Audition des MM. Pierre Joxe , ancien ministre de la Défense

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Audition des MM. Pierre Joxe , ancien ministre de la Défense
MISSION D'INFORMATION SUR LES OPERATIONS MILITAIRES MENEES PAR
LA FRANCE, D'AUTRES PAYS ET L'ONU AU RWANDA ENTRE 1990 ET 1994
Audition du 9 juin 1998.
Personnes auditionnées :
M. Pierre Joxe, ancien ministre de la Défense.
M. Marcel Debarge, ancien ministre de la Coopération.
Paul Quilès :
Afin de dissiper quelques chiffres fantaisistes, je rappelle que nous avons
auditionné aujourd'hui 43 personnalités, dont 8 fonctionnaires civils, 17 militaires, 9
politiques et 9 autres personnalités ; il nous reste en l'état actuel des rendez-vous qui
ont pu être pris 45 personnes à auditionner, ce qui fera 88 au total.
J'ai le plaisir d'accueillir Pierre Joxe, qui fut ministre de la Défense de 1991 à
mars 1993, et Marcel Debarge, qui fut ministre de la Coopération d'avril 1992 à mars
1993.
Je rappelle que notre mission entendra l'ensemble des responsables
politiques qui ont eu à connaître du dossier rwandais. Nous en avons déjà
auditionnés. Aujourd'hui nous abordons une période clé pour la compréhension des
événements qui ont conduit à la tragédie rwandaise. De 1991 à 1993, la France a
participé, dans des conditions que nous avons à éclaircir, aux négociations qui
avaient pour but de faire prévaloir une solution politique pacifique, alors que la
situation sur le terrain était des plus fragiles, des plus tendues, à tel point qu'il fallut
en juin 1992 envoyer une compagnie en renfort pour protéger les ressortissants.
C'est donc une période marquée par l'alternance des négociations, des cessez-le-feu
et des combats. Deux grandes offensives lancées par le FPR en juin 92 et février 93
ont d'ailleurs été difficilement contenues par les forces gouvernementales. Sur ces
questions et sur bien d'autres sujets, je vous laisse la parole et nous vous poserons
ensuite des questions.
Pierre Joxe :
Merci. Vous avez entendu beaucoup de témoignages depuis plusieurs
semaines. Je pense que votre information commence à être assez abondante. Pour
ce qui me concerne, je suis à votre disposition pour répondre à toutes vos questions.
Après avoir réfléchi, j'ai décidé de ne pas faire un exposé préliminaire, mais plutôt de
me livrer à quelques réflexions. Toutes portent sur le problème des opérations
extérieures. Le travail de votre mission qui porte sur des événements tragiques doit
nous faire réfléchir au problème du statut des opérations extérieures pour qu'à
l'avenir, ce ne soit pas a posteriori, longtemps après, mais de façon simultanée, que
le Parlement et à travers lui l'opinion soient tenus informés des conditions dans
lesquelles les forces armées françaises sont engagées, seules ou avec d'autres,
dans des opérations extérieures qui ne sont pas la guerre, qui ont un statut juridique
souvent incertain, avec ou sans mandat des organisations internationales... C'est
une problématique très large.
En tant que ministre de la Défense, j'ai eu à connaître différents types
d'opérations extérieures. La guerre du Golfe, où la France était mêlée à un dispositif
à prédominance américaine ; la Somalie, où les unités françaises peu nombreuses
étaient mêlées dans un dispositif international à domination américaine aussi, sur la
base d'une résolution internationale moins précise ; au Cambodge, où la France a
été mêlée avec quinze ou vingt autres pays ; la Yougoslavie, où la France a été l'un
des premiers pays à envoyer des soldats pour une mission de maintien de la paix ; et
l'Afrique. J'ai déjà parlé de la Somalie ; on parle de l'Afrique au sens des anciennes
zones de colonisation française où nous avions, depuis des lustres, un dispositif très
particulier puisqu'il y avait des accords de coopération, en général, y compris des
accords de coopération militaire, avec parfois des clauses secrètes. Le cadre
juridique général d'intervention juridique y était à la fois incertain, peu connu par les
parlementaires, et ennuyeux pour tout le monde.
C'est une situation qui doit cesser. La France se trouve de plus en plus
souvent dans des opérations extérieures qui exigent des précisions sur ce plan. Je
pense que vos travaux vont faire apparaître la nécessité de précisions juridiques.
En ce qui concerne le cas particulier du Rwanda et des pays au sud du
Sahara, il y a une organisation particulière qui est en passe de se transformer
puisque le gouvernement actuel a décidé de reformuler les techniques de
coopération. Le ministère de la Coopération, sous différents noms, avait un rôle
particulier, géographique mais assez polytechnique : coopération agricole, policière,
pour l'éducation, la construction de ponts, militaire, pour la gendarmerie... La
coopération avec le Rwanda était au départ limitée à la gendarmerie. Le domaine a
été étendu par la suite à l'ensemble des forces armées. Le statut juridique reste là
encore peu clair.
Pendant la période où j'étais ministre de la Défense, les opérations
extérieures qui ont le plus attiré l'attention étaient celles de l'ex-Yougoslavie, du
Cambodge et de la Somalie. A l'époque, les opérations au Rwanda attiraient moins
l'attention : par erreur de diagnostic, méconnaissance de l'histoire... Je suis plusieurs
fois venu devant la commission de la Défense, ça n'était pas les questions qui
étaient posées à ce moment-là. La tradition d'intervention plus ou moins forte de la
France dans ses anciennes colonies ou dans les anciens territoires coloniaux de
pays proches était passée dans les mœurs. Traditionnellement, elles avaient pour
objectif de stabiliser une situation. On peut considérer que certaines situations ne
méritaient pas d'être stabilisées... Mais le but était de stabiliser.
Il y a eu un grand tournant, c'est le discours de François Mitterrand à La
Baule. C'était le résultat de discussions antérieures, intenses, publiques ou non
publiques. Il a proclamé un certain nombre d'orientations clairement renouvelées
consistant à encourager l'évolution démocratique et à soutenir particulièrement les
régimes qui la mettent en œuvre. Cette orientation me convenait très bien. J'ai pu
constater qu'en Afrique à cette période, on a contribué à aller dans cette direction.
Marcel Debarge pourra parler du Togo, du Sénégal, du Bénin...
Là-dedans, il n'y avait pas le Rwanda, certainement pas. Donc l'intervention
militaire française au Rwanda se situe selon moi à l'intérieur d'un processus
historique avec quelque chose d'ambigu : la présence française était-elle là pour
protéger les ressortissants ? Oui, sûrement. Uniquement pour protéger les
ressortissants ? Non, puisque la seule présence française a un impact militaire et
politique. Par sa seule présence, la France exerçait une pesée politique en faveur
d'une évolution démocratique à l'égard d'un président qui n'en avait peut-être ni
l'intention, ni les moyens. Ce mouvement était guidé par la nouvelle orientation de la
politique française.
En 92 et 93, il y a eu des pressions venant du nord avec l'implication plus ou
moins établie de l'Ouganda. Les forces françaises sont restées en effectifs faibles
mais ont connu des variations. J'ai quitté mes fonctions de ministre de la Défense au
moment d'un virage, mais voilà le contexte que j'ai connu.
