LES DROITS FONDAMENTAUX AU TRAVAIL EN TUNISIE A LA
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LES DROITS FONDAMENTAUX AU TRAVAIL EN TUNISIE A LA
LES DROITS FONDAMENTAUX AU TRAVAIL EN TUNISIE A LA LUMIERE DES NORMES DE L’OIT Nouri MZID Professeur à l’Ecole Supérieure de Commerce de Sfax 1- L’interface complexe entre la mondialisation et la promotion des normes fondamentales liées au travail suscite partout une attention de plus en plus grande. Il s’agit d’un thème de réflexion d’une actualité brûlante 1. En effet, à une époque où la situation contractuelle du salarié ne cesse de devenir précaire, ses droits fondamentaux méritent d’être encore plus affirmés et consolidés. Les débats menés au niveau international sur ce sujet témoignent d’un soutien général à l’égard de la promotion des droits fondamentaux au travail et de la reconnaissance du caractère indispensable d’améliorer la gouvernance sociale dans le cadre du développement durable. 2- Sur ce plan l’organisation internationale du travail (OIT) a joué un rôle précurseur dans la promotion des normes fondamentales du travail 2, comme la liberté du travail, la liberté syndicale et le droit à la négociation collective. Ces normes figurent déjà dans le préambule de la 1 2 Sur ce sujet v. notamment : M. HANSENNE, « La dimension sociale du commerce international », Dr. Soc. 1994, p. 839 ; G. SPYROPOULOS, « Encadrement social de la mondialisation de l’économie », Dr. Soc. 1996, p. 551 ; A. JEAMMAUD, « Les droits du travail à l’épreuve de la mondialisation », Dr. Ouv. Juin 1998, p. 240 ; M. BONNECHERE, « la reconnaissance des droits fondamentaux comme condition du progrès social », ibid. p. 249 ; Les échanges internationaux et les normes fondamentales du travail, OCDE, Paris, 2000 ; La dimension sociale dans la mondialisation de l’économie, n° sp. de la revue de Droit de l’Université libre de Bruxelles, vol. 23-2001- 1er semest., éd. Bruyliant, M. ENNACEUR, « Le droit du travail à l’épreuve de la mondialisation », Revue tunisienne de droit social, n° 82001, p. 12. Cf. M. ENNACEUR, « Droit de l’homme et droit international du travail : l’apport de l’OIT au développement des droits de l’homme », Revue tunisienne de droit 29 constitution de l’OIT, créée en 1919, et dans la déclaration adoptée en 1944 à Philadelphie, qui est incorporée dans cette constitution. Plus récemment, une déclaration relative aux principes et droits fondamentaux au travail a été élaborée par l’OIT en 1998 3. Elle se présente comme une réponse de cette organisation au défi de la mondialisation de l’économie. 3- Il convient de rappeler à cet égard que, depuis les années 1990, certains pays développés ont soutenu l’idée d’une clause sociale impliquant des sanctions économiques à l’encontre des pays qui ne respectent pas les normes fondamentales du travail. Mais cette position a été vivement contestée par la plupart des pays en voie de développement qui y ont vu un protectionnisme déguisé et une tentative d’introduire dans les échanges internationaux des restrictions au nom du respect des normes du travail 4. Les débats sur ce sujet ont débouché finalement sur l’adoption par l’organisation mondiale du commerce (OMC), suite au sommet de Singapour (1996), d’une déclaration prévoyant, d’une part, que l’OIT est l’organe compétent pour établir les normes du travail et, d’autre part, le rejet de l’usage de ces normes à des fins protectionnistes. Il est utile de mentionner aussi que, lors du sommet mondial pour le développement social, tenu à Copenhague en mars 1995, les chefs d’Etat et de Gouvernements ont pris l’engagement de défendre les droits et intérêts élémentaires des travailleurs et de promouvoir librement le respect des conventions pertinentes de l’OIT dont celles ayant trait à l’interdiction du travail forcé et du travail des enfants, à la liberté 3 4 social n° 7-1995, p. 31 ; Les normes internationales du travail, une approche globale, BIT 2002. Cf. H. KELLERSON, « La déclaration de 1998 de l’OIT sur les principes et droits fondamentaux : un défi pour l’avenir », Revue internat. du travail, vol. 137, 1998, n° 2, p. 243. Sur ce sujet v. M. HANSENNE, art. préc., M. MAINDRAULT, « Les aspects commerciaux des droits sociaux et des droits de l’homme au travail », Dr. soc. 1994, p. 850, G. CAIRE, « Normes de travail et commerce international », in Travail, emploi et droits de l’homme : le défi des échanges internationaux, publication de l’Univ. Paris x Nanterre, 1995, H. KOTRANE, « Dimension sociale de la mondialisation de l’économie, la clause sociale, vue d’en bas, »Revue tunisienne de droit social n° 8, 2001, p. 36. 30 d’association, au droit de s’organiser et au droit de négociation collective, ainsi qu’au principe de non-discrimination. 4- C’est sur cette toile de fond que la déclaration de l’OIT de 1998 a été élaborée. Le préambule de cette déclaration reprend certains points de la constitution de l’OIT et réaffirme le caractère immuable des principes et droit fondamentaux contenus dans cette constitution en vue de la promotion de leur application universelle. La même déclaration rappelle, dans son paragraphe 1er, qu’en adhérant librement à l’OIT, les Etats membres acceptent les principes et droits énoncés dans sa constitution. Le paragraphe 2 ajoute que l’ensemble des Etats membres, même lorsqu’ils n’ont pas ratifié les conventions en question, ont l’obligation de « respecter, promouvoir et réaliser de bonne foi et conformément à la constitution, les principes concernant les droits fondamentaux qui sont l’objet desdites conventions, à savoir : a) la liberté d’association et la reconnaissance effective du droit de négociation collective ; b) l’élimination de toutes les formes de travail forcé ou obligatoire ; c) L’abolition effective du travail des enfants ; d) L’élimination de la discrimination en matière d’emploi et de profession ». Au moment de l’adoption de la déclaration, sept conventions internationales étaient considérées comme fondamentales: la convention n° 87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical (1948), la convention n° 98 sur le droit d’organisation et de négociation collective (1949), la convention n° 29 sur le travail forcé (1930), la convention n° 105 sur l’abolition du travail forcé (1957), la convention n° 138 sur l’âge minimum au travail (1973), la convention n° 100 sur l’égalité de rémunération (1951) et la convention n° 111 concernant la discrimination en matière d’emploi et de profession (1958). Y a été ajoutée depuis la convention n° 182 sur les pires formes de travail des enfants (1999). 5- En se référant à ces normes, il convient d’analyser dans quelle mesure le droit tunisien consacre-t-il ce que l’on appelle aujourd’hui les droits fondamentaux au travail. Cette question revêt une importance 31 capitale à une étape où on assiste à l’intégration de la Tunisie dans le processus de la mondialisation, suite à son adhésion à l’OMC et la ratification de l’accord d’association et de partenariat avec l’Union Européenne en 1995. Ce contexte ayant rendu irréversible l’orientation de l’économie vers la libéralisation et le renforcement de la fonction du marché, donne à notre sujet une dimension particulière, en partant de l’idée que toute croissance économique soutenue ne peut se passer de cohésion sociale, ce qui implique le respect des droits fondamentaux au travail 5. 6- En réalité le concept de « droits fondamentaux » ne fait pas l’objet d’une définition juridique rigoureuse. Bien qu’ils fassent l’objet d’une reconnaissance constitutionnelle6, les droits fondamentaux ne sont pas une catégorie à part de droits. Ils indiquent plutôt des limites infranchissables ainsi que des directions à suivre 7. Ils assurent aussi la cohérence d’un ordre juridique et marquent son identité. En effet, ce qui est fondamental est ce qui sert de base, de fondement, c'est-à-dire qui soutient l’ensemble de l’édifice 8. Le qualificatif fondamental justifie ainsi une priorité sur d’autres éléments et une protection juridique renforcée. 