Comment parler autrement des banlieues

Transcription

Comment parler autrement des banlieues
Rencontre organisée par la Délégation interministérielle à la ville
26 mars 2008 - Paris
La DIV est devenue le Secrétariat général du Comité interministériel des villes en mai 2009
Comment parler autrement des banlieues ?
Programme
Compte rendu de la rencontre
3
Rencontre du 26 MARS 2008 Sommaire
SOMMAIRE
COMMENT PARLER AUTREMENT DES BANLIEUES ?
Ouverture de la rencontre
Michel Didier, responsable du département Ressources, métiers et formations, DIV
L’image des banlieues : le regard des historiens et des
sociologues
p. 6
p. 11
Modérateur : Michel Didier
Thibault Tellier, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Lille III,
chercheur associé au Centre d’histoire sociale du XXe siècle de Paris I p. 11
Paulette Duarte, sociologue, maître de conférences à l’Université Pierre Mendès France
de Grenoble II, chercheur à l’UMR PACTE du CNRS de Grenoble p. 21
Questions / remarques de la salle
p. 30
Table ronde 1 – Médias et banlieues
p. 36
Luc Bronner, journaliste au Monde
p. 37
Erwan Ruty, fondateur de « Ressources urbaines » p. 39
Loïc de la Mornais, journaliste à France 2
p. 41
Animateur : Jérôme Bouvier, fondateur de « Vu des quartiers »
Questions / remarques de la salle
p. 59
4
Comment parler autrement des banlieues ?
Table ronde 2 – Les discours sur les banlieues : Qui parle
des banlieues et comment ? Qu’en pensent les habitants ?
p. 70
Modérateur : Christian de la Guéronnière, directeur de l’agence de communication
« IDcommunes » Marcela Perez, coordinatrice de l’association « Permis de vivre la ville» p. 72
Stéphane Meterfi, président de l’association «Débarquement Jeunes»
p. 73
Pierre Cardo, député-maire de Chanteloup-les-Vignes, vice-président de l’association
des maires « Ville & Banlieue de France », membre du Conseil national des villes
p. 73
Claude Dilain, maire de Clichy-sous-Bois, vice-président de l’association des maires
« Ville & Banlieue de France »
p. 75
Questions / remarques de la salle
p. 83
Table ronde 3 – Quel rôle la politique de la ville joue-t-elle
dans le changement d’image des quartiers ?
p. 92
Géraldine Kowalski, chef de projet « politique de la ville » à Villetaneuse
p. 93
Jean-Luc Poidevin, directeur général délégué au logement de Nexity
p. 97
Modérateur : Jean-Claude Luc, Conseil national des villes
Blanche Guillemot, directrice générale adjointe de l’Acsé
p. 100
Nicolas Aucourt, chargé de mission
auprès du préfet délégué à l’égalité des chances du Rhône p. 104
Questions / remarques de la salle
p. 106
Clôture des débats
p. 112
Yves-Laurent Sapoval, délégué interministériel à la ville
5
Rencontre du 26 MARS 2008 Ouverture de la Rencontre
ouverture de la rencontre
Michel Didier,
Responsable du département Ressources, métiers et formation, (DIV)
Pourquoi avons-nous souhaité organiser cette journée ? Comme
vous l’avez vu, nous l’avons intitulée : « Comment parler autrement des
banlieues? », ce qui sous-entend que lorsqu’on parle de banlieue, nous
avons plutôt à l’esprit les quartiers populaires - alors qu’il existe aussi des
banlieues huppées – et des images négatives, avec les problèmes de délinquance et les voitures qui brûlent... ou bien des images stéréotypées,
comme l’image du rappeur... Comment parler des banlieues de manière
plus juste et plus équilibrée ?
Il y a, en fait, beaucoup de discours différents, beaucoup de
représentations en circulation, y compris des images très positives :
la banlieue comme lieu de la créativité, du métissage culturel, du
fonctionnement des solidarités ou de l’innovation sociale. En fait,
selon que l’on habite ces quartiers ou non, les discours ne sont pas les
mêmes et la manière dont on reçoit l’image qui en est donnée n’est pas
non plus la même. Et puis, ce ne sont pas uniquement les médias ou
le cinéma qui fabriquent des images et des discours sur ces quartiers,
il y a aussi les élus, les associations, les acteurs économiques et les
professionnels de la politique de la ville eux-mêmes, dont un certain
nombre est présent aujourd’hui. C’est l’ensemble de ces discours
qu’il est nécessaire d’interroger en se gardant d’avoir une vision trop
manichéenne des choses. Finalement, chacun a tendance à enfermer
l’autre dans sa caricature ; c’est particulièrement vrai avec la presse,
que l’on a tendance, peut être un peu trop rapidement, à désigner
comme responsable principal de cette image négative des banlieues.
6
Comment parler autrement des banlieues ?
Il existe beaucoup d’initiatives pour parler autrement de ces quartiers.
On pense à une émission de télévision comme « Saga-Cités », il y a
quelques années, mais aussi à des initiatives récentes : le Bondy blog,
les Assises du journalisme, la Charte des améliorations du traitement
médiatique des banlieues, les projets d’agences de presse banlieue…,
dont certaines seront présentées lors de notre journée. Cette question
semble, en tout cas, monter en puissance, comme s’il y avait urgence
à faire quelque chose pour améliorer les rapports entre les médias et
les banlieues. Aujourd’hui, le moment n’est plus celui de la dénonciation
mais celui des réponses concrètes aux questions : comment parvenir à
produire des images et des discours différents et comment faire en sorte
que d‘autres discours sur les banlieues soient audibles ? Quel est le rôle
des différents acteurs, et celui des politiques publiques en particulier, et
comment peut-on travailler ensemble sur ces sujets ?
Dans ce domaine, la politique de la ville a depuis longtemps travaillé
sur la question d’image de ces quartiers, à la fois par des actions
structurantes pour en faire des quartiers comme les autres, mieux
intégrés au reste de la ville, et en soutenant toute une série d’actions sur
le terrain, à travers les contrats de ville ou les contrats urbains de cohésion
sociale, dans le domaine culturel, de la lutte contre la discrimination, du
soutien aux actions menées par les associations. Ces actions ont produit,
elles aussi, d’autres d’images et ont contribué à la valorisation des
quartiers. Avec le programme de rénovation urbaine engagé par l’Anru,
il y a une volonté de changer l’image de ces quartiers, à travers des
opérations d’aménagement, d’intervention sur les écoles, d’implantation
d’activités, et l’espoir de rendre ces quartiers plus attractifs, de faire venir
de nouveaux habitants, d’attirer des investisseurs... On y reviendra au
cours de la journée. Cela dit, la politique de la ville, elle-même, n’est
pas exempte d’interrogations sur l’image qu’elle renvoie des quartiers
à travers ses représentants institutionnels ou ses chefs de projet. Cette
7
Rencontre du 26 MARS 2008 Ouverture de la Rencontre
Michel Didier
journée se veut, comme c’est l’habitude pour les Rencontres de la DIV,
aussi un moment d’échanges entre les participants et nous vous invitons
à intervenir nombreux.
Nous avons conçu cette journée en quatre temps. Nous commencerons par donner la parole à deux chercheurs pour introduire les débats,
en apportant un double éclairage : celui de l’historien d’abord, avec Thibault Tellier, qui nous dira si l’image des banlieues a toujours été celle
que nous connaissons aujourd’hui ; celui de la sociologue ensuite, avec
Paulette Duarte, qui analysera les représentations à l’œuvre, les mots et
les catégories utilisés pour parler des quartiers.
Nous aurons ensuite trois tables rondes :
•U
ne première table ronde en fin de matinée consacrée aux rapports
entre les médias et les banlieues, à laquelle participeront des journalistes de la presse écrite, avec Luc Bronner, journaliste au Monde,
et de la presse télévisuelle, avec Loïc de la Mornais, journaliste à
France 2. Nous aurons aussi des journalistes à l’origine d’initiatives
nouvelles, comme Erwan Ruty de « Ressources urbaines », avec la
charte pour un nouveau dialogue entre les médias et les banlieues.
Cette table ronde sera animée par Jérôme Bouvier, président de
« Journalisme et citoyenneté » et fondateur de « Vu des quartiers ».
• Une seconde table ronde, animée par Christian de la Guéronnière,
directeur de l’agence IDcommunes, avec la participation de deux
maires de villes de banlieue : Pierre Cardo, député-maire de
Chanteloup-les-Vignes et Claude Dilain, maire de Clichy-sous-Bois,
qui ont été tous deux confrontés aux questions de communication
de crise. Ils nous diront quelle est leur réflexion sur ce sujet,
comment on gère cette communication, quelles sont les actions
8
Comment parler autrement des banlieues ?
qui leur semblent pertinentes de mener. Nous aurons également
des représentants d’associations, qui nous diront comment ils
perçoivent les discours tenus sur la banlieue et ce qu’ils ont mis
en place pour modifier cette image, avec notamment Stéphane
Meterfi, président d’une association de jeunes, « Débarquement
Jeunes » et Marcela Perez, de l’association « Permis de vivre la ville ».
• La dernière table ronde traitera de manière plus spécifique du rôle
que joue ou que peut jouer la politique de la ville pour changer
l’image des quartiers. Alain Régnier, préfet délégué à l’égalité des
chances auprès du préfet du Rhône, ne pourra pas être avec nous,
mais son collaborateur nous présentera le projet de création dans
l’agglomération lyonnaise d’une « Agence de presse banlieue »,
qui veut associer l’État, les collectivités locales, les médias locaux,
les chefs de projet et le centre de ressources politique de la ville.
Nous aurons également l’intervention d’un aménageur, Jean-Luc
Poidevin, directeur général délégué au logement de Nexity, qui
nous expliquera à quelles conditions il est possible de valoriser les
potentialités de ces quartiers, à travers, notamment, les nouvelles
valeurs foncières liées aux opérations dans les zones urbaines.
Nous aurons enfin l’intervention de Blanche Guillemot, directrice
générale adjointe de l’Acsé, qui expliquera comment l’agence
peut agir pour lutter contre certains stéréotypes, notamment
l’assimilation immigrés/banlieue, et de Géraldine Kowalski, chef de
projet « politique de la ville » à Villetaneuse, qui nous présentera les
actions engagées dans le cadre du Cucs, impliquant les habitants
eux-mêmes, pour valoriser l’image du quartier à l’intérieur et à
l’extérieur du quartier.
Je passe maintenant la parole à Thibault Tellier, maître de conférences
à l’université de Lille III et chercheur associé au centre d’histoire social du
9
Rencontre du 26 MARS 2008 Ouverture de la Rencontre
Michel Didier
XXe siècle. Il accompagne par ailleurs la Délégation interministérielle à la
ville dans un travail de recueil de la mémoire des quartiers et des acteurs
de la politique de la ville. Nous allons donc lui demander si la mauvaise
image des banlieues que l’on dénonce aujourd’hui est si différente de
celle des périodes plus anciennes, et comment ont évolué les discours et
les perceptions sur les grands ensembles.
10
Comment parler autrement des banlieues ?
L’image des banlieues :
le regard des historiens et des sociologues
Modérateur : Michel Didier, responsable du Département ressources, métiers et
formations, DIV
Participent à la table ronde :
Thibault Tellier, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Lille III,
chercheur associé au Centre d’histoire sociale du XXe siècle de Paris I
Paulette Duarte, sociologue, maître de conférences à l’Université Pierre Mendès France
de Grenoble II, chercheur à l’UMR PACTE du CNRS de Grenoble
Introduction
Thibault Tellier,
Maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Lille III,
chercheur associé au Centre d’histoire sociale du XXe siècle de Paris I
Effectivement, c’est en tant qu’historien que je vais intervenir dans
cette journée consacrée aux banlieues. Pour vous dire en premier lieu
que l’historien se montre très intéressé par l’évolution des banlieues, en
partant du constat suivant. Depuis les années 1990, le mot « banlieue »
a véritablement fait irruption sur la scène médiatique. Dans le même
temps, ce mot « banlieue » n’est pas pour l’historien quelque chose d’inconnu, dans la mesure où celles et ceux d’entre nous qui s’intéressent
à l’histoire urbaine croisent régulièrement le mot « banlieue » et ils le
croisent globalement depuis le milieu du XIXe siècle. Cela permet évi11
le regard des historiens et des sociologues
Rencontre du 26 MARS 2008 L’image des banlieues :
Thibault Tellier
demment de remettre en perspective cette notion de « banlieue » et
surtout d’appliquer un traitement historique à une question d’actualité.
Mon propos va précisément consister à remonter le temps en essayant
de donner une image de ces représentations sociales parce que je voudrais montrer, dans les vingt minutes qui vont passer, précisément comment ce mot « banlieue » a évolué au fil du temps et comment, au fond,
depuis les origines, il est chargé d’une certaine ambivalence.
Mon propos va se découper en trois parties. Dans une première
partie, j’essaierai de montrer comment on est passé de la notion de
faubourg à celle de banlieue. Dans un deuxième temps, je m’intéresserai plus à la période des Trente Glorieuses, à l’image de la banlieue
à cette période. Pour terminer, je dirai quelques mots de ce terme de
« banlieue » au moment, précisément, où la politique de la ville apparaît.
Comment est-on passé des faubourgs à la banlieue ? D’abord, il faut
dire que ce terme de faubourg, existe et est déjà pratiqué couramment
au XVIIIe siècle. Il suffit de lire les récits urbains de Paris au XVIIIe siècle
pour s’apercevoir que ce mot faubourg est régulièrement employé,
même si c’est un terme que l’on trouve en réalité depuis le XIIe siècle
et qui désigne en réalité les espaces qui se trouvent aux portes de la
ville : « force le bourg » a donné fau - bourgs. Alors évidemment, je vous
fais grâce de toute la période XIIe-XIXe et j’arrive immédiatement dans
le vif du sujet, à savoir le début de l’industrialisation au XIXe siècle car
c’est effectivement au moment où l’industrialisation apparaît en France
que ce terme de faubourg va se charger d’une connotation péjorative.
A partir du moment où le faubourg devient un lieu d’industrialisation, il
devient un lieu également répulsif. Et c’est aussi un lieu qui se charge, je
dirais, d’une répulsion sociale car, à partir de cette période-là, le faubourg
est de plus en plus assimilé au lieu où vivent les ouvriers. La formule
du journaliste Saint-Marc Girardin qui parle de l’insurrection lyonnaise
12
Comment parler autrement des banlieues ?
des Canuts partie de la Croix-Rousse en 1831, est assez frappante. Je
cite : « Les barbares qui menacent notre société ne sont pas dans le
Caucase, ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières ». Je
pense que ce brave homme avait le sens de la formule et à partir de
1831, il plante le décor, à savoir que les faubourgs, les marges de la ville
deviennent des lieux où il y a une possible sédition sociale, c’est-à-dire
des populations qui pourraient faire rupture avec la ville. Pour autant,
je parlais tout à l’heure d’ambivalence dans le terme faubourg. Les
faubourgs au XIXe siècle, ce sont aussi des lieux plutôt riches, je reprends
ici l’expression de Balzac qui parle « des nobles faubourgs de SaintGermain ». Donc, on a comme ça une ambivalence qui va s’installer et
on voit bien qu’en fait, la ligne de partage est avant tout sociale, à savoir
que ce qui caractérise le faubourg et un peu plus tard la banlieue, c’est sa
consistance sociale. Le faubourg devient donc un lieu qui caractérise des
espaces socialement déshérités. Le faubourg devient aussi synonyme de
taudis et devient aussi, dès le XIXe siècle, un lieu de perdition morale :
on associe aux faubourgs, des lieux de perdition, là où notamment se
trament les crimes les plus épouvantables et où prospère la prostitution.
Je vous cite un extrait très intéressant d’Alain Faure sur les banlieues
dans lequel il évoque un rapport d’un ingénieur municipal de Paris en
1877, qui explique que ceux qui se baignent dans le canal de la Villette
sont « d’une immoralité flagrante », : « rien d’étonnant puisque c’est le
lieu qui est hanté exclusivement par la population des faubourgs », dit-il.
Donc on voit bien comment s’articulent, à la fois, un espace déshérité
au point de vue matériel, c’est-à-dire des taudis (on n’y construit pas
de manière satisfaisante), mais, aussi et surtout, une représentation
sociale extrêmement péjorative de la proche banlieue ou, en tout
cas, de ce que l’on appelait encore au XIXe siècle, faubourgs. En même
temps, on s’aperçoit qu’au début du XXe siècle, va s’opérer une bascule,
ce qui est logique car c’est l’industrialisation qui gagne les périphéries
des grandes villes et le terme faubourg progressivement cède la place
13
le regard des historiens et des sociologues
Rencontre du 26 MARS 2008 L’image des banlieues :
Thibault Tellier
au terme banlieue. Donc on voit effectivement ici un recul territorial.
On remarque, également, que parallèlement à cette représentation
négative (mais je n’insiste pas sur l’origine géographique de ceux qui
ont ces représentations sociales), se forge également une identité
propre aux banlieues. Et en particulier, mais cela n’a rien d’étonnant,
c’est notamment du côté des opposants au pouvoir, que l’on va, entre
guillemets, capter cette image du « banlieusard » et en particulier la
jeune SFIO qui va se saisir de ce terme de banlieue et va montrer (autre
thématique qui me semble aussi d’actualité) en quoi les banlieusards
sont victimes de discrimination de la part du pouvoir. Là aussi, un tract
socialiste d’Alfortville, en 1909, s’intitule « La banlieue est écrasée ». Le
titre est déjà explicite, il y est dit : « le banlieusard paye plus que le parisien
et obtient moins ». On voit bien aussi comment s’articule un rapport
de force entre ces banlieues et le pouvoir central. Cette construction
politique sera reprise et surtout amplifiée au cours de l’entre-deuxguerres par le parti communiste qui va véritablement forger une culture
politique propre à la banlieue avec ce titre générique, qui a fait rêver des
générations de militants communistes sur la thématique de la « banlieue
rouge », qui se développe politiquement et qui se développe également
sur le plan culturel. Là aussi, je vous renvoie aux travaux d’Annie Foucault,
mais également à la belle exposition qui a eu lieu à Saint-Denis « Douce
banlieue », et qui, justement, a amené une rupture dans la lecture
traditionnelle que nous avions. Nous voyons donc que cette banlieue
émerge et les faubourgs lui cèdent petit à petit la place, notamment
dans l’entre-deux-guerres. Pour autant, on s’aperçoit que les pouvoirs
publics restent quelque peu silencieux quant à la possible organisation
de cette banlieue. En réalité, il va falloir attendre, effectivement, l’entredeux-guerres pour que le pouvoir central, donc l’État, se saisisse de la
question de l’organisation de la banlieue. Et d’ailleurs, l’on pourrait faire
remonter la politique de la ville à 1928, avec l’application de deux lois :
14
Comment parler autrement des banlieues ?
• la loi Sarraut qui, précisément, a pour but d’aménager les
lotissements défectueux de la région parisienne, ce qui est en soit
une politique de la ville ;
• la loi Loucheur, qui est véritablement la première loi programme de
logements en France. Ici, le but est aussi d’organiser cette banlieue
par des constructions beaucoup plus organisées.
Dans l’entre-deux-guerres, on se saisit donc de cette question de
l’organisation de la banlieue car, à cette époque là, elle est tout sauf
un espace organisé. L’État commence effectivement à se saisir de ces
questions et il n’est pas le seul puisque la banlieue devient également
une terre de mission. Je pense notamment à l’ouvrage du Père Pierre
Lhande, de 1927, dont le titre est aussi un programme en soi, Le Christ
dans la banlieue. Il y explique qu’il y a des populations à évangéliser
et donc, ces banlieusards doivent aussi faire l’objet d’une approche
religieuse.
Pour conclure, on voit bien le basculement faubourgs/banlieues,
qui, dans l’entre-deux-guerres, prend aussi l’effet de la naissance d’une
politique publique. On voit également se dessiner, du point de vue
architectural, des projets. Je pense notamment à Le Corbusier qui s’est
beaucoup intéressé à la question de la banlieue : « la banlieue n’est que
le domaine des pauvres hères que ballottent les remous d’une vie sans
discipline, voici la banlieue », expliquait l’architecte. On voit donc bien
la synergie qui est en train de se constituer et qui va s’achever à la fin
de cette entre-deux-guerres. Maurice Rotival écrivait dans L’architecture
d’aujourd’hui, en juin 1935 : « Nous espérons un jour sortir des villes
comme Paris, non seulement par l’avenue des Champs-Elysées, la seule
réalisation de tenue, sans laquelle Paris n’existerait pas, mais sortir par
Belleville, par Charonne, par Bobigny, et trouver harmonieusement
disposées le long de larges autostrades, au milieu de grands espaces
boisés, de parcs, de stades, des grandes cités claires, bien orientées,
lumineusement éclairées par le soleil. Nous devons rêver de voir les
15
le regard des historiens et des sociologues
Rencontre du 26 MARS 2008 L’image des banlieues :
Thibault Tellier
enfants propres, heureux, jouant sur du gazon et non pas sur le trottoir.
Nous rêvons, en un mot, d’un programme d’urbanisme, d’habitations
bon marché, en liaison avec l’aménagement des grandes villes ». Au
travers de cette phrase, caractéristique de la problématique de Rotival
dans l’urbanisme, vous avez aussi la politique des grands ensembles qui
est en train de se dessiner.
De ce point de vue là, et ce sera ma deuxième partie, la guerre
marque effectivement une rupture. Même si on pourrait aussi discuter,
en tant qu’historien, de cette rupture, puisque Vichy, contrairement à
ce que l’on a pu imaginer, avait des projets très précis, notamment de
création de villes satellites. Cette idée d’organiser la banlieue dans un
développement harmonieux prend tout son sens à partir de 1947-48,
avec l’arrivée d’Eugène Claudius-Petit, au ministère de la Reconstruction,
et avec les programmes des grands ensembles. Ces grands ensembles
sont aujourd’hui meurtris, martyrisés, on les détruit, on les achève,
comme si finalement, ils étaient la principale cause des problèmes que
l’on connaît. Or, ces grands ensembles, ils ont une histoire et, au moins
jusqu’aux années 1970, ils représentaient au contraire une vision d’un
développement organisé des banlieues. Et de ce point de vue-là, quand
vous lisez toute la littérature sur les grands ensembles des années 1950,
on s’aperçoit, effectivement, que pour une partie de la Direction de
la construction du ministère en question, ces grands ensembles sont
l’élément fixateur de la banlieue. C’est précisément, pardonnez moi
du terme, en « injectant » de nouvelles populations dans ces grands
ensembles que l’on va produire une nouvelle, ou plutôt, de nouvelles
banlieues. Quand vous lisez, par exemple, des enquêtes sur Sarcelles,
entre 1955 et 1960, vous vous apercevez que cette banlieue représente
l’avenir de la France urbaine parce que Sarcelles, c’est avant tout des
gamins de deux ou trois ans avec leurs mères, qui se baladent dans les
grands ensembles… On a un peu oublié cette image de la banlieue
16
Comment parler autrement des banlieues ?
heureuse, une banlieue rayonnante… Ces banlieues vont faire très rapidement l’objet d’interrogations. C’est là que réside toute l’ambivalence du sujet sur les banlieues puisqu’en même temps, dans les années
1960-65, on est en train de dresser ces grands ensembles, ces nouvelles
banlieues. D’ailleurs, on pourrait s’interroger sur les termes, on ne parle
pas de banlieue mais plutôt de « nouvelle ville » quand on parle de
Sarcelles. En même temps qu’on se réjouit de ces nouvelles constructions, on doute aussi fortement des effets. De ce point de vue, je pense
à la politique schizophrénique de Pierre Sudreau, ministre de la
Construction en 1958. Ce dernier a créé une Commission sur la vie sociale dans les grands ensembles et met en garde : « Qu’est-ce qu’on est
en train de faire? Ce sont des poudrières qui exploseront dans dix ans
si on n’y prend pas garde », mais, le jour même, avec la main droite, il
signe à tour de bras des décrets de zones à urbaniser en priorité (ZUP).
Cette ambivalence est relayée dans toute une série d’articles, de revues,
remettant en cause cette organisation sociale de la banlieue. Je ne citerai ici qu’une édition du Figaro, de 1960, qui titre en première page :
« Sarcelles, les grands ensembles : un univers concentrationnaire? ».
