettre de Giono à Édith Berger y fait allusion le 12 août 1948 : « Tout continue à me donner un
très grand plaisir. Merci surtout des linos que tu as joint. Mais je n’y ai pas vu cette belle chèvre ou
bouc, qui a de si belles cornes et semble un spectre. Il faudra la mettre. Je m’emploie au texte qui
sera finalement plus important que je ne croyais. »3
Écrit en août 1949, le texte sera complété quelques mois plus tard, en février 1950.
Voilà la lettre de Giono qui accompagnait les nouvelles pages envoyées :
« Voilà tes deux pages supplémentaires, ma belle. Et si tu en veux d’autres, tu connais la fabrique.
Un coup de téléphone au 132 Manosque et nos services se feront un plaisir de te satisfaire.
Avec l’espoir que vous voudrez bien nous faire l’honneur de continuer à nous honorer de votre
confiance.
Veuillez croire, Chère Madame, cliente et amie, à notre dévouement total et particulier.
Le Directeur Général : Jean Giono
qui vous embrasse (en prime) »4
Village, illustré par Édith Berger, est achevé d’imprimer le 30 juin 1950, sur les presses de François
Prochaska.
Giono est satisfait du résultat. En témoigne une lettre de 1950 : « Grande surprise hier. Reçu les
livres qui sont bien beaux. Quelques petites négligences dans la typographie mais dans l’ensemble
c’est correct et même neuf par endroits. Quant aux linos, elles sont de premier ordre ; quelques-unes
que je ne connaissais pas : une chèvre, les boucs sont stupéfiants. Si la vente marche et si tu le
1
Cf. André Giraud, exposition « Vers le Trièves d’Édith Berger et de Jean Giono », Centre Giono.
Pl. VIII, p. 1324-27.
3
Document provenant de l’exposition de l’Espace Giono à Lalley.
4
Présence de Jean Giono et d’Édith Berger à Lalley en Trièves, André Giraud, p. 23.
2
désires, je pourrais te donner un texte chaque année. Éditions Édith de Nantes, ça ferait très bien.
Non, sans blagues, j’aimerais bien entreprendre ainsi l’édition de textes "virgiliens" (!) avec toi. »1
Édith Berger a dit à André Giraud :
« Giono, vous le savez, rêvait de savoir dessiner.
Un jour, il utilisa mes crayolors et réalisa deux bouquets de fleurs très charmants. »2
Elle a bien dit « charmants » donc !…
À noter que les deux pastels, qui se trouvent aujourd’hui au Paraïs, avaient été donnés par Giono à
Madame Terrat, propriétaire de l’auberge Belle-Roche (aujourd'hui l'Espace Giono) à Lalley où
Giono et sa famille prenaient pension.
Ces pastels ont été évoqués en 1952 dans les Entretiens avec Jean Amrouche et Taos Amrouche :
« M. T. – Vous regrettez de ne pas dessiner ?
J. G. – Non, je regrette surtout de ne pas être musicien. Mais j’aime beaucoup dessiner. Je dessine
mal, alors j’ai cessé de dessiner. Mais je prends beaucoup de plaisir à écrire parce qu’on a à peu
près la même sensation.
M. T. – Que sont devenus ces deux pastels, ces fleurs, que vous avez rapportés de Lalley, il y a trois
ans ?
J. G. – Voilà, c’était à un moment où je m’ennuyais encore, voyez-vous ? Vous ne vous ennuyez
jamais, vous ? Faites le compte des gens qui s’ennuient. Tout le monde s’ennuie ! C’est pour ça
qu’on est actif ! »3
Édith Berger avait bien sûr elle-même souvent décrit et/ou peint des fleurs. Aussi bien décrites que
peintes d’ailleurs.
Dans son Journal en 1930 :
« Et le sentier si étroit dans les blés bleus parsemés de bleuets et de coquelicots.
J’en ai cueilli, et aussi des épis et des petites herbes, et je les ai joints à mes fleurs d’hier, toujours
les mêmes : digitales pâles, scabieuses mauves, marguerites jaunes au cœur d’or, marguerites
blanches un peu passées au cœur noirci, longues hampes de bouillons blancs, ombelles, clochettes
jaunes serrées sur la tige qui se courbe et se termine par des boutons vert pâle. Fleurs d’oignons
sauvages d’un si beau violet, et campanules. »4
Et encore en 1971 :
« Une fleur est faite pour être rose.
Une fleur rose qui va mourir… Un rose qui s’éteint et devient mauve, un rose qui se chauffe et
devient vermillon, parfois un peu orange. Chez les anémones le blanc bleuté devient ivoire, et ce
cœur noir bleuit, et la lumière s’accroche à cette évanescence mauve, à cet accent orange, à ces
pétales en dentelles qui se renversent en pâlissant, et s’éclairent en traversant l’ivoire. »5
On arrive ainsi à la conclusion… Laissons d’abord la parole à Édith Berger qui, dans une lettre à
Giono du 23 avril 1965, dresse une sorte de bilan moral de leur relation :
« Aujourd’hui je reçois "Témoignage chrétien" et découpe l’article qui t’est consacré pour te
l’envoyer car il se trouve qu’il exprime très bien ce que je pensais obscurément. Et il se trouve
aussi que cela éclaire ma propre vie et mes propres efforts pour mon travail de peintre (sans aucune
mesure de comparaison avec toi bien sûr). Et je comprends mieux aujourd’hui combien par le fond
j’ai adhéré à ton être même et à son expression. »6
1
Document provenant de l’exposition de l’Espace Giono à Lalley. Édith Berger illustrera une deuxième édition de
Village en 1985 pour La Manufacture.
2
Présence de Jean Giono et d’Édith Berger à Lalley en Trièves, André Giraud, p. 22.
3
P. 61, entretien n° 3.
4
Cité par André Giraud, Le Trièves d’Édith Berger, p. 18.
5
Ibid., p. 49.
6
Archives du Paraïs.
J’aimerais revenir pour conclure à des considérations plus « terre-à-terre » et c’est Élise Giono qui
aura le dernier mot… Le 10 octobre 1989, donc quasiment vingt ans après la mort de son mari, elle
écrira à André Giraud une lettre qui exprime bien la manière dont elle percevait la relation entre
Giono et Édith Berger :
« Lors des différents séjours passés à Lalley, nous rencontrions Édith Berger chaque jour. C’était la
personne avec laquelle nous pouvions parler art ou littérature. Elle était très proche,
intellectuellement, [entre virgules !] de mon mari. Elle a, de plus, une intelligence aiguë, un sens de
l’humour, et une gaieté rafraîchissante. Femme de tête, mais aussi femme de cœur.
On la voyait partir le matin avec son chevalet, même par les grands froids. Elle allait, seule, à la
recherche de ces paysages et de ces scènes champêtres qu’elle traduisait si bien. Mon mari était très
sensible à ses pastels. Elle l’a même initié et lui, qui rêvait de savoir dessiner, a fait deux bouquets
au pastel. Œuvre d’amateur, certes, mais dans l’exécution de laquelle il s’était beaucoup amusé en
suivant les indications d’Édith. Mon mari, sans indulgence dans ses jugements, la considérait
comme un grand peintre1. Son dessin, sans mièvrerie, correspondait à son écriture. C’est sans doute
pour cela que les illustrations qu’elle a réalisées pour Village collent si bien au texte. »2
1
« Je le soupçonne d’avoir dit un bon peintre, mais non un grand peintre » dira Édith Berger, dans Présence de Jean
Giono et d’Édith Berger à Lalley en Trièves, André Giraud, 1991, p. 22.
2
Lettre reproduite dans le catalogue de l’exposition « Vers le Trièves d’Édith Berger et de Jean Giono », du 14
décembre 1996 au 26 avril 1997, au Centre Jean Giono à Manosque. Et dans André Giraud, Le Trièves d’Édith Berger,
p. 36-37.
Auguste BLANC (1904-1984)
(années 60)
Un carton d'invitation au vernissage d’une exposition d’Auguste Blanc, peintre « impressionniste
cévenol », se trouve dans les archives du Paraïs. L'exposition, placée sous la présidence d’honneur
de Jean Giono, « de l'Académie Goncourt », s'est tenue en décembre 1965 à la Boutique des Arts,
rue Jean Castagno à Alès.
Une lettre du peintre remercie Giono pour son soutien, le 14 décembre 1965 :
« Cher Maître,
Je suis heureux que ma modeste peinture vous plaise et je ne sais comment vous remercier d’avoir
accepté de présider mon exposition du 18 décembre.
Si votre appréciation m’encourage de persister et de faire mieux dans l’avenir, le prestige de votre
nom fera de mon exposition un succès certain.
Avec ma profonde gratitude, veuillez accepter, Cher Maître, mes salutations respectueuses et
dévouées. »1
Myriam Angelilla-Scot2, qui a écrit un livre sur Auguste Blanc, me dit qu'on estime souvent qu'il y a
du Giono dans les œuvres du peintre... Mais je n'en sais pas plus pour l'instant sur l'éventualité d'une
relation suivie entre les deux hommes.
1
2
Les deux documents se trouvent dans les archives du Paraïs.
Aux éditions de la Galerie L'Arche. Voir http://mjang.free.fr/glarche/blanc.htm
André BOURDIL (1911-1982)
(45-50)
En février-mars 1948, Giono accueille, dans le « bastidon » proche du Paraïs, le peintre André
Bourdil, sa femme Marie-Louise (la chanteuse et écrivain kabyle Taos Amrouche) et leur fille
Laurence ; prévu pour trois mois, leur séjour durera jusque vers le milieu de 1949.
Giono les aide financièrement1 et participe activement à l'exposition d'André en juillet 1948 à la
mairie de Manosque, où celui-ci vendra plusieurs tableaux. À cette occasion Giono écrit, et c’est un
texte révélateur de ses conceptions picturales, de son goût pour la couleur en particulier : « Bourdil
a fait un jour le "Portrait" d’une paire de souliers. Et ce qu'on voit est un rose très dramatique, un
jaune plus riche que l'or de Cortez (la boîte de carton contenant le cirage et les brosses), un bleu
d’anges digne de Florence (le chiffon à faire reluire) qui jouent tous les trois un drame élisabéthain.
Voilà ce que j'appelle de la peinture. Bourdil d'ailleurs est coutumier du fait, ou plus exactement ce
fait précis est Bourdil. Ce qu'il exprime, c'est la divine comédie de la couleur et sa comédie
humaine, l'essence spirituelle des rapports et l'âme des choses telle qu'elle est dans l'époque que
nous vivons aujourd'hui. Qu'il soit devant un être vivant et je pense au portrait de Gide, qu'il soit
devant les palmiers, les oueds, les sables de l'oasis de Nefta, qu'il soit devant des fleurs, des
grenades, des raisins, ou des oranges de Malte, son art est celui des moines qui n'ont besoin que de
la vérité pour illuminer. »2
Les relations entre les deux hommes sont souvent d'ordre matériel. Par exemple, le 11 octobre 1949,
Bourdil demande un coup de main à Giono pour la location d’un appartement avenue de St Ouen à
Paris.3
Il y a énormément de lettres de Bourdil aux archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence
à Digne. Elles sont souvent longues, tourmentées, d’ordre personnel ou professionnel, et peu
concernent précisément la peinture4. Un petit passage d'une lettre du 22 décembre 1949 :
« Je vous écris, ami, en regardant cette petite gouache, rapportée de Manosque, [??]. On y voit ce
bout de sentier où je vous ai vu apparaître tant de fois, annoncé par ce bon Cadet. Je vous revois
passer légèrement courbé, le front lumineux d’imagination, marchant à grands pas vers un nouveau
bonheur. »
Mais la relation est difficile entre les deux hommes, Giono s'est finalement peut-être lassé. En
témoigne une lettre un peu désabusée de Bourdil, le 13 février 1950 :
« Allons ! Grand ami. J’aimerais vous revoir. J’arrive par le petit sentier – si étroit… oh ! non… j’ai
eu trop de mal à y circuler avec mes béquilles – un jour, dans ce sentier herbeux qui longe le jardin,
j’ai pris le croquis d’une araignée très belle (très matrone-araignée) qui décorait un insecte ailé très
vert. Alors, je viens par le chemin : le vrai. Et je tourne sous le rossignol. J’aperçois votre rapide
profil à la fenêtre. Vous disparaissez. Vous revenez.
Et nous parlons. De rien.
Que de fois, j’ai senti le poids de la vie tomber de cette haute fenêtre grâce à des mots tout simples.
Et maintenant je frappe à la porte.
M’ouvrira-t-on ?
Et votre ange qui s’est échappé de l’âme d’un arbre m’accueillera-t-il encore avec son sourire – son
sourire de paradis ? »
1
P. Citron, op. cit., p. 460. La situation deviendra cependant pesante pour tout le monde, et Giono demandera à Paulhan
de leur trouver un emploi à Paris. (Giono-Paulhan, Correspondance 1928-1963, Gallimard, 2000, p. 109)
2
http://bourdil.chez-alice.fr .
3
Archives du Centre Giono.
4
Une longue lettre de Bourdil, du 18 août 1952, est constituée de réflexions assez exaltées sur la peinture, sur l'art en
général, sur Le Hussard sur le toit : « vous avez donné au roman français ce qu'il n'avait pas : son Don Quichotte », et
sur le fait que Gérard Philipe serait « un Angelo remarquable » au cinéma...
Autour de 1950, Bourdil fera un portrait de Giono, portrait qu’on peut voir au Centre Jean Giono à
Manosque. Taos Amrouche écrira à son propos : « J'ai là, sous les yeux, la reproduction du portrait
d'André : Jean y est d'une présence qui tient du prodige. »1
cliché MD
André Bourdil sera aussi le producteur des entretiens Amrouche-Giono en 1952, menés par sa
femme Taos Amrouche2 et son beau-frère, Jean Amrouche, et l’adaptateur pour l’ORTF (radio), en
1953, du Hussard sur le toit avec Gérard Philipe et Jeanne Moreau. Les relations des deux hommes
se poursuivront jusqu’en 1961.
Des dessins au crayon de deux nus féminins, l'un au recto, l'autre au verso, datés de 1950, figurent
dans les cartons du Paraïs.
1
Taos Amrouche, Carnets intimes, Joëlle Losfeld, 2014, p. 268.
Taos Amrouche a écrit un roman à clefs, L'Amant imaginaire (Morel éditeurs), roman « qui a soulevé, avant de naître,
tant de haine hypocrite, qu’il a failli ne jamais voir le jour » (Josane Duranteau, Le Monde du 25 mai 1975, au moment
de la sortie du livre). Il semble bien que Giono en a bloqué la publication jusqu'à sa mort. Dans une lettre (non datée) à
l'auteur, publiée en quatrième de couverture, Giono la félicitait pourtant, sans évoquer le fait qu'il n'avait pas pu ne pas
se reconnaître dans le personnage de Marcel Arrens, l'amant imaginaire du livre... livre dont Taos Amrouche lui avait au
moins lu des passages (ses Carnets intimes, publiés en 2014 chez Joëlle Losfeld, en témoignent largement). Il s'agit d'un
« roman-journal » qui se passe au début des années 50. On y croise aussi Alex (Jean Amrouche, son frère, avec qui elle
était en conflit parce qu'il lui avait volé la vedette lors des Entretiens avec Giono – dans le roman, il s'agit du tournage
d'un court-métrage sur lui), Olivier (André Bourdil, son mari, faible et velléitaire), Troumouse et Barjacq (Bernard
Buffet, « ce peintre dont l’indigence est prise pour de la rigueur » (p. 12), et Pierre Bergé, qu'elle déteste tous les deux),
Eliacin (Lucien Jacques : « Dilettante trop doué, il n’atteint jamais la maîtrise. » « Lui, le flageolet, fut le premier à
découvrir le talent d’Arrens, à reconnaître en lui le grand orgue. Et de n’être que le flageolet, ne l’a pas empêché de
saluer le grand orgue et de travailler à sa gloire. » p. 93). N'hésitant pas, comme on le voit par ces quelques passages, à
prendre des positions tranchées, elle s'interroge par exemple sur le fait que Giono soit entouré de tant d'homosexuels...
Persuadée d'être incomprise de tous, elle estime que Giono lui-même (c'est-à-dire Arrens) l'a trahie : « On l’a persuadé
de se méfier de mon naturel. De là à insinuer que par excès de ferveur je risquais de ridiculiser le maître… » (p. 98)
Les Carnets intimes de Taos Amrouche reprennent bien sûr les mêmes sujets, mais de manière explicite cette fois, et à
l'exception de la période évoquée dans L'Amant imaginaire.
2
Yves BRAYER (1907-1990)
(années 60)
Yves Brayer illustrera plusieurs éditions pour bibliophiles de Giono. En 1962 déjà, un dessin de
Brayer – « Route en Camargue » – figure dans l’album Routes et chemins.
En mai 1963, Giono présente ses Carnets du Maroc, quarante-cinq dessins et aquarelles, aux
éditions de la Bibliothèque des Arts. Le texte, amputé de quelques passages, a été publié sous le titre
« Yves Brayer et la fête de Sidi Moussa » dans le Bulletin1.
Revenons un peu à l'histoire de ce texte.
Le 27 février 1963, Brayer écrit à Giono pour le remercier d'avoir accepté de préfacer ses carnets. Il
va lui donner toute une série de précisions, alors qu'ils ne se connaissent que très peu à l'époque,
pour l'aider à rédiger son texte :
« Voici quelques indications pour situer dans quelles conditions j’ai été amené à faire ce voyage en
1928 – il y a fort longtemps – alors que la présence française était à son apogée.
Le Maréchal Lyautey avait fondé le Prix du Maroc et fait installer des ateliers pour les artistes à
Rabat, Fez, Marrakech. L’année précédente j’étais allé en Espagne et j’avais très envie d’aller au
Maroc pour prolonger mon itinéraire ibérique. C’est avec joie que j’eus la surprise de recevoir un
pneumatique signé Jean-Louis Forain avec "Félicitations, vous avez le Prix du Maroc". Il avait fait
partie du Jury mais je ne le connaissais pas encore et ce n’est qu’à mon retour que j’allais le voir
pour le remercier et lui montrer mes croquis et ce petit album qu’il aima beaucoup.
Depuis, j’ai toujours conservé complet ce petit bloc, carnet de mes vingt ans et souvenir de ma
rencontre avec Forain qui devint pour moi un ami. Comme lui, j’attachais beaucoup d’importance
au graphisme qui est comme l’écriture et le style d’un peintre.
La majorité des croquis ont été faits durant le Moussem lors de la fête de Sidi Moussa, l’un des
saints les plus vénérés du Maroc. Son tombeau est à quelques kilomètres de Rabat et les
réjouissances se poursuivent plusieurs jours. Les Fantasias se succèdent au milieu des tentes
dressées par tous les pèlerins et nomades, en bordure de la mer et au pied d’une longue muraille
crénelée.
Seules quelques planches ont été faites en dehors de cette fête, des doubles pages comme le cortège
à Marrakech, les laveuses à l’oued, la tente du caïd dans les montagnes aux environs de Fez et
quatre croquis des soldats de la garde noire du sultan.
Si vous pouviez indiquer dans votre texte les circonstances et l’époque de mon voyage, je crois que
cela serait plus clair pour le lecteur. »2
Et Giono va reprendre extrêmement fidèlement les indications de Brayer dans les trois premiers
paragraphes de son texte. C'en est même étonnant !
« En 1927, Yves Brayer était en Espagne. Par-delà les vergers andalous, il voyait étinceler le ciel de
l’Afrique. Quel peintre n’aurait désiré faire ce pas de plus vers la lumière ?
Le maréchal Lyautey venait de fonder le Prix du Maroc ; il était prêt à accueillir les artistes dans des
ateliers à Rabat, à Fez, Marrakech. Yves Brayer eut ce prix en 1928. La bonne nouvelle lui fut
annoncée par Jean-Louis Forain, qui était membre du jury. Les deux hommes ne se connaissaient
pas. C’est seulement à son retour du Maroc qu’Yves Brayer, allant remercier Forain, lui montra ses
croquis et un petit album que Forain aima beaucoup.
Presque tous ces croquis ont été faits durant le "Moussem", lors de la fête de Sidi-Moussa, un des
saints les plus vénérés du Maroc. Son tombeau, à quelques kilomètres de Rabat, est le point de
rassemblement d’une foule de pèlerins et de nomades. Les réjouissances durent plusieurs jours. Les
fantasias galopent et pétaradent sans cesse à travers les tentes dressées au bord de la mer contre une
longue muraille crénelée. »
1
Bulletin de l’Association des amis de Jean Giono, n° 13, 1980, p. 18-21. On retrouvera d’ailleurs de larges extraits de
ce texte, allégé des allusions trop précises à Brayer, dans la chronique « Peinture et dessin », déjà souvent citée (voir La
Chasse au bonheur, Gallimard, 1988, p. 177-182).
2
Les documents concernant Brayer d'avant 1964 se trouvent aux archives départementales des Alpes-de-HauteProvence à Digne.
Giono passera ensuite à une réflexion plus personnelle sur le dessin :
« J’ai toujours aimé les carnets de dessins et surtout de croquis pris sur le vif, quand l’artiste passe
d’une page à l’autre emporté par les mouvements qui l’entourent. L’économie des moyens
m’enchante. On apprend qu’il n’est pas nécessaire de cerner un objet pour en exprimer le volume.
On va plus loin tout de suite : on constate qu’il ne faut jamais les cerner. Sollicité de tous les côtés à
la fois par des lignes en mouvement qui se superposent, l’artiste en choisit rapidement une.
Désormais, d’un côté de cette ligne, il y aura la matière et, de l’autre côté, la lumière. » « Voilà le
cheval au galop, en voilà même trois et montés par des cavaliers en burnous qui agitent des fusils
fins comme des aiguilles. C’est le sang qui les dessine sur le carnet de Brayer ; la tête serait trop
lente. Il y a les chevaux, les cavaliers, les mouvements, et ceux de la lumière, les ombres
mouvantes, les formes accusées et celles qui s’estompent (ce que la lumière souligne et ce qu’elle
efface). » « Je sais bien que l’art dans son entier est subjectif, mais ici il l’est plus qu’ailleurs, car
l’expression a eu besoin de l’artiste tout entier avec son intelligence et avec son habileté physique.
Brayer passe corps et âme dans son croquis. Comment arriver à cette précision imprécise sans une
continuelle gymnastique ? »
Dans une lettre du 4 avril 1963, Brayer se montrera très satisfait du texte :
« François Daulte m’a apporté voici deux jours votre texte composé. Vous avez écrit des pages
admirables sur le dessin et je suis heureux qu’elles figurent en préface à mon petit album.
Tout ce que vous avez dit me touche profondément non seulement pour moi-même, mais aussi en
qualité d’amateur de dessins dont j’ai une petite collection ; j’aime le geste spontané du croquis, ce
graphisme à l’état pur qui est l’écriture d’un peintre. »
Yves Brayer est le seul peintre auquel Giono ait consacré une véritable monographie, ce qui atteste
de l’intérêt qu’il portait à son œuvre. Il s’agit pourtant d’un texte de commande et les deux hommes
se connaissaient peu.
Une lettre insistante de Brayer à Giono, le 26 janvier 1965, en témoigne :
« Je viens de recevoir un coup de téléphone de Suisse de mon éditeur et ami François Daulte qui
part prochainement aux États-Unis pour un mois. Il est un peu débordé et je crois qu’il s’est mal
exprimé dans sa lettre.
Il s’agit évidemment d’un texte assez long, plus important qu’une préface, mais vous pourriez
cependant écrire le nombre de pages que vous voudriez. Nous nous en arrangerions. Quant à la
question purement biographique, elle serait présentée sous forme de nomenclature avec la table des
planches et vous n’avez pas à vous en préoccuper.
Étant donné que mon œuvre se rattache presque exclusivement à ces pays méditerranéens que vous
connaissez si bien, j’espérais que vous trouveriez matière à écrire et j’aurais été très heureux que
vous acceptiez de faire ce texte car nul autre que vous ne peut m’apporter un égal talent et une
affinité de goût comme vous-même.
Enfin, vous pouvez prendre du temps pour le réaliser, facilement jusqu’à l’automne prochain, car
l’ouvrage devrait paraître pour une exposition que je ferai en mai-juin 1966. Or la partie la plus
longue est la mise au point des reproductions en couleurs et la typographie peut être imprimée en
dernier lieu.
Je sais évidemment que vous me connaissez assez peu. Outre des documents que je vous remettrai,
je me proposais d’aller vous revoir à Manosque et peut-être même quelques jours à Pâques aux
Baléares où vous me verriez travailler. (…) »
Le 10 mars 1966, Brayer a reçu le texte de Giono et lui exprime sa satisfaction :
« À mon retour d’Égypte, François Daulte m’a fait hier la surprise et la joie de m’apporter votre
texte.
Tout de suite, je veux vous en remercier. Je me retrouve entièrement dans cette longue biographie,
la meilleure et la plus complète qui m’a été consacrée. Vous avez écrit de bien belles pages sur les
pays que j’aime, sur la couleur, sur la peinture ; ce que vous avez deviné du rôle de ma mère m’a
beaucoup ému. Je suis très heureux d’avoir ce grand texte très vivant et traité dans le beau style qui
est le vôtre. (…) »1
Yves Brayer, gros ouvrage accompagné de nombreuses reproductions, est donc publié en 1966 à la
Bibliothèque des Arts. Selon Pierre Citron, « écrire la vie d’un homme qu’il connaissait, et qui lui
avait fourni des documents précis sur lui-même, a paralysé son invention, et c’est sans grande
inspiration qu’il suit le peintre à travers les pays visités par lui : Italie, Espagne, Maroc,
Provence. »2 En effet, Giono – sans s’être grandement impliqué – se contente la plupart du temps
d’évoquer les œuvres du peintre, en insistant particulièrement sur les couleurs qu’il utilise. Et ce
sans se dégager des informations qui lui avaient été fournies. Mais il retient surtout – et on ne s’en
étonnera pas – les aspects de l’œuvre et de la personnalité de Brayer qui correspondent le mieux aux
siennes propres : la vision d’un Sud rude et aride, d’une Espagne « tragique », d’une Italie
« théâtrale » ou d’une Provence âpre, solitaire, désertique3.
On trouve cependant dans les dernières lignes de ce texte des considérations intéressantes sur la
peinture en général. D’autant plus intéressantes d’ailleurs qu’elles entraînent de la part de Giono
une réflexion personnelle sur sa propre conception de l’écriture.
« L’Art n’est jamais régional. Cela se voit encore mieux en peinture : et quand je dis régional, je
sais que de nos jours les régions sont très vastes, parfois à la mesure de plusieurs anciennes patries.
Il n’y a ni méridien, ni parallèle pour les couleurs. Tout est affaire de lumière, pour ce qui est à
exprimer, et de choix pour celui qui l’exprime. Que ce choix s’exerce devant les spectacles de la
Chine ou devant ceux de ses antipodes, il sera toujours fonction de l’âme. L’expression sera ce que
l’âme aura choisi ; et elle aura choisi ce à quoi elle veut s’ajouter, c’est-à-dire sublimer. On voit par
ce qui précède que j’accepte volontiers de passer pour un petit esprit, puisque je m’obstine à
négliger les "mots d’ordre", à refuser la théorie (ou la politique) quand elle prétend s’interposer
entre la plume et le papier, entre le pinceau et la toile. Je ne comprends l’artiste que libre (il court
déjà bien assez de risques dans cette situation). Il n’est ni pour, ni contre quoi que ce soit, il fait
simplement apparaître la vérité, c’est-à-dire le non-sens de l’histoire. Ainsi Goya ; les peintres de
batailles, c’est autre chose, mais ils nous feraient ici sortir du sujet. Comme dans tous les choix,
quand ils sont libres, c’est l’homme qui se dévoile. Il n’est plus question de paraître : on est. Le
peintre que les actes de la vie ordinaire couvraient de masques ne se connaît lui-même que devant
sa toile (l’écrivain devant son écriture). Il faut choisir dans un ensemble, quelques éléments qui
auront seuls charge d’âme ; on comprend bien que chaque artiste se définit complètement en le
faisant.
Cette parfaite vérité est presque toujours appelée mensonge ; mais, c’est que malgré l’époque
moderne et la matérialisation de tant d’imagination scientifique, on n’a pas encore l’intelligence de
l’imagination pure et simple qui est cependant celle des plus hautes mathématiques et par
conséquent des vérités essentielles.
J’aime les choix d’Yves Brayer. Qu’il soit en Espagne, en Italie, en Provence ou en Égypte, c’est
aux éléments les plus aristocratiques qu’il va. Il se trouve qu’étant les meilleurs, mais aussi les plus
rétifs à se laisser saisir par le vulgaire, ils expriment immédiatement une fois assemblés la "charge
d’âme" de l’ensemble. Je pense par exemple à un Cadaquès de 1953 où le blanc finit par construire
l’Espagne, sur un rose exquis, et d’extraordinaires ombres vertes. La même discipline exige l’eau
noire des chevaux de Camargue, et finalement, l’admirable propos du "Rocher blanc" et des
"Cyprès" où le sujet lui-même est déjà le choix d’une extrême seigneurie. Mais il n’est pas
nécessaire de remonter dans l’œuvre de l’artiste, j’ai assez indiqué plus haut qu’il s’agit de l’âme, et
bien loin de vouloir ou de pouvoir se déprendre de ses exigences, Yves Brayer se sert de plus en
plus de ses "Canons" pour ouvrir la route à la plus parfaite liberté. »4
1
Les deux lettres de Brayer de 1965 et 1966 se trouvent dans les archives du Paraïs.
P. Citron, op. cit., p. 559.
3
Voir l’intéressante analyse d’Agnès Landes, « Yves Brayer, lumières et couleurs du Sud », publiée dans Jean Giono, le
Sud imaginaire, Édisud, 2003, p. 103-115.
4
Jean Giono, Yves Brayer, La Bibliothèque des Arts, Paris, 1966, p. 86-8.
2
Bref, le peintre est un artiste libre. L’écrivain aussi est un artiste libre…
Le Rocher blanc aux cyprès, Les Baux, 19601
Puisque c'est Brayer qui avait introduit mon approche des relations entre Giono et les peintres, il
me semble logique de boucler la boucle en quelque sorte en évoquant ici l'hommage très personnel
qu'il a rendu à l’écrivain au moment de son décès :
« L’annonce de la mort de Jean Giono m’a profondément ému, car la nuit où il mourut j’avais
travaillé jusqu’à une heure tardive, avec un ami bibliophile, à la maquette d’un livre de luxe dont
l’un de ses textes était le centre. Il s’agissait de la quarantaine de pages qui font suite à Ennemonde,
ce chef-d’œuvre et l’un de ses plus puissants romans. Le conte se passe dans une Camargue
ancienne, sauvage et pleine de sortilèges à la Giono. Nous avions beaucoup parlé ensemble de ce
livre que je dois illustrer d’eaux-fortes, parfois intégrées dans le texte, et il avait insisté sur
l’importance qu’il fallait donner aux oiseaux des marais.2
(…)
J’avais habité plusieurs semaines son monde fantastique en illustrant Le Hussard sur le toit3, ce
drame de la mort, grouillant d’images, de couleurs, d’odeurs, car il savait être aussi précis
qu’inventif. La fuite d’Angelo, au travers des villages et des montagnes désertés par le choléra, je
l’ai inscrite dans ma mémoire comme si je l’avais vécue.
Il me fit la joie d’écrire une importante monographie dans laquelle il m’exprima parfaitement et me
fit don de son manuscrit, tracé de son écriture petite et régulière qui était le véhicule de sa pensée, à
tel point que, souffrant d’un rhumatisme dans la main droite, il avait entrepris de remplir chaque
jour une page écrite de la main gauche pour ne pas être obligé de dicter.
Durant l’été 1968, j’ai passé un après-midi avec lui aux environs de Palma. Parmi les champs
d’amandiers du centre de l’île, dans la blancheur de sa maison, il était un autre Giono, celui de
1
La toile faisait partie de la collection de Jean et Huguette Pierre, vendue en juin 2007 chez Artcurial au profit de
l’Institut Curie.
2
Le livre en question paraîtra en 1973, pour une édition de luxe à tirage très limité. Brayer a illustré de 64 eaux-fortes
un texte de Giono sur la Camargue, extrait de Ennemonde et autres caractères : Quand les mystères sont très malins.
3
En 1965, pour les éditions Gallimard. Ainsi d’ailleurs que Mort d’un personnage et Le Bonheur fou. La même année,
Brayer avait également illustré Un de Baumugnes pour les éditions Rombaldi. Cette abondance s’explique peut-être par
le désir qu’avait le peintre de voir Giono lui consacrer une monographie…
Majorque, qui avait choisi ce lieu pour y chercher la douceur du climat et aussi une nature plus
préservée que les alentours de son habitation de Manosque. Mais son gardien me dit qu’il sortait
rarement de son jardin, pour s’éviter de la fatigue, aussi parce que ce solitaire avait de plus en plus
le besoin impérieux de méditer et d’écrire.
La dernière visite que je lui fis remonte à un mois. Il était comme à l’habitude assis à sa table, dans
l’angle de deux fenêtres, avec à sa gauche une figure de proue, sorte de Minerve casquée. Il avait
maigri. Son beau visage couronné de cheveux blancs était pâle et ses longues mains posées devant
lui étaient économes de leurs gestes. Il me parla de sa dernière maladie, faisant l’analyse de la
transformation qu’il avait observée en lui sous l’influence d’un médicament qu’il supportait mal et
qui lui retirait la mémoire, la parole aisée, le goût même ; il m’avait confié avoir souhaité et attendu
la mort.
Mais, ayant changé de traitement médical, son esprit avait retrouvé sa vivacité : il était plein de
projets et heureux de recommencer à écrire. Nous devions nous revoir à Noël.
Après l’avoir quitté, le long du sentier étroit qui relie sa maison à la route, j’avais jeté un regard sur
la vue encore belle d’une partie de la ville, paysage avec lequel il avait vécu si longtemps. Surtout,
je souhaitais, j’espérais retrouver encore Jean Giono quelques mois plus tard. Sans lui, Manosque
portera longtemps la marque de son deuil. »1
1
« L’ami des peintres », Yves Brayer, Le Figaro littéraire, 19-25 octobre 1970.
Bernard BUFFET (1928-1999)
(années 50)
En 1950, Giono prête pendant plusieurs mois le « bastidon » familial, proche du Paraïs, au jeune
peintre, dont la notoriété a commencé à s'affirmer dès 1947 et qui souhaite maintenant se ressourcer
loin de Paris car il sent que la figuration y est de plus en plus mal vue par les critiques 1. Il logera à
Manosque pendant un an avec Pierre Bergé. L'amitié fut immédiate entre les trois hommes 2, mais il
faut préciser que Bergé était en relations épistolaires avec Giono depuis l'âge de 15 ans, et que, dès
1946, Buffet avait lu et aimé Regain, ainsi d'ailleurs que l'œuvre d'Eugène Dabit.
Buffet fera très tôt un portait de Giono et celui-ci aura plusieurs toiles 3 du peintre chez lui, dont une
« nature morte très dépouillée : sur une table, la lampe à crochet d’un mineur, une bouteille de vin,
un verre tombé, et deux chardons ».4
collection particulière-cliché MD
Buffet peint, Bergé s'occupe de la gestion et de la promotion de son œuvre. Ils conversent avec
Giono dans son bureau, et l'écrivain leur lit des passages du Hussard sur le toit. Ils rencontreront
Lucien Jacques et Serge Fiorio (que Buffet n'apprécie pas). Sylvie Durbet-Giono raconte que les
deux jeunes gens étaient proches des membres de la famille, faisaient des excursions en voiture
1
Pour les détails concernant la période durant laquelle Giono et Buffet se sont fréquentés, voir le livre de Stéphane
Laurent, Bernard Buffet. Le peintre crucifié (éditions Michalon, 2000), chapitres VI à VIII. Buffet est perçu à l'époque
comme « un jeune homme qui exprime l'après-guerre » (p. 103) et est connu pour ses « amours tumultueuses » (p. 105).
Bergé, lui, a « un appétit de vivre sans angoisse et une force de caractère qui va sauver son compagnon » de la
dépression et de l'alcool (p. 116), pour un temps du moins.
2
Stéphane Laurent parle d'un « coup de foudre amical » (op. cit., p. 120). Venus passer une nuit au bastidon, Buffet et
Bergé y resteront un an, Giono ne voulant plus qu'ils partent ! Il les appelle « mes petits », Bergé étant volubile et
littéraire, Buffet plus taiseux.
3
Maurice Chevaly évoque les moqueries des Manosquins à propos d’une toile représentant des noyaux et des queues de
cerises (reproduite sur la couverture de ce travail)… Il raconte aussi une anecdote bien plus tardive, à propos de la Rolls
Royce avec chauffeur envoyée par Buffet à Giono… (Giono vivant, notre ami Jean le bleu, éd. Autres Temps, 1995, p.
160-2 ; voir aussi Giono à Manosque, Le temps parallèle, 1986, p. 221).
4
Description (approximative !) de Romée de Villeneuve, Jean Giono, ce solitaire, Les Presses universelles, 1955, p.
268. Selon lui, Giono « considère Bernard Buffet comme un grand artiste ». (p. 227)
avec eux et partageaient leur repas du dimanche1. Simone Buffet, la belle-sœur du peintre, a
également évoqué ses souvenirs de cette période2.
Dès novembre 1951, Buffet et Bergé loueront pour quelques années la Bastide de Nanse, une vieille
bergerie, vaste et isolée, entre Reillanne et Vachères.
Pierre Bergé3 a même eu un temps le projet d'écrire un livre sur Giono pour Gallimard, à la
demande de l'écrivain. En témoigne une lettre du 2 octobre 1952 : « À mon sens la première partie
(Colline… P. S. Melville) doit être réduite au strict minimum et le cœur du livre doit être l’époque
actuelle. (…) Écrire est "le seul truc que j’ai trouvé de valable pour être heureux". (…) quand je
vous vois Bernard et toi travailler avec cette constance, livre après livre, toile après toile, je vous
envie et votre courage m’effraye. »4
Pierre Bergé écrira encore à Giono à propos de Buffet le 4 janvier 1954 : « Je crois que si on prend
la précaution de lui mettre une toile et des couleurs dans son cercueil, huit jours après on pourra la
retrouver peinte ! »
Giono, assez fasciné lui aussi, a évoqué avec Jean Grenier les méthodes de travail du peintre :
« Buffet travaille avec une rapidité extraordinaire. Un matin il me dit : Il faut que je fasse une
Crucifixion sur une toile de trois mètres sur deux. Je vais la dessiner. – Il vous faudra du temps, lui
dis-je. Buffet s’est mis au travail. À midi tout était fini. »5 Le journal inédit de Giono du 6 décembre
1951 évoque lui aussi ce tableau : « Bernard (Buffet) est en train de peindre une immense (et
admirable) crucifixion. »6
En 1953, Bernard Buffet illustre Recherche de la pureté pour l'éditeur Creuzevault (21 pointes
sèches). L'illustration s'écarte très fort du texte, comme c'est souvent le cas chez Buffet, et Raymond
Cogniat, spécialiste de son œuvre gravé, s'est interrogé à ce propos. « Dans quelle mesure le graveur
peut-il conserver son indépendance par rapport au texte ? Doit-il reproduire dans le détail des
images proposées par celui-ci ou simplement tenter d'en retrouver l'esprit pour le traduire dans une
forme graphique qui peut être indépendante et n'avoir avec ledit texte aucune figuration commune ?
Bernard Buffet a opté pour la deuxième solution, celle de la liberté de l'illustrateur par rapport au
texte, étant bien entendu que le graveur reste dans un état d'esprit analogue à celui de l'écrivain. (...)
La communion entre les deux expressions se place sur un plan supérieur, exactement comme si
l'illustration était faite par un artiste s'exprimant dans des formes abstraites. »7 Buffet a fait part luimême des difficultés que la réalisation de ces pointes sèches avait représentées pour lui : « L'éditeur
Creuzevault, ainsi que l'imprimeur, lorsque je leur ai soumis mon travail, ont littéralement été pris
de panique au vu de la violence de mes illustrations. C'est cette réaction qui m'a amené, contre mon
gré, à reprendre mon travail pour concevoir des illustrations plus "douces". »8
L’amitié « picturale » pour Buffet est certainement la plus étrange que Giono ait connue, car très
éloignée de ce qui semble être proche de son univers habituel, c’est-à-dire une peinture purement
figurative certes, mais harmonieuse, lumineuse et colorée… Pour Pierre Bergé, Buffet « mesurait
son étrange génie à celui de Giono ».9 Mais pourquoi donc cet intérêt de Giono pour Buffet ? Selon
1
Jean Giono, J’ai ce que j’ai donné, Gallimard, 2008, p. 124.
Bulletin n° 34 de l'Association des amis de Jean Giono, automne-hiver 1990, p. 17-20.
3
Pierre Bergé est aujourd’hui toujours très proche de la famille Giono. Il préside le Prix Giono. Voir « Pour saluer
Giono », entretien inédit avec Pierre Bergé, dans l’ouvrage d’Olympia Alberti, Jean Giono. Le grand western, Christian
Pirot, 2001, p. 143-162. Voir aussi les deux recueils de textes de Pierre Bergé, Liberté, j’écris ton nom (Grasset 1991,
Le Seuil – Points Actuels – 1993, p. 130-134) et Les jours s’en vont je demeure (Gallimard 2003, Folio n° 4087, p. 1525). Il était présent à Manosque le 20 juin 2016, à l'occasion de l'officialisation du changement de statut du Paraïs.
4
Les lettres de Pierre Bergé et les documents sur Buffet se trouvent, sauf avis contraire, aux archives départementales
des Alpes-de-Haute-Provence à Digne.
5
Jean Grenier, Portrait de Jean Giono, Atelier Multiplication, 1979, p. 51.
6
Revue Giono 4, 2010, p. 22.
7
R. Cogniat, « Bernard Buffet, illustrateur pour Les Chants de Maldoror », in Mobilier et Décoration, n° 6, juillet-août
1954, p. 288. Cité par Stéphane Laurent, op. cit., p. 137.
8
« Buffet l'insondable », in Signes et Scribes, n° 4, 1987, p. 41. Cité par Stéphane Laurent, op. cit., p. 137-138.
9
Pierre Bergé, « Pour saluer Giono », L’Arc n° 100, 1986, p. 86.
2
Pierre Citron, « il aime son ascétisme, qui dit peu mais lui suggère beaucoup, et laisse ainsi le
champ libre à son imagination ».1 Quand on interrogeait Giono sur son peintre favori parmi les
modernes, il répondait : Buffet, Carzou2. Même affirmation de Lucien Jacques en décembre 1954
dans Les Cahiers de l’artisan, au moment de rédiger le signalement du nouvel académicien
Goncourt qu’est Giono : « aime les images mouvantes ou non, en sculpture les Égyptiens, en
peinture Pisanello, Piero della Francesca, Giorgione, Goya, Bonnard, Vuillard3, Renoir et parmi les
actuels Lucien Jacques et Bernard Buffet. »
Il est intéressant de suivre de près l’évolution des écrits de Giono sur Buffet. On a l’impression
parfois qu’il cherche à se justifier de son admiration. Pour ce faire, il va « théoriser » sur l’art, ce
qu’il fait aussi dans diverses chroniques des années 50. Pas toujours vraiment limpides d’ailleurs !
Giono salue déjà le talent de Bernard Buffet dans la revue Parenthèses4 (n° 1, février 1955, pages
non numérotées) pour la série Horreur de la guerre, où on retrouve l'inspiration de Goya et de
Jacques Callot. La publication reproduit 22 aquarelles (dont le paysage que Bernard Buffet
découvre de la bastide) et 3 toiles : L’ange de la guerre (6,85 x 2,65), Les pendus (6,85 x 2,65) et
Les poteaux d’exécution (6,90 x 2,65).
La reproduction d'une lettre manuscrite de Giono, datée de janvier 1955, affirme que la revue
Parenthèses « présente l'œuvre caractéristique d'un artiste et le visage de cet artiste ». « Nous
saurons désormais, écrit-il, comment sont faits les voleurs de feu et quelles braises enflamment les
nuits de la tribu. »
L'assez long texte, pour l'essentiel descriptif, qui accompagne les reproductions m'avait semblé dans
un premier temps très gionien... Il semble bien pourtant que l'auteur en soit Pierre Bergé lui-même.
Retenons ces quelques passages intéressants, que ce soit pour le fond ou pour la forme.
« Il faut comprendre que Bernard Buffet n’a pas eu, en peignant ses toiles, d’idées politiques. Il
n’est pas non plus "pacifiste" au sens où on l’entendait autrefois. Il éprouve simplement, seulement,
une horreur de la guerre, d’où qu’elle vienne, où qu’elle soit. Il n’est l’homme d’aucun manifeste,
d’aucun appel. Il ne sait pas comment arrivent les conflits ni comment ils se fomentent. Il n’a pas,
sur ce sujet précis, de conceptions particulières et sa guerre, à lui, n’est pas celle d’une époque ni
d’un pays. Elle est un raccourci de toutes les autres et ses personnages sont nus parce qu’ils
n’appartiennent à aucune nation. On conviendra, je pense, que, quels que soient les mobiles des
batailles, il reste toujours sur le terrain, une fois la place prise, des morts et des blessés. Ce sont ces
morts et ces blessés qui sont représentés ici ! »5 Un pacifisme viscéral donc, pas si éloigné que cela
finalement de celui de Giono, vingt ans plus tôt. « L’austérité qui est sienne le prédisposait
particulièrement à traiter d’un tel sujet. Il est sûr, là, de pouvoir donner libre cours à sa violence
habituelle et à son lyrisme si mesuré. On pourrait définir ainsi Bernard Buffet : le peintre de la
mesure. Je sais tout ce que ce propos peut avoir de paradoxal et pourtant, si on y regarde de près, on
s’aperçoit vite qu’il n’y a, chez lui, aucune emphase, aucune exagération. Il réduit chaque chose à
son expression la plus stricte, ne se laisse jamais emporter par son sujet, trouve toujours l’accent
qu’il faut et, ainsi, fait preuve de mesure (…). » « Comme à l’accoutumée, Bernard Buffet mit
d’abord son dessin en place. Jamais une hésitation, jamais un trait qui ne fut aussitôt où il devait
être. Il semblait graver dans le mur tant il mettait d’ardeur à inscrire chaque ligne. Il n’est besoin
que d’étudier la largeur avec laquelle il a traité de son sujet pour comprendre ce que furent les
premiers coups de crayon. Ce n’était pas une œuvre qui tolérait le remords. Il fallait que, d’emblée,
il ait trouvé sa véritable expression et la juste destination de chaque chose. Perché sur une échelle,
sur des tréteaux, le visage et les mains noirs de fusain, il travaillait sans cesse.6 Couvrir vingt et un
1
P. Citron, op. cit., p. 485.
Brochure de l’exposition Giono de Forcalquier, été 1984.
3
Pourtant à ma connaissance jamais cité par Giono.
4
Il s’agit d’une revue d’art dirigée par Pierre Bergé et qui ne connaîtra qu’un seul numéro.
5
Le début du texte seulement est repris sur le site Cariboost : Passion Bernard Buffet.
6
Plus haut dans le texte : « Il travailla à ces trois compositions murales avec acharnement, avec la miraculeuse sûreté
qui est la sienne, ne quittant son atelier que pour manger et dormir. »
2
mètres carrés demande une énergie peu commune. Il faut imaginer ce garçon frêle, d’apparence
ascétique, se démener devant la toile blanche avec une volonté implacable et faire naître, de son
crayon, des personnages d’épouvante, plus grands que nous, plus grands que lui. »
Giono rédige aussi, toujours en 1955, la préface du catalogue de l’exposition de la galerie Lucien
Blanc à Aix en juillet. C’est ce texte qui sera publié en novembre 1956 par les éditions Hazan sous
le titre Bernard Buffet. C’est un ouvrage important, seulement le deuxième consacré au peintre, et
qui prend fermement sa défense.
Giono se place d’emblée hors des modes. Et on a vu plus haut que ses goûts picturaux sont plutôt
sages : « J’aime par exemple Renoir1. Je pense particulièrement à une baigneuse de 1880 qui est au
Musée Rodin. "Comment pouvez-vous aimer en même temps les femmes de Bernard Buffet ?" me
dit-on. C’est que les deux sont vraies. (…) quand le nu, peint comme Rubens ou Boucher me met
sur la piste d’un certain plaisir de connaissance, le nu peint par Buffet complète cette connaissance
des êtres et des choses. Si on me répond (à côté) que les femmes comme les peint Buffet sont rares,
les femmes comme les peint Renoir sont rares aussi. » La vérité donc, c’est cela que Giono
apprécie : « (…) entre la baigneuse dont je parlais et une de ces femmes au lit de fer, à la cuvette
d’émail ou simplement prostrée, le coude sur la table, dans un décor de papier peint à cent sous le
rouleau, il y a le social. C’est toute une époque, comme on dit. »
Un peu perdus dans un fatras de considérations assez fumeuses, de règlements de comptes
personnels ou d’attaques des non-figuratifs, on trouve parfois dans ce texte des propos intéressants,
sur la rigueur des arts primitifs par exemple, rigueur qu’il retrouve dans les toiles de Buffet : « (…)
les artistes exotiques ou anciens (parfois exotiques et anciens) chez lesquels on va prendre des
leçons de rigueur éprouvaient des terreurs et des tendresses sans vocabulaire commun avec l’âme
moderne. De là des raccourcis qui ne signifient plus rien, une simplicité qui est du charabia. Les
peintres romans exprimaient la foi avec des gaucheries qui étaient de profondes découvertes
psychologiques, parce que c’était leur foi. Qui n’a rien au cœur est dispensé de tout, mais il n’a plus
de message à transmettre. J'avoue que je suis quelquefois comme un personnage de Bernard Buffet.
Il a surpris l'instant où l'esprit ne se fait plus chair, où la passion dévore tout, où il n'y a plus
d'attitude ; l'instant où le personnage n'est plus en représentation. Ce que d'aucuns appellent : triste,
mais qui est l'expression d'une vérité pure et simple, d'un fait, d'un état d'âme. Le chasseur
d'Altamira qui dessinait ses bisons, sans doute pour les convaincre de venir s'abattre à ses pieds sous
ses flèches, n'y mettrait pas plus d'ésotérisme. Imaginez les personnages de Bernard Buffet : ses
lampes, ses bouquets, ses couteaux et ses fourchettes, ses chaises et ses lits de fer peints sur les
murs de nos cavernes (et ils le sont), dans vingt mille ans on jugera leur rigueur d'un art
inimitable. »
Giono retrouve également chez Buffet l’élégance et la richesse du jeu des couleurs : « Bernard
Buffet respecte cette sobriété et cette élégance (à quoi je suis obligé puisque je vois par mon œil et
que je ne peux pas voir par mon oreille). Dans un de ses paysages de banlieue, avec un canal et un
pont, c'est sous le pont qu'il place la petite tache de verdure que font les peupliers et les bouleaux
dans la perspective du canal. Là, cette couleur évoque toute la profondeur du paysage, le calme des
eaux avec une légèreté de touche comparable à la légèreté de touche de certains Corot (notamment
ceux de Londres). Elle est seule, et je crie au miracle car, l'ardoise du toit de la maison style
Exposition Universelle qui est à gauche, je n'ai besoin de personne (et surtout pas du peintre) pour
en voir la couleur. Je n'ai besoin que de sa forme. De même pour le bleu industriel du pont, je n'ai
besoin que de la forme du pont ; sa couleur est tellement commune que la forme me la suggère
assez. J'en vois assez. Je jouis sans mélange de rapports où il m'est laissé la liberté de mettre moimême la dose. C'est encore plus sensible dans une rangée de façades de maisons de pêcheurs où le
blanc le plus simple et le gris le plus discret donnent, juxtaposés, la plus étrange lumière. Celle
même des soirs à crachins quand le soleil n'est voilé que par quelques mètres d'épaisseur de nuages
mais qu'il pleut. Il n'y a pas de couleur, tout est coloré. La vérité est si criante que le rapport des
couleurs nous réjouit sans que les couleurs y soient. C'est pourquoi je parlais des Japonais. J'ai eu
1
Voir à son nom.
cent fois envie de voler des tableaux de Bernard Buffet. Il y a un port de La Rochelle où tout (et
l'esprit, et Dieu sait si l'esprit d'un port...) est exprimé par cette faculté de suggestion, par cet art
élégant et sobre et qui sollicite le plus secret de mes sensations avec la plus extrême courtoisie. »1
Lorsque Pierre Bergé aura lu ce texte, il écrira à Giono, et je maintiens à dessein le côté très familier
de sa lettre (ils s'écrivent en effet depuis longtemps) : « Mon petit Jean,
Ton texte est formidable. Jamais tu n’avais parlé ainsi de la peinture. Pauvre Malraux ! Merci.
Nous serons à Aix pour le vernissage le 13 à 21 h. On espère bien t’y voir.
La maison s’installe. Elle t’attend.
J’ai bien des choses à te dire.
Je t’embrasse affectueusement. »
Pour 1956, Pierre Citron signale, à propos du projet non abouti d’adaptation théâtrale du Chant du
monde : « Bernard Buffet a accepté de peindre les décors. Tout au long de 1956 le projet traîne. »2
Je retiendrai à titre d'exemple (il y en a d'autres), une lettre assez dure de Pierre Bergé, lettre du 10
mars 1956 dans laquelle il s'en prend avec virulence à certains illustrateurs de Giono :
« Un mot à la hâte : on reçoit de Roger Allard une lettre demandant d’illustrer Colline. Bernard
[qu’Allard appelle André Buffet !] ne peut pas, vraiment, accepter. Les autres illustrateurs sont trop
mauvais, trop notoirement connus comme mauvais. Je te prie de l’excuser et de le comprendre. Une
fois de plus les Gallimards font des conneries ! Pourquoi n’imposes-tu pas tes illustrateurs ? On
pourrait faire un livre merveilleux mais Hans Erni, Trémois, André Minaux, Elie Lascaux etc. c’est
vraiment trop d’un coup et Bernard serait la locomotive qui tirerait de défaillants wagons. Croismoi, Jean, et tu sais avec quel cœur je te parle et comment je le fais, crois-moi, si tu peux rattraper
cette édition, fais-le3. Ton œuvre est trop importante pour être illustrée par des médiocres. Et il y a
des peintres capables de te traduire parfaitement. Ne te laisse pas galvauder ainsi.
Enfin, je te le disais hier, notre amitié est au-dessus de cela ! Au-dessus des illustrations. Mais
Bernard aurait été heureux de travailler pour toi. »
En 1956 encore, Giono, membre de l'Académie Goncourt, fait rencontrer à Buffet ses collègues,
dont Gérard Baüer, chroniqueur au Figaro4. En résulte la commande d'un portrait collectif, qui sera
exposé au Salon des Peintres témoins de leur temps et suscitera la polémique.5
Début 1957, Jean Dutourd – qui connaît bien Giono par Gallimard – publie, dans La Tribune de
Genève, un texte qu'il intitule « Un grand peintre », et où il est autant question de Giono que de
Buffet :
« J’ai vu pour la première fois une toile du peintre Bernard Buffet il y a quelques années à
Manosque, chez Jean Giono. Buffet était un jeune homme à ce moment-là. Personne ne le
connaissait. Personne n’achetait sa peinture, bien qu’elle possédât déjà les caractères essentiels qui
firent son succès par la suite. Je ne me rappelle plus la façon dont Buffet et Giono entrèrent en
rapports. Je sais simplement que Buffet était pauvre comme un rat d’église et que Giono, qui est la
gentillesse et l’obligeance mêmes, lui prêta pendant quelques mois une petite maison dans les
environs de Manosque, dont il est le propriétaire. Là, Buffet peignit des dizaines et des dizaines de
toiles : des paysages, des portraits, des cafetières, des bouteilles, des chardons, et ainsi de suite ;
bref, il fournit ce travail de Romain dans lequel tout véritable artiste se lance au cours de ses années
d’apprentissage.
1
Jean Giono, Bernard Buffet, Fernand Hazan, 1956.
P. Citron, op. cit., p. 505.
3
Il s'agit sans doute du volume regroupant Colline, Un de Baumugnes, Regain, Le Grand Troupeau, Le Chant du
monde, Que ma joie demeure et Batailles dans la montagne, avec 32 aquarelles en couleurs de Cavaillès, H. Erni,
Fontanarosa, Guerrier, E. Lascaux, M. Sarthou, P.-Y. Trémois, publié chez Gallimard en 1956.
4
Voir Stéphane Laurent, op. cit., p. 169.
5
Voir la notice consacrée à Jean-Albert Cartier.
2
Giono, grand esprit et grand écrivain, est aussi un homme plein de simplicité et de bonne humeur,
en sorte qu’on le respecte comme un père et qu’on l’aime comme un copain. C’est du moins ces
sentiments-là qu’il m’inspire, à moi, son cadet de trente ans, et je suis sûr qu’il les inspire de même
à Buffet, qu’il a compris, qu’il a encouragé, qu’il a logé, à une époque où ce garçon avait besoin
sans doute qu’une voix puissante et un cœur chaleureux lui confirmassent qu’il avait du talent, qu’il
était dans le bon chemin.
Buffet, par reconnaissance, par amitié surtout, a donné à Giono plusieurs des toiles qu’il a peintes
durant son séjour dans les Basses-Alpes. J’ai vu ces toiles cent fois. Elles sont l’œuvre d’un jeune
homme qui n’avait pas beaucoup plus de vingt ans et elles sont révélatrices d’un talent
singulièrement précoce. Ce qui frappe surtout en elles, c’est que, tout jeune qu’il fût, Buffet avait
déjà trouvé sa manière. Il ne se cherchait plus. Je me souviens très bien de ma surprise et de ma joie
lorsque Giono me montra, avec une sorte de fierté paternelle, une grande nature morte rectangulaire
représentant une table portant trois ou quatre objets raides, arthritiques et fumeux1. Ce n’était pas
joli, mais c’était beau. C’était l’œuvre d’un peintre triste, austère, je dirais même janséniste, d’un
peintre d’une époque tragique, doué d’un tempérament exceptionnel. Au-delà de cette œuvre de
jeunesse, on pouvait prévoir une longue suite de tableaux, des progrès de l’inspiration ou de la
couleur, mais l’essentiel était là, c’est-à-dire une sensibilité nouvelle dans la peinture, une
représentation originale du monde. Je me souviens d’une réflexion que je fis à Giono : "Il a un peu
la frousse de la couleur, ton gars, hein ?" À quoi Giono répondit : "Attends un peu. Il commence à
s’enhardir. Regarde : ici il y a un beau jaune. En ce moment il tâte le rouge. Tu verras, dans
quelques années !"
Ces quelques années sont passées, et la peinture de Buffet s’est considérablement enrichie. Il a fait
plusieurs expositions. Il est célèbre ; ses toiles atteignent des prix élevés. C’est tout à l’honneur du
goût français d’avoir reconnu relativement vite en Buffet un grand peintre et de l’en avoir
récompensé par une opulence qui lui permet de peindre sans souci et sans entraves. Cette couleur,
dont il semblait, au début de sa carrière, être effrayé, il l’a découverte et il la manie mieux qu’aucun
de ses contemporains sans que son dessin, impeccable et fort, en ait pâti le moins du monde.
Sa dernière exposition, que l’on peut visiter en ce moment dans une galerie parisienne, est
admirable. Elle se compose d’une trentaine de paysages de Paris, parmi les plus connus : NotreDame, la place des Vosges, le canal Saint-Martin, le Panthéon, etc. Jamais Paris n’avait été peint de
la sorte. Ce sujet, tarte à la crème des peintres depuis Utrillo, a été, par Buffet, renouvelé de fond en
comble. Il l’a traité comme un nouveau Canaletto, un Canaletto tragique, presque inhumain, mais
d’un talent infernal, et d’un art accompli. Naturellement, le livre dit "d’or", installé à la porte de
l’exposition, est couvert d’inscriptions stupides ou bassement injurieuses, car c’est un des effets du
talent de déchaîner la verve des imbéciles. Si le talent de Buffet n’était si éclatant, si incontestable,
cela seul suffirait à le prouver. Je suppose que les "livres d’or" des premières expositions des
Impressionnistes devaient porter les mêmes insultes qu’aujourd’hui celui-là. Il est étrange qu’un sot
particulièrement nocif n’ait pas encore aspergé d’encre une de ces belles toiles, comme on fit, jadis,
pour le Groupe de la Danse de Carpeaux.
Une chose, encore, qui confirme le vrai talent de Buffet, c’est qu’il ne professe aucune des niaises
théories de la peinture moderne. Il n’est ni "abstrait", ni "concret", ni "figuratif", ni "non figuratif".
Il se contente de peindre selon son cœur, comme ont toujours fait les grands peintres. Il est luimême et cela suffit, sans discours et sans manifeste, ces ressources des artistes stériles. Puisse-t-il
vivre longtemps, et nous donner d’abondantes toiles, où l’on verra son génie dans ses
métamorphoses et ses approfondissements successifs. »
Pierre Bergé évoquera cette tribune dans une lettre à Giono du 5 mars 1957 : « Bernard a reçu une
lettre de Jean Dutourd, qui se met à son tour à le découvrir, accompagné d’un article idiot. Enfin,
c’est gentil et pas méchant, comme on dit ! » Bergé demande aussi à Giono : « Travailles-tu à la
préface ? »
1
Voir ci-dessus en tête du chapitre !
La réponse de Giono est sans doute positive puisque, début 1958, il préface – avec le critique
Claude-Roger Marx et le galeriste Raymond Nacenta – le catalogue de l’exposition « Cent tableaux
de Bernard Buffet » à la galerie Charpentier à Paris. L'exposition regroupe des toiles de 1944 à
janvier 1958. Raymond Nacenta a reçu le texte le 7 janvier : « Je vous en remercie mille et mille
fois. Votre texte est merveilleux. Je l’ai donné hier soir à Bernard Buffet qui est arrivé pour
commencer la mise en place de l’Exposition. Il est enchanté. »
À ce moment-là, « Buffet est dépassé, noyé dans sa propre réussite »1. La peinture figurative est
évidemment beaucoup plus rentable que l'abstraction ; de plus Buffet produit à un rythme effréné et
gagne donc énormément d'argent... Le public continue à l'apprécier, mais la critique le méprise... Le
peintre est donc souvent attaqué au nom d'une incompatibilité entre l'art et l'argent...
Le texte de Giono, assez court, se présente sous la forme d’une « lettre à Bernard Buffet » et
commence par des considérations parfois un peu codées sur Nanse, où Buffet a vécu plusieurs
années, et sur le paysage rude, venteux et désertique qui entoure la bastide. Et tout à coup une
remarque frappe : « Pas d’ouest, pas de nord : c’est de ces côtés que le désert dans lequel on est
hausse l’épaule. Et d’ailleurs, il souffle de là ce vent d’acier qui a été pendant si longtemps l’ennemi
mortel de ton atelier. J’ai néanmoins cueilli, près des murs de la ferme vide, un bouquet de ces hauts
chardons que tu as si souvent associés à des lampes à pétrole, des litres de rouge, des verres
renversés et, à l’abri de l’amandier, près de la porte, un bouton de rose étonné, qui montrait encore
un peu de couleur dans du noir. »
C’est l’occasion pour Giono de réfléchir au « misérabilisme » qu’on reproche souvent, à tort selon
lui, à Buffet. Et de se positionner lui-même, de manière très nette, par rapport à la place que le
créateur doit occuper face à ce qui se passe dans le monde. « On cherche à expliquer ton soi-disant
misérabilisme par l’époque : la guerre, l’Occupation, l’angoisse venant du social (quand l’angoisse
métaphysique suffit bien). Un artiste n’exprime jamais son époque, ni une époque historique. Elle le
met au pinacle ou elle le tue, mais il s’en fout (et il doit s’en foutre). Elle n’est que le moment où il
s’exprime, lui. L’Histoire avec un grand H n’a rien à faire dans cette histoire. Tu pourrais peindre la
mort de Louis XVI, Louis XVI serait un personnage de ton histoire et non pas un personnage de
l’Histoire de France. La nature n’a jamais été une toile de Cézanne ou de Van Gogh. (…) À moins
de faire du journalisme ou du document (mais alors il est préférable de se servir d’un appareil à
photo) on ne doit pas exprimer son époque. Si on te dit qu’il faut, c’est pour les besoins d’une
cause. »
Le texte se termine par une réflexion sur la couleur.
« On me dit quelquefois : "Buffet est en Provence ? Il va voir de la couleur !" Ce qui est faux : la
Provence est grise, mais ce sont des gens qui ne connaissent que le Trayas. Comme si tu avais
besoin de quoi que ce soit (que toi-même) pour "voir de la couleur !".
Je pense à ce que disait Goya (excuse-moi, je cite de mémoire) : "Donnez-moi un morceau de
charbon et je vous ferai un tableau ; car, tout dans la peinture est dans les sacrifices et les partipris." »2
Entretemps, Buffet et Bergé, soucieux de leur confort et de luxe, ont acquis un château près d'Aixen-Provence, Château-l'Arc. Giono vient encore les y voir et, grâce à Pierre Bergé, rencontrera
Cocteau, qu'il ne connaissait pas, lors d'un déjeuner à Milly-la-Forêt.3
Le 17 janvier 1958, Giono parle du lyrisme de Buffet au cours de l’émission « L’Art et la Vie ».
Le 27 juillet 1959, l'émission télévisée de Max-Pol Fouchet, « Plaisir des Arts », propose une
interview de Giono parlant de Buffet. Giono y défend un point de vue allant quelque peu à
l'encontre des idées reçues, mais qu'il avait déjà développé dans ses textes sur le peintre. Il aime
toujours les paysages « dans lesquels il est arrivé à donner la transparence de Corot, par des
juxtapositions de couleurs qui sembleraient être le contraire de la transparence », tout en regrettant
1
Stéphane Laurent, op. cit., p. 206.
Lettre à Bernard Buffet, « Cent tableaux de 1944 à 1958 », galerie Charpentier, 1958. Dans « Autour de Giono »,
Actes Sud, 2002, p. 18-19.
3
Stéphane Laurent, op. cit., p. 181.
2
que ce ne soit pas cette veine-là de Buffet qu'on montre le plus. Et il a toujours autant envie de voler
un tableau de Buffet... en particulier cette fois « un tout petit tableau (...) qui représente tout
simplement une rose, dans un verre. (...) je n'ai jamais vu des roses exprimées avec autant de
subtilité, autant de confiance dans la nature, autant de joie de peindre, et de joie de la couleur ». Et
Giono conclut : « c'est un homme qui a du génie. »
On trouve encore dans les archives de Giono, pour 1961, les vœux de Buffet, avec Annabel cette
fois, qu'il a épousée en 1958 après sa rupture avec Pierre Bergé. Et en 1963, une invitation pour
Carmen de Bizet, dans une mise en scène de Louis Ducreux, dont il a réalisé les maquettes des
décors et des costumes et « tout brossé les décors [lui-] même » pour l'Opéra de Marseille. À partir
de là, les relations de Buffet avec les amis d'avant, Giono et Cocteau entre autres, vont se ralentir.
Notons enfin que Bernard Buffet a, en plus de Recherche de la pureté, déjà cité, illustré plusieurs
ouvrages de Giono : en 1955, la jaquette de Manosque-des-Plateaux pour les éditions Émile-Paul ;
et en 1967, l’édition de luxe de Provence perdue. En 1962, un dessin de Buffet – « L’Entrée du
village » – figure dans l’album Routes et chemins. Et en 1975, Buffet participe au recueil collectif
Hommage à Jean Giono, publié chez Rico à Manosque, avec un tableau de 1965 (une nature morte
à la cafetière) illustrant une page de Triomphe de la vie.