5 6 7 8 V. le discours du Président de la République devant la 82ème session de la conférence internationale du travail (Genève, 8 juin 1995) dans lequel il a mis l’accent sur « l’interdépendance étroite entre les réformes économiques et les réformes sociales, ainsi qu’entre la démocratie, le développement et les droits de l’homme ; l’homme étant à la fois la finalité et l’instrument de toute mutation réelle ». Le texte de ce discours est publié dans la Revue tunisienne de droit social, n° 7-1995, p. 11 et s.. V. l’art. 5 de la constitution : « La République Tunisienne garantit les libertés fondamentales et les droits de l’homme dans leur acception universelle, globale, complémentaire et interdépendante ». M. DELMAS MARTY, introduction à l’ouvrage collectif « Libertés et droits fondamentaux », direct M. DELMAS MARTY et C. Lucas DE LEYSSAC, éd. Seuil, points, 1996. V. aussi F. TERRE, « Sur la notion des droits et libertés fondamentaux » in Droits et libertés fondamentaux ; sous la direction de R. CABRILLAC, M.A. FRISON-ROCHE et Th. REVET, Dalloz, 5ème éd. 1999, p. 11. A. AMOR, Rapport introductif in Actes des premières journées scientifiques du réseau Droits fondamentaux ( tenues à Tunis du 9 au 12 oct. 1996), publiées sous la direction de J.Y. MORIN, Bruxelles, 1997, p. 31. 32 On ajoute que souvent la notion de droits fondamentaux renvoie à celle de droits de l’homme 9. Ainsi, on a pu affirmer qu’« on assiste à un tropisme entre droit du travail et droits de l’homme, qui impose comme un impératif catégorique d’installer la problématique des droits de l’homme au centre de la régulation des relations de travail »10. Mais, on n’envisage ici que les droits fondamentaux reconnus au travailleur subordonné, en sa qualité de salarié, et ce par référence aux normes de l’OIT. Ce sont des droits qui ne s’adressent pas à l’homme isolé, abstrait, comme c’est le cas pour les droits civils et politiques, mais à l’homme concret, situé dans son milieu économique et social. 7-A la lumière de ces précisions, on peut considérer que les droits fondamentaux au travail sont ceux qui déterminent l’existence et l’exercice des autres droits sociaux susceptibles d’être reconnus à tout travailleur : « sans les droits sociaux fondamentaux il n’y a pas de droit du travail »11. Dans ce cadre, la liberté du travail revêt une importance particulière. Elle détermine largement l’accès à l’emploi qui apparaît comme un moyen indispensable d’assurer la sauvegarde de la dignité de la personne humaine (I). Mais, en droit du travail, le salarié n’est pas seulement saisi en tant que force de travail. Il est aussi membre d’un corps social animé par le souci de forger une identité collective. D’où la consécration d’un ensemble de libertés et droits exercés collectivement. La liberté syndicale est l’archétype de ces libertés et droits fondamentaux spécifiques aux travailleurs. Elle se présente comme une liberté-condition en ce sens qu’elle conditionne elle-même d’autres droits collectifs, comme le droit de grève et le droit à la négociation collective, permettant de créer des aires d’autonomie qui confèrent aux salariés la qualité de sujets libres dont ils sont dépouillés au plan individuel en raison de leur état de subordination. Ce passage de l’individuel au collectif est indispensable pour jeter les bases d’une « démocratisation » des rapports 9 10 11 V. A. AMOR, op.cit., p. 31, F. TERRE, op.cit., p. 11. J.M. VERDIER, « En guise de manifeste : le droit du travail, terre d’élection pour les droits de l’homme » in Mélanges à l’honneur de J. SAVATIER, éd. PUF 1992, p. 430, V. aussi M. TARCHOUNA, « Problématique des droits de l’homme en droit du travail », Revue tunisienne de droit social n° 7, 1995, p. 53. M. BONNECHERE, art. préc. P. 249. 33 du travail et instituer des pouvoirs compensateurs favorisant l’expression d’une identité collective des salariés (II). I- L’ACCES A L’EMPLOI, FACTEUR DE DIGNITE SOCIALE 8-La dignité de la personne humaine est affirmée comme un principe fondamental, d’une reconnaissance quasi-universelle 12, voire comme valeur suprême qui relève du droit naturel. C’est de l’essence de l’homme dont il est question : sa dignité exige qu’il ne soit pas traité comme un moyen, ou un objet, mais comme une fin en soi 13, ou plutôt comme sujet, en raison même de sa qualité d’être humain. Il ne s’agit pas là seulement de principe moral, ou de valeur éthique et abstraite. La dignité de la personne humaine s’impose aussi aujourd’hui dans l’ordre juridique comme « un concept nouveau »14, ayant une base constitutionnelle certaine 15. 9- Le principe de dignité trouve en droit du travail un espace d’application privilégié 16. La législation sociale a, en effet, comme 12 13 14 15 16 Ce principe est consacré par plusieurs normes internationales parmi lesquelles figure en premier lieu la déclaration universelle des droits de l’homme qui proclame solennellement dans son préambule « la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine », et affirme dans son article 1er que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droit ». Même s’il s’agit d’un document dépourvu de force contraignante, cette déclaration a une valeur morale considérable et exprime des principes universellement reconnus, comme le principe de dignité. V. en ce sens KANT, Fondement de la métaphysique des mœurs, cité par A. LALANDE in Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF., 9ème éd. 1962, p. 236. B. EDELMAN, « La dignité de la personne humaine, un concept nouveau », D. 1997, I, 185. V. aussi, La dignité de la personne humaine, sous la direction de M.L. PAVIA et Th. REVET, coll. Etudes jurid., éd. Economica, 1999. V. l’art. 5 de la Constitution Tunisienne qui annonce que la République « œuvre pour la dignité de l’Homme et le développement de sa personnalité ». Cf. Th. REVET, « La dignité de la personne humaine en droit du travail », in la dignité de la personne humaine, op.cit., p. 137 ; D. ASQUINAZI-BAILLEUX, « Droit à l’emploi et dignité », in Ethique, Droit et dignité de la personne, Mélanges Christian BOLZE, éd. Economica, 1999, p. 123. 34 finalité première d’écarter les formes d’exploitation qui réduisent le travail humain à une chose, à une marchandise. En réalité, travail et dignité de la personne humaine entretiennent des relations aussi étroites qu’ambivalentes 17. D’une part, le travail menace la dignité de l’homme. Il est facteur d’indignité en ce sens qu’il est contrainte et aliénation qui rapproche l’homme de la machine, de la chose 18. Mais, d’autre part, le travail participe de la dignité de la personne. Il contribue à dessiner ce qui fait l’« humanité » de l’homme. Il est le socle qui lui permet d’être reconnu, le fondement de sa citoyenneté sociale. A la dignité par le travail, s’ajoute la dignité dans le travail. Le travail est, si l’on peut dire, « dignifié » dans la mesure où il est devenu support de droits : droit à la santé, droit à la sécurité économique, droit au repos, droits liés à l’identité collective des travailleurs… 10- Mais il s’agit d’un support éminemment fragile puisqu’il demeure tributaire de l’existence d’un emploi et de sa conservation. Or, dans un système libéral, le travail est avant tout une liberté 19. Elle implique la faculté juridique de choisir librement son activité (A). Conformément à cette conception, l’Etat serait appelé à laisser le marché du travail faire librement son office. Pourtant, il n’y a pas de marché sans droit. C’est le cas particulièrement du marché du travail, lieu décisif pour la mobilisation de l’activité humaine 20. Il a toujours été soumis à une action de régulation plus ou moins poussée des pouvoirs publics. Cette régulation a comme objectif essentiel de faciliter l’accès au marché du travail pour toute personne à la recherche d’un emploi, à travers une politique active et dynamique impliquant la mise en place d’instruments propres à assurer la possibilité matérielle de travailler (B). 17 18 19 20 Th. REVET, art. préc., p. 137. Cf. A. SUPIOT, Critique du droit du travail, Coll. Les voies du droit, PUF 1994, p. 68 « Dans la relation du travail, le travailleur, à la différence de l’employeur, ne risque pas son patrimoine, il risque sa peau ». V.J. PELISSIER, « La liberté du travail », Dr. Soc. 1990, p. 19, A. SUPIOT, « Le travail, liberté partagée ». Dr. Soc. 1993, p. 715, Th. REVET, « La liberté du travail » in Libertés et droits fondamentaux, sous la direction de R. CABRILLAC, M.A. FRISON-ROCHE et Th. REVET, Dalloz 5ème éd. 1999, p. 563. Cf. F. GAUDU, « L’organisation juridique du marché du travail », Dr. Soc. 1992, p. 941, A. SUPIOT « Du bon usage des lois en matière d’emploi », Dr. Soc. 1997, p. 229. 