Parler d’univers concentrationnaire, moins de vingt ans après la deuxième Guerre mondiale, cela a un sens. Les populations des grands
ensembles de ces banlieues un peu lointaines, sont vues comme des
populations sans véritables réactions, c’est-à dire-des populations passives, des populations qui s’ennuient. Si on s’amusait à faire une étude
sur les termes qui reviennent le plus souvent dans la littérature propre
à ces banlieues, c’est très certainement le mot « ennui » qui gagnerait
la palme. Ce sont aussi des représentations sociales tout à fait surprenantes, on parlait de prostitution tout à l’heure, au XIXe siècle, dans ces
faubourgs. Je vous invite à lire ou à relire Christiane Rochefort, Les petits
enfants du siècle, et notamment, la description des femmes qui sont accoudées aux fenêtres de leur appartement de Sarcelles et qui appellent
de leur balcon les Italiens qui sont en train de faire des travaux dans la
17
le regard des historiens et des sociologues
Rencontre du 26 MARS 2008 L’image des banlieues :
Thibault Tellier
cité. A partir de 1965, le ministère de la Construction lui aussi commence
à s’interroger, sur la nécessité de proposer une autre manière d’envisager
le développement de ces banlieues. Un retournement s’opère de la part
des conceptions de pouvoirs publics, avec notamment le lancement dès
1962 du Val d’Hyères, sur le thème d’une « ville à la campagne ». On voit
donc bien comment on essaie de rompre avec une certaine image de la
banlieue béton. C’est aussi du point de vue de l’architecture que de nouvelles recherches vont s’effectuer à partir de 1965-66 et dont l’une des
expérimentations se trouve être la Grande Borne, dans l’Essonne, dont le
projet est confié à Emile Aillaud, inauguré en 1971 par Albin Chalandon,
ministre de l’Equipement et du Logement, et qui apparaît à l’époque
comme une autre manière d’appréhender les grands ensembles et la
banlieue.
C’est précisément cette articulation entre banlieue et politique de
la ville que je fais volontairement remonter au début des années 1970,
dans la mesure où ce sont des années de recherche pour appréhender
autrement la banlieue. On pourrait citer quantité de rapports, d’études,
en particulier, puisque depuis 1969, le jeune directeur de la construction
de l’époque, Robert Lion, a lancé le Plan construction et que ce plan,
sans employer le terme banlieue, lance des programmes d’études, précisément sur ces espaces urbains. C’est aussi l’adoption de circulaires ministérielles, notamment la circulaire de Chalandon de 1971, sur les villes
moyennes. Et surtout celle de Guichard de 1973, qui met un coup d’arrêt
définitif à la production des grands ensembles. C’est aussi, on le voit bien
se dessiner dans les années 1970, une préoccupation politique montante.
Il y a notamment quelques phrases, quelques citations intéressantes,
dans l’ouvrage du président Valéry Giscard d’Estaing, Démocratie française, sur la question de la banlieue. Même si le mot banlieue n’est pas
explicitement cité. Par contre, il est intéressant de noter qu’on met beaucoup en avant, au cours des années 1970, une approche sociale. Il suffit
18
Comment parler autrement des banlieues ?
notamment de relire toute la littérature sur les premières opérations de
la politique de la ville « Habitat et vie sociale », pour s’apercevoir que l’on
est encore dans la phase d’humanisation du béton. Le terme qui va faire
recette dans les années 1970, c’est le terme de « regroupement communautaire ». On parle beaucoup de développement communautaire dans
ces espaces urbains. Cette sorte de synthétisation des problèmes liés à
la banlieue va se concrétiser à la fin de la période, précisément en 1979,
lorsque vont éclater les premiers incidents, notamment dans le quartier
de la Grapinière à Vaulx-en-Velin, où des jeunes affrontent les forces de
l’ordre. On va avoir désormais toute une série d’affrontements, notamment dans la cité Olivier de Serre de Villeurbanne, dans le Rhône. L’État
va se précipiter à trouver une solution, et la réponse politique apparaît
effectivement en 1980, avec l’adoption, par le gouvernement, d’un Plan
banlieue. Malheureusement, ce premier Plan banlieue est passé un peu à
la trappe, on l’a un peu oublié. Pourtant ce premier Plan banlieue donne
lieu, au journal officiel du 24 avril 1980, à l’institution d’un groupe interministériel permanent pour l’aménagement des banlieues. C’est la première organisation spécifiquement axée sur la banlieue et elle résulte
d’une décision prise en conseil des ministres en décembre 1979. Donc,
ces années 1970 sont de véritables années de réflexion. Voilà ce que disait le président Giscard d’Estaing pendant le conseil du 19 décembre
1979 : « Tels les espagnols du XIIIe siècle, il faut se fixer un objectif de
reconquête. Si on vit mal dans nos banlieues, c’est la faute de la société,
et je suis convaincu que la reconquête sera beaucoup plus facile qu’on
ne le croit ». Si le président de la République exprime effectivement ce
souhait de reconquête, ça veut dire qu’à un moment on a perdu. On est
déjà sur cette thématique des territoires perdus de la République, pour
reprendre un terme d’actualité.
Les années 1980 vont mettre en place un certain nombre de politiques, notamment autour du rapport d’Hubert Dubedout Compte19
le regard des historiens et des sociologues
Rencontre du 26 MARS 2008 L’image des banlieues :
Thibault Tellier
rendu sur le développement social des quartiers ; mais là aussi, on pourrait
s’interroger sur les termes. Le terme « banlieue » n’apparaît pas en tant
que tel. On parle bien des quartiers. Sauf erreur de ma part, il me semble
que le premier rapport officiel qui prend le terme de banlieue en tant
que tel est le rapport de 1991, de Jean-Marie Delarue, qui lui, emploie le
terme explicite de Banlieues en difficulté : la relégation. On voit donc aussi
comment ce terme émerge au début des années 1990.
En conclusion, ce mot « banlieue » doit donc être resitué dans une
perspective historique. Des représentations sociales sont accolées au
terme de banlieue et de banlieusards. De ce point de vue, on pourrait
faire un parallèle entre le Faubourien qui était le nom d’un journal sur
la banlieue parisienne vers 1890 et le terme de « zupien » qui apparaît
dans les années 1960. Deuxième point, ce terme de banlieue revient en
force dans les années 1990. Alain Faure a fait une étude très intéressante
sur la production intellectuelle, c’est-à-dire sur les ouvrages de géographie, histoire, sociologie, ethnologie qui reprennent les termes de « banlieue » ou de « banlieusards ». Il a montré qu’entre 1970 et 1975, il n’y
a que trois titres, dans toute la production universitaire, qui portent ce
terme. On passe entre 1976 et 1980, à douze titres. Et finalement, entre
1991 et 1995, on passe à soixante-et-un titres et entre 1996 et 2000, à
soixante-quatre titres. On voit donc comment ce mot banlieue occupe,
aujourd’hui, tout l’espace dédié à la réflexion sur les espaces urbains et
plus largement à nos politiques urbaines passées et à venir.
Michel Didier
Je note qu’il faut réviser notre chronologie, pour commencer la politique de la ville au moment de la loi Loucheur. Thibault Tellier a insisté
20
Comment parler autrement des banlieues ?
sur les mots utilisés pour parler des banlieues, des grands ensembles
et des quartiers, et sur l’histoire des représentations sociales à l’œuvre.
C’est une très bonne transition pour l ‘intervention de notre deuxième
conférencière, Paulette Duarte, qui va donc nous parler des travaux
qu’elle a conduits dans un certain nombre de quartiers prioritaires de la
politique de la ville, essentiellement en Rhône-Alpes et dans l’agglomération grenobloise. Quelles sont les représentations à l’œuvre? Quel est
le vocabulaire utilisé par les différents acteurs qui parlent de ces quartiers, comme les médias, les habitants, ou les chefs de projet politique de
la ville. Pour ces derniers, cela fait partie de leur travail de parler de ces
quartiers, mais ne sont-ils pas eux-mêmes porteurs d’images négatives
ou stigmatisantes dans le but d’obtenir des moyens pour les faire sortir
de la situation dans laquelle ils sont?
Paulette Duarte,
Sociologue, maître de conférences à l’Université Pierre Mendès France de Grenoble II,
chercheur à l’UMR PACTE du CNRS de Grenoble
J’utiliserai volontiers le terme de « quartier », pour une raison assez
simple : lorsque l’on interviewe les habitants de ces espaces ou les professionnels qui y travaillent, ils ont plutôt tendance à utiliser le terme
« quartier » que celui de « banlieue » ; « j’appartiens à mon quartier »,
« mon quartier est comme ceci », « ce quartier pose telles questions ». C’est pour cette raison-là que j’utiliserai ce terme, et je m’en servirai
pour vous présenter les représentations sociales attachées à ces quartiers. Je m’inspirerai d’un certain nombre de recherches que j’ai menées,
soit pour le Puca, Plan urbanisme construction et architecture, soit à la
demande d’acteurs politiques ou de professionnels, dans le champ de
la politique de la ville, sur des quartiers. J’ai mené des études et animé
21
le regard des historiens et des sociologues
Rencontre du 26 MARS 2008 L’image des banlieues :
Paulette Duarte
des dispositifs, notamment avec des habitants. Je vais donc m’inspirer
de ces quelques travaux pour vous montrer les représentations sociales
à l’égard de ces quartiers, comment elles sont définies par les acteurs
médiatiques, les acteurs professionnels et les acteurs « habitants », notamment, les habitants de ces quartiers. Je tiens au préalable à définir
les termes employés : représentation sociale, quartier dévalorisé et acteur. En sciences sociales et humaines, on entend par « représentation »,
une vision du monde, une connaissance, une information par rapport au
monde, une conceptualisation du réel, même quand l’objet est absent.
Nous partageons tous un certain nombre de représentations, nous les
construisons collectivement dans l’échange d’idées, de connaissances
et de visions. J’utiliserai la notion de « quartier dévalorisé ». Même si
ces quartiers sont par ailleurs valorisés, beaucoup présentent les signes
d’une dévalorisation économique, sociale et urbanistique. A savoir que,
pour beaucoup d’acteurs, ces quartiers n’offrent plus ou pas suffisamment de modes de vie différents, de manières d’habiter satisfaisantes
ou idéales. En conséquence, ces acteurs pointent souvent du doigt un
certain nombre de problèmes urbains et sociaux. Quant à la notion
« d’acteur médiatique », j’évoquerai plutôt les représentations qui sont
affichées par des acteurs de la presse locale, écrite et visuelle, de l’agglomération grenobloise et de l’Isère. Par « acteurs professionnels de
la politique de la ville », j’entends chefs de projet, mais aussi agents de
développement, et divers types de professionnels qui travaillent dans
ces quartiers et qui sont amenés à produire un discours et à délivrer
des représentations les concernant. Enfin, nous regarderons les représentations sociales mobilisées par les habitants de ces quartiers. Notons
qu’il aurait pu être intéressant de s’intéresser aux représentations des
habitants extérieurs à ces quartiers, à leur définition de ces quartiers.
Mais nous n’en avons pas le temps. Aussi vais-je vous présenter quelques
types de représentations et essayer de vous montrer qu’il existe des différences dans la manière de mobiliser et de définir ces représentations
22
Comment parler autrement des banlieues ?
sociales. J’essaierai de revenir sur les raisons de ces différences.
Tout d’abord, les représentations-types définies et mobilisées par
les acteurs médiatiques, à l’égard des quartiers dévalorisés, notamment dans l’agglomération grenobloise, dans l’agglomération de l’Isle
d’Abeau, ainsi qu’en Drôme et en Savoie, respectivement à Valence et
à Chambéry, sont :
• Le « quartier ghetto » : le terme du « ghetto » est repris, car il est
fortement utilisé par les acteurs.
• Le « quartier destroyed » : le terme qualificatif « destroyed »
désigne des quartiers que l’on décrit souvent avec des mots qui
renvoient à la saleté, à la crasse, à la destruction, voire à la violence
destructrice… J’ai donc utilisé un terme anglais pour mieux définir
cette représentation.
• Le quartier comme lieu de « crise économique et sociale » est un
quartier où la vie au quotidien y est difficile de ce point de vue.
• Le « quartier concentration » : c’est l’idée que le quartier concentre
toute une série de problèmes, de difficultés économiques, sociales
et urbaines.
• Le « quartier insécure » : les médias aiment à désigner les quartiers
comme des lieux « insécures », où on ne peut pas entrer, où il y a un
certain nombre de faits de délinquance. On n’est pas sûr de pouvoir
y entrer ; une fois qu’on y est, on n’est pas sûr de pouvoir en ressortir
« indemne ».
• Le quartier comme lieu de mode de vie « particulier », de culture
« particulière ».
Revenons sur la manière dont ces représentations sociales sont
construites par les acteurs médiatiques. Tout d’abord, les acteurs médiatiques utilisent des termes très forts, comme celui de « ghetto », sans
forcément expliquer ce qu’il y a derrière de manière détaillée. Ils vont
23
le regard des historiens et des sociologues
Rencontre du 26 MARS 2008 L’image des banlieues :
Paulette Duarte
donc utiliser des termes qui sont proches de « ghetto », pour désigner
des quartiers qui vivent de manière repliée, avec des populations qui
n’en sortent pas… Des termes seront donc employés sans explication,
sans aller jusqu’au bout de leur signification.
D’autres termes de type « guerrier », qui ont une signification très
forte, vont aussi être utilisés. Par exemple, dernièrement, avec les
évènements de 2005, on a vu réapparaître des termes comme « banlieue
qui explose », « qui flambe », « destruction », accompagnés évidemment,
dans les médias télévisuels, par des images frappantes. Apparaissent
donc des termes très forts qui renvoient à des univers sémantiques,
qui eux-mêmes sont très connotés et qui vont donc enclencher dans
l’opinion publique des représentations sociales. L’exemple du quartier
« concentration » est assez révélateur puisque les acteurs médiatiques,
par exemple, vont utiliser des termes comme « concentré », « entassé »,
« aggloméré »… Avec l’emploi de tous ces termes, on a l’impression que
ces quartiers concentrent véritablement tous les maux de la société, et se
développe une image stéréotypée qui va influencer les représentations
sociales que chacun peut avoir à l’égard de ces quartiers. Quand on
regarde la production du discours médiatique, on a encore beaucoup
de représentations sociales stéréotypées, négatives, dans lesquelles on
met en avant toute une série de problèmes. Il existe un décalage avec la
réalité. Et c’est lorsqu’on recoupe ces représentations avec les discours
des professionnels de la politique de la ville ou des habitants, que l’on
s’aperçoit de ce décalage.
Certes, il y a des problèmes, mais il n’y en a peut-être pas autant que
ne le laisseraient penser les acteurs médiatiques. Il y a une mise en avant
de ces représentations négatives, stéréotypées ; même si, ces dernières
années, il faut le reconnaître, les médias ont fait des efforts pour essayer
de montrer ce que sont réellement ces quartiers et comment on y vit.
De plus en plus, les médias font appel à des experts, pour nous dire ce
qui se passe dans ces quartiers. Ils vont eux-mêmes très longuement
24
Comment parler autrement des banlieues ?
enquêter, et sont donc capables de nous livrer d’autres représentations
sociales, qui sont plus positives. Mais, dans la production immédiate de
discours et d’images, que ce soit dans la presse écrite ou dans la presse
visuelle, ce sont plutôt des représentations sociales stéréotypées, négatives qui apparaissent de manière immédiate. Tout en nous inspirant des
travaux sociologiques sur les processus de construction et de fabrication
de l’image médiatique, de Christian Bachmann ou Patrick Champagne,
nous noterons que cette production de représentations sociales stéréotypées est due au fait que les acteurs médiatiques cherchent à produire
de l’extraordinaire, et ont donc tendance à amplifier et à dramatiser certains phénomènes pour pouvoir attirer l’attention de l’opinion publique,
des lecteurs et des téléspectateurs. Cette production amplificatrice,
exagérée, amène à ces types de représentations qui sont spontanément
présentées, et ce sont elles qui vont marquer l’opinion publique. Et si
l’opinion publique a déjà des représentations stéréotypées, ce processus
va en fait amplifier, doubler, redoubler celles que l’on avait déjà sur ces
quartiers.
Ensuite, les deuxièmes représentations sociales-types sont celles
mobilisées par les professionnels de la politique de la ville. Ces derniers
vont eux aussi mobiliser un certain nombre de représentations
stéréotypées, négatives telles que « ghetto », « quartier en déclin »,
« quartier à l’urbanisme inadapté et rigide ». Ces représentations ont été
tirées de discours provenant d’entretiens réalisés auprès de plusieurs
chefs de projet sur différents quartiers, discours qui sont contemporains
de ceux du Programme national de rénovation urbaine.
Mais ces acteurs vont aussi mobiliser des représentations positives,
en disant que, dans ces quartiers, il existe une vie de village, une solidarité entre les habitants, une certaine connaissance, inter-connaissance.
Ce sont des lieux où l’on peut entrer, qui sont sûrs, où chacun n’a rien
à craindre… Ces acteurs vont également développer d’autres représen25
le regard des historiens et des sociologues
Rencontre du 26 MARS 2008 L’image des banlieues :
Paulette Duarte
tations très positives de quartiers : des quartiers produisant des projets,
ayant une certaine culture… Leurs représentations apparaissent très
contrastées, et ce contraste s’explique par le fait que les professionnels
de la politique de la ville vont essayer d’expliquer ce qui se passe dans ces
quartiers, de manière très détaillée et très précise. Ils vont, pour la plupart, s’appuyer sur leur expérience de terrain, sur des analyses ou sur des
études commandées à des experts et à des chercheurs. La plupart vont
mobiliser une formation professionnelle de départ, beaucoup d’entre
eux étant architectes, urbanistes ou sociologues. C’est donc à partir de
cette connaissance professionnelle et de cette connaissance de terrain,
qu’ils vont construire leurs représentations sociales. Toutefois, dans le
cadre des politiques publiques, ces représentations sociales contrastées subissent un processus de transformation. Elles deviennent plus
stéréotypées et plus négatives. Pour quelles raisons ? Les politologues l’ont bien montré. Dans le cadre de la construction de politiques
publiques, les acteurs, pour résoudre un problème, construisent des
représentations sociales du problème qui orientent le contenu des
actions. Aussi ont-ils tendance, en tant qu’acteurs de la politique de la
ville, à mobiliser des représentations qui montrent les problèmes, voire
parfois qui les exagèrent. Ainsi au cours des dispositifs, des discussions,
des réunions, dans les documents, il existe une tendance, chez les
acteurs de la politique de la ville, à montrer ce qui ne va pas dans ces
quartiers. Ce sont ces représentations-là qui sont affichées et diffusées
plus largement à l’ensemble des acteurs.
Enfin, penchons-nous sur les représentations qui sont construites par
les habitants. Pour cela, je pendrai appui sur une expérience, celle d’un
dispositif que j’ai animé il y a quatre ou cinq ans avec une photographe
professionnelle, Anne-Marie Louvet. A la demande d’un chef de projet et
de la municipalité d’Echirolles, qui est une ville du sud de l’agglomération
grenobloise, nous avons, dans le cadre du PIC1 Urban deuxième généra26
Comment parler autrement des banlieues ?
tion et dans le cadre du contrat de ville, fait un travail avec les habitants
sur les représentations de leur quartier et ce qu’ils voulaient en montrer.
Ils ont fait toute une série de reportages et de balades photographiques.
Nous avons travaillé avec des adultes et des enfants, des préadolescents,
des enfants de onze, douze ans. Ce travail, qui a duré environ deux ans,
a fait l’objet d’une exposition, et a été discuté avec beaucoup d’autres
acteurs, des professionnels de la politique de la ville, des politiques… Il
y a eu une diffusion assez large et une discussion ouverte autour de ce
travail, qui sont venues alimenter les différents diagnostics réalisés dans
le cadre du Pic Urban et du contrat de ville de l’époque.
Le secteur étudié était plutôt vaste et composé de différents « quartiers », en tout cas pour les habitants. Ce secteur est apparu de manière
très contrastée. Les habitants ont montré, en effet, qu’il existe une vie
de village, une inter-connaissance, une solidarité, etc., dans un certain
nombre de ces quartiers (comme dans la cité Viscose qui est une cité
HBM - Habitations à bon marché - réhabilitée plusieurs fois). On y vit
bien, il y a des espaces verts, il y a un modèle de maisons individuelles
« petit collectif », qui renvoie à l’image idéale de la maison individuelle.
Autre exemple, La Luire, qui est un quartier HLM, constitué d’une très
grande barre et de petites barres, faisait l’objet de représentations stéréotypées très négatives. Des habitants disaient qu’il ne fallait surtout
pas y aller, que l’on allait se faire voler sa voiture si on se garait tout près,
qu’il y avait une concentration de problèmes sociaux et économiques ;
bref, que vivre dans ces barres, ce n’était pas idéal… Vous aviez toute
une série de représentations très stéréotypées, reprises y compris par
des habitants qui n’habitaient pas ce sous-quartier. Les habitants-photographes ont produit des représentations négatives souvent axées sur
la voirie, sur les problèmes de circulation à l’intérieur du quartier, sur les
carrefours jugés dangereux pour la population… Ils ont également mis
en avant les espaces à l’abandon, pas très bien entretenus. D’ailleurs,
pour eux, si l’on devait commencer un travail de restructuration ou de ré1 Programme d’initiative communautaire
27
le regard des historiens et des sociologues
Rencontre du 26 MARS 2008 L’image des banlieues :
Paulette Duarte
novation, il faudrait commencer par restructurer ces endroits sans fonctions, et retravailler ces espaces d’un point de vue esthétique, mais aussi
d’un point de vue fonctionnel. En fait, tout ce travail photographique a
montré que, certes, il y avait des problèmes dans les espaces communs,
des dégradations…, mais au final, on n’y vivait pas si mal que ça. Les
habitants ont donc produit un autre discours, des représentations plus
valorisées. Cette étude a révélé qu’il y avait des représentations assez
contrastées et que les quartiers sont des objets d’amour et de désamour
par les habitants.
A ce propos, depuis le début des années 1980, des travaux de
sociologues démontrent que les habitants ont des représentations
sociales qui se forgent en fonction de leurs pratiques et de leurs
connaissances du quartier. Tant qu’ils ont des pratiques sociales, à l’égard
du quartier et des autres habitants, qui sont jugées bonnes, satisfaisantes,
ils produisent un discours et des représentations plutôt valorisantes. En
sens inverse, s’il y a un certain nombre de disfonctionnements, s’il existe
des difficultés liées à ces pratiques, ils vont alors citer des représentations
plutôt négatives, cherchant à pointer les problèmes.
Pour conclure, je dirai qu’en fonction du rapport que les acteurs ont
au quartier, ils mobilisent des représentations plus ou moins différentes.
Les habitants ont, par exemple, tendance à mobiliser des représentations plutôt contrastées, qui sont valorisées et dévalorisées. Les acteurs
médiatiques, mais également les professionnels et les politiques, ont
tendance, pour diverses raisons, à mobiliser des représentations négatives et stéréotypées. La question de l’exagération peut néanmoins se
poser chez les habitants, quand ces derniers produisent des représentations très dévalorisées de leur quartier, ou quand ils ont tendance à
embellir leur cadre de vie.
Je n’ai pas de solutions quant à la transformation des représentations
stéréotypées négatives que l’on peut avoir à l’égard de ces quartiers.
28
Comment parler autrement des banlieues ?
Pour avoir suivi des dispositifs de type « ateliers », « parcours commentés », « recueil de mémoires » sur les quartiers avec différents acteurs, je
pense que ces dispositifs, dans lesquels on associe l’ensemble des acteurs, et qui sont menés sur une certaine durée, peuvent être des lieux
où se partagent et se transforment les représentations sociales. Dans
ces dispositifs, les acteurs ont alors l’opportunité d’apprendre à regarder
plutôt qu’à voir, à regarder en détails et à déstabiliser le regard qu’ils
ont a priori sur ces quartiers. Ces dispositifs permettent aux acteurs de
regarder différemment ces quartiers et de faire regarder différemment
ces quartiers.