En 1965, Jean Carrière a longuement interviewé Giono1. Giono parle de Bernard Buffet. Il est
intéressant de voir comment il le perçoit, quinze ans après leur rencontre, qu'il évoque rapidement
d'ailleurs au début de l'entretien. Jean Carrière lui demande alors :
« - Et vous avez aimé sa peinture ?
G : J’ai aimé beaucoup le garçon et beaucoup la peinture, oui. J’ai trouvé que c’était une peinture
géniale, que je comprenais bien et qui me paraissait contenir toutes les nécessités du génie.
- Est-ce que vous continuez à voir Bernard Buffet ?
G : Oui, je continue à voir Bernard Buffet, toujours avec la même facilité et la même gentillesse. Il
est toujours le même pour moi.
- Et vous aimez toujours ce qu’il fait ?
G : Toujours, et je dois dire de plus en plus. Je connais des quantités de choses de Buffet qui n’ont
pas été dans des expositions et je sais qu’à mon avis c’est un des peintres qui me touchent le plus, je
dois dire même le peintre qui me touche le plus.
- On a reproché à Buffet de faire du Buffet.
G : Mais moi je fais du Giono aussi.
- Mais vous, vous avez la possibilité justement de donner l’apparence de faire autre chose.
G : Non non, lui aussi. On ne peut pas parler de Bernard Buffet sans connaître l’ensemble de son
œuvre. Il a autant de peintures inconnues que de peintures connues. Je connais moi des marines et
des peintures sur la Venise verte autour de La Rochelle et sur des ports bretons qui sont des
merveilles, qu’on ne connaît pas, qui n’ont jamais été exposées et qui sont des choses admirables.
- Est-ce que vous avez eu envie de voler un tableau ?
G : Oui, et par extraordinaire, c’est un tableau de Bernard Buffet. C’est un petit tableau qui se
trouve au-dessus de son piano, qui représente une rose dans un verre à dents. Une rose. C’est un
tableau qui a 12 cm de côté, qui est tout petit, minuscule à côté de ses immenses compositions. Je le
lui ai dit plusieurs fois, que j’avais envie de le lui voler, ce tableau et il m’a dit : je te le referai, je te
ferai ce tableau-là pour toi. »
Laissons le dernier mot au peintre Pierre Parsus (voir ce nom) qui a bien connu, dès la fin des
années 40, Bernard Buffet, qui était cependant à des lieues de sa propre pratique picturale. Dans son
livre Pictor, il cerne en quelques lignes la personnalité de Buffet : « Son talent, réel, se transformera
en une production, il conservera l'admiration des Japonais. Cependant Buffet aima réellement l'acte
de peindre, lorsque la maladie fera trembler son bras, de désespoir il se supprimera. » (p. 136)
1
Entretiens disponibles sur le site de l'INA.
Simon BUSSY (1870-1954)
(années 30)
Pierre Magnan cite, pour la fin des années 30, le peintre dont je n’ai pas trouvé trace chez Giono
lui-même. « Il existe un beau portrait de Mme Merle jeune peint par Simon Bussy (ami de Gide).
Où ? Quand ? Comment ? L’histoire de ce portrait à elle seule mériterait quelque détour. En 1937,
1938, il était accroché dans la salle du café1. Il doit avoir une valeur car Simon Bussy avait quelque
renom. »2
Le peintre a en effet fréquenté le Contadour et le Revest, puisqu'il était un ami proche d’Eugène
Martel, avec qui il avait d'ailleurs fait partie de l'atelier de Gustave Moreau à Paris. Bussy a fait un
portrait de Martel à cette époque : « Portrait d'Eugène Martel vers 1896, quai Bourbon ». En 1897,
les deux amis exposèrent ensemble à Paris chez Durand-Ruel. Bussy y présentait des pastels de la
Côte-d'Azur, et Martel 24 dessins.3
1
Au Contadour. Ce portrait, peint vers 1920, est reproduit dans le catalogue de l’exposition de 1977 à la Bibliothèque
royale de Bruxelles, planche liée à la page 130.
2
Pierre Magnan, Pour saluer Giono, Folio, p. 62-3. Simon Bussy est cité plusieurs fois dans la Correspondance André
Gide-Jean Giono 1929-1940, Centre d’études gidiennes, Université Lyon II, 1983. Correspondance complétée, revue et
rééditée en 2012 par l'Association des amis de Jean Giono.
3
Le portrait de Martel par Bussy est reproduit dans le catalogue « Simon Bussy et ses amis » paru à Besançon, en 1970,
à l'occasion d'une exposition qui leur était consacrée.
Je remercie André Lombard de m'avoir communiqué ces renseignements sur Bussy et Martel.
Henri CADIOU (1906-1989) et les peintres de la réalité
(années 50)
Il convient de situer un peu ce peintre, méconnu aujourd'hui.
Dans les années 30, il fonde le groupe « Regain », fortement influencé déjà par Giono.
Il monte sa première exposition personnelle en 1943, intitulée « Peinture de la réalité », et
constituée surtout de paysages. Dès la fin de la guerre, il regroupe autour de lui des peintres
partageant les mêmes conceptions. C'est ainsi que se constitue le mouvement des Peintres de la
réalité, qui aboutira à leur première Exposition Internationale en 1955, réunissant quinze peintres de
différents pays.
Au-delà de ses « natures mortes », Cadiou ira ensuite jusqu’à être considéré comme « le pape du
trompe-l’œil ».
Il se battra avec passion dans les années 70 pour la sauvegarde des ateliers d'artistes de la Cité des
Fleurs dans le 13ème à Paris.
L'atelier aux roses trémières, 1958
On apprend par une lettre de Janine Gouzy (qui appartient également au groupe des Peintres de la
réalité1), le 15 mai 1958, que Giono – qui a annoncé une prochaine visite, qui n'aura sans doute
jamais lieu, à l'atelier de Cadiou – leur a promis une préface pour leur publication et qu'il est en
possession du « manifeste » d'Henri Cadiou, qui sera publié dans le même volume.
Ce manifeste, rédigé par un peintre passionné, et donc forcément excessif, ne manque pas d'intérêt,
sur le plan historique en tout cas. On comprend bien, à le lire, qu'il rejoignait et renforçait les
positions ultra-conservatrices de Giono en matière picturale et son rejet total de l'abstraction. Et cela
avec une bonne dose de mauvaise foi, car Cadiou avait préparé aussi ses réponses à toutes les
critiques qu'on pourrait lui opposer : ce n’est pas nouveau, ce n’est pas moderne, les anciens ont
déjà fait cela, il faut être de son temps, c’est réactionnaire, cela retarde, c’est académique, c’est
impersonnel, c’est de la photo etc.
De larges extraits de ce manifeste, qui nous aide à comprendre aussi les idées de Giono :
« Un siècle d’expériences décevantes a amené la peinture, après abandons successifs du dessin, de
la couleur, du sujet et de la forme, à ce qu’une prétendue avant-garde appelle l’anti-peinture. Il
n’était pas nécessaire d’en arriver à la toile monochrome pour pressentir que les "découvertes"
1
Giono sera également en relation avec le peintre G. Bachelet, autre peintre de la réalité, qui lui demande son appui
pour des démarches en mars 60 et lui adresse ses vœux en 1962. Tous ces documents se trouvent aux archives
départementales des Alpes-de-Haute-Provence à Digne.
contemporaines, exploitation de sophismes puérils, n’étaient que les convulsions d’une agonie,
malgré l’enthousiasme feint des snobs et les grandes orgues de la publicité.
Emportés dans cette course vers l’abîme, des artistes plus lucides, plus courageux, se sont ressaisis.
Ils ont réagi par le seul moyen de leur art, en prenant le contrepied du nouvel académisme. À la
négligence affectée, à la maladresse involontaire, ils ont opposé le soin le plus minutieux ; à
l’absence de dessin, l’exigence la plus impérieuse ; à l’envahissement du moi, la plus humble
soumission à l’objet. On les a traités de photographes parce qu’ils refusaient la commodité de la
déformation ; on les a taxés d’impersonnalité parce qu’ils méprisaient les artifices de facture, de
froideur parce qu’ils sacrifiaient le brio à la poésie. »
« C’est dans une solitude écrasante que les premiers pionniers de la réalité durent partir du néant et
réinventer leur métier, sans rencontrer d’encouragement, car l’attention du public était tournée vers
des manifestations tapageuses et éphémères. Une nouvelle génération, venue du surréalisme,
abandonna bientôt celui-ci comme une défroque inutile au magasin des accessoires littéraires pour
n’en conserver que la poésie de l’insolite et le métier scrupuleux. »
« Devenu, en raison de sa facilité d’exécution, aussi puéril que la pyrogravure et les fonds
d’assiettes décorés de nos grands-mères, l’art abstrait a attiré une foule d’oisifs dont les expositions
innombrables masquent la stérilité artistique de notre époque si satisfaite d’elle-même. »
« Les peintres de la réalité sont des artistes "engagés" mais leur cause est celle de l’art. (...) Ils ont
(...) le sentiment, si nous sortons de l’abrutissement mécaniste et si l’homme survit au robot, d’avoir
les premiers, dans le domaine qui est le leur, montré la voie du retour à l’humain. Si notre
civilisation est appelée à disparaître, ils auront été les derniers à exprimer, dans un langage sensible
et universel, les restes de beauté d’un monde agonisant. »
Les attaques sont sévères et directes, on le voit...
En octobre 1959, Giono, qui s'est manifestement senti proche du manifeste de Cadiou, présente
donc Peintres de la réalité du XXe siècle, chez P. Hadès. Il s’agit d’un texte qui a déjà été publié
ailleurs, sans doute plusieurs fois, et qui a été souvent cité ici-même. Giono, qui ne s’est jamais
réellement intéressé qu’à des peintres figuratifs, redit, avec force, son rejet de tout ce qui n’est pas
« peinture du réel ». Quelques extraits significatifs :
« Nous connaissons des milliers de peintres qui font de la métaphysique : ils peignent des
abstractions et des idées.
Je n’ai, pour me débrouiller dans leurs arcanes, qu’une sorte de grossier bon sens, mais, du diable si
je vais m’en excuser, comme le font toutes ces bouches qui béent devant le non-figuratif ! J’avoue
que seule la figure m’enchante. »
« (...) refuser le réel, c’est se cantonner dans l’arbitraire. Si je refuse de faire ces verts en forme de
feuilles, d’herbe, d’eau morte, d’aube ; ces rouges en forme de cardinal ; ces roses en forme de
joues, de cuisses, de fesses ; ces gris en forme de regard, de toiles d’araignées ou de peau de
tambour, je les ferai en forme de quoi ? »
« (...) si, quand je dis "cheval" on comprend "pôle Nord", c’est une conversation de sourds sur quoi
on ne peut construire que de la folie et du désarroi. C’est exactement ce qui se passe avec le nonfiguratif. La figure que je suis bien obligé de donner à ma couleur (triangle, rond, carré ou forme
éclatée) n’ayant aucune nécessité, n’a aucun sens. Chaque spectateur comprend ce qu’il veut. Il n’y
a plus de discours cohérent. Plus rien n’est exprimé.
On me répond : c’est un art de recherche. Je connais cet art ; chaque artiste honnête le connaît ;
c’est l’art du brouillon. Mais le brouillon n’est pas l’œuvre. Le brouillon se justifie ; il est la gloire
de l’artiste : il est la gloire de l’homme qui le dépasse. En aucun cas il ne doit quitter l’atelier ou le
tiroir. Il ne doit jamais aller à la salle d’exposition ; il est le contraire d’une fin en soi. »1
Une lettre de Cadiou du 19 mai 1958 remercie vivement Giono pour sa préface.
« Je ne saurais d’abord trop vous remercier pour cette ponctualité, si précieuse pour nous, si
méritoire pour vous qui avez tant à faire, mais surtout pour l’énergie avec laquelle vous prenez
position en faveur de la peinture de la Réalité. Ce texte catégorique risque de toucher bien des
1
Peintres de la réalité du XXe siècle, Hadès, 1959.
esprits abusés, et si à l’appel de votre grande voix nos toiles n’avaient comme effet que de susciter
une restauration de ces valeurs si simples et oubliées : le bon sens, l’honnêteté, la clarté dans les
propos, elles ne seraient pas inutiles. »
Le 10 novembre 1958, au moment d'envoyer ses exemplaires à Giono, Cadiou lui exprime à
nouveau sa profonde gratitude et souligne très clairement la proximité de leurs positions :
« Nous ne vous remercierons jamais assez pour la gentillesse avec laquelle vous nous avez accordé
ces pages qui donnent à l’ouvrage toute sa valeur de protestation contre le conformisme prétendu
d’avant-garde. Les œuvres, si caractéristiques soient-elles, ne sauraient le proclamer explicitement
et ce sont toujours les écrivains qui, dans les tournants du goût, ont la mission d’inciter le public à
réviser ses préjugés. La position extrême que nous avons été amenés à prendre par une réaction
naturelle à la veulerie de nos confrères ne correspond pas aux habitudes visuelles de "l’élite" qui est
toujours en retard d’un demi-tour. Notre attitude est cependant aussi légitime que celle des
impressionnistes en face d’un public épris de jus de chique et de scènes patriotiques. Les esprits
sains comprendront aisément que l’art abstrait a partie liée avec le machinisme et le scientisme
stupide qui rendra sous peu la planète inhabitable. En nous accordant ce texte, vous avez été fidèle à
vous-même et nous ne l’aurions sollicité d’aucun autre que vous. »
Un portefeuille cartonné conservé au Paraïs comprend différentes œuvres adressées à Giono fin
avril 1959 par le groupe de peintres, notamment Cadiou et Gouzy.
Voir aussi Isis Kischka et les peintres témoins de leur temps.
Jean-Albert CARTIER (1930 ?)
(années 50)
Le peintre, qui appartient au mouvement de la « jeune peinture », envoie à Giono un carton
d’invitation à l’exposition à laquelle il participe à la galerie Moullot à Marseille du 2 au 15 janvier
1953 :
« En souvenir de notre entretien de cet été, je serais heureux de vous revoir à Marseille au
vernissage de mon exposition. »1
Il écrit à nouveau à Giono le 14 février 1956 :
« La Revue "Prisme" me charge d’entrer en contact avec chacun des Académiciens Goncourt
figurant dans le portrait de Bernard Buffet destiné à l’exposition des "Peintres témoins de leur
temps", afin de leur demander de bien vouloir nous donner leur opinion concernant ce portrait et sur
l’art de Buffet en général.
Sachant l’estime que vous portez au peintre et à son œuvre, j’espère que vous voudrez bien
m’adresser ces quelques lignes le plus rapidement possible, je vous prie, étant donné les exigences
de la mise en page. »
Il s'agit sans doute de l'édition de 1956, consacrée à « la réhabilitation du portrait ».
Voir aussi Kischka et les peintres témoins de leur temps.
1
Les documents concernant Cartier se trouvent aux archives des Alpes-de-Haute-Provence à Digne.
Jean CARZOU (1907-2000)
(années 50)
Le Centre Jean Giono et la Fondation Carzou sont quasiment voisins à Manosque… mais j'ai
longtemps pensé, à tort, que les relations entre les deux hommes avaient été assez superficielles, se
limitant à des mondanités, même si Giono déclarait classer Carzou parmi ses peintres favoris.
concert à la Fondation Carzou lors des Rencontres Giono, le 26 juillet 2012, cliché MD
Jacques Mény a retrouvé, et identifié avec Jean-Marie Carzou, le fils du peintre, treize dessins et
gravures non signés de Carzou représentant des paysages de Provence, et destinés probablement à
une édition illustrée d’un texte à venir de Giono, édition décidée en commun par les deux hommes,
du vivant de Giono donc. Ce projet n’a pas abouti mais aurait donné lieu à ce qu’on appelle
aujourd’hui un « livre d’artiste ». C'est sans doute à ces gravures que Giono fait allusion dans sa
lettre du 30 janvier 68 : « Je reçois les gravures : elles sont extraordinaires. Naturellement je ferai
un texte spécialement pour elles. Mais pas tout de suite : je suis en train de terminer un gros roman.
Mon amitié » Il apparaît donc bien qu’il y a eu une relation véritable entre Giono et Carzou1. Le
peintre est allé plusieurs fois à Manosque et connaissait d'ailleurs l’écrivain depuis longtemps : en
1937 déjà, sa femme lui avait offert Le Chant du monde…
Première trace concrète de cette relation : les vœux que Carzou adresse à Giono pour 1956. (Carzou
avait sans doute l’intention d’illustrer un texte de Giono, ou peut-être avait-il été contacté par un
cercle de bibliophiles.) Giono répond sur un carton de l'Académie Goncourt : « Merci pour vos
vœux. Tous les miens pour 1956. J'aime énormément votre peinture. Et j'ai le plus grand désir de
vous connaître. Je voudrais acheter une grande toile de vous. Mon amitié » Cette habitude des vœux
se poursuivra et, même après la mort de Giono, les deux familles maintiendront la tradition.
Le 10 janvier 1957, réponse de Giono à une nouvelle carte de vœux de Carzou. C’est d’ailleurs la
seule lettre de Giono que possède la Fondation Carzou, qui me l’a communiquée :
« Vos vœux m’ont vivement touché. Acceptez les miens avec mon amitié. Il y a bien longtemps que
j’aime ce que vous faites et que je voudrais en connaître plus. Chaque fois que je rencontre une de
vos toiles ou un de vos dessins, mon cœur est pris. Si je ne craignais pas de vous déranger, j’oserais
vous téléphoner à mon prochain voyage à Paris pour prendre rendez-vous. »
C'est l'épouse de Carzou qui répond à Giono, le 30 janvier 19572, lui disant que sa lettre a fait grand
plaisir à son mari et qu'il sera heureux de le rencontrer à Paris. On est bien loin des mondanités de
pure forme : « Je profite de cette lettre pour vous dire que je viens d’achever "Le Hussard sur le
toit" et qu’il m’a enchantée ; j’y ai retrouvé l’atmosphère brûlée et poétique de la Provence de ma
1
Vous en saurez plus en écoutant l’émission Jean de Manosque du 7 septembre 2012 sur www.frequencemistral.net. La
Revue Giono publiera certainement bientôt un article sur les très intéressants documents qui témoignent de la relation
Giono-Carzou, notamment les lettres de Giono qui ont été retrouvées par Jean-Marie Carzou.
2
Sauf mention contraire, les documents concernant Carzou se trouvent dans le fonds Giono, soit au Paraïs, soit aux
archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence à Digne (avant 1964).
jeunesse, puisque je suis du Comtat. J’ai hâte que mon mari le lise, car j’ai trouvé des
correspondances entre votre œuvre et la sienne, à certains moments du voyage d’Angelo, quand il
traverse cette nature désertée et entre dans les maisons accablées de silence et de chaleur sur
lesquelles la mort plane, au milieu de ces poétiques paysages de Haute-Provence, c’est merveilleux.
J’attends avec impatience la sortie d’"Angelo" pour me replonger dans ses aventures. »
En novembre 1958, un carton d'invitation annonce deux expositions : « Carzou serait extrêmement
heureux si vous pouviez assister à son vernissage. » Il s'agit, chez E. David et M. Garnier, avenue
Matignon à Paris, d'une exposition d’aquarelles, « Escales », vernissage le 7 novembre, et de
l'exposition « L’Apocalypse », vernissage le 5 novembre.
En juillet 1959, Carzou dédicacera d'ailleurs à Giono un exemplaire de L’Apocalypse (Paris,
Imprimerie nationale, André Sauret, éditeur), ouvrage qui se trouve toujours dans la bibliothèque du
Paraïs : « À Jean Giono, très amicalement et avec des sentiments admiratifs. »
Nouvelle carte de vœux de Carzou (un joli dessin) pour 1959 : « Pour Jean Giono avec mes vœux
affectueux pour 1959 et dans l’espoir de nous rencontrer enfin dans cette nouvelle année. » Réponse
de Giono : « Bon Noël et bonne année 59. Merci du beau dessin qui accompagnait vos vœux. Moi
aussi je désire beaucoup vous rencontrer. J'ai pour votre art la plus grande admiration. J'irai sans
doute à la fin janvier. Toute mon amitié »
Envoi de vœux toujours... Pour 1962, Carzou, qui utilise toujours de jolies cartes avec dessins,
ajoute au crayon : « Quand nous rencontrerons-nous enfin ? » Un dessin de Carzou – « La Voie
ferrée » – se trouvera dans l’album Routes et chemins publié en 1962.
Idem pour 1963 : « … et tous mes remerciements et l’espoir que nous arriverons à nous rencontrer
en 63 !! »
Une lettre de Carzou, fin décembre 1965, alors que les deux hommes ont un projet commun
d'édition, résume assez bien la nature de leur relation, relation admirative certes, mais plutôt
« retenue », « timide » même, selon Jacques Mény1 :
« Que je suis fautif et impardonnable, je reçois en son temps votre dernier livre et je ne donne pas
signe de vie. Vous me faites envoyer une invitation pour votre pièce, nous allons la voir et je ne
vous ai pas encore remercié. J’ai devant mes yeux votre texte des Jason que je dois illustrer2 et je ne
vous ai pas encore tenu au courant des péripéties de ce travail. Il faut dire que nous avons essayé
d’entrer en communication avec vous lors de votre séjour à Paris, en vain. Nous avons eu le plaisir
d’avoir au bout du fil votre si gentille et si aimable fille. Que j’aurais été heureux de vous avoir à
ma table à Paris !... Un jour prochain, j’espère ??...
D’abord laissez-moi vous dire la grande joie, le grand plaisir et le grand intérêt que j’ai pris à votre
pièce. Que c’est beau, tout ça, ce merveilleux texte, si fin, si brillant et si malicieux, et si spirituel.
J’ai rêvé, vous m’avez fait entrer dans votre si poétique et si merveilleux univers. Merci d’abord
pour tout ça. J’avoue que je n’ai pas encore lu votre livre, je l’emporte avec moi à Vence. Que de
moments heureux m’attendent…
J’ai un terrible retard pour l’illustration de votre livre mais je vais entrer dans une phase active.
Nous mettons au point les "points" imprécis avec notre éditeur. L’imprimeur a déjà composé le
texte. Tout va donc démarrer. Ça va être pour moi une très grande joie, que cette matérialisation
d’une collaboration si chère, si précieuse et si passionnante. J’ai été très pris. La vie parisienne est
épuisante. Plusieurs travaux urgents dont un ouvrage sur "ma Provence" qu’il fallait coûte que coûte
terminer (plusieurs lithographies en couleurs et plusieurs œuvres à faire). Et puis mon exposition de
dessins terminée récemment, et que je regrette que vous n’ayez pas vue. (…) »
En 1974, Carzou illustrera Colline pour l’éditeur Pierre de Tartas.
1
2
Dans Jean de Manosque, émission citée.
Le projet d’illustration de Deux cavaliers de l’orage n’aboutira pas. Mais il y a eu prépublication dans la revue Arts
d’un roman inédit de Giono, « Les Jasons », certains des dessins de Carzou étant datés de 1964.
Auguste CHABAUD (1882-1955)
(années 50)
Tout ce que je sais pour l'instant, c’est que le peintre admirait l’écrivain, qu’ils se sont sans doute
rencontrés, et que Chabaud a réalisé dans les années 1950 un portrait de Giono, portrait acquis plus
tard par la ville de Manosque…
cliché MD
En 1975, un dessin de Chabaud a été choisi pour illustrer un passage de « Complément à L'Eau
vive » dans le recueil Hommage à Jean Giono publié chez Rico à Manosque.
Nathalie CHABRIER (1932)
(années 60)
Giono rédige un petit texte de présentation pour son exposition « Les Fêtes de Nice » en mai 1966 à
la galerie de Francony, 16 boulevard Victor Hugo à Nice :
« Avec Nathalie Chabrier, c'est la vie elle-même qui entre dans le cadre du tableau, s'y ordonne et y
joue, puis en sort et continue son trafic ordinaire, n'ayant été que pour un moment et par le génie de
l'artiste arrêtée à son point de plus haute couleur. »1
En 1975, Nathalie Chabrier participera au recueil collectif Hommage à Jean Giono, publié chez
Rico à Manosque, en illustrant une page de Deux cavaliers de l'orage.
Deux gravures dédicacées figurent dans les cartons du Paraïs : « La Rue » et « Recloses ».
1
Document remis à Jacques Mény par André de Francony, le fils de la galeriste, en mars 2015.
Henry CHENET
(années 50)
Giono connaît le peintre et sa famille sans doute au moins depuis 19351, peut-être par
l'intermédiaire de Lucien Jacques, qui était l'ami de Georges Chenet père, archéologue, originaire
des Ardennes comme lui, et qui avait illustré de dessins un texte de sa sœur, Marguerite Chenet,
« Douce maison », dans le numéro des Cahiers du Contadour d'août 1938.
En tout cas, dans ce qui apparaît comme sa première lettre, début avril 19572, Henry Chenet montre
qu'il connaît bien la famille Giono... « Comme Lucien et des êtres avec qui on vit en équilibre, vous
faites partie de la famille », écrit-il.
C'est une très longue lettre, aux grandes envolées lyriques, à laquelle Giono fait dire par sa
secrétaire qu'il est absent jusqu’en juin et qu'il répondra personnellement à son retour, comme cela
lui arrive fréquemment quand il n'a pas trop envie de le faire... Il est vrai que le ton de la lettre de
Chenet était plutôt direct. Il disait notamment qu'il lui en avait voulu un temps moralement, faisant
partie du groupe d’étudiants « Regain » en 35-36 à Paris : « je me battais pour Giono avec beaucoup
d’autres. » Il avait pris le maquis dans le Lot et avait été choqué par l'article paru dans Signal :
« honteux de vous voir là, dans ce papier de canailles ».
Il s'est maintenant fixé à Aix avec sa femme. « Hier encore, au pied du Lubéron, nous voyions
Angelo, Colline, Que ma joie demeure et vos si beaux poèmes. » Il évoque Lucien Jacques, Claude
Roux (voir à ce nom), Bernard Buffet... et puis arrive enfin à son sujet du moment : « Je prépare une
suite d’images sur Aix que, terminées, une quinzaine, je voudrais faire éditer. Les zincs à Marseille,
la typo par une amie d’ici qui joue Gutenberg. J’aurais besoin d’une préface. Voudrez-vous me
l’écrire ? Un ami potier, des amis me disent que je dois pouvoir par les libraires en vendre ici.
Hélas, j’en ai besoin, je n’expose pas encore. Lucien n’a rien vu de moi depuis des années. Je peins
à l’huile, je dessine à la plume. J’aimerais faire un saut à Manosque pour voir votre femme et Aline
et Sylvie et dessiner aussi. »
Le personnage n'a pas l'air simple. Il écrit une lettre assez brouillonne, le 10 mai 1957, vexé par la
réponse de la secrétaire à sa lettre précédente... Il se dit seul, révolté et incompris... « Vous
demander, sur une suite de dessins, de m’écrire des mots était, je le sais, un abus commercial – je
suis contre. J’aimerais plutôt, sur un texte à vous, laisser courir ma plume. (...) J’écris moins, ou
seulement des trucs en forme de "poèmes" – et j’aime mieux ma feuille en bristol, mon encre de
chine, l’arabesque linéaire avec sa danse, ses angles ; ses violences sans paroles, et ses rythmes.
C’est une façon de dire et de plus en plus je m’y astreins. »
Et le 10 juin 1958... il s'excuse pour sa violence. « J’espère que vous ne m’en voulez pas d’avoir été
plus que vif dans une lettre où je vous demandais des mots d’introduction à une suite de dessins sur
Aix. J’étais très fatigué. Maintenant ça va, et depuis plusieurs mois je me suis remis au travail,
dessin et peinture. » Il habite maintenant au Tholonet (à côté d'Aix) : « Quel pays pour les
peintres ! » Giono est d'accord pour qu'il illustre un texte de lui : « Je vous remercie très
sincèrement pour votre accord d’une illustration d’un de vos textes déjà existant. Mais bien sûr il
faut l’éditeur, et puis les dessins… » La relation reste cependant étrangement tendue : « Certes je ne
vous prends pas pour un salaud. Nous lisions ensemble, Martine et moi, votre voyage en Italie et
nous aimions de grand cœur beaucoup de vos dires, beaucoup de vos images. Je n’ai lu avec vos
précédents, ceux que vous envoyiez à mon père, que le Hussard sur le toit qui m’a
extraordinairement enchanté. Voilà un bouquin à illustrer. »
Il semble bien que Giono ait réagi positivement à cette dernière remarque car Chenet poursuit son
idée, le 24 juin : « J’en reviens à ce que nous avons gentiment convenu d’une illustration d’Angelo.
Angelo est un personnage suprême, c’est un aristo d’une race exquise et je l’aime fort. Il mérite,
1
2
Voir la lettre de Lucien Jacques à Giono, le 7 juillet 1935. (Correspondance 1930-1961, op. cit., p. 134)
Les lettres de Chenet jusqu'en 1963 se trouvent aux archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence à Digne.
pour tenter de le faire vivre par le trait, de la patience, de l’aristocratie, une présence de la terre, un
amour de la terre qui ne se rencontre pas à tous les tournants. En serais-je capable ? Je me tâte…
Il est vrai, pour ma consolation, qu’après l’Argonne, la Bretagne, Paris, Madagascar, j’ai choisi de
vivre dans son parcours. C’est déjà cela de gagné. J’ai feuilleté Angelo en vitesse, j’ai noté déjà
mais j’ai la frousse encore… et puis il est toujours grave d’entreprendre l’illustration d’un texte. Il
faut à mon sens que les images répondent assez exactement aux vues de son auteur. Ce n’est pas un
mince travail car on n’engage pas que soi-même. Des grands comme la Patellière1 ne se font pas
tous les jours.
J’ai le Giono de Claudine Chonez. C’est un bouquin fort bien fait et qui peut m’aider pour Angelo.
Je vis un peu avec vous. (...) J’aime le Hussard, Angelo ne me quitte guère (...) »
« (...) pour revenir à Angelo, je vais avant de me lancer le bercer encore… pourtant l’accouchement
est proche. Je travaille en ce moment à une toile, montée sur un croquis de Valensole qui doit dater
de 1950. Une aire, des meules, des rouleaux, un mûrier, un pailler, deux maisons qui sortent de la
terre, une charrette outremer avec sa paille, des montagnes qui dépassent, deux nuages. Les ciels
bleus m’effrayent, j’ai besoin de l’appui des nuages. Les montagnes sont roses, grises et bleues.
Mais j’y travaille. Il y manque des cris de bravoure mais Angelo est avec moi et je pense que nous
en sortirons. »
Chenet s'est donc lancé avec passion et conviction dans ses travaux pour cette illustration du
Hussard. Et il termine sa lettre ainsi : « Pour Angelo, je pense qu’un bandeau, une pleine page et
une manière de cul de lampe pourraient faire par chapitre ? De toute manière je vous montrerais
mes recherches et vous me diriez si ça gaze. »
Le 30 décembre 1958, il envoie ses vœux avec un dessin de sa maison du Tholonet.
Et surtout il fait part à Giono de l'avancement de ses travaux : « J’ai fait une quinzaine de grands
dessins pour Angelo, j’avance lentement, pris par des petits travaux jardiniers, les dessins dans
l’alentour, la peinture, la boutique de Martine. Mais je sais que vous n’attendez pas les dessins pour
Angelo ! Je m’y passionne pourtant et certains, je crois, ne sont pas mal venus. Une quinzaine
encore et je vous les montrerai. Le vicaire général me donne du fil à retordre mais j’irai voir son
descendant à l’évêché pour au moins savoir comment son aïeul portait la robe et quelle robe. » Il a
donc bien conscience lui-même de s'être lancé dans une aventure à sens unique, dirais-je, et qui ne
passionne sans doute que lui...
Il revient encore le 4 avril 1959 à ce projet qui l'obsède : « Un petit mot qui ne demande pas
réponse. Voilà où j’en suis pour Angelo. (...) Angelo n’avance guère mais il est aux ¾. Je me presse
d’autant moins que vous n’avez pas d’éditeurs… Mais un de ces jours je vous rencontrerai. Je crois
1
Voir ce nom.
y avoir mis quelques "valeurs poétiques". Le mariage avec votre texte n’est pas de raison, mais il
est difficile. »
Il invite par ailleurs Giono, en juillet-août 1960, à son exposition à la galerie Artisanat d’art : « Je
serais tout particulièrement heureux de connaître votre jugement sur les quelques peintures et
dessins que je vais présenter à Aix. »
Et puis il semble qu'il y ait une longue interruption... jusqu'à une carte envoyée à Giono par la
femme de Chenet, le 22 janvier 19651. Elle revient à son tour sur le projet Angelo et évoque le
mauvais état de santé de son mari :
« Hier, nous regardions avec des amis de grands dessins à la plume faits par Henry il y a trois ans,
lorsqu’il lisait Angelo.
Henry, lorsqu’il va bien, est un grand timide, et moi, en revoyant la poésie de ces dessins-là, j’ai
souhaité une fois de plus que vous puissiez les voir.
Serait-il possible, un jour, de vous les montrer ? »
Ce projet, auquel le peintre s'était consacré avec ardeur, n'a pas abouti. Mais il était intéressant, me
semble-t-il, de suivre pas à pas son développement à travers les propos du peintre.
Chenet, dans une lettre du 21 mars 1967, demande à Giono de rédiger un texte de présentation pour
l’exposition qu’il envisage :
« Vous m’aviez dit aussi fort gentiment que vous écririez une préface à une invitation d’exposition
que je devais faire à Paris. Cette expo, à cause de ma santé, n’a pas eu lieu mais maintenant je vais
bien et je suis dans une bonne période pour la peinture. Aujourd’hui grandes aquarelles d’oliviers
que ma femme trouve dans les meilleures. Lorsqu’une date pour mon exposition parisienne sera
fixée, je me permettrai de vous demander un papier après vous avoir montré chez vous des
aquarelles, huiles et dessins. »
Giono va rédiger le texte de présentation de l’exposition de Chenet à la galerie André Weil - 26,
avenue Matignon, Paris 8e, du 3 au 16 février 1968.
« Henry Chenet est peintre de la réalité2. Je n’ai pour me débrouiller dans la confusion, qu’une sorte
de grossier bon sens, mais, du diable, si je vais m’en excuser comme le font toutes ces bouches qui
béent devant ce qui les éberlue. Ici je comprends et je m’enchante de comprendre. Je sais bien,
comme tout le monde, que le rapport des couleurs peut se suffire à lui-même. Mais pourquoi
supprimer le monde ou l’imaginer parallèle ? Je reconnais que le rapport nu et cru (hors du monde)
peut quelquefois me satisfaire, mais quand ce vert est en forme de pomme (le réel) et en forme de
nappe (la réalité) je suis encore beaucoup plus satisfait. Cette joie est alors bien plus riche et sans
contestation possible plus humaine, le rapport garde toute sa succulence de rapport mais la
proposition est alors dépouillée de tout arbitraire, car refuser le réel c’est se cantonner dans
l’arbitraire.
Henry Chenet ne le refuse pas, ne se cantonne pas : il va jusqu’au milieu de l’iris. Si la lumière
s’échoue dans les mille frémissements des herbes, s’il accumule les rochers concassés aux pieds des
pins, c’est une absence de figuration, mais qui reste dans le réel. Il ne se prive pas du monde, au
contraire, il s’y précipite littéralement, il le pousse à toute extrémité ; il sépare le monde de ses
dissolvants, pour en garder l’essentiel (je n’ai pas dit l’essence, je m’en suis bien gardé).
Ce n’est pas rare de voir un peintre s’intéresser à autre chose qu’à l’anecdote. Un génie particulier
n’est pas indispensable pour s’apercevoir que l’Angélus ne s’arrête pas de sonner sur la toile de
Millet et qu’un état d’âme copié sur les gestes est insuffisamment exprimé. On sait alors ce que font
alors les plus grands : ils remontent aux sources, c’est-à-dire à l’époque où l’emphase n’était pas
encore inventée ; ils vont aux modèles d’expression directe.
En peinture, je crois, bêtement, qu’il faut voir avec les yeux. C’est ce que fait Henry Chenet. »
1
À partir d'ici, les documents concernant Chenet se trouvent dans les archives du Paraïs.
Voir à l'article « Cadiou » la présentation rédigée par Giono pour Peintres de la réalité du XXe siècle. La présentation
de Chenet reprend d'ailleurs textuellement certains passages de ce texte qui a souvent été mis à toutes les sauces !
2
Le peintre remercie Giono le 4 janvier 1968 : « il me semble que je suis moins intimidé pour me
présenter au public parisien avec votre beau texte et j’espère que tout ira bien. »
Treize dessins colorés de Chenet se trouvent dans les cartons du Paraïs.
Gracieuse CHRISTOF (1921-1994)
(années 60)
Ruth Hodder, la nièce de Gracieuse Christof, qui vit à Winnipeg, a publié un livre sur sa famille.
Elle y parle notamment des relations entre Gracieuse Christof et Giono et reproduit intégralement
une note du peintre intitulée « Mes trois rencontres avec Jean Giono », note écrite à Marseille, le 19
octobre 1970 et qui a été publiée intégralement au printemps 2016 dans le numéro 9 de la Revue
Giono… Je vous renvoie pour plus de détails au livre de Ruth Hodder : A Requiem, Armenian Style
(adresse de contact : [email protected]). Le livre a été traduit en français en 2014 sous le titre
Un requiem arménien. Merci à Ruth Hodder pour la confiance qu’elle m’a témoignée et pour tous
les documents qu’elle m’a si aimablement transmis.
Pour cette mise à jour 2015, j'ai ajouté des éléments issus de la rencontre-lecture « Regards croisés.
Pierre Parsus et Gracieuse Christof regardent Giono qui regarde leurs toiles » que j'ai animée avec
Gérard Amaudric et Claire Salord dans le cadre des Rencontres Giono en août 2015. Pour la clarté
de la lecture, les passages du récit de Gracieuse Christof sont en couleur...
La toute première trace de la relation entre Gracieuse Christof et Giono est un carton d’invitation
pour l'exposition « Terres latines », en date du 22 avril 1969. Il y a une indication manuscrite du
peintre : 108 sur catalogue Gracieuse Christof : « Composition provençale »... Disons d'emblée que
Gracieuse Christof est une amie marseillaise d'Yvonne Guglielmi, la belle-mère de Sylvie DurbetGiono...
Gracieuse Christof a évoqué avec émotion ses trois rencontres avec Giono, essentiellement dans son
récit, très circonstancié.
« Ma première visite à Jean Giono fut le jeudi 21 août 1969 à 17 heures. Je me suis rendue à
Manosque bien avant l’heure du rendez-vous. Une attente fébrile commence… Enfin, j’emprunte ce
chemin de terre qui mène à la belle demeure de Jean Giono. Je n’ai pas vu la sonnerie électrique,
mais mon regard fut attiré par la lourde et belle poignée, alors, je me suis fait annoncer en
cognant… Mon appréhension est tombée dès que j’ai vu Jean Giono. Son accueil souriant, courtois
et chaleureux a tout de suite dissipé toute crainte. Suivirent alors des moments merveilleux pendant
lesquels nous avons échangé des mots. Ceux de Jean Giono, que je n’oublierai jamais, ils sont
lourds de connaissance humaine et de curiosité pour tout ce qui touche l’art en général et la peinture
en particulier. J’ai montré plusieurs toiles. Jean Giono regarde avec un intérêt certain, dans le
silence, puis me dit : "Dès que je vous ai vue et regardé vos premières toiles, j’ai pensé que ce n’est
pas une peinture de dame…"
L'oiseau – collection privée – cliché MD
J’ai été frappée du soin avec lequel Jean Giono examine chaque tableau, cherchant la lumière
propice, expliquant lui-même ma technique. Place un petit format "la colombe"1 dans l’embrasure
de la fenêtre de son bureau, s’attarde sur le rythme inscrit autour de l’oiseau, s’étonne et aime la
matière nacrée et son économie de moyens.
Jean Giono aimera mon économie de moyens allant jusqu’au dépouillement dans tous mes tableaux.
Puis, il regarde un grand format. C’est une jeune femme entièrement assise dans un fauteuil blanc…
J’explique qu’elle veut retenir le printemps, l’été de sa vie. Jean Giono commente, aime les
passages de gris, bleu, blanc qui tiennent si bien ensemble sur la toile et me dit : Intitulez : "Le
temps arrêté". »
Entre parenthèses, la toile gardera le titre trouvé par Giono et remportera un prix au festival
international de peinture de Sanary-sur-Mer.
Le temps arrêté – collection privée de Patrick Walter
« Jean Giono me suggère des projets d’exposition, parle de mon avenir pictural avec confiance et de
nouveau avec cet enthousiasme émerveillé dont il connaît si bien le secret et qui trouve une si belle
correspondance en moi. Oui, l’enthousiasme est bien une des plus belles qualités chez l’artiste, chez
tout être qui crée. C’est le signe d’une profonde jeunesse qui permet la progression constante. Jean
Giono me dit : "Préparez une exposition, communiquez-moi la date, je vous écrirai la préface du
catalogue de votre prochaine exposition". »
J'ai trouvé dans les archives du Paraïs une lettre de Gracieuse Christof adressée à Giono le 3
septembre 1969. J'en ai supprimé un passage personnel, mais la cite largement car on y perçoit très
clairement l'importance fondamentale pour elle de sa rencontre avec l'écrivain.
« Cher Monsieur Giono,
Comme il est difficile d’écrire à un écrivain tel que vous. Je m’en rends compte depuis la visite que
je vous ai faite, le jeudi 21 août 1969. Date qui reste gravée au fond de moi-même en des instants
précieux, exceptionnels, d’un rare intérêt pour un peintre comme moi qui a eu la grande joie d’être
reçue avec quelques-unes de ses œuvres par Jean Giono, écrivain intègre au mot juste, vrai, que
j’admire depuis de longues années.
En rentrant, je racontais ma grande visite à mon fils Patrick, 20 ans, étudiant à la Faculté de Lettres
d’Aix-en-Provence, avec cette expression enthousiaste, reconnaissante, que lorsque l’on a une très
1
Le tableau qui figure à la page précédente n'est pas « la colombe ». Il date de 1971. Gracieuse Christof a en effet
souvent peint des séries autour d'un même sujet.
grande joie, que l’on a peine à contenir, tant elle éclate avec cette sensation physique que les parois
du cœur sont trop étroites pour la contenir. (...)
Patrick m’a écoutée avec avidité puis m’a dit : Maman, tu devrais relire les livres que nous avons de
Jean Giono (il venait lui de lire Un de Baumugnes) et tu comprendras pourquoi Jean Giono a aimé
et expliqué les qualités de ta peinture.
Et c’est avec un intérêt renouvelé que j’ai relu après quelques années de première lecture Un de
Baumugnes, Le Serpent d’étoiles, et je relis en ce moment Le Chant du monde. Tous vos écrits vont
suivre. Je sais que Patrick m’offrira ceux que je ne possède pas encore. Je ne vous dis pas cela pour
vous faire plaisir. C’est un besoin qui s’impose.
Cher Monsieur Giono, je suis frappée à nouveau par l’intégrité, le dépouillement, la qualité du mot
juste pour décrire cette terre de Provence que vous connaissez si bien et où à chaque instant vous
nous laissez la sensation que vous faites corps avec elle. J’essaie de dire vrai avec ma peinture et
cette recherche incessante de la qualité.
J’ai écrit et j’ai envoyé ma notice biographique à Isis Kischka1. (...)
Je déposerai moi-même le mardi 23 septembre, jour indiqué pour le dépôt au Musée Galliera2, ma
toile sur le thème du Rêve que vous avez intitulée "Le temps arrêté". Ce titre est merveilleux. Je
suis heureuse.
Merci, Cher Monsieur Giono, de m’avoir donné cette grande joie. Je sais à présent que je peux aller
plus loin et mieux dans ce difficile métier de la peinture et je vous prie d’agréer l’assurance de mes
sentiments les plus distingués. »
La deuxième rencontre a lieu à l’hôpital de la Timone à Marseille, le 3 avril 1970. C’est Giono qui a
demandé que Gracieuse Christof vienne lui rendre visite. Celle-ci lui fera ensuite parvenir à
Manosque des photos de ses dernières toiles. Giono réagit dans une lettre du 14 juin : « Madame
Guglielmi m’a montré les photographies de vos derniers travaux. Malgré le noir et blanc, j’ai été
très intéressé par le modelé et les valeurs. Quand j’irai à Marseille, je verrai les œuvres elles-mêmes
avec le plus grand plaisir. Amicalement à vous. »3
Cet été-là, Gracieuse Christof se rend avec son fils dans sa famille à Montréal. Elle leur parle avec
fierté et insistance de sa rencontre avec Giono et de son travail. Entretemps, elle a appris que Jean
Lacam lui offrait une grande exposition à Toulon du 2 juillet au 19 septembre 1971.
« Ma troisième visite à Manosque fut le mardi 6 octobre 1970 à 15h où, jusqu'à 17h, j'ai eu
l'immense joie de retrouver Jean Giono, qui n'a cessé de se réjouir pour mon exposition au musée de
Toulon. Il m'a parlé en termes très amicaux de son conservateur Jean Lacam. »
« Sylvie Durbet, seconde fille de Jean Giono, est présente au début de notre entrevue et avec son
père regarde mes tableaux et la conversation est passionnée entre nous trois. Jean Giono me fait
expliquer ma technique, mes recherches de blancs et constate l’organisation que j’appellerai
structure et l’approfondissement dans chacune de mes toiles. J’expliquai alors que je montrais la
qualité et la transparence dans mes blancs par couches superposées jusqu'à un point final que je
décidais, après un long travail, réparti sur de longs jours, voire même des semaines. »
« À un moment donné, je me penchai par-dessus son bureau pour lui tendre une toile composée de
cinq figues. Il a eu quelques craintes que je me salisse, si je venais à renverser son encrier ouvert et
d’ajouter : "Savez-vous pourquoi je laisse toujours mon encrier ouvert ? L’encre en se desséchant
devient encore plus noire, plus belle, plus brillante". Puis il me parla au cours de la conversation du
volumineux courrier qu’il avait à faire chaque jour. Je suggère qu’il pourrait peut-être se décharger
de ce travail absorbant et que ce serait pour lui une fatigue en moins. Jean Giono me répond : "J’ai
1
Voir à son nom.
La bibliographie établie pour l'Association des amis de Jean Giono par Jean Morel cite en effet une exposition de
Gracieuse Christof au Musée Galliera à Paris, le 23 septembre 1969.
3
Cité dans le document accompagnant l’exposition « Un peintre du soleil : Gracieuse Christof », à l’École nationale
d’arts décoratifs d’Aubusson, du 6 mai au 28 mai 1972.
2
beaucoup de plaisir à écrire mes lettres moi-même parce que l’écriture, c’est encore du dessin. Si je
n’avais pas choisi l’écriture, j’aurais été peintre…"
Mes "cinq figues" retiennent longuement son attention et il me dit : "Vous avez là cinq figues qui
paraissent à première vue identiques, mais je vois que chaque figue a sa propre personnalité, sa
propre écriture, sa décoration" et à propos de ces figues, il écrit dans mon livre d’or : "J’aime
beaucoup la peinture (son économie de moyens) de madame Christof, je pense aux cinq kakis de
Zenga" signé : Jean Giono et pour la date il marque seulement sous sa signature à droite 10.70.
Cette date ne portant pas le jour m’a beaucoup frappée par la suite. »
Gracieuse Christof a peint beaucoup de fleurs et de fruits à cette période. Il y en avait déjà d'ailleurs
à l'avant-plan dans « Le temps arrêté »... Je n'ai pas retrouvé les cinq figues en question, mais bien1
un tableau qui s'en approche sans doute : « Melon soleil ».
Melon soleil – collection privée de Grace et Manfred Hodder
Giono, dont la culture asiatique était précise, et qui avait beaucoup de livres sur l’Asie dans sa
bibliothèque, songeait sans doute aux « Six kakis », une peinture d’un moine chinois du 13e siècle,
Mou-k’i, de l’école zen.2
Les six kakis
Mais pourquoi alors « Zenga » ? Sans doute simplement par confusion avec les titres de deux autres
livres de la bibliothèque concernant l’art chinois.3
1
Grâce à une sœur de Ruth Hodder.
J’ai trouvé la reproduction de cette petite encre sur papier de 35 cm sur 29 dans un volume d’une petite collection de
poche. Art chinois. III Song méridionaux et Yuan, ABC, Fernand Hazan, 1961.
3
Zenga, Malerei des Zen-Buddhismus, München, 1960 et Sengaï, 1961, catalogue d’une exposition itinérante sur un
autre peintre chinois, mais bien postérieur (1750-1837).
2
La signification de l’œuvre du peintre chinois est d’ordre philosophique : chacun de ces six kakis,
qui ont l’air totalement anodin, correspond en fait à un moment différent de la maturation du fruit…
D’où bien sûr l’allusion à « l’économie de moyens de madame Christof »...
« Je quittai Jean Giono un peu après 17h, très heureuse de ces deux heures d’échanges intenses et,
au volant de ma voiture, en quittant Manosque pour Marseille, j’avais la vision de la dernière image
de Jean Giono avant que la porte de sa maison se referme sur moi. Jean Giono debout de dos
derrière la fenêtre ensoleillée de son bureau regardant la vallée qui s’étend devant sa demeure.
Le vendredi 9 octobre 1970 en fin de matinée, j’apprenais, avec une grande tristesse et un immense
chagrin, que Jean Giono n’était plus. La radio venait d’annoncer que Jean Giono s’était éteint dans
la nuit du jeudi au vendredi au petit matin. Ma dernière visite, c’était il y a trois jours, le mardi 6
octobre de cette même semaine… C’est pourquoi la date inscrite dans mon "livre d’or" trois jours
auparavant avec 10-70, pouvait me laisser croire que Jean Giono est là. »
Gracieuse Christof a été bien sûr profondément marquée par cette coïncidence très étrange.
Après l’exposition de 1971 à Toulon, du 2 juillet au 19 septembre, l’artiste exposera ses œuvres à
l’École nationale d’arts décoratifs d’Aubusson, du 6 au 28 mai 1972, sous le titre : « Un peintre du
soleil : Gracieuse Christof ». En couverture du petit catalogue de l’exposition, une toile, un
« Hommage à Jean Giono », dont je n'ai qu'une photo en noir et blanc. Jean Lacam écrit à son
propos : « Reconnue par Jean Giono comme un peintre de talent, Gracieuse Christof se devait de
consacrer l’homme par un portrait, ce qui est fait avec une émotion et une science que nous
apprécions beaucoup. Cette toile solidement charpentée a une place de choix dans l’ensemble de
son œuvre. »
Gracieuse Christof n’a pas illustré d’œuvre de Giono, mais a réalisé en 1976 une lithographie en
hommage à Colline. Et un dessin représentant Les Baux illustrera une page de « Provence » dans le
recueil collectif Hommage à Jean Giono publié chez Rico en 1975.
Pierre CLAYETTE (1930-2005)
(années 60)
Dans ses entretiens avec Jean Carrière en 19651, Giono parle d'un jeune peintre qu'il vient de
découvrir :
« Il y a un peintre que j’aime beaucoup, qui est un jeune peintre, que j’ai vu à Paris dernièrement.
J’ai vu son exposition il n’y a pas bien longtemps. C’est un peintre qui, j’imagine, n’est pas
tellement connu, qui sera connu certainement, c’est Clayette. Clayette est un admirable constructeur
de constructions magiques. Ces tableaux sont des espèces de constructions extraordinaires, avec des
couloirs, avec des porches, avec des halls, des vestibules, des escaliers, des espèces de constructions
prodigieuses. Ça, alors là, j’aime beaucoup. J’ai été amené par une amie dans une de ses expositions
et, tout de suite, j’ai aimé ça. Il était là par hasard et je lui ai dit tout de suite à quel point j’aimais sa
peinture. J’aime beaucoup ça et je crois que c’est une chose qui va aller très loin. »
Cette même année, le peintre (qui avait déjà travaillé avec succès pour le théâtre) réalisera les
décors et costumes de La Calèche, pièce de Giono mise en scène par Jean-Pierre Grenier au Théâtre
Sarah Bernhardt. « Ses intérieurs, ses villes, ses sites, ses costumes sont de tout lieu et de toute
époque. (...) Ils évoquent sans reproduire, nous transportent sans nous faire perdre pied avec la terre
ferme – fût-ce sur le sol d'une autre planète ; ils abolissent les frontières du rêve et du réel. N'est-ce
pas le propre du théâtre et de la poésie ? »2
Pierre Clayette choisira d'illustrer un passage du Voyage en calèche dans le recueil collectif
Hommage à Jean Giono, publié chez Rico à Manosque en 1975.
1
2
Entretiens disponibles sur le site de l'INA.
Gilles Quéant, dans le programme du spectacle.
Jean CORTOT (1925)
(années 60)
Une lettre de Cortot du 23 juillet 1963 indique que le projet d'édition, chez Maeght, de quelques
pages du Désastre de Pavie (tel était du moins le projet d'origine) illustrées par lui a été accepté par
l'écrivain :
« Que ce souhait dont nous étions venus vous entretenir soit devenu, grâce à votre adhésion, un
projet si précis, me donne une grande joie, je veux vous la redire. Je m’efforcerai que les eauxfortes, qui accompagneront votre texte, ne déméritent pas. Je vous dois cela pour répondre à la
confiance que vous m’avez spontanément manifestée et qui me touche beaucoup. Aussi, dès
l’automne, je me jette dans "la bataille" et sur mes cuivres et ne les quitterai que lorsqu’ils rendront
l’écho de tout ce métal s’entrechoquant à l’aube, dans la brume, et tournant à ce soudain désastre.
Soyez tout à fait sûr du goût et du soin qu’apportera Adrien Maeght à la réalisation de ce livre. »1
En 1965, pour les éditions Maeght, Cortot illustre donc La Charge du roi de Giono, tirage limité à
162 exemplaires.
Le peintre sera plus tard l’auteur du petit livre Pour saluer Giono, publié à l’occasion de
l’exposition qui s’est tenue du 12 juin au 3 octobre 1998 au Centre Jean Giono. C’est précisément
dans cet ouvrage qu’il raconte sa rencontre avec Giono.
« Un jour du printemps 19642, Adrien Maeght et moi sommes partis de Saint-Paul pour Manosque.
Jean Giono nous avait fait savoir qu’il nous attendait. Je venais de lire Le Désastre de Pavie,
récemment paru, avec d’autant plus d’enthousiasme que ce superbe et lyrique récit coïncidait
absolument avec l’ensemble des tableaux intitulés "Combats" que je peignais alors. Notre souhait
était que Jean Giono nous donne quelques pages déjà écrites, écartées et non publiées de son livre.
Giono nous reçut avec bienveillance, souriant et attentif. D’emblée il donna son accord à notre
projet mais nous dit qu’il ne fallait pas utiliser des pages annexes, qu’il allait écrire un texte central
sur la bataille, qu’il y avait encore des choses à dire sur Pavie.
Et il nous parla de François Ier et de Charles Quint avec feu, naturellement, mais aussi avec le
naturel tranquille de quelqu’un qui les connaissait bien et nous les montrait très proches par les
détails.
Il était, dans ses propos, tour à tour historien comme un Michelet, politique comme un Machiavel,
analyste des batailles et de la guerre comme un Clausewitz ou un Guibert. Giono d’ailleurs a dit, au
sujet du Désastre de Pavie, qu’il était François Ier et Charles Quint.
Pour autant, les lecteurs de Giono que nous étions, devenus auditeurs n’étaient pas surpris – je m’en
souviens bien –, cet immense imaginatif nous emmenait avec lui dans la puissante charge de la
gendarmerie du roi de France contre l’armée de Charles Quint commandée par Lannoy. Nous
n’étions pas Fabrice dans la bataille, mais Giono, c’est-à-dire que nous comprenions tout. Nous
avons participé à toute l’affaire et nous avons eu la bonne fortune d’en sortir vivants.
Très vite après cette journée mémorable, Adrien Maeght reçut le manuscrit de La Charge du roi. Je
commençais aussitôt à l’atelier de Levallois à travailler aux eaux-fortes qui devaient accompagner
le texte de Giono.
Et le livre se fit. »
Le 12 janvier 1965, Cortot écrit à Giono : « Je ne voulais pas passer cette première quinzaine de
janvier sans vous exprimer tous mes meilleurs vœux pour cette année nouvelle.
Je voulais aussi vous dire que mon travail pour "la charge du roi" est, à très peu de choses près,
terminé. Vous recevrez prochainement un des premiers exemplaires. Adrien Maeght présentera, au
mois de mars, dans sa galerie, le livre accompagné de dessins, lavis, estampes etc. (...)
Vous voyez que cette gendarmerie lourde, que vous avez mise en mouvement, va de nouveau dans
la charge affronter les Suisses et les Italiens ! »
Deux eaux-fortes avec annotations au crayon, illustrations réalisées pour La Charge du roi, figurent
dans les cartons du Paraïs.
1
2
Archives départementales de Digne.
Si on en croit la lettre ci-dessus, il semble que ce soit plutôt « un jour du printemps 1963 ».
Othon COUBINE (1883-1969)
(années 20)
C'est en septembre 1928 que Giono fait la connaissance à Simiane du peintre tchéco-français. En
témoigne la lettre à Lucien Jacques du 4 septembre 1928. « L’autre jour nous sommes allés à
Simiane avec Maxime [Girieud]. Vu un village admirable et le peintre Coubine. Les deux ; un dans
l’autre. »1 Signalons que Coubine jouera un rôle amusant dans un texte inédit de Giono, daté d’août
1932, « Beaumanoir ».2
En octobre 1934, Giono préface le catalogue d’une exposition de Coubine à Prague, à la demande
de Prague apparemment... Jacques Mény, en 2016, vient de retrouver ce texte très personnel, de
trois pages, qui commence ainsi : « Dans le pays que nous habitons, Coubine et moi, le réel et
l'irréel se superposent. Mais l'irréel est plus grand que ce que les hommes ont l'habitude de voir et
plus bleu. » Giono décrit alors un tableau de Coubine qui ne sera pas à Prague, car il l'a sous les
yeux... Et nous aussi. « Dans cette toile, il fait jour. C'est un arbre. Je sais où il est. Il est à cinquante
kilomètres derrière mon dos, au troisième détour de la route qui s'échappe de Simiane et monte vers
le Revest-du-Bion. Il est vivant d'un côté et mort de l'autre. Et dans sa mort il a gardé toute sa force.
Il a, de ce côté-là, poussé une petite végétation rouge et transparente ; de l'autre côté il est resté
arbre, avec sa verdure et son feuillage. À travers lui je vois la blondeur de ces froments têtus qui
prennent dans les montagnes. » Et Giono conclut en expliquant pourquoi il aime Coubine : « Il a
trouvé avec son cœur et il a construit avec son cœur. Quand il a exprimé un morceau du monde,
nous avons un peu plus confiance dans la solidité de l'espérance humaine. Il nous fait comprendre
que rien n'est vanité. Que ce petit halo de lumière qui entoure les fermes, c'est la lumière, mieux et
plus que la flèche droite qui tombe du soleil. Et c'est la plus grande victoire qu'un peintre puisse
remporter. »
Paysage de Haute-Provence, collection particulière
Une lettre de Coubine du 18 octobre 19343 fait allusion à cette préface. Sensible à l'œuvre de Giono,
il lui écrit : « On veut vous imiter mais à vos imitateurs manquent cette simplicité et ce regard sur ce
monde qui est à vous. »
Les deux hommes resteront en relation pour des projets d’illustrations ou d’expositions.
1
Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques 1922-1929, op. cit., p. 234.
Revue Giono 5, p. 29-32.
3
Fonds d'archives du Centre Giono.
2
Deux lettres de Coubine, datant de 19371, d’une écriture réellement microscopique, rendent bien
compte du caractère parfois un peu futile et terre-à-terre des nombreuses lettres que Giono
recevait…
Le 16 février 1937, le peintre écrit à Giono :
« L’éditeur du Symposium de Prague me demande si je veux accompagner trois de vos livres
pour la traduction tchèque. J’ai répondu affirmativement. Je crois qu’il s’agit d’une édition de
grand luxe. Il m’envoie en même temps vos livres qui sont depuis quelques jours à la gare de
Céreste et que le chauffeur d’autobus oublie sans cesse. Je voudrais bien savoir si vous êtes au
courant de cette affaire. Très probablement je partirai en Tchécoslovaquie, dans ce cas je crois
qu’il sera bien que je passe à Manosque pour causer avec vous. Dites-moi si vous êtes chez
vous ces temps-ci et le moment que je vous dérangerai le moins. »
Et le 27 avril 1937 :
« Avant mon départ pour Prague, je viens vous signaler que vous recevrez à Manosque un
littérateur tchèque qui a reçu cette année le prix littéraire d’État et qui est consul de la république
tchécoslovaque à Marseille. Nous avons parlé de vous et j’ai insisté pour qu’il passe vous voir. Il se
nomme Nemecek. C’est un garçon charmant.
Pour le Symposium je ne peux pas comprendre pourquoi il m’a envoyé les livres, a insisté auprès
des amis et plus rien chez moi. Je suis bien étonné, je pense avoir l’explication à Prague et si c’est
intéressant je vous l’écrirai.
Je serai heureux si pendant mon séjour on vous invite en Tchécoslovaquie et que nous puissions
nous voir dans la société d’amis communs. »
Une autre lettre de Coubine, du 17 décembre 1943 (le ton a changé), évoque encore un projet
d’exposition. Je n’ai encore rien trouvé de précis à ce propos.
« Depuis plus d’un an je me propose d’aller te voir à Manosque, mais les mauvaises
communications m’empêchaient de réaliser cette visite. Je viens te parler aujourd’hui du projet
avec quelques amis au sujet d’une exposition dans une grande ville du Midi (je ne sais pas à
Marseille ou Avignon). L’exposition doit avoir un programme, "Le Mont du grand Bau", et je te
demande si, dans le cas où elle se ferait, tu voudrais bien prendre la parole sur ce sujet pour le
vernissage. Cette exposition sera exécutée avec grand soin. Nous sommes pour cet hiver à Apt et je
serais heureux, si tu passes dans cette ville, que tu t’arrêtes chez nous, je peux t’y recevoir et même
te donner un lit. Réponds-moi si tu acceptes de prendre la parole à l’ouverture de l’exposition qui
doit avoir lieu au printemps. »2
Le 13 décembre 1948, Coubine demande à Giono de lui envoyer Le Poids du ciel, texte qu'il
considère comme « une bible moderne ».3
Pierre Citron cite le peintre en exemple des « inventions » familières à Giono : « J’ai moi-même
entendu Giono parler d’acheter (…) la maison du peintre Coubine à Simiane. (…) Rien ne se fait
jamais : aux avantages inouïs de l’achat s’opposent des inconvénients catastrophiques. »4 Mais les
gens y croient parfois, comme Pierre Martel qui, dans une lettre à Giono du 25 janvier 19535, lui
demande s’il est vrai qu’il désire acquérir la maison de Coubine à Simiane...
1
Archives du Paraïs.
Catalogue « Autour de Giono », Actes Sud, 2002, p. 42.
3
Archives du Centre Giono.
4
P. Citron, op. cit., p. 151. Une lettre de Coubine à Giono, datée du 1 er août 1951, concerne d'ailleurs la vente de la
maison ! (Archives du Centre Giono)
5
Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence à Digne.
2
Léo DABAT
(40-45)
L'illustrateur semble bien avoir rencontré Giono plusieurs fois pendant la période de la guerre. On
trouve en tout cas plusieurs lettres de lui dans les archives du Paraïs, lettres qui témoignent d’une
relation sincère et confiante. Celle du 4 juillet 1941 par exemple :
« Je crois être en communion d’idées assez complète avec vous pour ne pas vous causer de
déception, si j’en juge d’après vos critiques de mes imageries de Jean le Bleu.
Je travaille beaucoup à ces illustrations, que je "pousse" autant que je le puis, suivant votre conseildésir. À mon gré, je ne peux y passer assez de temps, car je voudrais consacrer tout à ce travail qui
me plaît tant…
J’espère, comme convenu verbalement, pouvoir vous les présenter à la fin du mois. Tout au moins
la presque totalité, car je ne peux trouver les couleurs nécessaires, ce qui me retarde d’autant.
Encore une conséquence inattendue de la guerre (3 fois maudit soit son nom !). (…)
Je ne vous demanderai plus aujourd’hui qu’une très grande faveur, et je vous prierai, si elle vous
déplaît, de me le dire carrément et sans ambages. Je voudrais essayer – pour vous ou pour moi – de
faire votre portrait. Alors, pour me le permettre sans vous imposer la fatigue et la perte de temps des
séances de pose – d’ailleurs impossibles sans doute – m’autoriserez-vous, lors de ma prochaine
visite à faire de vous quelques photos qui y pallieraient ? (…) »
Après avoir illustré Batailles dans la montagne, chez Gallimard, Dabat reprend contact avec Giono
en mars 1947 car son éditeur, Athéna à Paris, va éditer Regain et demande s’il n’y a pas d’autres
textes : « Dès que ce sera possible, je me ferai un devoir de vous envoyer un exemplaire de mes
images de Regain, et peut-être l’avenir nous réservera-t-il des surprises quant à une collaboration
que je souhaiterais très étroite… Vous souvenez-vous d’une phrase que vous m’écriviez jadis, et qui
me guide encore aujourd’hui : " Je suis près de vous : persévérez. Souvenez-vous que je suis parti
de rien…" (…) » Conseil que Giono prodiguera à maintes reprises…
Une lettre de Dabat du 7 novembre 19471 confirme que les deux hommes se sont souvent rencontrés
à Manosque par le passé. Il est aussi question de l'illustration de Regain et de celle de Jean le Bleu.
« Je pense que mes illustrations n'auront pas plus trahi vos intentions que les naïves de "Jean le
Bleu" dont vous vous étiez, en son temps, montré satisfait. » Mais Dabat semble assez désabusé et
demande son appui à Giono.
1
Fonds d'archives du Centre Giono.
Eugène DABIT (1898-1936)
(années 20)
C'est vers la fin des années 20 que Giono fait la connaissance d'Eugène Dabit, écrivain prolétarien,
mais aussi peintre. Il le rencontrera une dernière fois en 1936. Dabit est mort en URSS, au cours du
voyage où il accompagnait Gide, qui a été très touché par son décès.
Il semble pourtant qu’il y ait eu un certain malaise entre Dabit, l'écrivain en tout cas, et Giono, sans
doute vexé par les comptes rendus de Dabit sur Le Chant du monde et Que ma joie demeure.
Gide écrit à Giono le 17 mars 1937 : « N'écririez-vous rien pour Dabit ? (...) Je suis témoin qu'il
vous aimait. Que ne pouviez-vous entendre ce qu'il disait de vous bien peu de temps avant sa mort !
Et combien l'eût ravi votre Refus de servir [=d'obéissance] ! »
Giono répond aussitôt : « Oui, j 'écrirai quelque chose pour Dabit. Mais je le connaissais peu. Serace assez pour lui ? Moi aussi je l'aimais bien, et sans le comprendre. Nous étions si loin loin de
l'autre. Mais je veux écrire pour lui les raisons de mon affection, qui n'avaient absolument rien à
faire avec ses livres. Puis-je le faire ? Dabit, pour moi, est un homme de la perte duquel je souffre
cruellement. Je ne souffre pas de la perte de l'écrivain. À mon avis, ça n'a aucune importance.
