Un féminisme d`État est-il possible en France? L`exemple - H

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Un féminisme d`État est-il possible en France? L`exemple - H
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French History and Civilization
Un féminisme d’État est-il possible en France?
L’exemple du Ministère des Droits de la femme, 1981-1986
Françoise Thébaud
L’expression “féminisme d’État” est encore très peu utilisée en France, à la fois par
les hommes et femmes politiques, par les mouvements militants, ou par les historiens.
Je l’emprunte aux deux politilogues américaines Dorothy Stetson et Amy Mazur qui
ont entrepris une étude comparative des State Feminisms dans laquelle elle intègrent
le cas français.1 Le féminisme d’État peut être défini comme la mise en œuvre par les
Pouvoirs publics d’une politique d’égalité des sexes et de lutte contre les
discriminations dont sont victimes les femmes, c’est-à-dire comme la traduction en
mesures politiques des revendications féministes. Comme le dit Yvette Roudy,
ministre des Droits de la femme des gouvernements socialistes entre 1981 et 1986,
dans une émission de TV3 le 14 février 1986, à l’heure des bilans et en pleine
campagne des élections législatives:2 “J’ai pu faire passer dans les faits un certain
nombre de revendications ... Les féministes sont maintenant reconnues ... Elles n’ont
plus besoin de créer l’événement dans la rue, elles viennent dans mon bureau ... Nous
sommes passées de la revendication à la construction.”
Plutôt spécialiste de la première moitié du XXe siècle, je me suis intéressée à
cette question du féminisme d’État en deux temps. Tout d’abord, à l’occasion d’un
colloque organisé en janvier 1999 par l’Institut François Mitterrand et l’Institut
d’études politiques de Paris sur les premières années Mitterrand,3 j’ai accepté de
travailler sur la politique menée envers les femmes et j’ai pu avoir accès à vingt-sept
cartons d’archives de l’Elysée, dérogation étant accordée pour leur consultation par
Françoise Thébaud est professeure d’histoire contemporaine à l’Université d’Avignon, codirectrice de
la revue CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés et actuelle présidente de l’Association pour le
développement de l’histoire des femmes et du genre-Mnémosyne. Elle a notamment publié Ecrire
l’histoire des femmes (1998, 2001); La femme au temps de la guerre de 14 (1986); Quand nos grandmères donnaient la vie. La maternité en France dans l’entre-deux-guerres (1986). Elle a aussi dirigé ou
codirigé Le Siècle des féminismes (2004); Les mots de l’histoire des femmes (2004); Histoire des
femmes en Occident-Le XXe siècle (édition complétée 2002, 1992); et Féminismes et identités
nationales (1998).
1
Dorothy McBride Stetson et Amy G. Mazur, eds., Comparative State Feminism (Sage Publications,
1995).
2
Les élections législatives du printemps 1986 sont perdues par les socialistes, ce qui conduit à la
première période dite de cohabitation. La cassette est consultable au CAF d’Angers (voir note 6): 5AF
257.
3
Colloque publié: Serge Berstein, Pierre Milza, et Jean-Louis Bianco, dir., François Mitterrand. Les
années de changement, 1981-1984 (Paris, 2001).
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l’Institut François Mitterrand.4 Ces archives m’ont permis de comprendre le
cheminement de la décision politique (toujours un compromis) et j’ai proposé un bilan
sous le titre: “Promouvoir les droits des femmes : ambitions, difficultés et résultats.”5
Pour poursuivre l’enquête précédente, j’ai consulté une partie des archives privées
qu’Yvette Roudy a récemment déposées au Centre d’Archives du féminisme de
l’Université d’Angers (CAF):6 consultables sans autorisation, elles comprennent des
doubles des archives publiques, des éléments de dossiers thématiques constitués par
Yvette Roudy (travail, contraception, associations…) et redistribués par les archivistes
par activité (militante, élue, ministre…), des revues, des cassettes audio et vidéo. Le
Centre et la bibliothèque qui l’abrite contiennent aussi des collections de presse
féministe, les intéressants bulletins hebdomadaires de l’afi (agence femmes
information) et de nombreux ouvrages sur l’histoire du féminisme.
Le sujet invite aussi à poser la question: “que veut dire travailler en historien
sur le très contemporain?” d’autant qu’en France travailler sur les décennies les plus
récentes—le vocabulaire est encore mal fixé entre “histoire du temps présent” et
“histoire immédiate”—est peu considéré par la discipline historique. La réponse à mes
yeux est double. L’historien apporte son regard de long terme qui met en perspective
les réalités présentes, comparant par exemple la tentative d’Yvette Roudy d’articuler
socialisme et féminisme avec celles d’Hélène Brion ou de Marie Guillot au début du
XXe siècle, ou inscrivant les années Roudy dans le long processus de mutation des
rapports de sexe et de genre en France. Par ailleurs, l’historien confronte les sources et
ressent le besoin de disposer, sur de tels sujets, d’archives d’État. Ces dernières,
cependant, ne doivent pas être survalorisées: l’importance numérique des sources
imprimées pour le très contemporain—en l’occurrence, rapports, presse militante,
guides divers, journaux d’information— et la possibilité de recueillir des témoignages
qui font entrer dans la complexité des phénomènes permettent de proposer des
analyses fondées, comme l’a très bien montré Siân Reynolds au sujet du ministère
Roudy.7
Ces préliminaires étant dits, la question posée—un féminisme d’Etat est-il
possible en France?—peut paraître paradoxale. En effet, l’action d’Yvette Roudy est
reconnue comme tel à l’étranger; elle est, comme le souligne et argumente auprès du
gouvernement la ministre, commentée et parfois imitée. Par ailleurs, il existe une
structure gouvernementale—le ministère des Droits de la femme—qui possède des
4
L’accès aux archives est régie en France par une loi de janvier 1979 qui prévoit des délais de
consultation de 30, 60, 100 ou 120 ans, mais prévoit aussi des dérogations avec l’autorisation des
instances versantes. Gardien de la mémoire du Président, l’institut François Mitterrand a listé pour
chaque chercheur, à l’occasion du colloque, les cartons autorisés. Il est à noter que la question des
femmes (à la différence de celle de la justice par exemple) n’a pas été considérée comme un sujet
sensible et que la documentation proposée était ample. Elle n’est plus actuellement à la disposition des
chercheurs. Provisoires, les cotes des cartons ne sont pas indiquées ici dans des notes avant tout
bibliographiques, ou faisant référence aux archives Roudy.