35 A- La faculté juridique de travailler 11-Traditionnellement, la liberté du travail se présente comme une variante de la liberté de l’activité économique ou liberté professionnelle. Elle implique le droit de négocier son travail et de choisir son activité, ce qui participe du libéralisme tant économique que politique. 12- En plaçant le rapport de travail sous l’égide de la liberté contractuelle, la liberté du travail implique, surtout, l’interdiction du travail forcé ou obligatoire, comme le prévoient les conventions de l’OIT n° 29 et 105. Ces deux instruments imposent aux Etats concernés de supprimer le travail forcé, sous toutes ses formes, en le définissant comme étant « tout travail ou service exigé sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel l’individu ne s’est pas offert de plein gré » 21. 13- La Tunisie a ratifié ces deux conventions depuis les premières années de l’indépendance 22. Cependant, on doit relever les difficultés qui étaient suscitées par le décret-loi n° 62-17 du 15 août 1962 sur le travail rééducatif et par la loi n° 78-22 du 8 mars 1978 sur le service civil. Ces deux textes ont été jugés contraires aux dispositions des conventions n° 29 et 105 par la commission de contrôle de l’application des conventions et recommandations de l’OIT 23. En effet, comme l’avait relevé la commission, les mesures de travail rééducatif et de service civil étaient décidées par des autorités extra-judiciaires et ne s’apparentaient guère aux « mesures de sûreté » telles que définies en droit pénal. Il a fallu attendre la promulgation de la loi n° 95-9 du 23 janvier 1995 pour abroger les dispositions du décret-loi du 15 août 1962 et de 24 21 22 23 24 Art. 2, parag. 1 de la convention n° 29. V. la loi n° 58-138 du 23 décembre 1958 portant ratification de la convention n° 105 (JORT n° 102-103, 23-26 déc. 1958) et la loi n° 62 – 51 du 23 novembre 1962 portant ratification de la convention n° 29 (JORT n°59 des 23-27 novembre 1962). Cf. Hatem KOTRANE, La Tunisie et le droit au travail, coll. La Tunisie et les droits de l’homme, éd. SAGEP, 1992, p. 23. JORT n° 9 du 31 janvier 1995. 36 la loi du 8 mars 1978 et supprimer ainsi les mesures de travail rééducatif et de service civil. 14- Une autre difficulté a été suscitée par le régime du service national qui était réglementé par la loi n° 89-51 du 14 mars 1989, aujourd’hui abrogée et remplacée par la loi n° 2004-1 du 14 janvier 2004 25 . La loi du 14 mars 1989, dans son article 3, prévoyait que les appelés au services national « peuvent, à l’issue d’une formation militaire de base (…), être dirigés soit au titre d’une affectation collective dans les forces de sécurité intérieure et dans les unités de développement, soit au titre d’une affectation individuelle dans l’administration ou les entreprises ou dans le cadre de la coopération technique… ». Or, selon la commission de contrôle de l’application des conventions et recommandations de l’OIT, dans son rapport de 1991, de telles affectations ne sont pas admises, à la lumière de la convention n° 29, dans la mesures où elles ne présentent pas « un caractère purement militaire », comme l’exige cette convention 26. La commission a rappelé aussi qu’aux termes de la convention n° 105, il est interdit de recourir aux travaux obligatoires à des fins de développement économique 27. Depuis la réforme du service national, introduite par la loi du 14 janvier 2004, le législateur ne parle plus d’affectation à des fins de développement économique. Mais il prévoit toujours la possibilité pour les appelés d’être affectés en dehors des unités des forces armées pour accomplir un service « visant à répondre aux besoins de la défense globale et aux impératifs de la solidarité nationale »28. Or, de telles affectations ne semblent pas avoir un caractère purement militaire, et risquent donc d’être considérées comme étant non conformes aux dispositions de la convention n° 29. 25 26 27 28 JORT n° 5 du 16 janvier 2004. Art. 2, parag.2, a) de la convention n° 29. Art. 1, b) de la convention n° 105. Art. 3 de la loi du 14 janvier 2004. 37 15- Abstraction faite des difficultés mentionnées, le principe de la liberté du travail demeure, en droit tunisien, largement consacré 29. Ainsi, le contrat de travail est fondé sur le principe de la liberté contractuelle, ce qui exclut toute forme de travail forcé au sens des normes internationales. Du reste, le principe de la liberté du travail est pénalement protégé 30. 16- Mais si le principe est la liberté d’accès au marché du travail, ce principe connaît naturellement certaines restrictions légales, liées à des considérations d’ordre public. C’est le cas notamment de l’interdiction de l’emploi des enfants au dessous de l’âge légal. La déclaration de l’OIT de 1998 parle de « l’abolition effective du travail des enfants ». Les conventions internationales relatives à ce sujet imposent surtout le respect de l’âge minimum d’admission à l’emploi 31. Ainsi, selon la convention n° 138, adoptée par l’OIT en 1973, l’âge minimum d’admission à l’emploi ne doit pas être inférieur à l’âge auquel cesse la scolarité obligatoire, ni en tout cas à 15 ans. Un âge supérieur de 18 ans est prévu pour les travaux insalubres ou dangereux. La convention n° 138 n’exige pas de prendre des mesures pour éliminer le travail des enfants dans un délai déterminé. Elle vise plutôt à améliorer progressivement la politique des Etats dans ce domaine, en fonction du contexte national de chaque pays. Mais certaines formes de travail des enfants ne peuvent être tolérées et, par conséquent, ne sauraient faire l’objet d’une élimination progressive. Pour cette raison, la convention de l’OIT n° 182, adoptée en 1999, est venue interdire les pires formes de travail des enfants. Elle impose à tout Etat l’ayant ratifiée de « prendre des mesures immédiates et efficaces pour assurer l’interdiction et l’élimination des pires formes de travail des 29 30 31 Ainsi, même lorsque la loi prévoit la possibilité de recourir à la peine de travail d’intérêt général, l’inculpé reste libre de refuser un tel travail, auquel cas le tribunal prononcera les autres peines prévues par la loi ( Art. 15 ter du CP). V. les articles 136 et 137 du CP et l’article 388 du CT. C.f., Z. ESSAFI, La protection pénale de la liberté du travail en droit tunisien (en arabe), Mém. DEA, Fac. de Droit et des Sc. Pol. de Tunis 1980-1981. Cf. T. CARON, « Protection des enfants et des adolescents », in les normes internationales du travail, une approche globale, BIT 2002, p. 187. 38 enfants et ce, de toute urgence » 32. Cette convention énumère en détails les types de travail qui sont interdits aux enfants et qui comprennent notamment des formes d’esclavage et pratiques analogues, la prostitution, la production de spectacles pornographiques et les travaux susceptibles de nuire à la santé, à la sécurité ou à la moralité de l’enfant. 17- La Tunisie a ratifié les deux conventions n° 138 et 182 33. Les dispositions du code du travail sont d’ailleurs généralement conformes aux normes internationales dans ce domaine 34. Ainsi, l’article 53 du CT pose comme règle générale l’interdiction de l’emploi des enfants de moins de 16 ans, ce qui correspond à l’âge de scolarité obligatoire 35. L’article 58 du CT prévoit aussi que l’âge minimum d’admission au travail ne peut être inférieur à 18 ans « dans n’importe quel type de travail susceptible, de par sa nature ou les circonstances dans lesquelles il est exécuté d’exposer la santé, la sécurité ou la moralité des enfants au danger ». De même, le code de la protection de l’enfant prévoit plusieurs mesures qui visent à protéger l’enfant contre des situations qui menacent sa santé ou son intégrité physique ou morale. L’article 20 de ce code mentionne l’exploitation économique parmi ces situations. 