L'écrivain n'a pas plus d'importance que le cordonnier, et il est bien plus grand pour Dabit qu'on le
regrette comme homme. »
Et Gide à nouveau, le 24 mars : « Oh ! J'entends bien, parbleu ! ce que vous me dites de Dabit et
autour de lui. Je crois bien que je pense de même ; et que lui aussi..., car il ne se surfaisait point ses
dons. Du moins, dans ma contribution à ce cahier, je le laisse entendre. Parlez comme il vous
paraîtra séant de le faire ; mais parlez. Nombreux sont ceux qui vous en sauront gré ; à commencer
par moi-même. »
Giono enfin, fin mars-début avril : « C'est promis, je vais écrire pour Dabit. Pour quand faut-il ces
pages ? »1
Voilà quelques passages de ce texte paru dans La NRF en juin 1939 :
« Dabit m’écrivit longtemps avant de faire paraître Hôtel du Nord. Je reçus de lui une lettre longue
de plusieurs pages couvertes de sa petite écriture. Il me disait qu’il était peintre mais qu’il avait une
grande envie d’écrire. (…)
Je ne l’avais encore vu et sa toute petite écriture trompait. Mais dans une ou deux de ses lettres il
mit de petits morceaux de papier Canson avec de très beaux dessins humains et profonds, et je
compris que je pouvais me composer le visage de cet ami lointain d’après ce qu’il m’envoyait là.
Quand je le vis, je retrouvais dans certaines lueurs de son regard et dans le mouvement silencieux
de sa bouche pendant qu’il écoutait ce qu’on disait, presque toutes les lignes pures de son dessin. Je
vis sa peinture plus tard ; des marines, des petits ports de pêcheurs, et c’était son portrait aussi. (…)
[Lors de leur dernière rencontre, à Manosque] Il entra avec un gros beau pardessus, ses cheveux
coupés à la moine, ses yeux aimables, ses mots qu’il écrasait lentement et sensuellement entre ses
lèvres sensibles. Il allait, me dit-il, à Marseille, faire une conférence sur la peinture à la maison de la
culture. »2
1
2
André Gide-Jean Giono Correspondance 1929-1940, Hors série de la Revue Giono, 2012, p. 52-54.
« Dabit à Manosque », dans De Monluc à la « Série Noire », op. cit., p. 124-130.
Albert DECARIS (1901-1988)
(45-50)
En août 1947, Giono fait la connaissance du peintre-graveur-dessinateur à Lalley. Il était venu dans
le Trièves pour préparer son travail d’illustration de Un roi sans divertissement, et venait de réaliser
les gravures du Voyage en calèche pour les éditions du Rocher.1 Dans une lettre d’octobre 1948, il
écrira : « En plus du plaisir que j’ai eu à travailler sur votre texte, cette illustration m’a donné la joie
de vous connaître et j’en suis encore tout éclairé. »
Decaris exécutera également cinq aquarelles pour l’édition collective des Chroniques romanesques
chez Gallimard en 1962.
1
Pour les détails sur la réalisation de ces deux ouvrages, je renvoie à l’article de Gérard Amaudric, « Des cuivres et des
bois – Jean Giono illustré par Albert Decaris », Revue Giono n° 5, p. 99-117.
Pierre DEL COUR (1886-1976)
(40-45)
Peintre belge, totalement inconnu aujourd’hui, peintre surtout de figures et de paysages (Ardennes,
Brabant, Fagnes, Provence), dessinateur et aquarelliste, Pierre Del Cour s’installe vers 1940 en
Provence. « Sa peinture vibre alors dans une belle sonorité de couleurs. » Il devient (ou sans doute
plutôt se dit) un ami intime de Giono1.
J’ai retrouvé dans les archives du Paraïs de nombreuses lettres, de 1944 notamment, de la famille du
peintre. Essentiellement de sa fille Léa qui se présentait comme « grande amie de Giono » et voulait
défendre l’œuvre de son père, mais elle mourra de la diphtérie et sa mère souhaitera continuer ce
combat à sa place. Tout cela est un peu mélo… et surtout pas très clair.
Il y a aussi de nombreuses lettres de Pierre Del Cour aux archives départementales des Alpes-deHaute-Provence à Digne. Des lettres souvent larmoyantes et pleines tantôt de reproches, tantôt d'une
admiration sans bornes :
En décembre 1952, la famille vient de s’installer à Riez et il va pouvoir recommencer à peindre.
Mais il a des problèmes administratifs (carte d’identité, permis de conduire) pour lesquels il
demande l’aide de Giono.
En février 1953, il a ressenti une grande joie à l’écoute de la radio (les entretiens Amrouche) mais
en mars 1953 il écrit : « Moi-même je m’attriste du manquement à votre promesse de venir voir
mes tableaux. » Il envoie pourtant un télégramme de félicitations à Giono pour son élection à
l’Académie Goncourt en 1954.
Il y a aussi une lettre de reproches de sa femme le 3 décembre 1955. Son mari est « frustré dans sa
confiance en vos promesses ». Leur fille est morte en 1951 et Giono avait promis de transmettre le
manuscrit de sa pièce au Théâtre du Parc à Bruxelles… et ne l'a pas fait !!
On trouve d’autres lettres du père en 1957 et 1958. En mai 1957, ils ont lu un article qui les a
beaucoup émus, sa femme et lui. « "L’émerveillement" est continu, quand il s’agit de vous, ceci
n’est pas nouveau. » Des hauts et des bas donc !
Encore des vœux pour 1959 (ils sont rentrés à La Reid, dans les Ardennes belges, désespérés) et
pour 1960.
Dans les cartons du Paraïs figurent trois croquis à l'encre noire représentant « Les Mées », « SaintÉtienne-les-Orgues » et « Ange de Forcalquier », au recto d'une feuille. Un long message est
adressé par l'artiste à Jean Giono au verso. Il y a aussi deux gravures, épreuves d'artiste, dédicacées.
Je me suis arrêtée à Pierre Del Cour simplement parce qu'il était belge et que le personnage
m'intriguait... Mais tous ces documents ne présentent que très peu d'intérêt... Sauf celui d'éclairer
sur l'attitude d'un certain nombre de correspondants de Giono qui paraissent tout à fait
insupportables et parfois d'ailleurs à la limite de la démence, écrivant de très nombreuses longues
lettres quasiment indéchiffrables. On les retrouve pourtant dans les archives de l'écrivain, que ce
soit à Manosque ou à Digne.
1
C'est du moins ce qu'affirme le site www.balat.kikirpa.be (dictionnaire des peintres belges).
Louis DENIS-VALVÉRANE (1870-1943)
(40-45)
Peintre-félibre et ami de Mistral, il fréquente, ou au moins côtoie, Giono lors de son retour à
Manosque, sa ville natale, au début de la guerre. Il réalise alors une série sur l’histoire de la ville,
ensemble de 32 aquarelles se trouvant actuellement exposées dans le hall du premier étage de
l’Hôtel de ville. « Ces enluminures sur le passé manosquin sont une façon de nier le cours des
choses »1 pour l’artiste qui est resté très attaché aux valeurs provençales. L’aquarelle 31 représente
« Jean Giono jouant aux cartes » (1942).
cliché MD
« La scène se déroule au Glacier, café de la porte Saunerie, disparu en 2008 ; l’écrivain a pour
partenaires le docteur Caire, l’un des deux médecins que comptait alors Manosque, et Marcel
Chaumeton, président de la chambre de commerce et membre de la Commission administrative
ayant remplacé le Conseil général des Basses-Alpes en janvier 1941. Quelques temps auparavant,
Giono avait engagé comme secrétaire "Mademoiselle Alice" (Alice Servin), petite-cousine de
Denis-Valvérane. Madame Servin mère entreprit à cette occasion de mettre en relations l’écrivain et
le peintre, espérant que celui-ci pourrait illustrer l’œuvre de celui-là. En dépit de contacts dont cette
pièce est l’indice, ce fut un rendez-vous manqué : le panthéisme de Giono séduisait probablement
Denis-Valvérane, mais l’affiliation de Denis-Valvérane au Félibrige indisposait certainement Giono.
Du reste, le peintre mourut en 1943. »2
1
Martin Motte dans Entre histoire et mémoire. Le Manosque de Louis Denis-Valvérane, Lis edicioun dou Rodo Osco
Manosco, 2009, p. 6.
2
Ibid., p. 71.
Danielle DHUMEZ (1910)
(45-50)
En 1947, Giono rédige la présentation de son exposition à la galerie Déaris, 15 rue Notre-Dame, à
Cannes. Le texte sera repris en 1953 pour une autre exposition à Paris, et encore en 1955 pour une
exposition à la galerie Lettres et Arts, 11 rue de Varennes à Paris.
« Les solitaires sont très difficiles sur le choix de leur matériel d’aventure. Tels musiciens, tels
poètes, tels peintres qui proposent leurs tanks et leurs pyroscaphes susceptibles d’évoluer
rapidement dans les terrains plats spirituels qu’affectionnent les populations urbaines, sont
incapables de fournir des mobiles d’investigations valables aux grands aventuriers. Ceux-là, cernés
de tous côtés par des Tibets impénétrables, ont besoin, pour voyager dans leurs fourrés enchantés,
leurs forêts de Brocéliande, de chariots célestes et de Pégases que la mécanique ne peut pas
produire. L’intelligence, par exemple, eh ! bien, on s’aperçoit, au moment des grands départs, que
l’intelligence ne sert à rien si elle n’est pas l’intelligence des choses ; et il nous faut alors des arts
qui soient exécutés âme ouverte.
Dans une époque où l’imitateur de l’imitateur trouve ses imitateurs, Danielle Dhumez a très
simplement inventé un puissant moyen de renaissance : elle s’ajoute aux choses avec honnêteté et
franchise. Elle ne se prosterne pas devant la réalité extérieure, elle peint ce qu’elle rêve en même
temps qu’elle peint ce qu’elle voit. Et, les réalités qu’elle nous propose deviennent d’admirables
moyens de transport. Une simple écuelle de terre jaune contenant trois petites pommes rouges
posées sur un brocart pourpre et vert, et nous voilà emportés par une sorte d’aërion magique vers les
au-delà de nos bornes ; un soir, après l’orage, sur les bois d’yeuses du Var, une maison très humaine
qui éclaire la forêt d’un petit fil de fumée bleue, l’entassement forestier plein de chemins de fuite
qui domine un château rouge, une eau émaillée de mousse et nous sommes portés tout d’un coup
comme par la puissance d’un charme (et c’est justement la puissance d’un charme) sur le sommet
d’où se découvre tout le plan cavalier des contrées de nos désirs.
Pour elle, tout l’univers visible n’est qu’un magasin d’images et de signes auxquels l’imagination
donnera une place et une valeur relatives. Elle illumine les choses avec sa propre intelligence des
choses, et nos chemins vers l’aventure sont désormais balisés de phosphorescences. On ne risque
plus de se perdre. On va dans le domaine de l’impalpable, de l’imaginaire et du réel à travers tout ce
qui ne vaut que parce que l’homme y ajoute son âme. »
Il semble bien qu’il s’agit cette fois d’un texte réellement original, rédigé pour la circonstance. Et
c’est intéressant à noter, car Giono y fait mention de cette idée qu’il a si souvent reprise, celle de
l’artiste qui s’ajoute à son œuvre…
Dans une lettre du 5 novembre 19531, la veille du vernissage d'une exposition à Paris, Danielle
Dhumez informe Giono qu'elle a réutilisé le texte de sa préface :
« Si vous saviez la joie que vous me feriez en y venant un petit moment pour voir les dernières
nées ! Je crois que vous ne me refuseriez pas !
J’ai pas mal changé depuis Gréoux, je serais si heureuse de vous présenter mes toiles les plus
récentes.
Une fois de plus je me suis servie de votre belle préface. Je voudrais bien vous remercier de vive
voix ! Faites-moi le grand plaisir de venir un petit instant ! »
Elle envoie un télégramme de félicitations pour l’élection de Giono à l’Académie Goncourt en
décembre 1954.
1
Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence à Digne.
Jean DUBUFFET (1901-1985)
(45-50)
Giono entre en relations avec Dubuffet en 1947, à propos de l'œuvre de Soutter (voir ce nom).
Ils feront connaissance seulement sans doute en août 1953, chaleureusement, ainsi qu'en témoigne
une lettre du peintre, lettre à la fois personnelle (le récit pittoresque d'une équipée amicale à
Gréoux1) et professionnelle, le seul aspect qu'on retiendra cependant ici :
« Pierre Bettencourt était fort heureux de votre gentil acquiescement à son désir d’imprimer un petit
texte de vous ; je vous remercie moi-même beaucoup de lui avoir fait ce grand plaisir. Sans doute
vous a-t-il écrit, ou va-t-il le faire. C’est un homme singulier. J’espère qu’il vous enverra un de ses
livres, qu’il écrit à mesure qu’il les imprime ; ce qu’il écrit n’est jamais plat ; il fuit les cercles
littéraires, aime à rester dans l’ombre, et mystifier, de temps à autre, son monde : ci-joint
échantillons de son talent d’imprimeur.
Je vous envoie un exemplaire de ce catalogue de mon exposition de Portraits de 1947 2. Je suis
grandement touché que ce tract vous ait intéressé comme vous me l’avez dit. Pour sûr que
j’attacherais un immense prix à prendre connaissance des remarques dont vous aviez annoté
l’ancien exemplaire.
Ce fut grande joie pour moi de faire connaissance avec vous et nous vous savons très grand gré,
Bettencourt et moi, de votre si cordial accueil. À vous très vivement. »3
1
Taos Amrouche évoque cette rencontre dans ses Carnets intimes, Losfeld, 2014, p. 23. « Causerie amusante avec le
docteur sur la terrasse du Casino avec Jean D. et son jeune ami éditeur à l'œil ensanglanté, chasseur de papillons, qui en
fait des tableaux. » Il s'agit de Pierre Bettencourt, peintre, éditeur et écrivain (1917-2006).
2
Effectivement joint. Dédicace : pour l’usage de Jean Giono avec la très haute estime et amitié de Jean Dubuffet.
3
Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence à Digne.
Raoul DUFY (1877-1953)
(années 50)
En 1952-1953, Giono aurait... pu rencontrer le peintre, qui s’était installé à Forcalquier pour soigner
sa polyarthrite…
Dufy répond à une lettre de Giono le 9 décembre 19521 :
« Je suis honteux d’avoir tant tardé à répondre à votre lettre qui m’a fait tant plaisir. Moi aussi, je
suis très heureux que nous soyons maintenant voisins et, n’était les difficultés de mes déplacements
et les tracas d’une maison à équiper à mes besoins, j’aurais déjà fait depuis longtemps votre
connaissance.
Je vous dirai que je suis très heureux de me trouver dans ce pays que vous m’avez fait connaître
depuis longtemps et que j’aime comme tout ce qui est Provence et lumière, et je ne savais pas que
vos paysages deviendraient un jour le lieu de ma retraite. Entendez que c’est une retraite très
relative car, heureusement, je peux encore travailler.
Je ne reviendrai à Paris que vers le printemps ; par conséquent, je passe tout l’hiver ici ; je ne bouge
pas et, quand l’envie vous en prendra, montez donc jusqu’au Mas Chanu. Mon numéro de téléphone
est le 16 à Forcalquier.
En attendant le plaisir de vous voir, je vous prie d’accepter l’assurance de ma très sincère amitié. »
La rencontre entre les deux hommes ne semble pas avoir eu lieu.
Et Dufy est mort le 23 mars 1953.
Un dessin de lui sera choisi pour illustrer une page de « Rondeur des jours » dans le recueil collectif
Hommage à Jean Giono publié chez Rico à Manosque en 1975.
1
Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence à Digne.
André DUNOYER DE SEGONZAC (1884-1974)
(années 30)
C'est en 1930 que Giono rencontre à Manosque le peintre représentant du « réalisme traditionnel »1.
Je n’ai pas encore trouvé beaucoup d’informations précises, mais il est sûr qu’ils sont restés en
relations. En témoigne la dédicace du peintre à Giono, le 23 décembre 1961, de l’ouvrage qui lui a
été consacré aux éditions Art et Style2 :
« Pour Jean Giono, avec ma profonde sympathie et mes vœux les plus cordiaux. »
Ainsi qu’une lettre du 9 juillet 1964, concernant un projet d’illustration :
« Je m’excuse d’avoir tardé à répondre à votre si amicale lettre.
Croyez que je serai enchanté de voir mon nom accompagner graphiquement un texte de vous sur la
Provence.
Bien que j’aie surtout dessiné et peint sur le littoral, je pense que nous pourrons trouver des dessins
qui s’harmoniseront avec vos si beaux écrits sur la Haute Provence que vous évoquez
admirablement.
Nous verrons cela ensemble, avec vous et votre éditeur.
Croyez à ma profonde sympathie pour votre œuvre et pour vous. »3
Il est sans doute question ici d’un texte de 120 pages que Giono avait l’intention d’écrire pour
Dunoyer de Segonzac, « Noémie ou les Collines ». Ce projet ne se réalisera pas.4
C’est seulement en 1976, pour l’éditeur Pierre de Tartas, que Dunoyer de Segonzac illustrera
Provence.
1
Pierre Citron, op. cit., p. 155.
Le livre se trouve dans la bibliothèque du Paraïs. Ainsi d’ailleurs que le catalogue raisonné de l’œuvre gravé de
Dunoyer de Segonzac, édition monumentale en huit volumes.
3
Archives du Paraïs.
4
Voir l’article de Gérard Amaudric, « Des cuivres et des bois - Jean Giono illustré par Albert Decaris » (Revue 5,
p.115).
2
Édouard Léon EDY-LEGRAND (1892-1970)
(années 60)
Giono connaissait Edy-Legrand, semble-t-il au moins de nom, depuis 1931. Une lettre de Rose
Vildrac du 27 juin en témoigne1. Leur ami Edy-Legrand, illustrateur de livres pour enfants, voudrait
que Giono participe à une nouvelle petite collection chez Calmann-Lévy.
Se sont-ils croisés par la suite ? Rien ne permet de l'affirmer pour le moment. En tout cas, EdyLegrand et Giono se rencontrent rapidement chez des amis communs en 1961. Une lettre du 24
novembre2 le prouve. Edy-Legrand aurait souhaité une conversation plus sérieuse : « Je vous aurais
dit alors, avec quel sentiment d'honneur et de joie profonde, j'aurais, un jour, illustré un livre de
vous, accompagnant d'images soit une œuvre traitant de cette Provence dont je me nourris depuis
trente ans, soit une de vos œuvres récentes, du "Milanais", qui va au-delà du lieu lui-même, et
rejoint dans le temps ce même sentiment tragique du destin dont la recherche m'a toujours hanté. »
Giono a rédigé un projet de préface pour une édition des Fioretti illustrée par Edy-Legrand (vers
1964-1965). Ce texte a été publié dans le recueil De Homère à Machiavel.3
36 planches en noir et en couleurs illustrant le deuxième tome des Fioretti sont conservées dans les
cartons du Paraïs. L'artiste les avait fournies à Giono en vue de la rédaction de son texte.
« Edy-Legrand a désiré toute sa vie illustrer les Fioretti. Il en a d’abord fait le tour par la Bible,
l’Imitation, saint Augustin, l’Apocalypse. Après toutes les Apocalypses, on a toujours un furieux
besoin de mettre les choses en place. C’est ce qu’il a fait. Il a traîné ses sandales dans les poussières
de Subiaco, de Rieli, d’Assise, du mont Alverne. Il s’est amalgamé avec des centaines de fontaines,
des milliers d’arbres, des loups à deux, trois, quatre et six pattes, des constructions célestes telles
qu’on en voit dans les fonds orageux des lourds après-midi, des ruelles semblables à des tranchées
de 14, qui ne fortifient pas la cote numéro tant, mais les avancées de l’homme vers Dieu, des
murailles crénelées qui couronnent des pauvres, des monastères qui sentent la souris, des chapelles
au cœur desquelles suintent des sources, des hommes sans ombre et des ombres sans homme, des
lavandières qui noient le ciel dans un coin de leur voile pour bleuir le linge du monde, des
montagnes dont le cristal est fait de l’humble pierre des champs et de la lumière la plus surnaturelle,
des horizons par-delà lesquels de toute évidence il y a Rome, tandis qu’ici subsiste simplement celui
"qu’il ne faut pas toucher", enfin tout ce qu’il y a autour du petit pauvre. Le fumier de Job, quoi !
Avant cette magnifique édition des Fioretti en deux volumes contenant cent planches, il fallait partir
et courir beaucoup dans des Florence et des Pérouse, avaler l’été du val d’Arno, perdre le souffle
dans les lavasses de cent fontaines de Castalie : il suffira maintenant d’ouvrir ces livres pour
s’abreuver directement à la source fraîche. »
La note d’Henri Godard précise :
« Ce texte a été retrouvé sous la forme d’un double de dactylographie. Il existe bien une édition des
Fioretti illustrée par Edy-Legrand, mais elle date de 1964 et la préface est signée de Daniel-Rops.
Les circonstances à la suite desquelles le texte fut écrit puis abandonné n’ont pu être précisées. »
Il est vrai que l'affaire n'est pas claire. Et les trois lettres d'Edy-Legrand qui se trouvent dans les
archives du Paraïs ne nous simplifient pas la tâche, car elles sont rédigées de manière peu limpide...
Le 31 décembre 1964 :
« À mon avis, quel qu’eût été le jugement que l’on pût porter à l’égard d’une maison de diffusion –
dont, pour ma part, j’étais et suis encore certain des mérites – il eût fallu profiter, à temps, de
l’immense, de l’irremplaçable chance que vous nous offriez en écrivant cet article sur nos Fioretti.
Je dis : à temps, car il nous eût puissamment servi pour notre diffusion de fin d’année (...) s’il avait
pu paraître au début de décembre. Rien ne pouvait remplacer un article de Jean Giono, rien ne l’a
1
Archives du Paraïs.
Fonds d'archives du Centre Giono.
3
Gallimard, 1986, p. 256-7.
2
remplacé, d’ailleurs. Tout est donc reporté à plus tard, c’est-à-dire à un mois incontestablement
moins favorable que décembre, malgré mes efforts de création ininterrompus depuis février, et une
vie sans répit. »
Le 9 juin 1965 :
« Vous ne pouvez pas ne pas être au courant de toutes les difficultés rencontrées au cours de
l’édition de nos FIORETTI, mais, désormais, les 2 tomes sont publiés, ils sont là1, et combien je
serais réconforté si je pouvais savoir quelque chose au sujet de cet article qui, s’il était arrivé plus
tôt, nous eût servi grandement pour notre démarrage, puisqu’il nous est impossible de faire dans la
presse une quelconque publicité… »
Qui a donc traîné au point d'empêcher la publication de cette préface ? L'éditeur ? Giono luimême ?... Apparemment plutôt l'éditeur...
Suit alors une longue énumération des différents endroits où ses dessins seront exposés pendant
l'été, dans des villes d'eaux le plus souvent.
« (...) dans toutes ces stations, nous sommes ou serons bien reçus et exposés. Mais combien, alors,
votre article nous aurait été utile !... Éric Deschodt, rentrant du midi, après ces dernières Pâques,
m’assurait que nous verrions votre signature dans Arts, et, même, disait-il, dans le n° du 7 juin !...
(...) Je comprendrais fort bien que votre travail écrasant (avec tout ce que vous entreprenez sans
cesse, relevant, de surcroît, de maladie) vous empêche d’écrire cet article qui, s’il passait dans Arts,
d’ailleurs, devrait – puisqu’il traite de dessins, être illustré d’une reproduction qui donnerait une
idée de l’œuvre énorme entreprise (100 planches dans l’édition ; 225 autres planches disséminées
dans les 225 exemplaires de luxe), je comprendrais donc parfaitement, mon cher maître, que vous
ne trouviez pas le temps pour l'écrire, et d’autant plus qu’il n’est point commode de se pencher sur
les Fioretti et ses mystères… (x) Mais je voudrais être renseigné par vous-même, et quelle que dût
être votre réponse.
Notre première exposition d’Aix-les-Bains doit avoir lieu le 12 ou le 13 juillet. Votre article pourrait
"alimenter" toutes ces expositions d’été dans ces stations thermales où nous trouverons plusieurs
centaines de milliers de visiteurs.
D’où ma lettre, dont je m’excuse vivement, car je connais vos scrupules d’écrivain, et combien le
temps vous manque pour vous détourner quelques instants de votre œuvre…
Croyez, mon cher maître, à mon estime profonde et si sincère, et à ma gratitude profonde d’avoir
bien voulu m’entendre, ne puissiez-vous donner aucune suite à ce projet de l’an dernier. »
(x) Je veux dire qu’il y faut du temps pour trouver, tout au moins, la concentration nécessaire.
Giono lui a répondu... car Edy-Legrand lui écrit à nouveau le 17 juin 1965 :
« J’ai été très sensible à votre bonne lettre, m’annonçant que vous avez déjà envoyé votre article à
Arts ; j’en ai été ravi, et je vous en remercie personnellement, comme le fera Éric lui-même, qui en
sera touché et honoré tout autant que moi. Mais je m’étonne de ce terme "publicité déguisée", ce qui
voudrait dire qu’aucun grand écrivain ne pourrait parler d’un livre qu’il estime, sans que l’on pût
penser que son geste fût dû à quelque mobile publicitaire !
La vérité est que Arts, comme tout journal, est une "affaire" et qu’il ne laisse filtrer dans ses
colonnes que ce qui lui convient et ce qui lui ramène quelque finance, fût-ce par un détour. (...)
Quoi qu’il en soit, j’y suis abonné et j’espère que nous verrons paraître vos lignes bientôt, ce qui
nous servirait grandement pour notre 1re exposition d’été, qui aura lieu au casino du Touquet, le 10
juillet ; ensuite, ce sera Aix-les-Bains, au Palais de Savoie etc. »
Le texte a-t-il finalement été publié dans Arts ? Giono avait collaboré au journal dans le passé,
puisque c'est en effet pour Arts qu'il avait suivi le procès Dominici. Mais ce texte-ci ne figure en
tout cas pas dans la sélection d'articles publiés par Henri Blondet dans le recueil Arts 1952-1966. La
culture de la provocation2. Je n'en sais pas plus pour l'instant...
1
2
Souligné en rouge.
Éditions Tallandier, 2009.
Willy EISENSCHITZ (1889-1974)
(années 30)
En août 1936, à l’initiative de Ramuz, paraît, à La Guilde du Livre de Lausanne, une édition des
Vraies Richesses1 illustrée par Willy Eisenschitz, peintre « expressionniste modéré », qui s’installera
quelque temps, pour son travail, au Contadour et rencontrera plusieurs fois Giono.
Une lettre d’Eisenschitz à Giono, non datée, concerne précisément une rencontre au Contadour. Il y
évoque également leur collaboration précédente : « Merenciano me dit que vous étiez satisfait de
l’édition et des illustrations (moi aussi). »2
En avril 1938, une autre édition de luxe illustrée par Willy Eisenschitz réunit, chez Philippe Gonin,
« Entrée du printemps » et « Mort du blé ».3
Deux lettres d'Eisenschitz, non datées, concernent le travail autour de ce projet :
« Je sors de chez Gonin. Tout a l’air de marcher. Il est d’accord pour un plus grand format, plus
large surtout. Il est pour qu’on se mette tout de suite au travail. Il est heureux de ta proposition
d’agrandir le texte. Cela lui semble très important pour le succès de vente. Mais lorsque je parle
d’établir quelque chose par écrit, il a l’air de reculer. Comme il insiste d’un autre côté sur la
nécessité d’une avance de 5 000 francs pour mettre le travail en train, j’espère lui amener très
prochainement un amateur-homme d’affaires qui ne consentira l’avance que lorsque tout sera établi
selon les règles. » Suit le devis de Gonin, et Eisenschitz précise encore : « J’espère que tu pourras
m’envoyer bientôt la suite du texte. J’ai tout de même une impression favorable et vais me mettre à
l’eau-forte tout de suite. » Il y revient encore le lendemain : « J’ai oublié hier de te dire que Gonin
pense qu’il serait bon de presque doubler le texte – si c’est possible. »4
19 épreuves en noir pour l'illustration de « Mort du blé » et « Entrée du printemps », accompagnées
d'une note de la main de l'artiste figurent dans les cartons du Paraïs.
Des années plus tard, Giono accepte de préfacer une exposition d'Eisenschitz à la galerie Bost à
Valence. Le peintre le remercie le 19 octobre 1958 :
« C’est très chic d’accepter de me préfacer. Merci de tout cœur. C’est une vraie joie.
Je vous enverrai de Paris où j’ai à revoir mes toiles quelques titres et quelques photos. Et aussi un
carton avec quelques pastels des Alpilles et de la région des lagunes près de Narbonne.
Mon exposition n’ouvre que le 22 novembre. Il suffira donc que le texte arrive dans la première
semaine de novembre.
De Claire5 et de moi notre ancienne et vive affection. »
Il envoie davantage de précisions dans une lettre du 26 octobre 1958 :
« Voici quelques photos et titres de pastels qui seront exposés à Valence. Deux de ces pastels m’ont
servi pour deux toiles qui seront aussi à l’exposition (parmi d’autres – je n’expose pas que des
pastels). Ce sont le n° 1 "Collines des Alpilles" et le n° 2 "Paysage du Verdon".
Parmi d’autres paysages de Provence, il y aura une "route de platanes" et "l’arbre mort" (Alpilles).
J’ajoute 2 photos (les n° 6 et 7) d’après des toiles dont je ne dispose plus, parce qu’elles me
semblent caractéristiques pour ma peinture actuelle. »6
Le texte arrivera chez le galeriste le 13 novembre. Est-ce le même qui a été réutilisé par Eisenschitz
pour son exposition de 1964 à Paris ? Je n'en sais rien.
1
Il y a eu aussi, en avril 1936, chez Grasset, une autre édition des Vraies Richesses illustrée de belles photos de Kardas
évoquant les paysages et les descriptions de Giono.
2
Archives du Centre Giono.
3
Voir l'article de Gérard Amaudric dans la Revue Giono 9.
4
Archives du Centre Giono.
5
Il s'agit de Claire Bertrand (1890-1969), son épouse, peintre à tendance expressionniste également. En février 1959,
elle invite Giono à une exposition de groupe à la galerie Durand-Ruel à Paris, exposition à laquelle elle et son mari
participent.
6
Ces deux lettres, ainsi qu'une de Claire Bertrand, se trouvent aux archives départementales des Alpes-de-HauteProvence à Digne.
En mars 1964 donc, Giono présente une exposition d’Eisenschitz à la galerie Montmorency - 85,
rue du Cherche-Midi - Paris VI, du 2 au 21 mars :
« Je suis étonné qu’une certaine école de peinture continue à chercher l’esprit en dehors de l’objet.
Je comprends tout ce que cette position avait de reluisant au début : on prend plus facilement une
attitude flatteuse en métaphysique qu’aux mancherons de la charrue. C’était une solution de paresse
convenant à une génération fatiguée ; c’est désormais un poncif dans les deux sens du terme. Qu’on
ait besoin d’exprimer le cœur plus que la peau, je le comprends. Je suis orfèvre moi aussi, mais
qu’il faille à partir de là se borner à peindre ou décrire les résidus d’autopsie, c’est ce qu’on ne me
fera jamais croire. J’ai depuis longtemps déjà chez moi un village de Provence peint par Willy
Eisenschitz ; le cœur y est exprimé à un point qu’il m’est toujours possible, depuis des années,
d’entamer à chaque instant un colloque plein de saveur avec le cœur de ce village ; et ce n’est pas
un viscère de laboratoire, c’est un muscle noble, un irrigateur de sang, à sa place dans l’édifice qu’il
arrose, c’est l’âme. Il suffit de regarder ici les "oliviers du Coudon" pour jouir des mêmes richesses.
L’artiste ne s’est pas contenté de peu. Eisenschitz sait comme tout le monde que les rapports se
suffisent, mais il sait aussi que l’humanité a un vocabulaire de la sensation et que l’âme de la chose
exprimée est un accord entre ces rapports et ce vocabulaire. Ce jaune est beau en lui-même, bien
sûr, mais s’il est en forme de peuplier, c’est tout un automne qui démesure l’espace jusqu’aux
dimensions où nous pouvons sublimer notre condition humaine. C’est autre chose que la
mathématique (…). Dans chaque peinture d’Eisenschitz, qu’il s’agisse de Paris ou de la Provence,
du Canal Saint-Martin ou de lagunes, d’étangs, de collines, de petits vignobles, de landes, de vallées
heureuses, de villages, de fermes ou de fruits, il y a toujours cette sensualité, du sein de laquelle les
mathématiques paraissent si pauvres. »
Le village de Provence évoqué par Giono ressemble sans doute à celui-ci…
Willy Eisenschitz, Village de montagne dans la Drôme (1928)1 © Kunsthandel Widder
Yves
Le 11 mars 1964, le peintre remercie Giono pour son texte :
« Il faut que je vous le dise : votre préface crée un climat si favorable que le contact avec les
visiteurs s’établit sans avoir à surmonter la gêne habituelle inhérente aux expositions. On vous est
reconnaissant de dire si bien ce que la peinture peut être encore aujourd’hui malgré la mode non
figurative. Moi je vous dis un grand merci. »2
1
2
Toile se trouvant sur le site www.willyeisenschitz.com .
La présentation de Giono et la lettre d’Eisenschitz se trouvent dans les archives du Paraïs.
Yves FARGE (1899-1953)
(années 30)
Entre 1934 et 1938, Giono a fait la connaissance d'Yves Farge à Grenoble, où ce dernier était
rédacteur en chef de La Dépêche dauphinoise. Il ira souvent les y voir, lui et sa femme. Les Farge
passent des vacances avec Giono à Banon pendant l’été 40.
Résistant de la première heure, clandestin, homme politique, Farge a écrit des romans, des études
sur l’art (il était peintre lui-même) et des textes politiques. C’est lui qui avait eu, en 1938, le projet
d’organiser une rencontre entre Giono et Hitler pour tenter d’empêcher la guerre1. D’après Serge
Fiorio, ami très proche de Farge, c'est lui, « commissaire de la République à Lyon après la
Libération, qui est intervenu, sur la demande de Lucien Jacques, pour que Jean soit gardé à SaintVincent-les-Forts, en 1944-45, dans les meilleures conditions possibles, en attendant que les esprits
soient calmés : il y avait des cinglés qui le cherchaient pour l’abattre. »2
1
2
Voir la note de Pierre Citron, Pl. VIII, p. 287.
Bulletin de l'association des amis de Jean Giono n° 8, p. 86.
Serge FIORIO (1911-2011)
(années 20)
À partir des années 1930-31, et jusqu’en 1934, Giono invitera chaque année chez lui, en hiver ou au
printemps, pour une quinzaine de jours, parfois plus, son cousin Serge Fiorio, né à Vallorbe en
Suisse, et dont il encouragera la vocation de peintre.
Serge Fiorio est décédé début janvier 2011… Il allait avoir cent ans. Je l’avais photographié à
Manosque, le 30 juillet 2010, lors des Rencontres Giono, alors qu’il visitait l’exposition consacrée à
ses œuvres à la Maison des Jeunes et de la Culture, à l’initiative notamment de Jacky Michel,
président des amis de Lucien Jacques.
André Lombard, qui fut très proche du peintre jusqu’à son dernier jour, a publié, en juillet 2011, un
très beau Pour saluer Fiorio, précédé de Rêver avec Serge Fiorio par Claude-Henri Rocquet. Avec
finesse et sensibilité, André Lombard évoque la vie passionnante de Serge Fiorio, le peintre, mais
aussi l’homme, qui en outre évoque très bien, entre autres choses bien sûr, ses relations avec Giono
et tente de cerner tout ce que la personnalité de l’écrivain a pu lui apporter : « Il m’a appris et donné
à voir, c’est-à-dire à dépasser ce que l’on voit » ; « il m’a invité à travailler sans cesse, infiniment, à
perpète ! » (p. 243-244)… Du même auteur, en 2015, Habemus Fiorio ! aborde l'œuvre et l'homme
par le biais d'autres facettes. (La Carde éditeur, hameau de Saint-Laurent, F 84750 Viens)
Voir aussi le blog quasiment quotidien d'André Lombard consacré à Serge Fiorio :
sergefiorio.canalblog.com.
Serge Fiorio, le 30 juillet 2010, cliché MD
Serge Fiorio est un peintre qu’on aurait envie de qualifier de « naïf », pour utiliser une étiquette
facile mais qui ne convient ni à Fiorio ni à Giono. (Elle ne sera d’ailleurs pas utilisée par Giono
pour parler de Brun, le peintre « naïf » du Déserteur. Voir ce chapitre.) C’est aussi l’avis de
Waldemar George : « Je ne considère pas d’ailleurs cet artiste comme un peintre naïf. Il peint
comme un primitif siennois. Il a la fraîcheur de perception et l’œil vierge des Lorenzetti. Il a aussi
leur gai savoir. Sa vision du monde est d’un poète, d’un enchanteur qui a retrouvé le don d’enfance
émerveillée. »1
1
Serge Fiorio, Le poivre d’âne, 1992, p. 82.
Et à en croire Serge Fiorio lui-même, le critique avait vu juste, puisque la première grande
exposition qu’il ait vue, c’est « La peinture italienne du Quattrocento à la fin de la Renaissance » au
Grand-Palais à Paris :
« Je l’ai visitée la première fois en fin d’après-midi, ce fut pour moi le choc répété de salle en salle.
J’ai dû sortir au bout d’une heure, incapable d’en voir plus et de mettre de l’ordre dans mes
impressions. J’en étais ivre, remué au plus profond de mon être.
J’y suis retourné plusieurs fois le matin, jusqu’à dix heures il n’y avait pratiquement pas de
visiteurs. J’avais toute liberté pour m’imprégner de tout ce que cela offrait de neuf, tranquillement,
autant que je le désirais.
Aujourd’hui, presque soixante ans après, je conserve encore la sensation de ma confrontation à ces
chefs-d’œuvre qui me laissèrent sans voix. »1
Fiorio raconte que Giono lui a souvent donné des livres, des livres d’art par exemple. « Vers 1937, il
m’a donné le livre de Venturi sur Botticelli, avec la dédicace : À Serge Fiorio, De la part de son
cousin, parce que tu trouveras ici la solution des problèmes qui parfois t’arrêtent. Jean Giono. »2
collection particulière - cliché MD
Serge Fiorio avait rencontré Giono bien avant les séjours de celui-ci à Manosque. Il parle de leur
première rencontre dans un entretien avec Pierre Citron. « J’ai fait la connaissance de Jean à un
endroit appelé l’X, à 4 km au-dessus d’Évian : c’est là qu’habitait alors ma famille. Il y est venu peu
après son mariage en 1920, en compagnie d’Élise : il faisait le tour de ses cousins Fiorio. Ils sont
restés quelques jours. Il aimait la poésie, il nous récitait des vers de Musset, de Vigny ; cela
m’émerveillait assez (j’avais neuf ans). »3
Les retrouvailles estivales seront, pendant quelques années, toujours joyeuses, faites de chants, de
rires, de conversations, de promenades, et d’intérêt aussi pour le lourd travail de carriers des Fiorio
à l’époque.4 « En plus, Jean nous parlait de poésie, de livres qu’il écrivait, d’écrivains qu’il
connaissait, de musique et de musiciens. Cela tisonnait en moi des aspirations intérieures fécondes,
1
Ibid., p. 22.
Bulletin de l’Association des amis de Jean Giono, n° 8, printemps-été 1977, p. 87.
3
Ibid., p. 85.
4
Voir le livre d’André Lombard, très riche de souvenirs personnels du peintre. André Lombard, Pour saluer Serge
Fiorio, La Carde éditeur, 2011, p. 125-129.
2
d’ailleurs prêtes à éclore dans ma peinture. À l’entendre donner ses appréciations sur les choses, sur
les événements, petits et grands, le monde prenait une autre dimension et devenait magique. »1
Et puis ils vont commencer à parler peinture : « Je lui montre des dessins, de petites choses à la
gouache et à l’huile, notamment le portrait de l’ouvrier Henri Dariva devant lequel il m’encourage
vivement à poursuivre sans me poser de questions : "Continue, continue, n’écoute personne !" Ce
qui a toujours été par la suite, en ce qui me concerne, sa recommandation favorite. Pour moi,
essentielle. »2
Giono parlera de Serge Fiorio dans une lettre à Lucien Jacques du 5 septembre 19313 : « Mon
cousin Serge, celui que j’appelle Dionysos, et qui est tellement beau qu’on ne peut pas y croire,
dessine si bien que j’ai promis de le mener un jour à Paris pour lui faire visiter le Louvre. Il y a
quelque chose à faire avec ce garçon : souple, intelligent, savant de la bonne science, un sac de
sang. »4 Giono a donc très tôt été clairvoyant...
Fiorio raconte encore : « En 1934, je suis resté six ou sept semaines, en avril-mai ; j’ai assisté à la
fête de Saint-Pancrace, qui est traditionnelle à Manosque. Il m’avait toujours encouragé à dessiner
et à peindre, et cette année-là, j’ai fait son portrait5, qui est reproduit sur la couverture de Noé dans
l’édition Folio. Le soir, vers cinq ou six heures, presque chaque jour, il nous lisait Que ma joie
demeure, qu’il était en train d’écrire. C’était le début du livre : l’arrivée de Bobi, le printemps, le
cerf. Le jour où le tableau a été fini, il avait écrit la phrase qui est sur la page blanche devant lui sur
le portrait : "Oui, dit Bobi, le difficile c’est6 de trouver une bête qui accepte." »7
cliché MD
André Lombard rapporte d’autres propos de Serge Fiorio évoquant ce portrait :
« - Maintenant tu vas aller plus loin, tu vas faire mon portrait.
1
Ibid., p. 125.
Ibid., p. 128.
3
Serge Fiorio raconte qu’il n’avait séjourné cette année-là à Manosque que « cinq ou six jours seulement à Pâques :
j’étais militaire et j’avais une permission ». (Bulletin n° 8, p. 85)
4
Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques 1930-1961, op. cit., p. 72.
5
Ce portrait est aujourd’hui au musée de Laval. Notons que par la suite Giono acceptera de faire partie du comité
d’organisation du musée Henri Rousseau de Laval, consacré à l’art naïf. (P. Citron, op. cit., p. 554) En octobre 1938,
Gallimard reproduira le portrait en affiche pour l’annonce du Poids du ciel.
6
« C’était » dans le roman.
7
Bulletin n° 8, p. 85.
2
- Il m’a conduit, dit Serge, jusqu’à l’autocar, mis cinquante francs en poche pour descendre à
Marseille acheter la toile, les pinceaux, les couleurs.
En me convainquant de faire son portrait, Giono m’a aidé, devant l’aventure qui m’attendait, à
surmonter mes appréhensions dues à ma totale ignorance de tout ce qui touchait à l’art.
Il savait que c’était là le chemin le plus direct pour m’ouvrir à ma propre liberté d’artiste. Je lui en
garde une solide et entière reconnaissance. »1
Une longue rêverie autour de ce portrait de Giono par Fiorio ouvre le texte Rêver avec Serge Fiorio
de Claude-Henri Rocquet, dans le livre d’André Lombard, Pour saluer Fiorio, La Carde éditeur,
2011. André Lombard évoque lui aussi, de façon détaillée, ce portrait qui a constitué certainement
un tournant fondamental pour le peintre (p. 133-138). Je vous renvoie à son analyse… et à son
passionnant article du blog sergefiorio.canalblog.com du 13 novembre 2014 : « Les tribulations du
premier portrait de Giono ».
C’est à la même époque que Giono mettra son cousin en relation avec le peintre Eugène Martel qui
sera son « guide spirituel » jusqu’à sa mort en 1947.
Giono veille aussi attentivement à la formation intellectuelle de Serge Fiorio. « Les livres qu’il m’a
conseillé de lire, entre 1930 et 1935 : Johan Bojer ; Knut Hamsum : Un vagabond joue en sourdine,
Sous une étoile d’automne ; Kivi : Les Sept Frères ; Ladislas Reymont : Les Paysans ; Sillanpaa :
La Terre du voleur ; Panait Istrati : Kyra Kyralina, Les Récits d’Adrien Zografi. »2
Et il ne ménage pas ses encouragements quasiment paternels à son cousin, encouragements
accompagnés de sévères mises en garde morales. Deux lettres de 1935 sont reproduites dans
l’ouvrage consacré au peintre3. J’en reproduis les passages essentiels : « J’ai beaucoup de choses à
te dire mais par lettre c’est difficile. Deux des plus importantes toutefois. Il ne faut plus sous aucun
prétexte faire le portrait de personne, ni vendre (extrêmement important). Il faut travailler pour toi
sans que personne ne voie rien. Tu montreras tes toiles plus tard. Pour l’instant, tout ce que tu peux
faire qui te donne des joies passagères te dessert pour l’avenir. Attention. Te méfier de Rey-Millet4,
je parle au point de vue peinture seulement. C’est l’homme qui peut te faire le plus de mal au
monde. Peinture cérébrale uniquement basée sur l’intelligence, juste ce qu’il ne faut pas que tu
apprennes. Fais tout ton possible – va pour ça jusqu’à la brutalité, la grossièreté, tout – pour
travailler seul et pour toi. Ne t’inquiète pas. Dès que tu sentiras que tu montes, tu seras mille fois
plus récompensé par toi-même que par tout ce qui te récompense actuellement. Souviens-toi que
l’art est la plus cruelle des occupations des hommes. Après nous verrons. Tu comprends bien, Serge,
que si tu n’en valais pas la peine je ne te donnerais pas d’aussi désespérantes pensées. En art, rien
ne se fait facilement mais tu seras récompensé de toute l’austérité que tu mettras dans ton travail par
la place à laquelle ce travail te poussera. (…) Pour toi, courage et pas de faiblesses ou alors en
dehors de l’art, tout à fait en dehors. Mais quand tu peins, sois exactement comme un moine. Ou
bien tout est foutu et dans cinq ans tu n’existeras plus. Je t’embrasse et compte sur moi. »
Et quand Serge Fiorio lui a écrit une lettre qui le rassure totalement, Giono lui répond : « Ça va,
mon vieux. Ta lettre est celle que j’espérais. Travaille et ça ira. Tu peux avoir confiance en toi.
Encore une chose ! Sois orgueilleux et fier mais en toi-même. Ça, ça fait l’armature de ta force.
Rien ne pourra t’empêcher de peindre, sois tranquille, quant à moi, je m’occupe de toi. Ne fais rien
avec ton intelligence. Fais tout avec ton cœur. »5
1
Serge Fiorio, op. cit., p. 21.
Bulletin n° 8, p. 87.
3
On peut les lire aussi dans le Bulletin de l’Association des amis de Jean Giono, n° 34, automne-hiver 1990, p. 8-12.
4
Peintre-écrivain savoyard (1905-1959). Voir à ce nom.
5
Serge Fiorio, op. cit., p. 42-3.
2
En novembre 19371, Giono évoque dans son Journal un voyage à Taninges, en Haute-Savoie, où la
famille Fiorio exploite alors une carrière à ciel ouvert. Il écrit, le 29 novembre : « (la peinture de
Serge est extraordinaire – sur la limite). » (Pl. VIII, p. 224)
Dans son introduction au beau livre intitulé Serge Fiorio, édité au Poivre d’âne en 1992, Pierre
Magnan2 décrit une mystérieuse toile du peintre, dont il avait vu seulement une reproduction en noir
et blanc, accrochée au-dessus du bureau de Thyde Monnier3, la première fois que, très jeune encore,
il s’était rendu chez elle, en 1936 probablement, selon André Lombard. Ce dernier raconte4 que
Thyde Monnier, familière de Giono, était venue en vacances tout près de Taninges et avait rendu
visite à Serge Fiorio, dans l’atelier duquel elle avait été fascinée par une grande toile qui lui
inspirera une pièce de théâtre demeurée inédite : Joïa. C'est sans doute Fiorio, qui fut photographe
de 1936 à 1939, qui lui avait offert le tirage vu plus tard par Magnan...
Il semble donc qu'André Lombard a retrouvé (où et comment ?) ce mystérieux tableau. 5 Merci à lui
- une fois encore – de m'avoir permis de le reproduire ici (voir page suivante).
« C’était la reproduction d’un tableau comme je n’en avais jamais vu. Un sujet central y était peint
dont on ne voyait que la robe somptueuse dans sa simplicité, tant le visage lisse que celle-ci éclairait
importait peu dans le fond. Autour de cette physionomie énigmatique parce que sans expression,
une demi-douzaine de personnages en demi-cercle figuraient le chœur d’une tragédie muette.
Ils étaient repoussés au loin mais bien distincts, bien dessinés et tous pourvus, eux, d’une tête de
caractère.
Thyde me dit que la robe de la jeune femme était bleue et que ce bleu inouï lui avait donné envie
d’écrire une pièce de théâtre dont l’ébauche était éparpillée sur la table et qu’elle l’appellerait Joïa.
Cette femme en robe bleue, me dit-elle encore, c’était Clara, l’aveugle du Chant du monde,
représentée sur le point d’accoucher parmi la forêt et les bêtes. Derrière elle se tenaient les arbres du
monde et les êtres du monde et il ne fallait pas prêter longtemps attention, surtout lorsqu’on a dixsept ans, pour les entendre chanter. Au demeurant, ces six personnages bien séparés les uns des
autres et candidement posés dans leur utilité héraldique me captivaient beaucoup plus que les affres
de cette jolie femme affaissée sur elle-même et que j’imaginais peut-être déjà assise sur l’enfant
qu’elle venait de faire.
Il y en avait un notamment, très jeune et très svelte qui avait un front de bélier-maître. On
m’expliqua que c’était lui le peintre et qu’il s’était représenté tel quel.
Cette tête candide quoique exprimant l'obstination dans sa sérénité, elle m'a très longtemps hanté
car très longtemps, je n'ai connu que les reproductions, quelquefois les originaux, des compositions
de Serge Fiorio, avant de le rencontrer lui-même. Longtemps je ne pus l'imaginer que sous les
espèces de ce personnage pointu, taillé comme un danseur ou comme un funambule. Y avait-il ou
1
On peut supposer que le Journal de Giono est fiable à ce propos et que Serge Fiorio se trompe quand il affirme :
« Jean est venu plusieurs fois à Taninges où nous vivions, dont une fois vers 1935, où il est reparti à pied par le col de
Châtillon, avec une toile de moi sous le bras ; il l’a d’ailleurs donnée à Hirsch, de chez Gallimard. Je ne l’ai pas vu
ensuite pendant trois ans, de 1936 à 1939 : il n’est pas venu à Taninges, et moi j’y étais bloqué par mon métier de
photographe. » (Bulletin n° 8, p. 86) L’un des deux se trompe en tout cas !
2
Pierre Magnan a indiqué en dédicace de son Pour saluer Giono : « Je dédie ces souvenirs à Serge Fiorio dont l’œuvre
peint respire à la même hauteur que l’œuvre écrit de son cousin Giono. » (Folio, 1993)
3
Thyde Monnier (1887-1967) a mené une vie riche et compliquée, après s’être émancipée de son milieu bourgeois
d’origine. Poète, pacifiste, féministe, elle est finalement devenue romancière à succès. Elle avait rencontré Giono à
Manosque en 1932, à l’occasion d’une interview pour la revue Les Femmes de France (voir Sur la corde raide, le
troisième volume de Moi, ses mémoires, aux Éditions du Rocher, p. 105-108). Elle était fascinée par l’écrivain, « pur
comme la vie » (ibid., p. 108). Giono, qui s’était pourtant montré sévère avec les premiers textes de la romancière (« Ce
sera très bien quand ce sera écrit », lui avait-il dit, ibid., p. 131), soutiendra personnellement la publication de son
premier texte important, La Rue courte, publié en 1937 chez Grasset, et dédié d’ailleurs « À Jean Giono, mon maître ».
Le roman, qui raconte la vie dans un quartier populaire d’une petite ville non loin de Marseille, est un savant dosage de
Giono (pour les descriptions de la nature et la sensualité des personnages) et de… Zola (pour le réalisme très noir de la
peinture sociale). Sa construction très habile est réellement efficace. André Billy avait très justement écrit que Thyde
Monnier était « un écrivain qui n’a pas la place qu’elle mérite, au premier rang de nos romancières ».
4
André Lombard, Pour saluer Serge Fiorio, La Carde éditeur, 2011, p. 136. Voir aussi le blog Fiorio du 1/11/2015.
5
Voir le blog Fiorio du 03/12/2015.
n'y avait-il pas un pigeon blanc ou une colombe perché sur son épaule ? Je ne puis en jurer et
l'auteur non plus sans doute car cette toile, je ne l'ai jamais revue. Elle est mystérieusement quelque
part. Elle dort au secret en quelque retraite improbable. Serge lui-même n'en parle que
congrûment. »1
Le tableau est peint sur bois. Selon André Lombard, c'est le plus grand que Fiorio ait peint, deux
mètres sur deux mètres. Il n'est ni daté ni signé, et son état actuel justifierait une restauration.
Serge Fiorio avait donc peint une sorte d’allégorie du roman de Giono. Il travaillera encore
plusieurs fois sur Le Chant du monde pendant ou juste après la guerre, qu’il s’agisse de gouaches,
de tempera ou de dessins.2
Fiorio a travaillé aussi sur Que ma joie demeure, le roman que Giono écrivait lors de son séjour à
Manosque en 1934 (voir page 175). En témoigne ce magnifique tableau intitulé « Paix sur la terre »
qui a été peint en 1954. Merci une fois encore à André Lombard de m'avoir autorisée à le reproduire
ici (voir page suivante), même s'il déplore la mauvaise qualité de la photo.3
1
Serge Fiorio, op. cit., p. 7-8.
Pour saluer Serge Fiorio, op. cit., p. 169, p. 178, p. 197.
3
Voir sergefiorio.canalblog.com en date du 26 septembre 2014. Précisions d'André Lombard : « C'est une peinture sur
panneau de bois épais (2 cm et de tilleul, comme il se doit) réalisée selon l'antique façon des peintres d'icônes, c'est-àdire que le dessin en est gravé dans l'épaisseur de plusieurs couches d'enduit et la matière en est une peinture mate à
l'œuf : la tempera. La marge servant de cadre est incrustée de décorations serpentines et dorée à la feuille d'or par Serge
lui-même. Elle porte le titre, en haut, malheureusement illisible sur la photo. Cette œuvre pacifique et pacifiste se trouve
être, depuis les années 80, en bonne place dans une collection privée... en Israël. Bien que de petit format – peut-être
50X40 cm – elle est, à mon sens, l'un des purs chefs-d'œuvre de Serge. »
2
Les relations entre les deux hommes n’ont jamais vraiment cessé.
« Dans ses dernières années, j’y allais souvent ; je lui ai amené ma mère, qu’il aimait beaucoup1. Il
ne nous écrivait pas souvent, sauf pour des choses précises (comme les demandes d’information sur
la dynamite, faites à mon père, et dont les fragments ont été publiés dans l’édition Pléiade de
Batailles dans la montagne). C’était Élise qui écrivait, et Jean mettait un mot d’amitié à la fin. Une
fois, il m’a écrit une grande lettre pour annoncer une préface au catalogue de mon exposition de
Cannes2. Mais ça n’a pas été facile d’avoir la préface : il a fallu que Martel insiste pour que Jean la
fasse. »3
Giono écrit effectivement cette préface promise par lettre (Serge est alors, avec son frère Aldo et ses
parents, cultivateur dans le Tarn-et-Garonne, où il applique des méthodes d’agriculture biologique
avant la lettre), mais il a donc traîné, à cause d’un voyage à Paris… Un passage d’une lettre de
Martel à Giono, le 22 avril 1942, avance une explication à ce retard : « La lettre de Serge me
suggère une version possible à votre retard ; lequel peut être provoqué par la crainte qu’il existe une
certaine contradiction entre vous et moi, sur la conception de son talent. » Et Martel, insistant, joint
apparemment une note à ce sujet.
Cette préface de Giono, qui était restée confidentielle jusqu’ici, vient d’être publiée dans la Revue
Giono 5. En voici un court passage, consacré précisément à Serge Fiorio : « C’est de la franchise et
de la loyauté de Serge Fiorio que je me porte garant. Il chasse de bonne foi. Il peint de la façon
qu’on voit parce qu’il ne sait pas peindre autrement. Il n’y a pas d’astuce. Il n’est pas jongleur ; il
n’est pas champion de saut sans perche ou avec perche. Il s’est trouvé devant la peinture (je l’ai vu à
ce moment-là : j’y étais) nu et cru, sans rien dans la tête. Tout chez lui est moyen de bord. (…) Il ne
fait pas de la naïveté : il est naïf ; il ne fait pas de la gaucherie, il est naturellement gauche (ce qui
confine à l’adresse, et c’est là justement que je peux servir à faire le départ). Il ne fait pas le
primitif ; il l’est. »4
1
Maria Fiorio, dernière des Fiorio de cette génération, morte à Montjustin en septembre 1976, à 97 ans.
La galerie Serguy, à Cannes, lui avait demandé de rassembler tout ce qu’il pourrait de son œuvre peint (peintures et
temperas), pour une exposition qui se tint du 12 mai au 12 juin 1942. Le catalogue ne fut finalement pas réalisé, à cause
de la guerre, mais le texte fut imprimé sur le carton d’invitation et partiellement reproduit dans Le Figaro des 16-17 mai
1942.
3
Bulletin n° 8, p. 86-7.
4
Revue Giono 5, p. 15.
2
Un autre texte de Giono sur Fiorio figure dans le catalogue de l’exposition « Autour de Giono »,
mais il n’est malheureusement pas daté. Il s’agit très probablement d’un texte servant de préface à
l'exposition de Serge Fiorio à la Galerie Hébert à Grenoble, du 31 janvier au 17 février 1969.1
Comme souvent, Giono commence par une réflexion générale sur l’imaginaire et la couleur, et
consacre seulement les dernières lignes du texte à la peinture de Serge Fiorio : « Sergio Fiorio
compose un monde subjectif. Tel village de Haute-Provence s’arrache de son histoire et de sa
géographie. Resté toutefois tel qu’en lui-même, il ajoute cependant à sa couleur et à sa forme
(comme une sorte d’alcool), les horizons s’élargissent et s’approfondissent, un anthropomorphisme
quasi grec (comme renaissant, le Ronsard du premier et le second Livre des Hymnes) anime les
montagnes, les bois, les lacs, les nuages, les neiges et jusqu’à l’invisible : le vent, l’épaisseur de
l’air. C’est un art éminemment aristocratique. »2
Fin 1967, Serge Fiorio illustrera un texte de Giono, « Itinéraire de Manosque à Bargemon », pour
Sud-Est touristique, dans son numéro sur la Provence.
En 1969, il illustrera de lithographies trois Récits de la demi-brigade (« La Belle Hôtesse », « La
Nuit de Noël », « Le Bal ») en édition de luxe (250 exemplaires numérotés), « aux dépens
d'amateurs provençaux », chez Daragnès à Paris.3
Trois lithographies en couleur, dont une épreuve d'artiste, figurent dans les cartons du Paraïs :
« L'arrivée du cavalier », « L'auberge » et « La marchande de tissu ».
En 1975, il participe au recueil collectif Hommage à Jean Giono, publié chez Rico à Manosque, en
illustrant une page de Provence.
En 1989, Fiorio fera un deuxième portrait de Giono, à la demande de sa fille, Sylvie Durbet-Giono.4
1
Renseignements fournis par André Lombard.
Catalogue de l’exposition « Autour de Giono », Actes Sud, 2002, p. 44. Précision : le texte est bien « Tel village de
Haute-Provence s’arrache de son histoire et de sa géographie » et non « de son bonheur et de sa géographie ».
3
Ces renseignements précis proviennent du blog animé par André Lombard, sergefiorio.canalblog.com .
4
Voir Pour saluer Serge Fiorio d’André Lombard, p. 242-243. Et le blog sergefiorio.canalblog.com en date du 13
novembre 2014.
2
Pierre FONTEINAS (1921-?)
(45-50)
Voir l'article de Gérard Amaudric, « Giono illustré par Pierre Fonteinas » dans la Revue Giono 7,
suivi par un superbe cahier d'illustrations de Regain, Fragments d'un déluge, Fragments d'un
paradis, Le Cœur-Cerf.
Le graveur figure au nombre des nombreux visiteurs, dont des artistes, que Giono reçoit après la
guerre. Illustrateur plus tard du Cœur Cerf1, il connaissait bien Giono et l’a fréquenté quand il
gravait les planches de Regain, en 1946, pour les éditions Livres d’Art.
Il avait été pressenti également pour illustrer Un roi sans divertissement, mais a finalement été
évincé au profit d’Albert Decaris par Jean Mabilat, directeur de l’Édition Française illustrée.2
Il illustrera encore Fragments d'un déluge et Fragments d’un paradis en 1948 pour l’éditeur
Dechalotte.
Fonteinas adressera un mot de félicitation à Giono à l'occasion de son élection à l'Académie
Goncourt en décembre 1954.
De nombreux documents figurent dans les cartons du Paraïs : deux gravures numérotées, dont une
faisant penser à une scène de nativité et qui prendra place en 1948 en couverture de Fragments d'un
déluge ; une gravure intitulée « Contadour » ; cinq épreuves d'artiste à partir de Regain ; la
présentation aux souscripteurs de Fragments d'un déluge. Et également quatre gravures avec
annotations au crayon de Raymonde Fonteinas-Housseau.
1
En 1983, pour les éditions de la Pomme de pin.
Voir l'article de Gérard Amaudric, « Des cuivres et des bois – Jean Giono illustré par Albert Decaris », Revue 5, p. 99117. On y voit un Mabilat très critique à l’égard des illustrations de Regain par Fonteinas : « Il a un style – c’est déjà
beau d’en avoir un – qui n’est pas du tout commercial. Il plaît à peu de personnes. Demandez à de grands libraires, tels
Rombaldi, Sautier, Librairie de l’Alma, ce qu’ils pensent de son Regain. Il s’est vendu parce que c’était du Giono. C’est
un grand graveur, il a du métier, mais c’est un moins bon dessinateur. »
2
Geneviève GALLIBERT (1888-1978)
(années 50)
Peintre officiel du ministère de l’Air, médaille d’argent de l’exposition internationale de 1937,
Geneviève Gallibert était paysagiste et connue par exemple pour des vues et scènes du Maroc.
En octobre 1954, Giono préface le catalogue de son exposition d'aquarelles à la Maison française
d’Oxford, dont Henri Fluchère était directeur. Malheureusement, on n’a plus retrouvé trace de cette
présentation à Oxford.
Mais j'ai retrouvé la lettre du peintre à Giono du 11 octobre 1954 :
« Monsieur Henri Fluchère m’a envoyé la préface que vous avez bien voulu écrire pour ma
prochaine exposition à Oxford.
C’est une page splendide qui m’a profondément émue.
Je ne saurai pas vous exprimer ma gratitude en vous écrivant, mais ce que je saurai faire, c’est, au
retour des 2 expositions, Oxford et Paris, aller jusqu’à Manosque pour vous remercier de vive voix
et vous présenter mes sentiments de vive et admirative sympathie. »1
Elle adressera également un télégramme de félicitations pour l’élection de Giono à l’Académie
Goncourt en décembre 1954.
1
Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence à Digne.
Olivier-Laurent GIRARD (1916-2003)
(40-45)
Ce Manosquin, peintre et décorateur de cinéma, a fréquenté Giono plus particulièrement sans doute
pendant et après la guerre. En 1942, quand Georges Régnier réalise Manosque, pays de Jean Giono,
il accompagne le tournage et écrit un article sur les prises de vue de ce court métrage qu’il illustre
de deux portraits au trait de Giono1 et Régnier.
Bien plus tard, en 1984, Girard illustrera Ces territoires heureux, un texte de Giono accompagnant
un court métrage documentaire sur les Basses-Alpes, 04, tourné en 1967, à la préparation et la
construction duquel l’écrivain participa.
Quand il était à Manosque, il ne manquait pas de rendre visite à Giono dont il était un des
admirateurs fervents. Il témoignera à plusieurs reprises de cet attachement à Giono et à son œuvre.
Il a conçu avec Marcel Arlaud une série de planches typographiques où il enlumine, dans la
tradition médiévale, des textes choisis en particulier dans Recherche de la pureté. Il a exécuté
plusieurs portraits de membres de la famille Giono, en employant la technique des « trois crayons »
où il excellait. La sensibilité d’Olivier-Laurent Girard à l’art de Giono et aux paysages de HauteProvence firent de lui un « peintre de Giono »2.
Figurent dans les cartons du Paraïs un dessin à l'encre et à la craie grasse de 1970 et des
reproductions du portrait de Jean Giono.
1
Ce portrait (appartenant à la collection personnelle de M. Roland Frasconi) est reproduit en couverture de Giono à
Manosque de Maurice Chevaly, Le Temps parallèle, 1986.
2
Voir l’article de Jacques Mény paru dans le Bulletin n° 61, printemps-été 2004.
Pierre GIRIEUD (1876-1948)
(années 20)
Les archives du Paraïs contiennent de très nombreuses lettres de Pierre Girieud, pas toujours d’un
intérêt extraordinaire, et certaines font penser à la banalité des SMS d’aujourd’hui… mais elles sont
exemplatives et peuvent nous aider à décortiquer par le menu la relation entre les deux hommes, et,
ainsi même, un aspect de l’attitude de Giono à l’égard de ses amis, de ses amis peintres en
particulier.
C’est Pierre Girieud, le frère de son ami Maxime, qui prend contact avec Giono le 13 juin 1926 :
« Mon frère Maxime m’a beaucoup parlé de vous et recommandé de ne pas passer par Manosque
sans vous voir. Je pars mardi pour Gréoux, j’arriverai à Manosque à midi 55 et repartirai par
l’autobus du soir à 6 heures. Si vous pouviez être libre, je serai fort heureux de faire votre
connaissance et de vous rencontrer tout au moins pendant le déjeuner. »
La rencontre aura bien lieu1. Le peintre l’évoque dans une lettre du 8 juillet : « Évidemment il y a
déjà longtemps que j’aurais dû vous écrire pour vous remercier de votre bonne réception à
Manosque, excusez un peintre qui se trouve plus à l’aise (si l’on peut être à l’aise en travaillant) un
pinceau à la main et que le stylo effraie. Maxime ne doit venir ici que fin août, j’espère bien que
nous vous verrons arriver à Gréoux avant cette date si lointaine encore. Prévenez-moi par un mot et
vous me trouverez à la descente de l’autobus. »
Vient alors une série de lettres de Girieud, en juillet encore, et toujours accompagnées de
nombreuses marques d’affection, à propos de l’achat de quatre disques de cire vierge qu’il demande
à Giono de faire remettre pour lui à l’autobus par un pharmacien (!) et surtout à propos d’un tableau
qu’il souhaite lui montrer. Cela a l’air anodin, mais c’est très révélateur, à plusieurs égards, quant à
la personnalité du peintre, et quant à celle de Giono aussi !
Le 23 juillet, Girieud écrit :
« Il est fort probable que je passerai à Manosque dans huit jours, je dois en effet aller à Digne pour
transporter un tableau que je suis en train de terminer et qui est un hommage à Paul Arène.
Si l’heure ne vous paraît pas trop matinale, je serais heureux de vous le montrer avant le départ du
train, si nous disposons de quelques minutes. Cela vous donnera une première idée de ma peinture
que vous me faites l’honneur de désirer connaître. »
Le 28 juillet, le fameux rendez-vous pour montrer à Giono le tableau à la gare de Manosque est
fixé : « Je passerai à Manosque vendredi matin arrivant avec l’autobus vers sept heures du matin et
partant par le train vers 8 heures. »
Mais Giono ne sera pas au rendez-vous : il a la grippe… Giono a parfois éludé ainsi des rendezvous importuns. Il faut dire quand même que le faire descendre à la gare, à sept heures du matin,
avant de se rendre au travail… et pour une rencontre de quelques minutes en plus… c’était
beaucoup demander ! Mais il semble bien que cette fois-ci, il était réellement malade...
