Extrait du livre PDF
Transcription
Extrait du livre PDF
La rage de vivre_v2.indd 3 2014-08-11 11:22 AM Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Lauzon, Emmanuel, 1981 La rage de vivre (Tabou ; 24) Pour les jeunes de 14 ans et plus. ISBN 978-2-89662-345-7 I. Titre. II. Collection : Tabou ; 24. jC843’.6 PS8623.A833R33 2014 PS9623.A833R33 2014 C2014-941468-4 Édition Les Éditions de Mortagne Case postale 116 Boucherville (Québec) J4B 5E6 Tél. : 450 641-2387 Téléc. : 450 655-6092 [email protected] Tous droits réservés Les Éditions de Mortagne © Ottawa 2014 Dépôt légal Bibliothèque et Archives Canada Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque Nationale de France 3e trimestre 2014 ISBN : 978-2-89662-345-7 EPDF : 978-2-89662-346-4 EPub : 978-2-89662-347-1 1 2 3 4 5 – 14 – 18 17 16 15 14 Imprimé au Canada Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) et celle du gouvernement du Québec par l’entremise de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) pour nos activités d’édition. Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC. Membre de l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL) La rage de vivre_v2.indd 4 2014-08-11 11:22 AM Emmanuel Lauzon La rage de vivre_v2.indd 5 2014-08-11 11:22 AM À Claude Lauzon, mon père, pour l’exemple de force psychologique. La rage de vivre_v2.indd 7 2014-08-11 11:23 AM Sommaire 1 – Les « autres »...................................................... 13 2 – Courir...................................................................33 3 – Effet secondaire..................................................51 4 – Plus fort que moi...............................................75 5 – Voler.....................................................................91 6 – Une nouvelle direction......................................117 7 – La rage.................................................................135 8 – Décrocher............................................................183 9 – Dans la marge.....................................................209 Épilogue.....................................................................237 La rage de vivre_v2.indd 9 2014-08-11 11:23 AM Your doubt, it fuels me. Your hate, it drives me. The challenge ignites me. You make me fight harder ! Facing What Consumes You Jamey Jasta (Hatebreed) La rage de vivre_v2.indd 11 2014-08-11 11:23 AM autres v v Les v v - 1 - Je déteste le secondaire. En fait, je déteste l’école en général. Je l’ai toujours détestée. Pour moi, c’est un lieu d’humiliation où je ne vis que des échecs. J’ai réussi de justesse à terminer mon primaire sans doubler d’année. Ce ne serait probablement pas le cas si je n’avais pas été suivi par une éducatrice spécia lisée et un psychiatre, en plus d’être sous médication (eh oui, je suis un enfant Ritalin !). Mais j’ai réussi. Me voilà donc maintenant au beau milieu d’une mer d’ados que je ne connais pas, dans une ville que je ne connais pas. En plus de tout ça, je dois porter cet affreux uniforme. Puisque je n’ai jamais eu de bons résultats scolaires, mon père a pensé que m’envoyer dans un collège privé pourrait être une solution. Pour le moment, ça me fait surtout haïr encore plus l’école. Surtout que je dois me taper, matin et soir, les trente minutes d’autobus qui séparent Longueuil de Varennes. Longueuil ?! Il y a deux écoles secondaires dans ma ville ; pourquoi fallait-il absolument que mes parents m’envoient à l’autre bout du monde ?! La rage de vivre_v2.indd 13 2014-08-11 11:23 AM Il y a à peine un mois que l’année est commencée et j’ai l’impression que ça en fait huit. Le temps est long. Pour moi, rester assis à écouter quel qu’un parler