Je n'ai jamais été au Rwanda. Mais j'ai déjà vu sur place dans d'autres pays
(Cambodge, Yougoslavie...) des militaires français engagés dans des opérations, qui
ne sont pas des opérations de guerre, mais quelque chose d'intermédiaire entre des
opérations de police et des opérations d'assistance. Il ne s'agit pas de faire la guerre,
pas de conquérir ni de reconquérir un territoire. Il s'agit de missions de police
internationale : séparer les combattants, empêcher une progression, protéger les
populations civiles en leur offrant des moyens de transport, des abris, des vivres...
J'ai toujours refusé le terme de droit d'ingérence, que je trouve sans
fondement juridique ni philosophique. Il n'existe pas de droit d'ingérence. Ce que
nous faisons est quelque chose de mal défini juridiquement et qui est en train de
progresser dans le droit public international, qui se rattache à l'idée d'assistance, de
sauvetage. Les militaires qui participent à ça le font par devoir et sur ordre. Ils
participent, à la différence de l'époque des guerres coloniales, à des missions qui
n'ont de militaires que l'infrastructure. Ils se sont souvent mis dans des situations
tellement épouvantables que certains en sont blessés, non pas physiquement, mais
psychiquement par les horreurs auxquelles ils ont assisté, les massacres dont ils ont
été témoins et qu'on les a empêchés d'arrêter. Ces opérations risquent de se
multiplier, par le progrès du droit international dans un cadre juridique plus clair. C'est
une vie nouvelle dans le rôle des forces armées françaises. La tradition militaire
française est celle de défense du territoire national.
S'il doit se créer une tradition d'action internationale, il faudra un statut
juridique beaucoup plus précis. Aujourd'hui, le droit de la guerre n'est pas pertinent, il
ne s'applique pas. Eclairer l'histoire comme vous le faites est une chose utile, mais
c'est encore plus utile si c'est tourné vers une révision des statuts juridiques. Toutes
les questions que vous posez tournent autour de ça : quel était le statut des missions
de coopération militaire ? C'est clair : ce pays a besoin d'une gendarmerie, d'une
armée alors on forme des cadres. Mais quel est le statut quand le pays connaît des
troubles intérieurs ? C'est beaucoup moins clair. Où commence la participation
française au combat ? Le combat se fait sur le terrain, mais l'artillerie agit à distance,
le combat se prépare dans les états-majors. Qui participe au combat ? Seulement le
soldat d'infanterie qui est au contact et pas son officier, pas l'artilleur qui est plus loin,
pas l'officier dans un état-major, y compris en France et qui conçoit les opérations ?
Quel est la cadre juridique ? Il n'y en a pas. Au Cambodge et en Yougoslavie, nous
n'avions pas de règles d'ouverture du feu claires. Tout repose sur le talent personnel,
la conviction, le sens moral des soldats : on ne tire qu'en cas de légitime défense et
même dans ce cas-là on n'utilise que la force minimum pour faire face à la situation.
Nous sommes dans cette problématique. J'espère que vos travaux aboutiront
à un progrès du droit. Dans la mesure où la France emploie ses forces armées pour
faire progresser le droit, y compris les droits politiques dans certains pays, il faut que
leur emploi soit clairement inscrit dans un cadre juridique précis, ce qui n'est pas le
cas jusqu'à présent.
Marcel Debarge :
Après réflexion, j'ai préféré faire un exposé préliminaire. Il ne s'agit pas d'un
rapport d'activité. Il repose sur la mémoire, le vécu vu par le ministre que j'étais à
l'époque et certains éléments d'informations recueillis à l'occasion de cette audition.
J'ai exercé les fonctions de ministre délégué à la coopération et au développement
d'avril 92 à mars 93. J'ai eu à connaître des événements graves qui se déroulaient
dans la région des Grands Lacs et en particulier au Rwanda. J'évoquerai les
circonstances et les conditions dans lesquelles se sont déroulées les deux missions
que j'ai effectuées dans la région en mai 92 et février - mars 93.
Je souhaiterais rappeler le contexte de notre présence au Rwanda au moment
où j'ai pris mes fonctions. Après le discours de La Baule, le président Habyarimana a
engagé en juillet 90 une réflexion sur la démocratisation du régime. En même temps
étaient entamées des négociations avec l'Ouganda sur la question des réfugiés.
L'invasion du FPR à partir de l'Ouganda le 1er octobre a bousculé ce mouvement. Il
était donc difficilement concevable, au moment où des pressions étaient exercées
sur le régime de M. Habyarimana pour s'ouvrir au multipartisme, de permettre qu'une
agression militaire extérieure remette en cause un processus de démocratisation.
Nos autres partenaires africains ne l'auraient pas compris, d'autant plus que l'armée
rwandaise à cette époque ne disposait que de 5 000 hommes.
Face à cette situation, les objectifs de la présence française au Rwanda ont
été clairement fixés dans une lettre du président Mitterrand au président
Habyarimana le 30 janvier 91, qui précisait : "Le conflit ne peut trouver de solution
durable que par un règlement négocié et une concertation générale dans un esprit
de dialogue et d'ouverture".
D'octobre 90 à décembre 93 (date d’arrivée de la MINUAR), la présence
française dans ses composantes diplomatique et militaire, loin de constituer un
soutien unilatéral au régime en place, a eu un effet sur chacune des parties :
dissuader le FPR de rechercher une solution militaire appuyée de l'extérieur et
pousser le président Habyarimana à accepter un partage négocié du pouvoir avec
l'opposition intérieure et le FPR.
L'action déterminée de notre pays a ainsi permis d'organiser le processus de
réconciliation nationale avec des résultats significatifs : accord de cessez-le-feu de
mars 91 ; nouvelle constitution de juin 91 ; rencontres à Paris entre les émissaires du
FPR et du gouvernement rwandais d'octobre 91 et janvier 92 ; mise en place du
gouvernement de coalition dirigé par le Premier ministre Dismas Nsengiyaremye,
chef de l'opposition, en avril 92 ; accords de paix d'Arusha d'août 93 qui organisaient
définitivement le partage du pouvoir ; retrait des militaires français en décembre 93
après le déploiement de la MINUAR autorisé par la Résolution 872 du Conseil de
sécurité du 5 octobre 93.
Il était indispensable de rappeler ces éléments même si vous les connaissiez
sans doute pour montrer qu'il n'y a jamais eu de dessein caché derrière notre
intervention. Bien au contraire, cette politique a toujours fait l'objet d'explications
claires. La presse de l'époque avait connaissance de Noroît et du DAMI.
Ces résultats étaient fragiles. Les extrémistes de tous bords n'avaient pas
désarmé alors que la communauté internationale manifestait peu d'intérêt pour la
région, même après l'assassinat du Président démocratiquement élu, Ndadaye, au
Burundi en octobre 93.