29
le regard des historiens et des sociologues
Rencontre du 26 MARS 2008 L’image des banlieues :
Questions / remarques de la salle
Un professeur
Vous avez défini le terme faubourg mais pas étymologiquement le
terme « banlieue ». Par ailleurs, il me semble qu’un des problèmes réside
dans l’évolution même de la démographie des cités, il y a aussi ce mot
à prendre en compte. Les Ulis, par exemple, ville nouvelle, qui n’est plus
nouvelle maintenant mais qui l’était, avait été prévue pour associer les
chercheurs de la vallée de l’Yvette, de la fac…, et une population qui ne
serait pas les chercheurs. Tout à fait au début, j’étais professeur là-bas, il
n’y avait pas encore de lycée. Les associations de parents d’élèves, par
exemple, reflétaient véritablement une mixité sociale et peu à peu, cette
mixité a eu tendance, à être complètement changée, si bien que sont
apparus des antagonismes entre cités, entre quartiers anciens qui ont
vu disparaître les chercheurs, les intellectuels… qui étaient là au départ
et qui apportaient dans cette mixité quelques horizons nouveaux. Tout
cela a eu tendance à disparaître, ce qui explique un certain nombre de
problèmes que nous venons d’évoquer. Cette mixité sociale qui était,
me semble-t-il, à l’origine de la création de ces territoires-là, a tendance
à disparaître et il n’y a pas forcément de politiques pour la rétablir ou
pour créer dans les nouvelles zones d’urbanisation, des dispositifs qui
pourraient éviter, si c’est possible, ce type de problèmes. Par exemple, à
Palaiseau, dans le PLU, il a été décidé que pour toutes zones urbanisées
ou urbanisables, il faudrait bien respecter la règle des trois tiers, à savoir
un tiers d’accession à la propriété, un tiers de logements intermédiaires
et un tiers de logements pour les familles en plus grande difficulté.
30
Comment parler autrement des banlieues ?
Michel Didier
C’est une problématique sur la transformation urbaine. Nous allons
plutôt en rester à la question qui est liée à notre débat de ce matin, c’està-dire, la question sur l’étymologie du mot « banlieue ».
Claude Doussier,
ancien directeur général adjoint de l’Anru
Je voudrais savoir comment vous évaluez l’impact de la façon dont
on communique aujourd’hui sur les banlieues, sur les habitants. J’ai
vécu ces derniers temps de très mauvais moments, je trouve que la
communication au plus haut niveau de l’État et des collectivités locales
est critiquable et il ne faut pas qu’accuser les médias. Tout ce que nous
sommes en train d’entreprendre, ce que l’on a fait avec l’Anru, ça n’allait
pas… Nous sommes en train de mettre en place, de mon point de
vue, une machine à décourager. Mettez-vous à la place d’un habitant
d’un quartier à qui l’on dit que tout ce que nous sommes en train
d’entreprendre pour lui, que ce soit l’État ou les élus, n’a pas d’effet. Il
existe là une responsabilité politique au sens très large et très fort. A-ton mesuré l’impact de la façon dont on communique sur les espoirs,
les envies et les perspectives qu’ont les gens dans les banlieues ou les
quartiers? 31
le regard des historiens et des sociologues
Rencontre du 26 MARS 2008 L’image des banlieues :
Questions / remarques de la salle
Le responsable du Service municipal de la jeunesse à Arcueil
La Cour des comptes dénonçait l’instabilité de la politique de la ville
et la superposition des dispositifs. Question adressée à Madame Duarte :
dans les recherches que vous avez établies, est-ce que les habitants
connaissent et discutent des dispositifs de la politique de la ville? Malgré
les discours sur les quartiers, des inégalités massives persistent de plus
en plus, et en particulier en matière d’emploi.
Question adressée à Monsieur Tellier : Quels sont les processus
historiques de construction de la ségrégation urbaine ? La directrice de la Culture et de l’Information à l’Acsé
Je voudrais intervenir sur la dernière intervention de Madame
Duarte, sur la question des représentations car c’est un sujet très important. C’est Einstein qui disait qu’il est plus facile de détruire un atome que
de détruire un préjugé. C’est vraiment un travail de longue haleine et à
inscrire sur la durée. Ce n’est pas une question, c’est plutôt une observation sur les registres des représentations médiatiques. J’y apporterais
quand même une certaine nuance puisque vous évoquiez les discours
des médias généralistes mais on voit bien aujourd’hui dans les banlieues
l’émergence de nouveaux discours médiatiques et notamment ce que
j’appellerais les médias de proximité, qui réinterrogent ces médias dominants, généralistes, et qui apportent une dimension, une respiration
par rapport à ces représentations. Je crois que c’est très intéressant de se
pencher vers ces médias en termes professionnel et social, pour maintenir l’émergence de ces nouveaux médias.
32
Comment parler autrement des banlieues ?
Thibault Tellier
L’étymologie du mot banlieue remonte au XIIe, XIIIe siècle, et c’est
une notion plus juridique que les faubourgs, car la banlieue est là où
s’exprime le droit de ban du seigneur. En fait, c’est la juridiction du seigneur. Cela introduit déjà l’idée d’une soumission à un droit seigneurial.
Je vais lier la question sur la mixité sociale avec la ségrégation urbaine.
Nous avons une énorme difficulté en tant qu’historien car nous n’avons
pas accès aux archives des bailleurs sociaux. Ce qui fait que nous n’avons
pas de lisibilité sur les politiques de peuplement, à commencer par la
Société centrale immobilière de la Caisse des dépôts (Scic), l’organisme
de construction de la Caisse des dépôts, et cela freine les études menées
par les historiens. Cela commence à changer puisque mon laboratoire
va signer une convention, très prochainement, avec l’OPHLM de Paris.
Donc, nous allons enfin en avoir un tout petit aperçu. Le travail des historiens qui travaillent sur les grands ensembles, sur les Trente glorieuses,
est aussi de démystifier l’histoire, en particulier l’idée selon laquelle il y
aurait eu à un moment une mixité sociale, et un peu comme le paradis
perdu, cette mixité se serait estompée. Il faut faire attention, pour le peu
qu’on en connaisse, on s’aperçoit qu’il y a déjà des répartitions sociales
très nettes dans certains grands ensembles, dans l’Essonne, à Massy, à
Antony, on peut repérer des tours qui étaient plutôt affectées à des ouvriers, à des fonctionnaires. D’ailleurs, une étude est parue en 1970, dans
la Revue française de sociologie, et dit que la mixité sociale ne donne pas
une vraie proximité. Dès 1966, en réalité, les mécanismes de ségrégation
sociale sont à l’œuvre dans les grands ensembles. De ce point de vue, la
ségrégation existait depuis l’origine car il existe des bailleurs qui ont des
politiques de peuplement totalement différentes et cela s’imprime sur
le territoire.
33
le regard des historiens et des sociologues
Rencontre du 26 MARS 2008 L’image des banlieues :
Questions / remarques de la salle
Deuxième chose, sur la question de la perception des gens en banlieue, je pense que cela est un vrai problème historique. J’ai cité l’exemple
des univers concentrationnaires mais on a énormément de descriptions.
Par exemple, dans les années 1960, des études comparent le comportement social des gens des banlieues à des rats de laboratoire. En même
temps, il faudrait aussi faire une histoire de la participation des habitants
et montrer que, dès les années 1950, à côté des dispositifs des pouvoirs
publics, la Scic met en place des conseils de résidents dès 1965. En même
temps, dans les années 1958-1965, on a beaucoup d’initiatives d’habitants et en particulier, des médias locaux, notamment des petits journaux de ZUP, écrits par des habitants et qui montrent bien qu’il y avait
aussi une envie d’installer une vie locale, pas avec les pouvoirs publics,
mais par les habitants eux-mêmes, avec des organisations culturelles
comme les Zupiades qui étaient des fêtes organisées par les habitants
pour les habitants. Tout cela s’est étouffé dans l’œuf à la fin des années
1960. L’histoire du développement local par les habitants serait donc à
créer.
Paulette Duarte
C’est vrai que ce que je vous ai présenté était plutôt un discours d’acteurs médiatiques généralistes, même si c’était à l’échelle locale. Il existe
en effet des médias de proximité, il existe différents moyens de communication qui sont utilisés et mobilisés par les habitants ou par des journalistes locaux pour observer ce qui se passe dans ces quartiers, qui présentent des représentations plus contrastées. Sur l’impact dans l’opinion
publique au niveau local, on voit, par exemple, au niveau de Grenoble,
que toute la communication qui a été effectuée autour des projets de résidentialisation sur Teisseire commence à enclencher un certain nombre
34
Comment parler autrement des banlieues ?
de transformations dans les représentations auprès des Grenoblois.
Cette influence reste quand même très grenobloise. Au-delà, c’est toute
la question de savoir comment on communique de manière plus large
sur ces dispositifs pour arriver à influencer des représentations que l’on
peut avoir sur certains quartiers.
En ce qui concerne, la question sur la Cour des comptes et l’instabilité
des dispositifs, est-ce que les habitants en parlent ? Les habitants, qui
sont mobilisés, qui sont des représentants d’associations de locataires,
qui ont l’habitude de prendre la parole, qui sont parfois très revendicatifs sur leur quartier ? certains connaissent ces dispositifs et ils savent
les ausculter et les évaluer. Les habitants, qui n’ont pas l’habitude de
prendre la parole, voient des réhabilitations, des rénovations, des aménagements, mais la finesse de la perception reste très limitée.
Sur la communication, il en existe une, mais il y a un effet de filtre et
quand cela arrive de « tout en haut » il reste des substrats mais, il n’y a pas
toute la richesse que peuvent développer les habitants.
Michel Didier
Je retiens la proposition de Thibault Tellier de réaliser un historique
du discours des habitants et cette idée de créer des conditions de rencontre entre les différents acteurs : les habitants des quartiers, les non
habitants, les acteurs politiques, les intervenants de terrain.
35
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 1 – Médias et banlieues
Table ronde 1 – Médias et banlieues
Modérateur : Jérôme Bouvier, fondateur de « Vu des quartiers »
Participent à la table ronde :
Luc Bronner, journaliste au Monde
Loïc de la Mornais, journaliste à France 2
Erwan Ruty, fondateur de « Ressources urbaines »
Jérôme Bouvier,
fondateur de « Vu des quartiers »
Nous sommes quatre journalistes derrière cette table. A mes côtés,
Luc Bronner est journaliste au Monde. Est-il le spécialiste de la banlieue
au Monde, ou n’est-il qu’un journaliste qui se passionne pour ces questions de la banlieue et des quartiers ? En tout cas, c’est lui qui assure
aujourd’hui la couverture du quotidien sur les événements liés à la banlieue. Il a pris ses fonctions en novembre 2005, indépendamment de
l’actualité, et a donc eu un bon baptême. Loïc de la Mornais, journaliste
à France 2, suit les questions spécifiques de ce qui se passe au-delà du
périphérique. Il a tourné par exemple, le week-end dernier, un reportage
à la frontière du périphérique sur la communauté « rom ».
Erwan Ruty est le fondateur de « Ressources urbaines ». Journaliste,
il a créé, avec d’autres, un collectif pour permettre aux acteurs issus des
quartiers de faire du journalisme et de parler des quartiers. Je tiendrai,
quant à moi, le double rôle d’animateur de cette table ronde et d’in36
Comment parler autrement des banlieues ?
tervenant. Je vous parlerai de l’opération « Vu des quartiers », qui a été
lancée avec l’association « Journalisme et citoyenneté » depuis quelques
mois maintenant, pour permettre aux habitants des quartiers et aux
journalistes qui le souhaitent, d’apprendre à connaître les spécificités de
l’ensemble de ces acteurs.
Nous avons décidé de vous parler de la pratique de ce métier dans
le théâtre particulier des quartiers de banlieue et d’ouvrir le plus vite
possible le débat avec vous, de façon à répondre à vos questions.
Chacun des journalistes présents nous présentera son travail et les
conditions dans lesquelles il le réalise. Nous commencerons avec Luc
Bronner, qui nous parlera de son quotidien de journaliste au Monde.
Il nous parlera de son regard sur la pratique de ce métier dans ces
conditions. Il évoquera aussi les débats qui animent la rédaction : ce
débat permanent entre le journaliste porteur d’un projet et sa hiérarchie
pour la convaincre de la pertinence du sujet en question.
Luc Bronner,
journaliste au Monde
Au Monde, nous avons une organisation un peu particulière, héritage du fonctionnement des dernières décennies. Nous sommes traditionnellement organisés par thématiques : immigration, police, justice, éducation, santé… Cela permet de suivre de façon très régulière
l’activité des institutions, mais avec ce type de fonctionnement, on
passe à travers des évolutions de société qui concernent des sujets qui
ne sont pas couverts en tant que tels par des ministères et des institutions. Il existe notamment deux sujets qui sont longtemps restés dans
37
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 1 – Médias et banlieues
Luc Bronner
l’ombre : les questions liées à la jeunesse et celles liées à la banlieue. Je
sépare les deux pour ne pas parler uniquement des jeunes de banlieue.
Pour croiser ces thèmes, un poste de reporter « société » a été créé en
2005, poste que j’occupe aujourd’hui. L’idée est de s’intéresser à tous les
interstices de la société française, sans rendre compte du fonctionnement des institutions et des sujets qui sont couverts, par ailleurs, par les
« rubricards ». Le hasard a fait que j’ai pris ce poste le 2 novembre 2005,
la première semaine de la crise des banlieues, avec une conséquence
forte : d’un poste assez généraliste de reporter société, je suis passé à
un poste où 80% de mon temps est consacré aux banlieues, ce qui ne
veut pas dire 80% de mes articles, puisqu’une des particularités de mon
travail sur les banlieues est la difficulté d’accès aux sources, le temps de
transports (que l’on n’a pas quand on fait du journalisme sur Paris), et
les difficultés à identifier des interlocuteurs dans des quartiers qui sont
plus éloignés, notamment au-delà de la première couronne parisienne.
Cela explique pourquoi il y a ce décalage entre un temps important de
travail et une production qui l’est moins, qui n’est pas proportionnée.
Depuis 2005, j’occupe ce poste, et une de mes collègues couvre toute la
partie exclusion, logement et politique de la ville. Elle s’occupe plus de la
dimension institutionnelle de la politique de la ville. On peut porter des
critiques sur le fonctionnement des médias en banlieue, mais s’arrêter
uniquement sur la responsabilité individuelle des journalistes serait une
erreur. Il y a des causes plus larges, liées à l’économie de la presse, aux
moyens que les médias peuvent consacrer à un sujet donné, des limites
liées au fonctionnement des rédactions. Il existe un ensemble de causes
qui déterminent pourquoi tel sujet va faire la une du Monde à un moment donné et pourquoi, le lendemain, dans un contexte qui pourrait
être similaire, on n’en parlera pas du tout. Je pense que ce sont tous ces
éléments qui sont importants à évoquer.
Je vais vous exposer rapidement mon parcours personnel. Avant
d’être reporter société sur les banlieues, j’ai principalement traité
38
Comment parler autrement des banlieues ?
les sujets liés à l’éducation pendant six ans. C’est ce travail autour de
l’éducation et le constat sur le décalage entre le discours des experts, en
particulier sur les zones d’éducation prioritaires, et la réalité du terrain
qui m’a donné envie de traiter ces sujets-là. Constatant ce décalage, je
trouvais intéressant, en tant que journaliste, de mettre de côté la partie
institutionnelle pour me consacrer à la partie reportage. Je ne regrette
pas car c’est une matière très riche.
Erwan Ruty,
fondateur de « Ressources urbaines »
« Ressources urbaines » fonctionne un peu comme un collectif,
même si c’est une agence de presse, qui est moins connu que France 2
ou Le Monde, pour l’instant. J’espère que je ne vais pas passer pour
l’empêcheur de tourner en rond ou celui qui est là pour donner des leçons
ou présenter des initiatives originales mais qui resteront définitivement
marginales jusqu’à la fin des temps. Nous avons un bon sens de
timing car « Ressources urbaines » a été créée le 10 novembre 2005,
une semaine après l’orage. Les membres qui travaillent à « Ressources
urbaines » sont au cœur des banlieues depuis une dizaine d’années,
au cœur d’initiatives qui ont commencé au milieu des années 1990
comme la création de « Respect magazine » au début des années 2000.
Nous avons un regard un peu différent de par notre origine et notre
expérience. Pendant très longtemps, dans ces médias-là, nous avons
essayé de témoigner, d’apporter une parole rarement entendue dans les
médias grands publics ou un peu biaisée à notre sens, représentée dans
les rubriques faits divers, police, justice… Incontestablement, depuis
le début des années 2000 et après 2005, la situation a quand même
changé dans les médias. Beaucoup de gens qui étaient interviewés par
39
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 1 – Médias et banlieues
Erwan Ruty
de petits journaux comme le nôtre ont eu le droit de rentrer au sein des
grands journaux. On note donc une évolution tout à fait positive. Cette
évolution a peut-être été forcée par l’actualité, notamment lorsque les
questions de mémoire, de colonisation, de discrimination ou de l’Islam
ont été posées… Cette actualité chargée a fait entrer la question des
banlieues dans les médias.
Pour dire un mot sur « Ressources urbaines », nous travaillons exclusivement pour la presse écrite, plutôt sur l’Ile-de-France, volontiers avec
des institutions. En effet, en ce qui concerne la réflexion sur la question
des médias et des banlieues et la manière de parler de ce qui se passe
dans les banlieues, un certain nombre d’institutions étaient beaucoup
plus ouvertes à la réflexion que les médias et les responsables de rédaction en particulier. La réflexion a beaucoup porté sur nos propres
pratiques et sur la façon dont nous envisagions notre métier. Le choix
et le recrutement des journalistes sont une première réponse. Nous ne
souhaitons pas recréer un ghetto dans le ghetto, même si dans notre
agence, beaucoup de journalistes sont issus des quartiers mais cela n’est
pas fait exprès. Nous ne voulons pas travailler uniquement avec des
journalistes issus des quartiers, cela serait mal considéré. De plus, ces
derniers n’ont pas toujours envie de construire leur vie et leur carrière
dans les quartiers et sur ces questions-là. Il nous importe de créer de la
mixité au sein de la structure et cela change la tonalité des conférences
de rédaction.
Nous ne travaillons pas qu’avec des journalistes. Certes, l’équipe est
composée de journalistes et de photographes mais ces personnes sont
recrutées pour leur capacité à bien illustrer, à photographier ou à bien
écrire et pas parce qu’ils possèdent une carte de presse. Le fait de travailler
avec des instituteurs, des animateurs sociaux ou encore des artistes
permet d’avoir un regard de l’intérieur et de savoir, quand une personne
propose un sujet, s’il est en décalage avec la réalité quotidienne de ces
40
Comment parler autrement des banlieues ?
quartiers. Globalement, nous nous réservons un mode de traitement qui
est assez atypique mais nous en reparlerons plus tard. Luc, tu disais que,
dès novembre 2005, tu t’es retrouvé au cœur de l’action, nous, nous nous
sommes fait une loi de ne surtout pas aller au cœur des émeutes. Nous
essayons de pratiquer l’art du contre-pied, de travailler sur le quotidien,
plus que sur l’extraordinaire, car nous pensons que le public s’intéresse
beaucoup au quotidien, en tout cas autant qu’à l’extraordinaire.
Loïc de la Mornais,
journaliste à France 2
J’exerce le métier de journaliste dans le service public, dans un média de masse, avec tout ce que cela peut avoir de caricatural. Dans ces
rencontres, dont nous avons l’habitude, la télévision est souvent sous le
feu des critiques. Il est intéressant qu’il y ait à cette table ce panel, car je
pense que nous avons un peu tous les profils, voire tous les extrêmes.
La télévision est un média de masse. Pour vous donner un exemple, un
journal télévisé, le journal de 20h de France 2 par exemple, l’ensemble
des mots prononcés par le présentateur et les journalistes mis par écrit
équivalent à une demi-page du Monde. Cela signifie qu’un article de Luc
ou d’Erwan correspond à l’ensemble des quarante minutes du journal
en termes de contenu informatif et textuel. C’est un fait indéniable, si
je parle pendant quarante minutes, avec un débit normal et audible
pour tout le monde, vous aurez une demi-page du Monde ou un article
d’Erwan. Cet exemple permet de resituer la télévision dans l’ensemble
des médias. Il existe certaines contraintes indépassables que l’on doit
acter au début d’une discussion. Il existe une autre grande différence :
contrairement à mes collègues à côté de moi, je ne suis pas du tout un
spécialiste. Luc vous a parlé de l’organisation du Monde. France 2 fonc41
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 1 – Médias et banlieues
Loïc de la Mornais
tionne comme la majorité des chaînes de télévision. Nous avons des services « politique », « économie », « culture » qui regroupent chacun des
journalistes plutôt rompus à ces thématiques mais il y en a de moins en
moins. Quant à moi, j’appartiens à un service, qui a un nom qui ne signifie rien : le pool des grands reporters. Ce service regroupe toute l’actualité chaude quelle qu’elle soit depuis les banlieues jusqu’aux affaires
judiciaires en passant par la guerre en Irak ou le tsunami… Je ne suis pas
du tout spécialiste, je vais dans les banlieues quand l’actualité s’y passe.
Quand c’est la guerre au Liban, nous y allons de la même façon et faisons des missions de guerre, quand il faut aller donner un coup de main
au bureau de Jérusalem, nous y allons également…Quoiqu’il puisse se
passer de soudain, nous nous rendons sur le terrain. Il existe une différence de fond avec les médias écrits qui prennent plus de recul, chez
qui des spécialistes (de plus en plus rares dans l’ensemble des chaînes
télévisées) ont le temps de faire une analyse de la situation. Nos chefs,
nos rédacteurs en chefs nous disent clairement qu’ils ne veulent plus
de spécialistes car cela coûte trop cher, la télévision coûte très cher, les
médias coûtent cher en général. J’ai des collègues qui sont un peu plus
âgés que moi et qui étaient spécialistes de l’Iran, de l’Arabie Saoudite ou
qui étaient spécialistes des banlieues. Quand il y avait une actualité en
Arabie Saoudite, ils y allaient. Après, pendant un certain temps, ils se documentaient, ils avaient une vraie connaissance livresque, universitaire
de leur domaine. Aujourd’hui, ce n’est plus possible car il faut des journalistes polyvalents, qui vont faire le journal de 20h, celui de 13h mais aussi
de temps en temps, un magazine. Je travaille aussi bien pour les émissions « Envoyé spécial », « Complément d’enquête », que pour l’émission
géopolitique « Un œil sur la planète ».
La rédaction est également organisée sous forme de services : pool,
économie, politique intérieure… Chaque service a un chef de service
et des journalistes. En bout de chaîne, se trouvent les éditions, c’est-à42
Comment parler autrement des banlieues ?
dire l’équipe du journal de 20h, de 13h… Les rédacteurs en chef sont
en quelque sorte nos clients. Ils demandent au service concerné de réaliser les sujets dont ils ont besoin. Les chefs de service « vendent » les
sujets aux rédacteurs en chef lors des conférences de rédaction. Chez
France 2, il y a deux conférences de rédaction pour préparer le journal
de 20h, une à 10h et l’autre à 15h30 où toute la rédaction, les chefs de
service, les journalistes, les rédacteurs en chef, le présentateur discutent
des sujets qui seront traités dans le journal. On peut débattre pendant
des heures sur le rôle de la télévision et des médias. Vous n’imaginez pas
le degré de débat et de discussion qu’il peut y avoir dans les rédactions.
La conférence de rédaction est régulièrement une foire d’empoignes, de
débats passionnés, d’insultes… que beaucoup d’entreprises pourraient
nous envier. Cela ne veut pas dire que nous avons toujours raison, que
la décision que nous prenons est la bonne. Nous parlons d’une science
qui est totalement inexacte. Une information reste subjective. Nous parlions, avec Luc, de l’école de journalisme où nous étions. Je me rappelle
de l’amphithéâtre de rentrée : le premier jour, les directeurs de l’école
nous avait réunis et la première phrase qu’ils nous ont dite fut : « Il n’y
a pas de journalisme objectif. Il existe du journalisme honnête, nous espérons vous former pour ce type de journalisme, mais vous ne serez jamais des journalistes objectifs », parce que qu’est-ce que l’objectivité ?
Je vais m’intéresser à tel sujet parce que c’est un métier où l’on a encore
une liberté de proposer des sujets à ses chefs. Luc ou Erwan ne feront
pas forcément les mêmes choix. On ne fait pas tous les jours des sujets
sur l’actualité immédiate. Il y a des jours où on a envie de s’intéresser à
des scientifiques qui s’entraînent à explorer Mars ou au Louvre. Un autre
journaliste n’aurait pas nécessairement traité ces sujets, donc on ne sera
jamais objectif, il y a toujours une part de subjectivité. On sera honnête.