pendant plus de cinq minutes relève de l’exploit. Au moins, j’en suis conscient. Je commence à connaître mes limites et mes faiblesses. Après seule ment deux semaines dans cette école de merde, mon sieur Tardif, mon professeur de mathématiques, m’a collé une étiquette: il m’a traité de « jeune énervé ». Il a dit ça tout bonnement devant la classe, juste parce que je tapais du pied par terre. Si au moins il avait été un peu original ! Je l’ai entendue des milliers de fois, celle-là. Bah... au point où j’en suis rendu, une étiquette de plus ou une de moins, qu’est-ce que ça peut bien changer ? Je suis habitué. De toute façon, je ne réussirai jamais à convaincre qui que ce soit que j’ai des qualités et des talents. Je n’y crois même pas moi-même. Tout ça pour dire que je déteste l’école... autant que je déteste les adultes. L’été dernier, je détestais surtout Stéphane, mon coach de soccer bedonnant. Imaginez : je suis le joueur qui compte le plus de buts, et il s’obstine à me punir en me laissant sur le banc parce que, selon lui, je n’ai pas l’esprit d’équipe. Il m’énerve avec ses « stratégies » stupides ! Il veut que j’exerce mes jeux de passes. Je veux bien, moi, sauf que si je veux passer le ballon aux autres joueurs, il faudrait d’abord qu’ils réussissent à me suivre dans mes échappées ! Une fois, Stéphane m’a même traité de « mangeur de ballon ». Impulsivement, je lui ai répliqué d’aller se faire enculer. C’est sorti tout seul. C’était peut-être 14 La rage de vivre_v2.indd 14 2014-08-11 11:23 AM La rage de vivre un peu intense comme réaction, mais je ne tolère pas qu’on me manque de respect. Lorsque ça arrive, j’ai tendance à vouloir me venger... en double. Je ne voulais pas réellement lui dire ça, tout comme je ne méritais pas de me faire traiter de cette manière. Si je le pouvais, j’en ferais, des passes. Mais je me retrouve souvent seul devant le gardien, avec plusieurs occa sions de marquer. Qu’est-ce que je devrais faire ? Attendre que les défenseurs de l’autre équipe vien nent me rejoindre et m’enlèvent la chance de faire un but ?! Fuck off !!! Et ce n’est pas un manque d’esprit d’équipe, contrairement à ce que monsieur Bedaine prétend. Au contraire. Je suis plein de bonnes inten tions. Ce que je veux, c’est procurer la victoire à mon équipe. Mais ça, personne ne le saisit. Peu importe ce que je dis, peu importe ce que je fais, la plupart des gens ne me comprennent pas. J’ai beau essayer d’expliquer mes idées, de faire valoir mes arguments, on dirait que c’est toujours perdu d’avance. Parfois, je me demande à quel moment exact de ma vie je suis devenu celui qui a toujours tort. Enfin... Avec le temps, j’ai fini par haïr tous ceux qui refusent de me comprendre. Alors je déteste beaucoup de gens. Surtout ceux qui ont de l’autorité. Et dans ce collège privé ultra strict et sévère, de l’autorité, il y en a plein ! Je ne sais vraiment pas à quoi mes parents ont pensé en m’inscrivant dans ce centre de détention. C’est sûre ment un vrai paradis pour les élèves soumis qui ont l’air de marcher avec un bâton dans le cul, mais pour moi, cet endroit est étouffant. Ça me rend anxieux de penser que je risque d’y passer les cinq prochaines 15 La rage de vivre_v2.indd 15 2014-08-11 11:23 AM années de ma vie. Je dis « risque », parce que j’ai entendu dire que ça ne leur prenait pas grand-chose, ici, pour expulser un élève. Alors, comme il s’en est fallu de peu pour que je me fasse renvoyer de l’école primaire, j’ai l’impression que mes chances sont bonnes de ne pas terminer mon secondaire ici. Je ne peux pas vraiment dire que ça me dérange. Gabriel, mon meilleur ami, s’est inscrit à la polyvalente et ne rate jamais une