18- Pourtant, en Tunisie, comme ailleurs, on ne saurait prétendre que le phénomène de l’exploitation économique des enfants est totalement éliminé. Cette observation s’impose surtout pour les travaux domestiques où une loi ancienne 36, encore en vigueur, autorise d’engager des enfants à partir de l’âge de 14 ans. La même observation s’impose 32 33 34 35 36 Art. 1er de la convention n° 182. V. la loi n° 95-62 du 10 juillet 1995 portant ratification de la convention internationale n° 138 (JORT n° 56 du 14 juillet 1995) et la loi n° 2000 – 1 du 24 janvier 2000 portant ratification de la convention n° 182 (JORT n° 8 du 28 janvier 2000). Sur le statut de l’enfant en droit du travail tunisien V. M. TARCHOUNA, « La protection des mineurs en droit du travail tunisien » (en arabe), RJL 1994 n° 4, p. 7, N. MZID, « La protection de l’enfant en droit du travail tunisien », Rev. Etudes Juridiques n° 4, 1995-1996, p. 65. V. les disposition de la loi n° 91-65 du 29 juillet 1991 relative au système éducatif (Art. 7), JORT n° 55 du 6 août 1991. On doit observer que le code du travail introduit une certaine souplesse concernant l’âge minimum d’amission à l’emploi (V. les art. 53-2 à 57 CT). Loi n° 65-25 du 1er juillet 1965, JORT n° 35 du 2 juillet 1965. 39 concernant le secteur informel 37 où l’emploi des enfants au dessous de l’âge légal constitue aussi un phénomène inquiétant à cause de l’absence d’un contrôle efficace. Le système de contrôle administratif effectué par les services de l’inspection du travail semble en effet subir les interactions du contexte économique et social, dominé aujourd’hui par le souci des pouvoirs publics d’inciter à l’embauchage qui s’effectue parfois au détriment de la qualité de l’emploi. B- La possibilité matérielle de travailler 19- « Un homme n’est pas pauvre parce qu’il n’a rien, mais parce qu’il ne travaille pas »38. Cette citation de Montesquieu désigne le travail comme la seule véritable richesse. Or l’existence d’une possibilité matérielle de travailler est aujourd’hui plus qu’impérieuse. Pourtant, le « droit au travail » est souvent affirmé comme étant un droit fondamental de l’homme 39. Ainsi, la constitution tunisienne fait allusion, dans son préambule, au « droit des citoyens au travail ». Mais cette notion, très générale dans sa formulation, pose des difficultés quand à la détermination de sa nature juridique incertaine. Le droit au travail serait-il une simple « enflure phrasé-ologique » ? 40. Tout droit suppose normalement une obligation corrélative. Parler du droit au travail suppose qu’il existe une personne tenue d’une obligation d’emploi. Or, une telle obligation n’a pas été édictée par le droit positif. Certains auteurs n’hésitent pas alors à affirmer que le droit au travail « demeure dénué de toute consistance juridique »41. 37 38 39 40 41 V. A. B’CHIR, « Le secteur informel du point de vue de l’emploi des enfants : secteur de socialisation ou espace criminogène ? », Revue Travail et Développement, 1990, n° 15, p. 85. Montesquieu, L’esprit des lois, Livre XXII, Flammarion 1979, p. 134-135. Art. 23 de la déclaration universelle des droits de l’homme. Cf. G. LYON-CAEN, « Le droit au travail », in Les sans-emploi et la loi, ouv. Coll. Ed. Calligrammes, 1987, p. 203. P. ROUBIER, Droits subjectifs et situation juridiques, Dalloz 1963, p. 48. J. RIVERO, Liberté du travail, Encyclopédie Dalloz, répertoire de droit social et de droit du travail, 1961, t.2 n° 16, V. aussi J. SAVATIER, Liberté du travail, Encyclopédie Dalloz, Travail, 1991, n° 18. 40 Cependant, la majorité des auteurs y voie la marque d’un objectif de valeur constitutionnelle, ayant des incidences juridiques 42. Ces incidences se manifestent notamment au niveau de l’action de l’Etat sur le marché du travail en vue d’introduire une plus grande rationalité sur son fonctionnement. Ainsi, l’Etat est appelé à intervenir pour poser les conditions propices à assurer au mieux le droit pour chacun d’obtenir un emploi. La liberté du travail risque d’être en effet une liberté formelle, voire dérisoire, si celui qui cherche à travailler n’a pas les moyens matériels pour exercer effectivement ce droit. 20- La possibilité matérielle de travailler implique, avant tout, une certaine égalité au niveau de l’accès à l’emploi, ce qui justifie l’interdiction des pratiques discriminatoires intolérables sur le plan de la dignité humaine. En effet, la discrimination apparaît comme une entorse au principe d’égalité. Mais, la notion d’égalité n’exclut pas toute différence de traitement. Une telle différence de traitement ne devient constitutive de discrimination que si elle apparaît illégitime. « Discriminer, ce n’est pas traiter moins bien, c’est établir des distinctions qui tombent sous le coup d’une disposition du droit positif »43. Dans les rapports de travail, le principe de non-discrimination est un principe fondamental au sens de la déclaration de l’OIT de 1998. Il est consacré aussi bien par des normes internationales que par le droit interne. 21-Au niveau international, il y a lieu de se référer principalement aux deux conventions de l’OIT n° 100 et 111, ratifiées par la Tunisie 44. La première convention concerne spécifiquement la question de l’égalité 42 43 44 C.f., A. BENOIT, Droit de l’emploi, Presses Univ. De Gronoble 1995, G. LYONCAEN, Les libertés publiques et l’emploi, La documentation française, 1992, n° 27, D. ASQUINAZI-BAILLEUX, « Droit à l’emploi et dignité », art. précit. D. LOSCHAK, « Réflexions sur la notion de discrimination », Dr. Soc. 1987, p. 779. Sur ce sujet v. également : J.M. LATTES, Le principe de non discrimination en droit du travail, th. Toulouse I, 1989. V. la loi n° 68-21 du 2 juillet 1968 portant ratification de la convention n° 100 (JORT n° 27 du 2 juillet 1968) et la loi n° 59-94 du 20 août 1959 portant ratification de la convention n° 111 (JORT n° 43 des 18-21 août 1959). 41 de traitement entre la main-d’œuvre masculine et la main-d’œuvre féminine pour un travail de valeur égale. La seconde convention consacre d’une manière plus générale le principe de non-discrimination en matière d’emploi. Elle contient une définition de la notion de discrimination que l’on pourrait qualifier d’objective au sens où elle s’attache à l’effet discriminatoire d’un acte et non aux buts ou intentions qui le soustendent. La notion de discrimination comprend, selon l’article 1er de cette convention, « toute distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la religion, l’opinion politique, l’ascendance nationale ou l’origine sociale, qui a pour effet de détruire ou d’altérer l’égalité de chances ou de traitement en matière d’emploi ou de profession ». Le terme « effet » vise uniquement la constatation d’un fait, c'est-à-dire la différence d’un traitement fondée sur un motif interdit. Il s’agit d’un élément purement objectif, l’élément intentionnel n’étant pas une condition nécessaire de la notion de discrimination. 22- En droit interne, le code du travail ne donne aucune définition de la notion de discrimination et ne contient aucune disposition consacrant d’une manière générale et explicite le principe de nondiscrimination dans les rapports de travail. Mais ce principe est consacré à travers des dispositions spécifiques à certains domaines déterminés. Ainsi, le code du travail dispose qu’« il ne peut être fait de discrimination entre l’homme et la femme dans l’application des dispositions du présent code et des textes pris pour son application »45. Le code du travail interdit aussi la discrimination en matière de rémunération entre les travailleurs qu’ils soient permanents ou occasionnels 46. En dehors du code du travail, il existe aussi plusieurs dispositions qui consacrent le principe de non discrimination dans certains domaines déterminés 47. 23- Cependant, le principe de non-discrimination, nettement affirmé par les textes, demeure au niveau de sa mise en œuvre largement 45 46 47 Art. 5 bis du CT. Cet article a été ajouté au code par la loi n° 93-66 du 5 juillet 1993 (JORT n° 50 du 6 juillet 1993). Art. 6-4, 3ème, CT. On doit mentionner surtout les dispositions des conventions collectives interdisant la discrimination fondée sur l’appartenance syndicale du travailleur (art. 5 de la convention collective cadre) et la discrimination entre hommes et femmes en matière d’emploi et de rémunération (art. 11 de la convention collective cadre). 