5
In Berstein, Milza, et Bianco, François Mitterrand. Les années de changement, 567-600.
6
Créé en 2000, à l’initiative de l’association Archives du féminisme présidée par Christine Bard
(professeure à l’Université d’Angers), le CAF accueille les archives féministes d’origine privée et
complète ainsi la bibliothèque parisienne Marguerite Durand. Les archives Roudy, déposées en 2001
(16 mètres linéaires), constituent le fonds 5AF. D’autres archives d’Yvette Roudy doivent y être
déposées et inventoriées.
7
Siân Reynolds, “The French Ministry of Women’s Rights 1981-1986: Modernisation or
Marginalisation?” in France and Modernisation, ed. John Gaffey (Averbury, 1988), 149-168. Voir
aussi “Rights of Man, Rights of Women, Rites of Identity,” in France, Image and Identity, ed. J.
Bridgford, (Newcastle upon Tyne, 1987); et “Whatever Happened to the French Ministry of Women’s
Rights?” Modern and Contemporary France, 33 (April 1988), 4-9. Special issue on Women in
Contemporary French Society,
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ramifications dans les régions et départements, structures centrale et provinciales qui
ne sont pas entièrement nouvelles mais qui ont été considérablement développées
entre 1981 et 1986. Enfin, dans tous ses propos oraux et écrits, Yvette Roudy souligne
qu’elle veut passer d’une politique d’amélioration de la condition féminine à la mise
en œuvre de droits pour les femmes, véritable féminisme en actes: “J’ai le privilège
d’écrire un chapitre dans l’épopée des femmes,” dit-elle dans une cassette enregistrée
pour présenter l’action du ministère à la Conférence internationale de Nairobi qui clôt
la Décennie de la femme.8 “Le droit est devenu, avec l’existence d’un ministère
pourvu de moyens budgétaires propres, une composante gouvernementale, l’objet
d’un dessein politique clairement inclus dans un projet global de changement et de
modernisation de la société,” écrit-elle dans l’introduction du rapport de la France.9
De fait, des mesures ont été prises et un bilan peut être dressé qui n’est pas l’objet de
cet exposé.10 Il est nécessaire toutefois d’en énumérer quelques éléments (loi d’égalité
professionnelle, remboursement de l’IVG,11 campagnes pour la contraception,
mesures renforçant l’autonomie des femmes dans le mariage, tentatives de lutte contre
les violences et le sexisme) et de souligner que l’héritage est réel, visible dans la
persistance de 8 mars officiels, suggéré par la dynamique paritaire qui s’est
enclenchée avec succès dans les années 1990.
Poser la question, c’est donc s’interroger sur les difficultés de la mise en
œuvre en France d’un féminisme d’État, et sur sa réception. Ce féminisme d’État fut
non pas impossible, mais tout au moins difficile, pour trois raisons: des rapports
complexes entre socialisme et féminisme; une société française frileuse, ou du moins
comprenant de forts courants conservateurs; un féminisme français majoritairement
méfiant vis-à-vis de l’État.
Le féminisme à l’épreuve du socialisme
Pour Yvette Roudy qui s’est expliqué dans de nombreux textes et d’abord dans trois
ouvrages publiés à dix ans d’intervalle—La Femme en marge ou l’histoire des rendezvous manqués et d’une “rencontre inéluctable” entre féminisme et socialisme; A cause
d’elles, récit autobiographique; Mais de quoi ont-ils peur? intervention dans le débat
sur la parité,12—rien n’est possible pour les femmes sans passer par le politique et
c’est au socialisme de réaliser concrètement le féminisme. La double tâche est alors
de convaincre la mouvance socialiste (FGDS d’abord puis le nouveau PS né en 1969)
d’adopter la cause des femmes et de promouvoir les militantes dans le parti; ce
qu’Yvette Roudy appelle, en invoquant les fantômes de la misogynie socialiste, lutter
contre “l’esprit de Proudhon et de Louise Saumoneau.”13 Au delà de ce programme
toujours inachevé, sa stratégie fut de lier son destin à celui de François Mitterrand qui
8
Consultable au CAF, 5AF 252-253.
Les Femmes en France, un chemin, deux étapes, 1975-1985, rapport présenté par la France à la
conférence de Nairobi, Paris, La Documentation française, 1985. Voir aussi in carton 5AF 95, la
pochette sur la conférence de Nairobi.
10
Voir le troisième point (“Un ministère qui gagne? Un bilan en demi teinte”) de l’article cité de
Françoise Thébaud.
