La transformation du modèle français de la garde à vue

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La transformation du modèle français de la garde à vue
Version pré-print - pour citer cet article :
E. Vergès « La transformation du modèle français de la garde à vue : étude d’un exemple d’acculturation de la
procédure pénale », Revue Pénitentiaire et de Droit Pénal 2010-4, p. 865
PROCEDURE PENALE
LA TRANSFORMATION DU MODELE FRANÇAIS DE LA GARDE A VUE :
ETUDE D’UN EXEMPLE D’ACCULTURATION DE LA PROCEDURE
PENALE
Etienne VERGES
Agrégé des facultés de droit
Professeur à l’Université de Grenoble
Membre de l’Institut universitaire de France
- CEDH, 29 mars 2010, Medvedyev et autres c. France, Requête no 3394/03
- Rapport du groupe de travail sur les aspects constitutionnels et conventionnels
de la réforme de la procédure pénale, mai 2010
- Conseil Constitutionnel, décision n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010
- Conseil Constitutionnel décision n° 2010-30/34/35/47/48/49/50 QPC, du 6
août 2010
- Conseil Constitutionnel décision n° 2010-31 QPC, du 22 septembre 2010
- Conseil Constitutionnel Cons. const., déc., n° 2010-32 QPC du 22 sept. 2010
- Projet de loi relatif à la garde à vue, n° 2855, déposé le 13 octobre 2010
- CEDH 14 oct. 2010, Brusco c. France, Requête no 1466/07
- Cass Crim 19 oct 2010, n° D 10-85.051 FP-P+B+I+R, Bonnifet
- Cass. Crim. 19 oct. 2010, n° V 10-82.306 FP-P+B+I+R, Sahraoui
- Cass. Crim 19 octobre 2010, n° T 10-82.902 FP-P+B+I+R, Tisset
- CEDH, 23 nov. 2010, Moulin c. France, Requête no 37104/06
Il y à un an, dans notre précédente chronique de procédure pénale 1, nous nous
interrogions sur les droits de la personne placée en garde à vue au regard de deux arrêts
de principe rendus par la Cour européenne des droits de l’homme en 2008 et 2009
(Salduz, 27 nov. 2008 et Danayan, 13 oct. 2009). Ces deux arrêts ouvraient une
chronique de la mort annoncée du modèle français de la garde à vue 2. Ce modèle allait
subir un phénomène d’acculturation ayant pour origine le droit anglo-américain, et en
particulier, l’assimilation de la jurisprudence de la Cour suprême des Etats-Unis,
Miranda c/ Arizona 3. Cette chronique nécrologique s’est prolongée dans un
1 « L’enquête pénale au cœur d’un changement de paradigme, le statut et les droits de la
personne mise en cause dans la procédure pénale », RPDP 2009-4, p. 837.
2 Que certains désignent par l’expression « garde à vue à la française ». Cf. par ex. Félix
Rome, « Garde à vue à la française : c'est la chute finale !!! », D. 2010 p. 2425.
3 Cf. notre chronique RPDP 2009-4, précit. spéc. p. 839. Sur le phénomène
d’acculturation de la recherche des preuves en droit français, cf. la thèse soutenue
1
foisonnement jurisprudentiel au cours de l’année 2010, de telle sorte qu’il est difficile de
dire, ce qu’il reste aujourd’hui du modèle français de la garde à vue et, plus encore, ce
qu’il en restera dans la loi qui doit être votée avant le 1er juillet 2011, date butoir
imposée par le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation.
Pour démêler les éléments enchevêtrés de la révolution qui se produit, nous nous
proposons d’en livrer d’abord, une présentation chronologique, avant de conduire une
étude plus analytique.
Pour mémoire, on se souvient que dans son arrêt Salduz 4, la Cour européenne des
droits de l’homme posait le principe selon lequel la personne gardée à vue doit avoir
accès à son avocat dès le premier interrogatoire. Dans sont arrêt Danayan 5, elle imposait
non seulement l’avocat en dehors des interrogatoires, mais elle assortissait également le
droit à l’assistance d’un ensemble de prérogatives liées au conseil et à la défense du
gardé à vue (discussion de l’affaire, organisation de la défense, préparation des
interrogatoires, etc.). Ces deux arrêts devaient logiquement amorcer une réforme
d’ampleur du droit français de la garde à vue dans le cadre d’un projet plus vaste relatif
à la justice pénale. Ce projet avait déjà fait l’objet d’un rapport dit « Léger » remis le 1er
septembre 2009, mais il paraissait évident que ce rapport ne faisait qu’effleurer le
problème sans le régler. Dès lors, on attendait beaucoup du nouveau groupe de travail,
composé d’universitaires, mis en place à l’automne 2009 et présidé par le Professeur Y.
Gaudemet. Qui pouvait prévoir que cette réflexion académique serait emportée par une
tourmente d’origine multiple : européenne, constitutionnelle et judiciaire ?
Le premier mouvement fut amorcé avec l’arrêt Medvedyev rendu par la grande
chambre de la Cour européenne des droits de l’homme, le 29 mars 2010 6, dont la
doctrine souligna l’ambigüité 7. Dans cette affaire, la CEDH avait notamment à
examiner la violation reprochée à la France de l’article 5§3 de la Convention EDH
selon lequel, « toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1.c du
présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à
exercer des fonctions judiciaires ». En l’espère, un cargo avait été arraisonné en haute mer,
puis conduit neuf jours plus tard à Brest, où les personnes poursuivies avaient été
présentées à un juge d’instruction. La CEDH a reconnu que les circonstances
particulières autorisaient une présentation tardive devant un juge, ce qui permit à la
France d’éviter la condamnation au visa de l’article 5§3. Pour autant, la Cour
européenne donna, dans cet arrêt, d’utiles précisions sur les qualités d’indépendance vis-à-vis de l’exécutif et des parties - que doit présenter le « juge » ou le « magistrat habilité
par la loi » mentionné par la stipulation précitée. De façon abstraite, l’arrêt Medvedyev
interdisait que le ministère public exerçât un contrôle sur la garde à vue.
Le deuxième événement important de l’année 2010 fut le rapport du groupe de
travail remis au garde des sceaux au mois de mai 8. Ce rapport semblait traduire assez
nettement un balancement entre une volonté réformatrice exprimée par les
universitaires du groupe et une tendance conservatrice incarnée par les représentants du
ministère de la justice 9.
récemment, F. Girard, Essai sur la preuve dans son environnement culturel, thèse Grenoble,
2010.
4 CEDH (GC) 27 nov. 2008, Salduz c. Turquie, req. n°36391/02.
5 CEDH 13 oct. 2009, Danayan c. Turquie, req. n°7377/03.
6 CEDH, 29 mars 2010, Medvedyev et autres c. France, req. no3394/03.
7 Not. D. Rebut, « L' arrêt Medvedyev et la réforme de la procédure pénale », D 2010,
p. 970 ; J.F. Renucci, « L'affaire Medvedyev devant la grande chambre : les « dits » et les
« non-dits » d'un arrêt important », D 2010, p. 1386 ; Patricia Hennion-Jacquet, « L'arrêt
Medvedyev : un turbulent silence sur les qualités du parquet français », D. 2010, p.
1390.
8 Le rapport est accessible sur le site de l’Université de Paris 2 http://www.uparis2.fr/75826607/0/fiche___actualite/&RH=ACCUEIL_FR
9 Deux conseillers du Garde des Sceaux ont activement travaillé au sein du groupe de
travail. Cf. not. p. 56 du rapport du groupe de travail : le conseiller technique N.
Guillou affirme clairement que la présence de l’avocat durant la garde à vue peut avoir
un effet dissuasif sur le recueil d’aveux. Cette position gouvernementale hostile à
l’avocat sera commentée plus amplement infra.