L’honnêteté signifie aller voir tout le monde. Dans les conférences de
rédaction, j’ai très souvent assisté à des discussions extrêmement sévères sur tous les thèmes, y compris sur les banlieues. Faut-il montrer
43
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 1 – Médias et banlieues
Loïc de la Mornais
des voitures qui brûlent ? Faut-il parler de ce sujet là de cette manière ?
Faut-il tout simplement faire le sujet ou non ? Il y a toujours des avis
contradictoires et tous sont fondés. C’est, par exemple, l’éternel problème de la violence des images. Tous les deux jours, on a ce débat. Il
y a des images parfois très violentes lorsque l’on fait du reportage de
guerre. Faut-il montrer les corps de dix enfants qui sont éventrés par une
explosion ? Il n’y a pas de bonne réponse. Donc cela donne lieu à des
engueulades. On dit qu’il y a eu un changement après 2002, il y a eu une
sorte de traumatisme car France 2 a la réputation d’être un peu plus de
gauche. On nous a souvent accusés de ce positionnement. Il y a eu un
traumatisme lié au 21 avril 2002 : tout le monde s’est déchiré au sein de la
rédaction en disant que l’on avait fait trop de sujet sur l’insécurité et que
c’est pour ça que Jean-Marie Le Pen était au second tour… Il ne faut pas
forcément donner aux médias plus de pouvoir qu’ils n’en ont. Très souvent, on ne sait pas jusqu’au dernier moment de quoi sera fait le journal
et le rédacteur en chef tranche, à 19h55, sur les sujets à diffuser. Au cours
de la conférence critique, à 21h, on discute ce qui était bien ou pas dans
le journal. On débriefe et on s’autocritique. Il arrive que le rédacteur en
chef reconnaisse que le choix qu’il a pris n’était pas le bon mais qu’il fallait prendre une décision et qu’on essaiera de faire mieux demain.
Jérôme Bouvier
Je dirai un mot de la radio car c’est dans ce domaine que j’ai réalisé
l’essentiel de mon parcours. Après France Inter, France Culture et RFI, j’ai
quitté la direction de la rédaction de RFI sur un incident violent. Je me
suis retrouvé, en automne 2005, sans micro pour assister à l’arrivée de la
vague médiatique à Clichy-sous-Bois, ville pour laquelle j’ai une affection
depuis de nombreuses années. Quarante-huit éditions ponctuent
44
Comment parler autrement des banlieues ?
le quotidien de RFI et lorsque l’on est extérieur à un évènement pour
la première fois de sa vie, on est forcément perturbé par ce que l’on
voit. C’est le point de départ de « Vu des quartiers ». Il y a eu d’autres
initiatives, Claude Dilain en évoquera une cet après-midi, qui a consisté
à faire venir, sur la question du regard, douze photographes à Clichy, et
qui se poursuit avec deux écrivains aujourd’hui. J’ai perçu la nécessité
de réfléchir sur la manière dont on fait du journalisme dans la société
mais aussi en banlieue puisque c’est là que les questions sont posées
de la façon la plus aiguë et la plus vive. C’est plus la question de la
pratique du journalisme que celle de la situation des banlieues qui
nous a incités à créer « Vu des quartiers ». Nous avons organisé, avec
l’association « Journalisme et citoyenneté », les Assises internationales
du journalisme pour essayer de créer un lieu de rencontre entre les
trente-sept mille détenteurs d’une carte de presse, ainsi que les quinze
mille autres qui exercent ce métier sans carte de journaliste. Environ
cinquante mille personnes, qui exercent ce métier en France, n’ont pas
de lieu de rassemblement pour essayer de discuter de leurs pratiques.
A la première assise de l’année dernière, la question du « journalisme de
participation » (le fait que chaque citoyen par l’intermédiaire d’un blog
peut se dire journaliste) a été soulevée.
Comment peut-on rappeler que le journalisme est un métier, avec ses
failles et ses vertus, qui doit se repositionner dans son rapport au citoyen
car la révolution numérique est telle qu’on ne peut plus aujourd’hui faire
ce métier comme il y a vingt ans lorsque l’on était abrité par des faux
remparts technologiques ? Quand j’ai débuté ce métier, faire de la télévision, de la presse papier, de la radio, c’était extrêmement lourd mais
aujourd’hui, la question du journalisme n’est plus une question technologique : apprendre à être journaliste, ce n’est pas apprendre à se servir
d’une caméra, ni d’un stylo, ni d’un micro. Apprendre à être journaliste,
c’est apprendre à aller chercher l’information, la vérifier et la mettre en
forme pour intéresser le public. Doit-on faire du journalisme en banlieue
45
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 1 – Médias et banlieues
Jérôme Bouvier
comme l’on en fait ailleurs ? Lors des derniers évènements de Villiers-leBel, les choses se sont enchaînées très vite : deux enfants qui meurent,
la colère, l’incompréhension, la violence, et l’arrivée médiatique. Deux
pistes se dessinaient, autant détestables l’une que l’autre : la première
était des journalistes mal traités, poursuivis, agressés ; la seconde, des
journalistes qui arrivaient en banlieue avec des gros bras qui jouaient à
la fois le rôle de protecteur et de guide dans le quartier. Cela posait de
nouveau la question du journalisme dans les quartiers. Doit-il être pratiqué différemment dans les quartiers, comme l’on pratique différemment la politique de la ville ? L’opération « Vu des quartiers » consiste
en une opération militante et reste une expérimentation. Le Bondy Blog,
quant à lui, est né d’une expérimentation de journalistes suisses qui ont
mis en place un outil et ont eu l’intelligence de le laisser à disposition des
acteurs locaux à Bondy. Nous avons voulu nous adresser aux habitants
des quartiers qui nous disent : « Vous ne savez pas parler de nous, vous
parlez de nous uniquement quand les voitures brûlent, quand les flics
viennent, vous ne parlez jamais de ce qui va bien». On pourrait s’interroger sur la question de « l’actualité positive ». Erwan Ruty évoquait la
question de la diversité de l’accès à ce métier, il s’agit d’une vraie question. Le journaliste de « centre ville » est-il à l’aise dans son métier lorsqu’il
l’exerce dans les quartiers ? Nous avons demandé aux journalistes, dans
le but de créer un journalisme de qualité, s’ils étaient prêts à donner
un peu de leur temps pour aider un habitant des quartiers à traiter les
sujets d’actualité dont il a envie de parler. Cette expérimentation a été
improvisée en janvier. Actuellement, soixante-dix journalistes et habitants des quartiers se sont inscrits sur le site, et une quarantaine de
« tandems » travaillent à l’élaboration de papiers dont certains sont déjà
consultables en ligne. Les habitants ont la totale maîtrise du sujet au
niveau éditorial, ils sont là pour réaliser un reportage et apprendre les
contraintes du métier, en allant vérifier l’information, en interviewant
tous les acteurs… La finalité du projet est que chacun apprenne à sortir
46
Comment parler autrement des banlieues ?
l’autre de la caricature dans laquelle il était enfermé.
En ce qui concerne l’information positive, je souhaitais simplement
apporter une remarque. La vision apportée par « Vu des quartiers »
n’est pas très empirique car on ne peut établir une philosophie sur une
cinquantaine de reportages. Cependant, le postulat est le suivant : ce
sont les habitants qui définissent le sujet. Sur les différents sujets qui
nous ont été proposés, aucun n’était positif, à part une crèche en SeineSaint-Denis. Tous les autres sujets pourraient être traités dans d’autres
rédactions car ils traitent des problèmes et des difficultés rencontrées.
Existe-t-il une approche différente à suivre lorsque l’on fait du journa­
lisme sur les banlieues ?
Luc Bronner
Absolument pas, je crois qu’il faut appliquer les mêmes règles de
rigueur de vérification des sources, de prise de distance, d’explication
des témoignages. En quoi la banlieue serait-elle différente du reste du
territoire ? Je ne vois pas. Il y a des contraintes sur l’accès aux sources, sur
la distance, sur la difficulté à faire parler les « invisibles », les populations
qui sont en difficulté sociale, éloignées des médias, des élites et des
institutions. Comme tous mes confrères journalistes, je rencontre des
difficultés. Lorsque l’on est journaliste spécialisé dans la Défense, il
existe des contraintes de confidentialité. Quand on est spécialisé dans
le monde de l’entreprise, la communication est très difficile. Il existe des
difficultés liées au terrain des banlieues, mais en aucun cas, cela suppose
de travailler différemment que sur d’autres territoires. Imaginer que l’on
devrait travailler autrement en banlieue supposerait que l’on se trouve
dans des zones totalement différentes du territoire. Il y a des différences
47
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 1 – Médias et banlieues
Luc Bronner
notables à ne pas oublier comme le taux de chômage, la discrimination, le
logement ou la sécurité mais il s’agit de problématiques qui concernent
tous les Français et qui ne justifient en aucun cas des traitements ou des
approches différents.
Erwan Ruty
Je ne suis pas d’accord avec les propos de Luc Bronner pour plusieurs
raisons. Tout d’abord, il y a en France une urgence certaine, comme on
l’a vu en 2005, qui interpelle tous les acteurs de la société française. Je
pense que tout le monde a intérêt à remettre ses pratiques en cause pour
agir mieux dans les quartiers. Je suis partisan des médias qui travaillent
en banlieue. Il faut mettre plus de moyens sur ces quartiers-là et y
mettre des gens plus compétents sinon nous courrons collectivement
à l’échec. Il sera de plus en plus difficile pour un journaliste de travailler
et le fossé abyssal qui existe entre les banlieues et les journalistes va
continuer à se creuser. Les journalistes sont à peu près aussi mal vus que
les policiers dans les banlieues, ce qui est très significatif. Globalement,
je crois que la situation est assez préoccupante. Luc Bronner a raison
lorsqu’il dit qu’il faut prendre en compte les « invisibles ». Depuis trente
ans, les personnes qui habitent ces quartiers ont l’impression d’être mal
considérées par la presse ou d’une manière biaisée. Ils sont donc plus
sensibles lorsqu’on les interviewe. Nous intervenons sur un terrain où
persistent des récriminations fortes qu’il est nécessaire de prendre en
compte. Il s’agit d’une question de survie pour le journalisme. Beaucoup
de gens dans ces quartiers lisent beaucoup mais trouvent rarement
dans la presse hebdomadaire ou quotidienne des articles qui parlent de
manière satisfaisante de leur réalité. Je ne parle pas de presse positive.
Je pense qu’il faut faire plus attention, utiliser plus de temps, plus de
48
Comment parler autrement des banlieues ?
moyens, plus d’énergies. Lorsque, par exemple, on va interviewer
une personne qui a n’a pas l’habitude de s’exprimer devant un média, il
faut la mettre en confiance pour qu’elle puisse aller au fond de ce qu’elle
veut dire.
Loïc de la Mornais
Je suis d’accord avec les deux avis qui ont été exprimés. Je ne pense
pas qu’il faille traiter la banlieue de manière particulière. Il ne faut pas
en faire une zone d’exception. C’est bien parce que l’on en a fait parfois
une zone d’exception que l’on y va avec des casques et presque des
gardes du corps. Je trouve dramatique d’en arriver à mettre des gilets
pare-éclats. La banlieue, c’est notre pays et on doit y faire du journalisme
comme partout ailleurs.
En revanche, en ce qui concerne une sorte de discrimination positive
de la démarche journalistique en banlieue, on l’a tentée et on l’a mal
tentée. Je suis d’accord sur le fait qu’il faille forcer le trait sur la banlieue
mais cela a été mal fait. Par exemple, pendant cette période de l’après
2002 et même après 2005, on s’est dit qu’il fallait absolument que les
médias parlent mieux de la banlieue. Les reportages ont été multipliés
sur des évènements tels que l’inauguration d’un monument, une pièce
de théâtre montée par les jeunes d’un quartier… Il s’agit de reportages
que l’on ne ferait pas pour le reste de la France mais qui ont été réalisés
uniquement parce que cela se passait en banlieue. La discrimination
positive est à contre-courant de ce qu’il convient de faire. J’estime que
le pari sera gagné lorsque l’on traitera la banlieue comme l’on traite
« journalistiquement » parlant le reste du pays. Je prends l’exemple des
« marronniers », ce sont tous les sujets tournés de façon récurrente par
49
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 1 – Médias et banlieues
Loïc de la Mornais
période de l’année comme la rentrée des classes, les courses de Noël,
les œufs de Pâques, la neige en décembre en Alsace… A France 2, nous
fonctionnons avec des bureaux à l’étranger, avec un correspondant qui
couvre la zone et nous avons une dizaine de bureaux en région, dans
les grandes villes comme Lille, Strasbourg, Marseille… Ces bureaux
font l’actualité de leur région mais c’est aussi à ces bureaux que l’on
demande de faire ces fameux « marronniers ». Lors de la rentrée des
classes, nous allons confier le reportage à Strasbourg, par exemple, le
reportage des courses de Noël sera réalisé par le bureau de Rennes car
les autres sont occupés sur un autre sujet. Ainsi, je pense qu’il faudrait
installer un bureau en banlieue, ce que mes collègues de France 3 ont
fait à un moment donné mais ce projet a été abandonné, je ne sais pas
pour quelle raison. Je pense qu’il serait capital, impératif, qu’une chaîne
comme la nôtre ait un bureau en banlieue, non pas pour stigmatiser la
banlieue en disant que des voitures brûlent mais pour que ce bureau
soit le plus banal qu’il soit. Le jour où l’on ne fera plus un reportage sur
des banlieues parce que des voitures flambent mais un à Aulnay sur les
courses de Noël ou un reportage à Bobigny sur la rentrée des classes,
l’habitant de la cité sera traité comme la personne de Strasbourg juste
parce que le bureau sera disponible ce jour là.
Jérôme Bouvier
Si vous allez filmer la neige qui est tombée à Clichy et les chasse-neige
qui y travaillent. On vous prend pour qui et pourquoi ?
50
Comment parler autrement des banlieues ?
Loïc de la Mornais
Ce serait bien car les chutes de neige prennent une place importante
dans les journaux de télévision. Les gens disent que cela ne les intéresse
pas, mais malgré tout, ils regardent les reportages. Les médias ne vont
pas y aller pour des raisons pratiques et logistiques et c’est pour cela que
j’aimerais qu’il y ait un bureau en banlieue. Tous les médias fonctionnent avec l’œil sur la montre : envoyer une équipe de télévision, signifie
qu’elle doit se déplacer, tourner sur place, revenir et monter le reportage. Soit on envoie un car satellite et de gros moyens sur place, soit il
faut ramener l’information. Concrètement, si le 20 heures décide à 15 h
d’aller faire un reportage sur la neige à Clichy-sous-Bois ou d’aller faire
les courses de Noël à Aulnay, le périphérique est bouché à cette heurelà, le temps d’y aller, nous arrivons sur place à 17h30. Nous tournons en
une heure ou une heure trente et le temps de revenir, il est 20 h et le sujet
n’est pas monté. Par conséquent, nous allons faire les courses de Noël au
Carrefour de la Porte d’Auteuil. Il existe une vraie contrainte logistique
qui explique pourquoi nous avons besoin d’un bureau en banlieue. Ce
bureau sera à même de délivrer le reportage dans les temps car il leur
suffit d’aller voir en bas de la rue. Ces contraintes logistiques sont conséquentes et lorsque l’on va tourner en banlieue, nous frôlons souvent la
non diffusion car le temps de transport est long. Lorsque c’est vraiment
très important, un motard de presse est envoyé pour nous récupérer sur
place et nous rentrons en urgence mais il est impossible de fonctionner
de cette manière tout le temps.
51
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 1 – Médias et banlieues
Erwan Ruty
Globalement, les médias traitent très souvent des trains qui arrivent
à l’heure car ce sont des trains qui arrivent devant leur fenêtre. C’est la
seule différence. Les trains qui arrivent à l’heure en banlieue ne sont pas
traités parce qu’ils sont trop loin. Nous connaissons très bien le calcul
cynique réalisé par des journalistes qui montre que plus l’on s’éloigne en
nombre de kilomètres, plus il faut qu’il y ait de morts pour qu’on traite
le sujet. D’une certaine manière, ce calcul est valable. Il existe un grand
nombre d’évènements qui peuplent les pages culture, politique ou
économie des quotidiens qui sont des informations qui intéressent les
journalistes et les rédacteurs parce que cela se passe en bas de chez eux
et que cela fait partie de leur univers culturel. Il existe donc un problème
d’éloignement socioculturel incontestable de la part des rédactions.
Jérôme Bouvier
Faut-il montrer du positif de manière volontariste ? L’irruption médiatique est prise de manière beaucoup plus violente en banlieue
qu’ailleurs. Ne faut-il pas le prendre en compte lorsque vous enquêtez
sur les terrains de la banlieue ?
Luc Bronner
Elle est prise de manière beaucoup plus violente en situation de
crise. Le reste du temps, j’effectue des reportages très régulièrement en
52
Comment parler autrement des banlieues ?
banlieue et je suis très bien accueilli dans 99% des cas. Effectivement,
lorsque je suis à Villiers-le-Bel, le soir des émeutes, cela ne se passe
pas bien mais comme cela se passe pas bien avec toutes les personnes
extérieures au quartier, avec toutes les institutions en présence :
journalistes, policiers… Il ne faut pas dramatiser l’accueil en banlieue. J’ai
souvent des interlocuteurs qui sont contents qu’un journaliste vienne
les voir, que leur problème de transport en commun soit évoqué, que
la question du financement pérenne des associations apparaisse, que
des initiatives soient mises en avant. De nombreuses critiques sont faites
sur le traitement médiatique mais l’accueil est souvent très bon dans les
quartiers. Il reste les situations de crise (la médiatisation des descentes
policières comme à Villiers-le-Bel, il y a quelques semaines) qui sont des
cas particuliers. Dans ces cas, nous sommes effectivement mal accueillis
mais je dirais à juste titre. Nous nous retrouvons dans une situation
ingérable. Pourquoi ? Si je sais qu’il y a une descente policière, avec des
centaines de fonctionnaires de police à Villiers-le-Bel, avec l’arrestation
probable de dizaines de personnes, mon devoir de journaliste, alors que
des libertés publiques sont mises en cause, est d’être présent. Sinon, ce
serait une faute professionnelle. Evidemment, les habitants de ce quartier
ne peuvent pas entendre ce discours, c’est encore plus difficile pour les
journalistes de télévision car il y aura des images terribles de la police
embarquant des personnes plus ou moins dissimulées, menottées, et
qui donneront évidemment une image très négative. Mais, laisser agir les
policiers dans l’ombre, sans intervention de la presse, serait gravissime et
c’est pour cela que je dois assumer le mauvais accueil dans ce cas. La
question que vous avez posée est un vieux débat au sein de la rédaction
et nous avons aussi parfois des débats très durs, très enflammés sur les
choix rédactionnels. Faut-il montrer du positif de manière volontariste pour lutter contre l’image négative des quartiers, pour équilibrer le
traitement journalistique de ces territoires ? Oui, mais dans une certaine
mesure. Nous devons lutter contre nos réflexes journalistiques qui sont
53
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 1 – Médias et banlieues
Luc Bronner
de nous intéresser d’abord à ce qui est exceptionnel, à ce qui sort de la
norme, à ce qui attire l’œil. Mais dans le même temps, il ne faut pas se
tromper, s’il existe aujourd’hui une politique de la ville en France, des
associations qui travaillent dans les quartiers, une volonté affichée de
la part du président de la République, c’est qu’il existe des problèmes
en banlieue. Vouloir à tout prix faire du positif sur les banlieues, ce
serait oublier le taux de chômage des jeunes dans les quartiers, les
problèmes de discrimination, la façon dont fonctionnent les forces de
police dans les quartiers… Nous devons essayer de trouver un équilibre
entre, d’un côté, les habitants qui parlent de leur vie quotidienne, du
fonctionnement des associations, et de l’autre côté, de ne pas oublier ce
qui se passe en banlieue, ce qui serait gravissime.
Jérôme Bouvier
Que pensez-vous de la question de l’origine sociale des journalistes ? Cette question est-elle pertinente ? Et si oui, comment faire pour que
cela ne soit pas une frontière et au contraire pour que la diversité des
quartiers se retrouve dans la diversité des rédactions ?
Erwan Ruty
C’est une question importante qui doit être prise en compte mais
qui ne peut résoudre tous les problèmes. La société française est maintenant très diverse et ce serait normal que cette diversité soit présente
dans les médias. Nous sommes actuellement dans une phase transitoire
où l’on met des journalistes de couleur afin de donner une « bonne
image ». Les choses vont évoluer et cela deviendra naturel à l’avenir. Je
54
Comment parler autrement des banlieues ?
pense que cela retrace la face émergée de l’iceberg. Je crois qu’il s’agit
plus d’une question d’origine sociale que de couleur de peau. Quelqu’un
qui est noir, qui a vécu trente-cinq ans dans le 16e arrondissement et qui
travaille sur la question des banlieues, appartiendra à une rédaction, travaillera avec des personnes qui habitent dans le même arrondissement
et qui ne sont pas capables de tordre le coup à des éventuels préjugés.
Le vrai problème est la question de la mixité sociale dans les rédactions,
au-delà de la diversité en termes de couleur de peau. Comment peut-on
avoir un traitement journalistique fin, informé, expert, compétent, et où
la couleur de peau ne joue pas un rôle ?
Loïc de la Mornais
Je crois que la mixité sociale, bien plus que l’immigration en tant que
telle, est à prendre en considération. Par exemple, on nous fait souvent
le reproche du nombre de sujets « ski » accueillis par les chaînes de télévision. Quand on voit le nombre de personnes qui n’auront pas la chance
d’aller au ski, qui n’ont pas le budget suffisant, tandis que les journalistes
sont vus comme des personnes ayant les moyens de faire du ski, ce qui,
selon eux, expliquerait pourquoi on en parle si souvent. Le véritable défi
n’est pas que les rédactions accueillent des personnes issues de l’immigration ou venant de milieux sociaux moins homogènes ou différents
car en tant que journalistes, nous sommes juste en bout de chaîne de la
formation journalistique. Je crois que c’est une phase transitoire mais on
voit, aujourd’hui, que les critères de recrutement pour les jeunes journalistes sont extrêmement balisés. Nous venons tous, dans nos médias,
d’écoles de journalisme et notamment des trois ou quatre écoles les plus
reconnues, qui ne recrutent presque que des « sciences-po». Les concours
de sélection sont faits de cette manière et, par conséquent, quand vous
55
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 1 – Médias et banlieues
Loïc de la Mornais
allez discuter avec des jeunes issus de milieux sociaux plus défavorisés,
et pas seulement ceux qui viennent des quartiers, et qu’ils souhaitent
devenir journaliste, ils ne vont même pas essayer car lorsque l’on va leur
parler de classes préparatoires, de sciences politiques, d’écoles de journalisme, ils vont se dire qu’ils ne pourront jamais le faire. Je pense que
la question de l’orientation à l’école est importante car ces jeunes ont
souvent un manque de confiance en eux. Il existe donc un système très
verrouillé qui fait que nous ne les voyons pas arriver en masse à France 2,
à côté des « petits blancs, issus du 15e ».
Je vais vous passer quelques extraits diffusés sur France Télévision,
au journal de 20h.
1er extrait sur l’intervention des pompiers de Seine-Saint-Denis lors
d’émeutes, tourné en 2001 à Aulnay.
Je vous ai apporté des exemples de sujets que l’on a réalisés,
volontairement caricaturaux, qui représentent bien ce que vous voyez
tous les jours dans les journaux télévisés. Sur ce premier extrait, il est
intéressant de remarquer que ces images, que l’on assimile rapidement
aux émeutes de 2005, datent de 2001 et cela montre que nous les
tournons depuis longtemps. Nous n’avons pas attendu les émeutes
en 2005 pour aller en banlieue. En revanche, nous avons toujours été
confrontés aux mêmes difficultés, de tourner avec la police, de tourner
sur des évènements dramatiques…
2e extrait : reportage du journal de 20h, tourné à Clichy, lors des
émeutes, très caricatural, réalisé dans l’urgence. Il existe d’autres
reportages sur l’actualité comme ceux que je montre, tels que ceux d’
« Envoyé spécial », mais je pense que ce sont ceux du journal de 20h qui
alimentent le plus le débat à cause de leur instantanéité.
56
Comment parler autrement des banlieues ?
