Abu Ghraib

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Abu Ghraib
La distance et l’irreprésentable dans l’évènement Abu
Ghraib
Auteure : Marina Merlo
Dernière mise à jour : 19/02/2015
Le spectacle de la souffrance requiert un
rapport particulier entre le spectateur et la
scène violente qu’il regarde. Ce rapport
établit une distance, plus ou moins grande,
entre l’objet regardé et le sujet
regardeur. Dans cet essai, nous allons
interroger cette distance afin de voir comment elle influence le caractère irreprésentable de
certaines images. Pour ce faire, nous nous concentrerons sur un cas d’étude particulier : celui des
photographies de torture de la prison d’Abu Ghraib en Iraq (figure 1). Cet exemple, qui est
longuement traité par la critique, nous permettra de voir l’importance de plusieurs sortes de
distance quant à l’irreprésentable dans cette prison américaine.
Ce qui rend le cas d’Abu Ghraib si immoral et irreprésentable est le fait que la souffrance
et la violence représentées ne sont pas mises à distance, ou le sont de façon différente d’autres
images de souffrance. La relation claire et distante entre le spectateur et le contexte de la violence
a été déstabilisée. Le bouleversement de cette relation a engendré une réaction initiale d’outrage
de la part de l'opinion publique et a dicté la stratégie du gouvernement américain face au scandale.
Nous reviendrons dans notre étude sur les images initiales d’Abu Ghraib, mais nous serons aussi
amenés à considérer les nombreux textes écrits depuis sur le sujet. Nous les traiterons comme un
corpus à analyser. De plus, la distance temporelle qui nous sépare du scandale a permis à un certain
nombre d’artistes d’exploiter le pouvoir iconique des images d’Abu Ghraib dans leurs œuvres.
Nous allons donc aborder ces trois aspects du phénomène Abu Ghraib avec une approche
intermédiale, en nous penchant sur la distance qui s’opère à plusieurs échelles et son rapport à
l’irreprésentable. Nous commencerons avec les photographies elles-mêmes, pour ensuite analyser
2
la réponse de la critique à ces images, et nous terminerons avec un exemple artistique qui interroge
la notion de distance.
1. Les Images d’Abu Ghraib
La distance opère, tout d’abord, dans le contexte initial de la prise de l’image. Nous traiterons de
deux formes de distance dans ce contexte : la distance entre le photographié et le
photographe/spectateur-voyeur, d’une part, et la distance « culturelle », quasi orientaliste, entre
soldats américains et prisonniers irakiens de l’autre.
Lorsqu’un appareil photo est interposé entre un sujet et l’objet de son regard, la distance
lesséparant est modulée. Susan Sontag, dans la première partie de son essai Sur la photographie
(2000 : 15-39), avance que la photographie permet au sujet regardeur de modifier son rapport au
monde extérieur. La photographie évacue des inquiétudes lorsqu’elle est utilisée comme
instrument de pouvoir. Selon Sontag, la photographie est le fruit d’un désir de tout voir, de tout
rendre en image, et par cela de tout contrôler. Les capacités du médium alimentent, à leur tour, ce
désir de possession, cette visée qualifiée d’ « impériale » par Sontag (20). Ce que nous retenons
du travail de Sontag est sa problématisation du rapport et de la distance entre le sujet qui capte
l’image et l’objet photographié. Pour Sontag, ce rapport est criblé de jeux de pouvoir qui servent
des intérêts variés.
Dans les images d’Abu Ghraib, la distance photographique s’établit entre les soldats
américains qui prennent les photos et les prisonniers irakiens représentés. Ce qui est frappant dans
ces images est la proximité physique des soldats avec les actes de torture. Les soldats américains
posent à côté de leurs victimes, encadrés dans le même espace-temps que la torture, ce qui donne
un pouvoir particulièrement incriminant aux images. En effet, il est difficile aux soldats en
question de dire qu’ils n’ont pas vu ces actes, qu’ils n’étaient pas présents. De plus, ces soldats ne
sont généralement pas pris au dépourvu, inclus par hasard dans les photographies, mais ils
s’intègrent dans la mise en scène générale de ce spectacle. Ils sourient, ils posent, ils donnent un
thumbs-up résolument déplacé au photographe. Pour Susan Sontag, il y a deux crimes illustrés par
ces images : le crime de la torture et le crime de la captation photographique. Abu Ghraib est un
cas pour elle qui montre de façon déplorable l’ampleur du pouvoir de la photographie : « L’horreur
de ce qui est montré dans les photographies ne peut être séparée du fait que les photographies ont
été prises – avec les responsables qui posent, triomphant, au-dessus de leurs prisonniers
3
impuissants »1 (2004: sans pagination, section II). La prise photographique participe à
l’humiliation des victimes et la supériorité ressentie des soldats, une supériorité physique et
visuelle accentuée par le système carcéral militaire et l’outil de la caméra qui la fige.