2
Le troisième événement eut un retentissement beaucoup plus considérable. Bien
qu’intervenue durant la période estivale, la décision n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet
2010 fut immédiatement remarquée. Les articles 62, 63, 63-1, 63-4, alinéas 1er à 6, et 77
du code de procédure pénale furent déclarés inconstitutionnels au motif que la
personne gardée à vue ne bénéficie pas de l’assistance effective d’un avocat et qu’elle ne
reçoit pas la notification de son droit de garder le silence. Le modèle français de la garde
à vue - qui attribue à l’avocat un rôle minime – recevait ainsi son premier coup direct.
Mais le Conseil constitutionnel a pris conscience de l’ampleur de la déclaration de nonconformité et a donné au législateur un délai de 11 mois pour se conformer aux
exigences constitutionnelles. L’abrogation des dispositions visées a été reportée au 1er
juillet 2011 pour préserver les « objectifs de prévention des atteintes à l’ordre public et de recherche
des auteurs d’infractions ».
Dans un quatrième temps, le Conseil constitutionnel a apporté une atténuation au
bouleversement provoqué par la décision du 30 juillet 2010. Dans sa décision n° 201030/34/35/47/48/49/50 QPC, du 6 août 2010, il a refusé d’examiner la conformité des
gardes à vue dérogatoires en matière de criminalité organisée 10 au motif que ces
dispositions avaient été déclarées conformes à la Constitution par une décision du 2
mars 2004 11. En l’absence de circonstances nouvelles, le Conseil constitutionnel n’avait
pas à procéder à un nouvel examen de ces dispositions. La même solution a été adoptée
dans la décision n° 2010-31 QPC, du 22 septembre 2010, en ce qui concerne les six
premiers alinéas de l’article 706-88. En revanche, le Conseil a accepté d’examiner les
alinéas 7 à 10 de l’article 706-88 qui prolongent la garde à vue en matière de terrorisme.
Ces dispositions ont été modifiées par la loi du 23 janvier 2006 12 et n’ont jamais été
soumises au contrôle de constitutionnalité. Pour autant, dans sa décision du 22
septembre 2010, le juge constitutionnel a validé le régime dérogatoire de la garde à vue
en matière de terrorisme en soulignant que ce régime ne pouvait « être mis en œuvre qu’à
titre exceptionnel pour protéger la sécurité des personnes et des biens contre une menace terroriste
imminente et précisément identifiée » 13. Le caractère exceptionnel de la mesure et les
nécessités de protection des populations a donc permis de valider un dispositif
particulièrement répressif. Mais le Conseil constitutionnel n’a laissé qu’un sursis de
courte durée aux gardes à vue dérogatoires 14.
Toujours le 22 septembre 2010, le juge constitutionnel a poursuivi son œuvre de
contrôle de conformité en l’étendant à la retenue douanière 15. Cette forme particulière
de garde à vue qui ne porte pas son nom, faisait déjà l’objet de vives critiques en
doctrine 16. Le Conseil a ainsi considéré que le 3° de l'article 323 du Code des douanes
ne permettait pas à la personne retenue contre sa volonté de bénéficier de l'assistance
effective d'un avocat pendant les phases d'interrogatoires. Il a déclaré cette disposition
contraire à la Constitution et reporté son abrogation au 1er juillet 2011. La retenue
douanière est alors entrée dans le champ de la réforme nécessaire de la garde à vue 17.
Fin septembre 2010, la physionomie de la future réforme de la garde à vue se
dessinait assez nettement. La garde à vue de droit commun, à laquelle était associée la
retenue douanière, devait faire l’objet d’une transformation profonde, concernant le
rôle de l’avocat durant la privation de liberté et l’information sur le droit au silence du
suspect. Les autres gardes à vue, comportant un régime dérogatoire (criminalité
organisée, terrorisme) n’étaient pas concernées par la réforme, le Conseil
constitutionnel ayant, soit refusé de les réexaminer, soit déclaré leur conformité à la
Constitution.
Article 706-73 C. pr. pén.
Décision n° 2004-492 DC du 02 mars 2004, Loi portant adaptation de la justice aux
évolutions de la criminalité.
12 Loi n°2006-64 du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme et portant
dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers
13 Considérant 5 de la décision n° 2010-31 QPC, du 22 septembre 2010.
14 Cf. infra la position de la Cour de cassation qui a déclaré ces procédures contraires à
l’article 6 de la Conv. EDH.
15 Cons. const., déc. 22 sept. 2010, n° 2010-32 QPC.
16 S. Detraz, « La retenue douanière des personnes : une anomalie persistante de la
procédure pénale », Droit pénal n° 3, Mars 2010, dossier 4.
17 Cf. C Berr « La retenue douanière, une copie à revoir », D. 2010, p. 2301.
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11
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Dans ce contexte, le gouvernement déposa un projet de loi devant l’Assemblée
nationale le 13 octobre 2010. Ce projet, tout en retenue, proposait une réforme de la
garde à vue a minima, se conformant juste aux exigences constitutionnelles et ignorant
assez superbement les probables condamnations futures de la France par la Cour EDH
s’agissant du rôle joué par le ministère public. Dans ses grandes lignes, le projet de loi qui est actuellement en discussion au parlement - prévoit l’accroissement du rôle et des
prérogatives de l’avocat, rétablit la notification du droit au silence, restreint la possibilité
du recours à la garde à vue à une liste de cas d’ouvertures. Par ailleurs, le projet
maintient le contrôle du ministère public et créé un régime d’audition libre destiné à
permettre aux OPJ d’entendre un suspect avec son consentement sans avoir à recourir à
une mesure privative de liberté.
En se conformant aux décisions du Conseil constitutionnel, le gouvernement
pouvait afficher une sérénité et une confiance toutes provisoires. Cette sérénité ne fut
pas tout à fait atteinte par un arrêt de condamnation de la France par la Cour EDH
rendu le 14 octobre 2010 18. En l’espèce, une personne avait été placée en garde à vue,
et, interrogée à l’occasion de ce placement, avait dû prêter serment de « dire toute la vérité,
rien que la vérité ». Cette obligation n’existe plus en droit français depuis 2004. Ainsi, la
décision de la Cour EDH était datée. Toutefois, les juges européens prononcèrent tout
de même une condamnation en estimant qu’il y avait eu, en l’espèce atteinte au droit du
suspect, de ne pas s’auto-incriminer. Dans cet arrêt, la Cour souligna également le
caractère impératif de l’information de la personne placée en garde à vue de son droit
de garder le silence.
En revanche, la sérénité gouvernementale fut sérieusement entamée par trois
décisions qui, par leur importance, ont sonné le glas du modèle français de la garde à
vue, sous toutes ses formes. Dans ces trois décisions cinq étoiles 19, rendues le 19
novembre 2010 20, la Cour de cassation a affirmé la non-conformité de l’ensemble des
gardes à vue (de droit commun et dérogatoires) à l’article 6 de la Conv. EDH.
L’absence du droit à être assisté d’un avocat et d’information sur le droit au silence sont
les deux motifs d’inconventionnalité. La chambre criminelle distingue ainsi clairement
l’assistance de l’avocat de sa simple présence. Elle considère, s’agissant des gardes à vue
dérogatoires, que la seule nature de l’infraction ne peut justifier une dérogation générale
au droit à l’assistance de l’avocat. Toute exception aux principes énoncés ne peut être
justifiée que par des « raisons impérieuses tenant aux circonstances particulières de l’espèce ».
Ces décisions sont d’autant plus percutantes que la Cour de cassation décide de
reporter l’application des nouvelles règles qu’elle pose au 1er juillet 2011, afin de ne pas
« porter atteinte au principe de sécurité juridique et à la bonne administration de la justice ». Cette
volonté de décaler dans le temps l’effet d’une jurisprudence nouvelle paraît si
révolutionnaire, qu’elle n’a pas été sans choquer certains auteurs 21. Outre le
questionnement évident que ces arrêts posent au regard des sources du droit, on
partage avec d’autres, l’idée selon laquelle il peut être critiquable d’affirmer, dans un
premier temps, que le modèle français de la garde à vue ne respecte pas les droits
fondamentaux de l’individu suspecté et de considérer, dans un second temps, que cette
atteinte magistrale peut être tolérée durant plusieurs mois. Il faut admettre que, dans le
contexte que nous essayons de décrire, la garantie des droits fondamentaux et la
protection de la sécurité juridique s’entrechoquent violemment.