42 ineffectif. D’une part, les difficultés que rencontre le salarié pour établir la preuve du comportement discriminatoire font, souvent, obstacle à l’application du principe. La discrimination peut être facilement dissimulée par l’employeur sous l’apparence d’un acte de direction. La difficulté probatoire est très grande. Pour cette raison la commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations de l’OIT a toujours accueilli favorablement les cas où les Etats ont fait peser la charge de la preuve sur l’auteur présumé de la discrimination et non sur la victime de celle-ci 48. Mais peut-on renverser radicalement le principe civiliste selon lequel la preuve incombe au demandeur 49 et considérer que toute différence de traitement découlant d’une décision patronale est présumée discriminatoire jusqu’à preuve du contraire de la part de l’employeur ? Ce serait aller trop loin : obliger celui-ci à justifier en permanence son choix ferait peser sur lui une présomption de discrimination intolérable 50. D’autre part, la méconnaissance du principe de nondiscrimination demeure faiblement sanctionnée. Ainsi, par exemple, le non respect du principe d’égalité entre l’homme et la femme, consacré par l’article 5 bis du CT, est sanctionné par une amende de 24 à 60 dinars en application des dispositions de l’article 234 du CT. Il est surtout choquant de constater que la discrimination fondée sur l’appartenance syndicale du travailleur n’est sanctionnée que civilement par une simple réparation par équivalent sous forme de dommages intérêts. Pourtant, « l’atteinte à une liberté fondamentale ne peut être sérieusement sanctionnée que par la nullité »51. Mais en matière d’accès à l’emploi, une telle sanction ne saurait être d’aucun secours : le caractère intuitus personae du contrat de travail 52 fait obstacle à toute obligation à l’employeur d’embaucher une personne qu’il ne désire pas. 48 49 50 51 52 V. BIT, Egalité dans l’emploi et la profession, Genève, 1ère éd. 1996, n° 29, p. 14. Art. 420 COC. J.E. Ray, « L’égalité et la décision patronale », Dr. Soc. 1990, p. 90. G. COUTURIER « Les nullités du licenciement », Dr. Soc. 1977, p. 229, v. aussi B. GAURIAU, La nullité du licenciement, Th. Paris I, 1992. M. A. PEANO, « L’intuitus personae dans le contrat de travail », Dr. Soc. 1995, p. 129. 43 24- Si l’égalité de chances au niveau de l’accès à l’emploi implique l’interdiction des pratiques discriminatoires intolérables au regard de la dignité humaine, le législateur est amené parfois, pour mieux épouser le réel, à tenir compte de sa diversité et prévoir ainsi des traitements différents en faveur de certaines catégories de demandeurs d’emploi présentant des difficultés particulière d’insertion professionnelle. Il en résulte un passage de l’égalité abstraite à l’égalité concrète qui se traduit par des mesures de « discriminations positives ». Dans ce cadre, on peut mentionner notamment les mesures relatives à l’emploi des handicapés 53. On peut citer aussi d’autres mesures visant l’insertion professionnelle des jeunes. Cette insertion se réalise, surtout, à travers des contrats d’initiation et d’adaptation professionnelle réglementés par un arsenal juridique spécifique à l’emploi des jeunes 54. L’intervention de l’Etat pour promouvoir l’emploi passe surtout à travers des incitations financières sous forme de subventions et d’exonérations du paiement des cotisations sociales. Le droit de la sécurité sociale, à côté du droit du travail, est ainsi de plus en plus instrumentalisé en vue de promouvoir l’emploi 55. 25- Enfin, le « droit au travail » dont parle le préambule de la constitution se présente comme « le fondement constitutionnel du service public de l’emploi » 56. La fonction de ce service ne se limite plus au rôle de placement, c'est-à-dire celui d’intermédiaire entre les chercheurs 53 54 55 56 V. la loi n° 81-46 du 29 mai 1981 (JORT n° 38 du 2 au 5 juin 1981) modifiée et complétée par la loi n° 89-52 du 14 mars 1989 (JORT n° 20 et 21 mars 1989). Cette loi a institué une série de mesures en faveur de l’intégration professionnelle des handicapés dont, notamment, l’obligation pour toute entreprise soumise au code du travail et employant au moins 100 salariés de réserver 1% des postes d’emploi à des personnes handicapées. (Art. 15 bis). V. les dispositions de la loi n° 81-75 du 9 août 1981 (JORT n° 52 11-14 août 1981) modifiée et complétée par la loi n° 93-17 du 22 février 1993 (JORT n° 16 du 26 février 1993) ainsi que les textes d’application, notamment le décret n° 1049 du 3 mai 1993). Cf. M. TARCHOUNA, « L’emploi et le cadre législatif des relations du travail et de la protection sociale », rapport présenté dans le cadre de la conférence nationale sur l’emploi, Tunis 11, 12 et 13 juillet 1998, N. MZID, « Du droit du travail au droit de l’emploi », Revue Travail et Développement n° 18-19, 2000, p. 7, A. MOUELHI, « Le droit de la sécurité sociale à l’épreuve des problèmes de l’emploi », Ibid, p. 19. M. TARCHOUNA, rapport préc. p. 12. 44 d’emploi et les chercheurs d’employés, mais englobe plusieurs autres actions d’information, d’orientation et d’insertion professionnelle, s’inscrivant dans le cadre d’une politique rationnelle et active de l’emploi. Le droit tunisien va, ainsi, dans le sens des dispositions de la convention internationale du travail n° 122 sur la politique de l’emploi (1964) 57 qui comporte l’engagement pour tout Etat l’ayant ratifiée de formuler et d’appliquer comme objectif essentiel une politique active visant à promouvoir le plein emploi productif et librement choisi. 26- Mais si l’exigence de l’emploi est devenue un paramètre fondamental de la législation sociale, la quête de flexibilité dans la gestion de l’emploi est devenue aussi pour l’entreprise le premier impératif de la concurrence et de la compétitivité dans un contexte marqué par la mondialisation et la libéralisation des échanges. D’où l’émergence de nouvelles formes d’emplois précaires dans lesquelles la force de travail devient privée de tous les droits attachés à la présence durable dans l’entreprise. C’est « le travail sans l’emploi »58 où l’entreprise perd sa fonction identitaire pour une main-d’œuvre de passage 59. A travers cette tendance de précarisation de l’emploi, renforcée par les nouvelles techniques de contrôle des hommes au travail 60, le poids de la subordination ne cesse de s’accroître, ce qui risque de déstabiliser le « droit au travail » et de mettre en cause d’autres droits fondamentaux destinés à favoriser l’expression de l’identité collective des salariés en vue de rendre compatible la subordination et la liberté. II- LE PRINCIPE DE LIBERTE, VECTEUR D’UNE IDENTITE COLLECTIVE DES SALARIES 27- Si les particuliers, dans l’exercice de leurs libertés, doivent normalement être traités en tant que citoyens égaux, la situation est fondamentalement différente lorsqu’un citoyen devient salarié d’une 57 58 59 60 Ratifiée par la Tunisie par la loi n° 65-44 du 21 décembre 1965 (JORT n° 64 des 1721 décembre 1965). A. SUPIOT, « Du bon usage des lois en matière d’emploi », art. préc. p. 229. D. ASQUINAZI-BAILLEUX, art. préc. p. 130. Cf. G. LYON-CAEN, Les libertés publiques et l’emploi, op.cit., n° 150. 45 entreprise. Il se soumet, en effet, au pouvoir patronal qui peut recéler des menaces particulières pour sa liberté. Nourri de cette tension entre le principe de liberté et la notion de subordination, le droit du travail a été amené à construire sur le terrain collectif des zones d’affranchissement en faveur des salariés, rendant ainsi juridiquement compatibles la subordination et la liberté 61. 