Sur cet extrait, vous pouvez voir tout ce qu’il y a de plus caricatural
de ce que l’on fait dans les journaux télévisés. Evidemment, je ne suis
pas dupe des réactions que vous avez et que vous aurez. Nous avons
ces réactions tous les jours dans les conférences de rédaction. Ce qui est
intéressant, c’est de débattre sur les limites des rédactions, sur ce que
l’on peut faire pour les contourner.
Sur ces évènements extrêmes, comme l’a dit Luc Bronner, il faut aller en banlieue quand cela ne va pas bien, il faut faire des reportages
de fond. Nous le faisons car c’est aussi notre devoir d’y aller lorsque des
évènements dramatiques se passent. Si nous n’y allons pas lors d’une
descente de police, lors de ces quelques journées où les quartiers de la
France flambaient, nous ne ferions pas notre travail. Nous ne sommes
pas là pour faire de la sociologie ou de la politique, nous sommes là pour
rapporter des faits de cette nuit où tant de quartiers ont subi des violences. L’exemple sur lequel nous pourrions débattre, c’est la question
des voitures brûlées. On nous a beaucoup reproché de parler des voitures brûlées lors de ces émeutes alors que, dans certains quartiers, il
en brûle très régulièrement et on n’en parle pas. Comment le traiter ?
Aujourd’hui, je ne sais toujours pas parce que, lorsque l’on filme une voiture qui brûle et que vous allez discuter avec des personnes de la cité,
ils vous demandent si cela va passer au journal de 20h s’ils brûlent cette
voiture. Et le pire, c’est que c’est vrai. Donc, on se dit qu’il faut éteindre
la caméra car nous allons provoquer un fait qui sera dû à notre présence
et qu’il vaut mieux que l’on ne filme plus de voitures qui brûlent. En résultat, nous n’avons plus médiatisé les nuits de violence de plus petite
envergure. Par la suite, nous avons reçu une pluie de mails, de lettres,
de coups de téléphone d’injures et d’insultes car le public est attentif
à ce qui passe à la télévision et réagit. Par conséquent, toutes les directions y ont réfléchi et chacune a trouvé des solutions différentes.
France 3 s’est décidée à filmer les voitures brûlées, à indiquer le nom des
57
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 1 – Médias et banlieues
Loïc de la Mornais
quartiers mais, à ne pas en indiquer le nombre. À France 2, on filme les
voitures, pas quand elles brûlent, mais une fois qu’elles ont brûlé, nous
allons donner le nom des quartiers car nous pensons que c’est une information importante (alors que France 3 pensait que cela créerait une
sorte de concurrence entre les quartiers), mais nous n’allons pas donner
le nombre. TF1 choisissait une autre voie. Nous avons donc tout essayé
là-dessus et je n’ai pas de réponses aujourd’hui. Quand il se produit ces
évènements, il est impératif d’y aller. Nous faisons également beaucoup
de reportages sur d’autres sujets, mais les images des banlieues en effervescence sont marquantes et elles peuvent occulter tout ce qui est
réalisé ailleurs. Ainsi, les personnes ont parfois l’impression que, dans
les journaux, nous créons des litanies de sujets dramatiques. En 2002,
nous avions beaucoup de sujets sur la délinquance, trop selon certains.
Je me rappelle d’un journal de 20h dans lequel, dans mon souvenir, une
douzaine de sujets sur la délinquance avaient été présentés, c’était une
honte. En creusant, je me suis rendu compte que seulement trois sujets
avaient en fait été présentés sur un journal de quarante minutes. Ce
n’est pas rien mais ce n’est pas tout le journal. Seulement, ces trois reportages avaient tellement cristallisé mon attention, mon indignation, qu’ils
ont « bouffé » tout le reste parce que ce sont les images frappantes de
ces reportages qui vont retenir notre attention. C’est un vrai dilemme
pour nous car nous pouvons réaliser un sujet d’une minute trente,
ce qui n’est pas long, suivi par un sujet explicatif, de fond de cinq
minutes où nous allons creuser les choses, et cela ne va pas être retenu
par les téléspectateurs.
58
Comment parler autrement des banlieues ?
Questions / remarques de la salle
Une journaliste
Je me suis très vite intéressée à la vie associative, aux actions
citoyennes et avec d’autres journalistes, nous avions créé, environ dix ans
auparavant, un site Internet pour contrebalancer l’absence de traitement
dans la grande presse de ce genre de sujet, en partant du principe que
les médias renvoient une image de la société qui est impuissante. Nous
avons des problèmes mais nous ne pouvons rien y faire car cela nous
dépasse. Dans notre vie de citoyen et dans notre vie de journaliste, nous
nous rendions compte qu’il y avait des gens de partout, notamment dans
le cadre associatif, pour lutter pour le logement ou contre le chômage,
ce qui m’a amenée à aller dans les quartiers car il s’y développe une
solidarité qui ferait beaucoup de bien à des personnes de centre-ville,
il y existait une sorte d’innovation sociale. En tant que journaliste, c’est
passionnant d’en rendre compte car ce sont peut-être les prémisses de
quelque chose qui peut se passer ailleurs. En ayant parlé de mon travail
à des personnes de quartiers, j’ai été impressionnée par le fait que, des
deux côtés, il existe des préjugés. Comment se parle-t-on? Comment
essaie-t-on de combattre ensemble les préjugés? « Vu des quartiers » en
est un bon exemple. Ne manque-t-il pas une instance de régulation, de
débats, où les journalistes donneraient l’impression de plus s’interroger,
d’expliquer pourquoi ils agissent de telle manière, les contraintes et
pressions qu’ils subissent…? Comment se réconcilier avec les citoyens?
59
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 1 – Médias et banlieues
Questions / remarques de la salle
Luc Bronner
Je suis d’accord avec vous. Je le vois sur les mouvements sociaux.
Par exemple, le dernier mouvement étudiant était très mal accueilli
par les journalistes. La contrainte de la concurrence dicte une grande
partie du travail des journalistes que l’on peut avoir dans les quartiers
populaires. Il faut donc élargir cette problématique à l’ensemble des
médias et de la population. En même temps, cela est très compliqué par
rapport aux attentes contradictoires de nos clients puisque nous sommes
dans une logique de concurrence. Je travaille au Monde, qui est souvent
perçu comme un service public mais c’est avant tout une entreprise. Un
bilan est dressé à chaque fin d’année et s’il est négatif, cela implique
des plans sociaux. On peut parler de l’information en théorie, on peut
faire des propositions magnifiques mais il existe une contrainte majeure
qui est la concurrence. La logique d’audience a un impact sur les choix
rédactionnels et les choix de programmes, c’est évidemment vrai pour
les radios et encore plus pour la presse écrite où il n’existe pas de service
public en tant que tel. Je pense que l’on a un devoir de pédagogie sur les
méthodes journalistiques. Mais nous n’arriverons jamais à une situation
apaisée à cause du fait que nos lecteurs ont souvent des attentes très
contradictoires. Nous avons des attentes très fortes sur les sujets comme
le Darfour, le Proche Orient, qui ne sont pas des sujets accessibles et très
simples. Et en même temps, il existe une demande très forte de la presse
people, comme une interview de Carla Bruni.
Un professeur d’EPS en banlieue
Je m’occupe d’un projet socio-éducatif dans le quartier, qui est né en
2004, année européenne de l’éducation par le sport. J’utilise souvent un
60
Comment parler autrement des banlieues ?
terme, qui est la médiatisation positive et qui a du sens pour les jeunes
élèves de ces quartiers. Apparemment, les ministères réfléchissent
sur le problème des banlieues. Est-ce qu’il n’y aurait pas une volonté
interministérielle de traiter médiatiquement et positivement des
projets communs ? Au-delà des ministères, est-ce qu’il ne faudrait pas
réfléchir sur un partenariat entre médias, acteurs de terrain, ministères,
politique de la ville, pour médiatiser ce qui marche ? Les personnes avec
qui je travaille n’ont pas forcément le recul nécessaire pour traiter les
informations qu’on leur diffuse, ce qui est un véritable problème. Par
exemple, les dérives qui existent dans le monde du football influent sur
le comportement des jeunes car il existe un comportement imitatif de ce
qui est vu dans les médias. J’ai travaillé indirectement avec les ministères
pour le développement de mon projet socio-éducatif.
Erwan Ruty
On pourrait se demander s’il faut un spécialiste « rubricard » sur
les banlieues ou non. Je dirais qu’il en faut un mais ce qui est le plus
important, c’est qu’il arrive à diffuser, auprès de toutes les rubriques
au sein de sa rédaction, un certain nombre d’informations qu’il
aurait et de la répartir sur la page culture si c’est lié ou sur la page
économie… Aujourd’hui, on considère que lorsqu’il se passe quelque
chose d’intéressant sur la création d’une entreprise, pour que ce soit
intéressant pour toute la population, on l’établira sur une page qui n’est
pas forcément appropriée, l’ensemble des responsables des différentes
rubriques des journaux devraient être informés par leurs spécialistes des
éléments qui doivent avoir une place importante et justifiée, à la hauteur
de l’importance des quartiers, dans chacune de leurs rubriques.
61
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 1 – Médias et banlieues
Questions / remarques de la salle
Une personne d’une télévision locale, basée à Pantin
Tout ce qui vient d’être dit est vrai et l’on voit bien que la réalité est
complexe. Nous avons abordé la question de proximité : plus le fait est
loin, plus il faut qu’il soit violent. Il existe des contraintes économiques,
de concurrence, qui entrent en ligne de compte. J’ai une vision de
télévision locale, qui est un relais dimensionné des grandes télévisions
nationales. Ces relais existent et ils se doivent de faire leur travail et il en
va de même pour les grandes télévisions qui doivent utiliser ces relais.
Il est intéressant de s’attarder sur le rapport entre l’observateur et
l’observé, sur la façon dont les faits sont décrits avec plus ou moins
d’objectivité.
La pratique des médias est curative pour ceux qui s’expriment. Il est
parfois plus important de s’exprimer que de transmettre l’information.
Marcela Perez,
coordinatrice de l’association « Permis de vivre la ville»
Je voudrais témoigner, en rapport avec ce qu’a dit Luc Bronner, sur
une expérience médiatisée et positive qui est celle du Lexik des cités.
Effectivement, nous avons été médiatisés. Il y a eu plus d’une centaine
d’articles papier, web, télévision, radio et nous avons été surpris par
cet accueil. J’aime croire que ce n’est pas une expérience qui a été
médiatisée dans l’esprit d’une médiatisation positive. Je partage en ce
sens le point de vue de la personne de France 2, je trouverais dommage
que l’on en parle parce qu’il faut positivement en parler. J’aime croire que
ce projet a été médiatisé car il était intéressant en soi. Je pense aussi qu’il
a motivé cet intérêt car on est sorti des sentiers battus usuels tels que
62
Comment parler autrement des banlieues ?
le rap, le foot… On s’est permis d’aller sur un territoire complètement
inconnu au départ, qui était celui des pratiques du langage. On a suscité
un débat qui nous a dépassés, on a essayé de grandir ensemble dans
cette expérience. La balle est aussi dans le camp des banlieues et il
faut que l’on arrête de stigmatiser les banlieues, tout en ignorant qui
sont les personnes qui y vivent. La première fois que nous avons eu un
article dans le Monde, deux ans auparavant, on nous avait téléphoné
et nous étions bouleversés que l’on s’intéresse à notre travail mais les
participants au Lexik ne connaissent pas l’existence du Monde pour la
plupart. Il nous faut donc vous apprivoiser en tant que médias mais aussi
en tant que personnes. Je souhaiterais juste quand même vous dire que
même si c’est difficile à traiter, dans les moments de conflits, la présence
des journalistes est nécessaire car cela peut éviter des dérapages comme
en Chine par exemple. Votre présence est indispensable mais il faut
venir avec votre conscience, malgré le fait que vous êtes dans l’univers
marchand. Il est obligatoire de prendre en compte le monde qui vous
entoure et notamment les jeunes que vous côtoyez.
Une coordinatrice de quartier à Aubervilliers
Je voudrais faire le point sur ce qui a été dit ce matin pour sortir
du débat un peu corporatiste. En gros, ce qui a été dit est qu’il faut du
temps. Les banlieues sont un lieu qui a été blessé, où il y a une grande
sensibilité. Il faut prendre le temps de faire confiance et sortir des clichés
car ce dont on ne parle pas, n’existe pas. Il est important de changer la
société de l’information, qui est le spectacle dans lequel vous avez des
choses à vendre et, nous, à acheter. L’extraordinaire existe en banlieue
mais sans doute faut-il prendre le temps de le trouver et de le montrer.
Vous avez le devoir d’ouvrir les regards et les pratiques. En lien avec les
63
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 1 – Médias et banlieues
Questions / remarques de la salle
évènements de Clichy-sous-Bois, je voudrais revenir sur un film qui est
passé qui s’appelait L’embrasement, et qui a montré que c’est aussi grâce
au regard perspicace des journalistes que l’actualité évolue ainsi que la
vérité et les informations qui sont transmises au public : ce ne sont pas
seulement les voitures mais c’est aussi les manières et les pratiques et
c’est très important d’en parler. Sinon, on est dans une zone de non-droit
et de non-dits qui approche celle des fantasmes. Je voudrais, de plus,
parler d’un système verrouillé dans lequel peu de femmes et d’immigrés
sont présents et c’est dommage. Je pense qu’il ne faut pas parler de couleurs de peau mais de compétences. Vous avez une grande responsabilité pour garder le sens et l’éthique dans votre métier.
Un graphiste-illustrateur,
coauteur du Lexik des cités
Je voudrais tout d’abord rebondir sur ce qu’a dit Monsieur Bouvier,
sur le regard qu’ont les jeunes de banlieue sur les journalistes. J’avais
moi-même ce regard-là, qui était que l’on a l’impression qu’il faut venir
avec des grands gars musclés. Ce regard a changé grâce au fait que
j’ai été en contact avec Monsieur Bouvier et Monsieur Bronner, lors du
travail sur le Lexik des cités. J’ai appris à ne pas faire d’amalgames, à ne
pas mettre tous les journalistes dans le même sac. De plus, grâce à un
stage dans les médias, j’ai pu comprendre de quoi vous parlez. J’ai aussi
une question pour vous, Monsieur Bronner : que signifient les termes
« les invisibles », « minorité visible »? Quelle est la différence entre les
deux termes?
64
Comment parler autrement des banlieues ?
Une dame Je voudrais vous demander, en général, d’être beaucoup plus précis
sur les termes employés, de ne pas mêler la banlieue avec les quartiers
en difficulté. Je suis sociologue et artiste peintre. J’habite en banlieue
par choix car, pour moi, c’était un moyen d’acquérir les avantages de la
campagne, d’être au contact avec la nature, avec la proximité de Paris
et de sa vie culturelle. Je n’ai jamais regretté ce choix. J’habite dans le
Val d’Hyères. J’ai moins peur en rentrant chez moi le soir que dans mon
16ème d’origine où je n’étais pas très rassurée en allant du Trocadéro à
l’avenue Victor Hugo. De ce côté-là, il faudrait réaliser que les quartiers
défavorisés représentent une minorité des villes et villages de la banlieue
et qu’il ne faut pas stigmatiser l’image de la banlieue, qui est, en réalité,
différente de l’image des quartiers. Il est important de faire la part des
choses et beaucoup de sujets seraient très intéressants à médiatiser.
Laura Desjardins
J’ai rédigé un mémoire sur la communication de crise pour les
territoires en crise. Au cours des émeutes de 2005, on s’est enfin penché
sur la banlieue dans les médias de manière très régulière. On a pu enfin
voir des débats, des échanges, des discours. Et à cette occasion, j’ai donc
entendu Claude Dilain, qui était à l’épicentre de cette émeute en tant
que maire. Comme je devais rédiger un mémoire, je suis partie de la
parole des élus en me demandant comment elle s’est réveillée. Pourquoi
ai-je voulu me pencher sur cette question? Parce que je crois que c’est
un faux problème de parler de ce qui va ou non. Je pense que le vrai
problème est de se demander pourquoi cela ne va pas. Les élus locaux
65
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 1 – Médias et banlieues
Questions / remarques de la salle
sont très bien placés pour le faire car ils comprennent la complexité des
dossiers. Je crois que les problèmes des banlieues sont des problèmes
très complexes de transports, de ségrégation, de discrimination,
d’inégalité de territoire, qui sont parfaitement bien exprimés par les
élus locaux. J’ai donc voulu voir comment la presse écrite avait relayé
la parole des maires et notamment du maire de Clichy. Effectivement,
je pense qu’il y a eu une vraie évolution puisqu’au départ, on ne venait
voir que les voitures brûlées mais après, on venait voir comment et
pourquoi on en était arrivé à cette situation. Quand on comprendra
cette problématique des inégalités du traitement des territoires, on
comprendra la problématique de la banlieue. Les journalistes doivent
aussi aller vers ces élus, car le maire de Clichy disait qu’il était jusquelà inaudible. Les médias ont trop tendance à cadrer une partie de la
population des banlieues : les jeunes notamment. Par exemple, les
femmes ne sont pas assez souvent écoutées et représentées dans les
médias. En résumé, les territoires sont traités de manière inégale et
les journalistes ont leur part de responsabilité dans la persistance des
stéréotypes. Un de leur devoir est de sortir de leur territoire et de rendre
audibles celles et ceux qui ne le sont pas.
Loïc de la Mornais Nous sommes vraiment conscients de tous ces problèmes évoqués
et j’ai eu des rencontres extraordinaires en banlieue. Nous essayons
vraiment de travailler sur les termes. Comme vous l’avez vu dans l’un des
reportages que je vous ai montrés, nous utilisons maintenant le terme de
« caïd de la cité », il vaut ce qu’il vaut. Nous en avons beaucoup débattu.
Ce changement a été effectué à cause du fait que l’on nous ait tellement
reproché, à juste titre, de parler des « jeunes de la cité » et de tout mettre
66
Comment parler autrement des banlieues ?
dans le même sac. Après, nous avons parlé des « voyous » et après des
« caïds », dans le but de bien faire comprendre que dans n’importe quel
quartier, les violences viennent d’un petit nombre d’individus. Quant
aux stéréotypes, il est vrai qu’il faut les dépasser. Nous essayons de plus
en plus de faire des sujets de fond, vous ne trouverez plus les exemples
de sujet que vous avez vus. Jamais vous n’aurez un sujet seul, sans être
suivi d’une analyse, peut-être pas le soir même pour des questions de
temps de préparation mais le lendemain, nous y reviendrons. C’est un
travail que toute la société se doit de faire. Je milite avec la Fondation
France Télévision, nous allons beaucoup dans les écoles. Je milite
vraiment pour une éducation civique à la lecture critique des médias
parce que j’ai une foi profonde dans le fait, qu’aujourd’hui, le problème
est que les personnes regardent beaucoup la télévision et ne lisent plus.
On a une chance, dans ce pays, d’avoir une multiplicité d’informations
avec Internet, la presse, les blogs… J’aimerais vraiment qu’il y ait une
réflexion chez les jeunes pour qu’ils comprennent que le journal de 20
heures est un formidable résumé de ce qui se passe dans le monde mais
qui ne dure qu’une demi-heure et leur apprendre à aller un petit peu plus
loin. On ne peut pas dire que l’on ne parle pas des banlieues et de ses
problèmes. On peut dire que la télévision est une accroche et il faut leur
apprendre à aller plus loin et à avoir une lecture critique. D’une manière
générale, je vois du positif et je pense que cela ira en s’améliorant.
Erwan Ruty
Des choses positives se font, accompagnées de beaucoup de
réflexion. Le problème est que l’on ne se souvient pas longtemps. Par
exemple, « Saga-Cités » était une émission intéressante mais que peu
de gens connaissent. Je pense que ce serait utile que les rédactions
67
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 1 – Médias et banlieues
Questions / remarques de la salle
diverses et variées fassent un travail de mémoire et de réflexion sur
cela. Nous y travaillons avec « Ressources urbaines » depuis sa création.
Avec un certain nombre d’analystes et d’acteurs de banlieue, nous avons
créé une Charte média banlieue, cela fait un an et demi, qui a été signée
par la plupart des grands acteurs du milieu associatif de banlieue et qui
a été co-rédigée par le CFJ, l’école de journalisme, et des personnes de
Rue 89. Cette charte est un lieu de réflexion entre les journalistes, acteurs
des quartiers et médias issus des quartiers. Lors de ces rencontres, les
réflexions mises en avant sont impossibles à porter au sein des rédactions de grands médias parce que l’on n’est pas du sérail. Ces rédactions
n’ont, malheureusement, pas la capacité à s’ouvrir suffisamment.
Luc Bronner Je retiens une phrase qui est pour moi très importante : « Ce dont
on ne parle pas, n’existe pas ». Notre responsabilité est de parler des
quartiers, notamment des « invisibles », comme les femmes par exemple,
qui est un sujet très mal couvert. En effet, la mère occupe une place
considérable dans la vie des quartiers, que ce soit dans les questions
d’éducation mais aussi sur la pacification des quartiers. Comment les
quartiers peuvent-ils retrouver leur calme grâce à l’action des mères de
famille? On peut, également, faire beaucoup mieux sur le traitement
des faits divers. Nous avons très rapidement tendance, surtout nos
hiérarchies, à considérer qu’un fait divers qui se passe en Seine-SaintDenis est un phénomène de société. Alors qu’un fait divers équivalent
qui se passe en Corrèze n’est pas un phénomène de société mais un
simple fait divers. On va donner du sens à quelque chose qui n’en a pas
forcément, un sens négatif en l’occurrence. Dernière chose, signe que,
pour moi, les choses changent, un autre colloque a lieu, organisé par
68
Comment parler autrement des banlieues ?
« Trace télévision », sur un sujet très proche du nôtre, auquel participe
TF1 et beaucoup d’entreprises privées. TF1 est le média qui a le plus de
difficultés en banlieue pour une multitude de raisons. Les journalistes
de TF1 ont compris qu’ils ne pouvaient plus continuer à travailler comme
ils le faisaient, que leur image était catastrophique, qu’ils ne bougent
pas pour des raisons éthiques ou morales, mais qu’ils bougent pour des
raisons commerciales et je pense que c’est le moteur le plus efficace.
Ainsi, quand TF1 bouge, je pense que beaucoup de gens derrière vont
aussi évoluer. Le secteur privé peut aussi avoir un rôle majeur dans
l’évolution de l’image des quartiers.
Jérôme Bouvier
On a tous le sentiment, à l’issue de ce type de débats, qu’il n’existe
pas de réponse aux crises. Cependant, je pense qu’il existe une réponse
à l’information de qualité. La question étant évidement le fossé
persistant entre les journalistes, les médias et la confiance des citoyens
globalement, pas seulement dans les quartiers. Je pense que la seule
réponse possible est la question du temps. On ne peut pas avoir une
information de qualité s’il n’y a pas de temps et le combat que doivent
mener les journalistes est d’obtenir le temps nécessaire pour cette
information de qualité. Cela donne au moins un chemin pour répondre
aux questions sur le rapport des médias avec la banlieue.
69
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 2 – Les discours sur les banlieues :
qui parle des banlieues et comment ? qu’en pensent les habitants ?
Table ronde 2 – Les discours sur les
banlieues : qui parle des banlieues
et comment ? qu’en pensent les habitants ?
Modérateur : Christian de la Guéronnière, directeur de l’agence IDcommunes
Participent à la table ronde :
Pierre Cardo, député-maire de Chanteloup-les-Vignes, vice-président de l’association
des maires « Ville & Banlieue de France », membre du Conseil national des villes
Claude Dilain, maire de Clichy-sous-Bois, vice-président de l’association des maires
« Ville & Banlieue de France »
Stéphane Meterfi, président de l’association «Débarquement Jeunes»
Marcela Perez, coordinatrice de l’association « Permis de vivre la ville»
Christian de la Guéronnière,
directeur de l’agence IDcommunes
Comme nous l’avons vu ce matin, il existe une dominance du discours stéréotypé négatif. Nous n’allons pas revenir, au cours de cette
deuxième table ronde, sur tous ces clichés qui composent cette représentation sociale dominante, mais plutôt essayer de voir :
• Quel impact ce discours peut-il avoir sur les personnes qui vivent,
qui travaillent, qui animent ces territoires?
• Qu’est-ce qui est fait par un certain nombre d’acteurs, d’institutions,
de représentants et de simples habitants pour produire des discours
alternatifs et pour faire en sorte que ce changement de regard soit
effectif?
• Comment ce regard peut-il être concrètement changé?