occasion de me dire à quel point c’est « ben plus l’fun qu’au primaire ». Tant mieux pour lui, parce que pour moi, c’est tout le contraire. Même si j’essaie de passer inaperçu le plus possible, ma réputation me suit comme une ombre. On m’a diagnostiqué un trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité lorsque j’étais en troisième année. Depuis, je traîne les lettres TDAH comme un boulet attaché à ma cheville. Lors de chaque rentrée scolaire, je sens que mes nouveaux enseignants me surveillent, qu’ils m’accordent beaucoup plus d’attention qu’aux autres. C’est comme s’ils essayaient d’anticiper cha cun de mes échecs et de mes attitudes arrogantes. J’ai réussi à me rendre jusqu’ici. Par contre, je ne suis pas tout à fait convaincu que ç’aurait été possible sans mes médicaments. Grâce à eux, j’ai pu arriver à me concentrer suffisamment pour écouter mes profes seurs donner leurs cours, sans constamment déranger toute la classe. Je me souviendrai toute ma vie de la dernière chose que ma directrice du primaire m’a dite : « Félicitations, Vincent. Qui aurait cru que tu passerais toutes tes années sans redoubler ! » Je me rappellerai surtout la réaction de ma mère lorsque je lui ai rapporté ce qu’elle m’avait dit : « Pour qui 16 La rage de vivre_v2.indd 16 2014-08-11 11:23 AM La rage de vivre elle se prend ?! criait-elle à mon père. La meilleure chose qu’elle a trouvée à lui dire, c’est que personne ne croyait vraiment en lui tout ce temps-là ! Notre fils n’est pas un imbécile, Jean ! Je suis épuisée de me battre pour que le monde comprenne ça ! » Ma mère prenait ma défense, sauf que ses mots me blessaient plus qu’autre chose. Ça me fait toujours beaucoup de peine de me sentir comme un fardeau et de savoir que les gens n’ont pas confiance en moi, qu’ils ne croient pas que je puisse réussir. Je viens à peine de commencer le secondaire. Et j’ai déjà la ferme conviction que je n’ai pas ce qu’il faut pour le terminer. * * * Fin novembre. Quelques semaines se sont écoulées depuis la rentrée scolaire et, à l’exception de mon accrochage avec monsieur Tardif, les choses ne se sont finalement pas aussi mal passées que je l’aurais cru. J’apprivoise mon groupe et j’apprends à connaître mes enseignants. Tant que je ne me sens pas jugé ou contrôlé par ceux-ci, je réussis à rester attentif et à ne pas les déranger pendant qu’ils don nent leur cours. Par contre, aujourd’hui, cet équilibre que je m’efforce de maintenir risque de basculer, je le sens. C’est à cause de madame Caron, mon enseignante de français : elle vient de nous demander de sortir papier et crayon pour une dictée surprise. Dès que je 17 La rage de vivre_v2.indd 17 2014-08-11 11:23 AM vis une situation dans laquelle je suis noté, dès que je sens que je dois me surpasser mentalement, mes idées s’embrouillent et je deviens anxieux. Déjà que j’ai de la difficulté à me concentrer lorsque rien ne me perturbe, cette pression de devoir faire aussi bien que les autres vient me troubler au point où je me désorganise complètement. C’est le psychiatre qui m’a suivi une bonne partie de mon primaire qui m’a appris l’expression « se désorganiser ». C’est comme ça qu’on nomme les moments durant lesquels je perds le contrôle de mes pensées ou de mes gestes. Ces périodes de confusion peuvent être de faible ou de grande intensité. Généralement, ça commence doucement... et ça peut parfois débouler très rapide ment. Comme en ce moment. À cause de ma concen tration déficiente et de mes difficultés en français, j’ai manqué les premiers mots que l’enseignante a dits et j’ai pris du retard dans l’exercice. À chaque mot que j’entends, je sens que je m’enfonce un peu plus. La peur d’échouer s’empare alors de moi et se transforme aussitôt en angoisse... qui se transforme à son tour en panique. Aucune chance que je réus sisse ! Je suis bien trop stupide. L’agressivité monte en moi. Pourquoi suis-je le seul à avoir tant de mal à suivre ? Pourquoi ma professeure parle-t-elle si vite ? Ça ne sert à rien de lutter contre mon manque d’intelligence. Je n’y arriverai jamais. Et puis j’explose. – Fuck off, tabarnak ! crié-je en lançant mon crayon au bout de mes bras. Vous allez ben trop vite !!! 