Balzac et le XVIIe siècle - gemca - Université catholique de Louvain

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Balzac et le XVIIe siècle - gemca - Université catholique de Louvain
Balzac et le XVIIe siècle :
mémoire, création littéraire et discours moraliste
dans La Comédie humaine1
Soutenance publique de thèse pour le
doctorat en langues et lettres
17 avril 2013
Maxime PERRET (FNRS,
Université catholique de Louvain)
Au départ de ma recherche doctorale se trouve un constat : celui
de l’omniprésence des références au XVIIe siècle dans les œuvres de
La Comédie humaine de Balzac. Le deuxième volume de ma thèse en
atteste : la « matière XVIIe siècle » affleure partout dans les douze
tomes que compte l’édition de l’œuvre de Balzac dans la Pléiade. Je
me suis donc interrogé dans ma thèse sur les significations
potentielles de cette présence dans une œuvre romanesque qui
ambitionne d’être l’histoire des mœurs du XIXe siècle, si l’on en croit
les déclarations que l’auteur formule dans l’Avant-propos à La
Comédie humaine de 1842. Trois questions principales découlent de
cette interrogation première :
• Qu’est-ce que le XVIIe siècle pour Balzac ?
• À quoi sert le XVIIe siècle dans La Comédie humaine ?
• Quelle est l’importance du XVIIe siècle littéraire, que l’on
assimile parfois à une littérature de moralistes, dans
l’écriture balzacienne de la morale ?
Avant d’apporter quelques réponses à ces questions, je voudrais
exposer la méthodologie que j’ai adoptée pour aborder un sujet
1
Ce texte a été présenté oralement lors de notre défense publique de thèse,
soutenue à Louvain-la-Neuve le 17 avril 2013 devant un jury composé de Heinz
Bouillon (UCL, président), Agnès Guiderdoni (UCL, directrice), Paolo Tortonese
(Paris 3, directeur), Sophie Houdard (Paris 3, présidente), Andrea Del Lungo
(Lille 3), Francesco Fiorentino (Bari), Damien Zanone (UCL).
Maxime Perret
aussi imposant que celui de l’étude des rapports entre Balzac et le
XVIIe siècle français.
***
Ma démarche heuristique s’articule autour de deux notions
clefs : celle de l’usage, liée à celle de l’intertextualité, qui permettent
d’interroger les représentations balzaciennes du XVIIe siècle, tant sur
les plans politique que littéraire, selon des modalités qui oscillent
entre l’explicite et l’implicite.
En effet, poser la question des fonctions et des usages du
XVIIe siècle chez Balzac m’a paru plus efficace et plus pertinent pour
répondre aux questions que je me suis posées plutôt que de
m’interroger sur une hypothétique influence du XVIIe siècle sur
l’œuvre de Balzac. Alors que l’influence connote l’idée d’une
réception passive, la notion d’usage nous place au cœur de la
création littéraire. Balzac mobilise dans son œuvre romanesque une
série de savoirs (de différentes natures : scientifiques, politiques ou
littéraires) ; il se sert de ces savoirs afin de produire certains effets
qui doivent être identifiés, analysés et interprétés. Il s’agit avant tout
pour Balzac de mobiliser un hypotexte issu du XVIIe siècle français,
de l’utiliser et de le réinvestir au service d’une nouvelle création
littéraire.
Surtout, j’ai résolument placé l’analyse textuelle au cœur de ma
démarche, plutôt que de m’en tenir aux catégories de
l’historiographie littéraire établies qui tracent une ligne de partage
nette entre le classicisme et le romantisme. Pour me soustraire au
poids des discours historiographiques traditionnels qui sont
imposants tant pour l’auteur que pour la période considérée, j’ai
préféré citer les textes et apporter la preuve par l’exemple de
l’existence manifeste du lien entre le XVIIe siècle et l’œuvre de Balzac
d’une part, et des usages multiples de cette matière auquel se livre le
romancier dans La Comédie humaine d’autre part. Il était nécessaire
de partir des représentations de Balzac lui-même : ma démarche se
veut donc à la fois textuelle et contextuelle, parce que notre
connaissance du XVIIe siècle n’est en aucun cas comparable à celle
que le romancier pouvait en avoir. Il fallait commencer par identifier
les catégories de pensée dont Balzac disposait pour appréhender le
XVIIe siècle.