11
Interruption volontaire de grossesse, terme politiquement correct pour avortement.
12
Yvette Roudy, La femme en marge (Paris, 1974); idem, A cause d’elles (Paris, 1985); idem, Mais de
quoi ont-ils peur? (Paris, 1995).
13
Sur l’histoire de long terme des rapports entre féminisme et socialisme, voir Charles Sowerwine, Les
femmes et le socialisme. Un siècle d’histoire (Paris, 1978).
9
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mit les femmes au cœur de son projet d’accession au pouvoir.14 Fidèle parmi les
fidèles, Yvette Roudy est donc choisie en 1981 par le Président qui réalise
l’alternance politique, pour tenir sa promesse d’un ministère des Droits de la femme et
mettre en œuvre les onze propositions qui, parmi les 110 du candidat de gauche,
concernent “des droits sociaux pour les femmes” ou les droits de la famille et de
l’enfant dans le respect de l’égalité entre mères et pères. Ainsi, la proposition 47
prévoit l’instauration de la représentation proportionnelle aux élections législatives,
régionales et municipales (communes de neuf mille habitants et plus) ainsi que la
présence sur les listes d’au moins 30 pour cent de femmes. Les propositions soixantequatre à soixante-neuf annoncent “des droits égaux pour les femmes,” dont l’égalité
des chances devant l’emploi, l’égalité de rémunération, le statut de travailleuses à part
entière pour les conjointes d’agriculteurs, artisans et commerçants, la gratuité de la
contraception ou la révision des conditions d’obtention de l’IVG.15
Yvette Roudy, qui est autodidacte et ne sort pas de l’École nationale
d’administration comme la majorité du personnel politique en France, craint les
pesanteurs administratives et sait que sa politique ne fait pas l’unanimité. Pour
contourner et contrer les difficultés, elle s’appuie sur François Mitterrand, comme le
montrent très clairement les archives de l’Elysée qui contiennent de nombreuses
lettres d’Yvette Roudy. Celle-ci tient François Mitterrand au courant de ses initiatives
et lui réclame souvent de l’aide pour trancher en sa faveur. Les arguments développés
de façon récurrente s’appuient d’une part sur un sentiment partagé de “la justice
sociale,” d’autre part sur la leçon des sondages et plus généralement sur la nécessité
de conforter le ralliement “récent et fragile” des Françaises à la gauche, la ministre se
portant en quelque sorte garante de leurs votes, ce qui s’est effectivement réalisé aux
élections présidentielles de 1988 où, pour la première fois, les femmes ont voté plus à
gauche que les hommes et assuré la réélection du président sortant.16 Les courriers
reçus à l’Elysée sont fréquemment annotés par François Mitterrand lui-même qui écrit
en marge: “Yvette Roudy a raison,” mais aussi, pour tempérer la fougue de son
ministre:17 “pas de sexisme à l’envers.” Ainsi, Yvette Roudy informe François
Mitterrand le 30 mars 1982 de son projet de créer un prix littéraire “destiné à
récompenser un auteur qui aura, par ses écrits, donné de la femme une image
dynamique, s’opposant à tous les stéréotypes encore trop largement répandus et que
mon ministère s’emploie à faire reculer” et ajoute à la main: “j’aimerais avoir votre
avis avant de lancer concrètement cette idée;” F. Mitterrand annote: “l’idée est bonne.
Doit être précisée. Ne pas faire de sexisme à l’envers”... .
Sans doute François Mitterrand doit-il être considéré comme plus familialiste
que féministe et l’équipe élyséenne, où Yvette Roudy peut compter sur l’appui de
Jeannette Laot (ancienne militante cédétiste18), n’est pas du tout unanime à partager
une sensibilité aux droits des femmes. Pas plus que le gouvernement, où Pierre
14
Voir Jane Jenson et Mariette Sineau, Mitterrand et les Françaises. Un rendez-vous manqué (Paris,
1995).
15
Les onze propositions concernant les droits des femmes ou de la famille peuvent être consultés en
annexe de l’ouvrages de Jane Jenson et Mariette Sineau, François Mitterrand et les Françaises, 353354), comme dans celui d’Yvette Roudy, Mais de quoi ont-ils peur?
16
Sur l’évolution du vote féminin, voir les travaux de Janine Mossuz-Lavau: “Le vote des femmes en
France (1945-1993),” Revue française de science politique, 43.4 (août 1993), 673-689, et autres articles
parus dans la presse, notamment Le monde.
17
Dans les années 1980, où les fonctions prestigieuses sont pensées au masculin, “la” ministre ne se dit
aucunement, pas même dans la bouche ou les textes du personnel du ministère des Droits de la femme
(à noter aussi que le singulier reste employé, mais que le ministère utilise aussi “droits des femmes” ).
Les efforts d’Yvette Roudy pour féminiser le langage se heurtent à de fortes résistances.
18
Cédétiste = de la CFDT (confédération française démocratique du travail).
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Bérégovoy aux Affaires sociales, Georgina Dufoix à la Famille et le communiste
Marcel Rigoud à la Formation professionnelle s’opposent fréquemment à Yvette
Roudy. Ces difficultés politiques pèsent d’autant plus que le ministère des Droits de la
femme est un ministère à compétence transversale, qui doit faire entendre sa voix à
tous les autres pour faire avancer les dossiers. Le 17 janvier 1984, Yvette Roudy, qui
tente de contourner l’obstacle et de s’affirmer par une politique dynamique de
communication,19 se plaint une nouvelle fois à François Mitterrand de ne rencontrer
“aucune volonté politique au sein du gouvernement:” “que peut faire un ministre
délégué, de mission, sans services, sans pouvoir sur les services-clés, avec cent
millions de budget; en fait totalement isolé du reste du gouvernement.”