Conscient de cette fragilité, le président Mitterrand écrivait au président
Clinton le 27 septembre 93 : "Si la communauté internationale ne réagit pas
rapidement, les efforts de paix que les Etats-Unis et la France ont, avec les pays de
la région, fermement appuyés risquent d'être compromis". Ceci, afin que les
dernières objections émises à New York au sujet de la MINUAR soient levées.
En mai 92, j'ai été reçu à Kigali par le président Habyarimana, son Premier
ministre et le ministre des Affaires étrangères. Ces deux derniers appartenaient au
Mouvement Démocratique Républicain (MDR), de l’opposition intérieure. Le contexte
était délicat, car les mouvements d'opposition intégrés au gouvernement espéraient
une accalmie dans les combats mais constataient au contraire que le FPR
augmentait sa pression dans le nord. La visite d'Herman Cohen, sous-secrétaire
d'Etat américain, à Kampala avivait une inquiétude générale et renforçait la
conviction du président Habyarimana que le président ougandais Museveni était le
seul à pouvoir exercer une influence sur le FPR. Le message de la France a été
ferme à l'égard d'Habyarimana et rassurant pour l'opposition interne. Le discours des
deux parties était le même. La présence militaire française stabilisait la situation et
permettait la poursuite du dialogue. Ma visite renforçait l'activité déployée par nos
diplomates qui poussaient à la mise en œuvre de négociations directes entre le
gouvernement et le FPR, prévues le 24 mai à Kampala. Je retirais néanmoins une
impression de méfiance de mes interlocuteurs qu’expliquaient la peur des uns des
autres et l'inquiétude sur les intentions réelles du FPR.
En matière de coopération civile, nous avons évoqué le processus de
démocratisation qui était la priorité : appui à l'organisation des élections, au
fonctionnement du futur Parlement, assistance au système judiciaire, ajustement
structurel et négociation avec les institutions de Bretton Woods. Le gouvernement
rwandais m'a fait part de son intention d'établir de nouvelles cartes d'identité
nationale ne faisant plus apparaître la mention ethnique ; j'indiquais que c'était une
mesure positive et que mon département portait sur ce projet un préjugé favorable. A
ma connaissance, ce projet n'a pas été suivi d'effet.
S'agissant de coopération militaire, j'ai marqué mon accord à l'étude d'un plan
de démobilisation à l'exemple de celui mis en œuvre au Tchad et à la poursuite des
actions de coopération en matière de lutte contre le terrorisme.
Afin de respecter un équilibre régional, ma mission s'est poursuivie en
Ouganda où j'ai rencontré le président Museveni. Interrogé sur la possibilité de faire
pression sur le FPR pour soutenir les efforts de paix, il a répondu qu'il prodiguerait
des conseils mais il a également évoqué sa préoccupation à l'égard du Soudan. J'en
ai retiré qu'il se dégageait une volonté de ne pas paraître directement impliqué dans
le processus de négociation.
En février 93, la situation était différente. Bien que le 10 janvier 93 les
négociations d'Arusha aient abouti à un premier partage du pouvoir, une offensive
générale fut lancée le 8 février à partir de l'Ouganda par le FPR. La France
condamnait cette rupture unilatérale du cessez-le-feu. Le directeur d'Afrique et Bruno
Delaye, conseiller du Président de la République, se rendirent sur place et
constatèrent que le FPR était en mesure de prendre Kigali par les armes tandis que
le clivage entre le président Habyarimana et le gouvernement s'accentuait, alors que
ce dernier voulait négocier avec le FPR. Deux compagnies supplémentaires furent
envoyées à Kigali, portant l'effectif de Noroît à 800 hommes, tandis que la décision
était prise que je me rende à Kigali et Kampala.
Sur place, le 27 février, les troupes du FPR étaient à une vingtaine de
kilomètres de Kigali. Elles avaient poussé devant elles près d'un million de réfugiés
qui, c'est le moins que l'on puisse dire, ne les accueillaient pas en libérateurs. Le
spectacle des personnes déplacées était désolant, dans l'indifférence de la
communauté internationale.
Je rappelais au président Habyarimana que la présence militaire française
consistait à fournir une assistance militaire indirecte et à protéger les ressortissants
étrangers. Tout autre objectif était formellement exclu. Le Premier ministre et les
ministres d'opposition souhaitaient le maintien de nos troupes, afin d'éviter la chute
de Kigali qui se traduirait selon eux par un massacre préalable des cadres de
l'opposition et des Tutsis par les extrémistes hutus. La présence de militaires français
aux postes de contrôle à l'entrée de Kigali sécurisait la population. Contrairement à
ce qui a été dit ici ou là, les autorités françaises étaient bien conscientes de la
situation. L'activité diplomatique et militaire déployée visait à éviter les massacres. Le
président Habyarimana était poussé dans ses retranchements. Il ne semblait plus à
même de contrôler les extrémistes de son parti, le MRND ou de la Coalition pour la
République, la CDR.
A Kampala auprès de Museveni, le message était non moins explicite. Pas
question de victoire des uns sur les autres à cause des conséquences prévisibles
pour les populations, et par conséquent renonciation à l'issue militaire pour le FPR.
La responsabilité de l'Ouganda dans ce cas serait lourdement engagée. Le président
Museveni répondit que la France avait l'obligation de pousser Habyarimana à mettre
en œuvre les accords d'Arusha et qu'il s'engageait à pousser le FPR à revenir aux
positions antérieures à l'attaque du 8 février.
De retour à Paris, j'ai rendu compte de l'impossibilité de poursuivre un appui
militaire indirect dans un domaine où la tension sur le terrain impliquait désormais
une véritable force d'interposition pour soutenir le processus d'Arusha. Le président
Mitterrand a donné des instructions pour que les Nations Unies soient plus
impliquées. Nous avons obtenu par la résolution 812 l'étude de la question du
déploiement d'une force de maintien de la paix. Le FPR, en s'appuyant sur le rapport
de la Fédération Internationale des Droits de l'Homme du 8 mars 93, s'opposa sans
succès à la saisine de l'ONU.
Dès fin mars, nous retirions les deux compagnies supplémentaires de Noroît
et nous renforcions les mesures humanitaires. Cette intervention avait permis de
stabiliser provisoirement la situation et de reprendre les négociations d'Arusha.
L'évolution par la suite a montré que nous avions raison d'insister, même si la France
restait longtemps le seul pays à prendre véritablement la question en considération.
Les efforts français ont été animés de la volonté réelle et pugnace d'obtenir
une réconciliation durable entre les parties. On ne peut isoler les événements du
Rwanda de ceux qui se sont déroulés au Burundi, en Ouganda ou au Kivu. Ce qui se
passe actuellement nous démontre que les rancœurs ne sont pas apaisées. Mais qui
aujourd'hui s'en soucie réellement ? Il n'y a pas eu de politique cachée mais au
contraire la mise en œuvre de principes clairs : favoriser la démocratisation d'un
régime, seule solution pour éviter les massacres puis le génocide face à une attaque
extérieure menée avec détermination. Il faut aussi faire la lumière sur l'action du FPR
afin d'évaluer les appuis dont il a bénéficié, y compris dans notre opinion publique.