70
Comment parler autrement des banlieues ?
Présentation des intervenants
Pierre Cardo et Claude Dilain viennent de publier un livre qui
donne un peu d’espace à ces discours alternatifs sur la banlieue, à la réalité du travail de terrain d’un élu : Deux maires courage.
Stéphane Meterfi, président de « Débarquement jeunes », l’association est née de circonstances dramatiques, avec le décès du frère de Stéphane Meterfi, il y a une quinzaine d’années. Au lieu de dépenser son
énergie dans la révolte et la violence, Stéphane a préféré la canaliser
dans une association pour montrer et changer le regard de la banlieue.
Marcela Perez vous nous avez déjà un peu parlé ce matin du Lexik des
cités, qui est un projet que vous avez accompagné. Plus généralement,
vous animez l’association « Permis de vivre la ville », qui œuvre depuis
vingt ans dans le quartier du Bois Sauvage (Evry), dans l’optique de favoriser les projets de jeunes qui ont de l’énergie, l’envie d’exister et de faire
valoir un certain nombre d’atouts.
Pour commencer, il serait intéressant que chacun livre en quelques
mots ce qu’est l’impact de ce discours stéréotypé sur la banlieue pour
les personnes qui y habitent et qui y travaillent. En effet, j’ai été frappé,
en préparant cette table ronde, que l’on parle de mépris de personnes
qui s’écartent de choses qui sont assez graves et qui semblent être le
quotidien, en tout cas tel qu’il est vécu, des personnes en banlieue, que
l’on a tendance à ne pas voir ou à ne pas vouloir voir.
Quel est l’impact de ce discours stéréotypé sur la banlieue pour les
personnes qui y habitent et qui y travaillent?
71
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 2 – Les discours sur les banlieues :
qui parle des banlieues et comment ? qu’en pensent les habitants ?
Marcela Perez
Coordinatrice de l’association « Permis de vivre la ville »
C’est vrai qu’au niveau des discours médiatique et politique, il est
intéressant de se poser la question sur le retour d’image. Mais le retour
d’image reçu par le « commun des mortels » engendre un discours qui
inspire la peur, qui amène à craindre l’inconnu qui serait cet habitant de
banlieue, à construire une vision de ce qu’est la banlieue et de ce qu’est
la jeunesse dans les banlieues. Ainsi, lorsque ce commun des mortels
croise des jeunes issus de ces cités, il a un regard et une attitude dictés
par une crainte. Je l’ai en tout cas vécu plus d’une fois, lors de sorties à
Paris, avec un groupe d’enfants de la cité. C’est mignon, c’est petit, ça
rigole. Cinq ans plus tard, ces enfants deviennent des adolescents et on
se rend compte qu’ils ne rentrent pas partout, beaucoup de magasins
n’acceptent pas que les jeunes arrivent en groupe et celui qui interdit
cette entrée dans l’un de ces magasins ressemble physiquement aux
jeunes que l’on accompagne. Nous sommes vraiment au cœur d’un sujet
que nous avons souhaité traiter, qui était notre moteur sur le projet du
Lexik, un projet important, trois ans de travail. Ainsi, par l’intermédiaire
de ce projet, nous avons aussi voulu montrer à ce Français « lambda »
une autre image de ce que peuvent être les jeunes des cités.
Christian de la Guéronnière
Ces images heurtent le quotidien des personnes qui habitent dans
les quartiers.
Quel est l’impact de ce discours stéréotypé sur la banlieue pour les
personnes qui y habitent et qui y travaillent ?
72
Comment parler autrement des banlieues ?
Stéphane Meterfi
Président de l’association « Débarquement Jeunes »
C’est vrai que l’on nous regarde comme des martiens, des personnes
sauvages… Cela fait partie, pour certains, d’une fierté, pour d’autres, c’est
dur à porter. Le plus dur est de trouver un travail, un stage, de sortir de
ces quartiers, de donner tout simplement à voir une autre image. C’est
notre combat de tous les jours, nous sommes résignés car ces quartiers
sont notre adresse. Il y a ceux qui s’en servent intelligemment, qui en profitent. C’est parfois très dur d’être mal regardé, c’est comme un handicap.
Lorsque l’on effectue des sorties, on s’arrête à l’aire de repos, pour faire
une pause, la police arrive immédiatement pour voir ce qui se passe…
Changer cette image va être très difficile, cela va demander beaucoup de
travail. C’est dur pour rentrer en discothèque, pour les lieux de loisirs en
général, mais aussi pour trouver du travail.
Christian de la Guéronnière
En tant qu’élu, vous êtes en charge de changer le quotidien des jeunes
de banlieue. Partagez-vous l’impact de ces discours?
Pierre Cardo
Député-maire de Chanteloup-les-Vignes, vice-président de l’association des maires
« Ville & Banlieue de France », membre du Conseil national des villes
Le discours dominant a été renforcé par des événements fortement médiatisés, car le problème est que l’on retient principalement
73
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 2 – Les discours sur les banlieues :
qui parle des banlieues et comment ? qu’en pensent les habitants ?
Pierre Cardo
les images fortes, et que les médias ont tendance à exploiter cela au
maximum. A partir de là, cela marque et influence les esprits extérieurs
par rapport à l’image que l’on a de nous - je fais partie de ces habitants.
Cela a aussi un impact sur l’image de soi, pour les jeunes et les adultes,
et c’est très dur à vivre par moment. Le problème est que, généralement,
c’est une minorité qui donne la mauvaise image, mais cela touche la
majorité, ce qui influe par la suite sur les difficultés rencontrées pour
trouver du travail, avoir un stage. Certains changent d’adresse pour essayer d’avoir une chance supplémentaire. Il en va de même pour l’éducation, avec toutes les demandes de dérogation, les départs dans le
privé, dans des établissements aux alentours. De plus en plus, lors d’un
programme de restructuration urbaine, il faut arriver à persuader les
parents qu’il est possible pour leur enfant de réussir dans une école de
cette ville. Tout le monde veut mettre son enfant ailleurs et nous n’avons
pas toujours les moyens suffisants pour lutter. Il existe quand même
des possibilités de faire des choses positives - je pense notamment à
toutes ces expérimentations que l’on est capable de mener. Il est important de montrer les réussites, d’en faire la preuve en en tenant compte
dans les conseils municipaux, de les mettre en avant, et de faire en sorte
que toutes ces initiatives de quartier puissent aussi être médiatisées.
Christian de la Guéronnière
Il n’a pas d’étiquette politique. Est-ce que vous partagez les propos
de Monsieur Pierre Cardo?
74
Comment parler autrement des banlieues ?
Claude Dilain
Maire de Clichy-sous-Bois, vice-président de l’association des maires
Ville & Banlieue de France
Vu de l’intérieur, ces images stéréotypées entretiennent une
condamnation forte de la population pour toutes les raisons qui ont
été décrites, et on a même parlé de handicap. Moi qui ne suis pas
spécialement jeune et pas spécialement bronzé, je peux vous dire qu’il
n’est pas facile de se promener avec une voiture immatriculée 93. On me
demande parfois deux pièces d’identité lorsque je fais un chèque.
La colère a aussi une autre origine. Les gens ne se reconnaissent pas
dans les images stéréotypées. A l’occasion des Rencontres territoriales
que nous avons faites avec Fadela Amara, nous avons interviewé
un certain nombre d’habitants. L’un d’entre eux disait « je n’ai pas
l’impression qu’ils parlent de moi et de ma vie », et la colère provient
peut-être de là, mais aussi de la volonté de prendre la parole, car si les
autres parlent de moi sans que je me reconnaisse, autant que je parle
moi-même.
Christian de la Guéronnière Ainsi, nous pouvons dire que la situation d’aujourd’hui donne envie
de parler, de s’exprimer. Laura Desjardins, qui a rédigé un mémoire sur
vos discours, vous a identifié comme le porte-parole du discours des
banlieues, ce qui signifie que la banlieue a des choses à dire. Qu’est-ce
que la banlieue a à dire aujourd’hui ?
75
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 2 – Les discours sur les banlieues :
qui parle des banlieues et comment ? qu’en pensent les habitants ?
Claude Dilain
C’est là que réside toute la difficulté. A la fois, on ne peut pas nier ce qui
va mal et en même temps il faut expliquer que c’est compliqué. C’est tout
le problème du discours sur la banlieue, il ne doit jamais être simple, pour
ne pas tomber dans le stéréotype. Le rôle des maires est d’expliquer que
c’est compliqué, non pas parce que les problèmes sont extrêmement difficiles, ce sont des problèmes socio-économiques habituels, mais parce que
ce sont des problèmes imbriqués les uns aux autres. On ne peut pas parler de logement sans éducation. On ne peut pas parler d’éducation sans
culture… Il faut du temps pour expliquer cela. Je me refuse à répondre
positivement à ce type d’invitations : « Monsieur le maire de Clichy, voulez-vous parler, deux ans après la révolte sociale de Clichy-sous-Bois ? Mais
vous aurez une minute trente. » Je ne sais pas le faire. Notre problème est
de ne pas tomber dans l’excès, pas d’angélisme, pas de caricature de ce qui
va mal, et surtout, il est nécessaire de pouvoir prendre le temps. Je disais
au journaliste de La locale, qui est intervenu ce matin, que j’y suis passé
peu de temps après les évènements, j’ai eu une heure à la télévision pour
parler et j’ai eu le temps d’expliquer les choses.
Pierre Cardo
C’est vrai qu’en une minute trente, on ne peut rien expliquer. Il faut
aussi se dire que dans les années 1980 et 1990, ceux qui acceptaient de
parler devant les médias étaient soit des personnes non éduquées soit
des jeunes qui avaient un problème existentiel, comme c’est souvent
le cas dans les quartiers. Depuis que les médias se sont fait « secouer »
dans les quartiers, c’est moins fréquent. Dans les discours négatifs, il y
76
Comment parler autrement des banlieues ?
avait des personnes qui travaillaient ou habitaient dans les quartiers.
Et compte tenu de ce qui s’est passé, elles sont vite passées pour des
martyrs ou des héros, ce qui a contribué aussi à en rajouter une couche.
Il existe aussi des acteurs positifs et c’est tout cet ensemble qu’il faut
gérer. L’objectif est quand même de réguler les tensions, ce qui n’est pas
toujours simple.
Christian de la Guéronnière
Mais quels sont alors les discours alternatifs ? Qu’est-ce que vous
avez envie d’exprimer ? Et pourquoi avez-vous le sentiment d’être parfois inaudible ?
Pierre Cardo
Il existe différentes problématiques. Il y a le problème de la banlieue
en termes d’image, mais il y a aussi celui des moyens dont on dispose
pour assurer à tout le monde des chances de réussite, un service public
de qualité. Et il est très difficile de s’exprimer sur le problème financier
car nous ne sommes que des maires de banlieue et nous n’avons pas
beaucoup de pouvoir face aux autres maires des grandes villes. Ce
sont des choses que l’on essaie d’exprimer par le biais d’associations.
Nous avons envie d’assurer la même qualité de service que dans des
communes voisines, ce qui n’est pas tout à fait le cas. Ensuite, il faut
que nous ayons un discours plus pédagogique. Quand on nous laisse
parler, il faut que nous puissions exprimer toutes les problématiques
dont souffrent nos villes et en même temps parler des aspects positifs
77
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 2 – Les discours sur les banlieues :
qui parle des banlieues et comment ? qu’en pensent les habitants ?
Pierre Cardo
que nous sommes capables de développer. Par exemple, nous avons
la seule crèche ouverte 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, en plein cœur
des quartiers, avec une publicité qui a été effectuée par les médias. Son
existence s’explique par les actions entreprises par les fondations qui
financent ce type d’initiative, et maintenant, j’ai des communes autour
- qui sont résidentielles - qui acceptent d’envoyer leurs enfants en plein
cœur du quartier car c’est la seule prestation de service disponible. Je
pense que ce sont des actions constructives. Au niveau de l’emploi,
nous sommes leaders sur les entreprises d’insertion, les structures de
Maisons de l’emploi, etc., par rapport aux villes voisines qui sont donc
obligées de s’agglomérer à nous car, sinon, elles ne disposeraient pas
des mêmes types d’actions. Toutes les réussites en matière d’insertion
et d’emploi servent le discours positif et les médias s’y intéressent à un
moment donné. Ce sont donc toutes les actions que nous menons avec
les associations, les acteurs locaux, qui permettent, à un moment donné,
de contrer ce discours stigmatisant. Nous avons besoin de faits concrets
pour mieux nous exprimer. Nous ne pouvons pas contester notre vécu et
les raisons pour lesquelles nous exprimons certaines convictions, car en
face de nous, nous avons des personnes qui ont l’art de nous expliquer
comment les choses fonctionnent et qui pourraient très bien se passer
de ce que nous réclamons.
Claude Dilain
Le meilleur moyen de lutter contre les stéréotypes, c’est de laisser
la banlieue s’exprimer. Il est dès lors important de commencer la lutte
contre le stéréotype disant que ces personnes de banlieue ne savent
s’exprimer que par la violence, car elles ont une réserve de vocabulaire
très faible. Alors que lorsque les marins pêcheurs font de la violence, on
78
Comment parler autrement des banlieues ?
ne dit jamais qu’ils sont illettrés… Je pense que la banlieue s’exprime de
manière extrêmement riche. Prenons l’exemple de l’opération « Clichy
sans clichés », réalisée sur le thème de la photographie. En plus des
photographies, nous avions demandé aux Clychois d’écrire des phrases,
cela n’a malheureusement pas été médiatisé. Certaines d’entre elles
étaient très belles ; lorsque l’on lisait ces phrases, tout avait été dit. Il est
obligatoire de laisser s’exprimer les personnes de banlieue, de favoriser
cette expression. La meilleure façon pour le maire de changer l’image
ou le regard des autres, c’est de changer la réalité. Le travail du maire
est de se battre au jour le jour pour que l’on nous donne les moyens de
changer cette réalité, et laissons la banlieue s’exprimer!
Christian de la Guéronnière Nous allons donc écouter la banlieue s’exprimer. Marcela Perez, vous
avez justement pris ce parti en soutenant et en coordonnant ce Lexik des
cités, en vous emparant de ce qui peut être un facteur de stigmatisation,
à savoir ce langage des cités. Vous avez réalisé un vrai travail de linguiste
pour montrer toute la complexité, la richesse, la revendication présentes
derrière tout cela.
Marcela Perez
On nous a posé souvent la question de qui était le public ciblé par
cet ouvrage. Finalement, a posteriori, puisque nous avons voulu traiter
des stigmatisations, nous nous sommes adressés à tout le monde. Cet
ouvrage a été acheté par tous les milieux. Cela permet aux personnes
79
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 2 – Les discours sur les banlieues :
qui parle des banlieues et comment ? qu’en pensent les habitants ?
Marcela Perez
des quartiers de pouvoir répondre à la parole dominante, que ce soit
celle des médias ou celle des politiques. Quand nous avons entendu les
propos « Il faut nettoyer la banlieue » et la colère que cela a engendrée,
il ne nous semblait pas possible de riposter, de répondre à ces propos,
de faire avancer une vision alternative. Au contraire, la colère a conduit à
des dégâts beaucoup plus importants que l’on n’aurait imaginé, car tout
le monde a été surpris des dérapages survenus dans certains quartiers.
Comment répondre de manière apaisée à ce retour d’image blessant?
Nous n’avons pas assez travaillé sur les stigmatisations et notamment
l’impact qu’elles peuvent avoir sur les jeunes en construction.
Contrairement à l’adulte qui peut y faire face, qui peut faire face à un
discours politique car il connaît la position politique du politicien donc
il sait à quoi s’en tenir… Lorsque l’on est en construction et que l’on ne
comprend pas pourquoi le regard se détourne, pourquoi l’on a peur de
soi, peut-être parce que l’on est habillé ainsi et que l’on parle de telle
manière... Je souhaiterais que l’on intègre dans nos réflexions cette idée
de « jeune en construction ».
Il est important de continuer à travailler sur des projets comme le
nôtre, dont l’impact nous a dépassés, et dont on parle. La découverte
la plus intéressante sur ce projet, c’est de réaliser que ces jeunes parlent
du Français ancien, avec des mots qui paraissent aujourd’hui barbares.
Ces jeunes ont des racines profondes dans ce pays, tout en acceptant
d’accueillir des racines d’ailleurs. Nous sommes dans une certaine
mouvance, et on a une culture à promouvoir, qui est valorisante, qui
est riche, il faut renverser les images mais pas de manière frontale, il
faut détourner le problème. Mais je pense que quand le commun des
mortels compare la vision de la banlieue qu’il s’est forgée à coups de
médias, d’images de voitures brûlées, avec un ouvrage ou toute autre
initiative, il se dit qu’il existe un décalage avec ce qu’il a vu avant et se dit
qu’on lui a vendu une image qui n’est peut-être pas la bonne.
80
Comment parler autrement des banlieues ?
Christian de la Guéronnière On revient donc à cette question qui consiste à changer le regard, à
présenter une autre vision des choses.
Stéphane Meterfi, depuis quinze ans, votre association porte toutes
sortes d’initiatives, dans le but que le regard change et que les acteurs se
rencontrent. Est-ce la clé pour vous ?
Stéphane Meterfi
Au départ, on ne se connaissait pas entre les différents acteurs.
Je ne savais pas qu’un policier avait une famille, je croyais que c’était
« robocop ». Je ne savais pas qu’un pompier ne venait pas que pour
éteindre le feu, qu’il a d’autres fonctions. A un moment donné, la seule
façon de reconstruire quelque chose était le dialogue, et la chose
essentielle pour les responsables, les élus, etc., est de faire confiance.
On nous a toujours regardés négativement, on parle toujours de nous
négativement. Avec tout ce qui s’était passé dans les banlieues, avec les
émeutes, je me sentais un peu responsable car j’étais un peu le porteparole de ce qui se passait dans les quartiers de la banlieue de Rouen.
Je ne pouvais pas embarquer les jeunes sur une pente violente mais
je ne connaissais pas la police, je ne savais pas ce qu’étaient les services
publics. Pour nous, l’État, c’était l’ennemi. Nous ne connaissions pas les
dispositifs qui existaient pour nous. L’information ne venait pas à nous.
Nous ne savions pas, parce qu’on n’avait pas envie de nous parler, ou on
avait peur de nos réactions. C’est en rentrant chez nous que nous avons
découvert un dispositif qui s’appelle « Défi jeunes » : on nous a dit que
nous pouvions organiser une fête, on nous a demandé de prouver ce
81
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 2 – Les discours sur les banlieues :
qui parle des banlieues et comment ? qu’en pensent les habitants ?
Stéphane Meterfi
que nous étions capables de faire. Donc, des personnes s’intéressaient à
nous, l’État s’intéressait à nous par le biais de ce dispositif, ce qui change
déjà beaucoup de choses. Car à l’époque, l’État nous proposait de nous
emmener à la ferme mais nous n’étions pas intéressés, nous ne voulions
pas aller à la ferme.
Nous sommes rentrés dans le dispositif « Défi jeunes », on nous a fait
confiance. A l’époque l’agglomération de Rouen comportait 33 maires
et un seul nous a répondu, juste pour avoir une salle pour réaliser une
fête. Tout commence donc par la confiance, par l’encadrement, pour
nous aider à évoluer, à apprendre à se connaître, car c’est comme cela
que l’on met en place le dialogue. Nous avons donc mis en place des
rencontres dans le quartier avec les institutions. Le plus important est
l’accueil. Si nous avions été mal accueillis à la mairie ou dans un service
public, nous n’y serions peut-être jamais allés ou retournés. Nous avons
donc commencé comme cela. Nous nous sommes penchés sur le sport.
Il suffit d’un simple ballon de foot pour attirer une trentaine de jeunes.
Il ne faut donc parfois pas beaucoup, mais il ne faut pas avoir peur, et
nous faire confiance. Par la suite, nous avons rencontré des personnes
extraordinaires comme l’Abbé Pierre, que nous ne connaissions pas
auparavant.
Nous avons donc construit cette fameuse fête dans l’après-midi.
Nous avions organisé les transports, nous nous étions organisés avec nos
professeurs, les éducateurs, la mairie qui nous regardaient autrement : la
confiance, l’écoute, l’accompagnement. C’était notre projet et nous ne
voulions pas qu’on nous le transforme, il a été accepté sans modifications.
Plus d’un an après, nous avons créé une association, je ne savais pas que
j’allais réaliser tout ce chemin, et cela fait maintenant quinze ans que je
suis dedans.
82
Comment parler autrement des banlieues ?
Questions/remarques de la salle
Denis Mercier,
Ville d’Arcueil Dans un tel contexte, y a-t-il une différence entre un maire de droite
et un maire de gauche dans le fonctionnement politique de vos villes?
Il existe beaucoup de zones urbaines sensibles dans les banlieues,
que pensez-vous du projet de Grand Paris ?
Pierre Cardo
Il me semble que l’on a des combats communs, que l’on vit des
choses ensemble, on a le même amour de notre ville, on a les mêmes
problématiques, donc il ne s’agit pas d’une question de droite ou de
gauche, mais d’une question de convictions et de révolte face à l’injustice.
Une dame
J’ai l’impression, par rapport à ce que disait Marcela Perez sur les
médias et le regard des jeunes, que le regard produit par les médias
est vraiment « le jeune stigmatisé », et lorsque l’on propose un regard
plus décalé, « le jeune qui se comporte bien, qui sait bien s’exprimer…»,
ce n’est pas intéressant car le jeune se comporte de manière banale.
Alors que le processus qui a fait que ce jeune en est arrivé à ce point
83
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 2 – Les discours sur les banlieues :
qui parle des banlieues et comment ? qu’en pensent les habitants ?
Questions / remarques de la salle
est très important, on laisse peu de place dans les médias à ces jeunes
qui ont acquis la capacité de s’exprimer d’une manière plus conventionnelle. Je pense qu’en banlieue, on a aussi le droit d’être et de
devenir exceptionnel. On a besoin de confiance, et également de
travailler l’exigence, ce qui est nécessaire car, en banlieue, on n’exige
pas. On dit constamment à ces jeunes que c’est très compliqué pour eux,
on leur conseille de suivre une filière allégée… Par conséquent, on se
retrouve avec des jeunes qui ont un niveau de culture générale de plus
en plus allégé. Il est important d’aller dans les banlieues et d’effectuer un
véritable accompagnement éducatif. Ce sont des jeunes comme on en
voit partout et ils sont demandeurs de cette exigence. On trouve extraordinaire quand un jeune a un bac +3 à la fac mais il faut plus d’exigence.
Christian de la Guéronnière
Vous, Stéphane Meterfi, vous avez aussi cette exigence dans les actions que vous menez. Pouvez-vous nous en décrire certaines ?
Stéphane Meterfi Nous avons décidé de parler aux petits frères d’amis qui n’avaient
plus d’espoirs. Nous sommes allés les rencontrer à l’école, car c’est là que
l’on peut les trouver, avec la police, les pompiers, les magistrats. Nous
allons régulièrement dans les écoles pour effectuer un petit sketch en
jouant le rôle d’une personne volant le sac d’une personne âgée, dans le
but de montrer toutes les conséquences et le rôle des institutions. Ces
actions sont réalisées dans l’optique de changer le regard des jeunes sur
84
Comment parler autrement des banlieues ?
les acteurs qui les entourent : ils vont dire bonjour au policier qui est
venu… Nous valorisons des initiatives de proximité, comme la « Nuit des
trophées », car nous avons besoin de modèles. On nous parle toujours de
Zidane par exemple, mais on oublie qu’à côté de soi, un ami a monté son
entreprise de maçonnerie. Ce genre d’initiatives est à mettre en valeur. Il
ne faut surtout pas oublier nos parents, nos mères. Beaucoup de jeunes,
au début, me traitaient de « balance » parce que je venais avec des
policiers ou des pompiers. En ce qui concerne l’exigence, il est important
de savoir surmonter la haine et ne pas venir uniquement lorsque la
situation est « à problèmes ». Au début, nous étions appelés dans les
écoles lors de problèmes et nous avons décidé d’y aller même quand
il n’y en avait pas. Et c’est ce qui paie sur le long terme : la constance.