Je développerai ici un seul exemple, celui du 8 mars 1982 qui a laissé
beaucoup de traces dans les archives de l’Elysée ou les sources imprimées et qui
montre, dès le début, l’existence de tensions et résistances dans le camp socialiste, y
compris de la part du plus fidèle allié d’Yvette Roudy.20 Première commémoration
officielle d’une journée inscrite dans la tradition des luttes des femmes, le 8 mars
1982 doit aux yeux de la ministre marquer le féminisme “du sceau de la légitimité.”
Journée pensée et préparée par le ministère des Droits de la femme dans un esprit très
militant, elle comprend plusieurs volets: publication d’une promotion féminine de la
Légion d’honneur, inauguration par Pierre Mauroy des nouveaux et spacieux locaux
du 53 avenue d’Iéna (qui montre à cette occasion des photographies de femmes au
travail), exposition, sur les panneaux publicitaires de la salle des pas perdus de la gare
Saint-Lazare de soixante portraits géants de femmes “qui ont marqué l’histoire,”
“féministes les plus célèbres.” Mais le “point fort” en est la réception donnée à
l’Elysée et le discours de François Mitterrand, objet de longues négociations entre
l’Elysée et le ministère. Le choix d’Yvette Roudy, “d’une journée axée sur la place de
la femme dans la vie économique” avec un accent particulier “sur les travailleuses
salariées,” est infléchi par l’Elysée qui voit “un problème politique” dans “l’exclusion
des femmes au foyer.” D’une part, le nombre des invitées est diminué de mille à
quatre cent, soit dix femmes par région—salariées, agricultrices ou commerçantes—et
150 représentantes d’associations féminines nationales parmi lesquelles—François
Mitterrand insiste sur ce point—“des femmes n’exerçant pas d’activité
professionnelle.” D’autre part, le Président refuse l’orchestre féminin proposé par
Yvette Roudy. Enfin et surtout, si le discours préparé par Jeannette Laot avec les
Droits des femmes maintient la trilogie autonomie-égalité-dignité et annonce de
nombreuses réformes en cours d’élaboration, il est fortement raccourci et amendé
dans un sens plus “optimiste,” moins “revendicatif” et plus ouvert “aux femmes qui
ne travaillent pas.” François Mitterrand n’évoque pas le remboursement de l’IVG
mais “l’étroite complémentarité” entre politique de la famille et action pour les droits
des femmes.
Ainsi, malgré sa carrure d’événement politique et médiatique, le 8 mars 1982
montre déjà les limites du féminisme d’État, tandis que les 8 mars suivants, de moins
en moins grandioses, voient s’accentuer “la marginalisation” (mot d’Yvette Roudy)
du ministère des Droits de la femme. L’esprit de Proudhon n’est pas totalement mort
dans le PS des années 1980 et Yvette Roudy, qualifiée avec affection
“d’emmerdeuse” ou de “lutteuse” par ces amies, agace le sérail politique dont elle ne
respecte pas les codes et bouscule la mauvaise conscience. A la différence de la
ministre militante, la majorité des ministres et leaders socialistes, confrontés aux
19
Voir notamment la publication mensuelle de Citoyennes à part entière, organe du ministère, et celle
de nombreux guides des droits des femmes; ou l’utilisation—tout à fait nouvelle—de spots télévisés.
20
Je reprends sur ce point les éléments développés dans ma contribution au colloque cité note 3.
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réalités économiques et internationales, ne croient plus très rapidement pouvoir
transformer en profondeur la société française et instaurer le socialisme en France.
Dans un contexte de rigueur qui s’installe, les droits des femmes apparaissent comme
une question non prioritaire et le travail à temps partiel, tant dénoncé auparavant,
comme une solution au chômage.
Une société frileuse ? Des courants conservateurs
Yvette Roudy, qui considère son ministère comme “un ministère du
déconditionnement des femmes et des hommes,” a le projet de changer les mentalités
par l’information (d’où la publication de nombreux guides), la culture et les lois: dire
aux femmes qu’elles ont des droits et aux hommes qu’un monde sans domination
masculine serait meilleur. Son modèle de femme libre est celui de la jeune femme
travailleuse et militante mais elle souhaite n’oublier aucune femme et permettre à
toutes le maximum d’autonomie. La réception de ce discours ambitieux et d’une
politique contrainte aux compromis fut plutôt bonne dans l’ensemble, comme le
montrent les sondages mais elle s’est heurtée aussi à l’hostilité de courants natalistes
et conservateurs qui surent se faire entendre.
Entrevue dans les courriers adressées à l’Elysée, l’importance des sondages est
tout à fait confirmée par la consultation des Archives Roudy qui montrent un mode
d’auscultation de la société française et un usage des sondages. Un très gros dossier21
contient des notes sur l’organisation des sondages et leurs résultats concernant le
ministère des Droits de la femme, de l’automne 1983 à 1986.22 Ces résultats sont
annotés de la main d’Yvette Roudy, qui entoure et calcule des indices de progression
ou recul et qui, au vu de bons chiffres, demande à ses collaboratrices de faire une note
de synthèse pour Matignon ou l’Elysée. Plus que la défense de son image personnelle,
il s’agit pour la ministre contestée de convaincre du bien-fondé de sa politique et
d’obtenir les moyens de la poursuivre.