Une véritable approche critique est nécessaire pour éclairer ce génocide que la mise
en œuvre sans arrière-pensée du processus d'Arusha aurait vraisemblablement
évité. La mission d'information me semble de ce point de vue la solution la plus
appropriée.
Paul Quilès :
Merci. La problématique que M. Pierre Joxe a posée nous intéresse
beaucoup, celle du contrôle des opérations militaires extérieures par le Parlement,
travail sur lequel nous avons commencé à réfléchir. Les deux offensives du FPR ont
amené une modification de notre présence militaire sur le terrain : le commandement
de ces opérations est devenu une structure autonome dépendant du Chef d'étatmajor des Armées (CEMA) et ne se trouvait plus de ce fait sous l'autorité de l'attaché
de défense. J'aimerais que vous nous expliquiez la signification de ce double régime
et que vous nous indiquiez les attributions du Commandant des Opérations, le
COMOPS, selon qu'il est autonome ou qu'il est placé sous l'autorité de la mission
militaire de coopération.
Deuxième question : Vous souvenez-vous, pour ce qui concerne le Rwanda,
d'informations provenant de la Direction du Renseignement Militaire (DRM) ?
Pierre Joxe :
Le commandement est toujours contrôlé par le CEMA. Les attachés militaires
dans les pays du secteur de la coopération relevaient à la fois de l'ambassadeur, de
la mission militaire de coopération et donc du ministère de la Coopération, et, dans la
mesure où ils avaient un rôle opérationnel, du CEMA. C'est une situation particulière
à ces pays. On n'imagine pas une situation comparable ailleurs. On se trouve dans
un système de droit complètement particulier. Dans des pays où il y a des accords
de coopération militaire qui prévoient la possibilité d'intervention d'éléments
militaires, pour faire de la formation, de l'instruction, de l'entraînement ou de
l'intervention, l'attaché militaire, qui était au Rwanda un commandant de
gendarmerie, est aux ordres de l'ambassadeur, de la mission militaire de coopération
et, en cas d'opération, du CEMA.
Pour le renseignement, j'ai créé la DRM à la lumière de nos lacunes pendant
la guerre du Golfe. Les Américains disposaient d'informations telles que nous étions
presque aveugles en comparaison. Mais la DRM n'a porté ses fruits qu'au bout d'un
certain temps puisque c'était la fusion de plusieurs services qui existaient dans les
différents états-majors et le développement du spatial. Elle n'a pas pu jouer de rôle
significatif au Rwanda, où c'était traditionnellement plutôt la DGSE qui était le service
de renseignement implanté depuis des dizaines d'années.
Des informations sur les risques : des bruits ont couru, mais, hélas, il n'y a pas
eu d'information suffisamment précise pour qu'on mesure ce qui s'est passé
ultérieurement. En revanche, nous avions des informations sur les tensions et les
rancœurs, y compris des documents. Des documents faisaient état de haine, de
menaces... Mais ce genre de renseignements, il y en avait beaucoup venant d'autres
pays.
René Galy-Dejean :
La démarche de notre mission ne doit pas nous empêcher de jeter un coup de
projecteur sur les conditions dans lesquelles pourrait dans l'avenir être empêché un
drame de cette nature. M. Pierre Joxe nous donne l'occasion d'y réfléchir.
En juin 92, quelle est la qualification juridique qui est donnée à l'offensive du
FPR pour justifier l'envoi de nos deux compagnies ? S'agissait-il d'une agression
étrangère ou d'un acte de guerre civile ? Quelles étaient les instructions données à
nos forces dans ce contexte ?
Suite à l'intervention d'une personne auditionnée ici qui a fait porter une très
lourde responsabilité sur la France du fait que nos responsables politiques qui
étaient informés du génocide n'ont pas décidé d'envoyer des forces suffisantes pour
empêcher physiquement son déroulement. Le lendemain, le président Paul Quilès et
moi, avons demandé au général Mercier le nombre de forces qu'il eut fallu envoyer
sur place pour empêcher que ne se commette le génocide. Pour empêcher
physiquement le génocide, il a répondu qu'il aurait fallu 30 000 à 40 000 soldats ; on
avait déjà du mal à mobiliser 15 000 militaires français pour les envoyer dans le
Golfe. Pensez-vous que l'envoi d'une telle force était possible ? Dans quel contexte
juridique aurait-on pu envoyer une telle force, qui aurait été une force d'occupation ?
Comment justifier en droit international une telle intervention, même si notre
interlocuteur aurait souhaité que la France l'eût fait ? Je reviens à votre
problématique de l'évolution du droit et de la possibilité pour des organismes
internationaux d'empêcher des drames comme celui d'aujourd'hui ?
Paul Quilès :
Vous citez une personne auditionnée : il s'agit de Monsieur Bernard Debré ?
René Galy-Dejean :
Au départ, il s'agissait du Médecin Sans Frontières, Monsieur Bradol, qui a
très explicitement dit que la France portait une grave responsabilité du fait que,
connaissant ce qui allait se passer - et nous avons constaté que les informations
étaient telles qu'on pouvait redouter avec beaucoup de fiabilité le génocide qui allait
se passer - elle n'ait pas envoyé une force suffisante pour l'empêcher.
Paul Quilès :
Pour être plus précis, Monsieur Bradol a dit qu'il ne voyait pas venir un
génocide ; il voyait venir de grands massacres. Plusieurs de nos interlocuteurs ont dit
qu'ils ne voyaient pas venir le génocide. On l'a vu assez vite. Ils ne voyaient que de
grands massacres comme ce pays en avait déjà connus.
René Galy-Dejean :
Tout le problème est de savoir la différence qu'il peut y avoir entre de très
grands massacres et un génocide.
Pierre Joxe :
Il faut beaucoup de monde : c'est le problème de la police. Quand il y a un
risque d'émeutes et d'agression, il faut envoyer trop de monde pour l'arrêter. C'est le
problème de l'interposition : 30 000 hommes, c'est ce qu'il faut pour dissuader sans
combattre. Si l'armée française avait voulu employer ses moyens pour arrêter
l'offensive du nord vers Kigali, il aurait suffi de s'en occuper militairement : quelques
avions.... La force dont parle le général Mercier visait la dissuasion : il fallait qu'elle
soit tellement massive qu'elle fasse prendre conscience aux éventuels agresseurs
qu'ils vont se trouver devant une difficulté militaire et devant l'élargissement du conflit
au plan international. L'intérêt de l'interposition, ça n'est pas seulement qu'il y ait du
monde : il faut qu'il y ait plusieurs pays qui interviennent avec de préférence un
mandat juridique d'une organisation internationale. Un pays seul peut être suspecté
d'avoir des intérêts particuliers, des souvenirs coloniaux... Quand plusieurs pays
interviennent avec un mandat international, ils ne peuvent pas être considérés
comme des agresseurs, mais comme des policiers du droit international. Je parle de
l'interposition ; il ne doit pas y avoir de contre-offensive comme c'est rarement le cas
dans les opérations extérieures. Si on avait voulu bloquer la progression vers Kigali,
il n'y avait qu'à faire une petite guerre.