***
Balzac et le XVIIe siècle
Cela nous ramène à ma première question : quel est le
siècle de Balzac ? Que connaissait-il de cette période et que
donne-t-il à lire de ce siècle dans La Comédie humaine ? Dans la
première moitié du XIXe siècle, le XVIIe siècle tend à se confondre avec
le « Grand Siècle » : au plan politique, l’époque est dominée par la
figure de Louis XIV-le-Grand-Roi-Soleil ; la littérature est quant à
elle écrasée par la suprématie des écrivains de la deuxième moitié
du siècle qui sont devenus des classiques au sens fort du terme : ils
sont enseignés et surtout imités dans les collèges de l’Empire et de la
Restauration. Cette surreprésentation dans les mémoires collectives
ne signifie pas que Balzac représente le XVIIe siècle dans La Comédie
humaine d’un bloc et sans nuances. À côté de Louis XIV, il ménage
un espace pour Henri IV et Louis XIII, même si le rôle de ces
souverains paraît mineur pour le premier, et insignifiant pour le
second, qui souffre de la comparaison avec le ministre-cardinal de
Richelieu. En outre, Louis XIV n’est pas l’objet d’une apologie
inconditionnelle et aveugle : les défauts du monarque et les erreurs
du règne sont soulignées, et leurs conséquences se font encore sentir
au XIXe siècle. Comme je l’ai montré dans ma thèse, Balzac s’en fait
l’écho au sein de la fiction à propos des suites de la confiscation des
biens des Protestants lors de la révocation de l’Édit de Nantes, tant
dans L’Interdiction que dans Madame Firmiani.
La sélection mémorielle qui touche le XVIIe siècle littéraire est en
grande partie réalisée avant Balzac. Le discrédit dans lequel sont
tombés les auteurs de la première moitié du XVIIe siècle a été
organisé et accompli à l’instigation de nombreux historiographes,
dont les figures majeures sont Perrault, Voltaire et La Harpe. À
l’inverse de Théophile Gautier et d’un certain nombre de
romantiques, Balzac ne prend pas le contrepied de cette tendance ;
au contraire : il l’accentue et contribue à sa manière à accroître la
consécration des classiques. Il n’y a, dans La Comédie humaine,
aucune intention de la part du romancier de réhabiliter les écrivains
ou les formes littéraires du premier XVIIe siècle. En réalité, Balzac fait
usage d’un matériau classique dont il est familier depuis le collège,
comme ses lecteurs. Il partage la même culture littéraire que ses
lecteurs, et le romancier peut se servir de cette circonstance pour
créer et développer avec eux un lien de connivence. Sachant que les
références à un hypotexte classique seront immédiatement
comprises, l’auteur est autorisé à mobiliser dans son récit un texte
antérieur qui lui permettra d’expliciter ou de situer, avec une
relative économie de moyens, la situation qu’il décrit.
XVIIe
Maxime Perret
Ces fréquentes évocations d’écrivains et d’œuvres classiques
dans le cycle romanesque balzacien ne signifient pas que cette
littérature soit embaumée ou enfermée dans un discours élogieux.
Le XVIIe siècle littéraire subit dans La Comédie humaine tous les
traitements possibles, de la citation la plus respectueuse au
travestissement burlesque, en passant par la comparaison qui
aboutit à une ironie satirique qui dévalorise tantôt le comparé, tantôt
le comparant. C’est peu de dire que Balzac ne manifeste pas toujours
une admiration absolue à l’égard des classiques : l’auteur est même
capable de jugements critiques assez durs sur ses illustres
prédécesseurs, particulièrement à l’endroit de leurs peintures
morales quand il estime qu’elles ne sont plus adaptées à la
description de la société contemporaine.
***
Au-delà de cette réception et de cette sélection mémorielles,
l’héritage du XVIIe siècle se donne à lire dans la poétique balzacienne.
Les liens sont nombreux entre les préoccupations de Balzac en
matière de fiction narrative en prose et celles qu’avaient ses
prédécesseurs du XVIIe siècle. On découvre, au cœur de ses
réflexions sur l’art du roman, des observations sur la vraisemblance,
sur la représentation des passions, sur la moralité de la fiction et sur
la nécessité d’instruire le lecteur. Ces questions, dont la résolution
est complexe et pourtant indispensable, marquent la permanence
des problèmes du roman entre le XVIIe et le XIXe siècles. Cela ne veut
pas dire, bien sûr, que Balzac pratique l’art du roman de la même
façon qu’à l’âge classique, mais les solutions qu’il trouve, qu’il
propose et qu’il applique doivent autant à la nouvelle école
romantique qu’aux poétiques classiques. C’est après mûre réflexion
qu’il se déclare en faveur de l’éclectisme littéraire et qu’il opère la
synthèse entre plusieurs systèmes. S’il ménage une place importante
au XVIIe siècle, Balzac construit une œuvre résolument tournée vers
son époque, lui qui veut écrire l’histoire des mœurs de son temps.