Le gouvernement a mis en place, auprès du premier ministre, un Service
d’information et de diffusion (SID) qui recueille à l’intention des administrations les
sondages diffusés par la presse, aide les ministères à organiser des consultations de
l’opinion et à passer marché avec un institut de sondages, commande régulièrement à
BVA un sondage sur les différents domaines de l’action gouvernementale, pour
apprécier “le niveau d’importance accordé au secteur d’activité concerné” (les
femmes par exemple) et “le niveau de satisfaction,” les résultats confidentiels n’étant
transmis qu’au premier ministre et au ministère concerné. Le ministère des Droits de
la femme a ainsi communication des résultats pour deux secteurs d’activité (“égalité
professionnelle” et “femmes”) mais aimerait connaître aussi la perception de l’aide
aux familles, “résultats intéressants, dit une note du 15 janvier 1985, pour apprécier
l’évolution de l’opinion sur l’action en faveur des femmes chez certaines catégories
conservatrices pour qui femme et famille sont étroitement liées.”
Synthétisés dans les deux tableaux ci-dessous réalisés à partir des différents
sondages, les résultats sont régulièrement commentés par le ministère qui souligne
que l’action du gouvernement envers les femmes est créditée de plus de satisfaction
que l’action gouvernementale dans son ensemble et que les fluctuations reflètent le
calendrier des mesures adoptées, les bons scores de l’automne 1983 suivant, par
exemple, la promulgation de la loi sur l’égalité professionnelle du 13 juillet.
21
CAF, 5AF 113, “Bilan et évaluation du ministère.”
Je n’ai pas trouvé ceux des débuts du ministère mais des rappels sont faits de résultats antérieurs et
de courtes synthèses peuvent être trouvées in Citoyennes à part entière.
22
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A la question “Considérez-vous comme un problème important l’action en
faveur des femmes? ou de l’égalité professionnelle?” ont répondu “important:”
Femmes
Egalité prof.
Février 1983
79.7
Sept. 1983
73.2
Oct. 1983
85.4
Sept 1984
76
Oct. 1984
84.4
A la question “Que pensez-vous de l’action en faveur des femmes? ou de
l’égalité professionnelle?” ont répondu “très bien et plutôt bien:”
Juin Sept. Nov. Déc. Mars Sept. Nov. Déc. Janv. Févr. Avril Juin
1983 1983 1983 1983 1984 1984 1984 1984 1985 1985 1985 1985
Fem 51.5 54.8 59.7
55.1 49.6 54.2
56.7
mes %
Egal.
55.2
47.9
50.8
53.1 52.6 53.9
Prof.
Act.
32.8 34
32.4
gouv.
Le ministère est aussi attentif au fait que les hommes semblent plus satisfaits
que les femmes, dont “l’opinion est plus critique,” particulièrement chez les jeunes
filles ou les actives. Il tente de cerner la réaction des différentes catégories sociales et
familles politiques ou religieuses, particulièrement inquiet des réactions des
catholiques. Pour mieux jauger et défendre sa politique, il commande, de surcroît et
en général à l’IFOP (institut français d’opinion publique), des sondages sur le degré
d’approbation des mesures adoptées, sur la connaissance qu’en ont les Français, sur
l’image du ministère et celle d’Yvette Roudy. Un grande majorité (environ 80 pour
cent) connaît l’existence du ministère et la juge nécessaire (un peu plus de femmes
que d’hommes); environ 60 pour cent (un peu plus de femmes que d’hommes)
considèrent que les droits des femmes ont progressé depuis 1981 mais l’importance
des mesures est diversement appréciée. Sous le titre “Les Français approuvent les
mesures relatives à l’amélioration des droits des femmes,” le numéro 28 de
Citoyennes à part entière (février 1984), mensuel du ministère, résume en un tableau
le résultat d’un sondage et montre que si, près de 90 pour cent des Français trouvent
“important pour l’amélioration des droits des femmes” la loi d’égalité professionnelle,
ils sont minoritaires à porter le même jugement sur le projet de loi antisexiste qui ne
pourra voir le jour, et seulement 62 pour cent à approuver le remboursement de l’IVG,
obtenu difficilement en décembre 1982. Sur ce point, “l‘opposition est beaucoup plus
marquée parmi les femmes” et les opposants, minoritaires, savent se faire entendre.
En effet, il existe, particulièrement en matière sexuelle, une France hostile aux
droits de femmes, qu’Yvette Roudy identifie dans ses écrits et paroles à la France
nataliste, familialiste et cléricale. Si des luttes antérieures ont conduit au vote des lois
Neuwirth (1967) et Veil (1974 et 1979) qui autorisent la contraception et libéralisent
l’avortement,23 le double souci d’Yvette Roudy et de sa conseillère Simone Iff
(ancienne présidente du Planning familial) est d’une part de démocratiser l’usage de la
contraception, par une information ouverte à toutes les classes sociales et aux jeunes,
et d’autre part de permettre l’égal accès au droit d’avorter par le remboursement de
23
Les ouvrages sont nombreux sur les mouvements féministes et néo-malthusiens. Voir la synthèse
politique de Janine Mossuz-Lavau sur l’après-1950: Les Lois de l’amour. Les politiques de la sexualité
en France (Paris, 1990).