Quant à la qualification juridique, c'était un soutien indirect aux forces du
Rwanda par formation, entraînement, fourniture d'armes et de munitions... La
modification de l'accord de coopération et son extension du champ initial, la
gendarmerie, aux forces militaires sont de cette époque. Les instructions données à
nos forces étaient parfaitement claires : pas de participation aux combats. Comme l'a
dit l’amiral Lanxade, il n'y a pas eu de militaires français qui aient participé aux
combats. Mais sans participer aux combats, on peut sembler impliqué dans un
conflit. C'est pourquoi il faut une définition de droit international.
La mission restait : protection des ressortissants et préparation de leur
évacuation éventuellement. La protection de l'aérodrome peut être interprétée de
deux façons. Si on veut pouvoir évacuer nos ressortissants, il faut protéger
l'aérodrome. Pour cela, on doit se conduire de façon plus agressive : il ne faut laisser
personne s'en emparer. Il peut y avoir des provocations. La protection de
l'aérodrome peut aussi s'interpréter comme un véritable acte de souveraineté, avec
emprise sur une partie du territoire national.
Pierre Brana :
Monsieur Pierre Joxe, considérait-on au gouvernement l'offensive du FPR sur
Kigali comme une offensive de réfugiés rwandais qui essayaient de revenir contre le
pouvoir hutu au Rwanda - une affaire rwando-rwandaise - ou au contraire comme
une offensive ougandaise contre le Rwanda ?
Le 2 février 91, François Mitterrand écrit à Habyarimana pour l'inciter à
négocier avec le FPR, à respecter les droits de l'Homme, à participer à une
conférence sur les réfugiés, tout en accélérant le processus d'ouverture politique
intérieure. Il ajoutait : "c'est à ce prix seulement que l'aide militaire française sera
poursuivie". En février 93, on envoie 300 hommes en renfort : estime-t-on que les
conditions posées en 91 ont été remplies ou est-ce que des éléments nouveaux sont
intervenus pour qu'on vienne au secours du président Habyarimana ?
M. Marcel Debarge, le 28 février, vous avez demandé aux partis d'opposition
à Kigali de faire "front commun avec le président Habyarimana contre le FPR". Estce exact ? Si oui, n'était-ce pas aller un peu loin dans les affaires intérieures du
Rwanda ?
Pierre Joxe :
Votre première question devrait être posée à M. Marcel Debarge. On savait
qu'il y avait un risque de déstabilisation générale. Notre politique consistait à assurer
le progrès de la démocratie et la préservation de la paix. Cela répond à votre
deuxième question : en 93, évidemment il y a eu aggravation de la situation et nous
évoluions vers l'apparition d'un ordre juridique international. C'est le point
discriminant dans cette affaire. C'est ce qui s'est finalement passé, mais trop tard.
L'opinion internationale était peu attentive ; l'opinion nationale aussi. Quand les
structures internationales arrivent à formuler un objectif, un mandat, une mission, à
rassembler les moyens, c'est souvent trop tard. C'est ce qui s'est passé.
Marcel Debarge :
Sur l'attitude concernant le président Habyarimana et le FPR, on peut le
regretter, mais le Président du Rwanda était Monsieur Habyarimana. C'était comme
ça. Peut-être a-t-on conseillé une cohésion du gouvernement rwandais qui avait été
élargi aux partis d'opposition pour négocier avec le FPR. Je me suis peut-être
exprimé sur ce sujet-là. Mais le but final était que le Rwanda en arrive à une
progressive réunification. On pensait qu'il y avait une possibilité de solution. Pourquoi
aurait-on fait tout cela s'il n'y avait pas eu d'espoir de solution ? L'ambassadeur de
Tanzanie qui coordonnait les négociations disait que c'était un bon accord ; mais il
n'a pas été appliqué.
Je vais vous donner une opinion qui n'est qu'une opinion personnelle : on est
soumis à une pression, on parle de "rancœur". Il faut dire que pour les ethnies,
rancœur, est un terme qui me paraît faible. Ce n'est pas la seule raison qui a amené
le génocide, c'est certain. Mais croyez-moi, il y avait tout de même quelque chose de
très sérieux, entre les Tutsi, les Hutu, ne parlons pas des Twa qui étaient assez
minoritaires. On avait l'impression qu'il y avait une haine. Cela n'explique pas tout.
Quand on parle de génocide - j'espère qu'il n'y en aura plus en Afrique - je
suis perplexe : les conditions de génocide tiennent quelquefois à la personnalité de
ceux qui animent tel ou tel mouvement. Mais à mon avis, il prend son origine
également dans des situations politiques, c’est-à-dire dans une considération de
l'Afrique avec une certaine vision : avoir prorogé des frontières, des barrières, n'avoir
pas favorisé une certaine coopération régionale, et c'est en partie notre faute. Ce qui
fait que certains États sont déséquilibrés. J'ai vécu les événements du Togo
physiquement, et les séparations entre ethnies étaient plus importantes parfois que
les séparations entre les États. Il y a tout ça à prendre en compte.
On s'aperçoit bien que la nature de la coopération évolue, que d'une
coopération d'assistanat on arrive à une coopération de solidarité, d'efficacité, de
régionalisation d'un certains nombre de problèmes. Là, je rêve peut-être un peu,
mais ce sont quand même des objectifs qu'on peut avoir et qu'on n'a pas eu. Et cela
peut expliquer un peu le malaise des peuples. Ce qui se traduit parfois par des
massacres, des génocides dont les raisons sont multiples. Et des pays comme la
France ont des responsabilités. Pas seulement dans le cadre d'organisations
internationales.
Je m'excuse d'avoir fait cette digression, mais cette mission doit pouvoir
permettre que, dans l'avenir, un certain nombre de choses se concrétisent d'une
autre façon, en Afrique ou ailleurs.
Entre l'Ouganda et le Rwanda. Le président ougandais a été mis en place en
grande partie par des Tutsi qui venaient du Rwanda me semble-t-il. Il y avait une
certaine solidarité entre eux. Et incontestablement, il y a eu des problèmes
rapidement, d'origine ethnique, politique. On peut aussi les expliquer parce que dans
la tête d'un certain nombre de chefs d'Etat africains, il y avait la volonté de jouer un
rôle prépondérant, ce qui n'est pas condamnable en soi. Je n'accuse personne, je ne
soupçonne personne, je ne condamne personne. Je prends les choses comme j'en
ai l'impression. A un moment donné, les faits ne suffisent pas et on doit se servir de
ses impressions.
Je me souviens que le président de la République disait qu'il ne voulait pas que
l'armée française en arrive, même d'une manière indirecte, à participer à une sorte
de guerre civile. Nous partagions cet avis pendant et par la suite. Ce n'était pas un
travail facile, j'étais secrétaire d'État au logement, quand je suis devenu ministre de
la Coopération, je m'excuse du terme, mais j'en ai pris plein la poire. Car il faut du
temps pour prendre la mesure des choses. Voilà, j'ai parlé de façon un peu
saccadée, mais ce n'est peut-être pas une mauvaise chose pour la vie de votre
mission.