La mise à terre de la garde à vue - sous toutes ses formes - par la Cour de
cassation n’a pas suffi. Encore fallait-il, pour conclure ce funeste épisode de l’année
2010, réserver un enterrement de première classe à un modèle qui, quoi qu’en pense le
CEDH 14 oct. 2010, Brusco c. France, req. no 1466/07.
C’est ainsi que sont désignées par les magistrats de la Cour de cassation, les décisions
pourvues de la mention FP-P+B+I+R.
20 Cass Crim 19 oct 2010, n° D 10-85.051 FP-P+B+I+R, Bonnifet ; Cass. Crim. 19 oct.
2010, n° V 10-82.306 FP-P+B+I+R, Sahraoui ; Cass. Crim 19 octobre 2010, n° T 1082.902 FP-P+B+I+R, Tisset.
21 « Mince alors, j'ai dû rater un épisode législatif de taille, à savoir l'abrogation de l'article 5 du code
civil qui interdit aux juges de tous poils de statuer à la manière du législateur. Je me précipite sur la
dernière édition du code Dalloz et, là, surprise, le texte y est toujours... Me reste, pour décrypter ce pied
de nez au principe de la séparation des pouvoirs (…) » affirme ainsi Felix Rome dans la
chronique précit.
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gouvernement, appartenait à un autre âge : celui de la tradition de l’aveu et du contrôle
de l’autorité de poursuite sur les mesures de contrainte. Cet enterrement vient de la
Cour européenne des droits de l’homme qui avait sonné les trois coups de la pièce
macabre, et qui a fait tomber le rideau sur la mesure de contrainte dans un arrêt Moulin
c. France, rendu le 23 novembre 2010 22. Dans cette affaire, une personne soupçonnée de
trafic de stupéfiants, avait été placée en garde à vue durant deux jours, puis maintenue
en détention trois jours supplémentaires en attendant son déferrement devant un juge
d’instruction. Elle fut donc présentée devant un juge d’instruction cinq jours après son
arrestation. Devant la Cour EDH, la requérante invoquait l’article 5§3 de la Conv EDH
selon lequel elle aurait du être traduite « aussitôt » devant un juge ou une autre autorité
habilitée à exercer des fonctions judiciaires. La Cour EDH, en faisant référence à l’arrêt
Medvediev 23, a examiné la question de savoir si le ministère public « remplissait les conditions
requises pour être qualifié (…) de juge ou (…) autre magistrat habilité par la loi ». La Cour relève
que, bien qu’appartenant à l’autorité judiciaire, « les membres du ministère public, en France, ne
remplissent pas l'exigence d'indépendance à l'égard de l'exécutif (…). La Cour rappelle que les
garanties d'indépendance à l'égard de l'exécutif et des parties excluent notamment qu'il puisse agir par
la suite contre le requérant dans la procédure pénale (…). Dès lors, la Cour estime que le procureur
adjoint de Toulouse, membre du ministère public, ne remplissait pas, au regard de l'article 5 § 3 de la
Convention, les garanties d'indépendance exigées par la jurisprudence pour être qualifié, au sens de cette
disposition, de « juge ou (...) autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires ». En
prononçant la violation de l’article 5§3 de la Conv. EDH, la Cour de Strasbourg impose
désormais que la personne gardée à vue soit présentée à un juge indépendant, c'est-àdire un juge du siège.
La messe est dite, et c’est un requiem, qui semblait pourtant tenir à la lettre même
de l’article 5§3. Comment a-t-on pu imaginer, durant tant d’années, que le ministère
public pouvait être qualifié de juge ou de magistrat habilité à exercer des fonctions
judiciaires ? La condamnation de la France était attendue, inévitable ; et l’arrêt Moulin
semble conclure la pièce tragique qui s’est déroulée durant l’année 2010.
Car c’est bien le modèle français de la garde à vue qui doit être définitivement
abandonné. Un modèle qui repose sur l’idée que cette mesure de contrainte est avant
tout destinée à obtenir des aveux de la part de la personne suspectée. Un modèle qui,
hérité de la procédure inquisitoire, avait instauré la « question » comme un mode de
preuve admissible et incontestable, et qui, sous l’effet d’une étrange hérédité
gouvernementale, avait traversé les temps pour parvenir, dans une version adoucie, à
une garde à vue durant laquelle l’idée de défense était superbement ignorée. Les
principales caractéristiques de ce système reposaient sur : le refus de l’accès au dossier,
l’absence d’une assistance procédurale de l’avocat, l’absence de notification du droit au
silence 24 et le contrôle de la mesure par l’autorité chargée des poursuites. Entre les
mains de la police judiciaire et de la future partie poursuivante, privé des droits de la
défense, le gardé à vue était bien placé sur la sellette, non pas face à ses juges, mais face
à ses accusateurs.
Enregistré le 13 octobre au parlement, le projet de loi présenté par le
gouvernement est loin de répondre aux exigences liées au respect des droits
fondamentaux. Contesté dès son origine par le groupe d’experts, il a été influencé par
les décisions rendues par le Conseil constitutionnel durant l’été, mais il n’a pas pu
intégrer les avancées considérables opérées par la Cour de cassation et la Cour
européenne des droits de l’homme intervenues postérieurement à son dépôt. Les
parlementaires n’auront pourtant d’autre choix que d’admettre que le modèle français
de la garde à vue n’a que trop vécu. Sa transformation relève d’une véritable
acculturation au modèle américain, qui s’impose par l’intermédiaire de la Cour
européenne des droits de l’homme 25. La mutation qui doit s’achever avant le 1er juillet
2011 portera principalement sur deux questions : celle du placement en garde à vue (I)
et celle des droits de la personne gardée à vue (II).
CEDH, 23 nov. 2010, Moulin c. France, req. no 37104/06.
Précit.
24 Qui fit tout de même une brève apparition avec la loi du 4 mars 2002 pour être retiré
en 2003. Cf. infra sur ce point.
25 A nouveau sur le rôle joué par la Cour EDH dans le phénomène d’acculturation, F.
Girard, Essai sur la preuve dans son environnement culturel, précit.
22
23
5
I - LA MUTATION DU PLACEMENT EN GARDE A VUE
Il est nécessaire en premier lieu, de comprendre pourquoi le ministère public ne
peut plus contrôler le placement au garde à vue (A) et, en second lieu, de mesurer
comment la garde à vue pourrait, dans le futur, s’articuler avec un nouvel outil
procédural : l’audition libre (B).
A - L’AUTORITE HABILITEE A CONTROLER LE PLACEMENT EN
GARDE A VUE
Le Procureur de la République est l’autorité judiciaire qui contrôle actuellement la
mesure de garde à vue. Le ministère public est ainsi reconnu par le Conseil
constitutionnel comme une autorité judiciaire gardienne des libertés individuelles. Cette
solution a été rappelée dans la décision n° 2010-14/22 QPC 30 juillet 2010. Le juge
constitutionnel a affirmé que l’autorité judiciaire, au sens de l’article 66 de la
Constitution « comprend à la fois les magistrats du siège et du parquet ». Il a ensuite examiné en
détail le rôle joué par le parquet durant la garde à vue. Si tout OPJ est habilité à placer
une personne en garde à vue, ce dernier doit en informer le Procureur de la République
« dès le début » de la mesure 26. Par ailleurs, le magistrat du parquet autorise le
renouvellement de la mesure au-delà de la période légale initiale 27. A l’issue de la
mesure, la personne retenue peut être, soit remise en liberté, soit présentée devant le
Procureur de la République 28. Au regard de ces dispositions, et de l’appartenance du
ministère public à l’autorité judiciaire, le Conseil constitutionnel a considéré que le
régime actuel de la garde à vue ne portait pas atteinte à l’article 66 de la Constitution 29.