L’homme du XIXe siècle a compris qu’afin de rendre légitime son
histoire des mœurs, il devait la mettre en relation avec l’Histoire
passée, tant politique que littéraire. La Comédie humaine est une
œuvre dans laquelle le passé est mobilisé, revivifié et remotivé en
fonction des besoins « modernes » de la fiction, c’est-à-dire ceux de
Balzac.
Balzac et le XVIIe siècle
L’attention que j’ai portée au Grand Siècle dans La Comédie
humaine m’a permis de mettre en exergue l’existence d’un « réseau
XVIIe siècle » dans le cycle romanesque. Ce réseau fonctionne de
manière comparable au système des personnages reparaissants.
L’existence de la même référence à un personnage ou à une image
classique dans différents récits balzaciens produit de nombreux
effets qui n’avaient pas été pris en considération jusqu’à présent par
la critique. Ainsi, la mobilisation d’une image ou d’un personnage
utilisés dans le récit permet non seulement de comparer le
personnage balzacien à un personnage antérieur, mais elle invite
également à rapprocher les personnages balzaciens possédant le
même référent. Je ne développerai ici qu’un exemple : celui des
différentes coquettes de La Comédie humaine qui sont regroupées par
leur référence à Célimène.
Dans la préface du Cabinet des Antiques, Balzac exprime en son
nom l’admiration qu’il porte à Molière d’avoir peint Célimène, « qui
représente la femme aristocratique2 ». Conformément à la pratique
habituelle de Balzac, le discours auctorial est dupliqué ailleurs et
délégué à un personnage qui se fait l’écho de l’opinion de l’auteur.
Ainsi, dans Mémoires de deux jeunes mariées, Louise de Chaulieu
réaffirme dans la fiction l’actualité du personnage de Molière :
Quel étonnant chef-d’œuvre que cette création de Célimène dans Le
Misanthrope de Molière ! C’est la femme du monde du temps de
Louis XIV comme celle de notre temps, enfin la femme du monde
de toutes les époques3.
Balzac ne se contente pas de ces hommages plus ou moins appuyés :
il reprend le personnage de théâtre dans sa Comédie humaine comme
terme de comparaison lui permettant de faire comprendre ses
propres personnages ; ainsi dans Madame Firmiani (« Quoi que le
timbre de sa voix fut légèrement altéré pendant les premières
phrases de cette réplique, les derniers mots en furent dits par
Mme Firmiani avec l’aplomb de Célimène raillant le Misanthrope4 »),
ou dans Le Contrat de mariage (« [Mme Évangélista prit sa revanche
[sur Mme de Gyas] à peu près comme Célimène avec Arsinoé5 »).
2
3
4
5
Honoré DE BALZAC, Le Cabinet des Antiques, dans La Comédie humaine, éd. P.-G.
Castex, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976-1981, t. IV, p. 1093.
Toutes les références à La Comédie humaine proviennent de cette édition.
Mémoires de deux jeunes mariées, t. I, p. 324.
Madame Firmiani, t. II, p. 153.
Le Contrat de mariage, t. III, p. 592.
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Balzac crée de cette façon deux personnages comparables à
Célimène et comparables entre elles. Mais surtout, Balzac décline le
personnage et la référence selon plusieurs modes, au point que la
même référence à Célimène lui permet de qualifier, dans des
contextes énonciatifs différents, deux personnages féminins aussi
antithétiques que la très aristocratique marquise d’Espard et la trop
bourgeoise Célestine Rabourdin. Dans Illusions perdues, Lucien de
Rubempré admire très sincèrement la marquise : « Involontairement
et malgré les magies de l’Opéra toutes nouvelles pour lui, son
regard, attiré par cette magnifique Célimène [= Mme d’Espard], se
coulait à tout moment vers elle ; et plus il la voyait, plus il avait
envie de la voir6 ! » À l’inverse, la qualification de Célimène
attribuée à Mme Rabourdin dans Les Employés confine à la satire :
« Mme Colleville […] surnomma [sa rivale Mme Rabourdin] la
Célimène de la rue Duphot7. » Mme Colleville espère, par ce bon mot,
affecter la réputation de la femme du bon Rabourdin. La référence
au même personnage moliéresque est susceptible de plusieurs
actualisations sémantiques : l’introduction de variations par rapport
à un modèle identifié dévoile la complexité de la lecture balzacienne
du personnage. Cette complexité nourrit en retour La Comédie
humaine, laquelle offre une douzaine d’exemplaires légèrement
différents de Célimènes qui peuvent (et même doivent) être
comparés entre eux.