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l’acte médical. Lancée à l’automne 1981, la première campagne d’information sur la
contraception—comme les suivantes—se fait à large échelle et utilise les moyens
modernes de communication (spots et films télévisés, affiches, brochures, messagesradio).24 Elle constitue sans doute l’un des premiers chocs culturels de l’alternance et
contribue à modifier les comportements. Si elle rencontre “ es critiques et réserves,”
notamment de la part des Eglises ou d’associations qui souhaitent des formulations
plus modérées, celles-ci restent mineures en regard de l’affaire que suscite le
remboursement de L’IVG. Très présente dans les archives de plusieurs membres de
l’Elysée, cette affaire mobilise Yvette Roudy des mois durant, alors qu’elle souhaitait
aller vite sur ce point pour se consacrer à “la priorité des priorités:” l’emploi et
l’égalité professionnelle.25
Contrairement à l’appréciation du ministère, la question de la légitimité du
droit à l’avortement n’avait pas été réglée par la loi Veil, votée essentiellement par la
gauche parlementaire. Evoquée dès l’automne 1981 parallèlement à une meilleure
application de la loi existante—notamment dans le premier numéro de Citoyennes à
part entière qui prévoit un décret—la perspective du remboursement de l’IVG par la
Sécurité sociale réveille l’opposition de tous ceux qui considèrent cet acte comme un
crime et oppose très nettement deux France et deux conceptions de la place des
femmes dans la société. Bien plus que ses partisans—je n’ai trouvé dans les archives
mention que de quelques dizaines de lettres émanant du Planning familial ou de la
Libre pensée—et surtout plus précocement, la France traditionnelle, droitière ou
cléricale, utilise l’arme du courrier adressé au Président de la République, interpellé
dans son rôle d’arbitre qui doit être sensible à “la voix de la France profonde” et
invoqué pour sa fibre familialiste.26 Par centaines, des lettres, lettres-pétitions,
télégrammes arrivent à l’Elysée, menaçantes ou implorantes, à charge pour les
conseillers de les comptabiliser et de répondre: elles dénoncent “le meurtre,” “le
crime parfait,” “l’acte contre nature,” “l’investissement de dénatalité,” voire “le
génocide quotidien organisé et perpétré avec les deniers publics.” Moins virulente
mais ferme, l’Union nationale des associations familiales (UNAF), qui a l’oreille de
l’Elysée, de Pierre Bérégovoy et de Georgina Dufoix, constitue un contrepoids
d’autant plus efficace aux propositions féministes d’Yvette Roudy.
Sur ce “sujet délicat” comme disent les conseillers de l’Elysée, partisans et
adversaires s’affrontent plus de six mois et la machine gouvernementale cafouille.
Mais il faut liquider le problème avant les élections municipales de 1983. L’insistance
d’Yvette Roudy et celle de femmes du PS (Colette Audry notamment), la mobilisation
du Planning familial (considéré à l’Elysée comme “ une organisation responsable ”) et
celle des féministes qui manifestent le 23 octobre 1982 incitent à trouver une solution,
d’autant que les sondages commandés par le gouvernement sont positifs. Imaginée par
Pierre Bérégovoy pour “éviter la banalisation” de l’IVG, la proposition d’un budget
spécial suscite la colère d’Yvette Roudy qui s’oppose à “cette ligne de la faute” qui
“réouvrira le débat chaque année.” Au terme d’un compromis, l’IVG est finalement
24
Voir le numéro spécial de Citoyennes à part entière, supplément au no. 3, novembre 1981.
Expression utilisée dans le numéro spécial “1981-1985: Une avancée pour les femmes,” supplément
au no. 44 de Citoyennes à part entière, juillet 1985.
26
Ainsi, Catherine X de la Celle-Saint-Cloud écrit dans une lettre du 1 novembre 1982: “Si les
revendications du Mouvement de libération des femmes et des adeptes du Planning familial sont
bruyamment orchestrées par une certaine presse, elles ne reflètent pas la conviction de la France
profonde, celle que vous aimez, Monsieur le Président, celle de tant de familles et de toutes les femmes
qui mettent courageusement au monde l’enfant qui s’annonce, espéré ou non. Il existe des valeurs
éthiques fondamentales … .” Peu après, une paysanne du Gers écrit la même chose avec des mots
différents.
25
242
French History and Civilization
remboursée par la Sécurité sociale, comme tout acte médical, mais avec financement
par le budget. Puissant depuis les lendemains de la Première guerre mondiale, le
pronatalisme français n’a pas gagné, mais il a beaucoup gêné et affaibli le ministère
des Droits des femmes. Pas plus cependant , voire moins, que les milieux des média et
de la publicité qui ont dénoncé un texte liberticide et fait échouer le projet de loi
antisexiste qui voulait poser publiquement la question des violences faites aux
femmes.27 Quant aux féministes qui ont su se mobiliser sur ces deux dossiers, elles
n’ont pas toujours soutenu le féminisme d’État.