Je suis fier de voir que certains jeunes autour de moi ont étudié, trouvé
du travail…
Marcela Perez
Les habitants des banlieues ont le droit de devenir exceptionnels
mais il est essentiel pour cela de travailler l’exigence. Les jeunes sont
exclus ou s’excluent d’eux-mêmes de certaines filières parce que seules
des solutions de rattrapage leur sont proposées. Deux des co-auteurs
du Lexik sont passés par l’école de la deuxième chance, une a ensuite
suivi des études à l’université. Alors que les jeunes sont demandeurs
d’exigence, un accompagnement éducatif de qualité doit absolument
se mettre en place pour qu’une formation à bac +3 cesse d’être un fait
d’exception.
85
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 2 – Les discours sur les banlieues :
qui parle des banlieues et comment ? qu’en pensent les habitants ?
Questions / remarques de la salle
La coordinatrice du programme « Envie d’agir »,
mission « Engagement et initiatives des jeunes » au ministère de la Santé,
de la Jeunesse et des Sports Ce programme est dédié à l’engagement et l’initiative des jeunes ;
je crois que ces deux termes sont particulièrement importants dans la
façon de parler de la banlieue et d’interagir avec les jeunes qui habitent
dans ces banlieues. Il faut tisser une relation de confiance, ce qui n’est
pas toujours facile car les blocages existent de part et d’autres. En effet,
ce travail est à faire pour les institutions, il s’agit de réfléchir comment
engager le dialogue avec les jeunes et de mettre à mal la représentation
trop stéréotypée que nous pouvons en avoir. Donc, la confiance d’une
part, l’exigence de l’autre, sont essentielles. L’exigence qualitative repose
en partie sur la tension, la motivation des jeunes pour les projets qui les
intéressent et qui viennent d’eux. La politique de la jeunesse va dans
ce sens en promouvant et en aidant les jeunes à s’exprimer à partir de
leurs centres d’intérêts, dans leur diversité, que ce soit dans le domaine
culturel, celui de la création d’entreprise, du développement local. Cette
tension permanente entre exigence et confiance enrichit tout le monde.
J’invite toutes les collectivités locales, le service de jeunesse et de sports,
les associations… à avoir une véritable relation d’ouverture, une attitude
d’écoute et de prise de risques à adopter. Il faut laisser la barre aux jeunes
car c’est dans ce contexte qu’ils se construisent.
Une personne de l’Union sociale pour l’habitat
Je voudrais poser une question à Stéphane Meterfi. Comment vous
considèrent les jeunes (petits et grands frères) autour de vous ? Est-ce
86
Comment parler autrement des banlieues ?
que vous vous sentez en difficulté, dans des quartiers où il existe des
enjeux de drogue ? Avez-vous un rôle privilégié ?
Stéphane Meterfi
J’ai mon histoire derrière, il est évident qu’il existe du respect dans les
relations que j’ai avec ceux avec qui j’ai grandi. Ce respect se cultive. Les
personnes savent qu’elles peuvent venir me voir pour un contact avec
un policier, avec une assistante sociale… Je sers de passerelle. Il est important d’être vrai, je ne trahis pas. Il est cependant parfois dur de porter
les espoirs de tous. On est jalousé, on donne envie. Mais j’accompagne
et ce qui m’intéresse, c’est que certains « grands frères » ont beaucoup
évolué et m’ont aidé à faire évoluer les plus jeunes. Les mentalités ont
évolué, les enfants d’aujourd’hui sont plus durs que ceux d’hier. Cependant, j’ai confiance dans les institutions parce que je peux en témoigner,
il n’y a pas « que du vent », l’envie d’avancer est bien présente.
Une coordinatrice de quartier à Aubervilliers
Vos témoignages sont très intéressants et je retiendrai confiance
et exigence. J’irais même plus loin en insistant sur la notion de temps
et de pérennisation des actions. Quand on parle de revoir le rôle
des institutions et de leurs exigences, du casse-tête pour remplir
des dossiers de subvention… Il faut pouvoir mener des actions à
long terme. Les institutions et les élus sont responsables de la
complexité des dispositifs actuels. Les élus doivent se battre pour
rattraper une ségrégation spatiale organisée depuis des années et
87
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 2 – Les discours sur les banlieues :
qui parle des banlieues et comment ? qu’en pensent les habitants ?
Questions / remarques de la salle
en même temps, il est nécessaire d’évaluer les actions de manière
qualitative, d’assurer un suivi des actions.
Marcela Perez
En ce qui concerne l’exigence, il faudrait aussi demander à l’institution la confiance et l’écoute nécessaires, y compris quand le dispositif
n’existe pas. Je me souviens d’avoir frappé à différentes portes pour parler de la difficulté des jeunes filles dans les quartiers et je n’ai trouvé que
des portes fermées car aucun dispositif spécifique n’existait. Les institutions devraient être alertées plus rapidement des problématiques naissantes. Elles n’ont pas toujours investi le terrain ; il serait bon d’instaurer
des indicateurs pour pouvoir faire remonter les informations. Mais on a
besoin d’un dispositif pour pouvoir en parler, échanger des opinions…
Malheureusement, ces dispositifs arrivent plutôt tard que tôt.
Christian de la Guéronnière
En effet, il existe un décalage dans l’action publique.
Claude Dilain L’attente et les frustrations sont tellement importantes dans certains
quartiers que la lenteur de l’action publique est, dans ce cas, quelque
chose de négatif. Sur le terrain, on ne voit aucun effet des actions
88
Comment parler autrement des banlieues ?
annoncées deux ans auparavant par le ministère de l’Intérieur. Cela crée
du scepticisme, on ne croit plus à l’institution. Les processus de
dégradation vont plus vite que des processus de réparation dans certaines
villes. Les effets de la politique de la ville sont trop lents comparés à
l’évolution sur le terrain, aux mécanismes naturels de pérennisation.
Présidente du Mouvement mondial des Mères de France Je connais bien Stéphane Meterfi et j’étais à sa soirée des trophées
qui a été absolument extraordinaire. Je voudrais attirer votre attention
sur les mères, ainsi que sur une autre conclusion de ce matin qui était de
concerter tous les acteurs de la politique de la ville. Il existe un décalage
entre ce que sont les mères et les difficultés que l’on a à vivre ensemble.
Les mères sont celles qui mettent au monde les enfants et qui leur
apprennent le monde, qui leur transmettent une vision du monde, avec
les pères. Parallèlement, on veut parler autrement des banlieues, on
veut mieux vivre ensemble. Comment cela se fait-il que l’on n’ait jamais
mis les mères à part égale, comme des interlocuteurs, pour trouver
des solutions pour mieux vivre ensemble? Pourquoi ne pas inviter les
parents, ce seront en général les mères qui vont venir, avec les acteurs
de la politique de la ville et les élus, pour discuter, évaluer les problèmes
d’incohésion, pour proposer des solutions ?
Il se trouve que j’ai mené une expérience de ce genre et c’est
extraordinaire de voir que les mères arrivent à trouver immédiatement
des solutions à la plupart des problèmes. Je souhaiterais vous inviter
à consulter les mères, à part égale, avec les spécialistes. Fadela Amara
disait que les mères sont les expertes des banlieues. Ces mères ont
l’impression de ne pas être entendues et autant les mères que les maires
ont un besoin réciproque d’instaurer le dialogue.
89
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 2 – Les discours sur les banlieues :
qui parle des banlieues et comment ? qu’en pensent les habitants ?
Questions / remarques de la salle
Pierre Cardo Effectivement, les mères jouent un rôle très important. Nous avons
refusé depuis plusieurs années d’exclure les parents des dispositifs. Je
pense que, depuis les années 1990, nous avons donné trop d’importance
aux rôles des jeunes dans les quartiers. Si l’on décide de s’appuyer sur
eux, on ne peut pas négliger l’autorité des parents. Avant le passage à la
loi Borloo, nous avions engagé des processus pour l’accueil des jeunes,
mais nous ne traitons jamais le problème d’un enfant sans impliquer
les parents. Aujourd’hui, une partie des problèmes se règlent et nous
sommes au courant de ce qui se passe car nous disposons de médiateurs
qui sont soit municipaux, soit associatifs, et qui sont, la plupart du
temps, des adultes et pas des jeunes. Sinon, cela voudrait dire que la
médiation sociale ne peut être effectuée que par les jeunes, ce qui est
une erreur fondamentale. Les adultes doivent retrouver une place dans
la cité. Par contre, il est important de remarquer que les adultes, depuis
plusieurs années, ont déserté l’espace public, et il en va de même pour
nos institutions, et nous-mêmes sommes dans nos locaux. Auparavant,
la plupart des personnes bénévoles dans les associations habitaient la
ville et cette situation est révolue. Ils ne s’occupent plus de leurs enfants,
de leurs voisins et c’est un véritable problème. Il parait donc clair que
si l’on souhaite établir une influence dans le quartier, il est nécessaire
de s’appuyer sur les habitants et pas sur une personne qui vient de
l’extérieur qui a, certes, la compétence, mais qui n’est pas du quartier.
Dans les temps éducatifs de l’enfant, il y a la famille, l’école, des lieux
associatifs, mais il y a aussi la rue et les médias. Les enfants qui posent
le plus de problèmes sont ceux qui passent le plus de temps dans
l’espace extérieur. Donc, l’une des missions importantes, à mener avec
les parents, est de reconquérir l’espace public. La police ne va pas revenir
dans les quartiers si nous n’avons pas un accompagnement qui est
90
Comment parler autrement des banlieues ?
préparé, si on ne lui apprend pas à travailler avec nous, avec les adultes
et avec les jeunes. C’est la pédagogie que nous suivons. Sinon, ce ne sont
pas les bonnes personnes (ceux qui traînent déjà dans la rue) qui vont
expliquer aux enfants le rôle de la police, de l’école… et ils ne vont pas
positiver leur rôle. C’est à nous de faire le discours et il faut se donner
comme mission la reconquête avec les habitants, jeunes, adolescents et
adultes, et c’est à nous de mettre en place les dispositifs. Les dispositifs
nationaux n’existent pas ou ne sont pas comme on le souhaite, c’est vrai,
et c’est pour nous une vraie galère, en tant que maire, de gérer tout ceci.
Mais il existe des initiatives ; je ne veux pas savoir si le dispositif existe ou
pas, on fait d’abord et on se débrouille après pour trouver l’argent. Il y a
un cocotier, je tape en bas et je vois ce qui tombe.
Christian de la Guéronnière Le temps est une donnée clé pour changer ce regard et nous allons terminer sur cette contradiction, il nous aurait fallu beaucoup plus
de temps pour aller au fond de ces questions, mais, en même temps,
il en faut aussi pour creuser le questionnement qui nous est proposé
aujourd’hui, en débouchant sur le rôle de la politique de la ville. Aujourd’hui, tous rassemblés à l’initiative de la DIV, je crois qu’il est intéressant que l’on aille au bout de cette logique pour voir comment, à travers
une réalité historique et sociale, à travers le rôle des médias, à travers le
rôle des différents acteurs de terrain, de politiques, d’associations, on
peut finalement déboucher sur cette trame, cette politique de la ville
qui doit aider, supporter tous ces changements nécessaires et est finalement, relativement en cours, si l’on en croit tout ce que vous avez dit.
91
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 3– Quel rôle la Politique de la ville
joue-t-elle dans le changement d’image des quartiers ?
Table ronde 3 – Quel rôle la Politique
de la ville joue-t-elle dans le
changement d’image des quartiers ?
Modérateur : Jean-Claude Luc, Conseil national des villes
Participent à la table ronde :
Nicolas Aucourt, chargé de mission auprès du préfet délégué à l’égalité des chances
du Rhône
Blanche Guillemot, directrice générale adjointe de l’Acsé
Jean-Luc Poidevin, directeur général délégué au logement de Nexity
Géraldine Kowalski, chef de projet politique de la ville à Villetaneuse
Jean-Claude Luc,
Conseil national des villes
Cette dernière table ronde est porteuse d’espoir puisque, après tous
les problèmes qui ont été évoqués aujourd’hui, la question est de savoir
ce que peut faire la politique de la ville pour aider à ce changement
d’image dans les quartiers.
Pour traiter de ces questions, nous avons réuni :
Géraldine Kowalski, qui est chef de projet politique de la ville à
Villetaneuse et qui a occupé précédemment les mêmes fonctions à
Périgueux.
Jean-Luc Poidevin, directeur général adjoint au logement de Nexity.
92
Comment parler autrement des banlieues ?
Blanche Guillemot, directrice adjointe de l’Acsé.
Nicolas Aucourt, chargé de mission auprès du préfet délégué à
l’égalité des chances du Rhône.
J’ai moi-même été, pendant une douzaine d’années, professeur
associé au Celsa2, qui est chargé des enseignements de communication
publique et notamment de communication autour de la politique locale. Je travaille aujourd’hui au Conseil national des villes qui a instauré,
l’année passée, un groupe de travail sur ces questions. Beaucoup de
choses ont été dites aujourd’hui et nous allons nous retrouver maintenant devant la question la plus difficile : que faire ?
Nous allons d’abord demander à Madame Kowalski de nous parler
de certaines actions qui peuvent contribuer à ce changement d’image.
Géraldine Kowalski,
Chef de projet politique de la ville à Villetaneuse
Je suis chef de projet à Villetaneuse depuis novembre 2005, une date
qui a apparemment suscité de nombreuses vocations dans les parcours
professionnels des intervenants.
Je vais vous présenter quelques éléments de contexte pour
vous présenter la ville sur laquelle j’interviens et vous permettre de
comprendre les projets développés dans le cadre de la politique de la
ville.
Villetaneuse est une petite commune du nord de la Seine-Saint-Denis
qui compte 11 000 habitants. Elle est engagée dans une dynamique
2 École des Hautes Études en sciences de l’information et de la communication, Paris Sorbonne
93
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 3– Quel rôle la Politique de la ville
joue-t-elle dans le changement d’image des quartiers ?
Géraldine Kowalski
d’agglomération : la communauté d’agglomération Plaine Commune,
depuis 2000. Villetaneuse possède une importante université qui joue
un rôle significatif en termes d’image de la ville et de cohésion. Nous
avons deux opérations de rénovation urbaine, qui ont pour ambition de
transformer le fonctionnement urbain en profondeur et donc l’image
véhiculée par la ville, avec des problématiques autour du désenclavement
(arrivée du tramway), de la diversification de l’habitat et de la population
(75% de logements sociaux), et enfin de l’unification du nord et du sud
de la ville, la ville étant très morcelée malgré sa petite taille. Ce territoire
est concerné par la politique de la ville depuis 1994 et a connu l’ensemble
des dispositifs qui existent en matière d’aménagement urbain,
d’éducation, de prévention de la délinquance… La politique de la ville
pour Villetaneuse est conçue comme une politique de développement
local plus qu’une politique ciblée en direction de tel ou tel quartier. Cela
s’explique par la taille de la ville et par l’uniformité des problématiques
des populations et des formes urbaines qui composent notre ville. On
se positionne sur l’ensemble de la ville en faisant de la politique de la
ville un vrai projet de ville et un enjeu de cohésion sur l’ensemble du
territoire. C’est la ville dans son ensemble qui souffre d’une image
stigmatisée, plus que certains quartiers, même si certains quartiers
suscitent plus de débats que d’autres. Dans le cadre du Cucs, plusieurs
enjeux ont été définis dont deux concernent l’image et l’évolution de
l’image de Villetaneuse :
• Un enjeu de cohésion interne : comment faire pour que les habitants
s’approprient leurs quartiers et que ces derniers soient porteurs
d’une image positive ?
• Un enjeu extérieur : comment valoriser ce territoire à l’intention de
nouveaux professionnels (de la santé notamment) ou de nouvelles
populations ? Comment le rendre attractif ?
Il s’agit donc d’une double préoccupation au niveau de l’image.
94
Comment parler autrement des banlieues ?
Les projets présentés ne sont bien sûr qu’une réponse partielle. Deux
projets sur le quartier Nord, Regards croisés et Jardins d’ouvrières, ont été
conçus comme des prétextes pour engager le débat avec la population
et se poser les questions de l’image que portent les habitants sur leur
territoire afin d’envisager les projets futurs de rénovation.
Regards croisés est un projet photographique initié en 2006, il est
aujourd’hui achevé. L’outil photographique est souvent un média
approprié pour engager le dialogue avec les habitants et parler du
territoire sur lequel ils vivent. L’action a été menée sur Villetaneuse,
en partenariat avec le collectif de photographes professionnels « Tendance floue ». L’enjeu était de croiser les regards entre des
professionnels de la photographie, qui ne connaissaient pas le territoire,
et des habitants, qui vivent depuis longtemps dans le quartier. Des
appareils jetables ont été distribués à des habitants (enfants des centres
de loisirs, femmes en réinsertion, des adolescents, professionnels
municipaux, personnes âgées d’un foyer…). Tous les deux mois, des
ateliers collectifs permettaient de discuter sur les choix des sujets des
photographies. Le débat était engagé sur le laid, le beau… L’objectif
était de monter une exposition en mairie et une projection photos sur
grand écran lors d’un festival de musique. Ce projet, aujourd’hui terminé,
était un prétexte pour engager le dialogue. Un nombre important de
personnes s’est mobilisé. La projection des photos au cours du festival
a fait venir un public varié. La couverture presse a été importante et un
certain nombre de personnes s’est intéressé à la ville.
Une mémoire collective s’est développée autour de ce projet et les
habitants se sont rendus compte que leur quartier pouvait intéresser des
personnes extérieures.
Jardins d’ouvrières Il s’agit d’un travail fait en commun avec une
association de Saint-Denis qui utilise l’abeille comme médiatrice entre
95
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 3– Quel rôle la Politique de la ville
joue-t-elle dans le changement d’image des quartiers ?
Géraldine Kowalski
les territoires et les habitants. Il y a, sur Villetaneuse, une tradition de
jardins ouvriers et l’idée était de revaloriser le patrimoine vert et de faire
redécouvrir aux habitants les potentialités de leur ville et les capacités
de transformation. Ce projet permet d’engager le débat sur la façon
dont on vit dans le territoire. Depuis 2007, des ruches ont été implantées
sur une friche urbaine d’abord, puis sur différents sites. Les habitants
ne soupçonnaient pas que ce type de ressources puisse exister dans
leur quartier. Parler du miel de Villetaneuse est symbolique en termes
d’images et permet de porter un autre regard sur le quartier.
Les impacts sont difficiles à évaluer, il s’agit d’actions ponctuelles qui
sont remises en cause chaque année (dépendantes des financements de
la politique de la ville) sans réelle continuité.
Ces projets ont permis d’instaurer le débat sur le type d’actions qui
peut être mené pour changer l’image des territoires. Même si la politique
de la ville ne peut subventionner que des actions ponctuelles, elle joue
un rôle très important et permet de transformer les façons habituelles de
travailler. La politique de la ville peut donc avoir un effet de levier pour
travailler autrement et pour se défaire des manières classiques d’action.
Jean-Claude Luc
Si j’ai bien compris, votre dernière initiative accompagne le projet
de renouvellement urbain. Cela nous permet de faire la transition avec
Monsieur Poidevin qui, en tant qu’opérateur immobilier, et grâce à ses
expériences antérieures, a un regard particulier sur la transformation de
ces quartiers. Il n’est pas envisageable de faire le procès des médias si, en
tant qu’acteurs de terrain, on ne peut pas mettre en valeur les ressources
du territoire.
96
Comment parler autrement des banlieues ?
Jean- Luc Poidevin,
Directeur général adjoint délégué au logement de Nexity
Je travaille depuis près de quatre ans à Nexity. J’ai en charge deux
pôles : je m’occupe du logement (DGA) et je suis également directeur
général délégué aux collectivités locales, et donc concerné par les
projets urbains.
J’ai été pendant quatre ans le directeur général de l’Epamsa3 (Seine
Aval) en région parisienne et par ce biais le directeur du GPV4 de Mantes/
Val Fourré. Dans l’équipe de l’Epamsa se trouvait également le directeur
du GPV de Chanteloup-les-Vignes. Cette expérience a été très utile pour
la suite de mon parcours à Nexity.
Avant d’aborder le point de vue d’un opérateur immobilier, je
souhaiterais vous faire part de ce que je retiens de cette expérience dans
des quartiers difficiles.
Quand on mène une action sur le terrain dans des quartiers
difficiles, on se rend compte que le changement d’image auprès des
populations extérieures à ces quartiers prend beaucoup de temps. On
constate un important décalage dans le temps entre les opérations de
renouvellement urbain et le changement effectif d’image du quartier.
J’ai constaté aussi que la communication est souvent contreproductive, en tout cas en ce qui concerne les médias grand public. Plus
j’ai cherché à communiquer pour valoriser les actions, plus j’ai régressé
et plus, finalement, je me suis aperçu que c’est le fond de commerce des
médias. Il peut être intéressant de mettre une opération en avant mais,
en contrepartie, cela souligne les problèmes existants. Il est compliqué
de gérer cette contradiction, cette ambivalence.
Pour avoir fait des enquêtes qualitatives, je me suis aperçu que les
gens du territoire avaient un complexe à habiter le quartier. J’ai remar3 Établissement public d’aménagement Seine Aval
4 Grand projet de ville
97
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 3– Quel rôle la Politique de la ville
joue-t-elle dans le changement d’image des quartiers ?
Jean- Luc Poidevin
qué une gêne, voire une culpabilité, à dire : « j’habite Mantes-la-Jolie »,
même pour les habitants extérieurs aux quartiers les plus difficiles. Cela
a suscité de nombreuses interrogations et je ferai un parallèle pour essayer de vous faire comprendre ce constat : lorsque l’on reçoit quelqu’un
chez soi, on fait en sorte de bien le recevoir, on s’attache à ce que l’état
des lieux soit convenable et on montre aux invités qu’on est heureux de
leur visite. En termes de communication et d’image des territoires, il faut
absolument travailler en lien avec les habitants et les populations pour
construire quelque chose de positif.
J’estime que le retour est toujours négatif quand on travaille avec
les médias grand public. J’ai donc décidé d’arrêter de travailler avec
eux, d’arrêter de communiquer et de revenir à des fondamentaux :
c’est-à-dire travailler sur des actions très concrètes, agir pendant
plusieurs années s’il le faut. Une fois que j’estime que j’ai un minimum
de choses permettant de montrer ce qui s’est fait, je cible des médias
professionnels qui s’intéressent plus au fond et à la méthodologie de
tout le travail accompli qu’aux résultats. Il existe un type de médias qui
s’intéresse à la méthode.
Quand on mène des actions concrètes, on s’aperçoit que la notion
du temps a une grande importance mais qu’elle angoisse. Quand on a
des actions à mener sur plusieurs années, cela ne sert à rien de chercher
à communiquer trop tôt. Cela ne sert à rien non plus de vouloir mener
des actions trop tôt lorsque la maturation du projet n’est pas complète.
En 2002, des projets de logements dans le Val Fourré se sont
concrétisés, en lien avec les institutions locales. Ces projets étaient en
maturation depuis longtemps mais on ne pouvait pas le faire plus tôt. Il
est indispensable d’accepter le temps de la maturation.
Quelles sont les conditions du changement d’image : ne vaudrait-il
pas mieux parfois ne pas communiquer ? En 2005, on n’a pas parlé du Val
Fourré et finalement ne serait-ce pas cela la meilleure communication ?
98
Comment parler autrement des banlieues ?
Parle-t-on du 16e arrondissement ? Des endroits où il n’y a pas soi-disant
de problèmes ? Des quartiers où il y a exactement les mêmes mécanismes
de communautarisme ? Pourquoi communiquer sur des choses particulières
dans les quartiers dits difficiles alors qu’on ne le fait pas ailleurs ? Ne s’agit-il
pas d’une « contre communication » ? Pourquoi met-on toujours en avant
des quartiers où il y a une vie sociale comme ailleurs ?
Je constate que moins on parle du Val Fourré mieux il se porte.
Les interventions médiatiques excitaient tous les acteurs (habitants,
institutions…). Les habitants de ces quartiers demandent la paix.
J’en viens à mon travail à Nexity. Ce n’est pas un groupe privé, pas
même le premier opérateur immobilier français, qui va changer tout
seul l’image de ces quartiers. Il s’agit d’un travail d’équipe, d’un travail
collectif.
S’il n’y a pas une impulsion des collectivités, une impulsion publique,
le privé ne va pas à lui seul bouleverser l’image, il n’est pas capable de
monter et réussir des opérations seul. Aujourd’hui, Nexity a 4 400 lots de
logement dans les quartiers Anru, il y a donc une implication très forte
de notre part. Il y a des quartiers où nous sentons que nous pouvons y
aller, parce que nous sentons une impulsion. Quand nous sentons cette
impulsion, nous sommes capables de venir très tôt dans ces quartiers,
d’engager des prospectives et de monter des projets concrets. Il s’agit
avant tout de répondre aux besoins des habitants de ces quartiers, de
s’inscrire dans une démarche d’accompagnement des collectivités et
de participer ainsi au changement d’image. Dans ce processus, il est
intéressant de noter qu’il s’agit d’un travail collectif.