Jean Bernard Raimond :
Monsieur Joxe, vous avez mis l'accent sur des problèmes juridiques tout à fait
justifiés, la question que je veux vous poser est à la marge. Vous avez évoqué
beaucoup d'interventions : Somalie, Bosnie, Cambodge. Vous étiez ministre de la
Défense pendant la guerre du Golfe, donc vous avez certainement des réponses. Si
on élimine le droit d'ingérence, les interventions dont vous parlez sont toujours
censées se faire avec un mandat du Conseil de Sécurité. Je vais faire des
comparaisons, un peu sommaires. La Bosnie, il y a deux affaires bosniaques : avant
et après 95. Jusqu'en 95, on a plusieurs mandats du Conseil de Sécurité et dans la
chaîne de commandement intervient en dernier recours l'ONU, donc l'ONU a une
responsabilité parfois décisive. En Somalie, on aboutit à un désordre considérable,
car on avait les Nations Unies et parallèlement les Américains. Si on prend la guerre
du Golfe, il y a des mandats du Conseil de Sécurité, mais la chaîne de
commandement
est
américaine.
La
Bosnie,
jusqu'en
95,
la
chaîne
de
commandement, ce sont les Nations Unies et c'est l'échec. A partir de 95, les
Américains interviennent et la chaîne de commandement passe à l'OTAN, c'est
plutôt la réussite. Donc, la chaîne de commandement est importante. Pour
l'Opération Turquoise, la chaîne de commandement est française. C'est une
opération qui a été maîtrisée, elle n'a pas ressemblé aux interventions en Bosnie et
en Somalie. Donc le commandement est important dans ces opérations qui ne sont
pas du maintien de la paix, mais de l'imposition de la paix.
Que
pensez-vous
des
conditions
dans
lesquelles
se
déroulent
les
interventions internationales avec un mandat du Conseil de Sécurité ?
Pierre Joxe :
Pour la Bosnie, je comprends bien, Monsieur le ministre, que vous parlez de
l'OTAN, mais l'OTAN ce sont les Etats-Unis. La France l'a rappelé récemment. Pour
le Golfe, c'était également les Américains, pour des raisons politiques, de mandat et
de renseignements. Or qui a les renseignements ? Ce sont les Etats-Unis, ils en ont
tellement plus que tous les autres réunis qu'ils sont les seuls à pouvoir assurer ce
type de commandement avec quelques chances de succès. Et l'un des problèmes
principaux rencontré dans ces affaires, c'est le partage des renseignements.
Dans le cas de la Somalie, c'était les Etats-Unis, c'était les Nations Unies,
mais à un moment la France était toute seule dans son coin. J'étais contre
l'intervention en Somalie, mais j'ai suivi les ordres : nous avons envoyé nos troupes
dans la région de Goder, sauf pendant les deux ou trois jours où on avait des
éléments à Mogadiscio et où il y a eu des troubles avec cette pauvre fille qui allait
être lynchée et que les soldats français ont sauvée. A Goder, les soldats français ont
été très utiles : ils ne combattaient pas mais servaient de gendarmerie. Ils ont permis
l'acheminement des semences et donc la récolte suivante. Nous étions sous
commandement théorique, mais en réalité nous étions dans notre zone. Je ne dirais
pas bien tranquilles, mais nous n'étions pas dans les zones d'affrontements avec les
Américains
qui étaient débarqués spectaculairement, précédés de quelques
caméras de télévision et d'où ils étaient repartis dans des conditions épouvantables
pour eux et pour quelques-uns de leurs alliés.
En ce qui concerne l'opération Turquoise, elle est tardive. C'est ça le drame.
S'il y avait eu une opération avec mandat des Nations Unies préparée depuis une
longue date, plus large, avec des moyens adaptés, peut-être aurions-nous en effet
pu éviter ce qui s'est passé. Je n'étais plus au gouvernement à cette époque, je l'ai
suivie de loin, mais je pense qu'il y a eu un retard. Le problème de ces opérations
internationales est que, comme elles ne sont pas d'essence militaire classique -
reconquérir une position -, elles demandent des techniques de police qui consistent à
montrer sa force de façon à ne pas s'en servir, à éviter l'escalade pour éviter l'emploi
des armes. Quand le général Mercier parle de 30 000 personnes, il se transforme en
commissaire de police internationale. Nos forces armées se trouvent lentement
reconverties dans le système d'intervention internationale. Les soldats de Turquoise
se sont livrés à des opérations qui n'avaient rien à voir ni avec la guerre ni avec la
police, mais qui consistaient à ensevelir des milliers de gens. C'est le retour de
l'enfer pour certains d'entre eux. Que fait là un soldat ? Des militaires français sont
encore aujourd'hui blessés psychiquement par ce qu'ils ont été amenés à faire à
cette époque. Il faut aussi penser à eux.
François Lamy :
Au sujet des renseignements et de la DGSE : la DGSE au Rwanda se
cantonnait-elle aux opérations de renseignement ou était-elle amenée à contribuer
indirectement à la stabilisation du pays ?
Au sujet de la mission militaire de coopération et des militaires qui lui sont
rattachés administrativement et qui font donc l'instruction dans un pays en guerre, ils
sont confrontés à des situations auxquelles ils ne sont pas forcément préparés. Ne
serait-il pas plus clair que la mission militaire de coopération soit rattachée une fois
pour toute au ministère de la Défense et qu'elle soit gérée à la fois
administrativement et politiquement en fonction de missions définies conjointement
en interministériel ou en Conseil de défense ?
Pierre Joxe :
Je réponds d'abord à votre dernière question. En Afrique, dans les anciennes
colonies, la France a poursuivi sa tradition colonialiste. Dans le passé colonial, le
gouverneur faisait appel couramment aux forces militaires sur place qui étaient
chargées de maintenir l'ordre. Il y a donc une tradition ancienne que le pouvoir
administratif dans les régions dominées bénéficie des pouvoirs civils et militaires
confondus. Cette tradition a été rénovée par les accords de coopération qui
existaient au lendemain de la création de la communauté. Les pays qui ont conquis
leur indépendance ont tous signé des accords militaires et tous donnaient à
l'ambassadeur un rôle qui était celui qu'avait autrefois le gouverneur, c'est-à-dire au
besoin exfiltrer le Président s'il avait des ennuis. Je vous en parle parce que j'en ai
entendu parler. Personnellement je n'ai jamais réussi à obtenir la totalité des accords
de coopération et leurs clauses secrètes, qui étaient tellement secrètes que je ne
sais même pas qui les connaît.
Cette tradition coloniale est aujourd'hui balayée par l'histoire. La réforme
actuelle de la coopération fait que ces formes de coopération appartiennent au
passé, heureusement. Pourquoi cette tradition ? La France s'est accommodée de
cette tradition d'impérialisme sub-régional. En Afrique, on n'était pas chez nous, mais
on était quand même plus chez nous que d'autres, on avait des responsabilités. D'où
ces confusions. Dans les rares pays où la démocratie s'est développée, ce sont de
tout autres missions qui sont demandées en matière de coopération militaire ou de
gendarmerie. On nous demande de faire de la coopération dans l'esprit d'une police
ou d'une gendarmerie démocratique ; ce que d'ailleurs les gendarmes et les policiers
français savent très bien faire. C'est ce qu'ils préfèrent faire. Certaines personnes
refusent de faire de la coopération dans certains pays.