Un féminisme méfiant vis-à-vis de l’État
Comme l’ont montré les recherches les plus récentes, le féminisme se décline au
pluriel (féminismes) et toute affirmation générale simplifie à l’excès la réalité: la
diversité du mouvement nécessite, à toute époque, une tentative de catégorisation. 28
Comme les travaux d’histoire ou de sciences politiques sont encore très peu nombreux
sur le féminisme français dit “de la deuxième vague” (années 1970-1980),29 je
propose d’utiliser le classement “approximatif” (sic) que fait l’association Choisir/la
cause des femmes (dirigée par Gisèle Halimi et appelée couramment Choisir) dans ses
invitations au colloque d’octobre 1983 “Féminisme et Socialismes.” Ce colloque est
réuni pour faire le point, dire que le féminisme n’est pas fini, et demander des
comptes au gouvernement, et à Yvette Roudy en particulier.30 Choisir invite d’abord
des “mouvements proches de la majorité de gauche,” catégorie dans laquelle il se
situe avec La Ligue des droits des femmes et le Planning familial; ces trois
associations avaient d’ailleurs, avec le MLF, appelé à voter pour François Mitterrand
au printemps 1981, tandis que Choisir avait organisé entre les deux tours un débat où
seul le candidat socialiste était venu (“Quel président pour les femmes?”). Choisir
invite aussi “des mouvements indépendants:” le MLF dont la figure de proue est
Antoinette Fouque et qui refuse l’invitation; le groupe de coordination des femmes
animé par Maya Surduts. Choisir invite enfin des mouvements qui sont dans
l’opposition comme l’Association Dialogue des villes présidée par Monique Pelletier,
ministre déléguée à la Condition féminine avant l’alternance politique de 1981. Cette
dernière reproche sans surprise à la ministre socialiste d’imposer un modèle de
femme, de ne pas reconnaître la diversité des situations et de mépriser les mères au
foyer. Mais la méfiance vient aussi des autres groupes de femmes.
De multiples nuances, fruit de leur histoire et de leurs objectifs qui ne peuvent
être détaillés ici,31 existent entre les associations des deux premières catégories; mais,
27
Dans le cadre restreint de cet article, l’histoire du projet de loi antisexiste ne peut pas être présenté.
Voir l’ouvrage récent Eliane Gubin, Catherine Jacques, Florence Rochefort, Brigitte Studer,
Françoise Thébaud, Michelle Zancarini-Fournel, dir., Le Siècle des féminismes (Paris, 2004).
29
Voir cependant: Françoise Picq, Libération des femmes: les années-mouvement (Paris, 1993);
Françoise Picq, “le MLF, exception française ou modèle?” in Féminismes et identités nationales, dir.
Yolande Cohen et Françoise Thébaud (Lyon, 1998), 207-218; Helena Hirata, Françoise Laborie,
Hélène Le Doaré, Danièle Senotier, dir., Dictionnaire critique du féminisme (Paris, 2000).
30
Les actes sont publiés: Choisir/la cause des femmes, Fini le féminisme? Compte rendu intégral du
colloque international “Féminisme et socialismes” organisé par le mouvement “Choisir” les 13, 14 et
15 octobre 2003 au Palais de l’UNESCO à Paris (Paris, 1984). In archives Roudy du CAF, voir aussi
5AF 94 (“Participation à des colloques, inaugurations, manifestations”).
31
Il n’y a d’ailleurs en France quasiment aucun travail universitaire sur ces associations (sauf mémoire
de maîtrise sur telle ou telle ville de province). L’histoire de la vaste contestation pré et post-soixantehuitarde commence seulement à émerger; voir G. Dreyfus-Armand, R. Franck, M.-F. Lévy, M.
Zancarini-Fournel, dir., Les Années 68. Le temps de la contestation (Bruxelles, 2000).
28
Un féminisme d’État est-il possible en France?
243
si la loi, conquise de haute lutte, est, pour certaines, considérée comme libératrice,
toutes sont fortement marquées par le gauchisme, le refus du réformisme et la crainte
de l’État récupérateur. La position et l’action d’Yvette Roudy heurtent, à des degrés
divers, leur culture politique. Celle-ci, en effet, se dit féministe et a participé comme
telle à des actions d’éclat collectives—par exemple, la signature du manifeste des 343
(femmes déclarant avoir avorté) paru en avril 1971 dans Le Nouvel observateur—
mais elle refuse l’autonomie du mouvement défendue par ses amies, considérant que
rien ne peut changer sans passer par la politique et le pouvoir d’État. Ses amies ou
anciennes amies sont pour elle les “féministes de l’extérieur,” les “féministes du
dehors,” tandis que les membres de son cabinet, plus sévères, peuvent se moquer des
“ravissantes du MLF.” Autre différence, tout aussi fondamentale: Yvette Roudy veut
faire bouger toutes les femmes, pas seulement les militantes, ni de surcroît les
intellectuelles parisiennes; à ce titre, elle aide de nombreuses associations de femmes
—féministes mais aussi féminines et familiales—lieux de participation des femmes à
la vie publique et d’apprentissage de l’autonomie. “Je forge des outils et je donne des
armes. Aux femmes de s’en saisir,” répète-t-elle souvent.
Cette double tension (autonomie versus insertion partisane, élitisme militant
versus respect de la diversité des femmes) et le refus de considérer les contraintes
(politiques et bureaucratiques) auxquelles est soumise Yvette Roudy créent des
relations difficiles, voire conflictuelles, entre les groupes féministes et le ministère des
Droits de la femme et n’aident pas la ministre à promouvoir la cause des femmes.