Pierre Girieud se tracasse, dans sa lettre du 5 août, un modèle de civilité et de courtoisie :
« Au retour de Digne je trouve la lettre adressée par Madame Giono et où j’ai appris avec un vif
déplaisir que vous aviez été souffrant le jour même où je passais en gare de Manosque. J’eusse
préféré assurément que l’ennui de ne pas vous voir ait été la conséquence de contretemps tels que
perte ou retard de correspondance mais j’espère bien que cette alerte sera de peu de durée et que
vous êtes déjà remis de cette indisposition. Vous serez bien aimable de me donner de vos nouvelles
et de me rassurer sur ce point. »
Giono évoque lui aussi l’épisode du tableau, dans sa lettre du 2 août à Lucien Jacques : « J’ai fait la
connaissance du frère de Girieud ; homme charmant de modestie et plein d’une grande vague
d’affection. Ma saleté de grippe m’a empêché de le revoir vendredi dernier. Il m’avait convoqué à la
gare pour passer une heure encore avec moi et me montrer un de ses tableaux qu’il montait à
l’exposition de Digne. Zizi a dû écrire pour m’excuser. Je faisais mon petit haut-fourneau avec 39.7.
Mais, comme il est mon voisin à Gréoux, j’irai le voir un dimanche. »2
1
Voir la lettre de Giono à Lucien Jacques, le 25 juin 1926, dans laquelle il évoque Pierre Girieud, « un homme
charmant, avec lequel j’ai passé une après-midi heureuse ». (Correspondance 1922-1929, op. cit., p. 174)
2
Correspondance 1922-1929, op. cit., p. 176.
En fait, Girieud se rendait au Salon d’art alpin à Digne et l’œuvre en question était bien cet
Hommage à Paul Arène… d’inspiration néo-classique. Notons que le peintre, autodidacte, est passé
par toutes sortes de styles, l’expressionnisme notamment…
Le tableau est commenté dans un article d’un journal non identifié, article signé René-Jean, le 11
novembre 1926 : « M. Girieud, artiste provençal, célèbre un artiste provençal et apporte son
Hommage à Paul Arène, grand paysage montagneux où se reposent sous un arbre vert le poète et sa
muse, tandis qu’auprès d’eux, en frise horizontale, sont les allégories du conteur en divers groupes
qui se côtoient jusqu’à la fontaine où boit la Chèvre d’or. »1
Pierre Girieud, Hommage à Paul Arène © Musée municipal de Digne
Trois lettres adressées par Giono à Pierre Girieud, entre 1926 et 1930, témoignent aussi de la
relation cordiale entre les deux hommes2. Dans une de ses lettres à Girieud, la seule qui
malheureusement ne soit pas datée, Giono fait allusion à un ouvrage illustré par Girieud qu’il a reçu
et beaucoup apprécié : « J’ai trouvé vos illustrations absolument remarquables, et tel "château de
Lourmarin", dans l’éblouissement du soleil et le pétillement des oliviers, est une chose absolument
unique. Vous n’imaginez pas ce que j’aime ces illustrations. Les rues des villages, ce pigeonnier, ce
cyprès et son ombre qui est comme un bassin sur l’herbe, autant de joies que je me donne en
regardant votre livre chaque jour. » Et il ajoute, avec cette générosité scrupuleuse qui se manifestera
souvent : « Quel dommage que tous ces embêtements que vous avez à cause de vos couleurs ! Moi,
j’ai un profond regret. J’ai peur de vous avoir donné du souci avec ma lettre bête de février. Depuis,
je n’avais plus besoin de cet argent et vous auriez pu le garder encore sans inconvénient. Je ne cesse
de me dire que j’ai été un bel idiot. De toute façon, mon cher ami, vous savez que ça reste à votre
entière disposition et sur un mot de vous : trop heureux de pouvoir vous rendre ces petits services
que mon amitié voudrait plus grands. Je vous demande donc de m’excuser. »
Ou encore ce passage d’une lettre de Giono du 6 septembre 1926, après une journée passée
ensemble : « Je tiens encore à vous assurer de ma grande amitié et vous dire encore une fois ma
gratitude pour la belle journée ; depuis les lignes des collines jusqu’aux fastes du château et votre
souvenir, tout est en moi pour toujours. » Il fait allusion à une visite au château de M. et Mme
Douglas Fitch, à Pradines, entre Vitrolles et Grambois, dans le Vaucluse, où Louis Riou 3, Pierre
Girieud, Alfred (ou Jean ?) Lombard et Georges Dufrénoy avaient exécuté des fresques dans le
narthex de la chapelle Saint Pancrace4.
Girieud à son tour exprime son bonheur et son émotion après cette journée mémorable, dans une
lettre du 11 septembre :
1
Article se trouvant, avec les lettres de Pierre Girieud, dans les archives du Paraïs.
Bulletin de l’Association des amis de Jean Giono, n° 13, 1980, p. 7-9.
3
Louis-Adolphe Riou (1893-1958). Aux archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence à Digne figure une
lettre de Gabriel Fournier (peintre lui aussi) de décembre 1957 : il dit à Giono qu'il s’est battu pour que Riou obtienne la
Croix de guerre qu’il méritait.
4
Voir le site consacré à Pierre Girieud (www.pgirieud.ass.fr/) et en particulier l’article « Un Provençal pionnier de l’art
moderne ».
2
« Certes ce dernier dimanche fut pour nous tous une belle journée. J’étais heureux que mon frère
connût ces fresques qui sont pour moi une étape décisive, j’étais heureux de l’émotion qu’elles lui
donnaient, celle que vous exprimiez me permettait de mieux vous connaître. Nous avons donc
communié sous les espèces de la nature et de l’Art et plusieurs fois dans la même journée. Ceci ne
s’oublie point et nous ne nous perdrons point de vue. »
Et il semble avoir compris la leçon de l’épisode du tableau !
« Nous partirons pour Paris mardi ou jeudi prochain, je ne vous convie point à venir à la gare, c’est
un bien gros dérangement pour peu de minutes à passer ensemble et toujours dans l’affairement
d’un quai de gare. »
Giono évoquera les fresques qu’ils sont allés voir : « (…) nous avons vu, sous des colonnes, une
très belle fresque qui était en train de papilloter au soleil par toutes ses couleurs. Nous ne voyions
pas exactement ce que c’était. »1 Il les avait déjà célébrées dans « Hommage à trois fresques de
Pradines » (Adoration des mages de Girieud, Pietà de Dufrénoy, Sermon sur la montagne de
Lombard), en un texte dont il existe deux versions sensiblement différentes2. L’inspiration de Giono
est encore très « grecque » et ne présente que très peu de commentaires d’ordre pictural, si ce n’est
purement descriptifs : « Déjà sous les trois arceaux de la galerie, on peut voir la Vierge au manteau
bleu, l’aile des séraphins. » Quelques notations intéressantes cependant dans la description de la
fresque de Riou, Ars et labori : « Mon corps est dans l'herbe comme une coque de cigale
abandonnée, mon rêve s'en est allé par les trois portes de la fresque. » « Voici le peintre, agenouillé.
Son regard comme deux antennes palpe son rêve et l’horizon. Son sarrau flotte, empli de vent, ses
narines hument la terre, voici le peintre égal aux dieux. » Et le court texte se termine par ces mots,
très gioniens : « Il y a d'autres fresques, là-haut, sur la colline. »
Dans une lettre du 15 mai 1929 à son ami Jean Paulhan, Giono évoque un vague projet d’édition de
luxe de cet « Hommage à trois fresques de Pradines » : « Nous avons décidé – en voyant la matière
de mes contes laissés en tiroir – de faire à nous deux3 une édition de grand luxe avec lithographies
de trois de ces choses : "Byblis", "La Vendange" et "Hommage aux fresques de Pradines". Jacques
fera les illustrations par gravures sur bois où il met une partie de son grand talent si particulier. »4
Cela ne se fera pas.
En juillet 1929, accompagné de son ami Maxime et de Pierre Girieud, Giono est allé à Lourmarin,
et y a rencontré Henri Bosco5. Il fait écho à cette rencontre dans une lettre à Lucien Jacques du 20
octobre 1929 : « [M. Fitch] a l’intention de faire de Pradines un centre d’art avec Riou, toi, moi,
Girieud, Lombard, Bosco, Brabo et d’autres. À l’instar de Lourmarin. Je voudrais bien être avec toi
pour parler de ça qui est très sérieux. »6
Les relations avec Girieud se poursuivent au début des années 30. Le peintre monte plusieurs
expositions, commence à connaître un certain succès, mais, manque de chance, même l’État ne lui
paye qu’avec retard les sommes qu’il lui doit et Giono lui prête une nouvelle fois de l’argent.
« Avec cela je travaille comme un bœuf de l'aube à la nuit », écrit-il dans une lettre du 20 mai1930.7
Une lettre de Girieud, le 22 février 1931, mêle considérations littéraires et picturales, les échanges
continuant à se faire sur les deux plans :
1
Entretiens avec Jean Amrouche et Taos Amrouche, op. cit., p. 160 (entretien n° 11).
Daté du 5 septembre 1926, paru initialement dans Les Taches d’encre, revue régionaliste dirigée à Marseille par le
peintre et écrivain Léon Cadenel, nouvelle série, n° 1, octobre 1930, le texte a été publié dans le Bulletin de
l’Association des amis de Jean Giono, n° 13, 1980, p. 10-14. Une version plus longue et plus complète (telle que
publiée dans Jean Giono, ce solitaire de Romée de Villeneuve, Les Presses universelles, 1955) se trouve dans le
Bulletin n° 14, 1981, p. 7-18, sous le titre « Hommage aux fresques de Pradines » ; elle est accompagnée de photos en
noir et blanc des fresques et de la présentation de la fresque de Riou, Ars et labori.
3
Jean Giono et Lucien Jacques.
4
Giono-Paulhan, Correspondance 1928-1963, Les Cahiers de la NRF, Gallimard, 2000, p. 36.
5
P. Citron, op. cit., p. 139.
6
Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques 1922-1929, op. cit., p. 304. Selon Pierre Citron, Albert Brabo (18941964) s’était fait remarquer par ses tableaux du Salon d’automne en 1920.
7
Fonds d'archives du Centre Giono.
2
« Je vous remercie pour l’envoi de votre Naissance de l’Odyssée que j’ai relu avec grande joie et
qui m’a rappelé nos Alpes où je l’avais lu en manuscrit à Rians. J’ai beaucoup aimé Regain.
J’espère bien que vous viendrez nous voir un jour à Paris et que vous m’y ajouterez une dédicace.
Je viens de terminer la grosse partie de ma commande, 1 panneau de 7m50 sur 4 et 4 de 3m sur 4.
J’en suis heureux : j’aurais aimé vous les montrer. Je les exposerai à Paris sans doute dans le
courant d’avril et je les aurai d’ici là. Ensuite tout cela sera transporté à Poitiers et marouflé sur les
murs. Il sera donc plus difficile de les voir.
Enfin j’espère que à votre prochain voyage vous pourrez rester un jour de plus à Paris pour nous le
consacrer.
C’est avec plaisir que j’ai lu que vous avez obtenu un prix tout dernièrement. Cela ne peut que vous
servir. »
En 1939, Pierre Girieud illustre Provence, le texte de Giono édité par la Source Perrier.
Camille HILAIRE (1916-2004)
(années 60)
Il semblerait que le peintre ait été remarqué très tôt par Giono, sans doute dans les années 19301936, alors qu’il commençait seulement à dessiner1. Mais je cherche encore des informations
précises à ce propos.
Hilaire a adhéré au mouvement des peintres témoins de leur temps de 1955 à 1982. En 1962, dans
l’ouvrage Routes et chemins, avec Jean Giono et 56 peintres témoins de leur temps, paru aux
éditions des Peintres témoins de leur temps à l’occasion de leur XIe exposition au musée Galliera,
figure une illustration d’Hilaire : « La Route du fer en Moselle ».
Et en 1968, le 17 janvier précisément, Giono écrit quelques lignes sur un carton d’exposition de
Camille Hilaire : « La peinture d’Hilaire est un art d’explosion. Elle éclate instantanément…
"l’explosion d’une mine, d’un volcan. Action d’éclater en parlant d’une passion, d’une sédition,
d’une révolution, d’une maladie". » (Littré)
Une peinture, certes très colorée, mais très différente de la peinture purement figurative et réaliste
qu'appréciait Giono.
Le peintre remerciera Giono dans une lettre du 26 février 1968 : « Je suis très heureux que ma
préface soit introduite par vos lignes. »2
En 1975, pour le recueil collectif Hommage à Jean Giono, publié chez Rico à Manosque, Hilaire
illustre quelques lignes de « Promenade de la mort ».
1
Voir le blogue de Pierre Brasme, « Camille Hilaire, un peintre messin » : http://pbrasme.unblog.fr . Extrait de La
Moselle et ses artistes, Éditions Serpenoise, Metz, 2002, p. 101-105.
2
Archives du Paraïs.
André JACQUEMIN (1904-1992)
(40-45)
Le 30 janvier 1942, le peintre et dessinateur écrit à Giono pour reprendre un projet d’illustration du
Chant du monde :
« Il y a quelques années vous m’écriviez que vous étiez d’accord sur l’illustration de votre
magnifique Chant du monde. Notre ami commun le Docteur Gaston Eliet vous avait parlé de ce
projet qui me tenait tant à cœur. Actuellement j’ai trouvé un éditeur avec lequel nous envisageons la
réalisation de votre œuvre en édition de grand luxe comportant 76 cuivres à l’eau-forte pour
l’illustrer.
Je dois donc vous demander quelles seraient les conditions par lesquelles La Nouvelle Revue
Française céderait les droits d’auteur à mon éditeur.
Je vous serais reconnaissant de bien vouloir me fixer au plus tôt sur cette question importante car
elle nous retient pour commencer le grand travail qui durera jusqu’en 1943.
La Colline inspirée de Maurice Barrès que j’aurai terminée en avril prochain après deux années et
demie de recherches m’a permis de me rendre compte de tous les problèmes passionnants à
résoudre pour que mes gravures se trouvent dans l’esprit du texte et d’accord avec la typographie.
Veuillez croire, cher Monsieur, à toute l’admiration du peintre-graveur au bel écrivain de la terre et
du fleuve. »1
Le projet sera abandonné. Et le 20 juin 1942, Jacquemin fait part à Giono d’un projet plus modeste :
« J’aurai le grand plaisir de vous revoir à Manosque dans quelques jours vers le 3 ou 4 juillet. Ce
sera pour l’illustration de votre belle œuvre Colline pour l’éditeur Jonquières qui vous a écrit quant
à la détermination des chapitres. Nous parlerons d’ailleurs de ces coupures indispensables pour le
placement des cuivres dans le texte. Je serai content d’avoir vos conseils pour le village le plus
typique près de la montagne de Lure où je pourrai séjourner durant mes journées d’étude. »
Des propos de Jacquemin, enregistrés en août 1990, témoignent, de façon personnelle, de la relation
privilégiée que Giono entretenait avec les peintres2 :
« L’illustration me fut commandée à la même époque que celle de La Naissance du jour3. Après
Saint-Tropez, j’avais donc décidé de découvrir la belle Provence de Giono. À Manosque, il me
reçut dans sa maison et, à la vue de quelques dessins préparatoires, m’annonça, enthousiaste, qu’il
1
Cité par Gérard Amaudric dans « Colline après Colline – Jean Giono illustré par André Jacquemin », Revue Giono 4,
p. 143-153. Les lettres de Jacquemin se trouvent dans les archives du Paraïs.
2
Voir le site du peintre, www.andre-jacquemin.com, signalé par le libraire Norbert Darreau (Forcalquier) sur son site
www.forcalire.com .
3
De Colette.
m’accompagnerait dans mon voyage d’étude. Le trajet à vélo fut truculent. Giono avait emporté, sur
son porte-bagage, deux bouteilles de vin et un petit jambon… Arrivés sur le sévère plateau du
Contadour, le travail sur le motif était ponctué par les savoureuses histoires du poète.
Quinze jours plus tard, je reprenais le train à Avignon, mes cartons remplis de dessins, émerveillé
par mon voyage… »
L’édition de Colline paraîtra seulement en 1946 chez Jonquières et Lefèbvre. La publication fut
d'ailleurs suivie d’un imbroglio financier et on ne sait pas trop ce que Giono a pensé des
illustrations. Si ce n’est par une lettre de Giono à Henri Pollès en 1960 : « Ravi que votre livre
paraisse chez Lefèbvre. J’ai aimé moi aussi le Colline qu’il a édité et je l’ai acheté deux ou trois fois
pour le donner car il ne m’en avait pas adressé d’exemplaires en hommage – de quoi je ne lui tiens
pas rigueur. »
Par la suite, André Jacquemin est devenu conservateur du Musée départemental des Vosges et du
Musée de l'imagerie française à Épinal. Il écrit à Giono le 5 novembre 1954 pour lui proposer un
projet commun, projet qui aboutira :
« Je suis souvent avec vous par la pensée et surtout pour vos dernières œuvres qui
m’enthousiasment. Quelle puissance, quel caractère ont vos derniers livres ! Mais Colline ne baisse
pas pour cela dans mon estime… Il coule comme un torrent et puis j’ai tant de bons souvenirs de
notre séjour au Contadour avec Lucien Jacques1.
Je fais appel à votre plume de la part de la firme Pathé-Marconi. Voici en deux mots : cette firme
lance pour la première fois une édition de grand luxe d'un disque avec plaquette d’une admirable
musique de Gossec du premier empire. Le disque fut enregistré lors de notre festival des Nuages à
Épinal et il est d’une qualité exceptionnelle et risque d’être un grand prix. Je suis donc chargé avec
le musicologue Carl De Nys de composer cette plaquette et le boîtier de ce disque de grand luxe tiré
à 500 exemplaires numérotés.
J’ai pensé qu’une page de vous que l’on reproduirait manuscrite d’une façon absolument parfaite
serait hautement appréciée des musicologues qui vous ont dans leur bibliothèque. Il faudrait, et vous
le feriez magnifiquement, dégager le rapport de l’imagerie populaire si pleine de sève, de force, de
simplicité, avec cette musique de l’empire mais surtout faire sentir le côté émouvant, naïf et
authentique des images qui se rattachent à bien des points de vue des tailleurs de pierre des
cathédrales.
Enfin écrivez ce que vous sentez là-dessus carrément et ce sera la classe !2 »
Une gravure avec au crayon la mention « 9/65, l'écriteau », dédicacée à Giono et datant de 1941,
figure dans les cartons du Paraïs.
1
Le peintre a donc aussi rencontré Lucien Jacques au Contadour, où il a réalisé une étude pour un portrait de Giono.
La lettre citée se trouve aux archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence à Digne. Voir dans la Revue
Giono 6 l'inventaire très précis de la discothèque de Giono, p. 87-88. Le disque de Gossec-Vogel-Le Sueur – Musiques
impériales – figure bien dans la discothèque de Giono : édition de luxe, pressage limité, deux gravures originales
d’André Jacquemin (« Jeunes blés près d'Épinal » eau forte et « Arabesques d'orchestre » pointe sèche), et un texte de
Jean Giono. Le texte a été publié dans Giono – sur la musique, Benucci éditeur, 1990, sous le titre « Musiques
impériales ». Giono y parle surtout de Stendhal et de sa propre approche de la musique.
2
Lucien JACQUES (1891-1961)
(années 20)
Lucien Jacques occupe une position tout à fait privilégiée par rapport à Giono, puisqu'il l'a en
quelque sorte « découvert » et a contribué au lancement de sa carrière, lui qui avait déjà à l'époque
des relations dans les milieux artistiques et littéraires.
Quelques publications importantes consacrées à l’amitié entre Jean Giono et Lucien Jacques :
- le Bulletin n° 3 de l’Association des amis de Lucien Jacques, de juillet 2006, avec notamment une
chronologie bien utile, établie par Jacky Michel, et de nombreux documents inédits ;
- le catalogue de l’exposition organisée en 1995 au Centre Jean Giono, à l’occasion du centenaire de
la naissance de l’écrivain : Jean Giono-Lucien Jacques. Une amitié en poésie ;
- le catalogue de l’exposition du Domaine du Château d’O, Montpellier, 1994 : Jean Giono-Lucien
Jacques, deux alchimistes de l’amitié ;
- le Bulletin n° 4 de l’Association des amis de Jean Giono, automne-hiver 1974, consacré
entièrement à Lucien Jacques.
Les deux hommes resteront en relation à peu près constante de 1922 à 1961, date de la mort de
Lucien Jacques. Une amitié fraternelle, fondée sur la confiance et la fidélité lucide, le soutien, le
partage et l’entraide, amitié qui ne s’est jamais vraiment démentie, même si elle a connu parfois des
hauts et des bas. Notamment en 1943, quand fut publiée dans Signal, le périodique pro-allemand, et
à l’insu de Lucien Jacques, une photo de Giono et lui au Contadour… Lucien Jacques en fut très
déçu, car il était persuadé que Giono savait ce qu’était Signal, et lui en voulut longtemps de l’avoir
compromis par imprudence. Ou encore quand, en 1943 toujours, Giono propose à des résistants de
se cacher à la ferme du Contadour dont il était copropriétaire avec Lucien Jacques, lequel faillit être
arrêté par la Gestapo.
Pierre Citron, qui a bien connu les deux hommes, raconte une anecdote révélatrice des tensions qui
ont pu survenir1 : « Lucien, habitué pourtant aux affabulations légendaires de Jean, trouve qu’elles
vont trop loin quand elles mettent en cause de sérieux intérêts matériels. Il m’a raconté qu’en 1941
ou 1942, il devait faire une exposition à Lausanne, et s’inquiétait d’avoir ses aquarelles bloquées en
douane. Jean, à qui il en parle, lui dit qu’il doit aller en Suisse, et se charge de tout. Quelques
semaines plus tard, il annonce à Lucien que tout est arrangé, qu’il a vu le responsable des douanes,
puis le directeur de la galerie, qu’il a écrit une préface pour le catalogue, et que le produit de la
vente va prochainement être viré à Lucien. Celui-ci, qui vit de sa peinture et traverse une passe
financière délicate, est consterné d’apprendre un peu plus tard que jamais Jean n’a été en Suisse, et
qu’il n’a rien fait du tout. »2
Passons à des éléments plus positifs. Giono lui-même a clairement formulé son admiration pour
Lucien Jacques dans un texte intitulé « Sur moi-même », une courte autobiographie publiée à
Moscou dans l’édition française de la revue La Littérature internationale, n° 8, en 1935 : « J’ai eu
la chance d’avoir un admirable ami qui s’appelle Lucien Jacques, qui est un grand peintre et un
grand poète que vous aimeriez car il est profondément humain dans tout ce qu’il fait. »3 Même
chose dans son Journal de l’Occupation, le 3 janvier 1944, évoquant une visite de la Gestapo chez
son ami, dans le désordre de sa maison : « On peut imaginer ce qu’ils ont pu imaginer, dans ce
1
Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques 1922-1929, Cahiers Giono, Gallimard, 1981, p. 14.
Sans citer de nom particulier cette fois, Pierre Citron a raconté encore une autre anecdote du même type, dans sa
biographie de Giono cette fois : « (…) si un ami peintre lui offre un de ses tableaux, et qu’un autre ami, le lendemain,
admire la toile, Giono lui en fait présent. Et si le peintre repasse quelques jours plus tard, il a droit à une histoire
expliquant l’absence de son cadeau. Certains ont dû racheter, longtemps après, un tableau ainsi donné : ils maugréaient
un peu, mais comprenaient et pardonnaient ; si cela n’avait pas été dans leur nature, ils n’auraient pas été les amis de
Giono. » (Pierre Citron, Giono 1895-1970, p. 147)
3
Pierre Citron, op. cit., p. 233.
2
hameau perdu des Boyers en entendant cliqueter la machine à écrire. Et non, c’était un poème !
Mais ils ne vont pas désarmer si facilement. Ils sont d’un pays sans ridicule. Et ils ont dû passer de
longues heures à le cuisiner, ne croyant ni au poème, ni aux peintures, ni à l’artiste. Que faitesvous ? d’où vient l’argent ? Comment croire que Lucien est un grand poète et un grand peintre ? »
(Pl. VIII, p. 389)
Leur correspondance est particulièrement riche d’enseignements : Lucien Jacques, artisan, peintre et
poète lui-même, a souvent été celui qui a initié Giono à l’art et à la culture. Mais il s’est défendu, à
propos de Giono, d’avoir été « l’artisan de sa gloire ». « Je crois plus juste de dire que j’ai été le
devin, le sourcier de son talent et le premier témoin de son jaillissement et de sa réussite. Il se peut
que je l’aie quelque peu aidé au début à curer le bassin de sa source, mais la source était là avant
moi. Je l’ai peut-être aidé à ne pas se salir au départ et à ne pas se perdre. C’est tout, et ce n’est déjà
pas si mal. J’en ai tiré des joies qui se suffisent à elles-mêmes et ne considère nullement qu’il me
doive quoi que ce soit. Je m’y suis rafraîchi, désaltéré. »1
Le point de départ de leur relation est une lettre envoyée à Giono par Lucien Jacques qui avait lu un
poème de lui – « Sous le pied chaud du soleil » – dans la revue marseillaise La Criée, à laquelle il
collaborait. On est en 1922. Début septembre 1923, Lucien Jacques fait part de sa découverte à
Henry Poulaille : « (...) je vais sans doute donner un Cahier de l 'Artisan de Giono qui est un exquis
poète provençal vous verrez. »2 (!) Et en effet, en 1924, Lucien Jacques publie le recueil de Giono,
Accompagnés de la flûte, dans les Cahiers de l’Artisan3. Les poèmes sont précédés d’un frontispice
gravé au canif par lui.
Très conscient de la valeur littéraire de Giono, Lucien Jacques ne cessera de le conseiller,
l’introduira chez Grasset, l’initiera aux pratiques des milieux littéraires, lui présentera Jean Paulhan
et André Gide, l’incitera à écrire Naissance de l’Odyssée...
Pendant quarante ans, leurs lettres parleront, avec enthousiasme et sincérité, de leurs familles
(Lucien Jacques était très proche aussi d’Élise Giono et des deux filles, Aline et Sylvie), de leurs
amis communs, d’excursions ou de voyages, de projets d’édition, ou de traduction, ou d’illustration,
de l’expérience du Contadour dont Lucien Jacques sera partie prenante et dont il a dénoncé certains
excès4, de leurs convictions pacifistes, de leurs œuvres respectives aussi bien sûr. Lucien Jacques
donnera souvent à Giono de judicieux conseils de lecteur avisé et critique5. Par exemple, dans une
longue lettre à Giono, le 23 mars 1929, Lucien Jacques lui suggère de nombreuses corrections très
attentives pour Un de Baumugnes, la plupart d'ailleurs retenues par Giono.6
Pour Henri Fluchère, « (…) l’amitié de Lucien Jacques et de Jean Giono avait la pureté
indestructible d’une grâce mystérieuse qui les a accompagnés, malgré les orages du temps, jusqu’à
leur dernier souffle ».7 Élise Giono a témoigné elle aussi, en 1978, de la vivacité de cette amitié.
« Lucien Jacques fut le plus farfelu et le plus attachant de tous nos amis. »8 « Les séjours de Lucien
1
Lucien Jacques 1891-1961, Transbordeurs, 2006, p. 17.
Association des amis de Lucien Jacques, Bulletin n° 9, octobre 2012.
3
En 1951, l’éditeur Fanlac à Périgueux en publiera une nouvelle édition illustrée cette fois de 17 dessins au crayon.
Nouvelle édition encore à Manosque en 1959, accompagnée de lettres, d’une préface et de 18 illustrations dessinées et
gravées au canif sur bois de fil. (cf. « L’homme qui plantait des mots », excellent catalogue du libraire Norbert Darreau,
Mâcon et Forcalquier, 2007 et 2012) Notons encore qu’à partir de 1953, Giono donnera plusieurs textes à la nouvelle
série des Cahiers de l’Artisan de Lucien Jacques.
4
La présentation de la candidature de Giono au Prix Nobel de littérature en 1936 par exemple...
5
Voir Jean Giono-Lucien Jacques, deux alchimistes de l’amitié, catalogue de l’exposition du Domaine du Château d’O,
Montpellier, 1994. Cité dans le Bulletin de l’Association des amis de Lucien Jacques n° 7, septembre 2010, p. 78.
6
Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques 1922-1929, op. cit., p. 268-275 et 281-283.
7
Henri Fluchère, « Hommage à Lucien Jacques », Bulletin de l’Association des amis de Jean Giono n° 4, automnehiver 1974, p. 7.
8
Bulletin de l’Association des amis de Lucien Jacques n° 7, septembre 2010, p. 63.
2
furent de plus en plus nombreux, quoique à éclipses car il avait à se partager entre de nombreux
amis, mais la maison Giono lui fut toujours ouverte et il ne se passa pas un Noël sans que nous ne
l’ayons eu à nos côtés, riant, chantant, dansant les danses rythmiques que son amour pour Isadora
Duncan – dont il avait été l’élève – ne lui avait jamais fait oublier. »1
Et Alfred Campozet, ami du Contadour, affirme pour sa part : « Il était le plus ancien et le plus cher
ami de Jean. Amitié exigeante qui, en raison même de cette exigence, était coupée de brouilles. En
dehors du Contadour, en avons-nous entendu des mises au point acerbes de Lucien, des boutades
féroces de Jean. Cela durait quelquefois plusieurs mois. »2
Comment Giono percevait-il les œuvres de Lucien Jacques, qu’il s’agisse de gravures ou de
peintures ? Déjà le 9 août 1922, il lui écrit : « (…) j’ai trouvé la présentation de Fontaines très
artiste. Le bois du frontispice est plein de perspectives, les ombres en sont profondes, il y passe
beaucoup d’air. »3 Le 13 octobre 1924 : « Vous ne pouvez me faire plus plaisir qu’en m’envoyant un
peu d’épreuves de votre illustration de Daphnis et Chloé. Vos gravures sont pour moi des graines
d’encens, elles me parfument et me font voir des choses désirées. »4 Le 27 octobre 1924 : « Vos
belles illustrations de Daphnis ont fait l’admiration de tous ceux à qui je les ai montrées, gens au
goût sûr. Pour moi, je les porte sur moi et dans mon travail elles me sont d’un grand secours pour
me retremper en la claire eau perdue. Vous avez, Jacques, un talent magnifique et je suis fier d’être
votre ami. »5 Et encore le 17 janvier 1925 : « Puisque vous êtes si loin, je prends quelques-unes de
vos lettres. Je les lis encore. Je regarde les images avec lesquelles vous avez illustré Daphnis et tout
cela m’encourage. »6
Mais Giono ne connaît pas encore la peinture de Lucien Jacques. Et le 10 janvier 1927 il lui écrit :
« Votre peinture que je ne connais pas m’attire comme la côte d’un pays inexploré. »7
Un jugement explicite sur la peinture de Lucien Jacques sera formulé par Giono bien plus tard, dans
la Revue mensuelle des industries graphiques Caractères, pour le numéro spécial de Noël 1952 :
« Lucien Jacques exprime cette Provence nacrée que les peintres voient rarement. Il y faut l'œil
clair, un génie personnel et solitaire ; c'est en outre qu'il parle de ce qu'il sait, et non de ce qu'il a
entendu dire. »
1
Ibid., p. 64.
Alfred Campozet, Le Pain d’étoiles – Giono au Contadour, Pierre Fanlac, 1980, p. 69.
3
Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques 1922-1929, op. cit., p. 28.
4
Ibid., p. 95.
5
Ibid., p. 97-8.
6
Ibid., p. 114.
7
Ibid., p. 182.
2
Aquarelle de Lucien Jacques1
En février 1924, lors de leur première rencontre à Manosque, Lucien Jacques fait un portrait de
Giono, portrait qui sera souvent reproduit.2 Et lors de ses passages, en 1928-1930, dans le nouvel
appartement de Giono, qui travaille dans une autre banque, il peint plusieurs des vues que l’on a sur
les toits de Manosque depuis la fenêtre de la cuisine3.
Dès 1928, Lucien Jacques, qui a ses entrées dans les milieux littéraires à Paris, propose à Grasset
Naissance de l'Odyssée, par l'intermédiaire d'Henry Poulaille. Une lettre de Lucien Jacques à Henry
Poulaille, le 25 juillet 1927, vantait déjà les qualités de ce texte. « Ce que je voudrais (...), c'est
préparer la voie à Jean Giono que je viens de retrouver dans son pays perdu dans l'admirable vallée
de la Durance, et qui m'a lu un manuscrit qui me semble de premier ordre, Naissance de l'Odyssée.
Il s'agit d'un Ulysse paysan, demeuré trop longtemps dans un port plein de rues chaudes, en rentrant
de la guerre et racontant des bobards pour se justifier quand il a décidé de rentrer chez lui. Et ces
bobards le précédant sur la route, prenant les proportions que l'on sait. Mais cela vaut par le détail
surtout, par les images et la langue qui sont admirables. Croyez-vous qu'il pourrait envoyer chez
Grasset ? Voulez-vous être assez gentil pour me donner un conseil et une marche à suivre pour lui
qui est loin de tout et de tous, si modeste et si timide que personne ne viendra le découvrir là si l'on
n'y veille. Et croyez-moi cela en vaut la peine. Et ce qu'il prépare en ce moment, qui est actuel, est
1
Aquarelle figurant sur l’ancien site de l’Association des amis de Lucien Jacques. L'adresse actuelle du site est :
http://[email protected] .
2
Lucien Jacques fera d’autres portraits de Giono, notamment en frontispice de Un roi sans divertissement et de Noé, à
La Table Ronde, en 1947.
3
Album Giono, p. 78. La fenêtre qui apparaît comme un cadre : l’image sera souvent utilisée par Giono lui-même, en
particulier lorsqu’il se sera installé au Paraïs. Dans son « Hommage à André Gide », il écrit en 1951 : « Dans la fenêtre
qui donne sur les collines s’encadre ce paysage familier que j’ai sous les yeux depuis plus de cinquante ans. » (De
Monluc à la « Série Noire », Gallimard, 1998, p. 154) Un an plus tard, en 1952, il la réutilise lors de ses entretiens avec
Jean et Taos Amrouche : « J. A. : Nous voici enfin dans votre bureau. (…) Aujourd’hui, nous sommes véritablement
admis dans votre intimité. J. G. : Vous voyez des livres et trois fenêtres qui me donnent le paysage du pays, comme si
c’était trois tableaux. De ce côté-ci vous voyez le Mont d’Or, cette colline qui ressemble à un sein, couverte d’oliviers,
avec ses amandiers, ses petites maisons ; de l’autre côté, vous avez la vue sur le sud, vers ce plateau d’où nous venons,
du côté de Gréoux-les-Bains, et du côté de l’ouest, la vue de la ville qui ressemble à une toute petite Florence avec ses
tours crénelées, avec ses portes… (…) Chacun de ces trois horizons a sa valeur particulière par rapport à moi ! »
(Entretiens avec Jean Amrouche et Taos Amrouche, Gallimard, 1990, p. 163-4, entretien n° 12)
aussi de premier ordre. »1 Mais Guéhenno refusera le roman, car il « sent un peu trop le jeu
littéraire ».2
C'est lui aussi qui suscitera la publication de Colline chez Grasset, en 1929, avec le succès et les
conséquences que l'on sait... Mais ce ne fut pas sans mal apparemment. Une lettre de Jacques à
Poulaille le 23 novembre 1928 en témoigne : « Et quoi de nouveau chez Grasset ? Colline n'est pas
paru. À propos, Giono s'inquiète. Vous semblez le laisser choir rue des Sts-Pères. Il a écrit à Tisné
au sujet du roman auquel il met la dernière main. Il vous a écrit à vous et n'a reçu aucune réponse. Il
faut bien que vous vous imaginiez la solitude de Giono – son impatience parfaitement justifiée de
jeune auteur. Il faut aussi que vous sachiez qu'il est très sollicité par [la] N.R.F., qui elle lui écrit, lui
envoie sa revue, ses nouveautés. Et vous rien. »3 (On connaît les problèmes par la suite.) En mai
1929, Jacques, dans une lettre à Poulaille, défend ardemment Giono : « D'abord je vous dirai la joie
que j'ai eue de savoir que vous et Giono ça avait collé. Dès son retour il m'a parlé de vous comme
du seul ami qu'il avait fait là-bas (...). Vous avez beau dire qu'on a fait pour Colline ce qu'on fait
pour les autres, ça ne fait quand même pas le compte. (...) Et si Colline marche quand même c'est
parce que ça devait marcher de toutes façons. Mon avis est que Giono deviendra une force, la force
qu'il est, en dépit de toutes les obstructions et c'est [un] peu fort de vouloir le contraire. On ne peut
plus rien empêcher désormais. Et Grasset qui a laissé filer Proust jadis, quand il était jeunot, aura
laissé filer Giono. Car moi je lui conseille ferme de ne pas laisser enterrer son Un de Baumugnes
qui est une grande chose. (...) J'ai goûté et aimé Giono avant même de le connaître. Je sais mieux
que personne ce qu'il y a en lui et connaissant un peu plus que lui le milieu parisien, je le mettrai en
garde chaque fois qu'il y aura lieu – non pas pour en faire un type gonflé de lui-même comme
beaucoup le sont, mais pour ne pas que ses dons magnifiques se perdent. »4
C'est encore Lucien Jacques qui, en 1931, entraînera Giono à sa suite au comité de rédaction de la
revue anarchisante et pacifiste Nouvel Âge, dont le rédacteur en chef est Henry Poulaille. Dans une
lettre à ce dernier, il écrit en 1930 : « Giono vous donnera q[uel]q[ue] chose de bien. Je l'ai invité à
vous donner une chose un peu longue pouvant chevaucher sur deux ou plusieurs numéros, ceci afin
d'obliger q[uel]q[ues]-uns à suivre les premiers numéros. »5 Giono démissionnera assez rapidement
du comité de rédaction de la revue.6
Lucien Jacques ne cesse de soutenir Giono auprès de Grasset, via Poulaille toujours. Le 25
septembre 1930 déjà, il lui écrit : « Son Serpent d'étoiles est une belle chose mais Manosque-desPlateaux était non moins remarquable. »7 Seul Le Serpent d'étoiles sera publié chez Grasset en
1933. Et le 5 avril 1931 : « (...) pas grandes nouvelles de Giono – juste une carte il y a une huitaine
me disant qu'il achevait Le Grand Troupeau et je le laisse tranquille car c'est une grande, une très
grande et belle œuvre. Ah ! Quel dommage que ça soit promis à Europe. Dans quelques jours il aura
fini, et alors je le tarabusterai de mon côté pour qu'il fasse q[uel]q[ue] chose d'un peu là pour nous.
Mais je vois que vous annoncez "Vues d'Allemagne" - Qu'est-ce ? »8 Amer, et profondément déçu
par Grasset, il écrira à Poulaille le 14 mars 1932 : « (...) si Giono a été encouragé d'une façon
effective et compris dès l'abord, c'est seulement par qui vous savez »9...
Giono et Lucien Jacques ont longtemps eu le projet d'édition d'une revue, Quatre-Mains, revue qui
ne paraîtra pourtant jamais. Jacques en parle dans une lettre à Poulaille le 13 août 1935.10
1
Association des amis de Lucien Jacques, Bulletin n° 9, octobre 2012, p. 93.
Il paraîtra en décembre 1930 chez Kra, pour être repris chez Grasset en 1938. Lucien Jacques réalisa (en partie ?) une
adaptation théâtrale du roman.
3
Association des amis de Lucien Jacques, Bulletin n° 9, octobre 2012, p. 98-99.
4
Ibid., p. 103-105.
5
Ibid., p. 110.
6
Ibid., p. 151 pour plus de détails.
7
Ibid., p. 112.
8
Ibid., p. 140.
9
Ibid., p. 165.
10
Ibid., p. 174 et 178.
2
Pour en terminer avec les complicités éditoriales, disons encore qu'en 1939, Giono rédigera la
préface de Carnets de moleskine de Lucien Jacques (publié non chez Grasset, mais chez Gallimard,
en 19391), ses souvenirs de la Première Guerre mondiale. Cette préface deviendra le texte de
Recherche de la pureté.
En 1930, une société de bibliophiles souhaite éditer Colline et demande à Giono de proposer un
illustrateur. Il répond, dans une lettre du 19 janvier, « qu’il n’y en [a] qu’un seul, un seul qui soit en
communion si étroite avec l’auteur qu’on puisse attendre de lui plus qu’une illustration, un
prolongement du livre »2.
Giono a d’ailleurs chez lui, dès 1930, plusieurs œuvres de Lucien Jacques, comme en atteste une
lettre du 24 février : « J’ai reçu hier Vuitton, des Exemplaires, à propos de Colline illustré. Il a vu de
toi Le Pain, il a trouvé ça tout à fait extraordinaire, ce sont ses propres termes. Il a aimé beaucoup
le bois de la Pâque. Il a aimé le bois qui illustre tes Fontaines et ce bois des sirènes puis dans la
salle à manger ton aquarelle de nature morte, ton huile du bastidon. Ton huile de Chateauneuf. »3
Dans les entretiens de 1952, Giono évoque une de ces aquarelles : « Vous voyez, sur la cheminée,
une pierre sculptée par Lucien qui s’est essayé justement à reproduire les traits d’une amie ; après,
une aquarelle de Lucien que j’aime beaucoup par son côté décoratif, qui est en face de la table où je
travaille, et qui me sert beaucoup (…). »4
Giono et Jacques ont tourné ensemble un film documentaire sur la transhumance, sans doute en
janvier 1931. Les bobines semblent avoir disparu.5 « Je crois que toi et moi on arrivera à faire
quelque chose. Il se pourrait bien qu'on apprenne le cinéma à pas mal de cinéastes. Je suis bien
content », écrit Giono le 24 juin 1931.6
En 1932, la « Société des bibliophiles du faubourg » souhaite publier une édition de luxe de
Naissance de l’Odyssée. Giono pense immédiatement à Lucien Jacques pour l’illustrer : « Je me
permets de vous signaler mon ami Lucien Jacques qui a déjà illustré maints livres et qui est en plein
dans ma conscience, dans mon esprit, qui a vu naître mon livre, qui connaît les paysages, les
personnages, l’esprit de ce que j’ai voulu faire, qui est en somme tout comme si moi-même
j’interprétais en dessin les phrases de mon livre. Je vous le signale non pas au point de vue de
l’amitié, mais parce qu’il y a là la seule occasion de réaliser une illustration unique. »7 Mais le
projet n’aboutira pas et c’est Sylvain Sauvage qui réalisera les illustrations de cette édition qui
paraîtra seulement en 19358.
En mars et avril 1936, Lucien Jacques réalise pour le Paraïs une fresque qui donnera lieu à
d’importants échanges de correspondance. La fresque, bien conservée, s’y trouve toujours.
Giono, fin juin 1935 : « Je trouve tes deux idées épatantes. Il ne faut pas chercher ailleurs. Zodiaque
et Pain. C’est presque le titre d’un livre. En tout cas c’est le mystère, le grand directeur, la poésie et
la matière. »9 Lucien Jacques précise ses idées le 30 juillet : « Nous redescendons pour Manosque
où je fais la fresque et on travaille ensemble dans les pensées. Pour lesdites fresques Maxime
[Girieud] m’a donné une belle idée, celle de représenter le maître de maison en aurige maintenant
1
Le texte a été réédité par Gallimard en 2014.
Bulletin de l’Association des amis de Lucien Jacques, n° 3, juillet 2006, p. 59. Après Accompagnés de la flûte en 1924,
Lucien Jacques illustrera encore de très nombreuses œuvres de Giono, parmi lesquelles Manosque-des-Plateaux (1930
pour les éditions Émile-Paul et 1941 pour les éditions Edmond Charlot à Alger), Arcadie, Arcadie (1953), Crésus
(1961), Regain (1962).
3
Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques 1930-1961, Cahiers Giono, Gallimard, 1983, p. 21.
4
Entretiens avec Jean Amrouche et Taos Amrouche, op. cit., p. 166 (entretien n° 12).
5
Voir Association des amis de Lucien Jacques, Bulletin n° 9, octobre 2012, p. 152-153 pour plus de détails.
6
Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques 1930-1961, op. cit., p. 65.
7
Lettre de Giono du 8 février 1932, collection particulière. In Gérard Amaudric, « Odyssée d’une Naissance : Jean
Giono illustré par Sylvain Sauvage », Revue Giono 3, p. 99-105.
8
Voir deux lettres de Maurice Gruin de 1934. Archives du Paraïs.
9
Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques 1930-1961, op. cit., p. 129-30.
2
un attelage de chevaux solaires, et tout autour la vie, des colombes dans l’orage, des pigeons dans
l’azur, des reptiles parmi les pierres et les fleurs, de la force et de la douceur, enfin je commence à
voir ça très bien. La frise restera zodiacale et paniforme (?) »1 Giono ne sera finalement pas
représenté en aurige avec des chevaux solaires ; il s’appuie sur un mur, un oiseau sur le bras, et tient
par la main une femme (Élise) qui porte une enfant (Sylvie) ; à leurs pieds, une fille (Aline) passe
un collier de fleurs au cou d’un grand cerf (allusion à Que ma joie demeure) ; autour, un paysage
bucolique, et un paysan (Lucien Jacques ?) jouant de l’harmonica. Dans une lettre de mai ou juin
1936, Giono se montre très satisfait du résultat : « La fresque est de plus en plus belle, de plus en
plus admirée ; nous sommes chargés vers toi de reconnaissance et d’affection. »2
la fresque de Lucien Jacques au Paraïs - cliché MD
Christian Michelfelder la décrit avec quelques imprécisions dues sans doute au flou du souvenir :
« une fresque aux tons doux, et qui symbolise l’œuvre de Giono : une famille autour d’une source,
aux pieds d’un cyprès, le père joue de la "Monica", la mère tient le plus jeune enfant dans ses bras,
une petite fille caresse le cerf ; à côté, c’est le labourage avec de grands bœufs aux hautes cornes
droites, l’enfournement du pain, la forêt et les chevaux libres, et dans les lointains, la Durance, le
Mont d’Or et ses oliviers. »3
Maurice Chevaly, quant à lui, en évoque le « symbolisme naïf ». « Il s’agit d’une large composition
allégorique de l’œuvre de Giono dans le style arts déco suisses. Cela ressemblait assez à un
prospectus des Témoins de Jéhovah », estime-t-il… Mais ses souvenirs sont encore moins précis
que ceux de Michelfelder… « Un coin de campagne provençale à l’innocence édénique où la Terre
était représentée par un père de famille blond à taïole bleue qui jouait de la monica comme un
berger virgilien du flutiau. La Vie, c’était, bien sûr, la mère allaitant son enfançon avec des
mamelles grosses comme des cornemuses. Une petite fille caressait un faon symbolisant la douceur
pastorale d’une vie pacifique tandis qu’un petit garçon, beau comme un Jésus, gardait les moutons.
Toute cette famille se ressourçait au pied d’un cyprès, l’arbre provençal par excellence, fier panache
à l’ombre légère comme une fumée, signe de longévité, de gloire et de mort. Labourage et pâturage
s’équilibraient de chaque côté de cette composition comme les deux plateaux d’une balance, plus la
vigne, la moisson, l’enfournement du pain, les champs de lavandin et les vergers, sans oublier les
chevaux courant au souffle de la liberté. Aux lointains bleutés, comme en un paysage de crèche, la
vision panoramique du plateau de Valensole où le vent joue du pipeau dans les amandiers, la
Durance et le Mont-d’Or avec ses oliviers fous à la Van Gogh. »4
À vous de confronter ces deux descriptions à la réalité !
1
Ibid., p. 138.
Ibid., p. 145.
3
Christian Michelfelder, Jean Giono et les religions de la terre, Gallimard, 1938, p. 14.
4
Maurice Chevaly, Giono à Manosque, Le Temps parallèle, 1986, p. 222.
2
Lucien Jacques réalisera une autre fresque, en 1936 toujours, représentant un arbre, mais cette fois
pour la maison du Moulin au Contadour1. Pierre Magnan a gardé intact le souvenir des œuvres de
Lucien Jacques réalisées pour le Contadour : « Ses œuvres : jamais peintre n’appuya moins pour
suggérer davantage. Les grandes aquarelles du Contadour, seul témoignage qui nous reste d’un
temps révolu, je les contemple navré quand on m’en montre une, roulée encore au fond de quelque
grenier d’ami ; la joie même d’exister, enclose dans ce pays dont elles sont pleines, parle à mon
souvenir douloureusement. On ne saurait dire plus en si peu de matière. Les couleurs, pourtant si
confidentielles, ont capté en elles pour l’éternité jusqu’aux odeurs et au vent qui dominait ces
hauteurs et avec des moyens si dépouillés que mon âme est crevée de regret. »2
Giono a toujours suivi les expositions de Lucien Jacques. Déjà en octobre 1933 :
« J’avais vu que tu exposais dans Paris-Soir. Ici aussi3 on l’avait vu. Et nous faisons tous tous les
vœux pour que les Parisiens ne soient pas aveugles, que ceux qui y voient viennent ! Je conserve de
ces aquarelles d’Égypte une sorte de prisme tremblant dans l’œil pour les avoir vues vite à l’Hôtel
Pascal4 mais ça doit faire une exposition admirable. Tu sais que nous pourrons toujours avec les
débris de cette exposition faire une exposition à Marseille "Au Radeau". Je t’ai dit qu’à Marseille
actuellement je peux faire la pluie et le beau temps (mode), profitons-en. »5
Fin mai 1938 : « (…) je t’envoie inclus un chèque de 1100 fr qui te revient de l’expo d’Aix (fleurs
et Argonne). »6 Il s’agit de l’exposition qui s’était tenue du 2 au 15 avril 1938 à Aix-en-Provence,
dans les salles du syndicat d’initiative.
Giono avait écrit pour le catalogue une préface qu’il avait insérée entre les pages de son Journal.
C’est évidemment un texte fondamental (déjà cité dans le chapitre précédent) pour éclairer à la fois
la relation entre les deux hommes, et la conception que se faisait Giono de la peinture.
« Je suis le plus violent ami de Lucien Jacques. Et je viendrais prétendre que, parlant de sa peinture,
je vais être parfaitement objectif ? Non. Je resterai son violent ami en en parlant. Et je crois que
précisément, m’étant ainsi placé dans une franchise totale, une objectivité supérieure enrichira ce
que je vais dire.
J’ai connu Lucien Jacques bien avant de le connaître. Je l’ai connu le jour où, pour la première fois,
j’ai regardé le visage de la terre et où je l’ai trouvé beau. Il y a mille subtilités qui me touchent sans
que j’aie le temps de faire leur compte (…)
L’art de Lucien Jacques est un précieux instrument d’optique. C’est un prisme d’une acuité
extraordinaire qui nous permet, connaissant toute la décomposition de la lumière, de construire
autour de nous les mouvements d’approche ou de fuite de toutes nos joies visuelles. Comme le
prisme des astronomes qui apprend la distance des étoiles et le recul des nébuleuses. L’artiste de cet
art est un héros assis. Il connaît tous les combats et leur importance pour la vie de l’homme. Mais il
sait que pour vaincre, il lui suffit d’exprimer. » (Pl. VIII, p. 238-240)
Dans une lettre à Giono du 7 avril 1938, le peintre Eugène Martel7 a réagi à la lecture de cette
préface : « (…) vous magnifiez l’art de Lucien Jacques avec une grande lucidité. Et vous vous tenez
dans la note où, pour rendre tangibles les raisons qui vous le font aimer, vous donnez celles qui
vous font aimer le visage de la terre, lequel trouve en lui son éloquente objectivité. C’est un beau
compliment pour Lucien Jacques, d’avoir ainsi provoqué une belle page du plus pur Giono, au lieu
d’une divagation quelconque de critique. »
Giono rédigera encore la préface à une exposition d’aquarelles, dessins, gravures de Lucien
Jacques, en février 1956 et en décembre 1957, chez Merenciano au Vieux-Port à Marseille et à la
1
Voir la note de Pierre Citron, Pl. VIII, p. 119.
Pierre Magnan, Pour saluer Giono, Denoël 1990, Folio 1993, p. 32.
3
À Taninges, chez ses cousins Fiorio où il séjournait.
4
Sur le Cours de la Plaine à Manosque.
5
Correspondance 1930-1961, op. cit., p. 112-3.
6
Ibid., p. 167.
7
Voir à son nom.
2
galerie d’Orsay à Paris. C’est également un texte important qui a déjà été cité ici plusieurs fois,
mais où il parle finalement très peu de Lucien Jacques… Seules les dernières lignes du texte lui sont
consacrées : « Il y a plus de trente ans que je vois Lucien Jacques user (ou plus exactement jouir)
d’une patience d’ange. Le choix des rapports de sa peinture se fait à chaud, mais après s’être exercé
mille fois au service du plaisir. La plus infime partie de la connaissance des choses collabore non
seulement à ce choix mais aux raisons qui le déterminent sans théorie ni système, à peine si une
pellicule d’eau colorée sépare l’objet de son reflet. »1
Et enfin, en 1957, la présentation de l’exposition « Gibiers » aux Deux garçons à Aix revient sans
surprise sur des idées souvent développées par Giono. « C’est pour peindre du gibier que la peinture
a été inventée, pour enluminer de bisons et de mammouths les parois de la caverne, de girafes et de
gazelles les rochers des déserts. La magie n’avait pas besoin de se chercher dans le non-figuratif. La
simple figure était plus chargée de sens que tous les triangles de la création.
Elle le demeure. Je sais – puisqu’il s’agit de peinture – que le rapport des couleurs suffit à intéresser
l’âme. De là, une facilité qu’on prend pour de la liberté. Mais l’artiste nu qui peignait de rose,
d’ocre jaune et de noir les petits chevaux de Lascaux était plus libre que Klee, le Courbet 2 de La
Remise de chevreuils du Louvre, plus sacerdotal que Mondrian3. C’est à quoi il faudrait penser dans
un siècle où l’artiste prend volontiers figure d’Athéna, ou plus franchement de "sorti de la cuisse de
Jupiter".
Les "Gibiers" de Lucien Jacques sont des tableaux de chasse : sans jeux de mots, et même, comme
les grands ancêtres, des tableaux de chasse spirituelle. »4
En 1957 toujours, une édition bibliophile, Provence, regroupe textes de Giono et illustrations de
Lucien Jacques chez Rico et Auphan à Manosque. Et en 1959, nouvelle édition de Accompagnés de
la flûte, avec des bois de Lucien Jacques.
Max-Pol Fouchet interroge Giono sur les peintres qu'il considère importants pour « Plaisir des
Arts », émission de télé diffusée le 25 mai 1959. Après avoir évoqué Sardou, Giono parle bien sûr
de Lucien Jacques : « Il y a aussi mon ami intime, alors mon ami depuis quarante ans, Lucien
Jacques, qui habite à Gréoux-les-Bains, et, qui lui… exprime le pays – alors que Sardou en exprime
la brutalité, la sauvagerie5 – Lucien Jacques en exprimerait plutôt la tendresse, la gentillesse, la
beauté, la beauté grecque presque. Il s’exprime avec l’aquarelle, qui est un métier difficile, plus
difficile que la peinture à l’huile, parce que les moyens sont réduits, parce que la hâte préside
toujours presque aux travaux de l’aquarelle, et qu’il faut se dépêcher parce que… l’eau sèche et
qu’on n’a pas autant de temps de réflexion qu’avec… qu’avec l’huile. C’est presque toujours une
peinture de brio, mais… et d’intelligence – il faut comprendre le paysage qu’on exprime d’abord
avec beaucoup de sentiments pour pouvoir l’exprimer comme il faut – et Lucien, Lucien a exprimé
ça d’une façon admirable. »
En 1961, dix dessins « posthumes » de Lucien Jacques illustreront Crésus. Livre de conduite du
metteur en scène, publié chez Rico à Manosque. Lucien Jacques, déjà malade, avait aussi réalisé le
décor des intérieurs tournés au Casino de Gréoux. En 1961 toujours, Giono a fait organiser par le
musée de Toulon « une rétrospective de l’œuvre peinte » au cours de laquelle a été distribué un très
beau « In Memoriam » de Lucienne Desnoues. En décembre 1964, un dessin de Lucien Jacques
illustrera une plaquette hors commerce, intitulée Manosque, imprimée par Antoine Rico à
l’intention de ses amis. En 1975, deux dessins de Lucien Jacques figureront dans le recueil collectif
Hommage à Jean Giono publié chez Rico, illustrant une page de « Provence » (L'Eau vive) et un
passage d'Accompagnés de la flûte.
1
Bulletin de l’Association des amis de Jean Giono, n° 4, automne-hiver 1974, p. 74-5.
C’est, que je sache, la seule référence au peintre.
3
Pour Lascaux, Klee et Mondrian : voir le chapitre précédent.
4
Bulletin de l’Association des amis de Lucien Jacques, n° 3, juillet 2006, p. 38-9.
5
Voir à son nom.
2
Marcel JALLOT (1904-?)
(40-45)
Le peintre écrit à Giono le 16 mars 1944, depuis Paris. « Où est le calme de Manosque et la douce
Provence et son beau soleil ? Souvent nous parlons de vous avec de bons amis et beaucoup vous
connaissent ou voudraient vous voir. Viendrez-vous à Paris et quand ? (…) Ici je travaille beaucoup
malgré les alertes et il se peut que je fasse une exposition d’aquarelles, suivie d’une grande
exposition de peinture. La saison artistique et littéraire bat son plein. Et j’ai vu de grandes
manifestations d’art en pensant bien à vous. (…) »
Giono rédigera une présentation à l’exposition de Marcel Jallot à la galerie de l’Élysée (69 faubourg
Saint-Honoré, Paris 8e), sous le titre « Manosque et ses environs », du 12 au 26 mai 1944. « Dans
une période où tout se reconstruit sur le plan de la région et de l’individu, rien n’est plus profitable
que la décentralisation des arts. Nous sommes au seuil d’une Renaissance. L’effort de Marcel Jallot
est émouvant. Au juste lendemain de la guerre, il a recommencé à peindre sur les lieux même où la
guerre l’a laissé. Il n’a pas essayé de tricher avec les éléments de la reconstruction. Il avait encore
l’habit du soldat qu’il cherchait ses pinceaux et ses toiles et qu’il s’efforçait de comprendre une
lumière nouvelle et les jeux qu’elle jouait devant lui. Il a parfaitement compris ce pays de nuances
délicates ; et l’organisation qu’il en fait devant nous en s’exprimant doit être saluée comme la
première manifestation de cet espoir qui va nous permettre désormais de vivre. »1
1
Archives du Paraïs.
(Louis-Marie) JULLIEN (1904-1982)
(années 60)
En février 1969, Giono présente le catalogue de l’exposition de tapisseries « De l’aube à l’aurore »
du peintre cartonnier Jullien. Les tapisseries, tissées dans les ateliers d’Aubusson, sont exposées à la
galerie La Demeure, 6 place Saint-Sulpice à Paris.
Sans faire référence précisément à l'artiste, Giono a utilisé un extrait de « Rondeur des jours »,
choisi certainement parce qu'une des tapisseries de Jullien est titrée « L'heure du rossignol » :
« Cette heure trouble où les jours se séparent de la nuit, où l’ombre se dépose dans les vallées de la
terre, où le ciel s’éclaire, où tout est comme un vase qu’on a longtemps agité et qui maintenant va
avoir son repos et sa clarification. Le rossignol a changé son chant. Ce n’est plus ce ruissellement
de musique dont il a noyé sa femelle – et elle a fermé ses petites paupières rondes et le vent la
balance du même balancement que les feuilles – ce n’est plus ce fleuve sonore, c’est une longue
note à peine un peu tremblante. Longue comme ce déchirement de l’aube là-bas, au-dessus des
collines de l’est.
Cette heure est toute la bénédiction du jour. Elle est le commencement de tout ce qui est promis, de
tout ce qui sera tenu, de tout ce qui est caché dans cette partie du ciel vierge où le soleil aujourd’hui
n’a pas encore passé. »
L'artiste dédie son exposition « À Jean Giono, Pour sa bienveillance à joindre ses évocations
concises à mes mètres carrés de laine. Avec ma très cordiale estime ».
Charlie KARDAS (Walter Gerull-Kardas)
(années 30)
Il semble que, en 1934, Giono connaissait déjà le couple formé par Ruth (sa traductrice) et Charlie
Kardas, photographe et peintre1. Giono avait pris en amitié les deux Allemands, qui avaient été
contraints de fuir le régime nazi, et les avait logés à Manosque, successivement dans deux fermes
lui appartenant. Ils s’installèrent ensuite à Paris.
Dès 1935, Giono était intervenu avec Gide pour empêcher leur expulsion ; par la suite, en 1938-39,
il enverra à tous ses amis une lettre-circulaire pour qu’ils achètent et fassent connaître les aquarelles
de Kardas :
« Je suis en train d’essayer de sauver un homme. Je ne pourrai pas le faire tout seul. Vous allez vous
dire que mon amitié est une chose pénible et que je ne vous écris que pour vous demander vos
services. (…)
C’est un peintre allemand. Chassé par Hitler. Réfugié à Paris où j’ai pu le faire travailler dans des
rédactions de journaux car il est en même temps un des deux ou trois photographes d’art du monde.
(…) Kardas (c’est son nom) s’est remis à peindre. Il a fait ces derniers temps 7 ou 8 grandes
aquarelles du pays qui sont des choses étonnantes. Ici est le problème. Je lui en ai acheté deux, mais
à la fois pour l’argent et à la fois pour une autre raison (…).
Si Kardas ne voit pas que d’autres gens que moi aiment sa peinture, il va sombrer dans le
découragement et dans l’état de moindre résistance où il est, ça peut être la fin (…).
Merci de ce que vous déciderez et ma bonne amitié. »2
Rappelons que ce sont des photos de Kardas qui sont à l’origine du projet des Vraies Richesses en
1936.
Dans les cartons du Paraïs figurent un dessin à l'encre et au fusain « La transhumance », dédicacé
« pour Jean » en 1934 ; et un ensemble de cinq gravures numérotées.
1
2
Annick Stevenson, Blanche Meyer et Jean Giono, Actes Sud, 2007, p. 36-7.
Catalogue de l’exposition de la Bibliothèque royale, Bruxelles, 1977, p. 119.
Isis KISCHKA (1908-1974) et Les peintres témoins de leur temps
(années 50)
À partir des années cinquante-soixante, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les peintres
figuratifs entendent réagir contre l’hégémonie de l’art abstrait. À cette époque, différents courants
voient le jour des deux côtés de l’Atlantique. On a vu ainsi que Giono avait adhéré aux idées du
mouvement « les peintres de la réalité » (voir à Henri Cadiou).
C’est dans le même état d’esprit qu’en 1951, le peintre Isis Kischka (qui y pensait depuis 1946)
lance l’association puis le Salon des « Peintres témoins de leur temps ».
Chaque année un thème est imposé, en rapport avec l’homme et son environnement. Au cours des
trente années d’existence du salon, les thèmes les plus variés ont été proposés : le travail en 1951, le
dimanche en 1953, l’homme dans la ville en 1954, le bonheur en 1955, la réhabilitation du portrait
en 1956, le sport en 1957, les Parisiennes en 1958, l’âge mécanique en 1959, la jeunesse en 1960,
les richesses de la France en 1961, les routes et chemins en 1962, l’événement en 1963, l’amour en
1964, le pain et le vin en 1965, les Français en 1966, la chanson en 1967, la recherche et les
conquêtes de la science moderne en 1969, le rêve en 1970 etc. Et ceci jusqu'en 1982.
Parmi les peintres avec qui Giono a été en relations, quelques-uns ont participé à l’un ou l’autre de
ces salons : Yves Brayer, Bernard Buffet1, Jean Carzou, Raoul Dufy, Camille Hilaire, Isis Kischka et
Louis Trabuc.
Les archives du Paraïs, ainsi que les archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence à
Digne témoignent d'une correspondance suivie entre les deux hommes pendant de nombreuses
années. Les lettres de Kischka sont nombreuses et parfois futiles. Il arrive souvent que ce soient des
invitations à déjeuner chez Mme de… comme par exemple le 21 février 1963, un déjeuner chez la
baronne Alix de Rothschild pour décerner le prix des Peintres témoins de leur temps à un critique
d’art...
1953 : « le dimanche »
Première trace concrète, une lettre de Kischka du 1er décembre 1952 nous apprend que c'est par
Jacques Thévenet2 que Giono est entré en contact avec le groupe et qu'il a donc écrit un texte :
« Nous avons bien reçu la page que vous avez écrite à l’intention de l’ouvrage sur notre exposition
prochaine et nous vous en remercions très vivement. Votre texte fera le régal de tous nos amis. Il
passera en bonne place dans le livre que vous recevrez dès sa parution.
Croyez que nous sommes très heureux de la sympathie de votre geste et nous sommes
reconnaissants à notre ami Thévenet d’avoir été notre interprète auprès de vous. »
En 1954, dans la ligne des Peintres témoins de leur temps, le comité d’honneur du troisième Salon
de Romans (constitué de Brayer, Buffet, Carzou, Kischka) demande à Giono une préface. Le
vernissage a lieu le 25 septembre. Je ne sais pas si Giono a rédigé ce texte.
Kischka adresse à Giono un télégramme de félicitations pour son élection à l'Académie Goncourt en
décembre 1954.
1955 : « le bonheur »
Une lettre de Kischka du 5 octobre 1954 relance Giono :
« Lors de notre dernière rencontre, vous avez bien voulu me promettre quelques pages pour figurer
dans notre prochain ouvrage, dont le titre sera : "Le Bonheur".
Je compte sur vous dès maintenant, sachant que vous ne serez pas en peine pour parler d’un sujet
que vous connaissez si bien.
N’est-il pas question du bonheur à chacune des pages de votre "Voyage en Italie" ?
1
2
Buffet avait fait la connaissance de Kischka dès 1948 et lui restera fidèle jusqu'en 1968.
Voir à son nom.
Je serais très heureux de vous lire bientôt et aussi de vous rencontrer, je l’espère, un jour très
prochain. »
Mais le 19 décembre 1954, il n'a pas encore reçu les deux ou trois pages promises. Il écrit à Giono
que Bernard Buffet fera son portrait. Et le 8 février 1955, le texte de Giono est arrivé. C'est un
« magnifique texte » ! Kischka lui dit en P. S. : « Votre texte pour "Parenthèses" est très très beau. »
(voir Buffet, février 1955)
Le 5 juin 1958, Kischka remercie Giono pour la préface le présentant dans le cadre de l’exposition
« Art français d’aujourd’hui » à Cagnes-sur-Mer, du 28 juin au 15 octobre. Voici ce texte :
« J’aime le tact de Kischka.
Dès qu’on se propose d’exprimer, on se propose de choisir. Que ce soit la Seine par exemple, nous
n’allons pas la mettre sur le papier ou sur la toile de la source à l’embouchure. C’est là que la
personnalité se marque, non pas seulement de la chose exprimée mais de celui qui exprime. Il y a
dans la mise en page tout un arriéré de vie, une somme d’habitudes, enfin une façon d’être.