Cette analyse est centrée sur l’article 66 de la Constitution. Pour apprécier la
licéité du rôle joué par le ministère public, il convient également de contrôler sa
conformité à l’article 5§3 de la Conv. EDH qui prévoit que toute personne arrêtée ou
détenue doit être « aussitôt» traduite devant un « juge ou un autre magistrat habilité par la loi à
exercer des fonctions judiciaires ». Cette stipulation, apparemment claire, a donné lieu à une
divergence d’interprétation. En effet, le gouvernement français a soutenu l’idée selon
laquelle le Procureur de la République devait être qualifié d’« autorité judiciaire » au sens
de l’article 5§3 de la Conv. EDH 30. La Cour européenne s’est prononcée en deux temps
sur cette question. Dans l’arrêt Medvedyev du 29 mars 2010 31, la Cour EDH a donné des
précisions sur le contrôle de l’arrestation. La personne arrêtée ou détenue en raison des
soupçons qui pèsent sur elle d’avoir commis une infraction doit être « protégée par un
contrôle juridictionnel » 32. Ainsi, c’est devant une juridiction - et pas simplement une
autorité judiciaire - que la personne arrêtée doit être traduite. Outre la promptitude et
l’automaticité du contrôle, l’arrêt Medvedyev s’attache à décrire avec précision les
« caractéristiques et pouvoirs du magistrat » chargé de ce contrôle. Les juges strasbourgeois
précisent ainsi que « le magistrat doit présenter les garanties requises d'indépendance à l'égard de
l'exécutif et des parties, ce qui exclut notamment qu'il puisse agir par la suite contre le requérant dans
la procédure pénale, à l'instar du ministère public ». Certains auteurs ont tenté de soulever les
ambigüités de l’arrêt Medvedyev 33, indiquant que le parquet pouvait, sous certaines
C. pr. pén. Art. 63 al. 1
C. pr. pén. Art. 63 al. 2
28 C. pr. pén. Art. 63 al. 3
29 Aux termes duquel « Nul ne peut être arbitrairement détenue / l'autorité judiciaire, gardienne de
la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ».
30 Cf. not. l’argumentation développée par le gouvernement dans l’affaire Moulin c.
France précit., § 116.
31 Précit.
32 CEDH, Medvedyev, § 120.
33 J.F. Renucci, « L'affaire Medvedyev devant la grande chambre : les « dits » et les «
non-dits » d'un arrêt important », D 2010, p. 1386.
26
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conditions, remplir l’office déterminé par l’article 5§3 de la Conv. EDH 34. Pourtant, il
n’en est rien. Dès le mois de mars, la Cour EDH affirme clairement que le ministère
public français ne présente pas les garanties d’indépendance requises en raison de ses
liens avec l’exécutif et de ses prérogatives liées à la mise en mouvement de l’action
publique. Si la France a échappé à la condamnation sur le fondement de l’article 5§3
dans l’affaire Medvedyev, c’est pour la simple raison que les requérants avaient, en
l’espèce, été présentés devant un juge d’instruction dans un temps proche de leur
arrivée sur le sol français.
A l’inverse, dans l’affaire Moulin, ayant donné lieu à l’arrêt du 29 novembre 2010,
la requérante avait été arrêtée puis détenue, durant une période de cinq jours avant
d’être présentée devant un juge d’instruction. Au cours de cette période, la requérante
avait été placée en garde à vue et présentée au procureur adjoint. La Cour européenne a
ainsi eu l’occasion d’examiner in concreto, la conformité du contrôle exercé par le parquet
français sur l’arrestation et la détention durant la garde à vue 35. La Cour souligne alors
la dépendance des magistrats du ministère public avec le pouvoir exécutif, leur
amovibilité et leur subordination hiérarchique. Elle en déduit que « du fait de leur statut
(…), les membres du ministère public, en France, ne remplissent pas l'exigence d'indépendance à
l'égard de l'exécutif, qui, selon une jurisprudence constante, compte, au même titre que l'impartialité,
parmi les garanties inhérentes à la notion autonome de « magistrat » au sens de l'article 5 § 3 » (§57).
La cour analyse ensuite le rôle joué par le ministère public dans l’exercice de l’action
publique. Elle rappelle que le magistrat qui contrôle la détention ne peut agir, par la
suite, contre le requérant dans la procédure pénale. Au regard de ces différentes
irrégularités, la cour conclut que « le procureur adjoint (…), membre du ministère public, ne
remplissait pas, au regard de l'article 5 § 3 de la Convention, les garanties d'indépendance exigées par
la jurisprudence pour être qualifié, au sens de cette disposition, de « juge ou (...) autre magistrat habilité
par la loi à exercer des fonctions judiciaires » (§ 59). Elle en déduit logiquement la violation de
l’article 5§3 de la Conv. EDH.
La portée des arrêts Medvedyev et Moulin est considérable. Elle conduit à considérer
de façon générale que la garde à vue, mesure de contrainte qualifiée de « détention » au
sens de la Conv. EDH, ne peut être contrôlée par le ministère public. L’ensemble des
prérogatives liées à la présentation de la personne 36, au contrôle de la légalité et de la
nécessité de la mesure, au renouvellement de la garde à vue, au pouvoir d’ordonner la
remise en liberté à tout moment, ne peut être confié qu’à un juge du siège. Il pourrait
s’agir du juge d’instruction, dont l’utilité est indirectement soulignée par les arrêts
précités. Il pourrait également s’agir, durant l’enquête, du juge des libertés et de la
détention. En revanche, même les arguments avancés en faveur de l’indépendance des
magistrats du parquet ne permettraient pas de maintenir le contrôle exercé par le
ministère public durant la garde à vue. Par nature, le ministère public est l’autorité de
poursuite. Il exerce l’action publique et ne présente aucune garantie d’indépendance visà-vis des parties, puisqu’il est amené à occuper lui-même cette qualité au cours de
l’instruction et durant la phase de jugement. Les fonctions du parquet sont
intrinsèquement incompatibles avec les exigences de l’article 5§3. S’il y avait matière à
interrogation avant l’arrêt Medvedyev, la réponse ne fait aujourd’hui plus aucun doute.
Le législateur, saisi du projet de loi de réforme de la garde à vue, devra tenir
compte de ces décisions européennes, s’il souhaite éviter de nouvelles condamnations
de la France à l’avenir. Le modèle français de la garde à vue ne comporte pas les
garanties fondamentales qui protègent la personne suspectée. L’ampleur de la réforme,
si elle a été minimisée dans le projet gouvernemental, a tout de même conduit les
pouvoirs publics à contourner l’obstacle en inventant un nouvel outil procédural :
l’audition libre.
« Pour la Cour, le parquetier peut parfaitement être cet « autre magistrat » au sens de l'article 5,
mais sous certaines conditions... conditions qui précisément ne sont pas parfaitement remplies par le
parquet français » affirme ainsi J.F. Renucci.
35 § 55 : « Il appartient donc à la Cour d'examiner la question de savoir si le procureur adjoint,
membre du ministère public, remplissait les conditions requises pour être qualifié, au sens de l'article 5
§ 3 de la Convention et au regard des principes qui se dégagent de sa jurisprudence (paragraphe 46 cidessus), en particulier s'agissant des caractéristiques et pouvoirs du magistrat, de « juge ou (...) autre
magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires ».