18 La rage de vivre_v2.indd 18 2014-08-11 11:23 AM La rage de vivre Mon enseignante et les autres élèves de la classe sursautent. Certains d’entre eux me dévisagent. – Monsieur Lacombe, ce comportement est inac ceptable ! Je vous demande de quitter cette classe tout de suite et d’aller au bureau du directeur ! Nous ne tolérons pas ce genre d’attitude dans cette école. Ici, les élèves doivent faire preuve de savoir-vivre ! Mon rythme cardiaque continue d’accélérer. Me calmer. Je dois me calmer. Retenir cette profonde envie de répondre à ma professeure qu’elle peut bien aller se faire enculer par son chien. C’est toujours comme ça que ça se passe. Depuis un bon bout de temps, j’essaie d’apprendre à gérer mon impulsivité. Je réussis, parfois, à limiter les dégâts. – Ouais, et moi je n’accepte pas les profs qui parlent trop vite dans les dictées... – Et vous rouspétez, en pl... – C’est beau, je décâlisse !!! Je n’ai pas aidé ma cause, mais je sais que ç’aurait pu être pire. Je commence à me connaître. Ce genre de situation m’arrive tout le temps. J’aimerais être capable d’expliquer à madame Caron que je ne contrôle pas toujours mon comportement, que je vis avec une sorte de « maladie ». De toute façon, elle ne me comprendrait pas. Elle dirait probablement, comme tous les autres, que mon TDAH n’est pas une excuse. 19 La rage de vivre_v2.indd 19 2014-08-11 11:23 AM Le directeur m’accueille dans son bureau avec un air hésitant. Il semble soupçonner que je ne viens pas lui porter un cadeau de fête. – Je peux vous aider, monsieur... ? – Lacombe. Au prix que mes parents payent pour m’envoyer ici, vous pourriez au moins connaître mon nom ! J’aimerais sincèrement m’être retenu de dire ça. Vraiment. Ma vie serait tellement plus simple si je réussissais à filtrer ce qui se passe dans ma tête et à garder pour moi les propos qui risquent de me valoir des ennuis. Le problème est justement là : dans ma tête. Il y a trop d’idées, trop d’agitation. Un vrai bordel ! D’ailleurs, en ce moment, je devrais être en train d’écouter le directeur qui me fait la morale. Mais cette situation me fait revivre des émotions et je me perds rapidement dans mes pensées. * * * Mon plus lointain souvenir remonte à l’âge de quatre ans. Je suis à la garderie et je fais une crise. Je pleure. Je m’accroche à tout ce que je peux. Je ne veux pas être ici. J’ai de la peine et j’ai peur. Pourquoi exactement ? Je n’en ai aucune idée. En fait, je le sais peut-être, mais je ne com prends pas vraiment. C’est confus dans ma tête : je m’ennuie de ma doudou, de ma mère et de mon ours brun en peluche, mais j’ai aussi très peur à l’idée de me retrouver dans cette pièce sombre où nous faisons des siestes l’après-midi. 20 La rage de vivre_v2.indd 20 2014-08-11 11:23 AM La rage de vivre Rien d’anormal jusque-là. La plupart des enfants s’ennuient de leur mère et ont peur du noir. Sauf que moi, ce n’est pas de l’obscurité que j’ai peur. À cet âge, je ne suis pas en mesure de comprendre ce qui m’effraie tant (encore moins de l’exprimer avec des mots), mais je sais que ça ne se passe pas ici, dans ce local. Pas tout à fait, en tout cas... La berceuse qui joue dans la pièce pendant