Du choix, du tact qui se montrent dans une toile comme dans un texte peut se déterminer tout un
caractère. C’est le roman de l’artiste ; délicatesse et brutalité sont dans l’artiste et s’il les emploie
dans le bon sens, on peut être sûr que cet emploi est dans ses habitudes.
Qu’il s’agisse de paysages "historiques" comme par exemple Notre-Dame sur l’horizon de Paris, ou
de la piétaille banale comme une rue de village, les façades d’un port, les routes d’une plage, le
choix de Kischka donne envie de connaître l’homme et le fait déjà aimer. »
Le 10 juin 1958, le peintre évoque la possibilité d’un déjeuner le jour du vernissage, le 28. Il va
demander à Bergé et Buffet d’être présents...
1959 : « l'âge mécanique »
Une lettre de Kischka du 30 octobre 1958 annonce la prochaine exposition.
« Pourriez-vous, comme vous l’avez déjà fait au moment de l’exposition "Le dimanche", me donner
un texte de 1 à 5 pages sur le sujet qui est proposé aux peintres et sculpteurs.
Je serais heureux de publier vos pensées sur cette époque et de joindre votre témoignage à celui des
artistes plasticiens. » Giono a-t-il rédigé ce texte ?
Kischka envoie ses vœux pour 1960, avec une carte illustrée :
1960 : « la jeunesse »
On demande à Giono un texte sur un jeune romanichel et une gare. Le sujet ressemble en tout cas
beaucoup à celui de la préface de Giono pour l'édition de 1962...
1961 : « les richesses de la France »
Ambrogiani (voir à son nom) écrit à Giono le 12 décembre 1960. Il explique qu'il a choisi (c'est la
première fois que ça arrive) le cinéma et « Crésus montrant aux Paysans les richesses ». Il demande
un petit texte à Giono, ce qui sera fait, même s'il ne s'agit sans doute pas d'un texte original.
1962 : « routes et chemins »
En décembre 1961, Giono préface Routes et chemins (Les Presses artistiques, Paris), livre édité à
l’occasion de la onzième exposition des « Peintres témoins de leur temps » au musée Galliera à
Paris en 19621. Fait étonnant pour le lecteur, il n’est absolument pas question dans cette préface de
peinture, ni d’aucun des cinquante-six peintres qui ont illustré un texte de Giono (Buffet, Carzou,
Brayer, Ambrogiani)… Pour Jean Arrouye, « Son texte n’est ni une introduction à l’exposition, ni
une réflexion sur la peinture, mais un contrepoint narratif aux tableaux descriptifs des peintres. (…)
Les routes et chemins de Giono divergent (…) radicalement de ceux des artistes qui se veulent
témoins (exacts) de leur temps. (…) Dans cet espace de transformation qu’est son récit, Giono est
maître de lui-même comme de l’univers. »2 « Tout se passe comme si Giono pensait : "Vous me
payez pour produire un texte. Il faudrait, bien sûr, parler de peinture. Mais en parler sur commande,
comme c’est ennuyeux ! Aussi ennuyeux que cette peinture de commande (pardon ! de leur temps)
qui ne m’inspire guère. Parlons d’autre chose. Taillons la route." » Pour ma part, je ne suis pas
vraiment sûre que cette peinture n'inspire pas Giono !
Des dessins de Kischka : « Route du Bac à Guernes en Seine-et-Oise », d'Ambrogiani : « Paysage
du Vaucluse », de Brayer : « Route en Camargue », de Buffet : « L’Entrée du village », de Carzou :
« La Voie ferrée » et de Camille Hilaire : « La route du fer en Moselle » figurent dans l'album,
parmi bien sûr beaucoup d'autres.
En mars 1962, Kischka voudrait que Giono rédige la préface d'un livre qui va lui être consacré :
« (...) je vous envoie le texte que Guy Dornand a écrit pour le livre qui doit paraître sur moi aux
Éditions Cailler de Genève ; peut-être pourriez-vous le lire et faire cette préface que vous avez bien
voulu me promettre. Si vous voulez des photos de toiles, je peux vous en envoyer. »
Un mois plus tard, le peintre attend toujours la préface : « J’ai une telle envie de voir le bouquin,
qui aura 120 reproductions, présenté par vous. Pour ma carrière, il s’agit d’un ouvrage capital, et
non d’un ouvrage de plus. » « J’attends chaque jour le facteur avec espoir » (souligné deux fois).
Dans une lettre manuscrite du 11 août 1962, Kischka reparle de cette préface :
« Sachez mon affection et mon admiration pour vous sans détours comme sans arrière-pensée.
Mon livre chez Cailler n’est pas sorti. J’attendais votre texte et n’avais envie de rien d’autre. Je n’ai
demandé à personne et ai laissé tout en plan. Mais je dois remettre tous les textes à l’imprimeur
début septembre ; celui de Guy Dornand et la longue compilation biographique et bibliographique.
Tout est prêt, hormis cette préface, que la maladie vous a empêché de faire. Si… vous en aviez le
loisir maintenant, je serais fou de joie.
Mais… si cela est impossible, mon affection vous reste entière, sachez-le bien. »
Cela ne se fera pas finalement et c’est André Flament qui rédigera la préface.
En 1975, une toile de Kischka illustrera une page des Âmes fortes dans le recueil collectif
Hommage à Jean Giono publié chez Rico à Manosque.
Voir aussi Henri Cadiou et les peintres de la réalité, ainsi que Jean-Albert Cartier (à propos sans
doute de l'édition de 1956 sur « la réhabilitation du portrait » et Bernard Buffet).
1
Le texte est accessible aussi dans le Bulletin de l’Association des amis de Jean Giono, n° 11, 1979, p. 16-26.
Jean Arrouye, « Le corbeau et la romanichelle », D’un seul tenant. Manières et matière gioniennes, Publications de
l’Université de Provence, 2003, p. 24-25.
2
Louis LABRO-FONT (1881-1952)
(années 30)
Giono a écrit – et conservé dans les pages de son Journal – une préface pour l'exposition du peintre
en 1938 à Carpentras. Voir le chapitre consacré à Eugène Martel. Seule la dernière phrase concerne
le peintre. Tout ce qui précède est une divagation assez obscure sur la notion de couleur. Quand
Giono « théorise », il est rarement au mieux de sa forme... C'est encore le cas ici.
« Pour moi (car il faut tout rapporter à soi-même), quand je tourne la pointe des Baronnies dans le
village de Mollans, et que je replie ma route contre le pied de la montagne, vers Nyons, puis, ayant
dépassé ce bourg tout frisé d’argile et de pierre blanche, quand je coule comme de l’eau le long de
la route qui glisse vers Valréas, je me sens tout enveloppé dans une laine magique de couleurs.
L’indispensable énigme qui est ici proposée à mon œil ne construit plus son mystère sur la seule
architectonie ; mais, dans tout le canevas des lignes entrecroisées qui d’ordinaire compose ou
décompose la logique autour de ma tête d’un même mouvement immobile, elle tapisse la couleur,
l’accrochant à tous les appuis de la forme ; et le problème que je suis à chaque instant appelé à
résoudre, dont à tous les instants la solution éclate jusqu’au plus profond de sa succulence devant
mon œil, m’environne exactement recourbé sur moi-même comme la coquille hermétique d’un œuf.
Le déploiement des grands ciels odysséens ne s’écarte pas ailleurs qu’en moi-même ; jamais, mais
ici moins que partout, aucune vitesse ne peut briser ma prison ; la plus grande ne peut qu’amincir
les parois de ma coquille. Si puissant que je me sois rendu, emporté en avant, j’entraîne avec moi
l’élasticité du problème et dès qu’il me faudra ralentir, pour vivre, l’infranchissable clôture
reprendra sa forme autour de moi. Mais si je m’arrête et si je regarde, si j’aide moi-même à la
fermeture des délicieux verrous, je me sens délivré dans la profondeur même des choses. La légère
salive des gris mouille les plus violentes saveurs ; la fleur la plus naïve s’ajoute naturellement à la
plus barbare chimie, le rocher tout attendri de bleu délivre en lui-même des espaces où marchent les
pluies et les ombres des nuages ; le tour du monde enroule autour de moi ses banderoles
d’aventuriers comme le serpent des docteurs s’enroule autour du bâton.
Labro-Font a tout quitté pour s’enfermer dans cette prison de libertés. » (Pl. VIII, p. 243-4)
Amédée de LA PATELLIÈRE (1890-1932)
(années 30)
Une grande exposition, conçue collectivement par les musées de Nantes, Roubaix, Beauvais et
Bergues, s'est tenue en 2014-2015 sous le titre « Les éclats de l'ombre ». Évoquant l'ensemble de la
brève carrière d'Amédée de La Patellière, peintre injustement méconnu, elle rassemblait également
de nombreux documents sur sa relation amicale avec Giono, en particulier les lettres de ce dernier.
Nous avons tenté à plusieurs reprises, hélas en vain, d'entrer en contact avec les descendants du
peintre, dans l'espoir de rassembler les documents détenus par les uns et les autres et de pouvoir
donner une vision cohérente et complète de la relation très intéressante entre les deux hommes.
En 1930, à l'occasion d'une édition de luxe de Colline aux Exemplaires, Giono fait la connaissance
du peintre, « un grand emballé de Colline et un chic type »1, selon Lucien Jacques, « un COPAIN »2
selon Giono.
De La Patellière écrit à Giono le 23 juin 19303 :
« Monsieur Vuitton m'a dit l'accueil que vous me réserviez. Laissez-moi vous remercier et vous dire
toute la joie que j'ai de faire votre connaissance.
Lucien Jacques, d'ailleurs, a dû vous dire les sentiments que j'ai à votre égard. C'est par Colline que
je vous ai connu, et je me réjouis de vous voir dans ce décor d'un livre que j'ai aimé dès la seconde
page.
J'espère arriver lundi dans ce pays méchant et plein de mystère. J'ai hâte que vous m'en fassiez les
honneurs, puisque vous êtes assez aimable pour bien vouloir le faire pour moi... »
Le 14 juillet4, il est rentré de Manosque :
« Heureusement que vous savez ma paresse ! Voici huit jours que nous sommes rentrés, et même
pas une carte postale ! Il est vrai que je me suis plongé dans Colline, et que j'ai hâte de vous
envoyer quelque chose de propre ! À mon arrivée, j'ai vu Vuitton, toujours gentil ; nous avons parlé
de vous, bien entendu... de Manosque, de Colline, d'un tas de choses.
Demain, je pars à Paris dessiner des sangliers. Aller à Paris pour cela, c'est assez comique. Enfin on
les approche comme on peut !
Je vous envoie quelques photos de toiles passées... et 4 Jacob Boehme 5. Vous verrez, c'est inouï ! Et
si l'on pouvait tout comprendre !... C'est là que la raison est distancée par une faculté supérieure qui
n'a pas besoin d'elle ! (...)
Est-il besoin de vous dire quel souvenir je conserve de votre accueil, de nos conversations, de nos
promenades dans ce pays que vous m'avez si bien montré en me prêtant vos yeux ! Je ne suis pas
d'un naturel très démonstratif, mais croyez que j'en ai été très touché (...) »
Une lettre non datée de La Patellière, sans doute en septembre, fait ensuite état de l’avancement de
son travail d’illustration et de ses inquiétudes :
« Je vous envoie enfin les épreuves des lithos pour Colline. Il y en a quelques-unes dont je compte
atténuer les duretés. J’attends avec impatience votre opinion.
(…) J’attends les épreuves du livre pour en faire la composition. Je pense que tout cela sera en train
courant d’octobre. Je ne vous cache pas qu’essayer de mettre ce que je sentais en 10 petites gravures
m’a donné un mal fou. J’aurais préféré 20 grandes planches !!!
Enfin j’ai fait ce que j’ai pu, et vous jugerez. J’ai considéré le bleu non comme une couleur, mais
comme un lien entre le texte et le brun. Découpé(e)s sur le texte elle(s) font bien je crois. Vite un
mot de vous pour me dire ce que vous en pensez. (…) ».6
1
Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques 1930-1961, op. cit., p. 18. Lettre de début février 1930.
Ibid., p. 32. Lettre du 7 juillet 1930.
3
Fonds d'archives du Centre Giono.
4
Fonds d'archives du Centre Giono.
5
Il semble avoir des lectures philosophico-mystiques (il lit Swedenborg aussi). Giono a lu les ouvrages de Boehme.
6
Archives du Paraïs. L'image de la page suivante provient de l'Album Giono.
2
Giono lui répondra le 28 septembre1 qu'il a reçu les lithos, que quelques-unes sont « admirables » et
qu'il a eu « beaucoup de chance » d'être illustré par lui. Sa sincérité est évidente. Elle se retrouvera
d'ailleurs dans la préface qu'il écrit pour cette édition, préface datée du 6 octobre 1930. Il évoque
Amédée de La Patellière avec chaleur dans les dernières lignes de ce texte :
« Je veux remercier particulièrement Amédée de La Patellière. Il est venu avec moi dans les
collines. Couché aux lisières de la montagne de Lure, il a écouté avec moi le vent, le bruit des
arbres, la voix de Pan. Un soir, au bout de notre course, nous avons pris refuge dans le haut village
du "Revest-des-Brousses". Sur le devers du coteau, nous avons mangé des cerises aigres, et nous
regardions devant nous le val charrué par le grand torrent, les mamelles de la terre où les fermes
tétaient les sources.
Il me dit : "Voyez, elle est là, votre colline."
Elle était là. Elle était là, avec sa tête de taureau, avec la bosse de son garrot, les plis de ses muscles,
l’aile de ses nuages et, les griffes enfoncées au chaud des labours, elle dormait en soufflant de la
poussière par les narines.
Je veux le remercier parce qu’il a vu l’intérieur de mon âme, parce que devant lui, je me sens nu et
que je n’ai point honte.
Il a fait son Colline dans le mien ; maintenant, le livre est complet. » (Pl. I, p. 951)
Le 17 octobre 1930, nouvelle lettre de La Patellière :
« J'ai été confus (mais ravi, soyons franc) de vos remerciements et de la façon dont ils sont
exprimés. Je dois vous dire que cela m'a été droit à la place où il y a des tas de petites plaies : toutes
les collines rencontrées... Enfin que je suis bougrement content que ça vous plaise !!! (...)
Je ne vous parle pas avec tout cela de la préface : je la trouve très bien (surtout la première partie)
excepté le passage, bien entendu, où vous parlez de moi. »2
Dans une lettre à Giono du 19 février 1931, Amédée de La Patellière revient sur ce travail
d'illustration et évoque un projet dont j'ignore tout, mais qui restera sans suite :
« J’espère que vous avez fait bon voyage en Allemagne3 et que vous y avez eu tout le succès
mérité ! (…) Ici j’ai bien travaillé et j’ai la sensation d’avoir tout de même fait un petit pas. J’aurai
plaisir à vous montrer tout cela. Votre grand projet d’illustration dont vous m’avez parlé m’intéresse
beaucoup, et dès ma rentrée à Paris, je vais tâcher de me faire appuyer à la NRF par les personnes
1
Document figurant dans l'exposition de La Patellière vue à Beauvais en juin 2015.
Fonds d'archives du Centre Giono.
3
Giono a effectivement été invité à Berlin, à l'initiative d'un de ses traducteurs, en février 1931. (voir Pierre Citron, p.
165)
2
que j’y connais. J’y mettrai tout le cœur que j’ai mis pour Colline avec la même foi en votre
œuvre. »1
Le peintre, dont la santé était défaillante depuis la guerre, tombe gravement malade et meurt le 9
janvier 1932. Giono lui rend un bel hommage dans le catalogue de la rétrospective de son œuvre
organisée à la galerie Georges-Bernheim du 4 au 17 novembre. Son texte intègre quasiment mot
pour mot les dernières lignes de la préface de Colline. Et il se termine ainsi :
« Nous avons parcouru les collines, La Patellière et moi. Nous étions sous un genévrier, une fois, et,
d’entre les herbes, une longue couleuvre se mit à couler doucement.
Un peu angoissé, je dis :
- Il ne faut pas lui faire de mal.
Je n’avais pas besoin de parler. Il savait. Il savait de longtemps, par sa bonté naturelle, par sa
connaissance du monde, par cette intelligente humanité qui lui faisait voir le côté sombre de la
lumière. Il savait que tout a droit.
La couleuvre traversa la route vers les sarriettes de l’autre bord. Elle était en paix comme devant des
hommes premiers ; un reflet vert et rouge la suivait en crépitant comme une écume.
Patellière, là où tu es, où sont les pauvres petites couleuvres mortes et tous les beaux arbres coupés,
Patellière, mets le plat de ta main sur le front des bœufs et des génisses. Apaise pour nous les
colères de l’autre côté ; et, quand nous irons te rejoindre, viens jusqu’à la lisière du pré, parce que
nous serons pauvres et tremblants, et seulement rassurés quand nous te saurons le doux pasteur des
taureaux et des chevaux de l’ombre. »2
Lucien Jacques, dans une lettre de février 1932, se dit touché par ce texte dont il a sans doute déjà lu
la dactylographie : « C’est bien beau ce que tu as écrit sur Patellière. Le dernier paragraphe est d’un
accent et d’un mouvement admirable. »3
La femme d'Amédée de La Patellière propose à Giono, en 1942, d'écrire le texte d'un livre consacré
au peintre. Giono semble intéressé mais manque de temps et le projet ne se fera pas.4
Elle reprendra encore contact avec Giono des années plus tard, le 17 mai 19555, à l'occasion d'une
exposition de dessins de son mari qu'elle monte à Paris, à la galerie Marcel Guiot, rue Volney, du 17
mai au 7 juin :
« J’ai eu l’autre jour beaucoup de joie et d’émotion en apprenant par mon neveu Denis de La
Patellière (qui vous avait rencontré un soir) que vous gardiez un souvenir très vif d’Amédée de La
Patellière.
Croyez que cela a été pour moi un profond plaisir. Je n’ai jamais oublié les moments passés avec
vous et La Patellière à Manosque lorsqu’il travaillait à votre "Colline", et je me réjouis de votre
succès grandissant et de la réussite de votre œuvre.
Je fais une exposition de dessins de La Patellière qui ouvre aujourd’hui. J’ai appris avec regret que
vous étiez reparti à Manosque car j’aurais aimé que vous la voyiez. Il y a à la fois un mystère et un
lien très étroit avec la terre que vous auriez, je crois, profondément ressenti.
Je voudrais que vous sachiez que rien ne pourrait me faire plus de plaisir que si vous acceptiez de
venir me voir à l’un de vos passages à Paris. »
Giono lui répond : « On ne peut pas oublier La Patellière. Il est resté vivant dans mon souvenir plus
que certains vrais vivants. »6
Autre lettre de la femme de La Patellière, toujours pleine d'émotion et d'amitié, le 24 mars 1959,
pour un projet d'importance :
1
Fonds d'archives du Centre Giono.
Appendice I, Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques 1930-1961, op. cit., p. 223.
3
Correspondance Jean-Giono-Lucien Jacques 1930-1961, p. 80.
4
D'après des documents figurant dans l'exposition.
5
Sauf mention particulière, ses lettres se trouvent aux archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence à Digne.
6
Lettre figurant dans l'exposition.
2
« Pour moi, puisque l’œuvre de La Patellière est toujours là, présente, comment pourrais-je oublier
le séjour fait à Manosque, votre Colline et l’accord plein de sympathie et de compréhension qui
s’était de suite établi entre vous ? J’ai toujours suivi avec infiniment d’intérêt votre œuvre, vos
livres et vos films (comme il était curieux et mystérieux votre "mouchoir de Smyrne"1). Aussi
lorsque le Directeur de la Galerie Charpentier R. Nacenta me proposa de faire un livre sur La
Patellière qui correspondrait à une grande exposition "100 toiles de La Patellière" et à un film, j’ai
tout de suite pensé que je serais très heureuse si vous vouliez accepter de faire la préface du livre.
J’ai dit à R. Nacenta comment vous aviez connu et compris La Patellière et comment votre amour
du mystère s’alliait au sien. Aussi m’a-t-il conseillé de vous écrire de suite et de vous demander de
sa part si vous vouliez bien faire la préface du livre. »
Giono accepte de rédiger cette préface et la femme du peintre s'en réjouit dans une lettre du 2 avril
1959. Il pourrait s'agir d'un texte d'une dizaine de pages. Mais Giono ne l'a pas rédigé.
Le 27 juin 1959, l'épouse du peintre écrit à Giono que l'exposition à Paris a eu un « succès énorme
car son œuvre est considérée comme une des plus intéressantes de notre époque ».2
1
2
Le Foulard de Smyrne.
Archives du Centre Giono.
Gabriel LAURIN (1902-1973)
(années 30)
Il semble que c'est Darius Milhaud qui, avant la guerre, a présenté Giono à Gabriel Laurin, à Aix,
sur le Cours Mirabeau, précisément aux Deux Garçons, la plus célèbre des brasseries aixoises.1
Il est question de lui dans une lettre de Giono à Lucien Jacques, en juin 1945.2
En 1947, le peintre illustrera d'un dessin (réalisé en 1931) une édition de Un de Baumugnes,
précédé de Présentation de Pan et suivi de Deux fragments pour l'Union bibliophile de France.
Une lettre du peintre, en 1960, précise que Giono est venu à Aix voir ses toiles, lors de son
exposition à la galerie Spinazzola. Mais il n’était pas là...
« Je n’ai pu expliquer à M. Spinazzola l’amitié et le souvenir que les quelques phrases écrites par
vous représentez pour moi en dehors de toute réussite » écrit-il. Il était sans doute question que
Giono écrive quelques lignes sur le peintre, puisque celui-ci poursuit : « Aussi je tâcherai d’écrire
moi-même un mot sur mon désir de peindre. Cela pourra paraître aux yeux de ceux qui me liront un
peu prétentieux et sans trop d’envergure pour représenter mes 30 années de travail dans une solitude
complète. »
Un dessin au stylo bille bleu, accompagné d'un message, et un croquis au crayon noir accompagné
d'une dédicace et daté 1948, figurent dans les cartons du Paraïs.
1
2
Voir le site www.gabriellaurin.com
Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques 1930-1961, op. cit., p. 202.
Jacques LEGUENNEC (1924-1988) et Alain OZANNE
(années 60)
Jacques Leguennec adresse une lettre très admirative à Giono, le 25 mars 1963, alors qu’ils ne se
connaissent pas encore : « Je me laisse aller dans votre courant tel un explorateur qui découvre à
chaque seconde une autre étoile, une autre herbe magique, une autre pierre perlée de vent et de
terre. »1
Un contact s'est sans doute établi à la suite de cette lettre puisque, le 10 février 1964, Leguennec
remercie Giono pour son message, et ce avec beaucoup d'effusion, comme à son habitude sans
doute : « Il y a des tas de gouttes de cœurs qui perlent à mes doigts, des tas de mots qui voudraient
jaillir pour vous exprimer toute ma joie… (...) J’ai l’impression de marcher sur un merveilleux
champ, un champ connu aux cris des alouettes et tout couvert du monde qui est vôtre, de ce monde
qui s’est ouvert à moi et que je ne quitte jamais… » Il lui annonce qu'il prépare, « avec l’aide du
talent d’un ami », une exposition « d’objets insolites, de rêves à moi, de fleurs muettes mais pleines
de ruissellements, de coffres peints, de kaléidoscopes, de paravents en collages… ». Se référant à
Bobi – « je n’ai jamais rien demandé à personne parce que j’ai toujours peur qu’on n’accepte pas »,
il écrit : « J’ai peur aujourd’hui mais… Monsieur, sans me connaître, sinon que par quelques
phrases, me feriez-vous la joie de me préfacer mon exposition. » On voit aussi que Leguennec
connaît et aime l'œuvre de Giono : « Je viens de quitter pour la quatrième fois le « Chant du
monde », eh bien j’en suis encore tout merveilleusement bousculé » lui écrit-il encore2.
Giono accepte, et le 19 février, Leguennec lui écrit : « Je suis rempli de bonheur à la pensée de
travailler avec vous. Jamais je n’ai ressenti en moi un tel torrent de joie. »3
Les deux hommes se rencontrent en février (lettre de Leguennec du 10 mai, voir ci-dessous) et, au
printemps 1964, Giono rédige donc la présentation de l'exposition de Jacques Leguennec et Alain
Ozanne, « Compositions insolites » (paravents, panneaux, coffres peints), qui se tient du 11 mars au
21 avril à la galerie Garnelle, 45 boulevard de Latour-Maubourg, Paris 7e. Il s’agit d’un texte
apparemment original, dont je n’ai en tout cas pas trouvé trace ailleurs4.
« La peinture est une fin en soi. On n’est pas obligé de l’accrocher à un mur ; elle peut être
enfermée dans un coffre ; elle peut être entassée, tableau sur tableau, dans une pièce, une sorte de
bibliothèque où on ira la feuilleter quand le besoin s’en fera sentir ; le propos du peintre n’y perdra
rien. Certains même y gagneront.
Si, par contre, il se limite volontairement à une expression décorative, le peintre crée un objet ; il
faut à cet objet une utilité, sans quoi il va mourir. C’est le cas de tel panneau décoratif qui perdrait
rapidement son sel à la cimaise d’un beau mur et vivra plusieurs siècles (pour finir peut-être comme
l’Enseigne de Gersaint) au-dessus d’une cheminée. C’est également le cas des paravents d’Alain
Ozanne. Avec eux, on peut évidemment garder la chaleur autour d’un fauteuil, isoler une partie de
cartes, dissimuler une conversation, abriter des amours, mais surtout, si l’on n’a rien de ces
merveilles, on peut jouer à celui qui les a.
Ce que j’aime dans ces paravents (comme dans ceux de Jacques Leguennec) c’est leurs fins
multiples. Ils vous proposent donc ces jeux mais aussi des éléments à partir desquels l’esprit se
satisfait. C’est bien joli de la fausse chaleur, de fausses cartes, de fausses conversations et du faux
amour, mais il y a cette pintade, cette poule pharaonne, comme disent les Italiens, il y a ces ocres,
ces verts, ces vernis précieux avec lesquels je me goberge.
Que Jacques Leguennec intervienne et alors, non seulement notre esprit va continuer à se satisfaire
mais il va s’interroger. Insolite, dit le programme : oui, bien sûr, mais insolite comme un château en
Écosse. D’habitude c’est en Espagne qu’on les construit, ou plus exactement que les construisent
ceux qui ont un besoin vital de quatre murs. En Écosse, les châteaux n’ont que trois murs : le
quatrième, c’est le vent du large, le vent de la lande, le vent. Tout peut entrer, tout entre, on trouve
1
Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence à Digne.
Archives du Paraïs.
3
Archives du Paraïs.
4
Archives du Paraïs.
2
tout chez soi. Il faut en courir le risque. Pourquoi voulez-vous qu’une clef soit toujours une clef ?1
Qu’un "beau" jour on la considère comme une fleur et on va faire des bouquets de clefs. Pourquoi
pas ? Du moment qu’elle est détournée de sa destination première, elle peut devenir n’importe quoi,
et plus précisément ce que veut l’artiste qui l’a détournée. C’est là où le quatrième mur nous
gênerait.
Notre entendement va sur des rails. Cette cantatrice chevelue, décolletée en drame lyrique, serrée
dans un fourreau de soie, couverte de bijoux et de diadèmes, et peut-être la bouche ouverte, ne se
comprend que dans son contexte de Scala. La voilà ici découpée, sortie de ce contexte (détournée de
sa destination première) et accolée à un cerf, par exemple, lequel, en place d’allée cavalière en forêt,
galope sur un établi de menuisier (toujours par exemple) qui, en guise de rabots et de varlopes,
porte des voiliers, des caravelles, la tour Eiffel, les magasins de la Samaritaine, desquels, par des
escaliers en spirales (et en fer forgé) on descend en plein milieu du Sahara où gambadent des
notaires en habit sous des vols de chapeaux gibus, pendant qu’au lointain la statue de la liberté
hausse à bout de bras un capitaine de dragons pour montrer à Roald Amundsen l’entrée de SaintPierre de Rome ! Les rails manquent sous nos roues. Nous voilà partis dans des écoles
buissonnières. Une succession de catastrophes nous force à des manœuvres insolites. Nous nous
apercevons brusquement qu’il est très succulent de se servir du frein comme accélérateur et que le
renversement de la vapeur nous entoure du vrai nuage des Assomptions. »
Le 2 mars, Leguennec exprime sa satisfaction à Giono : « Je viens de recevoir votre préface. Quel
magnifique message. Quelle lumière éclatante pour les hommes. Un grand très grand merci. Vous
m’offrez une très profonde joie. »2
Et le 16 mars : « Notre vernissage s’est très bien passé, un monde fou (plus de 1 500 personnes),
intéressé et ravi. Les paravents peints et collages ont eu un énorme succès, quant aux petits collages
et aux bouquets de clefs, ils ont émerveillé et amusé. À quatre jours d’exposition toutes les pièces
sont presque vendues. C’est vraiment très encourageant. »3
Enfin le 10 mai, des nouvelles qui ne manquent pas d'intérêt :
« L’exposition, après une prolongation de quelques jours, s’est fort bien terminée. Tout a été vendu.
Je viens de signer le contrat pour 3 semaines à Bruxelles en janvier et le directeur d’une galerie de
San Francisco nous prépare une exposition pour mai prochain.
J’ai travaillé à des illustrations-collages pour plusieurs de vos œuvres. Cela m’enchante. (…)
Je voudrais aussi vous demander si vous acceptiez que votre préface – qui pour moi est le trésor le
plus merveilleux – illustre l’exposition de Bruxelles. Je voudrais même relier une petite brochure
avec photos. »4
Nouveau contact de Leguennec (très attentif à tout ce qui concerne Giono) en 1965, après son
exposition de Bruxelles : « Je voulais vous envoyer depuis longtemps ce collage – la promenade –
que j’avais réalisé pour vous mais l’envoi fut retardé par la prolongation de mon exposition à
Bruxelles. J’ai lu le très bon ouvrage de P. de Boisdeffre. »5
Il semble bien que Giono ait rédigé sa présentation de l'exposition d’après des photos en noir et
blanc, et que Ozanne, quant à lui, ne l’ait jamais rencontré. En témoigne le mot de remerciement de
ce dernier, le 3 mars 1964 :
« J’aimerais tant, monsieur, que tout ce noir et blanc devienne pour vous couleurs afin que vous
voyiez ce que vous avez compris et décrit de façon si belle et si sensible dans votre préface.
La poule pharaonne garde bien sûr son titre par vous trouvé. Croyez, monsieur, à ma
reconnaissance. Très vite j’espère avoir à mon tour le privilège et la joie de vous connaître. »6
1
C'est une des phrases que Giono avait écrites en rouge sur la lettre de Leguennec du 19 février.
Archives du Paraïs.
3
Archives du Paraïs.
4
Archives du Paraïs.
5
Archives du Paraïs.
6
Archives du Paraïs.
2
Paul LEMAGNY (1905-1977)
(années 30)
Dès sa première lettre, en mai-juin 19391, Lemagny fait part à Giono de sa vive admiration et de son
désir de collaborer avec lui. La première rencontre entre les deux hommes a lieu dès juin 1939. Et
un projet de collaboration se précise fin 1942 : Lemagny reprend alors contact avec l’écrivain. En
43, cela se décide : ce sera Regain. Je vous renvoie pour les détails à un article de Gérard Amaudric
qui analyse brillamment ce travail.2
Un nouveau projet n'aboutit pas (voir une lettre du 14 mai 19493). Et puis ce sera Le Chant du
monde. Dans une lettre du 13 avril 19524, Lamagny écrit : « ma joie serait grande de peupler à
nouveau de mes "bonshommes"un de vos romans. »
Le 8 décembre 1954, Lemagny reprend à nouveau contact avec Giono :
« Vous avez dû recevoir de la "Maison des Arts" château de la Jansonne, près Arles, une lettre vous
demandant de bien vouloir faire partie du Comité d’honneur. Un grand ami à moi, M. Bertrand,
s’occupe activement de ce groupement utile à l’art plastique bien vivant actuellement. Pouvez-vous
accorder votre appui ? Merci par avance.
Bravo pour l’Académie Goncourt5. Venez-vous à Paris bientôt ? Je serais heureux de vous
rencontrer… enfin (depuis 1943). Avez-vous le "Chant de monde" de la Tradition6 ? Un mot de
vous me ferait plaisir. »7
Une gravure numérotée (un paysage) et une photogravure pour Regain (un couple) figurent dans les
cartons du Paraïs.
1
Deux lettres de cette période se trouvent dans le Fonds d'archives du Centre Giono.
« Regain (1947). Une volonté de "fer de lance". Jean Giono illustré par Lemagny », Revue Giono 6, 2012-2013, p.
157-178.
3
Fonds d'archives du Centre Giono.
4
Fonds d'archives du Centre Giono.
5
Il avait également envoyé un télégramme.
6
Publié en 1954 à La Tradition, illustré de burins originaux de Paul Lemagny.
7
Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence à Digne.
2
Jacqueline LERAT (1920-2009)
(40-45)
Surtout connue comme céramiste1, et en particulier pour sa magnifique crèche pour la cathédrale de
Bourges, elle était aussi peintre. Elle avait fréquenté le Contadour avec son père, Jean Bouvet, à
partir de 1938. C’est lors de vacances à Pelvoux-St-Antoine, en 1940, qu’une première rencontre a
été établie par Jean Bouvet avec Jean Giono, alors à Briançon.
Elle et son mari, Jean Lerat, avaient beaucoup de Giono dans leur bibliothèque à Bourges...
Une lettre de Giono de mars 1949 la remercie pour l'envoi de lampes en céramique :
« La grande caisse est arrivée ce matin. Elle a été religieusement ouverte. Et les lampes étaient
montées bien avant la réception de votre lettre reçue ce soir. Elles sont toutes les deux magnifiques.
Celle à deux lampes sera extrêmement pratique pour éclairer ma table. L’autre sera au chevet du
divan sur lequel Lucien se prélasse. Élise qui est à Nice avec les 2 filles ne les a pas encore vues.
Dès son retour elle répondra à Marthe et vous dira elle, comme moi, le plaisir que nous avons avec
maintenant ces trois beaux objets qui donnent tant de joie. Maintenant il faudra venir les voir ici.
Dites-moi tout de suite combien je vous dois. J’insiste pour que vous le fassiez immédiatement. Les
caisses partent pour chez vous demain. Je vous embrasse tous avec ma fidèle et profonde amitié. »2
1
2
Voir L’être et la forme, catalogue de l’exposition de Sèvres en 2012.
Ibid., p. 35.
Pierre LETELLIER (1928-2000)
(années 60)
L'illustrateur de Tête d’or (éditeur Robert Léger, 1967) écrit à Giono le 20 mars 1965 :
« Cher Maître,
Robert Léger – couché, malade – m’a seulement téléphoné hier les résultats de son voyage dans le
Midi.
Je ne résiste pas au plaisir de vous dire combien je suis heureux de votre accord pour que j’illustre
le texte que vous avez bien voulu lui confier. Vous y parlez si bien de pays, d’animaux, de gens, que
j’aime moi aussi ! Les pays pour m’y être souvent promené et y avoir beaucoup travaillé, les
animaux pour les fréquenter et les photographier le plus souvent possible (je suis membre de la
Société ornithologique de France), et si pour les gens je pense être un peu plus gêné – car je dois
avouer les connaître beaucoup moins – soyez sûr que pour eux je ferai de mon mieux ! Je voudrais
en effet me montrer digne de l’honneur et de la confiance que vous me faites et tâcher de réaliser un
beau livre.
Je profiterai le plus tôt possible de l’autorisation que vous avez donnée à Léger pour moi d’aller
vous voir pour vous présenter quelques œuvres et parler un peu de ce livre. (…) ce serait l’occasion
rêvée de vous montrer mon travail pour notre livre (…) »1
« Elle [la Durance] sort du département, accueillie par le romantique territoire de Mirabeau où sont
les derniers bouleaux, les derniers peupliers d'Italie, le dernier paysage à la Poussin. » (Provence)
Dans les cartons du Paraïs : une épreuve d'artiste sur papier japon nacré accompagné d'un message
autographe.
1
Archives du Paraïs.
Philippe LEVANTAL (1934)
(années 60)
En avril 1966, Giono rédige la présentation d'une exposition du lauréat 1961 de la Fondation de la
Vocation, disciple de Dunoyer de Segonzac1, exposition qui se tient à la galerie du Passeur, 90 rue
du Bac à Paris, du 5 au 21 mai2.
« Dans une boutade, plus profonde qu’on ne croit, Bernard Buffet se demandait pourquoi les
amateurs de peinture abstraite ne se la faisaient pas eux-mêmes. Il y a en effet, neuf fois sur dix,
dans l’abstraction le chemin des médiocres qui va n’importe où et où tout le monde peut se balader.
Voici un jeune peintre qui ne se satisfait pas de peu et cherche une voie personnelle. On croit, à
première vue, à de l’abstraction ; on s’aperçoit ensuite qu’elle est solidement organisée à partir du
concret. La première impression, toute spirituelle, une fois dépassée, voici le visage du dieu ; on
peut même lui donner un nom : ces cubes, ces rectangles, ces trapèzes, ce sont "les toits de
Bormes" ; ce scintillement est la "Loire gelée", et voici des "Blés en juin". J’aime qu’il nous soit
ainsi rappelé qu’il n’existe rien de vraiment abstrait, que tout ce qui met notre esprit en mouvement
a ses racines dans ce qui a été créé une fois pour toutes, et existe en dehors de nous. Je sais très bien
que des rapports de couleurs suffisent, mais je sais aussi que ces couleurs devront obligatoirement
avoir des formes déjà vues et dont s’est forcément occupée la géométrie à un moment ou à un
autre ; alors, pourquoi pas celles de la vie ? C’est le propos de Philippe Levantal ; il me touche et il
me paraît être de ceux à la poursuite desquels il est bon qu’un homme se consacre. »3
Ces considérations nous ramènent à l’espèce de réconciliation consensuelle entre l’abstrait et le
concret relevée à la fin du chapitre précédent.
Le peintre a été touché par le texte de Giono et lui a écrit une très intéressante lettre de
remerciements, le 8 avril 1966. On y perçoit une grande connivence entre les façons de voir des
deux hommes :
« Je voudrais vous dire combien je suis heureux des lignes que vous avez bien voulu écrire sur mon
travail de peintre, vous remercier, aussi, d’avoir si bien défini ma recherche et de l’avoir aussitôt
comprise et sentie.
Alors que j’étais élève de 2e ou 3e au Lycée Henri IV et que je découvrais Regain et Le Chant du
monde, je savais qu’un jour je serais peintre, mais ne savais trop comment le devenir tant j’en
ressentais, par avance, la difficulté.
Et tout en sachant aussi, dès cette époque, que ce que vous décriviez dans vos livres serait, à moi
aussi, ma source d’inspiration, je n’aurais alors jamais osé espérer que ma première exposition
serait présentée par vous. (…) la critique d’art, si elle existe, ne saurait être le fait que d’un poète.
(…) »4
J’ai eu avec Philippe Levantal un très intéressant échange de courriers, et je l’ai rencontré à Paris
lors d’une exposition. Il évoque encore avec émotion l’écrivain dont il aimait « le sens de la terre,
de la nature, de la lumière – et l’art d’écrire », raconte sa rencontre chaleureuse avec lui à Paris et
évoque son accent dont il a « en mémoire, comme conservé la saveur, la musique et l’humour ».
« De ma peinture, de ma recherche de lumière à la jonction de l’abstraction et de la figuration il
comprit tout en un instant (…). Ce que ce très bel écrivain, ce vieil homme si jeune de regard, de
cœur et d’esprit apporta au jeune peintre que j’étais demeure très présent en moi », m’écrit-il.
1
Voir à ce nom.
Voir www.lagaleriecarantec.net pour plus de renseignements sur le peintre. Des dessins qu'il a réalisés en 1971 au
moment de la destruction des Halles à Paris ont été exposés sur les palissades du grand chantier de la « canopée »...
3
Cette préface de 1966, amputée de la première phrase et de la dernière, a été sans doute intégrée par Giono dans la
chronique « Le rythme », texte de l’extrême fin des années 60, reproduit dans la chronique « Le bonheur est ailleurs »,
dans le recueil La Chasse au bonheur, Gallimard, 1988, p. 200-1. Mais la datation est imprécise, comme souvent...
4
Cette lettre figure dans les archives du Paraïs.
2
Jean LURÇAT (1892-1966)
(années 30 ? années 60 ?)
En 1965, Lurçat illustre Animalités de Giono chez Bernard Klein, ouvrage de luxe tiré à 250
exemplaires.
L'auteur et l'artiste ont expliqué leur collaboration et leur complicité en introduction du livre,
introduction qui reste un peu énigmatique. Il semble que, selon Lurçat, ce chant en commun était
une initiative de Giono. « Joué à quatre mains, j'étais d'avance acquis à cette coalition. » Giono,
quant à lui, explique que : « La science ne désenchante pas le monde, au contraire (...). Qui n'a pas
été glacé d'une terreur nouvelle en voyant enfin le mouvement des vrilles et du liseron d'un germe
de haricot, d'un lierre ? Voilà des monstres avec lesquels on vivait qu'on ne soupçonnait pas. C'est à
un appareil du même ordre que nous avons à faire ici. »1
Les deux hommes auraient entretenu une relation d’amitié. À vérifier ! En tout cas, selon une lettre
de Lienhart2, Lurçat aurait rendu visite à Giono au Paraïs en 1934...
Il semble bien en tout cas qu'ils ont accepté de commun accord le choix du texte de Giono – la fin
du poème « La chute des anges » – et des illustrations de Lurçat publiés dans la revue Planète en
septembre-octobre 1965.
Quand Giono », il est rarement au mieux de sa forme… C’est encore le cas
1
2
Site de chapitre.com.
Fonds d'archives du Centre Giono. Je n'ai pas pu identifier précisément l'auteur de la lettre.
Berthold MAHN (1893-1975)
(années 30)
Lucien Jacques cite le peintre dans une lettre du 21 novembre 1929 : « (Revu) Mahn qui est fou de
toi et veut illustrer Baumugnes. »1
Le peintre sera effectivement en correspondance avec Giono.
Une lettre du 26 septembre 19302 fait part à Giono de son désir d'illustrer un de ses livres pour une
société de bibliophiles de Strasbourg, désir vif en raison de son admiration et de son amitié
(« amitié d'une journée, entre nous, mais qui s'étalera aisément sur le reste de nos jours ! »). Il s'agit
sans doute d'Un de Baumugnes... et il se sont donc déjà rencontrés.
Une lettre du 30 mars 19313 est à mi-chemin entre préoccupations littéraires et picturales, mais sans
qu'on puisse en élucider l’allusion avec certitude :
« Pardonnez mon silence. Naissance de l’Odyssée est ici depuis des semaines. Elle est lue et relue et
je n’ai pas découvert en quoi consistait l’erreur dont vous faites mention dans votre dédicace. / Que
je vous dise tout de suite que ce bouquin nous enflamme autant sinon plus que les autres. Non pas
plus, mais les livres se totalisent et notre admiration grandit avec le total… Sans doute pour vous
est-il plus jeune et êtes-vous moins assuré de sa valeur. Oui les évocations sont tout aussi puissantes
pour nous. (…) À présent je ne veux plus vous écrire sur vos livres. Je me sens par trop incapable
d’exprimer ce qu’ils me donnent. Ce qu’ils nous donnent. Je vais vous envoyer des images, ce sera
une meilleure manière de vous remercier. »
Une carte postale du 4 janvier 19354 ne manque pas d'intérêt, sur le plan politique en tout cas.
Berthold Mahn félicite chaleureusement Giono pour son article d'Europe sur la guerre, « courageux,
émouvant et d'un accent si neuf et si fort ». « Qu'on vous entende, qu'on vous entende tous – tous
ceux qui ne sont pas devenus de ridicules Croix de Feu. Ceux qui n'ont pas tout oublié. Et que 1935
soit un peu moins stupide que 1934. On peut l'espérer. Il y a quelques lueurs à l'horizon. »
Ce qui est sûr, c’est que Mahn a illustré un ouvrage d’Élémir Bourges, autre écrivain manosquin, Le
Crépuscule des dieux (Jonquières, 1927).
1
Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques 1922-1929, op. cit., p. 307.
Fonds d'archives du Centre Giono.
3
Archives du Paraïs.
4
Fonds d'archives du Centre Giono.
2
Eugène MARTEL (1869-1947)
(années 30)
En octobre 1930, Giono rencontre pour la première fois, au Revest-du-Bion (entre Sault et Banon,
près de la montagne de Lure), le peintre qui avait été l'élève de Gustave Moreau 1 de 1891 à 1898.
Eugène Martel avait depuis longtemps quitté Paris et était revenu vivre dans son village, où il
peignait, essentiellement de rares portraits, très sombres pour la plupart, et vivait dans la gêne.
Le chapitre consacré à Eugène Martel a été considérablement remanié depuis la première édition de
ce site. Il intègre maintenant de nombreux documents utilisés lors de la présentation des relations
entre Martel et Giono, lors des Rencontres Giono à Manosque, le 30 juillet 2010, à l’occasion d’une
« rencontre-lecture » animée par Jacques Mény et moi, avec Hélène Scotto et Bernard Paccot. La
conférence a été reprise au musée Vouland à Avignon le 11 janvier 2011, avec Hélène Scotto, et
enfin à la médiathèque d’Herbès à Manosque, le 24 janvier 2012, en ouverture de l'Année Giono
2012, cette fois avec Dominique Zamparini.
J’ai eu accès, grâce à Jacques Mény, aux très nombreuses lettres de Martel qui se trouvent dans les
archives et dans les dossiers de Giono au Paraïs. Les archives départementales des Alpes-de-HauteProvence à Digne m'ont révélé aussi des lettres de correspondants intéressants. Elisabeth JuanMazel, arrière-petite-nièce de Martel, m’a également très aimablement fourni de nombreux
documents inédits.
La relation de Giono avec Martel sera faite d’un mélange complexe d’admiration respectueuse et
d’agacement certain, mais de pas mal d’ambiguïtés aussi, notamment de la part de Martel qui
perçoit Giono comme ayant véritablement un rôle messianique2… Tout cela explique sans doute
l’exceptionnelle abondance des documents en notre possession.
La première lettre de Martel date du 10 octobre 1930 et répond à une lettre de Giono, avant la
première visite de ce dernier :
« Cher ami, je me permets cette appellation puisque je vous y vois disposé et qu’elle répond à mon
plus grand désir. (…) J’ai été charmé de votre bonne lettre du 7 juillet. Elle me confirme l’espoir de
trouver en vous un ami jeune, tout plein de ce que nous pleurons, nous les vieux, notamment d’un
sang généreux dont un peu de transfusion serait peut-être susceptible de faire éclater en nous un
court été de la St Martin… Venez donc au plus tôt. »
Au moment de la publication de Manosque-des-Plateaux, fin 1930, Giono est interviewé par
Frédéric Lefèvre pour Les Nouvelles littéraires. Il fait référence explicitement à la peinture de
Martel, qu’il a découverte il y a peu, pour faire comprendre sa propre conception de l’écriture : « Ce
que j’ai voulu décrire là, c’est moins le visage fixé du pays que ces sortes de mouvements,
d’ondulations, de halètements, de crispations, qui sont dans le visage de la terre, comme dans un
visage humain, l’expression véritable de la vie. Ce livre donc, qui aurait pu être le dessin linéaire ou
la photographie de mon pays, j’ai voulu en faire un livre général, et de même que mon ami le
peintre Eugène Martel, me mettant devant le portrait de sa mère, me dit : "Giono, ça c’est le portrait
d’une femme", je dis, moi, devant le portrait de mon pays : "Ça, c’est un pays, habité par des
hommes, n’importe lequel". »3 Henri Godard fait ce commentaire : « De fait, il en va de ce
"portrait" comme de tout portrait de la tradition picturale : tout autant qu’une ressemblance de son
1
D’après son ami Henri Fluchère, il semble que Giono avait déjà rencontré, dans les années 1925, au groupe des
Cahiers du Sud, Auguste Bréal, autre membre, avec Matisse, Derain, Rouault, de l’atelier Gustave Moreau. (« L’ami
Jean », dans le Magazine littéraire, juin 1980, p. 20)
2
Geneviève Coulomb et Pierre Martel, Eugène Martel (1869-1947), redécouverte d’un peintre moderne, Les Alpes de
lumière, 1991, p. 10 et p. 81. C'est le seul ouvrage à ce jour consacré à Eugène Martel.
3
20 décembre 1930, « Introduction au Serpent d’étoiles. Une heure avec Jean Giono, romancier, poète de la terre ». Cité
par Henri Godard dans la notice de Manosque-des-Plateaux, Pl. VII, p. 900-1.
modèle, il porte la marque de son auteur et de la manière dont celui-ci voit le monde et les
hommes. »
Dans une très longue lettre (cinq feuillets serrés, double face) du 29 janvier 1931, écrite à
Carpentras, et au ton pour le moins étrange, Eugène Martel se livre en quelque sorte à une analyse
de sa relation avec Giono et reconnaît qu’il a une « grande difficulté à expliciter sa pensée »… Il
explique que son ami Simon Bussy (voir ce nom) lui avait parlé de Giono sous la caution d’André
Gide, qui lui aurait dit : « J’ai pensé que tu aurais du plaisir à le connaître car il écrit sur les paysans
de ton pays, à la manière de Van Gogh. » Et Martel de se lancer dans une comparaison un peu
alambiquée entre Van Gogh et Giono1…
« J’ai vu peu de Van Gogh dans ma vie, poursuit Martel, et ce rapprochement ne m’indiquait rien de
particulier. La dernière fois que le hasard m’a appelé à Paris l’an dernier (…), j’ai pu passer une
heure dans les nouvelles salles du Louvre, où la dernière promotion des modernes est exposée. J’y
ai vu quelques Van Gogh qui m’ont renseigné sur le talent de ce peintre. Lorsque j’ai lu Giono, j’ai
constaté que le rapprochement de Gide était très malin et avait un sens véritable. Mais quelle
difficulté pour expliquer avec des mots ce que ça signifie !
L’art de Van Gogh est spontané et frais, semblant ne se soucier de rien de ce que les peintres
entendent par exécution sur toile d’un spectacle de la nature, même les impressionnistes qui
paraissent avoir rejeté tout à fait les moyens qui ont préoccupé de tout temps les peintres.
C’est donc une grande chose.
La peinture de Van Gogh ressemble à ma peinture d’enfant divinement doué qui ne peint que
d’intuition.
Un de Baumugnes est fait par des moyens déconcertants qui l’apparentent le plus à Van Gogh. Tout
l’art littéraire me paraît s’y cacher à un degré que je crois inégalé. (…) Giono y est parvenu d’un
geste naturel très analogue à la nature de Van Gogh, mais non sans le sens de l’art le plus profond et
le plus sûr. Je ne sais si Van Gogh possédait davantage que le geste naturel et spontané, pensant
qu’il suffit beaucoup plus facilement à peindre un tableau vivant dans sa manière, qu’à écrire un
livre comme Un de Baumugnes. (…) Dans les autres livres il y a toutes ses qualités aussi, mais je
souligne Un de Baumugnes comme le plus propre à marquer le rapprochement fait par Gide entre
Giono et Van Gogh, l’art y apparaissant sans artifice et comme fleur spontanément éclose. »2
Si Martel admire beaucoup l’œuvre de Giono, la réciproque est vraie, et cela dès le début de leurs
relations. Dans une lettre à Marcel Pobé, historien de l’art, Giono écrit en 1931 : « Eugène Martel,
le plus grand artiste de nos jours ; (…). Un temps viendra où l’on reconnaîtra ce que signifie son
œuvre. »3
Dans un texte publié dans Marianne le 23 août 1933, sous le titre « La Haute-Provence » (et repris,
intitulé cette fois « Revest-du-Bion », dans le recueil Provence), Giono relate un séjour chez Eugène
Martel qui lui a montré « la grande fête des couleurs et des formes ».
« Je suis depuis quelques jours au Revest-du-Bion, chez mon ami le peintre Eugène Martel. (…)
Ces jours passés, nous avons fait avec Martel les paisibles routes bordées de beautés. Tout le plateau
est en houle large autour du village. À l’est, le Ventoux, couché comme un lion, souffle son haleine
de glace, et, devant lui, le long troupeau des collines galope en bombant le dos. Martel connaît
l’heure et l’endroit, la place exacte où l’on doit mettre ses pieds pour avoir devant soi, s’élançant
sur ses plans harmoniques, la grande fête des couleurs et des formes. Nous avons monté le chemin
du vieux moulin. Puis il m’a dit :
- Encore quelques mètres, retournons-nous. C’est là.
C’était là.
À la hauteur de nos lèvres, les blés de plomb moirés de vent coulaient vers les fonds. Derrière, un
vide bleu respirait avec un halètement d’arbres, puis la terre se relevait feutrée d’une étrange laine
1
Lucien Jacques, lui aussi, avait déjà rapproché Van Gogh et Giono. Voir à Van Gogh.
Archives Giono au Paraïs.
3
Geneviève Coulomb-Pierre Martel, Eugène Martel, redécouverte d’un peintre moderne, Les Alpes de lumière, 1991, p.
90.
2
d’herbe jusqu’à des bois de pins largement étendus sans arrêt d’un bord de l’horizon à l’autre.
Derrière les pins, un autre vide terriblement vaste et d’où montait sans arrêt le jaillissement
d’énormes oiseaux, et, loin là-bas, portant le ciel sur son échine de bête couchée, le Ventoux avec
tous ses muscles et le gonflement de ses os de granit.
(…) Nous avons fait tout le jour le lent pèlerinage. La terre, sans merci, entassait autour de nous de
fantastiques beautés. (…)
Nous repartons sur la lande sans chemin et, tout aussitôt, nous voilà de nouveau devant le large
battement d’ailes du plateau. Les petits yeux de Martel brillent. Il regarde autour de lui comme un
capitaine de navire. Il tend le doigt pour me montrer et chaque fois, au bout de son doigt, surgit
l’horizon et son rythme triste. »1
On trouve un petit clin d’œil amical à Martel dès Le Chant du monde, en 19342. Le peintre y donne
en effet son nom à un personnage épisodique : « Vous voulez me rendre service ? Vous allez arriver
à la Vacherie. Dites au charron que je suis là, je suis Martel du Revest. Dites-lui qu’il vienne
m’aider. C’est pour un malade. » (Pl. II, p. 261)
Dans son Journal, en date du 25 avril 1935, Giono décrit une autre rencontre avec Martel et les
impressions qu’il a ressenties :
« Après midi aujourd’hui, Revest-du-Bion avec Depierris. Voir Martel. Personne n’est insensible à
Martel. Énorme impression sur tout le monde. Influence. Radiation de son honnêteté et de ses
souffrances. De plus en plus ému moi-même de ce qu’il fait. Son portrait. Nous allons voir le
portrait qu’il a donné à son copain Armand. Il[Armand] nous dit :
"Entrez mais ne faites pas de bruit, mon fils est malade. Vous comprendrez mon geste." Le portrait
(de l’oncle) est sur la cheminée. Devant lui une Marianne en plâtre et 2 obus. Armand enlève luimême la Marianne. Martel enlève les obus. Armand nous dit :
"Le tuyau du poêle va vous gêner." Le tuyau du poêle est juste devant le tableau, à 20 centimètres
de lui.
MARTEL : La lumière n’est pas bonne.
ARMAND : Je peux mettre le volet de la porte.
MARTEL : Oui, mets le volet.
Armand met le volet. Puis comme la lumière n’est pas encore assez bonne, il soulève le volet avec
sa main et le tient ainsi légèrement relevé pendant que nous regardons. C’est le portrait d’un
bourgeois de village en redingote ocre. Un des meilleurs portraits de Martel.
MARTEL : J’aurais pu continuer comme ça.
Nous étions sortis. Le portrait est un sommet.
MARTEL : J’ai toujours souffert.
Armand nous a dit : "Ce portrait, si vous le voulez pour l’exposer, je vous le prête, mais à une
condition, c’est qu’il retourne. Mais je ne suis pas vendeur, à aucun prix." Une fois dehors je dis à
Martel : "Vous avez vu, le tuyau du poêle a commencé à couler sur le cadre.
- Oui, dit Martel. Tout à l’heure, je vais passer une bonne engueulade à Armand et lui faire la
leçon."
Les portraits de Martel sont des drames grecs. C’est toujours le Prométhée enchaîné. »
(Pl. VIII, p. 4-5)
1
Provence, textes réunis et présentés par Henri Godard, Gallimard 1993, édition revue et augmentée Folio 1995, p. 267270. Charles Martel, le neveu du peintre, qui était notaire, mais aussi photographe de talent, a pris des photos au cours
de cette promenade, photos qu’Elisabeth Juan-Mazel a retrouvées et qu’on a pu voir à la médiathèque d’Herbès à
Manosque en janvier 2012. Elles constituent le cahier photos de la Revue Giono 6.
2
Il y avait déjà un Martel en 1930 dans Regain : « Ils l'avaient menée devant l'écurie de Martel... » (Pl. I, p. 350) et dans
« Jofroi de la Maussan » : « (...) cette fois, c'est Martel qui annonce, Martel un peu cousin avec Jofroi, un homme de
croyance. » (Solitude de la pitié, Pl. I, p. 500) Dans ces années-là, il sera aussi question du « hangar de Martel » dans
Batailles dans la montagne en 1937 (Pl. II, p. 833).
Eugène Martel, Paysans au coin du feu © Musée Calvet, Avignon1
Le lendemain, toujours dans son Journal, Giono évoque le fait qu’il avait envoyé précédemment
chez Martel quatre étudiants parisiens pour leur faire connaître le peintre et la montagne de Lure.
« Je suis content des quatre étudiants de Paris que j’ai envoyés deux par deux à un jour d’intervalle
vers Martel et vers Lure. Jean-Dominique Marcotochino – Sabine René-Jean – Yves Cachin –
Henri-Gilbert Besseige.
Tout ça très important pour ces quatre-là, et important pour Martel d’après ce qu’il en a dit, et le
soin qu’il a mis à noter les noms, et les phrases de cette lettre de Marcotochino qu’il relisait avec sa
grosse loupe.
MARTEL : Ce jeune homme a dit des choses très importantes.
MOI : Vous les avez beaucoup touchés. Je suis bien content de la lettre que vous a écrite ce garçon.
MARTEL : Oui, je les ai beaucoup touchés.
Il a repris la lettre, il a tiré sa grosse loupe. Il relit encore une fois.
MARTEL : Il n’a pas mis son adresse. » (Pl. VIII, p. 6)
À propos d’un visiteur, André Suquet, Giono note encore, citant Martel en exemple : « Pacifiste et
nature, pas Rousseau. Simplicité. Civilisation à la Martel. Le côté saint François d’Assise. »
(Pl. VIII, p. 6)
Mais la situation matérielle de Martel n’est guère brillante. Giono et ses amis essayent de se
mobiliser pour lui venir en aide. Giono en parle dans son Journal le 15 mai. « Vu Martel. Bost très
touché. Fera un article sur Martel. Ai écrit à Martel ce que je compte faire pour l’aider. Jacques
1
En 2011 en tout cas, le tableau se trouvait dans les réserves du musée.
Lévy-Puget sera dans la combine. » (Pl. VIII, p. 15) Pierre Citron précise cependant que Pierre Bost
n’a rien écrit sur Martel en mai ou juin 1935 dans Marianne, journal auquel il collaborait.
Toujours dans son Journal, le 15 mai 1935 encore, Giono signale : « Samedi, Depierris et
(Marguerite), sommes allés à Revest-du-Bion. Martel est mieux. / "Je me sens, dit-il, plus de forces
physiques et envie de travailler." »1 (Pl. VIII, p. 16) Martel acceptera alors que Giono lui apporte un
phonographe et des disques, mais il n’accepte pas l’idée qu’on lui achète ses tableaux, car il espère
encore une reconnaissance officielle. Il se montre cependant très sensible à la générosité de Giono,
comme en témoigne sa lettre du 11 novembre 1935 :
« Vous continuez à me faire verser la mesure, cher grand ami, et n’était la certitude que ces biens
me viennent d’une source supérieure qui échappe au commun contrôle des actes humains, je m’en
sentirais accablé. J’ajoute que je le serais à beaucoup moins si je n’y voyais d’autre origine qu’un
altruisme ordinaire, lors même qu’il serait de fort bon aloi. Mais venant de vous, il importe que je
me recueille pour éviter toute confusion, et reconnaître l’offrande d’un dieu secourable qui a pitié
de ma misère. »2
Les lettres de Martel ont souvent ce ton assez particulier, comme il le dit lui-même : « ces lettres
comme vous concevez que je puis vous écrire, que je vous écrirai ou que je ne vous écrirai pas,
selon ce qu’en décideront les dieux. » On n’est pas loin, parfois, d’une espèce de « divinisation »
étrange, à la limite du mysticisme. Ainsi le 22 avril 1936 : « Quand je pense à votre sollicitude, cher
Giono, et à la sympathie du Groupe Contadour que vous m’avez acquise (sans parler de toutes les
autres qui me viennent également de vous et qui représentent, de votre part, un effort de bonne
volonté qu’il m’est presque impossible de qualifier), je me dis que, malgré les apparences, je ne suis
pas oublié des dieux. Que ne puis-je mettre en offrande à leurs pieds quelques nouveaux efforts
susceptibles de me rendre digne de leur libéralité ! » Martel parle plus loin à Giono du « culte muet
qu’il a pour lui »… et conclut sa lettre en disant que « c’est à ce bel équilibre, si irradiant de clarté,
qu’il voudrait surtout dédier ses ultimes essais et mériter son approbation »3...
Giono ira aussi rendre visite à Martel avec les Contadouriens, et ce dès 19354 :
« Tout de suite on entoure Martel, on lui fait fête. Les mains se tendent, les visages sont riants de
joie. Martel ne sait plus quelles mains serrer. Il fixe chacun de son petit œil pétillant, si vif sous le
buisson blanc des sourcils. Il est très ému. (...) Voici les jeunes barbares à l'assaut du petit escalier.
L'atelier est minuscule maintenant, il faudra faire trois fournées. Chaque fois, Martel, avec pareille
méthode, mêmes gestes précis, va montrer quelques toiles dans l'ordre immuable qui est son mode
de présentation. À petites phrases précises, il explique, il commente, l'éclairage, la pâte, le but. Sa
voix, qu'il voudrait calme, tremble un peu. Il n'a jamais eu chez lui tant de gens à la fois, si attentifs,
si graves, figés maintenant dans un silence unanime, fait d'admiration, de respect. À le voir ainsi, on
comprend le sens de sa vie, on sent que cette minute est pour lui précieuse, où les jeunes
générations viennent rendre hommage à l'effort persévérant de sa carrière, qu'il a voulue obscure et
libre par dessus tout. Le lien de sympathie tissé par la présence rayonnante de Giono étreint tous les
cœurs. »
Martel est très touché par ces rencontres. En témoigne la lettre envoyée à Giono de Sault, le 19
septembre 1935, où il s’inquiète de son absence éventuelle lors d’une future visite des
Contadouriens : « (…) mon souvenir de la journée inoubliable du Contadour m’apparaît de plus en
plus sous la vision d’un Paradis Perdu et partant d’autant plus ineffable…"Que faire de la vie après
des joies pareilles !" » Et encore celle du 11 novembre : « Je vous suis reconnaissant de ces pures
joies qui m’ont fait pendant un instant oublier mon âge, et m’ont apporté un durable apaisement qui
me permettra, quoi que je puisse voir encore comme abomination et folie des hommes, de mourir en
1
Voir aussi la lettre du 17 mai du peintre, insérée dans le Journal de Giono.
Lettre figurant dans les archives Giono.
3
Archives Giono.
4
L’épisode est raconté par Henri Fluchère, dans « Connaissance de Lure », Bulletin de l’Association des amis de Jean
Giono, n° 13, 1980, p. 41-53. Le texte, qui avait été publié dans le premier numéro des Cahiers du Contadour, dresse
aussi un très intéressant portrait de Martel, l’homme et le peintre.
2
croyant au triomphe de l’intelligence et de la fraternité humaines, lors même que ce ne serait pas
notre planète qui en donnerait la preuve, étant si petite dans le cosmos, mais quelque part dans la
pluralité des mondes, chose qui rend concevable qu’un lointain soleil peut, et même doit, éclairer un
tel monde, mon cher Giono, au moment où je vous embrasse de cœur ! »1
Martel évoquera encore ces rencontres du Contadour, avec un enthousiasme sans bornes, très
excessif sans doute du point de vue de Giono lui-même, dans une lettre à un certain monsieur Borel,
le 21 janvier 1936 :
« Votre très aimable lettre (…) a été la bienvenue, me rappelant des heures inoubliables vécues
ensemble au milieu d’admirateurs de Giono et conduits par lui, à travers notre haute-région qu’il a
si magnifiquement chantée. Ce furent des heures de haute spiritualité qui ne sauraient être évoquées
sans émotion et sans le regret qu’elles aient été si courtes… Que faire de la vie après des joies
pareilles !
Moi qui vis dans une perpétuelle angoisse, de par le caprice d’un démon qui s’acharne contre ma
quiétude, j’étais tout préparé pour saisir au vol les joies pures dont mon cœur est avide et qui nous
étaient jetées à profusion. Elles jaillissaient spontanément de l’atmosphère de fraternité qui régnait
entre ces frères qui se voyaient pour la première fois, mais dont les dispositions réciproques à
s’aimer se donnaient libre cours, sous l’impulsion généreuse du grand Giono, qui était cause de ce
rassemblement unique, fait pour donner le plus émouvant spectacle de communion spirituelle sous
le plus beau ciel de ces hauts-lieux. Je vous sais infiniment gré, Cher Monsieur Borel, d’être venu
me rappeler ces heures qui contrastent si étrangement d’avec celles de notre vie quotidienne, et me
confirmer l’impression commune que nous en eûmes, laquelle ne saurait s’effacer de notre
souvenir… »2
Pierre Magnan, qui en était, a raconté, avec humour et détachement, dans Pour saluer Giono, une
autre visite des Contadouriens à Martel, en 1936.
« Notre théorie peut enfin s’acheminer vers le but que Giono nous a assigné : nous allons chez le
peintre Eugène Martel voir le portrait de l’oncle.
En chemin, Giono nous a enjolivé à plaisir l’odyssée de ce portait commencé d’après lui depuis plus
de vingt ans. "Il lui arrive, nous a-t-il dit, de tourner quinze jours autour de la toile sans y ajouter un
coup de pinceau3. Cent fois j’ai dû m’interposer pour qu’il ne le jette pas à la poubelle ou n’y mette
pas le feu. C’est le portrait le plus prodigieux depuis la Joconde que j’aie jamais vu." Après ça, nous
ne pouvons qu’avoir la glotte embarrassée par l’émotion lorsque le peintre nous accueille au pied de
son escalier.
C’est un vieil homme désabusé et plein d’humilité, Giono l’embrasse comme s’il mettait un genou
en terre. Quand il voulait, il pouvait en toute sobriété jouer tout un acte de Verdi en deux ou trois
mouvements. Il fallait alors observer le sourire fugitif faire de l’ombre sous la moustache de Lucien
Jacques4.
Je vois Martel. Je vois le portrait de l’oncle. À l’époque, je n’appréhende pas plus la peinture que la
musique. Je remarque sur un chevalet une toile sans cadre où c’est à peine si l’on a osé, presque en
abîme, tirer quelques traits du néant, mais l’œil enfoncé est terriblement alerte et mérite attention.
Sous le sourcil qui s’avance, il est comme au fond d’un puits, de plus en plus lointain. C’est un œil,
d’après moi, aux portes de la mort.