36 La CEDH parle « d’obligation d’entendre la personne », CEDH Moulin, précit. § 124
34
7
B - LE CHOIX ENTRE LE PLACEMENT EN GARDE A VUE ET
L’AUDITION LIBRE
Pour comprendre la logique inhérente à la création d’une procédure d’audition
libre, il est important de rappeler que, durant l’enquête, la police judiciaire peut
interroger deux catégories de personnes. La première catégorie concerne les personnes
contre lesquelles il n'existe aucune raison plausible de soupçonner qu'elles ont commis
ou tenté de commettre une infraction. Il s’agit plus communément des témoins. Ces
personnes ne peuvent être placées en garde à vue, mais seulement entendues et retenues
« le temps strictement nécessaire à leur audition » 37. En d’autres termes, la garde à vue des
témoins est interdite. A l’inverse, l’OPJ peut placer en garde à vue, « toute personne à
l'encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu'elle a commis ou
tenté de commettre une infraction » 38. Cette personne, plus communément appelée le suspect,
peut alors faire l’objet d’une mesure de contrainte. Toutefois, le Code de procédure
pénale ne règle pas la question de l’audition du suspect en dehors de toute mesure de
contrainte. Cette question s’est résolue indirectement en jurisprudence, à travers la
question du point de départ de la garde à vue. La Cour de cassation a ainsi affirmé
qu’aucune disposition n’impose qu’une personne suspectée soit placée en garde à vue si
elle accepte sans contrainte d’être auditionnée sur les faits qui lui sont imputés 39. La
garde à vue ne débute qu’à partir du moment où la personne est emmenée ou retenue
contre son gré. L’audition libre est donc une mesure déjà pratiquée et validée par la
Cour de cassation.
Le gouvernement a souhaité consacrer cette procédure dans le Code pénal pour
plusieurs raisons. La première est affichée dans l’exposé des motifs du projet de loi
relatif à la garde à vue. Il s’agit de « maîtriser le nombre des gardes à vue, en constante
augmentation depuis plusieurs années » 40. La diminution du nombre de gardes à vue ne passe
pourtant pas par la création d’une nouvelle mesure. Il suffirait simplement de réduire
l’usage de cette procédure en pratique. Malheureusement, le recours à la garde à vue
répond, comme de nombreuses pratiques administratives, à la logique comptable de la
LOLF 41 et à l’évolution de la politique criminelle. Les services de police sont ainsi
soumis à des objectifs de performance mesurés par des indicateurs. Parmi ces
indicateurs, le nombre d’actes réalisés par les services est pris en compte. Le volume de
gardes à vue est ainsi devenu, un indicateur de performance 42 de l’activité de la police
judiciaire. Dès lors, il est pratique de recourir à une garde à vue, même sans nécessité 43
et pour une courte durée, pour augmenter le volume d’actes donnant lieu à attribution
de crédits supplémentaires. En projetant d’intégrer l’audition libre dans le Code de
procédure pénale, le gouvernement crée un nouvel indicateur de performance qui
n’utilise pas la contrainte. Il tente ainsi de rendre compatible la logique comptable et le
respect des droits fondamentaux.
C. pr. pén. art. 62 in fine.
C. pr. pén. art. 63 al. 1.
39 Cass crim 2 sept. 2004, Dr. Pén. 2004, com. 185, note Maron.
40 Projet de loi, relatif à la garde à vue, enregistré à la Présidence de l’Assemblée
nationale le 13 octobre 2010, p. 3.
41 Loi organique relative aux lois de finances du premier août 2001.
42 Cf. not. « Le combat pour réformer la garde à vue », Le figaro, 8 janv. 2010
http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2010/01/08/01011-20100108FILWWW00535-lecombat-pour-reformer-la-garde-a-vue.php ; cf. également l’étude plus détaillée
« Comprendre l'explosion des gardes à vue », Médiapart, 18 fevr. 2010,
http://www.mediapart.fr/club/edition/police-co/article/180210/comprendrelexplosion-des-gardes-vue ; voir encore l’exposé des motifs de la proposition de loi
portant réforme de la garde à vue enregistrée au Sénat le 13 janvier 2010 présentée par
un groupe de sénateurs : « Cette inflation dramatique du nombre de gardes à vue trouve également
sa source dans le fait que ces dernières sont devenues des indicateurs de performance de l'activité des
autorités de police ».
43 Un quart des gardes à vue concerne des infractions au Code de la route, cf. Rapport
du Groupe de travail sur la réforme de la procédure pénale, précit. p. 16.
37
38
8
L’entreprise n’est pas sans danger au regard des exigences posées par la Cour
EDH. L’article 62-2 du projet de loi prévoit que « la personne à l’encontre de laquelle il existe
des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction, présumée
innocente, demeure libre lors de son audition par les enquêteurs ». La personne doit consentir
expressément à son audition et peut y mettre un terme à tout moment. Le groupe de
travail a examiné la procédure d’audition libre dans son rapport remis au Garde des
Sceaux au mois de mai 2010. Un certain nombre de critiques ont été prises en compte
dans le projet de loi déposé en octobre. Mais certaines critiques demeurent. La plus
importante concerne la possibilité d’avoir recours à une procédure à l’égard d’une
personne contre laquelle existent des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis
ou tenté de commettre une infraction sans que cette personne bénéficie des droits de la
défense. Comme le souligne le rapport du groupe de travail, les « raisons plausibles de
soupçonner… » correspondent à la notion « d’accusation en matière pénale ». L’accusé – au sens
de la Conv. EDH – bénéficie, en application de l’article 6§3, de toute une série de droits
parmi lesquels, le droit d’être informé « de la nature et de la cause de l'accusation », le droit à
l’assistance d’un avocat, etc. Le groupe de travail a porté une appréciation mitigée sur
l’audition libre : « pour le dire en un mot, le groupe de travail se montre circonspect sur l’hypothèse
d’une audition libre qui paraît imposer les contraintes d’une garde à vue sans en offrir les garanties ».
L’intégration dans le Code de procédure pénale d’une procédure d’audition libre
appelle, à notre avis, une réponse nuancée. On peut être sensible à l’argument selon
lequel la personne suspectée pourrait être soumise à deux régimes différents, l’un
respectant les droits de la défense (la garde à vue), et l’autre non (l’audition libre) 44. A
l’inverse, il convient de ne pas assimiler les conditions de mise en œuvre de ces deux
procédures. La garde à vue est une mesure de contrainte, qui justifie un contrôle
particulier. L’audition libre est un mode de recherche de la preuve non contraignant et
non intrusif. Par ailleurs, l’audition libre est consentie par le suspect. Il s’agit là d’une
forme de renonciation aux droits fondamentaux à laquelle la personne soupçonnée peut
mettre fin à tout moment. Les OPJ seront alors dans l’obligation de cesser
l’interrogatoire ou de placer cette personne en garde à vue. Dans l’un des arrêts rendus
le 19 octobre 2010 45, la chambre criminelle de la Cour de cassation a confirmé la
possibilité pour la personne gardée à vue de renoncer expressément au bénéfice des
droits de la défense 46. Cette possibilité de renoncer à un droit fondamental ouvre la
voie vers une procédure qui laisse le libre choix au suspect de bénéficier des droits de la
défense ou d’y renoncer.
Plutôt que de condamner l’audition libre sans nuance, il conviendrait d’aménager
la mesure en ajoutant aux droits déjà prévus dans le projet de loi, une information sur
son droit de garder le silence. En décidant de ne pas se prêter à l’audition libre, le
suspect a tout le loisir d’échapper à cette procédure. Encore faut-il que la personne
soupçonnée ait reçu une information complète. On prend conscience qu’en réalité, le
débat sur l’audition libre est en partie déformé par la controverse sur les droits de la
personne gardée à vue.
VUE
II – L’EVOLUTION DES DROITS DE LA PERSONNE GARDEE A
Dans sa décision du 30 juillet 2010 47, le Conseil constitutionnel reconnait que la
garde à vue constitue une mesure de contrainte nécessaire à certaines opérations de
police judiciaire, mais qu’elle doit être accompagnée de garanties assurant la protection
des droits de la défense. Au-delà des critiques liées à la multiplication des recours à la
garde à vue, le débat s’est largement cristallisé autour des droits du gardé à vue. La
Cf. à cet égard l’opinion sans nuance de Felix Rome « Vous ne rêvez pas, amis juristes !