Je l’ai montré à travers la démarche exploratoire que j’ai suivie :
les réminiscences classiques utilisées à plusieurs reprises dans La
Comédie humaine relient entre elles des scènes prises dans différents
récits. Le XVIIe siècle produit dans le cycle balzacien un effet d’écho :
le retour des mêmes images les rend familières et donne au lecteur
la possibilité de percevoir les variations par rapport au modèle
original, mais aussi entre les différentes actualisations produites
dans le texte balzacien. Ces références reparaissantes permettent dès
lors de parcourir le cycle romanesque selon un ordre jamais
envisagé auparavant, à cause des réticences nombreuses et tenaces à
considérer les rapports de Balzac avec la littérature classique
autrement que comme périphériques ou accessoires. Pourtant, le
« réseau XVIIe siècle » est sans doute un phénomène aussi important
que celui du retour des personnages, parce qu’il offre un nouveau
6
7
Illusions perdues, t. V, p. 281-282.
Les Employés, t. VII, p. 928.
Balzac et le XVIIe siècle
mode de circulation (plus qu’un nouvel ordre) à travers les récits qui
composent La Comédie humaine.
Enfin, la profusion de citations et d’allusions à la « matière
XVIIe siècle » participe, d’autre part, à la consécration de l’œuvre de
Balzac par transfert de légitimité. En introduisant une analogie avec
des modèles classiques comme Molière et La Fontaine — pour ne
citer que les plus courants —, le romancier place ses propres
peintures sous leur autorité : il bénéficie pour sa propre création du
prestige symbolique qu’ont acquis ces auteurs indépendamment,
dans d’autres genres mieux valorisés que le roman. Balzac ne se
contente d’ailleurs pas de céder au « démon de la citation » de noms
plus célèbres que le sien : il transpose au sein du roman, moyennant
quelques ajustements, des pratiques d’écriture qui ont pour effet de
rapprocher la fiction narrative en prose de l’Histoire, du théâtre
(particulièrement de la tragédie et du drame, mais aussi de la
comédie de caractère) et de l’écriture moraliste.
***
Parmi les différents intertextes qui traversent La Comédie
humaine, le discours moraliste occupe une place privilégiée. Or, il
correspond à une manière très particulière de nouer un lien avec le
XVIIe siècle français qui doit s’observer au-delà des apparences.
Balzac ne rend pas d’hommage direct aux moralistes classiques ; j’ai
montré qu’il n’hésite pas à dire quand ils se sont trompés, que ces
moralistes se nomment La Rochefoucauld, La Bruyère ou même
Pascal. En revanche, Balzac leur emprunte diverses formes : les
portraits, les maximes et les moralités se retrouvent en nombre dans
le cycle. À titre d’exemple, je voudrais citer ici quelques maximes
qui, bien qu’elles soient extraites de leur contexte, ou peut-être parce
qu’elles sont extraites de leur contexte originel, peuvent rencontrer
les thèmes moraux dont les moralistes classiques se sont préoccupé.
Aux bourgeois les vertus bourgeoises, aux ambitieux les vices de
l’ambition8.
En France, l’amour-propre mène à la passion9.
À mesure que l’homme s’avance dans la vie, l’égoïsme se
développe et relâche les liens secondaires en affection10.
8
9
L’Interdiction, t. III, p. 425.
La Femme de trente ans, t. II, p. 1073.
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La dignité n’est qu’un paravent placé par l’orgueil et derrière lequel
nous enrageons à notre aise11.
À Paris, la vanité résume toutes les passions12.
Cependant, ces formes se trouvent insérées dans le récit, ce qui
n’est pas tout à fait la même chose que lorsqu’elles se succèdent
dans un recueil. Quant à la parenté des thèmes moraux explorés par
Balzac avec ceux des moralistes classiques, elle est à la fois inévitable
et limitée : le nombre de passions auxquelles l’Homme est sujet n’est
pas infini, et la nouvelle configuration de la société
postrévolutionnaire implique une description des mœurs qui soit
différenciée selon des critères discriminants bien connus par les
balzaciens, et qui permettent de distinguer entre Paris et la province,
entre l’aristocratie et la bourgeoisie, entre les riches et les pauvres,
entre les puissants et les faibles.