Comment passe-t-on de l'instruction au combat ? Les militaires français
avaient pour mission de réaliser une assistance indirecte aux forces rwandaises. Il y
a eu un appui militaire. Pas de participation au combat, mais... Je pense que ça ne
sera maintenant plus que rétrospectif. J'ai appris une fois sur place certaines des
dispositions secrètes des accords, en interrogeant moi-même les officiers et les
sous-officiers : les détails sur les exfiltrations envisagées de tel président, dans tel
pays... Des détails, y compris architecturaux : souterrains menant d'un endroit à
l'autre... C'est de l'histoire, tant mieux. C'est pas une très bonne histoire, mais c'est
du passé.
Sur la DGSE, elle faisait du renseignement, mais il n'est pas très coutumier de
parler d'autre chose que des missions de renseignement de la DGSE ; d'ailleurs, il
n'est pas très coutumier de parler de la DGSE. Ce serait vraiment la première fois
que ça arriverait dans l'histoire. Il y avait suffisamment de militaires au Rwanda pour
qu'on n'ait pas d'autre problème à se poser. Les militaires qui intervenaient au
Rwanda étaient dans un cadre précis, avaient des ordres... Schmitt était encore le
CEMA au début : il a envoyé des instructions écrites. Tout laisse penser qu'elles ont
été respectées. Il est possible, comme dans toute crise, que des gens n'aient pas
respecté les instructions. Mais les instructions écrites ont été envoyées
conformément à la règle : dans l'armée française, on donne des instructions écrites.
Bernard Cazeneuve :
Vous avez insisté sur le passage possible de missions d'assistance militaire à
des interventions plus ou moins directes. N'avez-vous pas le sentiment que
l'architecture administrative française complique la chaîne de commandement
lorsque nous sommes dans des pays africains, avec lesquels nous coopérons sur le
plan militaire et qui se trouvent confrontés à des situations de crise extrêmement
difficiles ? En situation de crise, la mission militaire de coopération (MMC) passe
directement sous le commandement du COMOPS. Les choses ne seraient-elles pas
facilitées si les troupes prépositionnées en Afrique exerçaient elles-mêmes des
missions de coopération et s'il n'y avait pas cette dichotomie entre la MMC, le
ministère de la Défense et l'Afrique qui parfois pose des problèmes ? Qu'est-ce qui
nous interdit aujourd'hui de demander aux troupes prépositionnées de conduire
certaines missions de coopération ? Pourquoi est-ce qu'administrativement, alors
même qu'on s'engage dans une réforme de notre système de coopération, on
maintient ce système ? Nous avons 800 millions de francs de coopération militaire en
Afrique et nous avons plus de coopérants militaires en Mauritanie que nous n'en
avons en Europe centrale et orientale, alors même que l'on dit dans les milieux
militaires que le développement de notre coopération militaire en Europe centrale
pourrait être un excellent moyen de renforcer notre présence à côté et au sein de
l'OTAN. La mise à disposition de missions de coopération des troupes
prépositionnées ne permettrait-elle pas de dégager par ailleurs des moyens qui
pourraient être affectés sur d'autres zones qui deviennent stratégiques, en même
temps que cela clarifierait le régime administratif français et éviterait les difficultés
que vous avez évoquées concernant la transparence de la chaîne de
commandement ?
Pierre Joxe :
Vous demandez si le système ne complique pas un peu les choses : non, il les
complique énormément. Ce système se rattache à l'ambiguïté du rapport entre la
France et l'Afrique. Ce sont des affaires internationales, donc ça devrait être le Quai
d'Orsay ; mais au Quai d'Orsay, personne n'y croyait. C'est la Coopération, l'Afrique,
donc ça ne relève pas du ministère des Affaires étrangères. C'est la Défense, oui,
sauf qu'il y a une mission militaire de coopération, une tradition de présence des
troupes prépositionnées. Mais tout ça va évoluer très vite : on est dans une période
de transition. La France a-t-elle bien joué son rôle ? Ceux qui veulent faire le procès
de François Mitterrand disent qu'en Afrique, ça n'était vraiment pas ce qu'il fallait.
Ceux qui veulent faire l'éloge de François Mitterrand, ce serait plutôt ma tendance,
disent qu'en tout cas, dans la période où il a été Président de la République, en
Afrique, les choses ont évolué plutôt mieux qu'ailleurs. Il s'est passé toutes sortes
d'horreurs en Afrique pendant cette période. Dans la région sous domination de la
France, dans le fil de ce qui avait été commencé par De Gaulle, qui avait décolonisé
tout en conservant des relations d'ailleurs demandées, encore aujourd'hui, par les
dirigeants, il y avait une tradition coloniale. Les forces prépositionnées ont leur rôle :
ce sont des C.R.S., prêts à intervenir n'importe où, n'importe quand.
En revanche, la réforme de la coopération va nous faire sortir de cette
période. La diminution des forces prépositionnées a déjà commencé. Le problème
qui est devant nous est celui du statut à donner à nos militaires. Pourquoi est-ce que
la question du Rwanda se pose aujourd'hui ? Pourquoi pas dans d'autres pays,
d'autres époques, où il y a eu certes des drames moins importants en nombre ? On
ne s'est pas interrogé là-dessus avant parce qu'on n'était pas à la fin d'une époque.
Maintenant, on est dans une nouvelle époque. Les coopérations régionales en
Afrique peuvent commencer à jouer un rôle. Il y a maintenant des détachements
d'armées nationales africaines, à côté des Français et des Belges. Rappelons-nous
qu'il y a eu une dizaine de paras belges coupés en morceaux parce qu'ils étaient
dans la situation impossible de devoir rétablir l'ordre dans une région où ils
apparaissaient comme l'image du colonialisme ancien, alors que ces pauvres
garçons venaient faire la police dans l'intérêt des populations.
On est sorti de cette époque-là. La France pourra jouer un rôle dans les
opérations avec mandat international, à condition que ça nous intéresse
durablement.
Paul Quilès :
Cela nous intéresse.
Bernard Cazeneuve :
Monsieur Marcel Debarge, l'accord de coopération de 1975 a été amendé en
1992. Quelles sont les raisons de cet avenant ? Quel était son contenu ? Qui a
donné les instructions ?
En ce qui concerne la politique d'aide au développement, il nous a été dit par
Monsieur Cuingnet, un de vos collaborateurs, qu'en 92, les institutions financières
internationales avaient décidé de suspendre leur aide au Rwanda parce qu'il avait
par trop augmenté ses dépenses militaires. En 92, nous avons fait onze cessions
gratuites au profit du Rwanda, représentant 15 millions de francs. Pourquoi, alors
que la communauté internationale suspend ses aides au Rwanda en raison des
excès de ses dépenses militaires, avons-nous fourni ces cessions gratuites ? Quelle
a été notre politique d'aide au développement en 92 et 93, c'est-à-dire les domaines
dans lesquels nous sommes intervenus pour aider le Rwanda à se démocratiser ?