En guise de réplique à la mise à mort de la garde à vue, le gouvernement propose donc de créer un
« machin » qui serait « libéré » des droits fondamentaux que la garde à vue devra à l'avenir respecter
pour être conforme à la Constitution et à la Convention EDH... Il fallait oser, non ??? », in « Garde
à vue à la française : c'est la chute finale !!! », précit.
45 Cass. Crim 19 octobre 2010 : n° T 10-82.902 FP-P+B+I+R, Tisset
46 Cf. infra l’analyse de l’arrêt Tisset.
47 Décision n° 2010-14/22 QPC, précit.
44
9
première question est récurrente. Elle hante véritablement toutes les réformes de la
procédure pénale depuis son introduction dans la loi du 4 janvier 1993 48. Il s’agit de la
présence et du rôle dévolu à l’avocat durant la garde à vue (A). Un autre débat est
apparu plus tardivement, avec la loi du 15 juin 2000 : il porte sur le droit au silence de la
personne placée en garde à vue, et plus précisément sur la notification de ce droit (B).
A - LE DROIT A L’ASSISTANCE D’UN AVOCAT
Le modèle français de la garde à vue est traditionnellement hostile à ce que
l’avocat joue le rôle d’un défenseur durant la garde à vue. Le paradigme français repose
sur l’idée que la garde à vue est moins un mode de recherche de preuves, qu’une
manière d’obtenir les aveux de la personne suspectée. Cette recherche de l’aveu n’est
pas critiquable en soi, mais on peut se demander, d’une part, si elle est opportune dès la
garde à vue, qui peut intervenir assez tôt dans la procédure, et d’autre part, si la
confrontation du suspect, seul, aux enquêteurs, ne crée pas une situation déséquilibrée,
qui risque de porter atteinte aux droits fondamentaux de l’individu et de provoquer,
dans les cas extrêmes, de faux aveux.
Pour pallier ces défauts, l’avocat a fait son intrusion dans la garde à vue grâce à la
loi du 4 janvier 1993. Cette loi prévoyait que l’avocat pouvait intervenir dès la première
heure de garde à vue. Elle fut très vite remise en cause par la loi du 24 août 1993 49 qui
reporta l’intervention de l’avocat à l’issue de la vingtième heure. Enfin, la loi du 15 juin
2000 50 rétablit le principe du droit à l’avocat « dès le début de la garde à vue », ce principe
étant assorti de toute une série de dérogations s’agissant d’infractions spécifiques :
stupéfiants, criminalité organisée, terrorisme, etc.
Cette immixtion de l’avocat ne permettait pas au défenseur de remplir
parfaitement sa mission. Il pouvait s’entretenir une demi-heure avec son client, mais
n’avait pas accès au dossier. Il ne pouvait participer aux interrogatoires et voyait ainsi sa
mission de conseil réduite à sa plus simple expression. Comme le soulignait
M.L. Rassat, la fonction de l’avocat était avant tout « humanitaire » 51. L’auteur parlait
ainsi d’une mission de réconfort confiée à l’avocat ! Alors même que le Conseil
constitutionnel affirmait dans sa décision n°93-326 DC du 11 août 1993 que « le droit de
la personne à s'entretenir avec un avocat au cours de la garde à vue, constitue un droit de la défense qui
s'exerce durant la phase d'enquête de la procédure pénale », la force d’inertie du système
procédural français constituait un facteur de résistance efficace contre l’avancée des
droits fondamentaux. Il était difficile, dans ces circonstances, d’échapper à toute
condamnation européenne. Et il faut admettre que cette condamnation se fit attendre.
Le droit à la présence d’un avocat durant les premières phases de l’enquête est
traditionnellement reconnu par la Cour EDH. Dans un arrêt John Murray c. RU 52, la
Cour EDH considérait que « l'article 6 exige que l'accusé ait le bénéfice de l'assistance d'un avocat
dès les premiers stades de l'interrogatoire de police. Dénier cet accès pendant les quarante-huit premières
heures de celui-ci, alors que les droits de la défense peuvent fort bien subir une atteinte irréparable, est quelle qu'en soit la justification - incompatible avec les droits que l'article 6 reconnaît à l'accusé ». Ce
principe fut affirmé avec plus de netteté dans l’arrêt Salduz c. Turquie 53. La Cour y posait
le principe selon lequel, « il faut en règle générale que l’accès à l’avocat soit garanti dès le premier
interrogatoire d’un suspect par la police ». Les juges européens aménageaient également la
Loi n°93-2 du 4 janvier 1993 portant réforme de la procédure pénale.
Loi n°93-1013 du 24 août 1993 modifiant la loi n° 93-2 du 4 janvier 1993 portant
réforme de la procédure pénale.
50 Loi no2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption
d'innocence et les droits des victimes.
51 M.L. Rassat, Propositions de réforme du code de procédure pénale : rapport à M. le
garde
des
sceaux,
ministre
de
la
justice,
http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/974035000/0000.pdf
52 CEDH, 8 févr. 1996, n° 41/1994, John Murray c. Royaume-Uni, voir également V.
Lesclous, « La présence obligatoire de l'avocat en garde à vue - Point de jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l'homme », Dr Pén., n° 3, Mars 2010, dossier 2.
53 CEDH (GC) 27 nov. 2008, Salduz c. Turquie, req. n°36391/02.
48
49
10
possibilité de déroger à ce principe à des conditions très strictes : seules des « raisons
impérieuses » peuvent conduire à restreindre ce droit. Ces raisons ne peuvent être
générales, mais doivent être appréciées « à la lumière des circonstances particulières de l’espèce »
(§55). On mesurait déjà ici l’écart entre le régime français qui prévoit de nombreuses
dérogations générales à l’intervention de l’avocat dès le début de la garde à vue. Ces
dérogations ne correspondent pas à des « circonstances particulières » de chaque
espèce, mais à la nature de l’infraction sur laquelle porte l’enquête (stupéfiants,
criminalité organisée, etc.). Enfin, la Cour européenne a achevé son œuvre en
définissant précisément un régime de l’intervention de l’avocat dans l’arrêt Danayan c.
Turquie 54. Dans cette décision, la Cour EDH range le droit à l’assistance d’un avocat
parmi les éléments fondamentaux du procès équitable. Elle consacre le droit à
l’assistance, même en dehors des interrogatoires. Elle détaille ensuite les missions de
l’avocat liées à l’assistance : discussion de l’affaire, organisation de la défense, recherche
des preuves favorables à l’accusé, préparation des interrogatoires, soutien de l’accusé en
détresse, contrôle des conditions de détention. Après l’arrêt Danayan, la contrariété du
droit français vis-à-vis de ces exigences ne faisait, dès lors, plus de doute.
En droit interne, le Conseil constitutionnel a adopté une position plus nuancée et
moins protectrice que la Cour EDH. Il a posé le principe du droit à l’assistance d’un
avocat au cours de la garde à vue dans sa décision du 11 août 1993 (précitée). Pour
autant, il a considéré dans sa décision n° 2004-492 DC du 02 mars 2004 55 que, pour
certaines infractions (criminalité organisée), l’intervention de l’avocat pouvait être
reportée à la quarante-huitième heure en raison « de la gravité et de la complexité des
infractions concernées ». Sa position s’est renforcée en 2010. Dans sa décision n° 201014/22 QPC du 30 juillet 2010, il a considéré que l’article 63-4 du Code de procédure
pénale ne permet pas à la personne gardée à vue de bénéficier de l’assistance effective
d’un avocat, alors qu’elle fait l’objet d’une mesure de contrainte. Par ce considérant
sobre, le juge constitutionnel a remis concrètement en cause le modèle français de la
garde à vue eu égard au rôle joué par l’avocat 56. S’inspirant de la jurisprudence
européenne, le Conseil a ajouté que toute dérogation au droit à l’assistance effective ne
pouvait être justifiée que par des circonstances particulières. Mais par la suite, le juge
constitutionnel ne s’est pas conformé à la ligne de conduite qu’il avait lui-même fixée.