Un opérateur privé, en règle générale, ne va pas dans ces quartiers
pour faire le métier qu’il fait habituellement. Il est nécessaire de
sensibiliser les équipes, de leur faire comprendre les enjeux. Elles doivent
commencer par découvrir ces territoires et s’y intéresser, elles pourront
ensuite participer à la mise en place de ce dispositif. Ce processus doit se
99
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 3– Quel rôle la Politique de la ville
joue-t-elle dans le changement d’image des quartiers ?
Jean- Luc Poidevin
concrétiser : cela commence par un exemple et le reste suit. Nous avons
réussi à accompagner les politiques publiques et en même temps nous
avons commencé à modifier l’image : un acteur privé communique par
rapport à ses opérations et, par conséquent, le seul fait qu’un opérateur
privé agisse dans ces quartiers a un impact sur la communication.
La commercialisation de ces projets n’est pas une commercialisation
comme on le fait habituellement. Elle nécessite un travail préalable :
trois à quatre mois avant, nous allons rencontrer les habitants pour
leur expliquer un certain nombre de choses, pour leur expliquer ce que
« devenir propriétaire » implique, afin de préparer la vente. J’ai pu noté la
fierté de toutes les équipes qui travaillent sur ces quartiers parce qu’elles
ont approché des territoires qu’elles ne connaissaient pas, qu’elles ont
travaillé sur des sujets qu’elles ne connaissaient pas et elles en tirent une
fierté. Il se répand une image modifiée de ces quartiers au sein de la
société et à l’extérieur.
Il n’est donc pas pertinent d’aller chercher les médias de façon
systématique.
Jean-Claude Luc
Vous nous ouvrez des perspectives encourageantes.
Blanche Guillemot,
Directrice générale adjointe de l’Acsé
L’Agence pour la cohésion sociale et l’égalité des chances a été créée
le 31 mars 2006, à la suite des évènements de l’automne 2005. L’Agence
100
Comment parler autrement des banlieues ?
a pour vocation d’être le médiateur de l’État sur les sujets qui concernent
la politique de la ville, le développement social des quartiers ainsi que
l’intégration des personnes immigrées et la lutte contre les discriminations. Les pouvoirs publics ont souhaité se doter d’un outil efficace en
termes de suivi des actions liées à la politique de la ville, et renforcer
des synergies entre la question de l’intégration et les opérations mises
en place dans ces quartiers. L’Agence travaille sur la question de l’image
et de l’identification des quartiers. Par notre action, l’Acsé est au cœur
de la question des représentations, liées à la diversité de la société
française aujourd’hui. Si les stéréotypes ont la vie dure, c’est qu’ils sont
parfois vrais. Les pouvoirs publics ont un rôle important à jouer dans
l’intégration d’une forte population immigrée ou issue de l’immigration
(problématique différente). Il est important de prendre en compte cette
complexité dans la manière de répondre aux questions. Que peut faire la
politique de la ville pour changer l’image des quartiers ?
Une exigence dans la production de connaissances, de données
objectives :
Il faut sortir d’une vision figée de ces quartiers : entre les recensements de 1990 et 1999, plus de 60% des personnes qui habitaient les
quartiers en 1990 ne les habitaient plus dix ans plus tard. Il y a donc une
très forte mobilité. Il faut bien avoir en tête que la situation des habitants
n’est pas figée. Il est indispensable d’intégrer cette dimension dans la réflexion sur les problématiques d’insertion, d’accès à l’école. L’image d’un
quartier n’est pas uniquement celle de ses habitants.
Nous avons cherché à produire de la connaissance historique sur
les différentes vagues d’immigration qu’a connue la France et ce projet
s’incarne aujourd’hui dans la Cité nationale de l’histoire de l’immigration qui a ouvert ses portes à l’automne 2007. Le projet a été porté par
l’Agence. Il s’agit de replacer la question de l’immigration dans un autre
temps, un temps qui n’est pas celui de l’action médiatique ou politique.
101
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 3– Quel rôle la Politique de la ville
joue-t-elle dans le changement d’image des quartiers ?
Blanche Guillemot
Il est nécessaire de sortir d’une vision figée ou trop contemporaine,
trop liée à l’actualité.
Soutenir des actions qui sont développées sur les territoires :
La politique de la ville est une politique partenariale par excellence.
Comment les actions peuvent-elles changer l’image des quartiers ?
Beaucoup d’actions culturelles ont dévoilé les cultures urbaines et de
nombreux mouvements artistiques sont en voie de reconnaissance. De
nombreuses actions soutenues sont en lien avec l’accès au patrimoine
historique et culturel. Il s’agit de favoriser les rencontres entre des
personnes qui ne se fréquentent pas habituellement, qui n’ont pas
l’occasion de se rencontrer.
D’autres actions portent sur la mémoire du quartier et font dialoguer
les personnes qui habitent le quartier depuis toujours et les autres
arrivées plus récemment. Ces actions réfléchissent aux moyens de
créer des liens entre les différentes générations. Le rôle de l’Agence est
d’apporter les financements nécessaires au montage de ces actions.
Une action à destination du grand public :
L’Acsé dispose de plusieurs outils, notamment le Fonds « Images
de la diversité » qui est un fonds géré en partenariat avec le Centre
national de la cinématographie. Il y a un enjeu important de soutien à la
production, soit de documentaires, soit d’œuvres cinématographiques,
qui présentent une image, non pas positive, mais la plus humaine et la
plus banale possible tout en racontant de belles histoires.
A travers le Fonds « Images de la diversité », une centaine d’œuvres
ont été soutenues l’an passé dont près de 40% sont diffusées sur des
chaînes hertziennes, 20% au cinéma et 17% sur les chaînes locales.
Regarde-moi comme je suis illustre une rencontre entre des adolescents
dans un quartier de Seine-Saint-Denis, des adolescents du Mali et des
adolescents d’un village d’Auvergne. Le documentaire montre les
102
Comment parler autrement des banlieues ?
points communs entre ces adolescents dans leur vie de tous les jours
et met en lumière des sujets d’échange et de dialogue. Ce type de
documentaires contribue au changement des stéréotypes sur cette
classe d’âge.
Une adaptation d’un roman sur une classe de quatrième en ZEP va
bientôt sortir au cinéma.
Les pouvoirs publics peuvent soutenir des œuvres qui montrent une
autre image, ce que nous voulons montrer n’est pas une apologie de la
différence, du « différentialisme » mais plutôt de rendre visible ce qui
devrait être invisible. Il y a une exigence de rendre visible la différence et
de renvoyer chaque individu à sa propre différence et à son humanité.
Les pouvoirs publics peuvent contribuer au travail sur ces
représentations.
Il faut avoir à la fois beaucoup d’ambition et beaucoup de modestie
dans ce qui peut être soutenu et présenté. Nous connaissons assez peu
les ressources sur lesquelles les personnes s’appuient pour réussir :
s’agit-il de ressources institutionnelles, publiques ? Ce n’est sûrement
pas le cas à cent pour cent.
Les institutions doivent être vigilantes sur la façon dont elles peuvent,
elles aussi, produire des stéréotypes.
On navigue entre le déni et la victimisation. A trop parler de la
diversité, on met les gens à part. Il faut composer avec ce constat.
Il est nécessaire de sortir du déni et de proposer des actions concrètes
qui permettent de sortir de la victimisation.
Dès lors que l’on agit, il faut être conscient des stéréotypes que
l’on produit, cela n’est pas une raison pour ne pas agir mais il faut être
conscient des effets produits.
103
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 3– Quel rôle la Politique de la ville
joue-t-elle dans le changement d’image des quartiers ?
Jean-Claude Luc
Une fois de plus, il s’agit de « rendre visible l’invisible ».
Nicolas Aucourt,
chargé de mission auprès du préfet délégué à l’égalité des chances du Rhône
Le projet est intitulé « Agence de presse des quartiers ». Il s’agit d’une
initiative originale qui vient directement du préfet délégué, Alain Régnier. Ce dernier a mesuré l’importance de la communication et de la
médiatisation dans les quartiers concernés par la politique de la ville. Il a
constaté que les supports traditionnels de communication sur les quartiers restent bien souvent confidentiels et réservés aux professionnels
de la politique de la ville. C’est toujours en situation de crise que des
journalistes appellent. On est souvent dans une tonalité de dénonciation des insuffisances voire même de l’inutilité de la politique de la ville.
Or, il y a des choses positives qui se passent dans les quartiers et il y a
une communication de fond à apporter. Il est nécessaire de changer le
regard et de parler en profondeur de ce qui se passe dans les banlieues.
Un point très important de cette initiative est d’initier un partenariat
avec des partenaires publics : la région Rhône-Alpes, le Grand Lyon, le
centre de ressources développement social et urbain. L’ensemble de ces
acteurs, avec les collectivités, s’est réuni pour évoquer ce projet.
Ils ont mis l’accent sur trois points importants :
• La mobilisation des chefs de projet sur le terrain,
• L’adhésion des collectivités locales sur un projet qui ne relève
pas de la communication institutionnelle (ce n’est pas l’État, ni la
communauté urbaine qui vont s’emparer de ce projet),
104
Comment parler autrement des banlieues ?
• L’adhésion des médias locaux : France 3, TLM (télévision locale)…
Ils ont également souligné trois objectifs prioritaires :
• Favoriser le renouvellement du regard porté par les journalistes,
changer le regard de celui qui a pris la photo, par exemple, en
sensibilisant les journalistes sur des sujets spécifiques.
• Proposer aux journalistes des dossiers, des rapports, des sujets clés
en main. Ainsi, les journalistes n’auront pas à leur disposition uniquement des brèves, des dépêches ou des informations brutes.
• Valoriser des projets individuels ou collectifs que les médias
ne parviennent pas toujours à relayer parce qu’ils n’en ont pas
connaissance.
Ce projet a reçu le soutien d’Erwan Ruty, fondateur de Ressources
urbaines. Au mois de mai, un journaliste sera recruté, qui fera également
office de rédacteur en chef pour trier les informations, les mettre en
forme. L’objectif est de démarrer avant l’été.
Les agglomérations de Grenoble et Saint-Etienne ont été contactées
pour être associées au projet et lui donner ainsi une dimension régionale.
Le pilotage de ce dispositif se fera entre les partenaires principaux
mais également avec un comité de médias locaux qui devraient signer
une charte de fonctionnement afin de crédibiliser l’agence de presse. La
création d’un blog permettra aux citoyens de fournir de l’information.
Le recours à des échotiers dans les quartiers, qui alimenteront la base de
données et permettront d’avoir des regards croisés, est aussi envisagé.
Le budget est de 60 000 euros par an au démarrage (financés à
moitié par l’État, à moitié par la région). À terme, l’idée est que cette
structure soit indépendante, portée, par exemple, par une association.
105
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 3– Quel rôle la Politique de la ville
joue-t-elle dans le changement d’image des quartiers ?
Questions / remarques de la salle
Questions / remarques de la salle
Une urbaniste
Comment faire pour que les jeunes qui habitent les quartiers se
sentent concernés par les dispositifs de la politique de la ville ?
Un représentant d’une Fondation qui offre des bourses pour la
formation de jeunes futurs coiffeurs.
Je suis aussi réalisateur de documentaires, j’ai coproduit le film
L’Aubaine tourné dans le Val Sully sur l’accession à la propriété de gens
qui habitaient dans des tours et qui ont acheté juste à côté de ces tours.
Ce film met en lumière les différentes difficultés par les habitants. Il
serait, à mon sens, important que ce soit des gens issus des quartiers qui
parlent des quartiers et non pas des gens extérieurs. J’effectue un travail
d’information, notamment sur la fracture qui existe entre les habitants
et les institutions et je me suis heurté à des chaînes de télévision qui
n’étaient pas intéressées par ces sujets sous prétexte qu’ils feraient
chuter l’audimat.
Je citerai deux remarques tirées d’un travail avec des jeunes sur leur
rapport aux médias : quelle place accorde-t-on au Darfour et à Ingrid
Betancourt dans les médias ? Quelle est la place donnée aux jeunes
victimes de racisme au quotidien et celle donnée au joueur de football
marocain de Valenciennes victime de racisme ?
Quel traitement réserve-t-on à l’information ?
106
Comment parler autrement des banlieues ?
Jean-Luc Poidevin Je suis en parfait accord avec la remarque du réalisateur. Quand on
est en charge d’une mission sur un territoire, on a souvent l’impression
d’être manipulé par les médias. Il ne faut pas être naïf. Il arrive à certains
journalistes, qui arrivent trop tard sur les lieux, de payer certaines personnes pour remettre le feu aux voitures. On est dans une société où
on cherche le sensationnel parce qu’il faut vendre, vendre de l’image,
vendre du papier. J’essaie de comprendre comment je peux manœuvrer en fonction de cette réalité des médias. Nous sommes comme le
petit Poucet face à l’ogre. Cela ne sert à rien d’aller chercher les médias
nationaux, on est perdant à tous les coups. En 2002, au Val Fourré,
France 3 a fait un reportage en prime time sur les problèmes du Val
Fourré, la manipulation organisée par France 3 pendant les quinze jours
de reportage était scandaleuse. Les habitants ont été blessés. Quand on
fait son travail et qu’on intègre les habitants dans les projets, on améliore
la vie des quartiers et c’est sans doute cela la plus belle victoire. A-t-on
autant besoin que cela de faire savoir ? L’effet d’entraînement est dramatique. Quand on exacerbe les choses par ce type de communication,
on entre dans un cercle infernal. Il est indispensable de remettre de la
sérénité pour pouvoir travailler dans la sérénité. Il faut arrêter de croire
que parce qu’on communique sur un problème le problème est réglé.
Blanche Guillemot
Tout processus médiatique peut être manipulé mais il ne faut pas
oublier qu’un certain nombre d’initiatives essaient d’œuvrer en sens
inverse. L’Acsé soutient un certain nombre de réalisateurs qui font leur
107
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 3– Quel rôle la Politique de la ville
joue-t-elle dans le changement d’image des quartiers ?
Questions / remarques de la salle
premier court-métrage ou qui ont une idée sur un documentaire. Il ne
faut pas négliger le fait de pouvoir diffuser, sur des grandes chaînes,
des initiatives qui montrent les banlieues dans toute leur diversité, dans
leurs difficultés et leurs réussites. Il y a un travail fort intéressant à faire
avec les écoles de journalisme, avec des journalistes questionnés par
leurs pratiques professionnelles. Malgré certains effets pervers, il y a des
choses à faire et qui se font, le changement d’image est possible et passe
par des actions grand public qui ne peuvent être ignorées et dénigrées.
Comment faire connaître les dispositifs de la politique de la ville ?
Les pouvoirs publics ne communiquent peut-être pas suffisamment
bien sur les effets positifs de ce qui est mis en place. Il est vrai que la politique de communication est souvent plus d’annoncer les projets que
de faire le bilan des projets précédents parce que le temps politique est
un temps qui s’accélère. Il y a donc sans doute un travail plus technique
de communication, de médiatisation, à faire sur des effets plus concrets,
sur l’illustration des projets mis en place. À l’Agence, nous essayons de
nous attacher aux résultats réellement produits pour les personnes. Nous
développons, par exemple, un grand programme, appelé le programme
« Réussite éducative », qui consiste à repérer des enfants en difficulté et
à rassembler, autour de ces enfants et de leur famille, un ensemble de
professionnels très différents (professionnels enseignants, travailleurs
sociaux, médecins, infirmières…) pour répondre à un ensemble de
difficultés. Mais la première question est : « qu’est-ce qu’un enfant en
difficulté ? » Il est possible d’en parler longtemps : est-ce un enfant qui
a des ressources et il suffit d’un coup de pouce ? Ou au contraire, est-ce
un enfant qui a complètement décroché et qui est plongé dans l’échec
scolaire depuis longtemps ? Ce que nous essayons de faire, à travers un
suivi individualisé des enfants (puisqu’on parle de personnes et pas d’un
quartier en général), c’est de voir quel effet peut avoir l’action publique
108
Comment parler autrement des banlieues ?
sur le parcours d’un enfant. Il ne faut pas communiquer de façon institutionnelle en disant que nous avons mis tant d’argent pour aboutir à
tel résultat. Il faut certes montrer à l’ensemble des citoyens que l’argent
public est utilisé à bon escient mais il faut aussi montrer que des personnes s’appuient sur d’autres ressources que les ressources publiques
pour s’en sortir. Pourquoi, dans certaines fratries, des enfants suivent un
parcours de réussite et d’autres, au contraire, n’ont pas connu la même
trajectoire ? Il faut savoir communiquer sur les dispositifs mais aussi faire
preuve de réalisme et de pragmatisme et se rendre compte que les dispositifs ne sont pas les seuls à agir sur les situations des personnes.
Géraldine Kowalski Je suis assez partagée sur cette question de mieux faire connaître
les dispositifs de la politique de la ville. Je pense que cela rejoint des
problématiques plus générales : comment communique-t-on vers ces
publics ? Cela représente une réelle difficulté sur nos villes avec des
outils médiatiques écrits qui ne sont pas du tout adaptés et avec une
préoccupation de maillage du territoire. Les dispositifs constituent le
principal écueil de la politique de la ville et, au risque de tomber dans
un discours stéréotypé ou trop stigmatisant, je rejoins l’avis de Monsieur
Poidevin : ne vaut-il pas mieux, parfois, ne pas communiquer et axer la
communication sur les actions menées plus que sur des dispositifs et
des principes qui sont parfois assez obscurs, difficiles à comprendre
et à expliciter, même pour les professionnels et les élus ? Il y a une
fracture entre les habitants des quartiers, et pas seulement les jeunes,
et les institutions et c’est une problématique qui nous anime, qui guide
notre action.
109
Rencontre du 26 MARS 2008 Table ronde 3– Quel rôle la Politique de la ville
joue-t-elle dans le changement d’image des quartiers ?
Questions / remarques de la salle
Jean-Luc Poidevin Jamais personne, parmi les 4 000 habitants du Val Fourré, ne m’a posé
de questions sur les dispositifs de la politique de la ville. Cela n’intéresse
absolument pas les habitants, c’est l’action qui intéresse les habitants : la
meilleure réponse est de mener des actions concrètes pour les habitants.
Je me situe dans une famille de réflexion ou de pensée qui soutient
que, si les problèmes dans ces quartiers étaient la conséquence de la
forme urbaine, cela se saurait depuis très longtemps et cela ferait très
longtemps que les problèmes auraient été réglés. Ce n’est pas la forme
urbaine qui va régler le problème même s’il est évident que la forme
urbaine peut accompagner ou a pu accélérer l’histoire des difficultés de
certains quartiers. Posons-nous la question des vrais mécanismes qui ont
généré cela : les questions du peuplement, de la ghettoïsation. La forme
urbaine n’est pas le fait générateur du quartier et de ses difficultés.
Jean-Claude Luc
Je regrette que l’État communique aussi mal sur ses politiques, dans
ce domaine comme dans les autres, alors qu’il lance régulièrement des
politiques en direction des banlieues, qu’il mobilise des financements
importants et des gens qui, sur le terrain, donnent le meilleur d’euxmêmes. Ce manque de communication n’est pas réservé à la politique
de la ville, cela n’est pas le fait des équipes de communication, le problème est que, pour les hauts fonctionnaires, avoir dit c’est presque déjà
avoir fait. Sauf en ce qui concerne la santé ou la sécurité routière, il n’y
a pas de communication très sérieuse, très professionnelle. L’État, aussi
bien au niveau de ses ministères qu’au niveau préfectoral, ne commu110
Comment parler autrement des banlieues ?
nique pas vraiment. Ce matin quelqu’un a dit : « on est enfermé dans l’alternative suivante : ou bien on montre ce qui est bien (et parfois de façon
un peu mièvre) ou bien on montre les voitures qui flambent ». Parler des
banlieues, c’est nécessairement parler de ce qui va mal. Un des moyens
serait de montrer que, périodiquement, un certain nombre d’initiatives
sont lancées et apportent un certain nombre de résultats.
Remarque de la salle
À propos de la communication d’État, je crois qu’il y a deux niveaux
de communication. Le premier niveau concerne les dispositifs et les
actions entreprises. Les habitants sont peu intéressés car ces dispositifs
sont très complexes.
Le second niveau concerne une communication opérée entre tous
les partenaires. Je vous donne un exemple qui est peu connu : l’Acsé a
passé différents accords avec différents organismes pour lutter contre
les discriminations, notamment en ce qui concerne les jeunes issus
de l’immigration. Quels sont les professionnels qui connaissent ces
accords ? Quasiment aucun. Il y a un effort de communication à opérer
au moins pour que les différents partenaires, qui travaillent avec l’État,
connaissent les dispositifs d’action qui sont si nombreux.
111
Rencontre du 26 MARS 2008 Clôture des débats
Clôture des débats
Yves-Laurent Sapoval,
Délégué interministériel à la ville
Je crois que chacun est un peu prisonnier de la production d’une
image qu’il déplore mais qu’en même temps, il est contraint de la
respecter. J’ai entendu ce que disaient les journalistes sur leur nécessité
de vendre, qu’il s’agisse des images ou des journaux. Je pense que
l’image des banlieues est en fait une coproduction réciproque entre la
fabrication par les habitants de leur propre image et la manière dont
les médias en rendent compte. Il n’existe pas mille solutions pour sortir
de la fascination. La seule solution que je connaisse est le travail et la
compréhension mutuelle et cette journée y a participé. Elle a permis
de faire se rencontrer les gens et aux différents points de vue de
s’exprimer. Chacun a pu montrer qu’il est dans une dynamique, que les
positions ne sont pas figées, que chacun se pose des questions, aussi
bien les personnes dans les quartiers, les journalistes, les jeunes, les
acteurs sociaux, les élus. Il est regrettable de constater, comme vous
l’avez beaucoup dit aujourd’hui, l’image dégradée des quartiers, alors
que ce sont des quartiers où beaucoup de choses très riches se font, où
beaucoup de choses normales se vivent, avec des personnes qui ont une
vie quotidienne et familiale qui n’est pas déstructurée, et il est important
de le rappeler.
J’ai découvert que les journalistes ont les mêmes difficultés
interministérielles que moi. J’ai trouvé cela très enrichissant, que le
journaliste chargé de la politique de la ville dise que ce n’est pas lui
qui devrait faire l’article sur « Les quartiers et l’économie » mais celui
chargé de l’économie. Il va être beaucoup plus simple de faire passer
112
Comment parler autrement des banlieues ?
auprès des journalistes l’enjeu d’une politique de la ville véritablement
interministérielle. Cette journée a vraiment permis d’avoir une
approche mutuelle des problèmes. Elle aura une suite sous la forme
d’un partenariat, en essayant de toucher les directions des rédactions
et pas seulement les journalistes, d’instaurer plus d’échanges et de
compréhension mutuelle. Cette journée a aussi montré qu’il n’y avait
pas d’angélisme, qu’on parlait de ces questions avec un certain sens des
réalités, des contraintes qui s’imposent, et je trouve que c’est toujours la
manière la plus efficace d’envisager les choses. Il ne s’agit pas de voir les
choses comme on voudrait qu’elles soient mais comme elles sont, et de
s’adapter.
Je crois que cette journée a participé à la complexification du
problème dans le bon sens, au refus de la simplification des approches.
Ce que j’en ai entendu et ce qu’on m’en a dit, ainsi que votre présence
nombreuse montrent que tout cela avance, que nous ne sommes pas à
un stade figé de la réflexion.
La situation actuelle ne satisfait personne. La question sera résolue
quand on ne se la posera plus. Elle n’est d‘ailleurs pas tant celle du
regard porté par l’extérieur sur les quartiers mais bien celle du regard
porté par les habitants sur leur propre quartier et celle de leurs rapports
avec la presse. En discutant avec les habitants, les jeunes, les acteurs de
proximité, on s’aperçoit que les choses leur échappent beaucoup moins
qu’on veut le croire.
Dans cette coproduction générale, j’espère que cette journée vous a
apporté, et je forme des vœux pour que le travail continue sur ces sujets
passionnants et fondamentaux.
113