La toile fait à peine cinquante à soixante centimètres de haut sur quarante de large. (Je voudrais la
revoir pour vérifier si ma mémoire est aussi fidèle que je veux bien le prétendre.)
Giono tire à soi une chaise et s’installe à califourchon devant le chef-d’œuvre. Il n’y a pas
d’ostentation. Il n’y a pas de ridicule.
1
Archives Giono.
Archives Giono.
3
Giono semble anticiper ici l’épreuve que constituera pour lui la réalisation de son portrait par Martel…
4
C’est aussi cette lucidité de Lucien Jacques qu’évoque Maurice Chevaly dans Giono vivant, notre ami Jean le Bleu,
éditions Autres Temps, 1995, p. 81.
2
Derrière lui qui nous tourne le dos et nous a oubliés, notre chuchotante assemblée fait le cercle et se
tait. Voici l’un des grands moments du Contadour. L’un de ces moments où l’intelligence éparse se
fait unanime, se fait communion : le Contadour confronté à la mort se recueille et médite.
Je ne sais combien de temps dura cet acte religieux dont je restai médusé toute la soirée. Ce dont il
me souvient, c’est que nulle parole ne fut plus échangée, que Giono lui-même se tut jusqu’à ce qu’il
fût à l’air libre, devant le grand arbre tout tremblant de vent qui est le seul à exister encore. Et c’est
là qu’il nous dit : C’est la chose la plus terrifiante qu’on puisse connaître d’un homme : ce départ du
monde. »1
Dans le courant de ces années « Contadour », Henri Fluchère2 a rapproché avec finesse Giono et
Martel : « Je retrouve devant ces toiles la profondeur pathétique des portraits de Rembrandt, mais ce
qui m’émeut encore davantage, c’est que j’y sens l’âme de mon pays. Pour comprendre une race
d’hommes comme Martel, comme Giono le font, il faut avoir vécu avec elle. Il faut en être issu.
Mais combien différents sont-ils l’un de l’autre, bien que faits pour se comprendre aussi au premier
chef ! La fougue dionysiaque de Giono est certes loin de la lucidité apollinienne de Martel, et si
j’emprunte à Paul Valéry cette antithèse sommaire, ce n’est point par paresse coupable de l’esprit.
C’est parce que le contraste même de leurs dons les conduit l’un et l’autre par des chemins
différents à l’expression la plus flagrante de l’âme de cette terre. Leurs créatures ont des affinités
impérieuses. Quand je vois le portrait de "l’oncle", je pense irrésistiblement au vieux Janet de
Colline, ou au "papé" du Grand Troupeau ; c’est le visage même que m’impose la connaissance que
j’ai d’eux. »
Une autre visite à Martel aura lieu le 31 mars 1937, lors du IVe Contadour. Elle est racontée dans le
Journal du Contadour3.
« Il y a du nouveau chez Martel. Sur le mur du fond nous aimions regarder l’émouvant dessin de la
mère de l’artiste. Il n’y est plus, remplacé par une toile claire qui fixe les regards et déclenche une
admiration unanime. Elle représente un visage étonnant de vieux paysan. Avec amour et sobriété,
elle est peinte dans des tonalités blondes, ivoirines, que nous ne sommes pas accoutumés de trouver
chez notre ami.
- Le portrait de mon père, dit Martel, qui nous trouve massés devant. Il date de plus de trente ans.
De trente ans ? d’hier ? Il est de toujours. Nous sentons là, soudain, que par cette simple et pure
effigie Martel a justifié et son sol et lui-même. Il a pu se surpasser en technique comme dans les
impressionnants portraits qu’il a faits de lui-même, où l’ombre baigne les formes avec une rare
subtilité, où la matière tient du sortilège. Il a pu, dans l’effigie de l’oncle, atteindre à une austérité
qui touche au tragique. Peut-être n’a-t-il jamais autant à la fois dit et suggéré que dans ce petit
portrait sans ombre, qui a la grandeur et la lumière des vastes paysages que nous venons de
traverser pour atteindre le Revest. »
Martel va évidemment vouloir faire le portrait de Giono, le portait d’un écrivain déjà installé…
Portrait réussi, pour certains en tout cas, comme Romée de Villeneuve par exemple : « la tonalité en
est sobre ; des bruns rendent le moelleux du vêtement ; ce qui frappe au premier regard, c’est le
visage que sculpte la lumière sur les ombres d’alentour. »4
Ce ne sera en tout cas pas sans mal !
Les lettres rédigées par Giono à l’époque témoignent de nombreuses difficultés... Pierre Citron a
rassemblé des passages de toute une série de ces lettres, sans que leurs destinataires soient identifiés
malheureusement, dans le catalogue de l’exposition « Autour de Giono »5.
1
Pierre Magnan, Pour saluer Giono, Folio 1993, p. 67-70.
Les Cahiers du Contadour I, 1936, p. 54. Bulletin n° 13, p. 49.
3
Les Cahiers du Contadour III-IV, p. 88-89.
4
Giono, ce solitaire, Les Presses universelles, 1955. Cité dans Pierre de Boisdeffre, Giono, La Bibliothèque idéale,
Gallimard, 1965, p. 11.
5
Exposition à la Galerie d’art du Conseil général des Bouches-du-Rhône, Aix-en-Provence, du 11 octobre au 31
décembre 2002. Catalogue « Autour de Giono », publié chez Actes Sud en 2002.
2
Les lettres de Martel que je cite proviennent pour la plupart des archives Giono du Paraïs. D’autres
encore ont été rassemblées par Elisabeth Juan-Mazel, arrière-petite-nièce du peintre, dans son
article « Quand Eugène Martel peignait le portrait de Giono » publié dans le Bulletin de
l’Association des amis de Jean Giono n° 59, en 2003. Les destinataires ne sont pas toujours
identifiés précisément, mais il s’agit essentiellement de membres de la famille de Martel.
La première lettre de Martel à faire allusion au portrait date du 13 mars 1937. Il s’y montre très
sensible à l’amitié que lui témoigne Giono. Le peintre a 68 ans, le modèle 42.
« Je suis arrivé chez ce bon Giono vendredi 5 mars (mon départ fut impossible le jeudi à cause de la
neige qui tombait drue le matin, ce qui arrêta ou plutôt fit renvoyer au lendemain par celui qui
devait me porter, notre départ pour Manosque) et l’ai trouvé de plus en plus affable pour moi et
dévoué à l’amitié en général.
Je serai l’hôte de Giono de temps à autre incessamment, lui ayant manifesté mon intention de faire
son portrait. Ce sera après les vacances de Pâques sans doute que je tâcherai de le commencer.
Après quelques séances que je souhaite profitables, Aix ne sera qu’à un saut de Manosque et
d’accès facile.
Giono a accepté d’enthousiasme que je le portraiture. Cela m’ouvre de belles perspectives
d’entretiens fructueux avec lui. Son amitié envers moi est plus active que jamais et je suis retourné
de Manosque tout bouleversé. Je vous expliquerai ça de vive voix. »1
collection particulière - cliché MD
Mais les rendez-vous sont compliqués à organiser… En atteste on ne peut mieux une lettre de
Martel du 21 avril :
« Hier c’était le 20. Je m’étais préparé à partir pour Manosque et profiter d’une occasion qui devait
se présenter aujourd’hui pour m’y transporter commodément avec tout mon "barda". Mais comme il
était convenu avec Giono que je recevrais de lui ce mot : "Les ombres sont épaisses", je ne voulais
m’embarquer sans lui demander si les dites ombres étaient tout au moins tout près d’être au point.
Et je lui ai téléphoné. Il m’a répondu : "Je ne voulais vous envoyer le mot convenu que le kaki bien
1
Lettre de Martel citée par Elisabeth Juan-Mazel.
feuillé et il ne l’est pas encore. Les feuilles ne sont encore que comme une pièce de quarante sous.
La vague de froid que vous devez mieux sentir que nous, empêche cependant les ramures de se
développer normalement et il n’y a même pas de progrès d’un jour à l’autre."
"- Combien pensez-vous qu’il faudra encore ?
- Ma foi encore huit jours. Si ça vous ennuie venez quand même, Martel ?
- Ma foi ce n’est pas indiqué ; ça pourrait nous influencer à tort…
- Quel jour est-ce ?
- Mardi.
- Eh bien ! venez lundi, voulez-vous ?
- Parfaitement."
Tel a été notre dialogue. Au lieu d’aller lundi, j’irai dimanche, mais non sans l’en prévenir, ayant
une occasion à nouveau favorable. »1
Les séances de pose commencent donc. Première réaction de Giono dans une lettre du 28 avril :
« Le portrait est commencé. C’est-à-dire que j’ai posé. Trois séances sans que Martel peigne. Juste
pour balancer les rapports. La toile est toujours vierge. Mais j’ai posé six heures. »2 Et encore le 5
mai : « Ça fait neuf poses de deux heures et Martel se contente de me regarder à travers une fenêtre
de papier pour mettre en place mes valeurs. Il me fait changer de veste, puis de pose, puis de
chemise, puis de cravate, puis de place, puis de regard, puis on s’arrête et à demain. »3 Ou le 12
mai : « Le portrait est très beau déjà, mais qu’il me tarde. Les poses sont extraordinairement
fatigantes. De véritables supplices de trois heures de temps de 3 heures du soir à 6 heures. »4 Giono
note aussi ses réactions dans son Journal : on constate qu’elles y sont, bizarrement, nettement
moins virulentes que dans ses lettres, ce qui s’explique a priori assez mal. Par exemple le 7 mai :
« Martel est ici depuis 15 jours et fait mon portrait. Il est magnifique à voir en travail. Il prend alors
une grande allure paysanne et barbare. » (Pl. VIII, p. 193)
Martel, quant à lui, se montre assez satisfait de l’évolution du portrait et, dans une lettre écrite de
Manosque le 17 mai, il donne un intéressant point de vue sur la manière de travailler de Giono :
« Le portrait de Giono est bien parti, mais au bout de la semaine la toile aura besoin de repos. Je
compte monter au Revest dimanche.
Quand je suis arrivé à Manosque, Giono travaillait ferme à son livre Batailles dans la montagne,
magnifique poème épique de la lutte des habitants des hautes-terres. Giono travaillait sans cesse : à
la table, en marchant, en posant, au cirque même, et toujours le carnet à la main. Le roman a été
achevé exactement le 7 au soir, et nous avons bu une bonne bouteille à son succès.
Je lui ai remis le manuscrit de Josipovici dès mon arrivée. Mais c’est un gros morceau dont il ne
veut parler à fond qu’à bon escient. Et cela se conçoit. D’autant plus qu’accablé de besogne –
comme je le constate à tout instant – il n’a pas eu jusqu’à présent beaucoup de temps à lui
consacrer. »5
Les séances de pose reprennent et, vers le 22 mai, Giono écrit dans une lettre : « Encore un jour où
Martel m’a tué. Quel salaud. Passé de 1 heure de l’après-midi à 7 heures moins un quart.
Par contre, dans une lettre envoyée de Manosque, le 5 juin, au retour d’un passage avec Giono sur
le tournage de Regain, Martel se montre toujours optimiste, lui, quant à l’aboutissement du portrait :
1
Lettre de Martel citée par Elisabeth Juan-Mazel.
Lettre de Giono citée par Pierre Citron.
3
Lettre de Giono citée par Pierre Citron.
4
Lettre de Giono citée par Pierre Citron.
5
Lettre de Martel citée par Elisabeth Juan-Mazel. Il est question de la Lettre à Jean Giono, qui sera publiée chez
Grasset en 1939. Josipovici y évoque le rôle que joua Martel dans sa rencontre, essentielle pour lui, avec Giono. « (…)
et le jour arriva. Ce fut celui où notre vieil ami Martel à la souffrance noble et désespérée, en son petit village des
Basses Alpes qui abrite les lentes créations de son art, me parla de Giono. Dans sa voix passaient les lourds
mouvements de la nature, la grandeur de ce qui existe en premier, et j’éprouvais brusquement le tournant décisif qui fait
de l’inconnu encore masqué une présence possible pour une vie. Et je compris qu’il était, celui qui pour moi devait
venir. » (p. 53)
2
« Je n’ai pas éprouvé de mauvaise surprise à revoir le portrait délaissé pendant quelques jours, et
pense pouvoir le continuer avec satisfaction. L’ambiance de l’aimable foyer de Giono, et la société
de ce cher ami y poussent agréablement. J’ose ajouter que l’atmosphère de Manosque pourra y être
également pour beaucoup, la chaleur m’y paraissait beaucoup moins forte qu’à Aix ou à Marseille.
La pièce où je travaille est même très bonne. »1
Giono, quant à lui, a de plus en plus de mal. Le 14 juin : « Martel ne se laisse pas persuader et est
attaché à ma mort. »2 Ayant suspendu les séances le 18, à bout, il écrit encore le 19 juin : « Martel
est désormais déraciné du monde. Le dernier en qui il avait confiance s’est dérobé sous lui. »3
Martel écrit cependant encore à Giono, le 27 juillet : « À Manosque votre portrait sèche bien. Mais
quelle misère de n’avoir pu le laisser dans un meilleur état ! »4
Voilà donc pour l’année 1937. Mais Martel n’est manifestement pas rapide et les séances de pose
vont s’éterniser, avec des interruptions dues notamment à la lassitude de Giono, mais pas seulement,
et ce jusqu’en avril 1939. Le tableau ne sera d’ailleurs jamais totalement achevé, et ne sera donc pas
signé, à cause de la dispute entre les deux hommes, pour divergences de vue politiques.
Mais poursuivons la mise en parallèle des réactions de l’un et de l’autre.
Martel à Giono, le 7 avril 1938 : « Je souhaite reprendre un peu de courage pour aller retravailler au
portrait, seul but auquel je vise maintenant. »5
Martel, le 17 juin 1938 : « Je suis encore fatigué, Cher Ami6, et vois sans déplaisir tarder le signal
par lequel Giono doit me dire s’il est prêt à poser après son retour de St Paul où lui et sa famille
sont allés pendre la crémaillère dans un appartement qu’ils viennent de s’aménager dans la maison
habitée par Lucien Jacques. Ce voyage annoncé pour les premiers jours de juin a été plusieurs fois
renvoyé, à ce que je comprends, tenant au bon plaisir d’un camionneur qui devait leur transporter
des meubles. Quelqu’un du Revest a vu Giono ces derniers jours à Manosque et il l’a chargé de me
dire que son départ ne devait pas tarder, mais que je ne devais pas moi-même quitter le Revest avant
qu’il m’ait annoncé son retour.
Dans ces conjonctures, pour peu que je tarde encore d’aller chez lui – si l’indication qu’il m’a
donnée de ne pouvoir poser au-delà du 25 juin est rigoureusement exacte – j’aurai juste le temps de
tenter un redressement qui s’impose (allonger la toile de 5 centimètres environ) dans son portrait
mal commencé.
Rien ne va : c’est dans l’ordre. »
Rien n’est donc simple, décidément…
Sommet de ces échanges, une très longue lettre de Martel à Giono, écrite entre le 8 et le 19 octobre
1938, et qui évoque ses angoisses et ses scrupules, sa conception de la peinture aussi. En voici
quelques extraits significatifs :
« Je pense et espère que le portrait pourra se terminer pendant cette trêve. Il faudra pour cela le
concours des dieux : santé du peintre et de la mère – celle-ci beaucoup moins problématique que
l’autre, malgré le cap à franchir – et bien d’autres conditions encore.
Retourné plus tôt de Bollène que je ne le pensais, j’avais espéré de me mettre à votre disposition,
cher ami, d’autant plus vite. Les 15 jours (ou presque) d’angoisse qui ont suivi m’ont handicapé. »7
Martel travaille à ce moment-là au portrait de sa petite-nièce – « je me surprenais à penser plus à
vous qu’à Lucette même » –, ce qui va l’amener à réfléchir au portrait de Giono et à la manière de
l’amender « en tenant compte de ce qui existe » : « cette expérience de peinture m’a donné peut-être
1
Lettre de Martel citée par Elisabeth Juan-Mazel.
Lettre de Giono citée par Pierre Citron.
3
Lettre de Giono citée par Pierre Citron.
4
Archives Giono.
5
Archives Giono.
6
Lettre à François Jouve, félibre, conservée à la bibliothèque Inguimbertine de Carpentras, citée par Elisabeth JuanMazel.
7
Cf. les accords de Munich.
2
la clé pour ter… disons plutôt continuer votre portrait qu’il faut d’abord renflouer et remettre à
flot. »
Mais il ne voit vraiment pas comment faire pour rattraper les choses : « Sa facture opaque et morte
(le front), déjà si l’on veut assez épaisse, n’est bonne à faire vibrer aucune matière nouvelle faisant
circuler le sang et la vie. Tout semble condamné à l’alourdir d’abord, avant d’exprimer par la
caresse du jour ce sang et cette vie. Mais cette partie n’est pas la plus ingrate à continuer. La bouche
et le menton avec barbe frôlée qui donne des aspérités accrochantes et sèches et une facture
générale très pauvre, ne paraît pouvoir être amendée (cette facture) que par une inondation de boue
épaisse ne tenant compte de rien et le submergeant à tout jamais (…). »
« L’amoindrissement de mes forces et la précarité de ma santé m’obligent à borner mes prétentions
picturales.
Votre portrait, cher ami, est mon dernier souci de peinture. Mais pour être le dernier, il n’en est pas
le moindre. C’est une fatalité bien conforme à la rigueur de mon destin, que la peinture que j’aurais
le plus à cœur de mener à son seul but désirable, soit justement celle qui ne saurait l’atteindre qu’à
travers mille obstacles dont il n’appartient qu’aux dieux pour qu’ils ne soient pas infranchissables !
Je crains fort que mon grand désir et ma meilleure volonté réunis ne pèsent pas lourd dans la
balance du Destin, pour faire pencher le plateau qui comblerait nos vœux, en me permettant de
peindre Giono sous l’aspect reconnaissable et susceptible d’être identifié avec le pur poète qui a
écrit ce Grand Message d’amour et de joie, pour la rédemption des hommes de bonne volonté et
avides de s’engager dans la voie qui y conduit !
Je sais que c’est cela qu’il me faut peindre et non pas seulement les traits de Giono pour que les
Manosquins le reconnaissent !
Ma tâche est donc sévère. Et si je la confronte avec les possibilités qui me restent en mains pour
l’accomplir, la nécessité qui s’impose d’abord est de ne plus perdre une minute, le temps qui me
reste encore étant la plus fragile de ces possibilités (…). »
Il y a donc urgence ! Et Martel va faire une suggestion très concrète et plutôt surprenante, à laquelle
Giono n’a certainement pas dû donner suite :
« Nous allons toucher aux plus petits jours et partant, à la saison la moins propice pour continuer
votre portrait, logiquement le soleil ne devant plus sortir de la baie devant laquelle nous travaillons,
pendant les deux heures (de 13 à 15) utilisables pour le jour. (…) Mais comment peindre avec le
soleil qui tape en plein dans votre grande baie ?
Je suppose qu’avec une bâche verticale et à angle droit par rapport à la fenêtre, tout comme s’il y
avait un mur comme ceci :
le soleil passerait outre et un grand jour neutre et pas trop sombre jusqu’à 15 heures environ
passerait dans le hall. En novembre et décembre le soleil doit obliquer fortement du côté de la ville,
ce qui me paraît possible de l’arrêter par le moyen ci-dessus. Il se peut aussi que je fasse une grosse
erreur et que pour l’arrêter, nécessairement il faille mettre la bâche comme presque un rideau devant
la fenêtre. Dans ce cas ça n’irait plus. »1
1
Archives Giono.
Giono semble d’une certaine façon réagir à cette lettre dans son Journal, le 25 octobre
19381 : « (…) pour le modelé du visage il me peindrait d’assis (lui assis me voyant de plus bas que
moi) et que pour me faire le cou – qu’il trouve plus long que ce qu’il avait fait et moi non – il se
tiendrait debout pour le voir en raccourci. Ainsi, deux visions pour un objet (moi) immobile (quand
je serai peint). » (Pl. VIII, p. 286)
Martel passera plusieurs semaines à Manosque, durant les mois d’hiver, pour travailler au portrait.
On suit aisément dans les lettres de Giono l’évolution de son jugement sur le tableau. Ainsi le 14
novembre 1938 : « Quant à Martel, brusquement aujourd’hui le portrait est devenu un chefd’œuvre ! J’en suis tout abasourdi. Cet homme est le diable ! Il a fourgonné et touchaillé un peu
partout jusqu’à présent et on ne voyait rien sinon qu’il se trompait de plus en plus de toute évidence,
et tout d’un coup il a touché du bout de son plus petit pinceau et, comme celui qui place la petite
pierre en haut de la pyramide, tout s’est construit par rapport à ça dans une magie magnifique. Ce
n’est pas fini. Mais tout le temps qu’il préparait ça, j’ai travaillé à Deux cavaliers de l’orage qui
s’annoncent magnifiquement. »2
Le 23 novembre 1938 Martel écrit : « (…) je suis venu retravailler au portrait de Giono. Il ne m’a
pas été facile de m’y remettre, le portrait n’ayant pas été très bien parti l’an dernier. Néanmoins,
depuis environ une semaine j’y travaille avec beaucoup d’intérêt, et tous les jours je vois croître la
possibilité d’exprimer des choses essentielles dans l’effigie de cet homme si exceptionnel. Car je ne
me contenterai pas d’un portrait où les Manosquins reconnaîtraient seulement leur compatriote.
Nous travaillons de 13 à 15 heures ou guère plus à cause de la petitesse des jours. C’est déjà
beaucoup pour Giono de me donner ce temps, étant lui-même en période intense de travail : sa
veine est loin de s’épuiser. Par ailleurs, il vient de traverser une phase fort tourmentée dont tu
devines les causes. Son action prend une ampleur insoupçonnée. Je traverse une bonne période de
santé et j’en profite autant que je peux pour mener à bien ce portrait, qui constitue en vérité mon
dernier souci pictural. »3
Giono, lui, se montre de plus en plus excédé. Le 30 novembre : « Martel ne finira jamais. Envoiemoi mille kilos de mort-aux-rats. »4 Le 1er décembre : « Maintenant le portrait est de nouveau foutu.
Au point où ça en est vraiment monstrueux. Martel n’a pas besoin des autres. Il a lui-même et ça
suffit – ça suffit amplement à le faire atrocement souffrir ; que les autres lui foutent la paix. »5 Le 2
décembre : « L’effroyable Martel m’a gardé plus qu’il ne fallait aujourd’hui et je me suis un peu
révolté. Son portrait est laid, laid comme un pou. (…) Sache que sur le portrait j’ai un teint de terre
à fumier, des yeux de limace enceinte, un corps de croque-mort, la désinvolture d’une photographie
de première communion, une bouche de sangsue et l’air général d’être dans un emmerdement
universel. »6 Et le 6 décembre : « Martel est un diable. Il finira par faire un chef-d’œuvre. Il n’a pas
de génie mais son talent est sans limite. »7
Le 31 décembre 1938, Martel, après une courte absence, est à Manosque où de nouveaux problèmes
se posent :
« C’était au moment des plus grands froids. Cela m’amène à continuer par ce que j’aurais voulu te
dire que plus tard, car ce n’est pas du rigolo. Dès vendredi matin j’ai chauffé à bloc la cheminée de
la bibliothèque où nous travaillons au portrait. Mais en aucun moment de la journée l’atmosphère en
est devenue assez bonne pour y travailler. Et tu sais qu’une fois rentré, le froid intérieur ne suit plus
les fluctuations de la température du dehors, et ne sort qu’au beau temps prolongé. Comment faire ?
J’ai presque perdu tout espoir de pouvoir continuer le portrait.
1
Il manque deux pages dans le manuscrit du Journal. Pourquoi ? Peut-être est-ce lié à l’animosité de Giono à l’égard de
Martel à un certain moment ?
2
Lettre de Giono citée par Pierre Citron. « Travailler » signifie sans doute « réfléchir » et non « rédiger » ici.
3
Lettre de Martel citée par Elisabeth Juan-Mazel.
4
Lettre de Giono citée par Pierre Citron.
5
Lettre de Giono citée par Pierre Citron.
6
Lettre de Giono citée par Pierre Citron.
7
Lettre de Giono citée par Pierre Citron.
Le samedi j’ai cependant cru avoir trouvé la solution : boucher la grande porte béante qui fait
communiquer la bibliothèque à l’ancien bureau de Giono, ce qui fait en tout une longueur de 15
mètres à chauffer. Mais Noël est arrivé et je n’ai pu me procurer que le mardi les matériaux utiles à
confectionner une grande porte (2,65 m/1,50 m) en papier qui ferme hermétiquement le grand trou.
Mardi et mercredi j’ai fabriqué ma porte, et jeudi (avant-hier) la bibliothèque ainsi réduite a pu être
chauffée quoique tout juste, afin de pouvoir y travailler. Aujourd’hui ce sera notre 3e séance. (…)
J’ai mis un mois à redresser le portrait de Giono mal parti l’an dernier. Maintenant il marche et nous
donne satisfaction à tous deux. »1
Les séances de pose reprennent autour du 15 janvier 1939. Giono a reçu une blague à tabac, « la
plus commode et la plus jolie » qu’il ait jamais eue. Il en parle le 20 janvier : « Cet homme est un
diable infernal – je veux dire Martel. Dès qu’il a vu la blague, il a trouvé qu’elle était d’une couleur
indispensable au tableau et depuis la blague pose sans que je puisse ni la toucher, ni m’en servir !!!
C’est un cercle de l’Enfer que Dante n’avait pas prévu ! Je vais finir par disparaître au centre du
Maëlstrom Martel, aspiré au centre de la terre par ce génie barbu de blanc, faible, souriant, peintre,
malade, archangélique et dissolvant. C’est infernal. »2 Et le 21 : « Je me suis mis farouchement à
l’action. Tant pis si tout est bouleversé. J’ai pris la blague à Martel. Je l’ai prise et je l’ai mise dans
ma poche. Tant pis si le monde s’écroule. »3 Martel est toujours là le 5 février : « Je finirai par
perdre peu à peu toute l’amitié que j’avais pour lui. Rien ne peut résister à un tel égoïsme, à cette
"éternité". (…) Je suis malade de Martel. Qu’est-ce que j’ai ? J’ai Martel. J’ai une crise de Martel
aiguë. Quand il partira d’ici, il me faudra rester au moins cinq ans sans le voir. »4
Martel continue donc le portrait, et le 12 février 1939 il écrit, de Manosque : « J’ai fait une bonne
semaine de travail après mon retour, le beau temps y aidant beaucoup. La semaine écoulée a été
moins bonne, Giono lui-même ayant été grippé. Mais il est guéri et nous allons reprendre. J’ai
travaillé quelque peu sans lui mais à rien de très opportun. Malgré tout je ne crois pas en avoir pour
bien longtemps encore pour terminer, si la santé veut bien se maintenir. »5
Les échanges « croisés » se poursuivent ! Le 15 février : « Je suis en train de me débarrasser de
Martel à n’importe quel prix. C’est une question de vie et de mort, sans aucune exagération. »6
Giono a posé un ultimatum à Martel, exigeant son départ avant fin février. Il écrit néanmoins encore
le 3 mars : « Le portrait devient un très grand chef-d’œuvre. Sacré cochon d’homme »7 et le 4 :
« Martel pour la première fois parle de finir. »8
Jusqu’au bout, Martel, malgré la lassitude et le désir d’en terminer, continue à s’interroger, comme
le 9 mars 1939, dans une lettre écrite à Manosque :
« Je serai obligé de revenir à Manosque pour terminer le portrait de Giono, que je vais
malencontreusement délaisser après-demain pour une huitaine, les époux Giono s’absentant pour
une huitaine. Peut-être ne sera-ce pas un mal pour le tableau, avec lequel une lutte sans merci
s’éternise et épuise mes dernières forces. Je pense cependant peindre Giono assez éloquemment. Il
paraît lui-même satisfait du résultat. Mais pour moi il ne s’agit pas encore du résultat, celui-ci
demeurant toujours encore sous le caprice des dieux.
Je languis de terminer : je ne puis plus tenir Giono sous l’obligation de poser tous les jours. Ça me
devient tout simplement odieux. Cependant il ne me montre aucun signe d’impatience.
Tu me demandais, je crois, dans l’une de tes lettres, si le portrait avait conservé son aspect blond du
début. Je te réponds que cet aspect s’est beaucoup accentué et qu’il tire sur le roux général. Si les
1
Lettre de Martel citée par Elisabeth Juan-Mazel.
Lettre de Giono citée par Pierre Citron.
3
Lettre de Giono citée par Pierre Citron.
4
Lettre de Giono citée par Pierre Citron.
5
Lettre de Martel citée par Elisabeth Juan-Mazel.
6
Lettre de Giono citée par Pierre Citron.
7
Lettre de Giono citée par Pierre Citron.
8
Lettre de Giono citée par Pierre Citron.
2
anciens maîtres de la technique picturale me voyaient travailler ils seraient étonnés, ils n’y
comprendraient rien, n’étant pas partisans de cette lutte par des moyens purement de fortune.
Ainsi, ils verraient avec surprise que certaines parties (saillies frontales, arcade des sourcils, etc.)
prennent la dureté et la massivité du bâti de nid d’hirondelle. »1
Et encore le 27 mars 1939 :
« Il ne faut pas croire que le portrait est très intéressant maintenant.
Le triste phénomène de l’embu2 est la cause que plus j’y travaille, moins il se voit. D’une fois à
l’autre la différence est parfois incroyable. Giono reconnaît lui-même qu’on n’y voit plus rien.
Lorsque nous avons fait une séance qui lui paraît avoir donné un bon résultat, en quittant la pose il
rentre dans la salle à manger où sont sa femme et sa belle-mère, Madame Maurin, pour leur dire :
"Venez voir ce que Martel a fait ce soir, car demain ça ne se verra plus." Elles viennent voir sachant
qu’il dit vrai.
Lorsque je le tiendrai pour terminé, même embu, il aura pris une assiette qu’il n’a pas maintenant,
où des vides et des trous demeurent encore et dans les parties essentielles.
Aux grandes vacances, s’il est terminé, vous pourrez passer l’y voir, car de plusieurs années il ne se
verra pas dans son aspect véritable, ne conseillant de le vernir qu’une fois bien sec et c’est long. »3
Les derniers mots en forme de cri du cœur reviennent à Giono, le 18 : « Martel est parti ce matin »
et le 21 avril : « J’espère maintenant que Martel est enfin parti ! »4
Des années plus tard, Giono pense sans doute encore à ces fameuses séances de pose lors de ses
entretiens avec Amrouche, en 1952… « Moi, j’ai fait l’expérience (…) d’un peintre qui fait mon
portrait ! Généralement, je suis figé et terrifié ! »5
Une note du Journal, le 23 novembre 1938, résume bien les relations Martel-Giono pendant la
période du portrait : « Les séances de pose me dérangent et me fatiguent. Mais il faut aider
Martel. » (Pl. VIII, p. 287)
« Il faut aider Martel »… Ce sera une grande préoccupation pour Giono et une occasion (il y en
aura beaucoup d’autres) de manifester sa générosité et son attention aux autres, à ses amis peintres
en particulier. Début juin 1937, il écrit une longue lettre à Léon Blum pour solliciter son aide en
mettant en avant le rôle fondamental des artistes dans la société. La lettre a été retrouvée dans son
Journal. Son intérêt va certainement au-delà du cas particulier de Martel.
« Les chemins coulent. Les forges éclairent sous le soufflet ; les artisans luttent. C’est l’amer
chantier à main plate avec les établis où se construisent les raisons de vivre et la puissance pacifique
des États. Pour les artistes qui croient à l’unité de la vie en toutes choses, il est nécessaire de
demeurer au milieu même de ce chantier. Il est entendu qu’aussitôt on ne les voit plus. Pour les voir,
comme pour voir le laboureur, il faudrait plus d’amour que n’en permettent les temps modernes. On
ne les voit plus et leur nom s’efface. Ils poursuivent leur combat sous la commune poussière des
combats humains. C’est seulement longtemps après la mort qu’un chef-d’œuvre nous apprend le
nom d’un homme et le drame de sa passion, alors nous regrettons de ne pas l’avoir aidé. C’est pour
un de ces hommes-là que je vous écris.
Mon ami le peintre Eugène Martel vit depuis près de quarante ans solitaire à Revest-du-Bion, sur le
plateau de la montagne de Lure. Il était né là. Il y avait été petit berger et jeune paysan avant d’aller
à Paris chez Gustave Moreau. Il est retourné depuis 1898 sur les lieux de son ancien racinage.
Comme il l’espérait, il a retrouvé tout de suite l’attendant sous l’ombre des châtaigniers toute sa
lignée d’ancêtres paysans. Désormais dans le village solitaire il peint la vie artisanale et familiale ;
1
Lettre de Martel à Roger Clément (voir plus bas) du 9 mars 1939, citée par Elisabeth Juan-Mazel.
L’embu est une zone mate dans un ensemble brillant ou satiné, une région où le pigment – ou une autre substance – a
absorbé les éléments satinés ou brillants (huile, liants brillants, médiums, etc.).
3
Lettre de Martel citée par Elisabeth Juan-Mazel.
4
Lettres de Giono citées par Pierre Citron.
5
Entretiens avec Jean Amrouche et Taos Amrouche, op. cit., p. 169 (entretien n° 12).
2
il dresse ses portraits comme le catalogue de la race. Il travaille lentement. Il a élevé péniblement
ses portraits les uns après les autres, comme on élève péniblement les enfants paysans pour en faire
des hommes paysans. Il n’a aucun brio. Chaque fois qu’il recommence, il retourne vraiment au
commencement. Aucun de ses gestes n’est commercial ; pas un ne peut rapporter de l’argent ; c’est
constamment une recherche de vérité cartésienne, un sacrifice à la gloire française. Et même pas ; il
n’est question de gloire pour personne. La France en sera éclairée parce qu’Eugène Martel est
français, que son art est essentiellement français, mais ici l’œuvre est faite pour l’œuvre, purement
et simplement. Que je suis heureux de pouvoir mettre là ces deux mots aussi justes. Voyez ce village
du Revest-du-Bion, dans la solitude du plateau de Lure, la pauvreté des terres hautes, le silence et
puis, si vous poussez la porte de la maison d’Eugène Martel, voilà, cet homme couvert de princes et
de rois. Le père magique de toutes ces œuvres royales, qui ne partiront d’ici que pour habiter le
Louvre.
Pour moi, qui ai souvent l’occasion d’emmener des caravanes de jeunes gens à travers la montagne,
j’ai pris l’habitude de les diriger vers Eugène Martel. Ils en sortent chaque fois les larmes aux yeux.
Des hommes qui sont vos amis personnels, Monsieur le Président, ont vu comme moi, ont pleuré,
comme tous, et s’ils pouvaient lire cette lettre ils pleureraient encore de la même émotion en la
lisant. Le "portrait de l’oncle", le "portrait de l’artiste", le "portrait du père", le dessin de "la Mère"
sont devenus les mots d’ordre d’une grande fraternité de l’espérance dans l’homme.
Je ne suis que le porte-parole de tous. Nous vous demandons, Monsieur le Président, d’aider
Eugène Martel. Il est âgé et naturellement il est pauvre. L’achat d’une ou de plusieurs de ses œuvres
par l’État n’apporterait qu’une solution provisoire et insuffisante. Nous vous demandons pour lui
une pension. Il faut lui assurer la paix. Il n’a pas besoin de beaucoup d’argent. Il n’a besoin que du
nécessaire. Il mérite d’avoir maintenant des jours paisibles et nobles. Nous vous devrons tous la joie
de savoir sa paix assurée et toutes les nouvelles œuvres qu’il peindra avec sérénité.
La connaissance n’est pas une chose brève. Je vous ai fait, Monsieur le Président, une trop longue
lettre, je le crains. Je voulais vous faire connaître Eugène Martel. Je ne vous en ai donné que le
reflet sentimental qui est en mon cœur. Lui, est beaucoup plus grand que l’image que je vous ai
donnée. Mais si vous attachez le moindre prix à mon émotion il vous apparaîtra peut-être à peu près
véritable au-delà de mes mots. » (Pl. VIII, p. 198-201)
Léon Blum, qui n’était plus alors que vice-président du Conseil, répond personnellement à Giono,
se dit touché et envoie, en guise d’avance, une somme d’argent pour aider le peintre1.
Martel en est très touché et, le 7 juillet, écrit à Blum, qu’il avait espéré un moment rencontrer à
Marseille :
« Le geste dont je viens d’être l’objet de la part d’un homme d’État d’une haute compréhension
comme la vôtre, m’apporte, en plus de l’aide matérielle qu’elle représente, un grand réconfort moral
à une heure de ma vie où je n’attendais plus rien des hommes.
L’horizon qu’il m’ouvre en plus, selon la promesse que vous en avez faite à mon cher et grand ami,
Jean Giono, m’apporte en outre la confiance en de meilleurs jours, et l’apaisement souhaitable à
mon âge, sans lequel une vie de renoncement ne saurait prendre que le sens d’une cruelle
dérision. »2
Giono continue à rendre visite à Martel au Revest-du-Bion avec les Contadouriens. Une lettre du 4
avril 1938 témoigne du souci qu’a Martel que Giono comprenne bien sa personnalité complexe et
tourmentée :
« Je tiens essentiellement à voir Giono auquel je veux montrer deux dessins que j’ai fait apporter
exprès de Bollène et qui datent de mon départ d’essai du Revest (avril 1891) et dont l’un, le plus
grand, fut exécuté devant le peintre Pierre Grivolas3, Directeur de l’École Municipale des BeauxArts d’Avignon, dans son propre atelier pour lui montrer ce que je pouvais faire en quittant la
charrue. Bien entendu, sur sa propre demande et la mise à disposition de son atelier. Le second
dessin exécuté 15 jours après à Apt chez ma sœur, mais du même caractère.
1
Pl. VIII, p. 210.
Archives Giono.
3
Pierre Grivolas (1824-1905), aquarelliste de la vie provençale.
2
Ces deux choses expliqueront ma vie à Giono, qui ne peut lui apparaître sans la lumière qu’ils y
apportent, qu’énigmatique et troublante. Il est nécessaire que cet éclaircissement lui soit donné, afin
qu’il me comprenne mieux et qu’il trouve plus naturelle l’inquiétude qui ne m’a plus quitté. »1
Voilà qui explique peut-être le soin et la minutie étonnante que Martel mettra à organiser pour
Giono un voyage de découverte de sa peinture et de celle des artistes qu’il aime.
Le 28 avril 1938, Martel met d’ailleurs ses neveux à contribution pour mettre sur pied ce voyage. Je
cite de longs passages de sa lettre, qui m’a été aimablement transmise par Elisabeth Juan-Mazel2.
« Depuis déjà plusieurs mois, Josipovici a offert à Giono de le conduire à Bollène et où il y a des
œuvres de moi. Giono m’en avait déjà entretenu au téléphone avant mon voyage à Aix. Ce n’est
qu’un pressentiment, mais je soupçonne que Giono est en train d’écrire quelque chose sur moi.
Toujours est-il que dans cette entrevue de lundi soir, une randonnée a été arrêtée dont je vais vous
indiquer l’itinéraire :
Lundi 2 mai – Les époux Josipovici, accompagnés de leur enfant gâté (traduisez un gras chien de
chasse pour le moins aussi turbulent que Kel), partent d’Aix assez matin pour venir prendre les
époux Giono (cela vous dit que les dames seront de la partie) à Manosque et refilent sur le Revest
pour m’y prendre moi-même. Ce sera alors 10h30 environ. Direction de Sault ensuite, où Charles
sera averti de se tenir au tournant de la route d’Aurel, s’il veut qu’on le salue sans descendre de
voiture afin de bâcler plus vite. (Je crois que Charles verrait volontiers Josipovici, ne serait-ce qu’un
instant.) Dare-dare après dans la direction d’Aurel pour aller déjeuner au Buis-les-Baronnies.
Départ du Buis vers 14 heures pour atteindre Valréas vers 15 heures.
Délectation plus ou moins longue devant les peintures de Labro-Font3, causerie et un peu de
promenade à la tombée du jour. Dîner ensuite à l’hôtel où nous tâcherons d’emmener Labro-Font –
puis couchage des deux ménages ; moi je connais mon petit coin habituel.
Mardi 3 mai – Départ de Valréas pas trop tard pour Bollène, afin de pouvoir entrer avant le déjeuner
chez M. Boudon4 et chez le jeune Huguet5 absent, mais chez qui certaines de ses peintures offrent
un grand intérêt. Déjeuner chez Raoul, les 5 personnes et l’enfant gâté que personne n’oubliera
après l’avoir vu ! Départ ensuite vers 15 heures de Bollène pour Carpentras, où il nous faudrait être
au moins à 16 heures.
Ici suivez bien : arrivée d’abord au Musée où probablement Labro-Font sera déjà, afin d’avoir
transporté ses toiles à un endroit où le jour est bon (à son exposition on ne les verra pas du tout) ; on
filera après chez Jouve qui sera averti ; après Jouve marche sur l’Hôtel de l’Univers où on remisera
l’auto et arrêtera les chambres pour les deux ménages. Et puis petite marche pour atteindre place Ste
Marthe, où je vous demande de dire à Juliette d’y venir un instant pour faire la connaissance de
Giono et de Josipovici. Je trouve possible d’être chez vous à 18 heures, étant tous des gens qui
savent combiner. Ce sera suffisant pour voir les tableaux et peut-être faudra-t-il descendre un peu
encore pour vous laisser la paix pour mettre [la] table. Car vous devinez que lors même qu’on soit 5
et l’indésirable en plus, j’en [je] sais que vous voulez nous recevoir et de fort bon cœur.
Il faudra le faire simplement. Giono tolérera qu’on change les assiettes à cause des époux Josipovici
qui sont un peu plus mondains – quoique simples. Je vous préviens que Giono ne mange pas de
volaille. Je crois qu’à midi on lui aura fait manger du bœuf saignant à Bollène. À part ça c’est un
bon méridional. Je ne connais pas de goût particulier aux Josipovici.
Vous verrez combien Giono est vivant et aussitôt familier… Dans le bon sens. Josipovici a l’air juif
et oriental. Sa parole est parfois merveilleuse.
Enfin après la bonne soirée – pas trop longue – les deux couples iront à l’hôtel.
1
Lettre de Martel citée par Elisabeth Juan-Mazel.
Une lettre de Martel à Giono du 29 avril 1938, le lendemain donc, reprend également, plus rapidement mais dans
quasiment les mêmes termes, le programme du voyage. Cette lettre se trouve dans les archives Giono.
3
Louis Labro-Font (1881-1952) a surtout peint des paysages du Vaucluse et de la région méditerranéenne. Voir à son
nom.
4
Henri Boudon était un ami enseignant dont Martel avait fait le portrait. Un collège de Bollène porte son nom.
5
Selon Elisabeth Juan-Mazel, Eugène Martel évoque Max Huguet dans son testament. Il demande à ses neveux de lui
remettre « ce qui pourrait lui servir ou lui plaire » dans son matériel de peintre. Il semble s'agir d'un peintre de Bollène
qu'a priori la postérité n'a pas retenu.
2
Mercredi 4 et dernier jour – Départ aussitôt que possible (je présume la fatigue de ces dames) pour
Avignon, pour y voir des Grivolas1 chez Mottez (à la tentation – magasin) rue des Marchands et un
Martel au Musée. Après en vitesse sur l’Isle-s/Sorgue pour aller déjeuner. Visite ensuite chez M.
Mathieu à Lagnes pour y rencontrer Seyssaud2, ou tout au moins quelques tableaux de lui, dont l’un
inégalable. Et puis séparation. Josipovici reconduira le ménage Giono à Manosque et eux rentreront
à Aix avec le besoin de se reposer inévitablement. (…) Je demande à Labro-Font et à Raoul, si rien
ne s’oppose à ce programme, car, sans leur acquiescement provenant d’une difficulté quelconque,
nous ne nous mettrions point en route. Mais à eux je leur ai écrit hier. Pour vous j’ai perdu un jour
et il me fera faute si vous ne pouvez nous recevoir mardi soir. Car il faut que j’informe Giono et
Josipovici, au plus tard dimanche matin, par téléphone ou télégramme.
Donc, pour me rassurer à ce sujet, veuillez m’envoyer une dépêche aussitôt que ma lettre vous aura
atteints : vendredi soir (demain) ou samedi matin plus probablement. (…)
Une omission importante = Si toutefois lundi il faisait un temps abominable mais rien moins
qu’abominable3, tout le programme serait retardé d’un jour. Mais vous seriez quand même avertis.
Du reste étant compris dans le second jour de la randonnée, nous avons le temps et le moyen de
vous informer de tout changement.
En oblique en bas : J’attends donc votre télégramme, acquiescement ou non au programme fixé. »
Cette expédition sera racontée avec pas mal d’irritation par Giono dans son Journal le 6 mai 1938,
irritation qui révèle les tensions qui se créent entre les deux hommes. « De lundi à mercredi voyage
vers Bollène avec Martel et Josipovici par Buis-les-Baronnies, Mollans, Nyons, Valréas. Couché à
Valréas. Vu Labro-Font pour la peinture duquel je ne partage pas l’enthousiasme de Martel 4. Martel
comme la plupart des génies n’a pas de goût. D’autre part, Labro-Font se trompe de la même erreur
que Martel. Il nous a montré plus de cent peintures. Harassé, à bout de force, fatigué physiquement
par cet amas de présentation. Martel insatiable, égoïsme farouche du vieillard. Le lendemain après
Bollène et de nouveau quatre heures ininterrompues de peinture dont une heure de nouveaux LabroFont, départ vers Carpentras ; voyage dans un orage terrible. À l’arrivée, Labro-Font attend au seuil
du musée où se prépare une de ses expositions. De nouveau, au débridé et sans arrêt, trois heures de
Labro-Font. Les Josipovici excédés l’un et l’autre mais surtout Sacha qui pleure de fatigue et
d’énervement (…). Martel avec son vieux égoïsme : eh bien, qu’elle aille se coucher. Rien ne peut
décider Josipovici à venir dîner chez la nièce de Martel. Je comprends : Martel dépend de ses
neveux et nièces pour son argent de vie et il a promis que je dînerai chez eux. Nous y allons, Élise
et moi. Morts de fatigue. Le lendemain nous partons seuls, les Josipovici et nous, pour Avignon où
Martel avait prévu dix heures de peinture avec Seyssaud, les Grivolas, le musée, etc. Nous laissons
Martel à Carpentras. Pour le soulager je me charge à sa place de faire la préface à l’exposition de
Labro-Font. Nous n’en pouvons plus. Je ferai n’importe quoi pour me délivrer de Martel et j’ai hâte
d’être au soir pour me délivrer de Josipovici. » (Pl. VIII, p. 243)
Et Giono va quand même rédiger une préface pour un peintre qu’il n’aime pas, rien que pour faire
plaisir à Eugène Martel, qui vient pourtant de l’énerver considérablement ! Voir au nom de LabroFont.
Dans son Journal de l’Occupation, le 7 juin 1944, Giono cite Eugène Martel une dernière fois :
« Travailler. Et se méfier d’en savoir trop et d’aller trop loin dans la science des choses. L’exemple
de Martel. Garder la fraîcheur de cœur et de mains. C’est difficile. » (Pl. VIII, p. 439) Christian
1
Pierre Grivolas (1824-1905) et son frère Antoine (1843-1902).
René Seyssaud (1867-1952), peintre des paysages de Provence, précurseur du fauvisme.
3
Souligné deux fois !
4
Cf. lettre de Martel à Giono du 22 octobre 1936 : « Je suis obligé d’accorder toujours un plus grand crédit à ce
peintre, qui nous montre la nature sous l’aspect des photos de Kardas quand il illustre Giono. » Et du 7 avril 1938 :
« L’art de Labro-Font me touche de plus en plus. Nous avons presque fait tout l’inventaire de ce qu’il a peint. Ses
réussites sont nombreuses. Il a un gros pourcentage d’excellentes choses. (…) Après la pléiade impressionniste, LabroFont vient apporter une note plus sensible et plus humaine, dénuée de tout artifice et de toute formule. Je souhaite qu’il
soit bientôt récompensé. / Quand je sors de la maison, je ne me retrouve qu’en voyant les Labro-Font partout. Et cela
me rend encore heureux… » (archives Giono)
2
Michelfelder, qui avait connu les deux hommes, avait gardé une impression similaire de leur
relation : « L’amitié attentive existant entre Jean Giono et Eugène Martel, cet homme qui, par si
grande probité d’artiste, s’est réfugié dans la solitude, et a su conserver dans cette solitude une
merveilleuse jeunesse du cœur, la vraie jeunesse, est bien la chose à la fois la plus touchante et la
plus belle que je sache. »1
Le peintre a pourtant rompu avec Giono en 1939 : « Rupture dramatique avec Giono au moment de
la mobilisation à la suite d’un conflit idéologique avec celui qu’il considérait comme un maître à
penser. Martel casse ses pinceaux. Il ne peindra plus pendant les années de guerre. » Et ce sans
doute après la phrase fatidique de Giono : « Comment vous, Martel, un artiste, mélangez-vous l’art
et la littérature avec les problèmes de la vie quotidienne ? »2 Cette rupture n’empêchera cependant
pas Giono, pendant l’Occupation, d’intervenir par deux fois, mais sans succès, en faveur des
résistants Pierre et Louis Martel, neveu et petit-neveu du peintre, qui avaient été arrêtés et déportés3.
J’ai cependant trouvé, dans les archives du Paraïs, une lettre de Martel à Giono du 8 avril 1944. Il
semble bien que les tensions aient fini par s’aplanir…
« Le bonjour que vous m’avez fait donner dernièrement par un notable du Revest m’est allé au
cœur. Et le petit message verbal que vous l’avez chargé de me transmettre a fait revivre en moi un
espoir bien près de s’éteindre, hélas !... Je vous en remercie beaucoup.
J’ai reçu à leur heure Eaux vives4 et Théâtre.
Je sais que vous m’excusez de ne pas même vous en avoir accusé réception. Mes défaillances ne se
comptent plus : la vieillesse me gagne.
Une dame (grande intelligence et grand cœur) m’a fait tenir Triomphe de la vie (exemplaire de
presse avec bois de Marcel North), ouvrage magnifique vous résumant tout entier.
Ce mot n’est qu’un rappel de gratitude et d’amitié. Mais que se produise ou non (je suis bien obligé
de convenir que l’heure où je laisserai tout choir est peut-être proche ?) l’occasion de vous parler de
ces ouvrages, trouvez en ces quelques lignes l’expression de mon admiration toujours grandissante,
au fur et à mesure que s’épurent et ma compréhension et ma ferveur. »
Par la suite, le nom de Martel apparaîtra encore deux fois dans Faust au village, recueil de
nouvelles écrites en 1948-1950, publié en 1977 seulement. Dans « Notre vin » (Pl. V, p. 195) et
surtout dans « Le Mort », quand il est question de lancer les invitations à une veillée funèbre :
« Ah ! non, les Martel, non. Ce n’est pas la peine. Laisse-les tranquilles. Martel, s’il a besoin de toi,
oui, mais si tu as besoin de lui… ou alors, il s’en flatte. Et pour ce qu’il fait… » (Pl. V, p. 210) Il y a
aussi des Martel dans Les Grands Chemins (Pl. V, p. 571), et dans Ennemonde (Pl. VI, p. 317)…
Les allusions à Martel et à sa parenté sont plus nettes dans Noé (Pl. III, p. 668) et dans Deux
cavaliers de l’orage (Pl. VIII, p. 194 ; Pl. VI, p. 168 et p. 907-9125). L’idée de ce roman se précise
en effet au moment où Martel commence à travailler au portrait de Giono. Le texte porte la marque
des relations entre les deux hommes.6
Giono continuera à s'intéresser à Martel et à être considéré comme un spécialiste de son œuvre, et
ce même après la mort du peintre. Le 20 février 1950, il reçoit une lettre d'Ary Leblond,
conservateur du Musée de la France d’Outre-Mer.
« Mon amie, Madame Allard, femme du marchand de tableaux Paul Allard mort il y a quelques
années, possède une grande peinture de E. Martel qu’elle voudrait offrir à la ville natale de l’artiste,
mais elle ignore quelle est [sic] et si c’est Manosque.
1
Christian Michelfelder, Jean Giono et les religions de la terre, Gallimard, 1938, p. 26.
Geneviève Coulomb et Pierre Martel, op. cit., p. 10 et p. 82.
3
Pierre Citron, « Légende et vérité : Giono pendant la guerre », L’Arc, n° 100, 1986, p. 40.
4
L’Eau vive.
5
Le « Goï de Silence », c’est Fortuné Maurel, l’oncle maternel du peintre, qui avait fait son portrait en 1898.
6
Voir Jacques Mény, qui a étudié la question de près.
2
Si je m’adresse à votre obligeance pour renseigner et, au besoin, guider Madame Allard, c’est parce
qu’une longue lettre de cet artiste datée de Manosque (19 juin 1937), lettre adressée à M. Allard,
m’a appris que vous appréciez cet artiste au point d’avoir écrit en sa faveur à M. Léon Blum et de
lui avoir confié le soin de faire votre portrait. M. Martel demande, pour vous documenter, à M.
Allard de lui envoyer la liste de ses peintures vendues à l’étranger (musées ou collectionneurs).
Seriez-vous donc assez bon d’interroger autour de vous, de voir si la ville natale de M. E. Martel
serait prête à accepter ce don (bien entendu emballage et transport à ses frais) ? Existe-t-il un Musée
à Manosque que cette proposition intéresserait ? Ou, au besoin, l’Hôtel de ville de Manosque
pourrait-il, dans l’une de ses salles, accrocher le tableau ?
Je ne l’ai pas vu. Je sais seulement que c’est une toile encadrée – importante – représentant des
paysans buvant. À vrai dire j’ignorais cet artiste, mais je reste impressionné par la liste que luimême a dressée des divers amateurs connus qui ont acquis de ses œuvres (dont le grand critique
d’art Gustave Geffroy) et pense que cette peinture doit être de valeur artistique. Enfin je me dis que
si M. Martel a conquis l’active sympathie de l’auteur de "Regains" [sic] (le livre par lequel j’ai fait,
en Provence, la connaissance de votre talent), il mérite l’honneur d’être accueilli par le Musée ou la
Mairie de sa ville natale. »1
Beaucoup d'imprécisions dans cette lettre, écrite par quelqu'un qui ne connaît pas l'œuvre de Martel
mais considère qu'elle doit certainement être importante et admirable...
Giono sera longtemps en contact avec le maître verrier André Seurre. Sa première lettre date du 16
décembre 1954. Après avoir félicité Giono pour son élection à l'Académie Goncourt, il se présente
et lui fait part de ses souvenirs de Martel :
« Élève d’Eugène Martel (non seulement élève, mais ami surtout), chaque rencontre que j’avais
avec mon patron nous parlions de vous. Je n’ai pas besoin de vous rappeler la grande admiration
qu’il avait à votre égard. Il nous est arrivé de prendre un de vos livres (Le Serpent d’étoiles par
exemple), et de le commenter, le vivre, des soirées complètes. Or lors de votre récente nomination
aux Goncourt, je me suis souvenu d’une soirée passée au Revest où Martel me disait : "Vous verrez,
Seurre, Giono ira un jour à l’Académie, mais j’aimerais le voir chez Goncourt."
Vous comprenez pourquoi, Cher Monsieur, je tenais à vous écrire ces lignes. Ayant gardé non pas
une admiration, mais un véritable culte pour mon admirable "Père Martel" (cette appellation est de
vous, je crois), j’avais à cœur de vous faire part de cette prédiction.
Nous devions toujours aller vous faire une visite ensemble. Il m’avait tant et tant parlé de votre
portrait, une de ses dernières œuvres, que nous devions aller à Manosque voir ce chef-d’œuvre.
Hélas la mort est venue inexorable nous le prendre et de ce fait je n’ai jamais eu la joie de vous
connaître autrement que par vos œuvres.
La dernière fois que je le vis à Bollène, il était entendu que, dès qu’il remonterait au Revest, nous
irions à Manosque. Seulement vous connaissez la suite à son séjour à Bollène.
Je vous prie de m’excuser de vous importuner de la sorte, vous devez bien avoir autre chose à faire
que de lire les affreux bavardages d’un tout petit peintre verrier. Mais encore une fois (Dieu que je
me répète), c’est le souvenir de Martel qui me pousse à l’audace de cette lettre. »
Nouvelle lettre de Seurre en juin 1958, à l'occasion d'une demande de soutien pour le théâtre de
Besançon, œuvre de Ledoux, qui a brûlé :
« C’est toujours en bon souvenir de mon cher "Patron" Eugène Martel que je me permets de venir
vous déranger. Ce grand et modeste peintre connaissait notre cher théâtre de Besançon et l’admirait
beaucoup. (...) Je regrette ne plus parler aussi souvent de votre œuvre avec autant de joie et
d’enthousiasme que nous le faisions avec ce bon Martel, quoique ces temps derniers j’ai eu
l’occasion de travailler avec René Durrbach, alors j’ai eu la joie, à l’atelier, d’évoquer et les scènes
et les paysages si souvent cités dans vos ouvrages. »2
Giono, sans doute lassé par l'insistance de Seurre, laissera cette fois un message manuscrit de fin de
non-recevoir à sa secrétaire : « M. Giono est absent jusque fin août. Il ne pourra répondre
personnellement à votre lettre qu’à sa rentrée. »
1
2
Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence à Digne.
Ces deux lettres de Seurre se trouvent aux archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence à Digne.
Encore quelques passages d'une lettre très personnelle de Seurre, rendant toujours hommage à son
vieux maître, le 30 avril 1968 :
« Un jour avec ce brave Martel nous sommes allés du Revest à Banon à pied. Avec lui la promenade
était charmante et on ne s’ennuyait pas avec Martel. Nous avons traversé plusieurs vallées et lui
savait dire où se trouvait telle ou telle ferme. Nous avons même été dans l’une chercher de ces
fameux petits fromages, les banons. Je crois qu’il connaissait bien les gens.
(…) Et puis je crois que les récits intéressants de Martel me revenaient en mémoire à travers vos
écrits, il aimait tant sa région et savait si bien la faire aimer. De plus en plus je comprends pourquoi
autrefois il avait tant le désir de me faire connaître vos ouvrages. Il devait retrouver à les lire toutes
les courses et les petits coins de son enfance. Je n’arrive plus à lire du Giono sans évoquer les récits
de Martel. Je vous prie de m’excuser de cette confession mais j’ai eu tellement de joie à évoquer
mon vieux et cher patron à qui je dois tout. »1
Un autre correspondant de Giono, Roger Clément2, témoigne de l'activité constante autour de
l'œuvre de Martel.
Le 21 janvier 1960, il est question d'un livre sur Martel (Clément y pensait déjà en 1939...) :
« Je vous adresse ci-joint mon texte pour le volume sur Martel. (...) Sauf contre-ordre télégraphique
de votre part, me fixant un autre rendez-vous, je viendrai vous voir dimanche prochain à 11 heures,
afin d’étudier la suite à donner au travail sur Martel et voir avec vous la façon d’aborder l’étude sur
vous. (...)
PS : Si certains passages des lettres de Martel sur vous vous gênaient (je pense notamment à celui
où il fait allusion à Pagnol), je les supprimerais, bien entendu. »
Réponse manuscrite de Giono pour sa secrétaire : « M. Giono est absent de Manosque jusqu’au
15/2. Ce n’est qu’après son retour qu’il pourra vous répondre personnellement. » C'est dire sans
doute son peu d'enthousiasme... Ce livre ne s'est à ma connaissance pas fait.
Et le 1er décembre 1960, il s'agit d'un don important et de l'organisation d'une rétrospective :
« J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer concernant Martel. À la suite de notre dernière entrevue
et de ce que vous m’aviez dit au sujet des dispositions de Miss Lloyd, j’ai aussitôt alerté mon
ami Malbos, conservateur du musée Granet. Il a immédiatement écrit à Miss Lloyd pour lui
demander si elle n’accepterait pas de céder la "Partie de cartes" au Musée d’Aix. Celle-ci, par une
lettre vraiment émouvante pour le souvenir de Martel, vient de répondre en offrant purement et
simplement le tableau, en précisant qu’elle était sur le point de l’offrir à la Tate Gallery de Londres.
C’est là un premier résultat, qui prélude à l’organisation de la rétrospective. Lors de l’accrochage du
tableau, Malbos organisera une petite cérémonie, à laquelle j’espère qu’il vous sera possible
d’assister. »3
En septembre 1970, quelques semaines donc avant sa mort, Giono avait encore été sollicité, par
deux fois, par André Seurre (voir ci-dessus) pour qu’il rédige une biographie de Martel. « Nous
avions pensé, avec le conservateur du musée de Besançon, que nul n’était mieux placé que vous
pour faire une biographie de ce peintre merveilleux qu’était Eugène Martel. Vous l’avez bien connu,
vécu avec lui le temps de votre portrait et il avait pour vous une véritable adoration. Du reste je
vous ai déjà dit, je crois, que c’est par lui que j’ai connu votre œuvre. (…) Comme une vie de
Martel, par Giono, serait une chose vraie. » « Ce serait le suprême salut à sa mémoire. »4
1
Archives du Paraïs.
Il a été question de lui aux Rencontres 2014, après la conférence d'Édouard Schaelchli consacrée à l'actualité de la
Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix. En janvier 1939, le jeune Clément avait écrit dans la Grande Revue un
article sur ce texte de Giono, article très apprécié par Martel et Giono lui-même (une lettre de Martel à son ami Clément
en atteste, lettre transmise par Elisabeth Juan-Mazel). Le texte de Roger Clément a été publié dans la Revue Giono 8.
3
Ces deux lettres de Roger Clément se trouvent aux archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence à Digne.
4
Archives du Paraïs.
2
André MASSON (1896-1987)
(années 50)
Giono a été en relations avec le peintre, en tout cas au début des années cinquante. Trois lettres
d'André Masson en témoignent1. Précisons cependant que ces lettres datent de la période
provençale, aixoise précisément, du peintre, très différente du reste de son œuvre.
La Montagne Sainte-Victoire émergeant de la brume, Musée Granet, Aix-en-Provence2
La première date du jeudi 22 novembre 1951 :
« Mon émotion ne s’est pas détendue un seul instant en lisant votre dernier livre. Je voulais vous
l’écrire.
Peut-être irai-je vers Manosque en décembre prochain. J’espère vous y trouver et ne pas vous
déranger. Juste le temps de vous serrer les mains et de vous remettre mes Mythologies (peut-être un
peu désuètes à cette heure). »3
Sous la signature, le peintre ajoute : « Je voudrais vous dire l’effet du tonnerre de Dieu que m’a fait
le Hussard. Mais je le dirais mieux avec la voix qu’avec l’écriture. »
La rencontre a bien eu lieu, puisque j'ai retrouvé, dans la bibliothèque de Giono, Mythologies,
publié par les éditions de la revue Fontaine, avec un dessin à la plume original en page de garde, et
ainsi dédicacé : « Pour Jean Giono, grand peintre des forces élémentaires, cet album... littéraire.
André Masson. »
Une autre lettre, écrite à Aix-en-Provence, date du 23 mars 1952 :
« Je vous écris ceci en toute simplicité : j’aimerais bien que vous voyiez les tableaux que j’ai faits
depuis quelque 16 mois, et qui doivent partir de mon atelier le 5 avril pour une exposition à Paris. Je
n’aurai plus ces tableaux à ma disposition après : ils seront dispersés. »
Et enfin, le 5 mai 1953, une lettre littéraire et artistique :
« Je termine la lecture du Moulin de Pologne. C’est une grande chose – et c’est le mystère des
belles choses. Les amateurs de fils coupés en 4 et les brodeurs de variations pathologiques (ou
métaphysiques) sur un thème donné en seront encore une fois pour leurs frais.
1
Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence à Digne.
Voir un article sur la période aixoise d’André Masson sur le site www.galerie-alain-paire.com du galeriste aixois Alain
Paire.
3
L’ouvrage avait été publié en 1946.
2
Le personnage féminin : la fille aux deux profils est une merveille. Elle rejoint les plus secrètes et
les plus humaines figures de la création poétique : celles qui nous font mieux comprendre et aimer
la vie.
Je reviens, avec ma smala, encore une fois d’Italie. Rome, Orvieto, Arezzo, Florence, Pise…
À Florence sur la place Santa Croce j’ai pensé à vous devant cette statue que Bandinelli a faite de
Jean des Bandes Noires : partout l’ombre de Machiavel. Mais quel ennui que ces bottés aient
escamoté avec leur poudre infernale les vieux quartiers près du Ponte Vecchio. Bel exemple de
l’ineptie et de la hideur militaires. Et ce pont de Ste Trinitad, qui pour moi était le plus beau du
monde : ils l’ont fait descendre au fond ! Enfin j’ai vu cela intact il y a presque 40 ans. (Maigre
consolation.)
Quand pourra-t-on espérer vous voir à Aix ? »
En 1963, dans l'ouvrage collectif Regards sur Paris, André Masson illustrera le texte de Giono Le
Badaud1.
1
Voir Pléiade VIII.
Josette MERCIER
(années 60)
En février 1969, Giono présente l'exposition du jeune peintre naïf, à Marseille. Je n'en sais pas plus.
André MICHEL (1945)
(années 60)
Jeune instituteur avignonnais, André Michel rencontre plusieurs fois Giono à Manosque en 1965.
Celui-ci écrira la préface1 de sa première exposition à Paris, en 1966, à la galerie Ror Volmar. Le
peintre avait rédigé en 1964 un manifeste, intitulé « Positionnisme », s'inspirant du surréalisme.
Nature morte au crâne, 1964
Citons quelques extraits du texte évoquant précisément la peinture d'André Michel :
« André Michel est un peintre figuratif. Pourtant la porte à l’abstraction est grande ouverte aux
jeunes de nos jours. Mais quand ils ont usé de tous les subterfuges, ils se retrouvent devant la
couleur. L’informel ne résout pas le problème, il reste toujours posé. Ils peuvent essayer de s’en
sortir par des ruses, des raisonnements, des logiques, des techniques, ils reviennent toujours se
casser le nez sur cette couleur bien matérielle. Il faut convenir que si on n’a rien à dire cette matière
est lourde à soulever.
Avec André Michel ce n’est pas le cas, sa peinture est sobre, sans artifice. Souvent il nous oblige à
regarder des objets communs à notre regard. Il arrive même à nous les faire accepter comme sujet
pictural. »
« André Michel ne recule pas devant cette simplicité, il la travaille, la cherche, l’observe et nous la
donne. »
« Chez certains peintres, surtout modernes, il n’y a que de l’intelligence, souvent éblouissante, j’en
conviens, mais l’intelligence n’est qu’un abrasif. Quand elle y est employée à l’état pur pour
justifier, elle a vite fait user les formes jusqu’au néant. Le spectacle alors n’est plus de ce monde, il
est de la représentation de problèmes dont je comprends bien qu’ils sont en réalité au cœur de la
création depuis l’origine des temps. Le problème posé depuis des millénaires s’est entouré
aujourd’hui de toutes sortes d’abstractions. Compliquer la simplicité est un mouvement rétrograde
et non d’aventure. On est en train d’abandonner le témoignage d’un regard simple. Au lieu de voir,
on conjugue le verbe au passé, au lieu de regarder, on ferme les yeux pour mieux réfléchir.