Voici quelques exemples qui illustrent ce propos. Animée par Anne Zelenski
et Simone de Beauvoir qui s’engagent pour une loi antisexiste, la Ligue des droits des
femmes, association la plus proche du ministère, reconnaît au colloque de Choisir que
“le ministère des Droits de la femme a accéléré la mutation culturelle que les
féministes avaient contribué à faire apparaître:” mais elle ajoute aussi que “les
féministes radicales ne peuvent avoir avec les pouvoirs politiques que des relations
provisoires,” “ponctuelles,” parce que les pouvoirs politiques sont “l’expression peutêtre la plus pure du rapport de domination.”32 De son côté, le Planning familial, dont
l’ancienne Présidente Simone Iff est au cabinet d’Yvette Roudy, joue un rôle
fondamental pour faire passer la remboursement de l’IVG, mais il refuse, comme le
lui propose la ministre, de devenir association d’utilité publique, pour ne pas “tomber
dans le service” et rester une “force de propositions, de contestations et de
revendications.”33 Quant à Choisir de Gisèle Halimi, qui aurait aimé être ministre à la
place d’Yvette Roudy, l’association est très sévère au moment des atermoiements
gouvernementaux sur le remboursement de l’IVG. Faisant concurrence aux efforts du
ministère, la députée Halimi dépose le 20 septembre 1982 une proposition de loi sur le
remboursement de l’IVG et publie dans Choisir un tract intitulé “Les raisons de la
colère:” “la décision de reporter le remboursement de l’IVG apparaît bien comme la
preuve de l’impuissance du ministère des Droits de la femme. … Combat spécifique,
la lutte pour la libération des femmes n’est pas résolue dans la lutte des classes. Force
nous est de reconnaître que le changement n’est qu’un changement de politique et non
un changement de politique et des PRIORITES en ce qui concerne les femmes.”
Les groupes indépendants sont plus fermes encore dans leur prise de distance
avec le ministère. Maya Surduts souligne au colloque les mesures positives prises par
Yvette Roudy mais considère que le travail de son mouvement est dans la lutte à la
32
Fini le féminisme? 441. Les féministes radicales y sont définies par Anne Zelenski comme voulant
aller au-delà des revendications d’égalité et luttant contre le patriarcat.
33
Phrase extraite de la motion d’orientation générale du 16e congrès du Planning familial, 5-6 juin
1982.
244
French History and Civilization
base, notamment dans les entreprises. Le MLF refuse de participer au colloque,
comme il a refusé l’invitation au 8 mars 1982 de l’Elysée, invitation jugée “dérisoire
et injuste” en considération de l’action du mouvement “qui lutte depuis treize ans pour
que réparation soit faite des dommages millénaires causés aux femmes” et des
initiatives qu’il a prises pour faire du 8 mars une journée historique. Ces initiatives
sont détaillées dans l’organe de presse Les Femmes en mouvements hebdo qui diffuse
une phraséologie révolutionnaire appelant à la grève générale des femmes, à des États
généraux internationaux contre la misogynie et à des défilés dans Paris. Bref, un 8
mars militant contre le 8 mars institutionnel.
Plus virulentes encore sont les féministes trotskistes qui éditent le trimestriel
Cahiers du féminisme.34 Très engagées depuis longtemps sur la revendication
“ avortement et contraception libres et gratuits,” ces militantes écrivent au moment
des élections de 1981: “Nos rêves peuvent devenir réalité. Prenons nos affaires en
main.” Mais elles affichent un large pessimisme dès l’automne (“force est de constater
que les résultats sont maigres dans la plupart des domaines qui concernent
directement la vie des femmes”) et deviennent de plus en plus critiques au fil des
mois, organisant des assises puis des États généraux sur les femmes et le travail,
dénonçant un changement à reculons, puis un tournant nataliste et familial.
“Il faut consoler Yvette Roudy,” écrivent certains jours ses conseillers, tant la
tâche est ingrate et difficile. Nécessairement pragmatique mais aussi bousculant un
monde politique misogyne ou la tradition nataliste française, le féminisme d’État du
ministère des Droits de la femme est une expérience complexe, au demeurant souvent
oubliée dans la mémoire militante35 et quasi absente pendant longtemps des ouvrages
synthétiques sur les années Mitterrand.36 Elle informe cependant sur la culture
politique française et sur les mutations des rapports de sexe en France. Yvette Roudy
en est sortie aguerrie et a continué ses activités militantes et politiques (députée et
maire). Elle méritera sans doute un jour une biographie…37
34
La collection a été consultée au CAF d’Angers.
Par exemple, pas une allusion dans l’allocution d’ouverture des Assises nationales pour les droits des
femmes (15-16 mars 1997) dans laquelle Maya Surduts brosse deux siècles d’histoire des femmes et
évoque longuement les deux dernières décennies; in En avant toutes. Les Assises nationales pour les
droits des femmes (Pantin, 1998), 15-20.
36
Par exemple, une ligne seulement pour signaler l’existence et la dénomination du ministère d’Yvette
Roudy dans l’ouvrage de Jean-Jacques Becker (avec la collaboration de Pascal Ory), Crises et
alternances, 1974-1995 (Paris, 1998), 259; à peine plus dans les ouvrages de Pierre Favier et Michel
Martin-Roland, La décennie Mitterrand (Paris, 1990 et 1991) pour les deux premiers tomes—Les
ruptures (1981-1984) et Les épreuves (1984-1998). L’action d’Yvette Roudy ne semble pas mériter
quelques pages pour illustrer “le changement” et “le socialisme,” titres respectifs des chapitres sur les
réformes des premières années du premier septennat de François Mitterrand.
37
Je travaille actuellement, pour lire le 20ème siècle des femmes à l’aune des questions que soulève sa
trajectoire, sur le personnage de Marguerite Thibert (1886-1982) pour qui Yvette Roudy avait
beaucoup d’admiration: historienne docteure es-lettres, fonctionnaire du BIT, socialiste, féministe,
pacifiste… Mais je serais sans doute tentée un jour par un travail sur Yvette Roudy.
35