la sieste génère en moi d’intenses émotions. Beaucoup trop intenses. Comment, du haut de mes quatre années de vie, pourraisje le dire à mon éducatrice et à mes parents ? Comment, avec ma compréhension du monde et mon vocabulaire limités, pourrais-je faire comprendre à un adulte que cette musique, je la vis, je la vois ? Chaque note évoque en moi une multitude d’images et de sentiments que je n’arrive pas à m’expliquer. J’ai quatre ans et l’air d’une berceuse m’émeut profondément. Que voulez-vous ?! Je suis un hypersensible. Mais ça, je ne le sais pas encore. J’aimerais bien pouvoir donner un sens à ce qui se passe dans ma tête, sauf que je n’y comprends rien. Tout cela me dépasse. Dès que la mélodie commence, je suis comme emporté par une vague d’émotion que je ne contrôle pas et cela me terrorise. Comment voulez-vous que je dorme dans cet état ?! Je suis apeuré et triste à la fois ! Alors je pleure et je crie. Je hurle toute la tristesse que cette harmonie me fait vivre, tandis que les « amis » de mon groupe ne semblent pas affectés le moins du monde. La seule chose qui les dérange, c’est moi. Je suis encore bien trop jeune pour que l’on se demande si quelque chose ne tourne pas rond dans ma tête. Je suis un enfant, après tout ; c’est normal que je pleure. * * * 21 La rage de vivre_v2.indd 21 2014-08-11 11:23 AM Le seul autre souvenir plus ou moins concret que je garde du préscolaire remonte à un an plus tard. Je suis toujours aussi sensible à la musique, mais heureusement, à cinq ans, je fais maintenant partie des grands et la sieste de l’après-midi n’est plus obligatoire. Ce jour-là, la garderie a fait venir une troupe de théâtre pour nous offrir un spectacle. Je n’ai jamais vu ça, moi, du « thé hâte », mais juste à entendre le mot, je suis convaincu que ce sera vraiment ennuyant. Assis par terre à attendre que la pièce commence, je tape du pied nerveusement. Le temps est long. Très long. Pourquoi doit-on absolument rester plantés là à ne rien faire, alors que l’on pourrait être en train de jouer au parc ? Impossible que ça puisse être intéressant, ce « thé hâte » : il faut rester assis ! Arrive finalement un étrange personnage vêtu d’une chemise orange. Il parle avec une grosse voix et il a l’air piteux. Je pense au parc, à sa glissoire et à ses balançoires. Ce serait tellement plus amusant que de rester ici à ne pas bouger ! – Bonjour les amis ! Vous allez bien ? Hier, bla bla bla, alors je suis TRISTE. C’est bla bla bla, bla bla bla bla chicané avec ma petite SŒUR. Si bla bla, bla bla bla ! Je ne suis pas certain d’avoir bien compris ce qu’il a dit. Il est triste... et s’est chicané avec sa petite sœur. Ou quelque chose comme ça. Je ne sais pas trop pourquoi j’ai retenu ces mots plus que les autres. Tout ce que je sais, c’est qu’ils viennent d’évoquer une image dans ma tête. Non, pas une image ; une série d’images. Je les imagine, sa sœur et lui, en train de se chicaner parce qu’elle lui a volé ses biscuits. Bon, il y a pire comme raison de se 22 La rage de vivre_v2.indd 22 2014-08-11 11:23 AM La rage de vivre chamailler... mais j’ai cinq ans et, pour moi, un vol de biscuits, c’est de la haute trahison. Imaginer mes propres histoires est bien plus intéressant ! Je peux y mettre ce que je veux, je peux faire dire ce qui me plaît aux personnages. – Pis en plus, t’es même pas belle ! Ça, c’était dans mon scénario, avec ma sœur imaginaire. Et c’était censé rester dans ma tête. Mais quelque chose de plus fort que moi m’a poussé à le dire à voix haute. – Vincent ! Qu’est-ce qui te prend ? On ne dit pas des choses comme ça ! me gronde mon éducatrice. Viens t’asseoir à l’avant avec moi ! – Mais c’est pas