Si André Michel vous surprend, c’est simplement parce que vous n’avez pas fait avec lui la marche
en arrière qui l’amène à l’expression devant laquelle il vient de vous mettre. Il ne surprend que par
les ténèbres antérieures aux ténèbres d’où son œuvre est tirée. »
1
Le texte, comme c'est très fréquemment le cas, dans les années 60 en particulier, reprendra quelques passages d'un
texte rédigé précédemment, en l'occurrence ici la préface de l'exposition de Pierre Ambrogiani de 1964.
En 1970, André Michel, qui a déjà beaucoup voyagé, s'installe au Canada. Il découvre les Innus
(Montagnais) et se prend de passion pour toutes les populations autochtones dont il va être amené à
défendre les droits. Devenu collectionneur et ethnologue, il va fonder plusieurs musées, le dernier
étant La Maison amérindienne à Mont-Saint-Hilaire1, « lieu de partage, d'échange et de
rapprochement des peuples », qu'il dirige bénévolement depuis 2000. Sa peinture a dès lors pris
valeur de témoignage documentaire. Il est reconnu dans le monde entier, et son exposition « J'aurai
ta peau » a tourné en France pendant deux ans.2
1
2
www.maisonamerindienne.com
Par exemple à Montpellier en février 2013, et à Cambrai en mars, où j'ai eu l'occasion de la voir.
Colette MILLET (1932-2015)
(années 60)
Merci à Jacky Michel et surtout à Jacques Ibanès, qui l'a bien connue à la fin de sa vie, en Bretagne,
de m'avoir fourni ces quelques renseignements concernant Colette Millet.
Colette Millet, qui avait suivi des cours de peinture à Paris, en particulier à la Grande Chaumière,
s'est installée en 1967 en Haute-Provence (du côté du Contadour) où elle a vécu 25 ans. Elle a
rencontré Giono par l’intermédiaire de Privat-Jean Molinier, qui était le voisin de l’écrivain. Giono
s’est montré intéressé par son travail, en particulier par le « climat » de ses estampes qui était très
proche des paysages tragiques des Chroniques.
Ils se rencontraient de temps en temps car Colette Millet exposait régulièrement à Manosque.
C'est ainsi qu'elle a illustré Une histoire d’amour (Éditions de Manosque, 1969), un des trois Récits
de la demi-brigade que Rico a édités.
Elle a aussi participé à l'Hommage à Jean Giono également édité par Rico, en 1975, en illustrant
une page d'Un roi sans divertissement.
Deux gravures numérotées et signées se trouvent dans les cartons du Paraïs.
Jules MOUGIN (1912-2010)
(années 30)
Facteur de profession (notamment au Revest-des-Brousses, près de Manosque), peintre « brut » ami
de Gaston Chaissac et Louis Dubuffet, poète prolétarien, sculpteur récupérateur, antimilitariste,
anarchiste…, Jules Mougin connaissait et admirait l’œuvre de Giono.
Pour plus de renseignements, voir Jules Mougin « Bien des choses du facteur », le très intéressant
catalogue de l’exposition « Jules Mougin, la révolte du cœur », 2005, Metz-Médiathèque du
Pontiffroy. J’y ai puisé l’essentiel de mes informations.
Se disant « éclairé » par lui, il avait découvert Giono en 1927-28 : « Avec Colline, je n’étais plus
seul ! » Il lira beaucoup de Giono, notamment grâce à son ami Lucien Jacques qui, en 1937, lui
envoie Un de Baumugnes.
Il rencontre Giono pour la première fois en 1938, aux Queyrelles, près de Briançon. Puis en 1939, le
5 mars, un dimanche, deuxième rencontre, cette fois à Manosque. Mougin a d’ailleurs fait à cette
occasion un dessin du Paraïs.
En août 1939, Mougin rédige un court texte, « Une part du monde », en hommage à Giono, un
hommage qui a des allures de pastiche… Un extrait : « Il n’y avait pas que du silence, surtout avec
toutes ces collines en plein travail, avec ces creux, ces criques profondes où venait mourir une houle
charriant des pétales, de la vieille écorce, des écailles de serpents, des plumes, du duvet, de la paille
et de la mousse. Une houle bleue, bourdonnante, qui avait accueilli l’aboiement du renard, la note
de flûte du crapaud, le tressaillement éperdu des ailes dans l’amour.
Le vent battait de la queue le mortier craquelé et fumant des hauteurs. »1
Témoigne de leur amitié, et des prises de position pacifistes communes aux deux hommes, cette
lettre de Giono : « Mes bons amis, Je suis touché au-delà de ce que je puis dire par votre affection.
La seule chose que je peux vous donner c’est toute mon affection, à vous deux, et à votre fils Jean 2.
Pour lui, je me sens un peu son parrain, si vous le permettez. Et je vais vous envoyer quelques livres
pour lui, pour le temps où il lira. Il faudra venir me voir, avec lui. Il faudra venir au Contadour dont
vous faites partie. Et de toutes façons, et en toute occasion penser que mon amitié ne vous quitte
jamais. Seul, je ne peux rien. Avec tous et entre tous nous pourrons peut-être quelque chose.
N’aurions-nous que la joie de nous aimer que ce sera une gloire si puissante au milieu des temps
actuels qu’il faudra bien peut-être que tout le monde constate enfin la pureté de cette seule gloire.
Je vous embrasse tous les trois de tout mon cœur. »
En 1953, Giono dédicace Le Moulin de Pologne « à Jules Mougin poète de la souffrance ».
Sur une carte de novembre 1957, Mougin écrit ceci :
« Monsieur Jean Giono
J’aimerais votre nom sur mes bouquins.
Vous voulez ?
Si oui, merci.
Le vieux facteur Mougin »
Le 14 avril 1967, Jules Mougin écrit à Giono cette intéressante lettre3 :
1
Le texte figure dans le recueil Usines, récits de jeunesse, par Jules Mougin, seconde édition, en fac-similé, éditions
Plein Chant, octobre 1975. La première édition date de mars 1940 : n° 3, deuxième série de la revue Le Sol clair à
Attichy (Oise).
2
Né le 11 octobre 1937.
3
Transmise par Jacques Mény.
« J’ai devant moi Deux cavaliers de l’orage. Il m’a été transmis par Serge Fiorio. Un homme que
j’aime.
Cet exemplaire s’enrichit de votre signature et vous avez bien voulu y ajouter mon nom.
1929. 1967. Deux dates. À la première, je découvris Colline à la bibliothèque municipale, à Paris,
rue Saint Benoît. Nous habitions, alors, ma mère et moi, Cour du Dragon, escalier 15.
38 ans se sont écoulés depuis. Je suis devenu un homme aux cheveux gris. J’ai 55 ans.
Ce que je voudrais essayer de vous dire, c’est que, depuis 38 ans, je n’ai cessé de vous lire, de vous
rechercher, de vous être fidèle.
Ainsi, lorsque j’étais jeune, lorsque je rêvais davantage, je me disais (et disais à mes familiers) "Si
un jour j’ai une maison à moi, elle s’appellera Baumugne[s]".
Je possède enfin (depuis 1965) cette maison au pays de Jeanne, en Anjou. Et elle s’appelle
Baumugne[s]. Jean, mon fils, a gravé ce nom, cette musique, ce bouquet de fleurs du cœur, sur
l’ardoise bleue.
C’est, je dois dire, le seul nom qui chante dans tout l’ouest. »
Au verso des nombreuses lettres qu’il écrivait, il arrivait à Mougin de reprendre une phrase de
Giono, extraite de Refus d’obéissance : « L’homme n’est la matière première que de sa propre vie. »
Michel MOY (1932-2007)
(années 50)
Les cahiers de Vésone n° 1 – Association des amis de Pierre Fanlac, Périgueux, ont publié en 1996
les lettres de Giono à Pierre Fanlac, ainsi que deux textes de Michel Moy, écrits en avril et juin
1995, « Histoire d’une édition » et « Gionodidacte », à propos de l’édition de Sur des oliviers morts1
de Giono, en 1959.
C'est sans doute en 1953 que Michel Moy a dessiné ce portrait de Giono à la pipe.2
La première trace que j'ai trouvée des relations entre Michel Moy et Giono est une très longue lettre
du peintre, en date du 28 novembre 1954, lettre qu'il envoie de Bordeaux. Ses lettres suivantes3
seront envoyées d'Edimbourg où, après un passage par Londres, il a longtemps été assistant à
l'Institut français. On apprend que le peintre a déjà montré ses travaux, dessins et peintures, à Giono
durant l'été 1953 (l'année du portrait sans doute) et en septembre 1954 à Manosque. Giono l'avait
engagé à lui écrire en novembre, ce qu'il fait donc.
« (...) l’objet de ma lettre est une chose qui me tient à cœur énormément : vous aviez accepté lors de
ma première visite d’écrire quelques pages de présentation pour une série de dessins d’arbres (des
amandiers et des oliviers de Manosque et de Gréoulx) que Pierre Fanlac doit m’éditer en plaquette.
Mes dessins sont prêts. »
Moy se livre d'abord à une analyse littéraire de ce que l'œuvre de Giono lui a apporté, à lui qui est
originaire de Vendée :
« Vous n’ignorez pas la faveur que vous me faites. Mais je tiens à vous dire aussi le plaisir que j’en
aurai. Je suis allé vous voir deux fois et jamais vous ne m’avez laissé parler de vous. J’imagine que
vous êtes fatigué des compliments des touristes. Mais, tout de même, il faut que je vous dise que ce
sont vos livres qui m’ont attiré en Haute-Provence. Il ne s’agit pas, soyez sûr, d’une grossière
confusion. Vous n’êtes pas un écrivain "régionaliste" et vous l’avez suffisamment prouvé. Mais
comprenez que, pour un garçon avide de voyages, "Colline", "Un de Baumugnes" puissent aussi
éveiller un certain appétit, une curiosité – surtout lorsque le site évoqué est à l’antipode du paysage
quotidien. Je n’étais pas sorti de ma Vendée grise et plate. La Haute-Provence, c’était l’opposé
même à mes yeux.
Dès que j’ai pu, je suis parti pour Gréoulx (un article paru sur Arts m’avait appris que vous passiez
volontiers à Gréoulx les mois chauds). Je n’ai pas été déçu, bien au contraire ; la Haute-Provence
1
Le texte se trouve dans le recueil Provence.
Voir http://jamain.info/giono/
3
Sauf mention contraire, les documents concernant Michel Moy se trouvent aux archives départementales des Alpes-deHaute-Provence à Digne.
2
reste pour moi un pays privilégié où il fait bon travailler. En outre, par comparaison, j’ai pu
apprécier à mon retour la luminosité très particulière des bords de l’Atlantique.
Il faut vous dire aussi que vos livres ont été pour moi, au sortir d’une adolescence pénible, un
contrepoison et une nourriture. Vos images m’exaltaient. J’ai été frappé par certains passages de vos
premiers livres – notamment la venue du printemps dans "Que ma joie demeure" –. Ce stade
d’euphorie passé, et maintenant où me vient l’inquiétude de l’Homme, de sa nature, c’est à vos
livres récents que je me réfère avec le même plaisir.
Pour tout dire, vous êtes mon écrivain préféré. Ceci n’est pas un compliment. J’aurais sans doute été
bien gêné de vous dire en face mon admiration. Je suis très content de pouvoir le faire, à l’aise,
devant une feuille que je vous destine. »
Dans des entretiens avec Kenneth White, entre 1976 et 1986, publiés dans Le poète cosmographe
aux Presses universitaires de Bordeaux, Michel Moy analyse ce qu'il a ressenti : « … "cet
imaginaire mouvementé" formé par le paysage d’enfance : la proximité de la mer, son étendue,
l’agitation permanente de l’air (le côté "grand opéra" du ciel et du vent)… Mais ce qui est curieux,
tout de même, c’est que j’aie éprouvé le besoin de quitter tout ça pour aller vers une sorte de
contraire : de me méditerranéiser. Toute l’histoire de la relation avec Giono est là. Une histoire de
va-et-vient. Avec beaucoup de prescience, Giono m’a remis les yeux sur la Vendée : "Ce grand pays
à la lumière blanche", disait-il. Mais je ne le voyais pas encore vraiment, parce que je le portais en
moi. » (p. 59)
Giono lui a donné des conseils pour sa peinture, les conseils qu'il avait l'habitude de donner aux
jeunes peintres :
« Je tiens aussi à vous remercier des conseils que vous m’avez donné pour ma peinture.
L’expérience des peintres de la génération précédente me semble avoir donné trop d’importance aux
recherches formelles et être en cela un peu superficielle. Je dis "me semble" parce qu’à mon âge on
n’est jamais bien sûr de penser tout à fait la même chose le lendemain.
Vous m’avez engagé à travailler – et à travailler en profondeur – avec beaucoup d’humilité et de
patience. J’en sens, moi aussi, la nécessité. Regarder un paysage, un objet, comme faire un portrait,
c’est écouter l’Homme. Une peinture ne vaut que par ce qu’elle nous apprend de l’Homme. »
Comme beaucoup d'autres peintres ayant montré leur travail à Giono, il se dit touché par la
compréhension immédiate qu'il en a eue :
« Vous avez dit de mes arbres qu’ils étaient tragiques, humains. Vous m’avez fait là une grande joie.
Je crois en effet que c’est avec mes arbres que j’ai le mieux approché ce qu’il faut faire. Je les ai
dessinés après l’expérience d’un séjour en sana, qui m’a peut-être aidé à ouvrir les yeux… Je me
sens tenté de parler des arbres. Mais cela, vous savez le faire mieux que moi et je vous demande
d’être assez gentil de le faire pour moi. »
Et il conclut ainsi : « Ce que je vous demande est pour vous quelque chose d’accessoire, une petite
corvée presque. Vous savez ce que signifient pour moi ces quelques pages que je vous demande
pour ma première plaquette. »
Michel Moy (qui a longtemps écrit son nom Moÿ) reprend contact avec Giono en novembre 1957.
Il rappelle le contenu de sa lettre précédente et explique à Giono où il en est, sur le plan
professionnel et artistique. « Vous aviez eu la patience de me recevoir et l’amabilité de me donner
des conseils, que je n’avais pas bien compris tout de suite, mais qui m’ont été très profitables
depuis », écrit-il. Il joint à sa lettre quelques croquis récents, dont un de Miller, et des photos de ses
dessins d'arbres.
« Ces arbres, je les ai dessinés en 1953 (c’est-à-dire bien avant le gel de 56) sur des papiers de petit
format. C’est une suite, hésitant entre la profusion et la sécheresse, mais où il y a une "histoire". J’ai
pensé depuis qu’on ne devrait pas montrer les œuvres qui procèdent d’une dramaturgie
personnelle » écrira-t-il dans « Histoire d'une édition ».1
1
Les cahiers de Vésone n° 1, p. 31.
Le 19 septembre 1958, Michel Moy envoie à Giono les premières épreuves de ses dessins et lui
rappelle qu'il lui avait promis une préface de « une ou deux pages ». Il écrit qu'il faudrait que
l'album « (qu’avec l’aide de Pierre Fanlac je ferai aussi beau que possible) paraisse à la fin
novembre ».
En novembre 1958, après une conversation téléphonique, le peintre revient sur l'évolution de son
travail, évolution qu'il attribue en partie à Giono :
« Vous n’imaginez peut-être pas quel encouragement ce que vous venez de me dire est pour moi. Et
je crois aussi avoir fait quelques progrès depuis ces aquarelles surchargées et "couillardes" que
j’étais allé vous montrer. Ceci d’ailleurs en grande partie grâce à vos remarques qui ont éveillé mon
sens critique dans le sens de "moins de redites", moins de rondeur aussi, et plus d’acuité.1 Mon
séjour en Gde Bretagne aussi m’a augmenté d’une ou deux choses : en particulier de cette lumière
que j’étais allé chercher en Provence et n’avais pas trouvé, mais que j’ai découverte en Angleterre et
ici2, où je n’étais pas venu la chercher. »
S'impatientant peu à peu, Moy va en quelque sorte mettre Giono au pied du mur pour obtenir son
texte...
« Nous convenons finalement que j’irai chercher le texte à Noël. Je descends (d’Écosse) et
m’installe à l’hôtel du Terreau sur son indication. Et j’attends. Je lui ai dit que je ne quitterais pas
Manosque sans mon texte. Pour être plus sûr de mon fait, je lui ai offert un superbe poignard
écossais ("antique") – de ceux que les Scots portent en haut de leur chaussette. Superstition oblige.
J’attends un jour, deux jours. Le troisième3 un coup de téléphone me dit que le texte est prêt et que
je puis passer le chercher. Giono me le lit, puis me donne le manuscrit. Je redescends vers
Manosque avec des étoiles autour de la tête.
Ce manuscrit, je l’ai encore. »4
Le 18 février 1959, Michel Moy écrit à Giono : « votre texte, que je trouve de plus en plus beau
chaque fois que je le relis et que j’ai montré avec beaucoup d’orgueil à quelques-uns de mes amis
1
Moy formulera différemment les remarques de Giono dans « Histoire d'une édition » : « C’est au début de l’automne
que je monte pour la première fois au Paraïs, dessins et toiles sous le bras. Je reçois, terriblement intimidé, une superbe
leçon de peinture ("Vous mettez trop d’adjectifs", "Travaillez l’aquarelle comme une demoiselle", etc.). (Les cahiers de
Vésone n° 1, p. 31) Il précisera encore ses propos dans « Gionodidacte » : « Ne sachant pas très bien ce qu’étaient "les
adjectifs en peinture" (et n’étant pas non plus "une demoiselle") il me fallut traduire… » (Ibid., p. 35)
2
En Écosse.
3
Le 20 décembre au matin. Le manuscrit est daté du 19.12.1958.
4
« Histoire d'une édition », p. 33.
ici. » Dans « Histoire d'une édition », il dira que « la "préface" de Jean Giono est, à l’évidence, un
très beau texte sur l’incrédulité et sur la Mort. »1
Très exigeant et pointilleux, il est depuis longtemps à la recherche d'un beau papier fait à la main et
qui ne soit pas commun... et le livre sortira enfin des presses de Pierre Fanlac en avril 1959...
Michel Moy s'est toujours montré très soucieux du détail, et notamment de la qualité du papier. En
témoigne une lettre adressée à Giono le 24 juin 1965 à propos d'une lithographie des Toits
d’Edimbourg qu'il veut lui envoyer : « Je viens de recevoir un exemplaire tiré sur un papier très
banal et dont le dos est sali. Je vous prie donc de m’excuser, mais vous l’expédie tout de même en
attendant une réédition sérieuse [mais l’Écosse est loin !] »
La relation s'est poursuivie entre les deux hommes. En 1964, par exemple, Moy souhaite rencontrer
Giono pour lui demander son avis sur une décision personnelle : « J’éprouve le besoin de solliciter
votre conseil – disons plus simplement d’aller vous faire visite et de parler avec vous. Est-ce
possible la semaine prochaine – en fin de matinée je suppose – le jour de votre choix. En espérant
que vous pourrez m’accorder ce rendez-vous, croyez-moi votre bien fidèle admirateur. »2 Au
moment des vœux pour 1965, il écrit à Giono : « Si vous passez dans la région, venez me voir. La
vie n’est pas facile dans un village l’hiver… »3
Et cette correspondance prend souvent un tour personnel, par exemple le 16 avril 1965. Moy
renvoie à Giono des textes de Caillois qu'il lui avait prêtés : « J’ai pris beaucoup de plaisir à la
lecture des deux textes de R. Caillois – et même un peu d’assurance car plus je vais et plus je
m’entoure de pierres (et de racines). Dans mes peintures, je pars presque toujours de leurs
formes… » Après avoir demandé à Giono un mot d'introduction pour des galeries parisiennes, il
conclut ainsi : « Vous ai-je jamais dit que mon père aussi était cordonnier… Puis-je vous demander
de plaider aussi pour le fils du cordonnier de Luçon (Vendée). »4
Moy se souvenait qu'un jour, parlant de la Vendée, Giono avait dit : « … ce grand pays à la lumière
blanche »5. En 1970, préparant une exposition aux Sables-d’Olonne et ayant hésité longuement sur
le titre à lui donner, il le trouva soudain : « Vendée – la blanche » ! « Comme si Giono, poursuit-il,
avait discrètement (et décisivement !) contribué à un retournement du regard, de l’"exotique" (la
Provence) – au plus familier, à l’exécré (à l’inespéré) – au paysage renié, mais profondément
inscrit. »6 « Comme si l’ingratitude était le symptôme du plus profond amour. »7
En 1991, Moy fera une exposition à Barbentane sur sa période gionienne (1955-1967).
Autre exposition, « Autour de Giono », au CDRP Poitou-Charentes, du 22 avril au 10 mai 1996.
Sont exposées les peintures de Michel Moy accompagnant l’ouvrage Sur des oliviers morts. Michel
Moy fera une conférence sur le thème : Qu’est-ce que ça veut dire : voir ?
De nombreux documents se trouvent dans les cartons au Paraïs : les huit dessins originaux pour Sur
des oliviers morts ; deux reproductions du portrait de Giono ; une aquarelle de 1954 : « Château de
Gréoux » ; une aquarelle de 1953 : « Les vieux bains à Gréoux ».
1
Ibid.
Archives du Paraïs.
3
Archives du Paraïs.
4
Archives du Paraïs.
5
« Gionodidacte », p. 35.
6
Ibid., p. 37.
7
Ibid.
2
Pierre PARSUS (1921)
(années 60)
Le chapitre consacré à Pierre Parsus a été considérablement développé pour la mise à jour 2015,
prenant en compte certains éléments utilisés lors de la rencontre-lecture « Regards croisés. Pierre
Parsus et Gracieuse Christof regardent Giono qui regarde leurs toiles » que j'ai animée avec Gérard
Amaudric et Claire Salord lors des Rencontres Giono 2015. J'ai intégré cette fois de larges extraits
du récit que Parsus a consacré à sa rencontre avec Giono. Le texte intégral de ce récit a été publié
dans la Revue Giono au printemps 2016. Pour la clarté de la lecture, ces passages seront ici en
couleur...
À partir d'avril 2017 une grande rétrospective Parsus aura lieu au Pont du Gard, rassemblant un
ensemble de 100 toiles et accompagnée de la publication d'un livre.
Je suis en relation épistolaire avec Pierre Parsus depuis décembre 2012. Il a toujours répondu avec
bienveillance et humour à mes questions et m'a raconté qu'en 1993, à la demande d'Annick Vigier,
la directrice du Centre Giono, il avait écrit un texte « très précis, "travaillé" » relatant son « entrevue
extrêmement vivante, et riche en inédit » avec Giono, mais que ce texte avait mystérieusement
disparu... Il a spontanément proposé de le réécrire pour moi, plus de cinquante ans donc après sa
seule et unique rencontre avec Giono, en juillet 1962.
Parsus dédie ce texte, le 16 février 2013, « À Jean Giono avec tendresse »…
C’est le galeriste marseillais Werther Merenciano qui a suscité la rencontre de Parsus avec Giono,
dans le cadre de la préparation d’une exposition consacrée aux Géorgiques, du 1 er au 16 décembre
1962.
« Werther Merenciano, homme noble, généreux, vient à mon atelier. "Tiens, tiens, me sourit-il, je
vais voir Jean Giono, vous êtes très près de son esprit. Vous iriez à Manosque, Parsus. Tenez-vous
prêt."
Deux semaines passent… Bonheur ! Une lettre de Werther, Jean Giono vous attend. »
Le 11 juillet 1962, Merenciano a écrit en effet à Parsus :
« Si je ne vous ai pas écrit plus tôt, c’est que je n’ai vu Jean Giono qu’hier, il est enfin à Manosque
jusqu’à la fin du mois et ne sera de retour qu’en novembre. [entre parenthèses, à cette époque,
Giono essayait souvent d’échapper ainsi à certains importuns…]
Nous avons parlé longuement des Géorgiques, de Parsus, qu’il connaissait déjà de nom. Il accepte
de faire la préface de votre exposition si on lui en donne le temps.
Il vous attend avec quelques toiles. Téléphonez de ma part pour prendre rendez-vous car il est très
pris. »1
« Dans Manosque, en juillet, ma 2 CV se pose au pied de "sa" maison. Contre le mur ensoleillé
j’appuie les toiles qui m’accompagnent, puis je sonne à "sa" porte. Aucun signe de vie…
J’entrouvre timidement, pénètre dans une salle sombre et fraîche.
Seule, surprenante, l’éclaire la présence d’un puissant cheval venant d’un manège d’enfant, en bois
sculpté, peint dans un blanc un peu bleuté, il lance dans un galop ses pattes de devant. Dans cette
obscurité, il paraît rechercher le ciel. Pégase ! Pégase ! La Poésie accueille.
Jean Giono apparaît tout habillé de blanc, de blanc bleuté. La couleur du Pégase qui m’accueillit. La
Poésie.
"Monsieur Parsus ! Bonjour Monsieur, comment vous portez-vous ?" (…) Maintenant, mieux
encore, il m’aide à transporter mes toiles, les dispose lui-même en éventail sur le sol de son
bureau. »
1
Les lettres de Merenciano m'ont été transmises par Pierre Parsus.
Le berger étoilé
« "C’est beau, c’est beau" fait-il alors, se parlant à lui-même. L’effigie en buste d’un berger
enserrant dans ses bras le corps d’un agnelet l’accapare longtemps. C’est un nocturne, la tête du
berger rejoint l’esquisse d’une voie lactée qui l’auréole. "Qui vous a inspiré cela ?"
"Le visage et les mains d’un vendangeur qui venait des Cévennes. Vous savez, Monsieur Giono,
l’antique, le bel univers paysan fiche le camp… ça mécanise. Ce monde, je l’ai peint en grande
partie de souvenirs, comme je le rêve." Giono se tait.
(…)
Il est debout, gourmand, passant d’une toile à l’autre. Chaleureux, il questionne, me tenant par
l’épaule.
"Je suis content, Parsus, asseyons-nous, parlons !" »
Et la conversation va rapidement aborder les fondements même de l’œuvre de l’un et de l’autre.
« "Monsieur Giono, avant la guerre, encore presqu’un enfant, je vous ai lu, relu, à cause d’Henry
Poulaille de chez Grasset, votre éditeur. Il expédiait vos œuvres à un ami qui m’était cher. Je me
suis nourri de Regain, de Colline, de tous vos livres. Enivré, je voulais revenir à la terre, devenir
Peintre-Paysan ! Et puis, Monsieur Giono, pardonnez-moi, un jour, un jour, là… franchement, je
vous le dis, je vous le dis, eh bien… je vous ai maudit !"
"Maudit, allons expliquez-moi ! Maudit, non, pas possible !"
Riant le plus souvent, je conte alors le retour à la terre en Périgord, casse-cou mémorable dans la
stupéfaction. »
Faisons ici un petit retour en arrière dans le récit, pour bien comprendre...
« Renonçant à Paris, après la déroute de juin 40, je me suis engagé, porté par la débâcle, dans une
modeste ferme du Périgord. Là, trimant chaque jour très tard dans le nocturne à empiler des gerbes,
seul debout sur les meules dans l’aveuglant faisceau d’un projecteur cruel, je règle de ma poche, dix
jours après, la facture de l’électricité, mon patron, mon Panturle, étant fauché, fauché et fou, le
malheureux, tout comme sa famélique femme. Ils me nourrissent d’un rien de pain, de rondelles de
tomates vertes, nageant dans un picrate d’une aigreur meurtrière. Mon calvaire achevé, je m’abats
dans le noir, sur la terre battue, à un mètre cinquante de mon unique ami, mon frère le cochon qui
rêve sur la paille.
En deux mois, ahuri, hébété, démoli, en totale régression mentale, je me trouve transformé en un
gueux dégoûtant. Retour aux origines. »
Parsus, qui avait donc voulu, m'a-t-il dit, provoquer gentiment Giono, trouvera ses réponses
passionnantes.
« Giono a écouté, visage plissé de bienveillance, pas un instant ses traits ne se sont altérés.
"Mais Parsus, s’écrie-t-il, mais je suis un Poète ! Mes livres sont des poèmes où tout est inventé.
C’est mon droit de poète ! Invention, lui aussi, mon univers rustique. Bien sûr, il est nourri
d’observations, de sensations données par le réel.
Et ma Provence ! Ma Provence, c’est une invention !
Vos toiles, cher ami, ne sont jamais la copie du réel. Celui-ci, certes, a inspiré, mais vous êtes
peintre, et donc poète. Un vendangeur, Parsus, vous fait voir un berger chargé de son agneau. Le
berger et l’agneau dictent la voie lactée ! La voie lactée allume l’auréole !"
(…)
Une question encore, elle brûle sur mes lèvres. "Pourquoi cette rupture dans votre inspiration ? La
disparition du grand chant panthéiste pour un monde épuré à la Stendhal ? J’aime, c’est magnifique,
mais pourquoi la bataille de Pavie, ce hussard sur son toit, si brusquement ?"
"Mais voyons, c’est tout simple ! Je ne m’amusais plus. Moi j’ai besoin de m’amuser en écrivant !
Pavie… mais ça m’a passionné ! Aimez-vous à vous enfermer, à vous répéter ? Il faut la joie, il faut
chaque jour la joie !" »
Un dernier épisode encore, pour le plaisir, la conclusion du récit d’ailleurs :
« Va poindre alors l’Imprévisible… l’Indescriptible aussi…
"Je vous en prie, pardonnez-moi, me dit Giono, je m’absente un instant pour prendre mon
médicament. Depuis que j’ai un gendre médecin, je suis malade." Il disparaît.
Lorsqu’il revient, à mon tour de lancer ma petite boutade. "Et moi, Monsieur, je ne serai jamais
malade !"
"Jamais malade ? Comment faites-vous ?"
"Parce que je ne suis pas à la Sécurité Sociale." Et de rire, farceur, content de soi.
Stupeur ! Jean Giono s’est dressé sur-le-champ. "Comment ! Comment ! Répétez-moi ! Vous n’avez
pas la Sé-cu-ri-té So-ci-a-le !!!"
Il a saisi son téléphone. "Vous l’avez dans la demi-heure. J’appelle Malraux !"
Je n’en crois ni mes yeux, ni mes oreilles. La Sécu en ces temps n’est pas obligatoire, et ce machin
où l’on vous colle un numéro, romantiquement, ça me dégoûte, ça me révolte.
"Monsieur Giono, non, non, je n’en veux surtout pas ! Jamais !"
"Si, si, Parsus, je téléphone, vous ne pouvez rester ainsi, en Insécurité !"
Il compose des numéros ! La scène devient alors comme irréelle. Je crie : "Non, non, je n’en veux
pas, vous dis-je, je vous défends." Il continue à composer le numéro. Je crie, je crie plus fort. "Vous
n’avez pas le droit, Monsieur Giono, vous n’avez pas le droit ! Je suis un homme libre ! Vous
n’avez pas le droit !" Et puis, comme il insiste : "Et je vous l’interdis !"
Ah, pour être interdit, il l’est. Alors moi je délire. Violé, ça me jaillit des tripes. "Mais vous vous
rendez compte, Monsieur Giono, vous créez, décrivez des Panturle, des Bobi, héros libres, terribles,
qui vont dans les tonnerres, les éclairs, les éléments. Et moi qui vous ai cru ! Moi qui suis encore
libre, qui cours les champs comme eux, vous désirez m’inscrire à la Sécurité Sociale avec un
numéro ! Vous ! Vous, Jean Giono ! C’est incroyable !"
À trois mètres l’un de l’autre, médusés, nous nous regardons, et brusquement, en même temps, nous
éclatons de rire, nous rions, nous rions.
Qui donc avait écrit ce méchant scénario ? ? »
Ce à quoi Parsus travaillait à l'époque où il a rencontré Giono, c'était donc une exposition sur le
thème des Géorgiques, exposition qui se tiendra à la galerie Merenciano à Marseille, galerie qui lui
a commandé trente tableaux. Parsus remercie Giono et lui décrit son travail dans une lettre, le 24
septembre 19621.
« À la fin des deux heures que vous avez eu la grande gentillesse de m’accorder en juillet dernier,
avant que vous ne quittiez Manosque, vous m'avez demandé de vous écrire pour vous dire "ce que
j’aurai fait de nouveau sur le thème des Géorgiques". (...) Je vous remercie encore de la joie que
vous m’avez donnée en me recevant d’une manière si simple et bonne dans votre bureau empli
d’une lumière qui favorisait rudement mes toiles. Vous m’avez beaucoup encouragé. Croyez-moi,je
vous prie. »
Comme le galeriste a sensiblement agrandi l'espace d'exposition disponible, Parsus continue
inlassablement à peindre...
« J’ai donc exécuté. Une grande figure de paysanne assise bras et pieds nus. La toile fait 1m50 sur
1m20. Personnage un peu âgé, d’une force rabelaisienne, avec une apparence mi goguenarde, mi
inquiétante et quelque chose de masculin, donc sans sexe défini en somme, résultat du travail
pénible. J’avais un modèle comme cela.
Dans le même format, un hérissement explosif d’artichauts en fleurs.
En pendant, des fruits groupés autour d’un plat empli de vin noir. J’ai peint une présentation des
légumes : le chou, les aubergines, les oignons, les carottes, les côtes de blettes et toutes ces
merveilles autour d’une pierre où étincelle une branche d’olivier chargée d’olives.
Un plat empli de grain de blé devant la croisée d’une fenêtre. Un peu religieux peut-être.
La baignade, enfin, avec des hommes, des femmes et des taureaux et des chevaux. J’ai cherché à
faire secrètement sentir ce que dit Virgile sur les effets du printemps dans les corps des hommes et
des bêtes. Et puis l’Eau.
Enfin j’ai essayé des toiles sur les raisins. Le poids, les torsions des grappes, l’ivresse qui est
dedans.
J’aurais bien voulu peindre sur des sujets comme les astres, le vent, la tempête etc. Aurais-je le
temps d’essayer avant le 1er décembre ? »
« J’ai eu un bonheur énorme à travailler aux Géorgiques. Je ne sais si cette exposition marchera
mais elle m’a permis de vous connaître, entre autres joies. (...) moi je serais très fier et très touché,
comme je le suis déjà, d’avoir l’immense aide de votre talent pour mes débuts à Marseille, en
Provence. »
La plupart de ces tableaux sont aujourd'hui dispersés.
La préface que Giono va rédiger pour Parsus est mot pour mot identique aux cinq premiers
paragraphes de « Peinture et dessin », chronique publiée en principe entre 1966 et 1970, après
l'exposition donc... Il est, comme souvent, difficile de déterminer précisément l’antériorité de l’un
ou de l’autre texte. Mais, comme il est question des Géorgiques dans « Peinture et dessin », on peut
supposer cette fois que le texte pour Parsus est bien antérieur. Dans le cinquième paragraphe, qui est
le seul à concerner directement Parsus, « certains figuratifs à tous crins » remplace simplement
« Parsus » et on passe du singulier au pluriel...
« C’est le cas de Parsus. Il ne travaille pas au microscope intellectuel. Quand il voit un cheveu, il ne
le coupe pas en quatre ; il en réunit des tresses, des nattes et des chignons ; il n’a pas peur de la
forme. Il a vu lentement autour de lui, au rythme des saisons, rouer les couleurs des Géorgiques,
avec la même lenteur et le même rythme ; il s’y est ajouté, humble et courageux, pour les exprimer.
1
Les lettres de Parsus se trouvent aux archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence à Digne.
Il arrive ainsi, tout naturellement, dans des positions qu’au bout de toutes leurs gesticulations
voudraient bien occuper les « Informels » et les « Non figuratifs » ; mieux que dans le néoplasticisme, l’art est ici libéré de tout caractère individuel ou fortuit. C’est la couleur pure liée à
l’expression immédiate de l’universel. Et ce n’est pas sans une jubilation malicieuse que je vois
ainsi s’accorder à l’art robuste et sain de Parsus les formules par lesquelles, en 1921, on essayait de
justifier l’anémie cérébrale de la peinture métaphysique : Piet Mondrian, Kandinski etc. etc. »1
Pierre Parsus remercie Giono le 7 novembre 1962 et, comme bien d'autres, souligne la
compréhension de la peinture et la clairvoyance de Giono :
« J’ai reçu de Werther Merenciano le texte de votre préface à mon exposition du 1 er décembre. Ça
n’est pas par politesse que je vous écris le contentement qu’elle me donne. D’une part vous
exprimez très bien ma nature et ma position, et j’en suis très touché. D’autre part, je trouve que
vous posez très habilement le problème (si problème il y a) au public, aux amateurs déboussolés ; et
cela est adroit autant qu’utile. Cela répond aussi par avance aux objections que soulève toujours
l’art sans formalisme et engage même le débat. Tant qu’il y a débat, il y a intérêt, laissons
débattre… Vous êtes très chic d’avoir posé la question. Je vous remercie beaucoup, Monsieur
Giono, et surtout pour la chaleur généreuse qui anime toute la troisième partie de votre texte. Vous
avez bien senti. Merci. (Et "rouer les couleurs des Géorgiques" c’est beau.) »
Il ne cache pas le plaisir qui l'anime :
« J’espère beaucoup vous revoir un moment à Marseille en décembre. Cette exposition avec
Werther Merenciano me fait déjà un plaisir énorme. Vous nous aviez promis votre présence, votre
venue au vernissage… Vous feriez des heureux, vous savez !
Je vous souhaite un bon travail, un bon hiver, une très bonne bataille de Pavie et des tas d’autres
plaisirs de créer. Encore une fois merci pour votre coup de main, une main dont j’ai bien senti la
chaleur. Croyez à ma reconnaissance très grande et au meilleur de mes sentiments. »
Le 13 décembre 1962, le galeriste Werther Merenciano écrit à Giono que sa préface de Parsus,
« véritable manifeste, a eu beaucoup de succès auprès du public malgré les rumeurs des "jeunes
Turcs" de l’Abstrait. » Mais Parsus lui-même a bien conscience du fait que Giono a sans doute été
excessif dans sa condamnation sans appel et outrancière de l'abstraction...
Et le 17 janvier 1963, avec ses vœux, Parsus remercie une fois encore Giono : « J’ai été content,
très content, des résultats de l’exposition des "Géorgiques" à Marseille et je n’oublierai jamais
combien vous m’avez aidé. »
L'image qu'il garde de cette rencontre est ineffaçable pour lui : « L’image de Giono se grave en moi,
telle que, si je l’évoque, elle seule m’apparaît : de profil et assis, dans une maîtrise et une paix
parfaites, le sentiment d’un apogée. La fenêtre qui lui fait face le revêt d’une luminosité très fine. Se
lit l’état mystérieux de l’être habité par la vie d’une œuvre. Il contient une source, il est élu. »
En 1972, Parsus illustre Regain de seize lithographies pour les éditions du Grésivaudan, à Grenoble.
Il s'agit d'un ouvrage de grand luxe tiré à 250 exemplaires.
Le peintre n'a pas toujours été d'accord avec son éditeur, qui voulait qu'il illustre précisément ce que
Giono décrivait dans son texte, et certaines planches ne le satisfont pas totalement.
Pour Parsus en effet : « L’illustration est le contraire exact de la Peinture.
Lorsque l’on peint, le dessin soumis à la couleur doit certes être présent, mais se faire oublier. Le
trait décrit, raconte. Mais illustrer Giono (...) n’est pas représenter ce que dépeint le texte.
Respectons le lecteur, qu’il rêve librement. La belle illustration n’est qu’accompagnement. »2
1
2
On peut comparer avec le texte de « Peinture et dessin », La Chasse au bonheur, p. 178-179.
Voir le très beau site internet consacré à Pierre Parsus : http://www.lucetteetpierreparsus-peintre.com
« Je conserve des un an et demi que j'ai passés à illustrer Regain un souvenir ébloui, m'a écrit Pierre
Parsus. Et cette édition de luxe a été un succès pour mon éditeur. Giono n'était plus là... hélas. »
Le renard
Pierre Parsus a encore peint un portrait de Panturle, à l'huile, en 1973.
Pour conclure, il est clair que Parsus a toujours beaucoup réfléchi sur les rapports entre Giono et les
peintres.
« Jean Giono… les peintres ont, sans doute, parfois, un peu enrichi sa vision, la "matière" de son
verbe, il leur rendit beaucoup, fraternellement, dans une même sensualité de sentiment assez
cosmique. »1
« En vérité si Giono (à mon humble avis) a écrit des préfaces pour les peintres, c’est qu’il y a un
peintre, un gourmand du réel, et de ce qu’il propose comme prolongements dans l’imaginaire
lyrique, dans son art à lui, Giono. Il y a un œil qui grossit ce qu’il découvre, qui en jouit, en chante
le suc. La nature d’un texte de Giono est déjà matière picturale. »2
1
2
Lettre de Parsus à MD, 23 mars 2013.
Lettre de Parsus à MD, 28 décembre 2012.
Robert PETIT-LORRAINE (1920-2006)
(années 50)
Giono a rencontré le peintre à Manosque le 8 septembre 1959. Celui-ci lui écrit le jour même :
« Il ne m’est pas possible d’attendre plus longtemps pour vous dire, en même temps que mon
émotion de votre accueil, l’extrême gratitude que m’inspire votre persuasion de me savoir "dans le
bon chemin".
Venant de votre part, ce levier moral va m’aider à passer tous "mes" obstacles ! Je vous devais déjà
beaucoup, dès cette minute…
Madame de Fels m’annonce à présent que vous acceptez de préfacer mon catalogue d’exposition
pour le vernissage du 23 octobre à Paris.
Je ne pourrai pas vous en remercier avec des mots, pardonnez-le-moi, mais je suis certain que vous
saurez lire ici l’expression de toute ma reconnaissance. »1
Le peintre se rappelle au souvenir de Giono le 27 septembre 1959 :
« La vraie joie – saine et forte – que j’ai toujours éprouvée à fréquenter l’œuvre du poète Giono, les
certitudes et l’appui mental que j’y ai trouvés – face à ce monde de débiles et de roués – m’obligent
à attacher à cette marque de réelle sympathie de sa part le plus précieux intérêt. C’est pourquoi je
cours le risque d’être importun. »
Il insiste encore le 6 octobre 1959... Et une lettre de soutien de trois institutrices, le 14 octobre 1959,
atteste du fait que Giono avait écrit une dédicace dans un livre, affirmant qu'il avait apprécié les
aquarelles et les gouaches du peintre...
Giono écrit donc la préface et ce très intéressant texte, qui semble original, est très révélateur,
synthétique même de ses conceptions artistiques : « Dans une époque de démesure, la mesure a une
grâce infinie. Robert Petit-Lorraine est l'héritier direct des Japonais. Il ne lui faut qu'une trace de
fumée pour évoquer des lointains immenses. Alors que le Siècle se rue dans la facilité – qui est
toujours emphatique – c'est avec une économie de moyens poussée à l'extrême que cet artiste
exprime le monde. Combien d'ogres et de fauves procédant par la violence ou par la métaphysique
guindée font un tintamarre qu'ils prennent pour la musique de l'univers ! L'univers est mesure.
L'univers est à la limite du silence. Il faut plus de cœur que d'esprit pour l'exprimer. Chez Robert
Petit-Lorraine, tout est cœur. C'est par juxtaposition d'ombres que les volumes éclairés surgissent.
Les plus grandes sciences n'ont pas procédé autrement. »2
Robert Petit-Lorraine réagira immédiatement, le 16 octobre 1959, à la fois par un télégramme et par
une lettre :
« J’ai été vraiment très ému ce matin à la lecture de l’extraordinaire hommage que vous me faites,
de votre pensée…
À dire vrai je ne pensais pas mériter une telle récompense !
Et j’évoquais les heures de la guerre où – réfractaire au STO caché dans cette même maison – ma
seule fenêtre sur un monde réel d’où toute horreur est exclue était signée du poète Jean Giono.
Faire connaissance dans de tels moments… et recevoir, après plus de quinze années d’un travail
d’une absolue sincérité, de cette même main une telle consécration, cela ne peut s’exprimer et reste
en deçà des mots que je pourrais vous dire, c’est-à-dire au plus précieux de mon "trésor secret" ».
Le 10 octobre 1960, le peintre demande l'appui de Giono car il cherche du travail et revient surtout
sur toute l'importance à ses yeux de la préface qu'il a écrite :
« Je pense que vous avez été "heureux" à Paris où j’espère voir votre film puisque j’y vais pour ma
part, dans dix jours, présenter à quelques "mauvais coucheurs" de la critique – si toutefois ils
1
2
Les lettres de Robert Petit-Lorraine se trouvent aux archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence à Digne.
http://sites.univ-provence.fr
veulent bien me recevoir ! – mes toiles récentes et les dessins que vous avez vus, ne sachant par
ailleurs où cela me mènera !
Seule me semble valable et constructive la critique d’un créateur : la vôtre toute récente a renforcé
ma certitude et m’a empli d’une joie intime durable.
Je crains cependant les "gens de Paris" qui eux vous barrent la route au lieu de vous aider, au moins
moralement. »
En 1975, Petit-Lorraine illustre une page de Que ma joie demeure pour le recueil collectif
Hommage à Jean Giono publié chez Rico à Manosque.
Un paysage à l'encre de Chine, daté du 30 septembre 1960, figure dans les cartons du Paraïs.
Michel POURTEYRON (1938-2011)
(années 60)
En 1964, Giono reçoit une invitation du jeune peintre, qu'on qualifiera d'« expressionniste
abstrait ». « (…) J’espère avoir le grand plaisir de votre visite à l’atelier de Jouques, où vous
pourrez voir ce que j’ai fait sur "la basse-cour". Je serai si heureux d’avoir votre avis sur ce
travail. »1
En décembre, Giono rédige la préface de l'exposition « La basse-cour en Provence », qui se tiendra
à Paris, à la galerie de Sèvres, 2 rue Dupin, du 29 avril au 15 mai 1965 :
« Pourteyron dessine avec la couleur. C’est du rapport des couleurs entre elles que surgissent les
formes. Nous sommes loin de la civilisation de l’image. Mais ici le peintre échappe à la tentation de
l’intelligence : il ne va pas la pousser à l’extrême, il n’en garde que ce qui lui permet d’exprimer la
sensation. La méditation a toujours deux issues, une donne sur la métaphysique, l’autre débouche au
milieu des phénomènes de la biologie. On comprend la tentation de l’informel : dans quoi, tout
compte fait, il y a plus de forme qu’on ne croit, puisqu’elles y sont toutes sauf celle de l’objet. Si on
sort par l’autre porte sans vouloir recommencer l’Angélus, on a la peinture de Pourteyron.
Il y a la première couleur mise qui en appelle une autre, puis d’appels en appels la suggestion des
formes, et il y a une première couleur mise qui est fondation et sur laquelle (ou autour de laquelle)
les autres couleurs s’appuient pour construire la forme. Cette seconde façon de procéder laisse toute
liberté aux structures naturelles malgré le libre jeu de la poésie. C’est le reflet du monde. C’est l’art
de Pourteyron. Il faut plus d’intelligence pour soumettre l’intelligence aux exigences de la réalité
que pour la mettre au-dessus de tout.
(…) Partir à l'aventure et, chaque jour, à chaque toile, à chaque coup de pinceau. L'expérience ne
sert à rien. Qu'on ait cent ou vingt ans, il faut qu'on ignore ce qui va sortir du taillis qu'on est en
train de battre. La vérité est à ce prix. Ce n'est pas la première fois qu'un art est paradoxal. Peindre
exige une discipline contraire de celle qu'exige l'envoi d'une fusée dans la lune : ici, tout est bonheur
d'expression, là tout est calcul, ici l'erreur est la vie, là elle tue sans rémission. Les savants devraient
y réfléchir et se méfier ; ils ne vont certainement pas dans le bon sens. (…)
Pourteyron est un artiste pur. Il invente chaque fois sur l’instant son vocabulaire et sa syntaxe ; son
aventure accepte tous les périls. Sans négliger les richesses modernes de l’abstraction, il n’entend
1
Les documents concernant Pourteyron se trouvent dans le fonds d'archives du Paraïs.
pas se priver des structures de la forme. Il est au centre d’un kaléidoscope d’amandiers, qui se
renversent à chaque instant et se mélangent, et il en exprime le mouvement. »1
Ces deux passages passablement « théoriques », qui auraient pu figurer aussi bien dans le chapitre
précédent, ont probablement été repris quelques années plus tard – quasiment mot pour mot – dans
la chronique « De l’insolite rapproché »2, Giono se contentant de supprimer ce qui concernait
précisément Pourteyron, pour qui le texte a vraisemblablement été écrit. Et ce n’est pas la première
fois qu’une préface de Giono parle finalement très peu du peintre auquel elle est consacrée.
En juin 1967, Giono a offert cette préface pour l'exposition de Pourteyron à la revue italienne La
Sonda (Rivista internationale mensile di arte, cultura, turismo, attualità) qui l'a publiée en italien
également. C'est ce dont m'informe Bernard Baissat, qui collaborait à la revue à l'époque, et était
par ailleurs un ami proche de Giono.
En 1965, le peintre illustrera aussi de dix dessins les Carnets de Giono aux éditions du Pujols.
En décembre 1972, Pourteyron participe à l'exposition « Les peintres et la Provence de Giono » au
Centre culturel communal d'Aubagne avec un « mas aux blés ».
Un « tableau de clown » de Pourteyron illustrera encore une édition d'un extrait d’Arcadie, Arcadie
chez Rico. Il s’agit de vœux de l’éditeur, mais sans que l’année soit précisée.
Michel Pourteyron passera à la non-figuration pure par la suite.
Six dessins figurent dans les cartons du Paraïs.
1
Texte du catalogue de l’exposition, daté du 12 décembre 1964. Voir aussi www.opendoorsopeneyes.com et le site de
François Le Targat.
2
La Chasse au bonheur, op. cit., p. 217-8. Le recueil rassemble des chroniques écrites entre 1966 et 1970.
Constant REY-MILLET (1905-1959)
(années 30)
En 1931 sans doute, le peintre-écrivain savoyard apprend que Giono passe ses vacances d’été à
Taninges, chez ses cousins Fiorio, et décide d’aller lui rendre visite. Il fera également à cette
occasion la connaissance de Serge Fiorio, dont il deviendra l’ami.
C’est en 1932 que Giono et Rey-Millet iront tous les deux rendre visite à Ramuz, dans sa maison de
Pully, près de Lausanne. C’était le rêve du peintre de rassembler les deux écrivains qu’il aimait…
« Il y parvient au cours de l’été 1932 où il accompagne en automobile (son frère au volant de la
Talbot chamois que les Rey-Millet ont à l’époque) Jean Giono chez C. F. Ramuz, dans sa maison
qui surplombe le Léman. Malheureusement, il ne restera, de cette unique rencontre entre les deux
hommes, aucun document photographique ni témoignage essentiel. (…) L’on peut supposer que les
affinités entre eux ne furent pas très grandes, mais du moins, grâce à Rey-Millet, la rencontre eutelle lieu entre ces auteurs à l’antagonisme plus ou moins déclaré, fait surtout de méfiance
réciproque. »1
Serge Fiorio se souvient que Rey-Millet lui avait raconté cette rencontre entre les deux écrivains :
« Ramuz s’amusait à prendre le contre-pied de sa propre nature, et à tout exagérer "à la Giono",
prétendant par exemple que la Durance avait 400 mètres de large. Et c’était Jean qui rectifiait les
exagérations de Ramuz. C’était un jeu un peu crispé. »2
Giono lui dédicace Colline en octobre 1932 : « À Constant Rey-Millet, ce livre qui devrait être
illustré par lui, en bonne amitié depuis que j’ai vu les tableaux de La Tour. »3
Rey-Millet restera toujours un grand admirateur de l’œuvre de Giono. En février 1933, il lui écrit :
« Jean le Bleu, c’est la bible du vent, du ciel et du soleil, ils se battent là-dedans silencieusement
comme les garçons en espadrilles de votre montagne pétrifiant la présence d’une enfance
surnaturelle. »4
Et il réclame avec une force un peu pathétique, toujours en février 1933, dans une lettre qui se
trouve au Paraïs, quelques lignes de présentation à Giono :
« Mon cher ami, c’est moi qui vous attendrai pour mon vernissage, faites humainement ou
inhumainement tout le possible pour venir. Je ne crois pas que vous me feriez un plaisir plus grand
et je ne saurais comment vous en remercier.
Osé-je vous rappeler que vous m’aviez promis un article ? Puis-je espérer l’avoir ? C’est une chose
que je vous demande avec audace, pardonnez-le-moi mais je pense à la grande récompense que ce
serait pour moi – presque imméritée. En échange je vous permettrai de prendre la toile que vous
voulez, celle qui aura quelque pouvoir pour se faire aimer de vous. (…)
Cela me paralyse de vous demander quelque chose sur moi après la mise au jour d’un si beau livre.
Mais dites-vous qu’humblement, avec les moyens qui furent mon partage, je cherche à exprimer
quelque chose qui ressemble un peu à votre monde, et que si je m’adresse à vous, c’est parce qu’il
me semble que vous avez trouvé un secret autour duquel je rôde et qui serait un peu comme
l’ouverture du paradis terrestre.
Je ne puis vous donner d’autres documents sur moi que ce que vous avez vu dans mon atelier et ce
que mon village me propose autour de ma maison, vous l’avez vu aussi. Mais, mon cher ami, si je
vous dérangeais qu’un tout petit peu, dites-le-moi et je renoncerais immédiatement à vous demander
cet article.
Aussitôt après la fermeture de cette exposition, je vous enverrai le petit tableau qui est à vous et qui
s’appelle la cariatide paysanne. Ce cadeau n’a rien à faire avec l’autre dont vous n’avez pas encore
1
Ramuz chez Rey-Millet, par Stéphane Rochette – Les amis de Ramuz, 2008, p. 51-2.
Bulletin de l’Association des amis de Jean Giono, n° 8, p. 87.
3
Ramuz chez Rey-Millet, op.cit., p. 50. Rey-Millet était à l’époque maire de La Tour.
4
Ibid., p. 51-2. La lettre se trouve dans le fonds d'archives du Paraïs.
2
fixé le choix. Envoyez-moi juste un petit mot qui me permette d’espérer et ce serait une des joies les
plus éclatantes que le ciel m’eût donnée. »
Selon Stéphane Rochette, il semble que Giono ait finalement cédé à la sollicitation de Rey-Millet,
puisque le peintre en parle à Paul Gay dans une lettre du 27 avril 1933, mais pour constater :
« Aucun des grands journaux de Genève n’a publié l’article de Giono. »1
Pourtant, l’enthousiasme de Giono pour la peinture de Rey-Millet était assez mitigé, à en croire cet
avertissement sévère adressé à Serge Fiorio2 en 1935 : « Attention. Te méfier de Rey-Millet, je parle
au point de vue peinture seulement. C’est l’homme qui peut te faire le plus de mal au monde.
Peinture cérébrale uniquement basée sur l’intelligence, juste ce qu’il ne faut pas que tu
apprennes »…
André Lombard cite, dans le blog Florio3 du 17 septembre 2016, une lettre adressée à Fiorio par
Constant Rey-Millet le 27 octobre 1941. Il y évoque notamment sa visite à Manosque : « J'ai vu
Giono dans le courant du printemps, j'ai passé de longues heures avec lui dans la petite chambre qui
domine Manosque écrasé comme un pain trop cuit. Il m'a montré sa collection de tableaux : le
primitif chinois avec des chevaux blancs et noirs d'une sublime élégance, les Coubine4 raffinés et
forts, des toiles de Provence de Eisenschitz5 (...). Il travaille beaucoup avec une grande force et une
grande joie. »
1
Ibid., p. 62. Je n’ai pas trouvé trace de ce texte. Giono l'a-t-il écrit ou pas ?
Voir à son nom.
3
http://sergefiorio.canalblog.com
4
Voir à son nom.
5
Voir à son nom.
2
Claude ROUX (1937)
(années 50)
C'est pendant l'été 1952 que le peintre1 rencontre Giono à Gréoux, par l’entremise d’Antoine
Cadière, le directeur de la station thermale. Déjà peintre à l’époque, et autodidacte, il n’a donc que
15 ans. Cadière et Giono s’intéressent beaucoup à son travail et une relation amicale va s’établir,
une relation sans doute emblématique de celles que Giono a entretenues avec un certain nombre de
jeunes gens prometteurs.
« A. Cadière vient me chercher avec sa voiture américaine pour me conduire "au Paraïs" chez Jean
qui me reçoit dans son bureau de travail installé sous les toits et qui me donne son fauteuil comme il
le fera toutes les fois à chacune de nos rencontres. Il me parle de peinture (moi le jeune de 15 ans,
d’égal à égal), de Giotto, Fra Angelico, Jérôme Bosch. Jean fait un rapprochement entre la couleur
blanche que j’emploie avec l’ambiance des scènes de Jérôme Bosch. »
Claude Roux va également rencontrer Lucien Jacques chez Giono. Ce jour-là d’ailleurs, il fera un
portrait de Giono dans son bureau. « Pendant le repas dans la cuisine où se trouve la grande toile de
Bernard Buffet, une discussion animée s’établit, Lucien s’étonne de mon parti pris coloré avec
lequel je trouve une solution à mon travail. » Giono et Jacques vont soutenir le talent de Claude
Roux, défendre ses projets auprès de ses parents (le père surtout était réticent) et lui acheter
plusieurs toiles.2
Le jeune homme va par la suite partager une partie de la vie familiale de Giono. Il rencontrera ainsi
Jean Vilar et Gérard Philipe, Henry Kahnweiler3 et André Masson qui deviennent ses clients,
Charles Vildrac4, Rose Duhamel, Pierre Ambrogiani, Dor de la Souchère5, Bernard Buffet, Serge
Fiorio et beaucoup d’autres. Puis il devra partir au service militaire, même si Giono et Jacques font
tout pour qu’il y échappe. Les relations entre eux vont ensuite se distendre par la force des choses.
En 1973, une œuvre de Claude Roux6 figurera dans Pages et phrases de Jean Giono, ouvrage tiré à
dix exemplaires chez Rico, à Manosque.
En 1975, Claude Roux fait partie des quarante-huit artistes qui illustrent l’édition de luxe Hommage
à Jean Giono, toujours chez Rico. Cinquante illustrations, pour cinquante pages de Giono.
Douze peintures, aquarelles, gouaches ou dessins de Claude Roux, illustrant des textes de Giono,
seront exposés en 1977, lors de l’exposition Giono de la Bibliothèque royale de Bruxelles.
En 1980, Claude Roux illustre l’ouvrage d’art Voilà le Pays magique. Ce livre, tiré à trois cents
exemplaires sur les presses de l’imprimerie Besson et Lopez à Manosque, comporte cinquante-deux
textes choisis par Marcel Arlaud7 dans l’œuvre de Jean Giono. Claude Roux en a réalisé les
illustrations et les gravures sur bois.
Une peinture représentant des toits, et une gravure sur bois, portrait de Jean Giono, 1978, figurent
dans les cartons du Paraïs.
1
C’est Claude Roux lui-même qui m’a aimablement fourni ces renseignements début janvier 2011.
Une lettre du 1er avril 1957 d'Henri Chenet à Giono figure aux archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence
à Digne. Il y est question du talent de Claude Roux. « J’ai vu aussi Claude Roux. (...) Il a des dons, le bougre (...). Ce
Roux a vu, a vu beaucoup, depuis Hokousaï, et Vlaminck, et Dufy, et tant d’autres, il a puisé partout, l’âge n’est rien,
j’entends l’âge numérique. Vous étiez vous, j’en suis sûr, à cet âge beaucoup moins bourré de littérature. Pour Roux j’ai
peur en un sens, bien qu’un jour il peuve [sic] faire de belles choses. Il veut déjà !! Tant mieux. Van Gogh Vincent n’a
vendu qu’une toile. Que notre Lucien, à qui pourtant je n’ai guère à dire sur le chapitre des découvertes et des conseils
qu’il sait donner avec tant de lucidité et de sagesse, sois prudent avec Roux. »
3
Daniel-Henry Kahnweiler (1884-1979), écrivain, collectionneur et marchand d’art, promoteur du mouvement cubiste.
4
Chez qui il fera un séjour avec Giono à Saint-Tropez.
5
Le conservateur du musée Picasso à Antibes.
6
Parmi d’autres de Lucien Jacques, Yves Brayer, Jacques Thévenet, Serge Fiorio...
7
Sa mère avait été la mère nourricière de Jean Giono.
2
SAMIVEL (Paul Gayet-Tancrède dit) (1907-1992)
(40-45)
Le 13 avril 1942, Giono signe la préface de L'Opéra de pics1 de Samivel mais le texte sera publié
chez Arthaud seulement en 1944. Une carte de visite de Samivel explique ce retard début 1943 :
« En ce début d’année, j’aurais souhaité pouvoir vous envoyer le premier exemplaire de L’Opéra de
pics. Malheureusement ce livre est encore en panne faute de papier. Voulez-vous me permettre de
vous adresser, en même temps que mes vœux les meilleurs pour 1943, mon dernier album qui vient
de sortir, et que vous pourrez sans doute "refiler" à quelque Dauphin ou Dauphine de votre
entourage. Et croyez, Cher Monsieur, à mes sentiments les plus cordialement dévoués. »
« J’ai beaucoup regardé les dessins de Samivel avant d’écrire2 ; il a vu les mêmes choses que nous,
que je dis ; il est de l’ancienne équipe », écrira Giono. L’ouvrage dédicacé se trouve dans sa
bibliothèque : « À Jean Giono. Au gardien vigilant des Vraies Richesses qui m’a fait l’honneur
d’inscrire son nom en tête de ce livre, j’offre, en ces temps nocturnes, ces pages où l’imagier tenta
de saisir comme un vague, un lointain, un très inhabile de la lumière et de la sagesse qui ruissellent
de ces hautes cimes.
Dont il a été dit qu’aux hommes ayant encore des yeux pour voir, et des oreilles pour entendre,
Elles donneraient en tout temps, en tout espace, le Don royal de leur Paix. »
Outre L’Opéra de pics, plusieurs ouvrages dédicacés de Samivel se trouvent dans la bibliothèque de
Giono et attestent de la relation amicale entre les deux hommes : M. Dumollet sur le Mont-Blanc
(« À Jean Giono, avec le meilleur souvenir de Samivel, cette petite parodie des "itinéraires" d’une
époque que, tous comptes faits, je préfère encore à la nôtre ! » St Paul 14/12/46) ; Contes à pic –
dont l’un, « Le Servan d’Armance », est dédié à Giono (« Cher Jean Giono, Ces contes dont l’un
vous est dédié dans la récente édition à peu près conforme à mes intentions. Avec le souvenir fidèle
de Samivel » St Paul 17-12-51) ; Univers géant (« Au maître et ami Jean Giono, ces images
insolites d’un Univers géant. Samivel » St Paul 19 juillet 58) et enfin Le soleil se lève en Grèce
(« Le soleil se lève en Grèce avant d’atteindre la Provence de Jean Giono. Fidèle souvenir d’un ami
et admirateur. Samivel » St Paul 25 mai 1960).
Samivel, qui était donc aussi illustrateur et peintre (il se disait lui-même « imagier »), et Giono se
sont fréquentés, selon le témoignage3 d’Élise Giono. Samivel était devenu un ami de la famille.
Pour preuve déjà, cette allusion dans Noé : « Serais-je devenu un Amateur d’abîmes4, suivant la
belle formule de mon ami Samivel ? » (Pl. III, p. 719)
Parmi les témoignages d'amitié, il y a notamment des échanges de vœux, par exemple au dos d’une
carte (voir page suivante) dessinée par Samivel et datée de St Paul, 26 décembre 1952 : « Heureuse
année pour vous-même, cher ami, votre travail, votre famille. »5
Au dos d’une autre carte dessinée par Samivel, « Et zut ! pour le métro !... », la femme de ce dernier
fait part à Giono, le 25 janvier 1953, de son enthousiasme à la lecture du Hussard sur le toit :
« J’ai commencé l’année avec le Hussard ! Il y avait bien longtemps qu’un livre ne m’avait tenue
éveillée si tard dans la nuit ! J’ai galopé dans ce prodigieux bondissement d’âme et cette étrange,
allègre odeur de Mort ! Maintenant je savoure l’élégance du style et cet humour réfléchi qui jamais
ne font oublier la densité, la vigueur et la chaleur du Mot auxquelles vous nous avez accoutumés !
À Samivel, parti en tournée en Belgique, j’écris mon enthousiasme, l’émotion de mon dépaysement
1
Le texte a été publié dans le volume De Monluc à la « Série Noire », Gallimard, 1998, p. 138-143.
On apprend, dans une lettre de Samivel du 13 février 1942, la première sans doute adressée à Giono, qu’il lui avait
envoyé ses dessins par la poste.
3
Témoignage qui m’a été rapporté par Jean Marcesse, de l’Association des amis de Jean Giono, et confirmé par Sylvie
Durbet-Giono.
4
Album alpestre paru chez Delamain et Boutelleau en 1940.
5
Les lettres de Samivel que je cite se trouvent aux archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence à Digne. Il y
en a aussi au Paraïs.
2
magnifique dans cette épopée que je considère comme un chef-d’œuvre. Spontanément et avec
toute mon amitié je vous en fais part, et je suis heureuse d’avoir offert ce beau livre à mon fils pour
ses 20 ans. »
Dans une lettre du 6 mars 1953, Samivel propose à Giono, au retour de la tournée dont parlait son
épouse, de venir le 15 mars projeter au Paraïs son film Cimes et merveilles (et un autre sur la mer).
Il donne des indications techniques pour la projection et le son. Je ne sais pas si cette projection
privée a eu lieu...
Il sera aussi question, dans une lettre d’avril 1954, d’une éventuelle projection par le Rotary de
Manosque du film de Samivel sur l’Égypte pharaonique.
Jean-Claude SARDOU (1904-1967)
(45-50)
Le 25 octobre 1947, le peintre provençal qu'on qualifiera d'impressionniste écrit pour la première
fois à Giono. Même sans connaître les réponses de l'écrivain, cette correspondance 1 est intéressante,
car emblématique des relations « de père à fils » ou « de maître à disciple » que Giono a entretenues
avec certains de ses amis plus jeunes que lui.
« Vous souvenez-vous du jeune peintre, qui un été (en 1939 je crois) au Contadour vous a montré
dans la grange de Madame Merle les paysages qu’il venait de faire ? Et que vous avez fait cette
réflexion : "C’est bien Contadour, mais sans sa joie", remarque, qu’après, j’ai trouvée très juste.
Je suis, si vous vous en souvenez, un grand ami de Caillou (Depierris). C’est lui d’ailleurs qui
m’avait fait connaître Regain et naturellement j’ai lu toutes vos œuvres. Je vous dirais seulement
que votre roman Que ma joie demeure est [sont ? rature, mais accord en fait impossible !] avec les
Essais de Montaigne mes deux lectures préférées.
Dans ces montagnes de Lure, j’ai trouvé mon "climat" de paysagiste et, depuis le début de la guerre,
je me suis installé à Simiane pour essayer d’exprimer sur une toile ce lyrisme si prenant que j’ai
ressenti dans ces montagnes.
Lucien Henri, le jeune poète de Forcalquier, a dû vous dire le désir que j’avais depuis longtemps de
vous montrer mon travail, à vous qui sentez tellement la beauté de ce pays extraordinaire !
Même le Sud oranais, où j’ai passé l’hiver, qui a un paysage d’une sensibilité et d’une grandeur
étonnante, m’émeut moins que Lure. D’ailleurs je retourne le mois prochain dans ce pays rose pour
étudier encore la lumière, mais ma vie de peintre est malgré tout à Lure, "ce pays couleur de perle".