Oubliant l’exigence de circonstances particulières, le Conseil a validé le système français
en matière de criminalité organisée et de terrorisme 57. Cette position était pour le moins
contestable. Comment imaginer que la nature de l’infraction (abstraite) puisse constituer
les « circonstances particulières » propres à chaque espèce ?
La Cour de cassation ne s’y est pas trompée. Dans ces trois décisions rendues le
19 octobre 2010, elle procède à une transposition fidèle des principes du droit européen
et à son application dans les procédures dérogatoires. Dans la première espèce 58, une
personne suspectée de trafic de stupéfiants avait été placée en garde à vue sans
l’assistance de son avocat durant les soixante-douze premières heures. La chambre de
l’instruction s’est d’abord interrogée sur la validité du report de l’intervention de
l’avocat au regard de la jurisprudence de la Cour EDH. Les juges du second degré ont
constaté « que la restriction du droit d'être assisté dès le début de la garde à vue par un avocat ne
répondait pas à l'exigence d'une raison impérieuse, laquelle ne pouvait découler de la seule nature de
l'infraction ». Cette analyse, inspirée des « circonstances particulières », est validée par la Cour
de cassation. La chambre de l’instruction a apprécié ensuite les conséquences de
l’absence d’avocat. Elle a constaté que durant la période qui avait précédé l’intervention
de l’avocat, le suspect s’était incriminé. Elle a donc établi un lien entre cette autoCEDH 13 oct. 2009, Danayan c. Turquie, req. n°7377/03.
CC, décision n° 2004-492 DC du 02 mars 2004, loi portant adaptation de la justice
aux évolutions de la criminalité.
56 Les arrêts de la Cour EDH, aussi clairs soient-ils, n’emportaient pas condamnation de
la France.
57 CC, décisions précitées n° 2010-30/34/35/47/48/49/50 QPC, du 6 août 2010 et
Décision n° 2010-31 QPC, du 22 septembre 2010. Bien que dans la décision du 6 août
2010, le Conseil estime que la constitutionnalité du dispositif relatif à la criminalité
organisée avait déjà été validée en 2004, l’analyse selon laquelle aucun événement
nouveau permettait de remettre en cause la solution ainsi posée paraissait pour le moins
contestable au regard des évolutions de la jurisprudence de la Cour EDH.
58 Cass crim 19 oct 2010, n° D 10-85.051 FP-P+B+I+R, Bonnifet
54
55
11
incrimination et l’absence de préparation des interrogatoires avec l’avocat. L’ensemble
de ce raisonnement est confirmé par la Cour de cassation qui relève, en l’espèce, une
privation du procès équitable.
Dans la deuxième espèce 59, une personne avait été placée en garde à vue selon le
régime de droit commun pour des faits de complicité de tentative d’assassinat. Le
suspect s'est entretenu confidentiellement avec son avocat dès le début de la mesure et
avant même son interrogatoire par les services de police. Malgré l’intervention précoce
de l’avocat, la chambre de l’instruction a annulé les procès-verbaux de garde à vue au
motif que le suspect « a bénéficié de la présence d'un avocat, mais non de son assistance dans des
conditions lui permettant d'organiser sa défense et de préparer avec lui les interrogatoires auxquels cet
avocat n'a pu, en l'état de la législation française, participer ». Une nouvelle fois, l’annulation est
confirmée par la Cour de cassation qui juge que « la chambre de l’instruction a fait l’exacte
application de l’article 6 de la Conv. EDH ». Cet arrêt Sahraoui, prolonge la décision du
Conseil constitutionnel du 30 juillet 2010 tout en la développant. Elle établit ainsi une
distinction entre la « présence » de l’avocat et « l’assistance ». Le droit français permet à
l’avocat d’être simplement présent durant la garde à vue, mais il n’autorise pas le
défenseur à exercer sa mission d’assistance. Il ne s’agit pas simplement d’un jeu sur les
mots, mais bien de deux modèles procéduraux différents. L’avocat simplement présent
exerce cette mission humanitaire décrite par M.L. Rassat. Il réconforte son client, vérifie
que la garde à vue ne viole pas son intégrité ou sa dignité. Mais il ne l’aide pas à
préparer les futurs interrogatoires, mission d’assistance qui conduira, peut-être le client,
à ne pas s’incriminer sous la pression policière. La mission d’assistance de l’avocat,
particulièrement développée en France durant la phase de l’instruction et de jugement,
fait son entrée dans la phase d’enquête. Le modèle français de la garde à vue s’en trouve
profondément remis en cause.
Le troisième arrêt rendu par la chambre criminelle présente un intérêt tout
particulier 60. En l’espèce, une personne suspectée de trafic de stupéfiants avait été
placée en garde à vue et avait sollicité expressément l’assistance de son avocat. Pourtant,
la garde à vue prit fin avant la soixante-douzième heure et le suspect n’eut pas la
possibilité de rencontrer son défenseur. L’auteur du pourvoi souleva la contrariété de
cette procédure à la Constitution et à la Conv. EDH. L’arrêt Tisset a donc été rendu
après la transmission par la Cour de cassation de la question prioritaire de
constitutionnalité qui a donné lieu à la décision QPC du 6 août précitée. Dans sa
décision, le Conseil constitutionnel a considéré que le régime dérogatoire de la garde à
vue en matière de criminalité organisée avait été validé en 2004 et qu’aucune
circonstance nouvelle ne permettait de remettre en cause cette décision de conformité.
La Cour de cassation reconnait, dès lors, que le grief d’inconstitutionnalité soulevé par
l’auteur du pourvoi est devenu sans objet. Mais la chambre criminelle ne s’en tient pas à
cette seule constatation. Elle examine encore la procédure au regard de l’article 6 de la
Conv. EDH. Dans cette affaire, la chambre de l’instruction avait refusé d’annuler les
procès verbaux de garde à vue au motif que la Conv. EDH ne contenait pas de
stipulation expresse « portant obligation d'une assistance concrète et effective par un avocat de la
personne gardée à vue dès la première heure ». Les juges du second degré soulignaient encore,
avec une franche mauvaise foi, l’absence de condamnation de la France pour ce motif.
La décision rendue par la Cour de cassation repose sur un motif qui reprend l’ensemble
des exigences liées au nouveau modèle de la garde à vue. Dans un attendu de principe,
la chambre criminelle affirme ainsi « qu'en se prononçant ainsi, la chambre de l'instruction a
méconnu le texte conventionnel susvisé, d'où il résulte que, sauf exceptions justifiées par des raisons
impérieuses tenant aux circonstances particulières de l'espèce, et non à la seule nature du crime ou délit
reproché, toute personne soupçonnée d'avoir commis une infraction doit, dès le début de la garde à vue,
être informée de son droit de se taire et bénéficier, sauf renonciation non équivoque, de l’assistance d'un
avocat ».
Le principe est ainsi posé, de façon explicite, quel que soit le régime de la garde à
vue (de droit commun ou dérogatoire). Mais la Chambre criminelle ne s’arrête pas au
principe. Elle prévoit également une dérogation qui reprend les critères posés par la
Cour EDH : l’existence de raisons impérieuses appréciées in concreto au regard des
circonstances de l’espèce. Cette dérogation ne peut concerner une infraction, voire une
59
60
Cass. crim. 19 oct. 2010, No V 10-82.306 FP-P+B+I+R, Sahraoui.
Cass. Crim 19 octobre 2010 : n° T 10-82.902 FP-P+B+I+R, Tisset.