On nous a appris que la pression démographique était très forte dans ce pays et que
les politiques d'ajustement structurel étaient très durement perçues par le peuple
rwandais. Le président Habyarimana demandait incessamment à notre pays
d'intervenir pour aider le Rwanda à se mettre en conformité avec les politiques
d'ajustement.
Marcel Debarge :
Votre première question concerne plutôt le Quai d'Orsay. Je n'ai pas la
réponse à vos questions en tête. Ce serait malhonnête d'inventer par je ne sais
quelle acrobatie cérébrale des réponses que je ne connais pas.
Si les livraisons d'armes étaient du ressort du ministère de la Coopération, je
ne me souviens pas de ce genre de choses dans l'état actuel. Plutôt que de vous
dire de l'à peu près, du vague, je préfère prendre connaissance de tout ça. C'est une
manière plus honnête de fonctionner. Il faudrait envoyer les questions avant.
Paul Quilès :
Je vous rassure, la question sera posée à d'autres responsables.
Marcel Debarge :
Moi, je ne suis pas inquiet.
Paul Quilès :
Je parlais globalement. La question sera posée en séances publiques et, pour
les fonctionnaires que nous auditionnons, en huis clos.
Marcel Debarge :
Je me souviens d'une chose, qui fait tilt. Quand le chef d'état-major de la
gendarmerie rwandaise a été changé, ça devait être vers octobre, il y a eu je crois
des affectations pour la police judiciaire dans le sens du fonctionnement
démocratique d'un instrument de ce genre. Nous avons sans arrêt maintenu ce qui
était prévu pour le Rwanda en ce qui concerne la coopération normale. C'est ce que
je peux dire dans ce domaine-là. Sur les armes, il faudra se renseigner de manière
plus précise. C'est un souci de ne pas passer pour un imbécile et de ne pas dire des
choses que je ne maîtrise pas.
Pierre Brana :
Monsieur Pierre Joxe parle de la fin d'une période. J'en accepte l'augure et je
l'espère très fort. Mais quid des mercenaires style Bob Denard ? Croyez-vous aussi
que cela fait partie de la fin d'une période, ou ces mouvements parallèles vont-ils
continuer ?
Pierre Joxe :
Apparemment, les mercenaires se développent dans le milieu militaire comme
dans celui de la police. Il n'y a évidemment aucun parallèle à faire entre des
mercenaires et des militaires comme ceux de la France, qui sont mis au service
d'une mission de maintien de la paix dans le cadre d'un mandat des Nations Unies.
Que le mercenariat se développe, c'est patent, mais c'est dans des petits pays, des
petites crises... Plus le droit international développera l'idée que le maintien de la
paix à travers le monde est une mission d'intérêt général, plus les Nations Unies se
verront reconnaître les moyens juridiques et de coordination militaire plus que de
commandement, moins on verra le risque d'opérations de mercenaires comme aux
Comores ou ailleurs. En Amérique du Sud, il y a un autre phénomène qui se
développe : ce qu'on appelle les paramilitaires. Ce ne sont pas des mercenaires, pas
des militaires. Ce sont des structures organisées et armées qui se financent à la fois
par le pouvoir qu'elles exercent sur une région et par les ressources qu'elles peuvent
y trouver, en particulier dans le domaine de la drogue. C'est un autre domaine.
Dans le sujet qui nous intéresse, il y a un cadre international. La France peut y
jouer un rôle important car c'est un des pays qui a le plus de cadres expérimentés en
matière d'opérations extérieures. Je pense que les parlementaires peuvent jouer un
rôle en soutenant la création de ce droit et en débattant publiquement des conditions
dans lesquelles on engage les forces françaises. C'est une question majeure. On
engage des forces : dans quel but ? avec quels moyens ? Les militaires français se
demandent de plus en plus à quoi ils sont destinés maintenant. Si la patrie n'est plus
en danger, il ne s'agit plus de défense nationale. S'il n'y a plus de pays protégés en
Afrique, il ne s'agit plus d'opérations extérieures comme on en a fait pendant 30-40
ans. A quoi les militaires vont-ils être occupés ? Si c'est à rien, plus besoin d'armée.
Si c'est aux opérations extérieures, quel est le statut ? Quelle est la mission de
l'armée de terre ? Si c'est une mission de gendarmerie internationale, il faut analyser
les conditions dans lesquelles ils sont engagés.
L'emploi des forces dans un pays démocratique est un problème juridicopolitique majeur. Il ne faut pas que les armes de la République soient retournées
contre la République, comme ça arrive souvent en France. Tous les citoyens doivent
pouvoir se reconnaître dans l'emploi des forces. Quand des soldats ou des officiers
français sont mis en cause devant des tribunaux comme ça a été le cas, ou comme
ça peut l'être, pour les affaires de Yougoslavie, ça pose un problème de passé, mais
aussi un problème d'avenir. Un officier est susceptible d'être accusé de nonassistance à personne en danger parce qu'à telle époque, ayant un béret bleu sur la
tête, il était officier, il a vu quelque chose et il ne s'est pas opposé. S'il faut qu'il
justifie qu'il ne pouvait pas, c'est possible, mais dans un domaine de droit, de
politique ou de justice qui n'a plus rien à voir avec ce qu'était le règlement général
d'emploi de l'armée dans la République française. C'est ce type de situation dans
laquelle on peut se trouver demain, à Chypre, au Kosovo... Je vois l'ampleur qu'a
pris l'affaire du Rwanda dans la presse, mais il manque souvent une problématique :
quel est le statut juridique des forces ? Qui peut ordonner quoi à qui ?
Dans l'affaire du Golfe, ce qui m'a stupéfait, c'est quand le général
Schwarzkopf m'a refusé des informations. On disait que les Français avaient un
commandement opérationnel... En réalité, nous étions entièrement sous le
commandement opérationnel des Américains, qui disposaient de toutes les
informations. Il y avait des ordres de ne pas les donner. L'espace aérien étant
contrôlé par les Américains, pour envoyer nos avions faire des photographies, cela
posait problème. Nous l'avons quand même fait. Mais la chaîne de commandement
ne remontait pas à Paris, elle s'arrêtait quelque part en Arabie Saoudite.
Pour que la signification du commandement des armes par le pouvoir politique
ait un sens, il faut que les mandats, les délégations de pouvoir, la place des officiers
français dans les états-majors, la place de la France dans le recueil et les échanges
de renseignements soient sérieusement définis. Sans ça, nous devenons des
supplétifs.
Paul Quilès :
Je vous remercie. La réflexion que vous venez de faire sur un sujet qui nous
passionne se retrouvera dans le rapport. Au-delà du rapport, nous avons commencé
à la commission de la Défense une étude sur la nécessité de redéfinir la légitimité
des opérations extérieures et les conditions dans lesquelles ces opérations peuvent
être menées. S'agissant de la DGSE, je signale qu'un travail est en cours à la
commission de la Défense, un rapport préparé par Monsieur Pecht qui devrait se
traduire prochainement par une proposition de loi tendant à la création d'une
commission du renseignement, qui permettrait de faire en sorte que l'on ne parle pas
de la DGSE seulement lorsqu'il se produit une catastrophe.
Merci.