En réalité, plus que des formes ou des thèmes, Balzac reprend
aux moralistes classiques une manière de mettre en question des
certitudes morales. Ce qui fait du discours moral chez Balzac un
discours moraliste, c’est le refus de l’auteur de verser dans le
dogmatisme : il exclut l’idée de trancher les questions morales à la
place du lecteur. L’insoumission des faits à des règles morales
strictes et préétablies est une condition nécessaire pour réussir à
peindre une histoire des mœurs du XIXe siècle dans sa complexité et
avec ses nuances. La vérité se situe toujours au-delà des apparences
chez Balzac et la solution apportée aux questions éthiques soulevées
par le récit relève de la seule responsabilité du lecteur. La lecture de
l’ensemble de La Comédie humaine ne permet pas, en effet, de savoir
s’il faut ou non être ambitieux, avare, amoureux ou égoïste. En
revanche, les hésitations perceptibles dans le cycle en matière de
morale, doivent inciter le lecteur à s’interroger lui-même sur la
morale des actions et non sur la morale du récit.
Je voudrais faire remarquer ici l’efficacité de l’intégration du
discours moraliste au sein de La Comédie humaine : c’est une manière
de répondre au problème de l’immoralité de la fiction parce que
l’auteur se préoccupe des questions morales tout en évitant l’écueil
du moralisme. Le discours moraliste du cycle romanesque balzacien,
en effet, favorise l’édification du lecteur selon un cheminement
personnel qui est celui à l’œuvre dans les recueils des moralistes
10
11
12
Les Employés, t. VII, p. 990.
Béatrix, t. II, p. 849.
La Fille aux yeux d’or, t. V, p. 1048.
Balzac et le XVIIe siècle
classiques. La Comédie humaine, par sa complexité, par la description
morale des différents mondes qui composent la Société, est à même
de proposer des points de vue antagonistes à l’intérieur de
l’ensemble du cycle. Ces flottements participent de ce que j’ai appelé
une « morale en action », attentive à la description du réel plutôt
qu’à sa normalisation. Cette perspective moraliste profite de l’espace
créé par la fiction pour susciter chez le lecteur une réflexion
personnelle sur les questions morales posées au sein de la fiction par
la représentation des passions. De ce point de vue, nous pouvons
considérer que le roman remplit une fonction cathartique, au même
titre que la dramaturgie classique.
***
Pour conclure, je voudrais insister sur le fait que mes recherches
ont mis en exergue le processus dynamique de la réception quand
elle est mise au service de la création littéraire. Elles ont démontré
aussi la nécessité de pratiquer une histoire littéraire qui sache au
moins s’interroger sur les cadres traditionnels et les a priori critiques.
Les travaux scientifiques de ces quarante dernières années ont fini
par faire admettre cette réalité que les périodes baroque et classique
existent simultanément au XVIIe siècle : l’apogée de l’une ne marque
pas le déclin définitif de l’autre. De la même manière, il est possible
de dire que les textes et les écrivains de la période romantique ne
s’affranchissent pas tous, pas complètement et pas brutalement,
d’un rapport familier avec les classiques.
Il est difficile, sans doute, de mener une recherche à partir de
cadres qui deviennent instables, spécialement quand ce sont des
cadres chronologiques établis depuis longtemps. Il ne faut pourtant
pas oublier que les catégories permettant de penser la littérature
sont des conventions, le plus souvent adoptées après-coup. Cela ne
veut pas dire qu’il faille les oublier et s’en dispenser définitivement :
il faut seulement leur conserver la valeur heuristique qu’elles
possèdent tant qu’elles ne figent pas leurs objets de manière
irrévocable. L’instabilité ou la porosité des cadres (ou des catégories)
de l’historiographie littéraire contribue en retour à conférer un
nouvel intérêt à cette discipline qui ne sera plus réduite à l’histoire
des courants qui se succèdent. Il me semble que l’histoire littéraire
pourrait être à la fois plus riche et plus pertinente si elle devenait le
lieu d’une étude fine et nuancée des types de rapports qu’un
écrivain entretient avec ses prédécesseurs, et de ce que signifient les
Maxime Perret
choix mémoriels de la littérature passée dans la perspective de
l’élaboration d’une nouvelle poétique. Or, une telle entreprise n’est
possible qu’en prenant une certaine distance avec les cadres
traditionnels de l’historiographie : c’est à ce prix qu’il nous sera
permis d’étudier sinon de nouveaux objets, du moins des objets
envisagés avec un regard renouvelé, fussent-ils aussi imposants et
monumentaux que Balzac et le XVIIe siècle.
Pour citer cet article :
Maxime PERRET, « Balzac et le XVIIe siècle : mémoire, création littéraire et discours
moraliste dans La Comédie humaine », texte de la soutenance publique pour le
doctorat en langues et lettres, 17 avril 2013. [En ligne]
URL : http://sites.uclouvain.be/gemca/php/theses/perret.php