28- Le principe de la liberté syndicale revêt, à cet égard, une importance particulière comme liberté publique fondamentale (A). Elle joue un rôle central dans l’ordonnancement du système des relations professionnelles et conditionne ainsi d’autres libertés et droits fondamentaux favorisant l’expression de l’identité collective des salariés, notamment le droit de grève et la liberté de négociation collective (B). A- L’affirmation du principe de la liberté syndicale 29- La liberté syndicale est une manifestation de la liberté d’association qui revêt le caractère d’un droit fondamental au sens de la déclaration de l’OIT de 1998. Cette déclaration renvoie ainsi, implicitement, à d’autres instruments de l’OIT qui consacrent le principe de la liberté syndicale, ayant acquis depuis longtemps le caractère impérieux d’un droit fondamental de l’homme 62. Le principe de la liberté syndicale est affirmé par plusieurs conventions de l’OIT ratifiées par la Tunisie, notamment la convention n° 87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical (1948) 63, et la convention n° 98 sur le droit d’organisation et de négociation collective (1949) 64. 61 62 63 64 Cf. A. SUPIOT, Critique du droit du travail, op.cit., p. 110. La déclaration universelle des droits de l’homme annonce que « toute personne a le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts » (art. 23, al. 4) Le même droit est proclamé par les deux pactes de l’ONU de 1966, c'est-à-dire le pacte relatif aux droits civils et politiques ( art. 22) et le pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (art. 8). Cette convention est ratifiée par la Tunisie en vertu du décret du 11 juin 1957 (JORT n° 48 du 14 juin 1957). Cette convention est ratifiée par la Tunisie en vertu du décret du 25 avril 1957 (JORT n° 34 du 26 avril 1957). 46 30- Universellement proclamée, la liberté syndicale a acquis la vertu d’une liberté publique constitutionnellement garantie 65. Ce n’est pas un hasard que cette liberté soit, d’ailleurs, reconnue par la constitution dans la même disposition ayant consacré d’autres libertés publiques fondamentales, comme la liberté d’association, de réunion, de publication, etc. Il existe, en effet, une corrélation étroite entre ces libertés et la liberté syndicale, et il n’est pas excessif d’affirmer que celleci « ne peut être véritablement et pleinement assurée que dans un cadre juridique et un climat politique où les libertés publiques sont respectées d’une manière plus générale »66. 31- La liberté syndicale est en réalité un faisceau de libertés. Elle se présente d’abord comme liberté individuelle ; celle reconnue à tout individu d’appartenir ou non au syndicat de son choix. Le droit tunisien consacre, dans une large mesure, cette dimension individuelle de la liberté syndicale. Mais, il interdit à certaines personnes, parmi les agents publics, d’adhérer au syndicat. Il s’agit, principalement, des agents appartenant aux forces de sécurité intérieure 67, et des militaires 68. La même exception concerne les agents de la douane 69, ce qui est très discutable à la lumière de la convention n° 87, selon laquelle les forces armées et la police constituent les seules catégories pouvant être exclues du bénéfice du droit syndical 70. 32- Ensuite, la liberté syndicale se présente surtout comme une liberté collective. Elle se manifeste à travers le droit des travailleurs et des employeurs de constituer, sans autorisation préalable, des organisations syndicales de leur choix, la liberté de leur fonctionnement interne, ainsi que la liberté de l’action collective syndicale. 65 66 67 68 69 70 Art. 8 de la constitution. N. VALTICOS, « Un développement du droit international du travail : les droits syndicaux et les libertés publiques », in Etudes en hommage à P. HORION, Fac. Droit de Liège, 1972, p. 264. V. la loi n° 82-70 du 6 août 1982 portant statut général des forces de sécurité intérieure (art. 12). Art. 29 du statut général des forces armées adopté par la loi n° 67-20 du 3 mai 1967. Décret n° 91-1374 du 17 septembre 1991 (art. 46). Art. 9 de la convention n° 87. 47 Inspiré d’une conception libérale, le législateur tunisien consacre largement ces différentes manifestations de la liberté syndicale en tant que liberté collective 71. Ainsi, la création des syndicats est marquée par le principe de la liberté, affirmé par l’article 242 du code du travail, selon lequel « des syndicats… peuvent se constituer librement ». Il en découle que le législateur admet aussi le pluralisme syndical qui constitue un prolongement de la liberté de constitution des syndicats. L’accès de ces syndicats à la vie juridique est, d’ailleurs, facilité au maximum. Il ne suppose aucune autorisation préalable des autorités publiques, mais reste soumis à un régime de déclaration. De même le fonctionnement des syndicats, jouissant des attributs de la personnalité civile 72, est dominé par le principe de la liberté. Ils sont appelés à déterminer eux-mêmes, dans leurs statuts, leurs organes d’administration, leurs structures et leurs rapports avec les adhérents. Du reste, la dissolution des syndicats ne peut, en aucune façon, être imposée par voie administrative. Elle ne peut être décidée que juridiquement ou volontairement par les membres du syndicat. 33- Le principe de la liberté syndicale implique ainsi une autonomie des syndicats à l’égard de l’autorité étatique. Cette autonomie est, à l’évidence, une condition indispensable pour assurer le caractère authentique et efficace de l’action syndicale. Mais elle ne signifie pas que les rapports entre les syndicats et l’Etat restent des rapports d’indifférence ou d’exclusion réciproque. En effet, les syndicats ayant accepté l’impératif de dialogue avec l’Etat, ont été progressivement érigés par celui-ci en interlocuteur à part entière. De l’autonomie des syndicats comme associations purement facultatives et privées, on évolue vers la reconnaissance d’un « pouvoir syndical » 73 devenu aujourd’hui une composante nécessaire de la démocratie. La liberté syndicale exprime à travers cette évolution un souci de démocratisation des relations professionnelles et traduit un ordre social pluraliste qui s’oppose à une conception totalitaire de la société. D’une démocratie purement 71 72 73 V. les dispositions du code du travail relatives aux syndicats professionnels (art. 242 à 257). Cf. notre thèse, La liberté syndicale en droit tunisien, Fac. de droit et des sc. pol. de Tunis, 1995. Art. 244 CT. Cf. « Le pouvoir syndical », numéro spécial de la revue. Pouvoirs ( n° 26, 1983 ) et G. Adam, Le pouvoir syndical, éd. Dunod, 1983. 48 élective et politique on évolue vers une démocratie à contenu économique et social 74. 34- Le droit positif tunisien n’échappe pas à cette évolution qui se manifeste à travers les prérogatives étendues dont dispose l’organe syndical, lui permettant d’exercer à la fois un pouvoir d’influence, de participation et d’action. En témoigne la présence des représentants des organisations syndicales dans plusieurs institutions publiques comme le conseil économique et social, les conseils d’administration des caisses de sécurité sociale, les conseils de prud’hommes, etc.. En témoignent aussi les prérogatives accordées au syndicat comme agent de négociation et de promotion sociale, ce qui l’investit d’un pouvoir normatif et d’une fonction de représentation des intérêts professionnels collectifs 75. 35- Mais, si le législateur consacre le principe de la liberté syndicale et accorde aux syndicats des prérogatives très larges au niveau de la profession, force est de constater que la loi garde toujours le silence concernant l’exercice du droit syndical dans l’entreprise. Les conventions collectives ont atténué partiellement ce vide juridique 76. Elles ont introduit l’ébauche d’un statut du syndicat dans l’entreprise, ce qui s’inscrit à l’évidence dans le sens de l’évolution du droit du travail moderne, traduisant une ambition de correction de l’inégalité des parties au contrat individuel de travail à travers l’organisation d’un contrepouvoir salarial collectif face au pouvoir de l’employeur. 74 75 76 G. LYON-CAEN, « La légitimité de l’action syndicale », Dr. ouv., février- mars 1988, p. 47. Sur la notion de représentation en droit du travail, v. G. Borenfreund, « La représentation des salariés et l’idée de représentation », Dr. soc. 1991, p. 685 ; J.M. VERDIER « Sur la relation entre représentation et représentativité syndicales » Dr. soc. 1991, p. 5. Il convient d’observer par ailleurs que la représentation des salariés dans l’entreprise repose sur une conception dualiste : à côté de l’organe syndical auquel les conventions collectives ont attribué le rôle de porte-parole des salariés, il existe un système de représentation non syndicale institué par le législateur (v. les art. 157 à 169 du CT sur les commissions consultatives d’entreprises et les délégués du personnel). V. notamment les dispositions prévues par les articles 5 et 6 de la convention collective-cadre. 