12
catégorie d’infractions de façon abstraite. Enfin, la Cour de cassation ajoute que la
personne placée en garde à vue peut renoncer (sans équivoque) au bénéfice de ses
droits. Cette renonciation aux droits fondamentaux liés à la garde à vue semble valider
la création de l’audition libre dans le projet de loi 61.
On mesure le chemin parcouru depuis la loi du 4 janvier 1993, qui a introduit
l’avocat durant la garde à vue. Les droits du suspect ont été renforcés par la loi du 15
juin 2000 ; mais ce n’est qu’au cours de l’année 2010 que l’avocat a trouvé pleinement sa
place durant la phase d’enquête, c'est-à-dire celle d’un véritable défenseur. La
Cour EDH a posé le principe de l’intervention effective (arrêt Danayan), le Conseil
constitutionnel a appliqué partiellement ce principe à la garde à vue de droit commun
(décision du 6 août 2010), puis à la retenue douanière (décision du 22 septembre 2010
n° 2010-32 QPC). Enfin, la Cour de cassation a achevé le mouvement en élargissant
l’application du principe à l’ensemble des gardes à vue dérogatoires, puis en définissant
précisément le régime de l’intervention de l’avocat : une mission d’assistance, assortie
d’une dérogation ou d’une renonciation. L’avancée est considérable et nous conduit une
nouvelle fois à estimer qu’il s’agit là d’un véritable changement de paradigme. La garde
à vue n’est plus une procédure de recueil de l’aveu, mais une mesure de contrainte
permettant de rechercher des preuves. Ainsi, l’assistance de l’avocat a été complétée par
la notification du droit au silence.
B - LE DROIT DE GARDER LE SILENCE ET SA NOTIFICATION
Le droit de garder le silence est envisagé à l’article 14.3 g) du Pacte international
relatif aux droits civils et politiques à travers le droit de ne pas s’incriminer. Ce droit
n’est pas visé par la Conv. EDH mais la Cour EDH en a affirmé l’existence avec
constance 62. En droit français, le droit de se taire n’a jamais été réellement contesté. Le
problème s’est plutôt posé de sa notification à la personne suspectée ou poursuivie. La
loi du 15 juin 2000 a introduit la notification du droit de se taire par le juge d’instruction
lors de l’interrogatoire de première comparution 63. La loi du 4 mars 2002 64 a étendu
cette notification à la garde à vue. Cette loi avait ajouté à l’article 63-1 du Code de
procédure pénale un alinéa prévoyant que « la personne gardée à vue est également
immédiatement informée qu'elle a le choix de faire des déclarations, de répondre aux questions qui lui
seront posées ou de se taire ». Cette incursion a été de courte durée puisque la loi du 18 mars
2003 65 pour la sécurité intérieure supprima l’alinéa en question. Certains auteurs expliquent
cette suppression par une volonté de « ne pas favoriser chez les suspects des attitudes de
repli » 66. D’autres évoquent plus radicalement une « réticence » du droit français à
admettre le droit de se taire (ou plutôt sa notification) 67.
L’absence de notification du droit de garder le silence au cours de la garde à vue a
été considérée, par le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation, comme une
importante lacune. Le juge constitutionnel a considéré que cette absence de notification
contribuait à créer un déséquilibre dans la nécessaire conciliation entre, d’une part, la
prévention des atteintes à l’ordre public et la recherche des auteurs d’infractions et,
Cf. supra.
CEDH, 25 févr. 1993, Funke c. France, Requête no10588/83, §44 : « Les particularités du
droit douanier (paragraphes 30-31 ci-dessus) ne sauraient justifier une telle atteinte au droit, pour tout
"accusé" au sens autonome que l’article 6 (art. 6) attribue à ce terme, de se taire et de ne point
contribuer à sa propre incrimination. ». cf. sur le droit de se taire, S. Guinchard, J. Buisson,
Procédure pénale, 6ème éd., Litec, 2010, n°458 ; F. Desportes, L. Lazerges-Cousquer, Traité
de procédure pénale, Economica, 2009, n°593.
63 L’article 166 C.pr.pén. dans sa rédaction issue de la loi du 15 juin 2000 prévoit que le
juge d’instruction informe la personne poursuivie lors de l’interrogatoire de première
comparution « qu'elle a le choix soit de se taire, soit de faire des déclarations, soit d'être interrogée »
(C. pr. Pén. Art. 116 al. 4)
64 Loi n°2002-307 du 4 mars 2002 complétant la loi n° 2000-516 du 15 juin 2000
renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes.
65 Loi n°2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure, art. 19.
66 L. Lazerges-Cousquer, Traité de procédure pénale, précit. n°593.
67 S. Guichard, J. Buisson, Procédure pénale, 6ème éd., précit. n°458, p. 475.
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d’autre part, l’exercice des libertés constitutionnellement garanties 68. La chambre
criminelle, quant à elle, a élevé le droit d’être « informé de son droit de se taire » au même
niveau que le droit à l’assistance d’un avocat. Ce droit est posé comme un principe et ne
peut subir de dérogations que si elles sont « justifiées par des raisons impérieuses tenant aux
circonstances particulières de l'espèce, et non à la seule nature du crime ou délit reproché ». En
exprimant la même considération pour le droit à l’assistance d’un avocat et la
notification du droit de se taire, la Cour de cassation restructure le principe des droits
de la défense durant la garde à vue, sous la forme d’un ensemble comprenant des
garanties de même importance. Cet ensemble est très similaire à celui décrit dans la
formule de l’arrêt Miranda v. Arizona 69. C’est en ce sens qu’il est possible d’évoquer le
phénomène d’acculturation qui se traduit par une évolution du système procédural
français. Ainsi, l’article 2 du projet de loi relatif à la garde à vue déposé au parlement le
13 octobre 2010 réintroduit la notification du droit de se taire à l’article 63-1 in fine. La
formule initiée par la loi du 4 mars 2002 est reprise à l’identique : « la personne placée en
garde à vue est informée au début de son audition qu’elle a le choix, après avoir décliné son identité, de
faire des déclarations, de répondre aux questions qui lui sont posées ou de se taire ». La notification
du droit au silence devrait donc entrer à nouveau dans le Code de procédure pénale et,
vraisemblablement, ne plus en sortir.
La transformation du modèle français de la garde à vue n’est pas encore achevée.
Le projet de loi déposé à l’automne 2010 marque une nette progression et un
alignement du gouvernement sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Mais ce
projet marque également une nette défiance envers la jurisprudence de la Cour EDH.
Les exigences posées par l’arrêt Danayan sont en partie ignorées. La force d’inertie
opposée par le gouvernement à la réforme de la garde à vue est visible dans le projet de
loi. Mais le cadre a évolué depuis l’inscription du projet de loi à l’ordre du jour de
l’Assemblée Nationale. La Cour de cassation a établi une distinction très nette entre la
simple présence de l’avocat durant la garde à vue et la véritable mission d’assistance
exercée par le défenseur. Par ailleurs, la France est désormais condamnée par la Cour
EDH pour le rôle joué par le Procureur de la République dans le contrôle de la garde à
vue en raison du manque d’indépendance de cette autorité vis-à-vis de l’exécutif et des
parties. Cette évolution jurisprudentielle sera difficile à contourner. Entre l’arrêt
Danayan du 13 octobre 2009 et l’arrêt Moulin du 23 novembre 2010, le modèle français
de la garde à vue a connu le plus profond bouleversement de son histoire. Le nouveau
cadre a été posé par la jurisprudence de trois hautes juridictions. Il reste à le mettre en
œuvre concrètement dans le Code de procédure pénale. Il faut ainsi espérer que le
parlement se montrera réceptif à cette nécessaire évolution pour éviter de nouvelles
condamnations européennes.
Décision n° 2010-14/22 QPC 30 juillet 2010, considérant 28-29.
http://www.oyez.org/cases/1960-1969/1965/1965_759 cf.
chronique à la RPDP 2009-4, spéc. p. 839.
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