Aussi comme je dois envoyer les meilleures de mes toiles de Simiane à Paris avant mon départ vers
le Sud, j’aimerais vous les montrer et savoir l’impression qu’elles vous feront. »
La Montagne rose
Quelques jours plus tard, le 11 novembre 1947, après une première rencontre, Sardou s’enhardit et
attribue à Giono ce rôle messianique, un peu ambigu parfois, qu’il a souvent joué pour ses
admirateurs :
« Je m’excuse de vous écrire, mais j’en ai besoin. En vous quittant hier, je voulais vous embrasser,
mais je n’ai pas osé, pour vous dire merci.
Oui, car dès que vous avez vu ma première toile, j’ai compris que vous faisiez amitié avec ma
peinture, et ma peinture, c’est tout mon être, sans elle je ne pourrais rien.
La grande joie que vous m’avez donnée m’a pénétré profondément et j’en suis encore très ému. Car
ce que j’ai voulu dire sur ma toile, je vois que j’ai su l’exprimer, en tout cas à vous qui êtes le poète,
qui êtes Bobi.
1
Les lettres de Jean-Claude Sardou se trouvent dans les archives du Paraïs.
Il serait si heureux que mes toiles puissent donner à d’autres autant de joie que celle que vous avez
transmise à ceux qui vous lisent !
Permettez que je vous embrasse de mon amitié la plus profonde. »
Sardou revient encore sur sa connivence profonde avec Giono en post-scriptum d’une lettre du 3
décembre 1947 : « Je suis encore tout ému que vous ayez été touché par cette toile que vous avez,
"Amandiers dans les chaumes", car j’avais toujours pensé qu’avec Caillou vous seriez le seul à
sentir ce que j’ai voulu dire avec ce paysage gris. »
En 1948, Giono écrit dans une lettre à propos du peintre : « Je le tiens pour le premier (le seul) qui
ait su exprimer l’essentiel d’un pays admirable (Haute-Provence) et au surplus, je tiens son moyen
d’expression comme le seul actuellement (à mon sens) capable de faire lire en clair la subtile
abstraction de l’époque moderne. » Sylvie Durbet-Giono confirme que son père « appréciait
énormément » ce peintre de la Provence1.
Sardou expose ses peintures à la galerie Masséna à Nice, du 10 au 25 février 1951. Giono tentera de
préciser sa pensée à son égard dans la présentation de l'exposition qu'il rédige pour le catalogue :
« Le pays que Sardou a voulu exprimer ne se livre pas. Si on l’attaque il se renferme dans sa
coquille. Si on est dur comme fer, il est plus dur que vous. Si on a des principes, il vous les fait
sauter du cœur ou de la main. Il ne cède qu’à l’amour. Il l’impose.
De là, si on est d’"époque" (d’époque moderne), un certain désarroi. Car, où sont les écoles,
l’espace moteur, les théories de caserne, les débats de terrasses de café, les cogitations d’atelier, les
imitations lucratives ?
Il faut ici céder à Saint François d’Assise ou plier bagage. Sardou est resté : je connais sa longue
patience et tout ce qu’il a dû lui sacrifier. Et tout ce qu’il a gagné. Les richesses sombres, les
étincellements gris, les vertiges de l’espace sont là. Et leur noblesse (qui, je le reconnais, n’est pas
d’époque). »2
Le catalogue précise que la toile « La robe bleue » appartient à Giono.
Une lettre de Sardou du 16 février 19513 fait état d'une visite à l'exposition d'Élise Giono et Aline. Il
annonce à Giono qu'il lui montrera ses premiers albums « qui ont du succès, mais malheureusement
n'ont pas le texte ». « Les futurs albums remuent les gens ! Et peut-être bientôt leur porte-feuille. »
Citons précisément ce commentaire apposé par Giono à deux albums de lavis du peintre : « Secret !
Il en faut peu : trois pins, un peu d’herbe et surtout, du sable pour boire les larmes de joie et de
détresse. »4
Interrogé par Max-Pol Fouchet pour « Plaisir des arts », émission de télé diffusée le 25 mai 1959,
Giono cite Lucien Jacques et Sardou parmi les grands peintres qu'il connaît :
« (…) Sardou, qui est un peintre très remarquable, qui… a vécu une vie d’ascète dans les pays les
plus sauvages de toute la région, qui a exprimé les grandes solitudes de la montagne de Lure avec
une vérité étonnante, et qui vit, tout seul, avec sa femme, dans un petit village près de Banon dans
un pays extraordinairement sauvage dans une ferme solitaire. Il vit, il a vécu pendant des années
dans tout ce pays qu’il exprime, il en connaît tous les détours, il connaît toutes les subtilités de
couleurs, et il est arrivé à faire des choses très remarquables. »
Le 14 avril 1961, Jean-Claude Sardou écrit à Giono à l'occasion du décès de Lucien Jacques5 :
« Vous êtes dans une grande peine.
1
Jean Giono, J’ai ce que j’ai donné, Gallimard, 2008, p. 149.
Les deux appréciations se trouvent reprises dans Jean-Claude Sardou, Témoignages, 1964. Dans « Autour de Giono »,
Actes Sud, 2002, p. 66.
3
Fonds d'archives du Centre Giono, avec la présentation de Giono et la liste des œuvres exposées.
4
Wikipedia.
5
Cette dernière lettre se trouve aux archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence à Digne.
2
Et je regrette beaucoup de ne pas avoir été hier à Monjustin, parmi tous les amis de Lucien Jacques,
mais je n’ai appris la nouvelle qu’en allant saluer Monsieur Rico à Manosque et où j’allais aussi
voir Monsieur et Madame de Certeau.
Vous avez toujours été un grand ami pour moi, et me l’avez prouvé maintes fois.
Je vous renouvelle toute mon amitié fidèle, si discrète qu’elle soit, comme sera toute ma vie
d’artiste. »
[En-dessous de la signature] Champs Élysées, Champs Élysées qui sont terreurs pendant la vie et,
dès qu’il y a consentement à la Mort, Champs Élysées de Paix vermeille avec sa succulente éternité.
(Album : Le caprice des collines, J. Giono)
En 1977, le Rotary de Manosque éditera Dialogue de Haute-Provence, textes de Giono
accompagnés de vingt lithographies de Jean-Claude Sardou.
Dans les cartons du Paraïs : une aquarelle signée, et un dessin avec la mention « Dommage que les
arbres ne soient pas accrochés au terrain », 1942.
Louis-Adolphe SOUTTER (1871-1942)
(années 30)
Entre juillet et septembre 1933, grâce à sa cousine Antoinette Fiorio qui travaille à l’asile de
Ballaigues, près de Vallorbe, Giono fait la connaissance du peintre suisse. Il raconte cette rencontre
dans une lettre à Charles Vildrac :
« Je pense que vous êtes à Paris. J’ai à vous raconter quelque chose. L’autre jour on m’a mené
visiter un asile de vieillards dans la montagne. Sinistre ! Des hommes et des femmes, mélangés,
baveux et toute chienlit et qui se font encore des mamours. La directrice me faisait visiter les
chambres. Elle frappe à une porte. On dit entrez. Nous entrons. Je vois un grand homme plus sec
que vieux, tout décharné ; avec un pantalon de golf, des jambes comme des crayons. Un reste
d’aristocratie spirituelle sur le visage. Il était à sa table. Il dessinait. À l’encre. Avec un peu de
fièvre. Je regarde ce qu’il fait.
Depuis je lui ai acheté quinze dessins extraordinaires. Depuis j’ai su qu’une fois on lui en avait
brûlé plus de cent ! Depuis, je suis allé avec lui à sa cachette où il en a plus de quatre cents parmi
lesquels d’admirables. Je tremble qu’on ne tombe encore sur ça et qu’on en fasse un feu de puritain.
Cet homme est un cousin de Le Corbusier1 qui a l’an dernier acheté petitement une cinquantaine de
dessins aussi. Il s’appelle Louis-Adolphe Soutter. Il va vous écrire pour vous demander si vous
voulez bien exposer quelques-uns de ses dessins chez vous.
Ça le sauve moralement. »2
Le 16 octobre 1936, c’est Le Corbusier qui écrit à Giono pour qu’il l’aide à soutenir Soutter :
« Je viens de passer la journée d’hier avec Louis Soutter à Ballaigues. Il m’a beaucoup parlé de
vous. Je savais que vous l’aviez connu et que vous aviez apprécié ses magnifiques dessins. Cet
homme qui est dans une solitude dramatique et pathétique était si heureux de vous avoir connu et de
penser qu’un peu de son œuvre pourrait paraître au cœur d’un de vos ouvrages.
Moi-même je m’étais beaucoup réjoui de cette nouvelle que j’avais connue l’an dernier. Mais Louis
Soutter est sans nouvelles de vous et il en est tout malheureux. Me permettez-vous d’intervenir un
tout petit peu dans cette question, puisque c’est moi qui ai découvert Louis Soutter et qui l’ai
engagé depuis 7 à 8 ans à poursuivre son œuvre dessinée. Je ne le crois pas psychologiquement
organisé pour pouvoir ce qu’on appelle "illustrer" un texte selon l’acception courante. Par contre –
et c’est une idée d’ailleurs générale que j’ai en cette question – j’estime que son œuvre contient
suffisamment de matière pour qu’on puisse choisir les quelques dessins qui viendraient comme un
écho profond du texte dans lequel ils s’inséreront.
Louis Soutter a des dessins chrétiens, des dessins païens, des dessins érotiques, des dessins
véhéments, des dessins réalistes. Il n’y a donc qu’à choisir dans l’une ou l’autre de ces catégories,
ou même dans plusieurs, trouver la touche juste et je suis persuadé que l’éloquence d’une
illustration serait infiniment plus grande ainsi.
Je me permets de vous soumettre cette idée, je serais très heureux d’avoir votre opinion en cette
affaire, surtout en ce qui concerne la collaboration de Soutter. »3
Michel Thévoz évoque les relations entre Giono et Soutter, personnage étrange et fascinant, très
perturbé psychologiquement. « Une fois, avec Giono, il recrachera consciencieusement chaque
bouchée après l’avoir mâchée "parce que, expliquera-t-il, j’ai été désagréable avec une employée de
l’asile". » « Jean Giono a vu Soutter à de nombreuses reprises en 1933 et 1934, lors des visites qu’il
faisait à des parents à Vallorbe. Sa cousine, qui travaillait comme aide infirmière à l’asile de
Ballaigues, lui avait signalé cet homme énigmatique, qui faisait des dessins si surprenants. Giono
lui rendit visite dans sa chambre et fut enthousiasmé de ce qu’il y découvrit. Il rendit Soutter
conscient de la valeur de ses œuvres. Il commença par lui acheter un dessin qu’il paya Fr. 500,
ostentatoirement, pour donner une leçon à ceux qui avaient déchiré les leurs. Dès lors, on manifesta
1
Le Corbusier, cousin issu de germain de Soutter, fréquentait le peintre, et connaissait donc sa peinture, depuis 1927.
Archives du Paraïs.
3
Louis Soutter - « L’art commence où finit la vie », musées de Marseille et Actes Sud, 1987, p. 31.
2
plus de respect à l’asile pour ce qu’on avait considéré jusque-là comme une simple manie. Giono
obtint également que Soutter ait une chambre particulière. Il alla régler ses dettes à la papeterie et
ailleurs. »1
Êtres, 1923-30, Thévoz 1608
Thévoz note encore que, au cours de leurs longues randonnées dans le Jura, Giono fut très
impressionné par la délicatesse du contact que Soutter, qui pouvait passer des heures à contempler
passionnément une fleur ou un arbuste, avait avec la nature. Il affirme aussi que, selon Giono,
Soutter dessinait comme pour se libérer d’une obsession manuelle2.
Bien plus tard, le 13 et le 26 avril 1947, Giono écrit à Jean Dubuffet, attestant de son intérêt
persistant pour Soutter et de son intention d’écrire, sur lui plutôt que sur ses œuvres.
« Je lis sur un prospectus de la librairie Gallimard que vous comptez consacrer à Louis-Adolphe
Soutter le fascicule n° IV de l’Art Brut.
J’ai connu le premier, je crois, Louis-Adolphe Soutter quand il était à l’Asile des vieillards de
Ballaigues.
C’est moi qui ai réussi à ce moment-là à faire adoucir son sort en empêchant d’abord toute la peste
féminine ou pastorale de détruire les dessins de Soutter ; en éveillant ensuite diverses cupidités, au
sujet des dessins qui, disais-je, étaient de grande valeur. On cessa de considérer L.-A. Soutter
comme un fou "pornographe" ; on s’habitua à le considérer comme une probable source de revenus
pour l’asile ; bref on eut à partir de ce moment-là pour lui une sorte de condescendance hypocrite
qui, somme toute, facilitait sa vie. Je possède de lui une édition de la légende d’Ulenspiegel de De
Coster illustrée par Soutter dans les marges par plus de 4 000 dessins à la plume et une dizaine de
grands dessins : Jouissances des humains fondus dans les immondices ; Le Dimanche, grand dessin
comprenant : Je pêche, Je communie, Je suis coupable, Je suis vicieuse, Je bois, Je fête, Je meurs
en Christ, Je travaille dur et je suis un saint (1932) ; L’enfant nous est né, horrible destinée ; Verre
avec quatre fleurs et feuilles ; Le Pont de bois ; Glace et ombre vierge ; Les Plis des deux tanagras
juvéniles ; Paysans ; etc.
Si vous le désirez, je peux faire exécuter des photos des dessins et des choses les plus
caractéristiques de son illustration de De Coster et vous les adresser.
C’est une partie très importante de son œuvre. »
« J’ai bien reconnu Soutter dans ce que vous m’avez dit : oui, il avait des tonnes de dessins. Oui,
j’écrirai volontiers pour vous quelque chose sur l’homme, pas sur l’art ; comment il s’habillait, ce
qu’il disait, comment "il chassait le bonheur", son bonheur. Est-ce que ça vous dirait ? Si oui c’est
entendu. »3
Et le 7 mai 1947, Giono s’engage clairement à écrire sur Soutter :
1
Michel Thévoz, Louis Soutter, Éditions Rencontre, 1970, p. 27-28. Ouvrage issu de sa thèse de doctorat, Louis Soutter
ou l’Écriture du désir.
2
Ibid., p. 38-9, p. 95, p. 72.
3
Louis Soutter - « L’art commence où finit la vie », musées de Marseille et Actes Sud, 1987, p. 63-8.
« C’est entendu je vais vous écrire un texte sur Soutter. Quelle longueur ? Et pour quand ? Dites-lemoi. Il reste tout à dire. Rien sur l’art. Mais j’ai vécu trois semaines avec l’homme. C’est de ça que
je veux parler. Il n’y avait pas que le melon violet ; il y avait Sardanapale en Suisse, Sardanapale
chez les Pasteurs. L’asile de Ballaigues à lui seul… (…) je n’ai besoin de rien pour écrire sur
Soutter. Tout ça me plaît beaucoup. »1 Ce projet, commencé (Giono l’affirme en tout cas à
Dubuffet), ne sera pas mené à bien, faute d’intérêt « financier » de la part de Gallimard.2
Voici ce que Giono écrivait encore à propos de Soutter, le 25 février 1961, avec quelques
imprécisions dans le souvenir cette fois, à la demande du rédacteur en chef de la Gazette de
Lausanne qui préparait un numéro spécial sur le peintre dans le cadre d'une grande exposition de
ses œuvres (250 pièces) au Musée cantonal des Beaux-Arts de la ville : « Oui, j’ai connu Soutter
quand il était à l’Hospice des vieillards de (je ne me souviens plus du nom) près de Vallorbe. Je lui
ai acheté à ce moment-là (et j’étais le seul acheteur je pense), une trentaine de dessins et un
exemplaire de la légende de Till Eulenspiegel que Louis Soutter avait illustrée de plus de trois cents
dessins à la plume, dans les marges. C’est vous dire que j’aime ce que faisait Louis Soutter. À mon
avis, il avait du génie, un génie sans équilibre, ou plus exactement dans un équilibre différent de
celui à qui nous confions notre stabilité ; mais un génie certain. J’ai fait sortir quelquefois Louis
Soutter de l’asile (ou hospice), pour faire des promenades en forêt avec lui et pour qu’il déjeune
avec nous. Je faisais un séjour de plusieurs mois chez mes cousins qui habitent Vallorbe. »3
Sylvie Durbet-Giono évoque aujourd'hui l'importance de la relation « affective » de son père avec
Soutter : « Je me souviens que mon père disposait les œuvres de Soutter dans son bureau et qu’il me
racontait que le dessinateur devait être angoissé par le blanc. Selon lui, ses ornementations de livres
cherchaient à masquer la blancheur laissée par le texte inscrit sur les pages. Les dessins de Soutter
ont toujours fait partie de notre quotidien : mon père les rangeait dans un carton à côté de son
bureau et les regardait assez souvent. Il consultait également le livre des Aventures de Till l’Espiègle
qu’il avait toujours à portée de main, sur son bureau. »4 « Giono magnifiait Soutter et voyait en lui
un conteur. Et c’était toujours avec bonheur qu’il en parlait, conclut Sylvie Durbet-Giono. En
réalité, ce n’est pas la tristesse de Soutter qui attirait mon père, mais plutôt sa réappropriation de la
tragédie shakespearienne, ainsi que la joie simple de créer. »
1
Ibid.
Julie Borgeaud, commissaire de la très belle exposition « Louis Soutter, le tremblement de la modernité » qui s'est
tenue à La maison rouge à Paris, du 21 juin au 23 septembre 2012, semble cependant avoir retrouvé un texte de Giono
de 1966, intitulé « Souvenir de Louis Soutter » : « J’ai acheté d’autres dessins à Soutter, ainsi qu’un exemplaire du livre
de De Coster, La légende de Till Eulenspiegel, dont il avait magnifiquement illustré toutes les pages. André Gide, à qui
j’ai montré ce livre, en fut enthousiasmé, et pensa qu’il fallait le faire éditer en fac-similé. » (catalogue p. 142)
3
Michel Thévoz, op. cit., p. 38-9.
4
Catalogue de l'exposition à La maison rouge, p. 182. L'illustration provient du site animulavagula.hautetfort.com.
2
STAN (Appenzeller) (1901-1980)
(années 60)
En septembre 1961, Giono rédige la préface à une plaquette pour l'exposition de Stan, peintre
proche de l'expressionnisme, qui se tiendra en novembre à la galerie Bruegel à Bruxelles :
« Tous les arts d’expression ont le même problème à résoudre, celui du choix.
Dans un seul regard sur le monde, des milliers de rapports de couleur sont proposés au peintre.
Il faut qu’il choisisse.
C’est dans ce choix que va se montrer son âme (son génie, évidemment, ou son talent, ou l’absence
des deux). C’est dans ce choix qu’il est, quel qu’il soit. C’est dans ce choix que nous allons le voir,
c’est-à-dire voir le monde auquel il s’est ajouté. C’est ce choix – ce subjectif – qui ajoute à l’objet
ce qui lui manquait pour être éternel.
C’est, enfin, ce mélange d’une décision de la matière (universelle) et d’une décision de l’esprit
(personnelle) qui est à proprement parler l’art.
L’art de STAN est plus qu’aucun autre dominé par le choix.
Au milieu des propositions les plus séduisantes et les plus faciles, je dirais même les plus
"rentables", il choisit les plus difficiles, les plus rares, les plus aristocratiques.
Où le commun voudrait un jaune, c’est un rose qu’il a vu ; le bleu qu’exigerait le vulgaire (qui est
foule), le voilà vert pour réjouir le Seigneur.
Rien de gratuit, tout est juste, mais tout est choisi par un esprit qui méprise le confort intellectuel ; il
est constamment en aventure sur des routes où le choix de l’artiste donne plus à découvrir que
l’équation des mathématiques supérieures. »1
Le même texte de Giono a servi pour une exposition de Stan à Paris en octobre 1961, à la galerie
Vendôme, rue de la Paix.
1
Le texte m'a été transmis par Jacky Michel, que je remercie.
Jacques THÉVENET (1891-1989)
(années 30)
En mai 1930, Giono fait la connaissance à Manosque du peintre, surtout paysagiste, qui prépare
l’illustration d’une édition de luxe de Un de Baumugnes chez les Bibliophiles de l’Amérique latine,
édition qui paraîtra en 1931. Le peintre reviendra sur cette rencontre, en 1970, au décès de Giono,
quand il participera à l’hommage que Le Figaro littéraire1 rend à l’écrivain, dans un beau texte
intitulé « Cavalcade dans les collines » :
« Vers 1930, les bibliophiles de l’Amérique latine m’avaient demandé de faire des lithographies
pour le deuxième ouvrage de Jean Giono, dont le roman Colline, paru l’année précédente, venait de
connaître un éclatant succès. Leur ayant objecté que je connaissais fort mal la haute Provence, où se
situait l’action, ils me répondirent que le plus simple était d’aller trouver l’auteur.
J’avais à l’époque une grosse motocyclette et, quelques jours après, j’étais à Manosque, vibrant de
curiosité et pétaradant. Giono m’attendait sur le seuil d’une toute simple et charmante maison dans
la colline. Je fus tout d’abord frappé par le clair du regard, l’œil bleu pervenche, la gentillesse du
sourire sur des lèvres très minces. Je lui expliquai mon affaire. Il me dit : "Vous avez très bien fait
de venir. À Paris, nous avions peu de chances de nous rencontrer."
La sympathie, lorsqu’elle est sincèrement ressentie par deux êtres, possède d’étonnantes
possibilités, et je crois bien que, dans l’heure qui suivit, nous avions déjà adopté le tutoiement.
L’accueil familial fut très vite à l’unisson. Élise, la maman, l’oncle, la toute jeune Aline, Fine, la
servante, et Jean, patron débonnaire, enclin surtout à la bonne humeur souriante ; mais on sent que
c’est lui qui découpe le gigot. Il me dit : "Le plus simple est d’aller faire le tour des collines. Je vois
un siège à l’arrière de ce monstre, on peut s’y asseoir ?" Et ce fut, pour l’illustrateur en puissance, la
plus joyeuse et la plus instructive des cavalcades. Tant de façons de sentir nous liaient malgré la
différence de nos façons de vivre ; nous avons dit ces jours-là toutes les bêtises de la gaieté. Il me
criait : "Vois-tu, tout le bonheur de l’homme est dans ces petites vallées… On ne peut pas vivre
dans un monde où le plumage de la pintade est inutile"2.
On buvait aux auberges ; que mieux dire que ce qu’il écrivit dans la préface du livre, qui parut
l’année suivante : "On fit connaissance pas à pas avec la terre ; on prit les arbres bras dessus, bras
dessous ; on fit une longue course avec une espèce de vent qui nous avait plaqué sa main aux reins
et nous poussait hors d’itinéraire et, à défaut d’harmonica, cette fois-là, on but des glouglous, des
remous et des vagues au piano mécanique qui hurlait comme un morceau solidifié de tempête
marine, dans l’arrière-salle d’un café du bord des routes. Au bout du compte, on était devenu,
Thévenet, Un de Baumugnes, et moi, des amis ; pas des "cher ami", des amis ; de ceux qui ont
craché par terre et étendu la main." »3
Le 31 mai 19304 déjà, à peine rentré de Manosque dont il s'est imprégné, Thévenet écrit à Giono
qu'il va attaquer « Baumugnes » avec l'ardeur de [ses] sensations encore fraîches ».
Le 29 juillet5 : « J'ai reçu et lu Présentation de Pan. Outre mon plaisir de lecteur, j'ai ressenti la
fierté d'un initié et d'un presqu'habitué des collines ! Ces histoires dont je connaissais certaines, de
votre bouche, ont conservé le bouquet qui caractérise les crus authentiques. La joie de revoir
imprimés ces noms de pays tous fraîchement inscrits dans le coin le plus joyeux de la mémoire. St
Maime, Volx etc. Et de fredonner une fois de plus une rengaine que vous n'avez pas oubliée, malgré
l'absence des paroles : ta, la, la, la, la, la, la tra, la, la, la. »
1
19-25 octobre 1970.
Cette phrase significative se trouve en fait dans Un roi sans divertissement : « On ne peut pas vivre dans un monde où
l’on croit que l’élégance exquise du plumage de la pintade est inutile. » (Pl. III, p. 481) Jacques Thévenet l’a sans doute
reproduite de mémoire.
3
Plusieurs lettres de Thévenet, figurant dans les archives du Paraïs, évoquent cette première rencontre et le voyage à
Manosque.
4
Fonds d'archives du Centre Giono.
5
Fonds d'archives du Centre Giono.
2
Et le 23 décembre1 : « Depuis mon retour de Montquin, je travaille à Baumugnes. J'ai un grand désir
que ce soit bien et que ça vous plaise. (...) J'ai lu Regain avec le même plaisir que les deux premiers.
Certaines pages, quand elle tire la voiture dans le vent, entre autres, sont parmi les plus belles que
vous ayez écrites. »
Début 1931, Jacques Thévenet, qui a suivi les cours de Jacques Copeau au Vieux-Colombier, où il a
connu Louis Jouvet, a présenté Giono à Philippe Lamour, lui-même lié au metteur en scène Michel
Saint-Denis. Le peintre contribuera ainsi, de manière essentielle, à l’entrée de Giono dans le monde
du théâtre.2
Le 12 février 1931, Thévenet écrit à Giono à propos de l’avancement de la publication de l’édition
de Un de Baumugnes :
« Je vous envoie quelques lithos de Un de B. J’aurais voulu vous les montrer plus tôt, mais j’ai
beaucoup hésité, en ai sacrifié certaines, en ai recommencé plusieurs et n’ai pas voulu les soumettre
prématurément à votre jugement. Nous faisons ces jours-ci les essais des dernières planches et la
première partie du livre est actuellement au tirage. Je souhaite de tout mon cœur qu’il vous plaise,
que vous n’y trouviez pas votre beau pays mutilé ni vos personnages trop contraires à l’idée qui
vous les a fait concevoir. J’ai évité d’ailleurs les compositions trop anecdotiques et suis resté
également dans la gamme des gris qui correspond, je crois, à un récit provençal dont le thème
principal n’est pas le soleil.
Les bibliophiles de l’A. L. m’ont encore réclamé plusieurs fois le court texte liminaire que vous
m’aviez permis de leur promettre pour cette édition – et l’imprimeur se lamente ! – bref ne nous
oubliez pas. (…) »
Le 9 mars 1931, nouvelle lettre de Thévenet : « J’ai été bien heureux en vous lisant, mon cher Jean
Giono. J’appréhendais votre verdict, celui qui m’importait le plus en cette affaire. Tout est bien et
j’attends sereinement votre préface qui va nous permettre de cartonner, d’expédier et de satisfaire,
espérons-le, cent messieurs impatients. (…) »3
Une gouache du peintre montre Giono et sa fille Aline, devant la maison du Mont d’Or « dans son
état primitif, avant tout agrandissement »4. Thévenet fera également en 1931 un portrait au crayon
de Giono5. Les deux hommes auront une relation amicale durable. Pour preuve, si on peut dire, une
lettre de 1931 adressée de Paris à Élise par Giono qui lui demande de le rappeler par télégramme
pour qu’il puisse échapper à « toute cette sympathique bande des Thévenet, etc. »6…
En 1931 et 1932, Giono séjourne chez Jacques Thévenet, dans sa propriété de Montquin dans le
Morvan. Le peintre se souvient que c’est en se promenant dans la région que Giono a repéré les
noms L’Huys-Rebeillard et l’Auberge de la Détorbe, noms qu’il utilisera dans Le Chant du monde7.
Une lettre de Thévenet le 27 janvier 19328 témoigne de sa proximité avec l'œuvre de Giono : « (...)
j'ai lu Le Grand Troupeau. J'ai ressenti la même émotion que la première fois et tiens à te redire
1
Archives du Paraïs.
Voir l’article de Jacques Mény, « Les débuts de Jean Giono à la scène » dans la Revue 5, quasiment entièrement
consacrée, dans le prolongement des Rencontres de juillet 2011, au théâtre de Giono.
3
Les deux lettres se trouvent dans les archives du Paraïs.
4
Album Giono, Pléiade, p. 91. Thévenet évoquera encore ce tableau dans un billet du 22 novembre 1952. « Voici
quelques souvenirs de nos séjours auprès de toi et des tiens. J’ai mis une épreuve de mon illustration "visite à Giono"
pour le récent Gide de Gallimard. Aline était encore une enfant et la maison, elle non plus, n’avait pas fini de grandir.
Nous pensons affectueusement à vous tous. » (Archives de Digne)
5
On a pu le voir, parmi beaucoup d’autres, dans l’exposition « Giono en portraits » qui inaugurait l’Année Giono 2012
à la médiathèque d’Herbès à Manosque.
6
Jean Giono, J’ai ce que j’ai donné, Gallimard, 2008, p. 58.
7
Bulletin de l’Association des amis de Jean Giono, n° 8, printemps-été 1977, p. 125.
8
Fonds d'archives du Centre Giono.
2
toute mon admiration pour cette œuvre qui à la lecture – in extenso – ne perd pas – au contraire les qualités que nous lui accordions, lue par toi au cours d'une soirée mémorable. »
En mai 1932, un texte de Giono intitulé « Jacques Thévenet » est publié dans Sud-Magazine (il sera
repris dans le numéro de juillet de La Revue des vivants).
« Mon vieux Thévenet, quand ils auront bien drainé la poésie de partout et que tout sera desséché,
qu’est-ce qu’ils feront avec leurs déserts ? Qui lira leurs livres-machines ? Qui regardera leurs
tableaux-machines ? Qui écoutera leur musique-machine ? Avec quoi sauveront-ils tous les
désespérés ?
Non, une bonne fois pour toutes, il faut leur donner à chacun une carte routière vers le pays
d’espoir. C’est ça que tu fais. J’ai connu ton beau pays à toi, gras et feuillu, dans ton atelier de la rue
Belloni.
- Voilà, tu disais, voilà, voilà.
Et, comme avec des mains de dieu paysan, tu alignais le long du mur des labours, des combes aux
fermes endormies, des bosquets de peupliers, des rivières craquantes de gel, des ciels habités par les
ombres des longs nuages roux. Et tes murs ont ainsi été détachés de la terre de Paris, coupés à la
base par cette belle image de la terre, puis les murs ont été soulevés et ils sont partis dans le ciel
boueux. Alors, tes images se sont étalées sur la ville, les labours ont roulé comme les vagues de la
mer, les collines ont écrasé les maisons, les arbres ont fusé à la place des cheminées, la Seine s’est
délivrée de ses ponts, de ses Louvres, de son corset de quais, elle est redevenue l’humble rivière aux
rives humaines, et, l’effroyable concert de charroi, de trompes et de cris, étouffé sous le silence de
tes champs, nous avons entendu l’appel tendre d’un homme qui menait les bœufs à la pâture. »1
Pierre Citron cite un autre passage intéressant de ce même texte : « Méfie-toi, mon vieux, une nuit
j’irai coller sur ta porte l’étiquette qu’elle doit avoir : "Ici on guérit les désespérés, on donne de la
vraie terre, des arbres en vrai, de l’herbe pure, du ciel. Ici, on reconstruit le véritable pays des
hommes." »2 Jacques Thévenet est donc considéré par Giono comme une sorte de guérisseur… On
est en pleine période visionnaire !
En 1932, Jacques Thévenet illustre Regain pour les Bibliophiles de Provence.
En 1934, pour la naissance de Sylvie, les Giono occuperont l’appartement de Thévenet à Marseille3.
Jacques Thévenet était, on l'a vu déjà, un lecteur attentif de Giono. Dans une lettre de juillet 1934
(?) il écrit : « Le Chant du monde, c’est un grand bouquin, un bouleversant bouquin. » Et le 7
février 1936 : « (…) les beaux passages de ton prochain livre4. Personnellement j’ai lu cette
magnifique offensive des arbres et je t’en dis ici tout mon émerveillement. »5
Une lettre de Thévenet du 6 février 19526 atteste aussi de la proximité amicale entre lui et Giono
ainsi que leurs deux familles et en constitue une excellente synthèse : « Avec ton adieu à Gide, que
je lisais hier soir à Paule, les souvenirs ont afflué ; les douces années de ta toute jeune célébrité (tu
venais, après Colline, d’écrire Baumugnes), Élise, ta mère, l’oncle, la toute petite Aline, et le
tournant du petit chemin en palier avec ma boîte sur le dos… Dans la douceur du lieu et de la
journée tu as écrit ta mélancolie et ensuite ta tristesse avec ta meilleure encre. Maintenant
"le hussard" m’attend sur ma table avec un couteau en bois dans le flanc. "Chef-d’œuvre, Stendhal,
Balzac"… tous l’affirment. Gaudeamus ! Je te dirai aussi le plaisir de notre dernière et non brève
rencontre. Tu nous y avais parlé de ta venue à Paris en mars. Veux-tu noter qu’il y a ici pour toi un
lit, un téléphone, quelqu’un pour y répondre, le plus beau ciel de Paris (ceci trois académiciens au
moins me l’ont affirmé) et des amis fidèles qui t’embrassent et vous tous. »
1
« Autour de Giono », Actes Sud, 2002, p. 63.
Pierre Citron, op. cit., p. 204.
3
Voir la lettre de Giono à Lucien Jacques en août 1934. (Correspondance 1930-1961, op. cit., p. 125)
4
Les Vraies Richesses.
5
Archives du Centre Giono.
6
Les lettres de Thévenet des années 50 se trouvent aux archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence à Digne.
2
Une lettre du 29 octobre 1952 nous apprend que c'est Thévenet qui, en 1952, a mis Giono en contact
avec Kischka et les peintres témoins de leur temps (voir à son nom) :
« Le groupe des "peintres témoins de leur temps" dont je fais partie expose cette année à Paris,
Milan et New York sur le thème "le Dimanche". Il édite en même temps un luxueux catalogue avec
la participation d’écrivains tels que Colette, Carco, Dorgelès et me charge de te demander dix ou
quinze lignes, une courte note sur le Dimanche. J’aimerais évidemment faire ce plaisir à notre
comité mais te prie également de croire que je ne veux nullement faire abus de ton inlassable
gentillesse et que si tu ne te sens ni d’humeur ni de loisir pour ce travail (gratuit d’ailleurs) qu’il
n’en soit pas question. »
Il est question aussi dans cette lettre des relations de Giono avec Gallimard :
« J’ai rencontré hier Allard avec lequel j’ai longuement parlé de l’illustre maison Gallimard. Roger
qui, tu le sais, y dirige les livres illustrés serait très heureux de me voir "faire un Giono" – moi
aussi, n’en doute pas. Or, l’auteur du Hussard aux 100 000 exemplaires possède dans la maison un
légitime prestige et une influence de tout premier ordre, dont tu ne te doutes même peut-être pas ; et
la chose serait, paraît-il, extrêmement facilitée si dans une de tes prochaines lettres tu exprimais ton
ferme désir de voir un de tes livres illustré par moi.
Je suis, n’est-ce pas, un ami bien abusif et te prie de ne pas m’en vouloir. Nous n’oublions pas ton
fraternel accueil, celui d’Élise et de tes charmantes Aline et Sylvie que nous avons été, P[aule] et
moi, si heureux de mieux connaître, et tous nous vous embrassons. »
En septembre 1953, Giono fait un second voyage en Italie, en compagnie de Jacques Thévenet et sa
femme, en voiture, à travers le Piémont, la Lombardie et la Vénétie.
En 1955, les Giono achètent une aquarelle de Thévenet. Et Maximilien Vox consacre six pages dans
« Caractère Noël » à Thévenet, avec aussi le portrait de Giono à qui il demande d'ailleurs un texte.
En 1956, le peintre illustre très joliment une édition de Jean le Bleu.
Les projets communs de voyage en Italie se poursuivent. Une carte envoyée du Creusot du 29 avril
1956 en témoigne :
« Je suis revenu au Creusot où je peins de belles fumées et quelques arbres fleuris. Seuls, P[aule] et
moi, dans cette belle maison, comblés de soins, nous ne manquons ni d’entractes ni de loisirs pour
penser aux amis et aux itinéraires. Nous n’avons pas oublié celui d’Italie. Songes-tu toujours, mon
cher Président de Brosses, mon cher Henry Beyle à nos projets de l’automne dernier ? Il serait
temps je crois d’ouvrir les carnets et de noter les jours. Je vous propose fin mai ou juin. Et je viens
d’acheter une 4CV toute neuve. Nous vous embrassons. »
En 1957, Thévenet illustre une publication à tirage restreint, Provence, publiée à Paris par La Belle
Édition. Et Giono préface le catalogue de l’exposition de Jacques Thévenet à la galerie Le Roy, à
Marseille. Je n'avais jusqu'ici pas retrouvé ce texte, mais il y a beaucoup de chances qu'il s'agisse de
celui-ci, figurant dans le journal inédit de juin 1955, et qui a été publié dans la Revue Giono 61 :
« La peinture dite moderne ne manque ni d’habileté, ni d’intelligence. Elle a même l’intelligence et
l’habileté qu’il faut pour copier. Je parle par exemple du choix. Elle choisit comme choisissaient les
anonymes de Lascaux, les Étrusques, les Égyptiens (il y a moins de naïveté que ce qu’on croit dans
la phrase du Douanier à Picasso : "Nous sommes les deux plus grands peintres, toi dans le genre
égyptien, moi dans le genre moderne"). Elle choisit comme choisissaient les Mayas, les Incas,
comme choisissent les Nègres. À l’époque où il suffit d’aller chez le boucher pour acheter une
entrecôte, ils dessinent un bœuf en employant pour le faire les lignes de force que choisissaient les
chasseurs nus de la préhistoire pour dessiner sur les parois de la caverne le buffle dont ils avaient
peur mais dont ils avaient faim. La seule différence est que les peintres dont on a la bouche pleine
n’ont pas peur. Leur intelligence et leur habileté s’efforcent de suppléer à la peur. C’est une peinture
sans conscience. L’art de Thévenet est fait au contraire de conscience, il n’exprime rien dont il n’ait
à l’avance une faim dévorante. Son choix n’est pas fait de politique, il est fait d’appétit. » Il ne me
semble pas que Giono ait utilisé ce texte ailleurs.
Les deux couples font un nouveau voyage en Italie durant l’été 1957. Thévenet écrit une belle lettre
à ce propos le 5 octobre.
Thévenet participera également à l’édition collective des Chroniques romanesques (La Nuit du 24
décembre 1826, Une histoire d’amour, Un roi sans divertissement, Noé, Le Moulin de Pologne, Les
Âmes fortes, Les Grands Chemins) chez Gallimard en 1962.
Par la suite, les relations, épistolaires du moins, vont se maintenir, via leurs épouses parfois. On
trouve encore dans les archives quelques lettres de Thévenet à Giono, plutôt du genre « demande de
service », par exemple pour le petit-fils de sa sœur, réalisateur de cinéma, quoiqu’il s’en défende,
comme le 20 octobre 1963 : « Tu sais, Jean, que je n’ai pas pour habitude de carillonner aux portes
ou au téléphone dans le but d’infliger des corvées en usant du chantage habituel de la vieille amitié
(la nôtre : trente-trois ans ! la vie de Jésus !). » 2
En 1975, pour le recueil collectif Hommage à Jean Giono, publié chez Rico, Thévenet illustre une
page de « Manosque ».
Deux estampes numérotées se trouvent dans les cartons du Paraïs.
1
2
2012, p. 42.
Cette lettre se trouve dans les archives du Paraïs.
Raymond THUILIER (1897-1993)
(années 60)
En avril 1964, Giono présente son exposition « Fleurs et paysages de Provence » à la galerie Weil,
26 avenue Matignon à Paris. Le texte a été publié dans Les Nouvelles littéraires le 2 décembre
1965. Il semble bien avoir été écrit pour Thuilier, même si on y retrouve des idées que Giono a
souvent développées.
« Chez certains peintres, surtout modernes, il n’y a que de l’intelligence. Souvent éblouissante, j’en
conviens. Mais l’intelligence n’est qu’un abrasif et, quand elle est employée à l’état pur, elle a vite
fait d’user les formes jusqu’au néant. Le spectacle alors n’est plus du monde. Il est la représentation
de problèmes dont je comprends bien qu’ils sont en réalité au cœur de la mécanique universelle,
mais le temps n’est plus exprimé car depuis l’origine où le problème était posé, les millénaires ont
entouré de chair toutes les abstractions. De cette chair il faut également témoigner. Or, si nous
constatons qu’on ne le fait plus, c’est par un mouvement rétrograde et non d’aventure qu’on a
abandonné ce témoignage. Au lieu de regarder on ferme les yeux pour mieux réfléchir ; au lieu de
voir, on conjugue le verbe au passé. Tel peintre qui surprend – et simplement parce que nous
n’avons pas fait avec lui la marche arrière qui l’a mené à l’expression devant laquelle il vient de
nous mettre – ne surprend que par les ténèbres (antérieures aux ténèbres des cavernes) d’où son
œuvre est tirée.
Je suis d’un naturel facile, c’est-à-dire que j’aime le monde dans lequel je vis. Il est fait d’ombre, de
lumière et de reflets. Ses collines sont arrivées à la forme qu’elles ont aujourd’hui sous mes yeux, et
toute l’architectonie du paysage qui m’entoure (où que je sois) a été construite à la suite de longs
avatars cosmiques dont l’histoire est ainsi représentée. Je suis moi-même, par le succès des
générations, fabriqué par cette histoire. Si on exprime ce qu’est le paysage et ce que je suis, me
voilà suprêmement intéressé.
D’autant que l’artiste s’est ajouté à ce qu’il exprime et c’est cette addition qui fait toute la valeur de
ce qui m’est alors proposé. Un philosophe trouverait aisément dans cette création la seule façon
d’échapper à la condition humaine en tant que solitude irrémédiable. C’est pourquoi il y a trente
mille ans, un homme a pris un charbon dans son foyer et a dessiné un bison sur les murs de sa
caverne. Retourner à ces bisons (ou à toutes les phases intermédiaires) est une vue de l’esprit et une
solution de facilité.
Une voie s’ouvre toujours en avant. Ah ! certes, celle-là n’est pas balisée ! Il faut, pour s’y engager,
autant d’intelligence que pour retourner en arrière, mais, en plus, du cœur et de la sensibilité. C’est
la voie que suit R. Thuilier. Oh ! je comprends pourquoi on fait des triangles, ou la toile cirée de la
cuisine : c’est que, bêtement, c’est plus facile. On ne m’aveugle pas avec de la métaphysique. Autre
chose est de vanner son froment dans une grange où, depuis des siècles, des milliers d’artistes ont
déjà séparé le grain de l’ivraie. Les rapports de couleur de R. Thuilier sont d’une très grande
aristocratie. Ce vert, cet ocre, ce bleu que reflète une flaque, ce ciel qu’il a fallu poursuivre pendant
un temps qu’on ne peut apprécier qu’en mesure de magie sont les éléments d’un monde choisi. Sans
l’artiste, nous ne l’aurions peut-être pas vu ; nous ne l’aurions certainement pas vu, même l’ayant
sous les yeux, car nous aurions forcément fait un autre choix. Voilà donc nos horizons repoussés :
c’est le propre des marches en avant. »
Dans deux lettres de Thuilier du 5 octobre et du 10 novembre 1964, figurant dans les archives du
Paraïs, il est question d'une collaboration de Giono à un ouvrage qui lui serait consacré, mais Giono
semble avoir finalement renoncé à en rédiger la préface.
Félix TISOT (1909-1979)
En mars 1962, Giono présente le peintre « impressionniste » dans Elle, n° 847.
Il semblerait aussi que ce dernier ait illustré une édition de Regain.
(années 60)
Suzanne TOURRETTE-MAILLET
(années 30)
En 1932, la « Société des bibliophiles du faubourg » souhaitait publier une édition de luxe de
Naissance de l’Odyssée. Giono pense immédiatement à Lucien Jacques pour l’illustrer. Mais le
projet n’aboutira pas et c’est Sylvain Sauvage qui réalisera les illustrations de cette édition qui
paraîtra seulement en 19351. Giono n’appréciera pas le travail de Sauvage. Il s’en expliquera dans
une lettre du 13 mai 1944 adressée à madame Tourrette-Maillet, artiste peintre et graveur. Dans les
années 30, elle avait entrepris également d’illustrer une édition de Naissance de l’Odyssée pour
Robert Laffont. Le projet traîna, et pourtant la maquette du livre et les gravures furent réalisées. Il
en était donc encore question en 19442, mais Laffont finit par renoncer au projet.
« Je vous recommande de traiter cette illustration exactement, comme s’il s’agissait d’un livre qui
n’ait aucun rapport avec la légende grecque. Je crois que vous obtiendrez des résultats magnifiques,
si ce livre pouvait être illustré par vos soins avec des paysages authentiques de notre époque aussi
bien de ceux que vous pouvez rencontrer du côté de la Saulce que du côté de Manosque. Pour le
caractère marin du livre, le plus simple est également de donner dans l’authenticité des paysages
d’autour de Marseille, petits ports des calanques, ou de Cassis, et simplement aussi un dessin du
Vieux-Port, autrement dit il faudrait traiter le livre dans son illustration, comme s’il se passait de
nos jours en Provence, et ne pas essayer ce qui a déjà été fait par Sylvain Sauvage, avec une fausse
interprétation des paysages et des costumes grecs. D’ailleurs je suis à votre entière disposition pour
vous accueillir autant de fois que vous le désirerez et vous aider dans ce sens le plus qu’il me sera
possible. »3
Une lettre joliment illustrée du 1er janvier 19504 fait état des difficultés de madame TourretteMaillet avec son éditeur.
Une très abondante correspondance de madame Tourrette-Maillet se trouve aux archives
départementales des Alpes-de-Haute-Provence à Digne, pour les années 1952-1954. Il y est
notamment question...
– de sérieuses difficultés et d'une situation très compliquée avec cette fois l'éditeur marseillais
Berto (problèmes de santé, abus de confiance etc.) pour un projet d'illustration du Hussard,
– d'une mystérieuse édition d'un texte intitulé « La Chasse au bonheur » illustré de gravures
originales,
– de l'annonce par Berto d’une édition d’art, à paraître en 1953, « Charme de Gréoux »,
également avec des gravures originales de S. Tourrette-Maillet. 9 gravures figurent dans les
cartons du Paraïs, accompagnées de pages de textes imprimées.
1
Voir deux lettres de Maurice Gruin de 1934. Archives du Paraïs.
Et encore en 1946, dans une lettre de madame Tourrette-Maillet, conservée dans les archives du Paraïs, qui évoque
quelques problèmes techniques et voudrait montrer ses dessins à Giono..
3
Bulletin de l’Association des amis de Jean Giono, n° 35, printemps-été 1991, p. 8-9.
4
Fonds d'archives du Centre Giono.
2
Figurent également dans ces cartons 22 gravures sur feuilles imprimées, certainement en vue de
l'édition de Naissance de l'Odyssée, abandonnée par Laffont, comme indiqué plus haut.
Mais rien de tout cela n'est très clair dans la correspondance reçue par Giono !
Il semble bien cependant qu'il y ait eu des relations amicales entre madame Tourrette-Maillet et la
famille Giono. Il est même question du bac des enfants... dans des lettres souvent assez peu
explicites.
Louis TRABUC (1928-2008)
(années 50)
Le peintre a fréquenté Giono à partir de 1956, au moment où il s’est installé à Pierrevert, à côté de
Manosque. Ils passaient des heures à bavarder agréablement et à se raconter des histoires du pays
(en compagnie souvent aussi de Lucien Henry, l’animateur de la galerie « Le Clou » à Forcalquier1).
Il semble bien, selon Jacotte Trabuc en tout cas, qu’ils ne parlaient que peu de peinture et que leur
relation était donc purement amicale2.
En octobre 1958, Giono dédicace Angelo « à Louis Trabuc, avec ma vive amitié et mon admiration
pour sa sagesse ».
Trabuc a illustré La Mission, nouvelle inédite publiée en 1971 par Antoine Rico. Et en 1975 il a
participé au recueil collectif Hommage à Jean Giono, publié également chez Rico à Manosque, en
illustrant une page de Virgile.
1
Il faudrait étudier de près toute cette mouvance d’artistes et d’intellectuels tournant autour de Lucien Henry : Louis
Trabuc, Jules Mougin, Lucien Jacques, Giono et bien d’autres encore… « Lorsque Lucien [Henry] arrivait, Giono se
détachait de sa table de travail pour un autre grand plaisir, celui d’écouter un conteur-né ! » (Jules Mougin, L’histoire de
sainte Apolline, cité dans le catalogue de l’exposition de Metz 2005, op. cit.) Lucien Henry enverra un télégramme de
félicitations à Giono pour son élection à l'Académie Goncourt en décembre 1954. Une lettre de Lucien Henry à Giono,
datée du 13 avril 1961 et envoyée depuis la maison d'arrêt de Digne, évoque l'enterrement de Dufy auquel il imagine
avoir assisté avec Lucien Jacques, qui venait de mourir quelques jours plus tôt... « Pour l’enterrement de Dufy il faisait
beau. Le ciel de Forcalquier ressemblait à un pétale de fleur de lin par ce bleu qui est sans épaisseur. Lucien et moi,
alors que le cortège se formait, nous avons parlé de la mort du peintre puis dit que c’était bien pour lui d’aller jusqu’à
Nice pour la campagne d’avril – même si ça ne paraissait joliment logique et illogique que pour les
vivants. Aujourd’hui Lucien devrait nous revenir par un temps aquarelle. Si les larmes y faisaient… J’en verse depuis
qu’un maladroit sans savoir combien je serais malheureux m’a répété l’information du journal. » (Archives
départementales des Alpes-de-Haute-Provence à Digne)
2
Ces renseignements m’ont été donnés par Jacotte Trabuc, l’épouse du peintre, que je remercie. Voir le site internet
qu’elle a consacré à son mari : http://louis-trabuc.wifeo.com .
Edgard TYTGAT (1879-1957)
(années 30)
Il semble que Giono ait fréquenté le peintre belge à la fin des années 30. Une photo non datée les
montre ensemble à Manosque, en compagnie d’un écrivain flamand. Et en 1938, le peintre a fait un
portrait de Giono, dessiné à la plume1.
1
Voir le catalogue de l’exposition Giono à la Bibliothèque royale de Bruxelles en 1977, p. 170.
Jean-Marc VALLIN (1948)1
(années 60)
Entre 1965 et 1970,Giono correspond avec le jeune peintre. Je n'ai pourtant pas retrouvé les lettres
du peintre, s'il y en a eu, dans les archives du Paraïs.
J’ai cependant eu avec lui un échange de courriers, échange qu’il m’a permis d’utiliser.
« Des cinq lettres reçues de Giono, m’écrit-il, trois ont été perdues (…). Malheureusement, elles
étaient les plus intéressantes. Et j’ai eu trois entretiens téléphoniques. La dernière lettre de 1970 me
signifiait un adieu. »
Ils parlaient, selon lui, des sujets abordés dans La Chasse au bonheur, de leurs goûts picturaux
respectifs, mais aussi de la situation économique de l’artiste dans la société de consommation. Voici
quelques extraits d’une lettre de Giono que Jean-Marc Vallin m’a confiée, mais dont il ne m’a
malheureusement pas donné la date précise :
« Vous avez peut-être trop de dons. Il faut choisir ; les Pic de la Mirandole sont rares. La peinture
suffit pour remplir une vie d’homme ; l’écriture aussi ; (…).
(…) On peut très bien être cantonnier, et peintre (ou écrivain) ou menuisier, ou serrurier, ou tailleur,
etc. et peintre (ou écrivain) en surplus, même plein de génie.
L’important c’est précisément (comme vous le dites) d’assurer la vie, par un travail rémunéré, et
bien rémunéré. C’est la condition essentielle pour être libre. » Et Giono de conclure sa lettre par une
phrase qu’il répétait souvent à son jeune interlocuteur : « Gardez votre passion libre. » Passion :
souligné une fois, libre : souligné deux fois…
1
www.jmvallin.com
Roger VAN ROGGER (1914-1983)
(40-45)
Giono ne parle jamais nulle part, ni pour ses qualités picturales, ni pour d’autres raisons, du peintre
avec lequel il aura des relations très compliquées pendant la période de la guerre1.
Pour la deuxième édition du site, j’avais quelque peu revu mon approche de Roger Van Rogger. Les
gioniens (et je les avais suivis dans un premier temps) avaient peut-être un peu vite pris le parti de
l’écrivain et condamné le peintre… Mais leur relation n’est en tout cas pas très claire !
Arrêté le 10 mai 1940, Van Rogger s’échappe du camp de Saint-Cyprien (dans les Pyrénées
orientales), se réfugie dans les Basses-Alpes et prend contact avec Jean Giono, qu’il admire
beaucoup depuis longtemps. Celui-ci lui offre alors de devenir métayer de sa ferme du Criquet. Or
aucun contrat de métayage ne sera jamais signé… Pour Van Rogger, ses rapports avec Giono se
situent sur le plan « de la confiance et de l’idéal commun ». Pour lui, « la parole est acte »2 et il croit
donc Giono, le « beau parleur »3, sur parole… Notamment quand il lui écrit :
« Cher Roger,
Des bonnes nouvelles. Vous pouvez acheter tout de suite un très bon cheval ou un très bon mulet et
les harnais naturellement. De plus achetez (je crois à Apt) une voiture légère à votre convenance.
Un tombereau, une jardinière et faites tout de suite la liste des machines agricoles nécessaires, on
les achètera aussitôt. Proportionnez tout cela à l’importance de la ferme. Je me fie à vous. Il faudra
aussi acheter tout de suite 20 à 30 brebis. De même faites commencer et terminer rapidement les
réparations. Tout cela est décidé ferme dès à présent.
Vous voyez que la patience réussit et que je n’ai rien négligé ni rien oublié. Mes retards ne viennent
que de mon désir de partir sur du très solide ; mes silences ne sont jamais de l’oubli mais du travail
silencieux.
Maintenant, allez-y.
Je vous embrasse tous.
Jean Giono
P.S. : Rendez-vous totalement autonome. Achetez tout ce qui vous est nécessaire. »4
Il y a donc clairement un malentendu entre eux dès le départ : l’homme d’action pour qui il n’y a
qu’une parole… et l’écrivain qui l’embobine de belles promesses qu’il ne tiendra pas. Et leurs
relations vont évidemment très vite dégénérer… Selon la femme de Van Rogger, des années plus
tard, le peintre avait encore pour Giono « colère et mépris, disant qu’il trompait tout le monde et
que son amour de la terre était factice, littéraire »5.
Voilà comment le peintre racontait lui-même l’épisode du Criquet :
« Je décidai d’aller trouver Giono à Manosque. J’avais lu tous ses livres et fait en Flandre mon
retour à la terre. Si quelqu’un pouvait me comprendre, c’était lui.
Je lui ai demandé une ferme à exploiter. Il m’a pris tout de suite comme métayer et m’a confié le
Criquet.
C’était un propriétaire âpre et sans pitié. Il détestait la terre, ne voulait pas descendre de charrette
pour ne pas salir ses chaussures. Il était le contraire de son œuvre. Il me promettait des tas de choses
indispensables pour la ferme qu’il ne fournissait jamais. Il était dur et intéressé. Je l’avais tellement
idéalisé à travers ses livres : tout était faux. Avoir affaire à un homme lorsque l’on est socialement
1
Van Rogger aura par la suite une œuvre picturale très importante, certes méconnue et incomprise de son vivant, mais
reconnue aujourd’hui : une fondation porte son nom à Bandol. Voir l’article de Gérard Allibert dans le Bulletin de
l’Association des amis de Jean Giono, n° 59, printemps-été 2003, p. 12-21 ; Catherine Van Rogger, Petites scènes de la
vie d’un peintre, La lettre volée, Bruxelles, 1997 ; la revue Bœuf écorché n° 4, Fondation Van Rogger, 1998. Voir aussi
wikipédia.
2
Bœuf écorché n° 4, cahier semestriel de la fondation Van Rogger, automne 1998, p. 33.
3
Ibid., p. 28.
4
Ibid., p. 27-8.
5
Ibid., p. 29.
son inférieur et de plus totalement à sa merci, cela change tout. Il ne se surveille plus, il se montre
tel qu’il est dans sa vérité d’homme. Certains en sont grandis. Ce n’est pas le cas de Giono. Cela a
d’ailleurs mal fini. Pour un demi-cochon qui était ma part et qu’il voulait prendre, je lui ai fait un
procès que j’ai gagné1. Après l’audience, le juge m’a mis en garde. Il m’a dit que Giono ne me
pardonnerait jamais et me dénoncerait à la milice et qu’il valait mieux que je disparaisse. Char 2
m’avait dit la même chose : que j’étais repéré en tant que résistant et que je devais disparaître. Alors
j’ai vendu mes moutons et je suis parti pour Bayonne avec Julia, et de là une filière basque nous a
fait passer en Espagne, et c’est ainsi que j’ai échoué au Brésil. »3
Van Rogger partit donc au Brésil, où il resta plusieurs années, non sans s’être mis en règle à l’égard
de Giono et lui avoir écrit une lettre dont le ton reste étonnamment cordial : « Je tiens à vous
remercier encore de votre générosité envers Julia et des conditions dans lesquelles nous avons pu
envisager cette séparation mettant fin amicalement ainsi à mon œuvre au Criquet. Croyez, cher
Giono, ainsi que votre famille, à nos sentiments les meilleurs. »4
Pierre Magnan a témoigné du climat tendu qui régnait entre les deux hommes, tout en prenant bien
sûr le parti de Giono :
« Ce Flamand paraît sorti tout droit d’un tableau de Bruegel l’Ancien. Il est immense, il roule des
épaules, il fonce comme la foudre, il tonne comme le géant Yser. Il fait partie de cette cohorte qui
ayant lu Giono de travers, a cru qu’il était facile de venir sur cette terre misérable y remplacer ceux
qui n’avaient pas pu y tenir. Mais là-haut, au Criquet, vivre n’a jamais été facile pour personne. La
sueur, le percheron aussi formidable que Van Rogger n’y suffisent pas. Le soc de charrue achoppe
sur des icebergs de rocher qui opposent leurs mètres cubes à ceux qui prétendent en purger le sol.
Van Rogger accuse Giono, vient frapper à sa porte, réclame des comptes, veut lui tordre le cou. (…)
Ce Van Rogger me fait une peur horrible. Je crains toujours qu’il ne saisisse Giono par le cou pour
le jeter dans la citerne. »5
Étrange relation donc… et dont on n’est jamais sûr de bien comprendre le fin mot…
Un dessin original en couleurs, réalisé au crayon, figure pourtant bien dans les cartons du Paraïs.
1
Giono lui avait au préalable envoyé un huissier… Le jugement du juge de paix de Reillanne fait effectivement état des
obligations de Giono et pas du tout d’éventuels manquements de Van Rogger.
2
Van Rogger avait fait de la Résistance aux côtés de René Char, devenu un ami. La participation active de Van Rogger à
la Résistance explique peut-être aussi sa déception à l’égard de Giono.
3
Catherine Van Rogger, Petites scènes de la vie d’un peintre, La lettre volée, Bruxelles, 1997, p. 52-3.
4
Bœuf écorché n° 4, cahier semestriel de la fondation Van Rogger, automne 1998, p. 36.
5
Pierre Magnan, Pour saluer Giono, Folio 1993, p. 137.
WOLS (Wolfgang Schulze) (1913-1951)
(années 50)
Ce peintre allemand, assez méconnu aujourd'hui, a eu une existence très compliquée. Il a été interné
au Camp des Milles, a subi une cure de désintoxication en 1951, est mort d’empoisonnement à
cause de viande avariée... Il a été soutenu par Gide quand il était interné au camp de Vierzon, ainsi
que par Sartre et Simone de Beauvoir.
Sa femme Hélène Marguerite Dabija, roumaine, qui signe Gréty Wols, écrit à Giono en juillet
1956.1
« Cher Maître,
J’ai débarqué un jour chez vous à Manosque, avec un cartable contenant des petites aquarelles, que
Wols faisait la nuit dans les "camps", aux Milles près d’Aix et ailleurs (c’était la guerre).
Vous étiez le seul être, parmi tous ceux que j’avais vus pour leur quémander de m’acheter une petite
aquarelle, qui m’avez nettement donné l’impression que vous les regardiez avec des yeux étonnés et
admiratifs – et vous n’avez fait aucune difficulté de me donner 1000 francs, ce qui pour nous était
vital, à ce moment surtout.
Wols est mort gratuitement, à 38 ans, en pleine santé et force de travail, pour 100 gr de viande (le
1er septembre 1951) qui l’avait empoisonné – et l’hôpital St Antoine lui a offert un lit, le médecin
était en vacances, l’interne n’avait pas le temps, personne ne lui a donné aucun soin, lorsqu’il y
avait tout à faire, fièvres, transfusion etc.
Or, j’ambitionne de faire un livre avec quelques reproductions en couleur et j’aimerais vous prier, si
vous retrouvez cette adorable petite aquarelle, de bien vouloir me permettre d’en faire faire un
cliché en couleur.
J’ai chargé ici à Paris le photographe Paul Facchetti (…) et à Lyon M. Basset (…) de me faire des
clichés 13x18 Ektachrome et les 4 sélections, en vue de cet ouvrage.
Si un jour en venant à Paris, vous pouviez glisser au fond de votre valise cette petite œuvre, vous
seriez tellement généreux par le geste de la prêter au photographe pour qu’il fasse le cliché, que je
ne saurais comment vous remercier ; car il faut que je fasse ce livre, à sa mémoire – et je ne possède
rien de cette époque – ni rien de valable – alors il faut que je recoure et supplie les collectionneurs,
qui font la sourde oreille en général.
Mais pas VOUS – je le pense. Je serais très consolée et honorée de pouvoir vous montrer ses
peintures, ses écrits, ses livres illustrés, ses pointes sèches, ses dessins, ses aquarelles. Mais je n’ose
pas formuler cet espoir. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il avait tant d’amour et d’admiration
pour vous. Avec toute l’estime que je ressens pour vous, croyez, je vous prie, à mes sentiments les
plus admiratifs. »
Il semble bien que Giono ait fait la sourde oreille. Il fait en effet répondre : « M. Giono absent pour
quelques mois. Il sera très touché de votre lettre et fera le nécessaire à son retour »...
1
La lettre se trouve aux archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence à Digne.
Index alphabétique des principaux peintres cités
(pour les peintres qui n'apparaissent pas ci-dessous et ne sont cités qu'occasionnellement, activez le mode
« rechercher »)
Alanore, Christiane
Ambrogiani, Pierre
Arbour, Renée
Arcimboldo, Giuseppe
Arène, Jean
Augsbourg, Géa
Avon, Mion
Avon Campana, Anne-Marie
Ayme, Albert
Berger, Édith
Blanc, Auguste
Bosch, Jérôme
Botticelli, Sandro
Bourdil, André
Brayer, Yves
Bruegel, Pierre
Buffet, Bernard
Bussy, Simon
Cadiou, Henri
Canaletto
Carpaccio, Vittore
Cartier, Jean-Albert
Carzou, Jean
Cézanne, Paul
Chabaud, Auguste
Chabrier, Nathalie
Chardin, Jean Siméon
Chenet, Henri
Chirico (de), Giorgio
Christof, Gracieuse
Clayette, Pierre
Corot, Jean-Baptiste
Cortot, Jean
Coubine, Othon
Crivelli, Carlo
Dabat, Léo
Dabit, Eugène
Decaris, Albert
Delacroix, Eugène
Del Cour, Pierre
Denis-Valvérane, Louis
Dhumez, Danielle
Douanier Rousseau
Dubuffet, Jean
Dufy, Raoul
Dunoyer de Segonzac, André
Edy-Legrand
Eisenschitz, Willy
Farge, Yves
Fiorio, Serge
Fonteinas, Pierre
p. 98
p. 100
p. 104
p. 55
p. 105
p. 106
p. 107
p. 109
p. 110
p. 111
p. 123
p. 13
p. 54
p. 124
p. 126
p. 13
p. 131
p. 139
p. 140
p. 54
p. 50
p. 143
p. 144
p. 58
p. 146
p. 147
p. 70
p. 148
p. 55
p. 152
p. 157
p. 70
p. 158
p. 159
p. 53
p. 161
p. 162
p. 163
p. 71
p. 164
p. 165
p. 166
p. 66
p. 167
p. 168
p. 169
p. 170
p. 172
p. 174
p. 175
p. 183
Fouquet, Jean
Fra Angelico
Francesca (della), Piero
Froment, Nicolas
Gallibert, Geneviève
Ghirlandaio, Domenico
Giotto
Girard, Olivier-Laurent
Girieud, Pierre
Goya (de), Francisco
Gozzoli, Benozzo
Hilaire, Camille
Hogarth, William
Jacquemin, André
Jacques, Lucien
Jallot, Marcel
Jongkind, Johan Barthold
Jullien, Louis-Marie
Kardas, Charlie
Kischka, Isis
Labro-Font, Louis
La Patellière (de), Amédée
Laurin, Gabriel
Le Greco
Leguennec, Jacques
Lemagny, Paul
Lerat, Jacqueline
Letellier, Pierre
Levantal, Philippe
Longhi, Pietro
Lurçat, Jean
Mahn, Berthold
Manet, Édouard
Mantegna, Andrea
Martel, Eugène
Masaccio
Masson, André
Meissonier, Jean-Louis
Mercier, Josette
Messina (da), Antonello
Michel, André
Michel-Ange
Millet, Colette
Millet, Jean-François
Monet, Claude
Monticelli, Adolphe
Mougin, Jules
Moy, Michel
Ozanne, Alain
Paolo (di), Giovanni
Parsus, Pierre
Petit-Lorraine, Robert
Piranèse (Le)
Pisanello
Pollaiolo (del), Antonio
Pourteyron, Michel
Poussin, Nicolas
Puvis de Chavannes, Pierre
Rembrandt
p. 66
p. 36
p. 48
p. 70
p. 184
p. 54
p. 40
p. 185
p. 186
p. 67
p. 35
p. 190
p. 70
p. 191
p. 193
p. 202
p. 71
p. 203
p. 204
p. 205
p. 208
p. 209
p. 213
p. 64
p. 214
p. 216
p. 217
p. 218
p. 219
p. 54
p. 220
p. 221
p. 69
p. 44
p. 222
p. 53
p. 242
p. 72
p. 244
p. 46
p. 245
p. 48
p. 247
p. 69
p. 71
p. 72
p. 248
p. 250
p. 214
p. 37
p. 254
p. 260
p. 48
p. 52
p. 34
p. 262
p. 68
p. 69
p. 63
Renoir, Auguste
Rey-Millet, Constant
Robert, Hubert
Roux, Claude
Samivel (Paul Gayet-Tancrède)
Sardou, Jean-Claude
Soutter, Louis-Adolphe
Stan (Appenzeller)
Thévenet, Jacques
Thuillier, R.
Tisot, Félix
Tourrette-Maillet (Mme)
Trabuc, Louis
Tytgat, Edgard
Uccello, Paolo
Vallin, Jean-Marc
Van Gogh, Vincent
Van Rogger, Roger
Vélasquez
Verona (da), Stefano
Vinci (da), Leonardo
Wols (Wolfgang Schulze)
Zuccaro, Thaddeo
p. 71
p. 264
p. 66
p. 266
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Table des matières
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en guise de préambule : Giono ou l’ami des peintres
introduction : Giono coloriste
chapitre I : Bruegel et Bosch
chapitre II : les Italiens
chapitre III : de l'art oriental à l’impressionnisme
chapitre IV : Le Déserteur
chapitre V : réflexions théoriques sur les formes et les couleurs
chapitre VI : la galerie des contemporains
index alphabétique des principaux peintres cités
table des matières
Les œuvres reproduites sur la page de couverture sont d’Eugène Martel, Lucien Jacques, Antonio
del Pollaiolo, Pierre Bruegel, Paul Cézanne, Bernard Buffet, Othon Coubine et Serge Fiorio.