49 Mais la voie conventionnelle, qui reste une source instable par excellence, est-elle suffisante pour réglementer un droit aussi fondamental que celui relatif à l’action syndicale dans l’entreprise ? Quelle étrange situation d’un droit constitutionnellement garanti mais dont la réglementation est laissée à la loi du plus fort dans la négociation d’un accord. Pourtant, la constitution prévoit que c’est la loi qui détermine les principes fondamentaux du droit du travail 77 et que le droit syndical fait partie des domaines dans lesquels la loi doit revêtir le caractère d’une loi organique 78. 36- Enfin, il est étonnant de constater aussi qu’il n’existe aucune protection pénale propre à la liberté syndicale, en général, ni aux délégués syndicaux en particulier 79. Le droit tunisien ne connaît pas le délit d’entrave à l’exercice du droit syndical, alors qu’il est très riche en matière de sanctions pénales relatives à l’exercice illégal du droit de grève. Pourtant le droit de grève, comme la liberté de négociation collective, constitue un corollaire indispensable du principe de la liberté syndicale. B- Le droit de grève et la liberté de négociation collective, corollaires de la liberté syndicale 37- La liberté syndicale n’aurait guère de sens si les moyens d’action syndicale sont privés de toute efficience. Or, l’action syndicale est, avant tout, une action de contestation et de négociation qui se traduit à la fois par l’exercice du droit de grève et de la liberté de négociation collective. 77 78 79 Art. 34 de la constitution. Art. 28 de la constitution. Notons que le code du travail réglementant l’exercice du droit syndical est promulgué par une loi ordinaire (la loi n° 66-27 du 30 avril 1966). Sur le plan civil, la jurisprudence a étendu aux délégués syndicaux les règles protectrices prévues par la loi pour les représentants non syndicaux des travailleurs ( art. 166 du CT). Ainsi, elle a jugé abusif le licenciement du délégué syndical exercé sans l’autorisation de l’inspection du travail (cass. n° 1672 du 2 novembre 1978, (Bull. civ. 1978, II p. 132). Mais cette jurisprudence reste marquée par des vicissitudes (v. cass. n° 35284 du 5 octobre 1992, Bull. civ. 1992, p. 89). Notons que la Tunisie n’a pas encore ratifié la convention de l’OIT n° 135 relative à la protection des représentants des travailleurs (1971). 50 38- Le droit de grève n’est pas affirmé expressément par les conventions et les recommandations de l’OIT. De même il n’est pas inscrit dans sa constitution, ni dans la déclaration de Philadelphie, ni encore dans la déclaration de l’OIT de 1998 sur les principes et droits fondamentaux au travail. Mais le droit de grève est consacré par d’autres instruments internationaux en dehors de l’OIT, tel que le pacte de l’ONU de 1966 relatif aux droits économiques, sociaux et culturels 80. De même, le comité de la liberté syndicale du Bureau international du travail a affirmé depuis 1952 que le droit de grève est l’un « des éléments essentiels du droit syndical » 81. La même position est soutenue par la commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations de l’OIT 82, qui a toujours affirmé que le droit de grève est l’un des droits fondamentaux des travailleurs et qu’il est un corollaire indissociable du droit syndical consacré par la convention n° 87 83. 39- Le droit tunisien consacre le droit de grève 84, sans lui accorder expressément une valeur constitutionnelle 85. Du reste, l’attitude du législateur dans ce domaine est nettement dominée par un souci préventif visant à inciter les employeurs et salariés à résoudre leurs conflits collectifs d’une manière pacifique. Ainsi, le droit de grève 80 81 82 83 84 85 V. L’art. 8-1-d) de ce pacte. V. La liberté syndicale, recueil de décisions et de principes du Comité de la liberté syndicale, BIT 4ème éd. 1996 parag. 473 à 605. V. Liberté syndicale et négociation collective, rapport de la commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations, BIT 1994, parag. 136 à 179. Sur ce sujet, v. B. GERNIGON, A. ODERO et H. GUIDO, « Les principes de l’OIT sur le droit de grève », Rev. Int. du travail, vol. 137, 1998, n° 4, p. 473. V. les articles 376 et s. du CT. Le silence du pouvoir constituant sur ce sujet ne semble pas être le fait du hasard. En effet, suite à un long débat, le pouvoir constituant a choisi cette attitude « volontairement équivoque » de reconnaître le droit syndical (art. 8 de la constitution) tout en gardant totalement le silence concernant le droit de grève. Cf. A. AMOR « La reconnaissance du droit de grève dans les services publics en Tunisie », Mélanges R. CHAPUS, 1992, p. 39. V. aussi N. BACCOUCHE, Répression pénale et disciplinaire dans la fonction publique, centre de recherches et études administratives, ENA, Tunis 1990, p. 64 et s., N. MZID, th. préc. p. 162 et s.. 51 – comme le droit de lock-out reconnu à l’employeur en tant que moyen de faire face à la grève – 86 apparaît surtout à travers les limitations nombreuses qui tendent à enserrer au maximum son exercice. La loi exige, d’abord, l’approbation de la centrale syndicale comme condition préalable à l’exercice du droit de grève, consacrant ainsi une conception organique de ce droit. Or, la commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations de l’OIT estime qu’une telle condition risque de porter atteinte au principe de la liberté syndicale. En effet, l’expression de « centrale syndicale » utilisée par l’article 376 bis du code du travail reste chargée d’une certaine ambiguïté 87. Pour cette raison, la commission considère que « cette disposition peut être de nature à limiter le droit des organisations syndicales de base d’organiser leurs activités et de promouvoir et défendre les intérêts des travailleurs, et prie donc le gouvernement d’abroger cette disposition afin de rendre sa législation pleinement conforme aux principes de la liberté syndicale » 88. La loi exige, ensuite, le respect d’un préavis de dix jours qui doit être adressé à l’employeur et au bureau de conciliation avant le déclenchement de toute grève 89. Les experts de l’OIT considèrent que cette condition est conforme à l’esprit des normes internationales du travail, dans la mesure où elle est conçue comme une étape du processus de négociation, destinée à encourager les parties à engager d’ultimes pourparlers avant le recours à la grève 90. 86 87 88 89 90 Le droit tunisien consacre ainsi la théorie dite de « l’égalité des armes », qui est d’inspiration allemande. D’ailleurs, la grève et le lock-out sont soumis au même régime juridique (art. 376 et s. du CT). Une circulaire du Ministre des affaires sociales a précisé que l’approbation de la grève peut être faite par l’un des responsables de la centrale syndicale « au niveau national, fédéral ou régional ». (Circulaire n° 2096 du 19 octobre 1976). Rapport de la commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations, conférence internationale du travail, 91è session, 2003, BIT, p. 335. Art. 376 bis du CT. Liberté syndicale et négociation collective, BIT, 1994, p. 78, n° 172. 52 D’ailleurs, le législateur tunisien exige qu’une tentative de conciliation précède le recours à la grève 91. Cette tentative de conciliation revêt un caractère obligatoire, alors que la recommandation de l’OIT n° 92 (1951) n’a prévu que la conciliation volontaire. Toutefois, le caractère obligatoire de la procédure de conciliation reste admissible au regard des normes internationales du travail dans la mesure où cette procédure vise seulement à faciliter la résolution pacifique du conflit et n’exclut pas, éventuellement, le recours à la grève en cas d’échec de la tentative de conciliation. 