ma... – Tais-toi, Vincent. Tu déranges le spectacle ! C’est à ce moment que ça se produit pour la première fois. Du moins, je n’ai pas souvenir d’avoir vécu une telle perte de contrôle auparavant. J’ai le profond sentiment d’être victime d’une atroce injustice, et la colère m’envahit d’un seul coup. Je ne voulais pas déranger le spectacle, moi. Pas plus que je ne veux jeter par terre cette étagère à jouets. Mais c’est trop tard ; à peine l’idée me traverset-elle l’esprit que ma main agrippe le meuble pour le tirer violemment vers le sol. Je suis incapable de me contrôler : je crie et je donne des coups de pied sur tout ce que je vois. Pourquoi m’a-t-on humilié comme ça devant tout le monde ? Deux éducatrices accourent pour me saisir les bras et les jambes. On m’emmène dans un local un peu plus loin, le temps que je me calme. 23 La rage de vivre_v2.indd 23 2014-08-11 11:23 AM Le reste de mon souvenir est flou... sauf pour les cris de mes parents, qui m’ont engueulé au retour à la maison. J’essaie de leur expliquer l’histoire des biscuits volés, mais ça ne semble que les rendre encore plus furieux. – Pourquoi tu ne peux pas te tenir tranquille ?! me crie mon père. Pourquoi tu ne peux pas agir comme les autres ?! Les autres ? Mais ils sont comment, les autres ? Et moi, je suis comment ? Je n’avais jamais pensé à ça avant, me comparer aux autres. Pas de cette façon, en tout cas. J’ai bien remarqué que la plupart des filles dans mon groupe ont les cheveux longs, contrairement aux garçons qui les ont courts. Toutefois, je n’avais encore jamais réfléchi à comment agissent ces « autres ». Mon père ne le sait pas, mais il vient de semer dans ma tête une idée qui, avec un peu d’entretien, germera et prendra de plus en plus de place : je ne suis pas comme tout le monde. * * * Aujourd’hui, plusieurs années plus tard, je commence enfin à mieux saisir en quoi je suis dif férent. Le problème, c’est que les gens ne compren nent pas pourquoi j’ai de la difficulté à agir comme eux. J’ai remarqué que d’être le rebelle de la classe a ses avantages et ses inconvénients. Les élèves me respectent parce que je tiens tête à l’autorité, mais la plupart d’entre eux n’osent pas se tenir avec moi. Je 24 La rage de vivre_v2.indd 24 2014-08-11 11:23 AM La rage de vivre passe mes dîners et mes récréations avec Sébastien et Jean-Philippe, mais chaque fois que je les invite à faire quelque chose après l’école ou la fin de semaine, ils refusent. Même si je vois encore Gabriel, mon meilleur ami depuis la deuxième année du pri maire, j’avoue que je m’emmerde souvent. C’est que nous n’avons pas trop d’intérêts en commun, lui et moi. Rester écrasé sur un sofa à jouer à des jeux vidéo toute la journée : vraiment pas mon fort ! J’ai besoin que ça bouge, j’ai besoin de me sentir vivant ! Lorsque je m’ennuie ou que j’ai besoin d’attention, j’ai tendance à faire des conneries. Et c’est exactement ce que je m’apprête à faire. Aujourd’hui, c’est le premier jour après la semaine de relâche, durant laquelle je me suis royalement fait chier. J’avais le choix entre regarder Gabriel essayer de terminer le dernier tableau de son maudit jeu de rôles médiéval plate, ou ne rien faire tout seul chez moi. J’ai fait un peu des deux. Bref, de retour à l’école, j’ai envie de me divertir en faisant une bonne blague trépidante. Je suis assis à l’agora en compagnie de Sébastien et de Jean-Philippe, et le téléphone public à côté de nous vient de m’inspirer un mauvais coup. – Écoutez ça ! leur dis-je en signalant le 4-1-1. – Qu’est-ce que tu veux faire ? demande Sébastien. – Checkez ben... Français... Longueuil... neuf, un, un... – ... 25 La rage de vivre_v2.indd 25 2014-08-11 11:23 AM