40- Si le droit de grève est considéré comme l’un des droits fondamentaux des travailleurs, certaines restrictions à l’exercice de ce droit peuvent être admises à la lumière des normes internationales du travail. Ainsi, l’exercice du droit de grève peut être écarté dans certains services considérés comme essentiels, ce qui peut justifier le recours à l’arbitrage obligatoire et la réquisition du personnel gréviste. Mais la notion de « service essentiel » doit être définie restrictivement. Les experts de l’OIT estiment que « seuls peuvent être considérés essentiels les services dont l’interruption mettrait en danger, dans l’ensemble ou dans une partie de la population, la vie, la sécurité ou la santé de la personne »92. Il est utile de signaler, à cet égard, qu’avant la réforme du code du travail en 1994, le législateur tunisien utilisait l’expression « intérêt vital de la nation » pour justifier le recours à la réquisition des grévistes 93. Cette notion très floue permettait à l’autorité publique de recourir facilement à la réquisition comme procédé de coercition pour mettre en échec l’exercice du droit de grève et porter ainsi atteinte au principe de la liberté syndicale 94. 91 92 93 94 Art. 376 CT. Liberté syndicale et négociation collective, BIT 1994, p. 73 n° 159. V. aussi, La liberté syndicale, BIT, 4è éd. 1996, p. 120 n° 540 et s.. V. l’ancien art. 389 CT . Sur ce sujet v. M. ELHADFI, « La réquisition des agents grévistes en droit positif tunisien » (en arabe) Revue El Mouhamet n°1, 1989, p. 95. En témoigne par exemple, la réquisition du personnel de la société tunisienne de verrerie en 1978 (Décret n° 78-47 du 25 janvier 1978, JORT n° 7 du 26 janvier 1978, p. 220). 53 Depuis la réforme du code du travail par la loi n° 94-29 du 21 février 1994 95, l’expression « intérêt vital de la nation » est remplacée par celle de « service essentiel ». Cette notion est désormais retenue par le législateur aussi bien pour justifier le recours à la réquisition des grévistes 96, que pour justifier l’arbitrage obligatoire prévu à titre exceptionnel comme mode de résolution des conflits collectifs de travail 97. Pour cerner la notion de service essentiel, le législateur a d’ailleurs adopté la même définition que celle retenue par les experts de l’OIT 98, tout en prévoyant, dans l’article 381 ter du code du travail, la détermination de la liste des services essentiels par décret. Mais un tel décret n’a pas encore vu le jour. Pour cette raison, la commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations de l’OIT demande toujours au gouvernement tunisien de lui communiquer la liste des services essentiels conformément à l’article 381 ter du code du travail 99. 41- Comme le droit de grève, la liberté de négociation collective est considérée à la lumière des normes de l’OIT comme un prolongement indissociable de la liberté syndicale 100. Le principe de la liberté de négociation collective est, en effet, consacré par plusieurs normes internationales du travail dont notamment la convention de l’OIT n°98 sur le droit d’organisation et de négociation 95 96 97 98 99 100 JORT n° 15 du 22 février 1994. Art. 389 (nouv.) du CT. Art. 381 ter du CT. Notons que le recours à l’arbitrage en matière de conflits collectifs de travail revêt en principe un caractère facultatif (art. 381 et 381 bis du CT). Art. 381 ter. al. 2 du CT : « Est considéré comme service essentiel, le service où l’interruption du travail mettrait en danger la vie, la sécurité ou la santé des personnes dans l’ensemble ou dans une partie de la population ». Rapport précité de la commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations, p. 335. Cf. B. GERNIGON, A. ODERO et H. GUIDO, « Les principes de l’OIT sur la négociation collective », Revue internat du travail, vol. 139 (2000) n° 1, p. 37. 54 collective (1949) 101. Il est aussi mentionné parmi les principes et droits fondamentaux au travail par la déclaration de l’OIT de 1998. La convention n° 98 prévoit l’obligation à la charge des Etats concernés de « promouvoir le développement et l’utilisation les plus larges des procédures de négociation volontaire de conventions collectives entre les employeurs et les organisations d’employeurs d’une part, et les organisations de travailleurs d’autre part, en vue de régler par ce moyen les conditions d’emploi »102. Cette disposition exige expressément le caractère volontaire de la négociation collective, ce qui implique surtout l’autonomie des partenaires sociaux à l’égard des autorités publiques. 42- En Tunisie, le principe de la liberté de négociation collective n’est pas explicitement affirmé, ni par la constitution, ni par la loi 103. De même, une réglementation précise du processus de la négociation collective fait défaut. La loi semble s’intéresser plus au produit de la négociation, c'est-à-dire la convention collective, qu’à la négociation elle même 104. Mais à travers le régime des conventions collectives de travail, il n’est pas difficile de constater que les syndicats sont reconnus légalement comme agents du droit à la négociation collective. Ils exercent en la matière un pouvoir normatif qui se traduit par la conclusion des conventions collectives dont les dispositions s’imposeront automatiquement à toutes les personnes comprises dans leur champ d’application, indépendamment de leur volonté ou de leur adhésion au syndicat. C’est l’effet erga omnes de la convention collective. D’un syndicalisme d’adhésion, basé sur des « fraternités choisies », on passe 101 102 103 104 Comme il a été déjà indiqué, cette convention est ratifiée par la Tunisie. Mais d’autres conventions de l’OIT relatives à la négociation collective ne sont pas encore ratifiées par la Tunisie, c’est le cas de la convention n° 151 sur les relations de travail dans la fonction publique (1978) et la convention n° 154 sur la négociation collective (1981). Art. 4 de la convention n° 98. Cf. M. TARCHOUNA, La négociation collective en droit tunisien, th. Paris I, 1986. V. les dispositions du code du travail relatives aux conventions collectives (art. 31 à 52). 55 alors à un syndicalisme pour tous, qui véhicule une certaine « fraternité obligée » 105. 43- Mais le pouvoir normatif des syndicats reste étroitement dépendant de la volonté étatique. Ainsi, la convention collective conclue au niveau d’une branche professionnelle, ne peut avoir un effet juridique que si elle est agréée par arrêté du Ministre chargé des affaires sociales 106. L’intervention de l’autorité étatique est, à chaque fois, nécessaire pour valider l’accord signé par les organisations syndicales. On peut alors soutenir que le pouvoir normatif des syndicats constitue un pouvoir délégué, qui ne peut s’expliquer que par la permission de l’Etat aux organisations professionnelles d’imposer les termes de leur accord à tous les membres de la profession. Or, la commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations de l’OIT a jugé que la technique d’agrément prévue par l’article 38 du code du travail risque de porter atteinte au principe de la liberté syndicale, car elle « peut constituer une mesure contraire au développement et à la promotion de la négociation collective volontaire » 107. Ainsi, on peut conclure qu’en dépit de l’ouverture de l’Etat à l’égard des syndicats, une certaine allergie de l’autorité étatique vis-à-vis du phénomène syndical demeure toujours observable. Elle traduit d’une manière générale le rôle central que conserve cette autorité étatique dans l’ordonnancement du système des relations professionnelles. 105 106 107 J.M VERDIER, « Syndicalisme et fraternité », Dr. soc. 1990, p. 127. Art. 38 CT. Rapport de la commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations, 64ème session de la conférence internationale du travail, BJT, Genève 1978, p. 175. Dans sa réponse aux observations de la commission, le gouvernement tunisien a déclaré que « l’agrément est simplement destiné à sanctionner la conclusion d’une convention collective, à décider éventuellement de l’étendre à certaines activités non couvertes et qu’il s’agit d’un acte de pure forme qui permet la publication de cette convention collective au journal officiel ». Cette réponse n’est pas en réalité très convaincante : le dernier paragraphe de l’article 38 du CT est là pour nous rappeler que l’agrément n’est pas une simple formalité, puisque « si la convention n’est pas agréée, elle ne peut avoir d’effet même entre les parties contractantes ». 56 57