Une notable exception à ce consensus de plaisir sadique à la prise et à la vue de ces images,
est l’analyse offerte par Errol Morris. Le chapitre « The Most Curious Thing » de son livre intitulé
Believing is Seeing : Observations on the Mysteries of Photography (2011), ainsi que son
documentaire Standard Operating Procedure (2008), permettent de mieux contextualiser ces
actes. Dans le chapitre du livre, Morris s’attarde sur l’image de Sabrina Harman se penchant sur
un cadavre iraquien et faisant un thumbs up. Morris avance que Sabrina agit par convention sociale,
qu’elle sourit parce que c’est ce que l’on fait habituellement devant la caméra. Dans son
documentaire, Morris laisse la parole à Sabrina qui explique qu’elle voulait documenter ce qui se
passait à Abu Ghraib ; elle voulait en avoir des traces, car elle s’opposait à ces actes de torture.
Elle se pose donc comme témoin et certains passages de son journal intime appuient cette
hypothèse. Cependant, cette défense de Sabrina Harman ne suffit pas dans la vision de Sontag.
Celle-ci nous explique que :
L’activité photographique demeure une forme de participation […] il y a dans
l’acte photographique plus que de l’observation passive. […] C’est une façon
d’encourager, au moins tacitement, souvent ouvertement, tout ce qui se produit à
continuer de se produire. Prendre une photographie, c’est s’intéresser aux choses
telles qu’elles sont, à la permanence du statu quo (au moins le temps nécessaire
pour obtenir une « bonne » photo), c’est être complice de tout ce qui rend un sujet
intéressant, digne d’être photographié, y compris, quand c’est là que réside
l’intérêt, de la souffrance ou du malheur d’un autre. (2000 : 25-26)
L’appareil photographique réduit donc la distance entre le soldat bourreau et le soldat
photographe ; c’est une figure de pouvoir qui fait partie d’un système hiérarchique institutionnel.
Les soldats ont ici une « visée impériale » ; photographier les évènements d’Abu Ghraib leur
permet de participer à ce monde et d’apaiser leurs appréhensions et angoisses. Photographier est
un geste que nous connaissons bien ; il rassure en nous donnant un pouvoir sur ce que l’on regarde.
Un pouvoir qui s’ajoute, dans le cas d’Abu Ghraib, de façon dramatique au pouvoir déjà établi
entre les victimes et leurs bourreaux.
Une deuxième distance photographique s’établit aussi entre le spectateur des images et les
sujets représentés. Dans le cas d’Abu Ghraib, les images circulaient à l’intérieur de la prison, elles
1
Toutes les traductions, comme celle-ci, sont de l’auteure.
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étaient censées être vues par un public restreint de soldats. Dans ce contexte de diffusion, les
spectateurs-soldats s’identifient aux autres soldats dans l’image. La distance entre les bourreaux
et les spectateurs est minime : ce sont les mêmes personnes. Cette proximité-là, qui s’ajoute à la
proximité initiale des soldats avec la torture, est particulièrement difficile à voir et à concevoir.
C’est sur ce point que Susan Sontag compare les images d’Abu Ghraib aux photographies de
lynchage au Sud des États-Unis (2004 : section II)2. Dans les deux cas, le spectateur visé n’est pas
supposé s’identifier aux victimes, mais aux persécuteurs. Le caractère spectaculaire des mises en
scènes de la torture à Abu Ghraib amplifie ces effets de proximité et d’identification au sein des
images. Certaines scènes sont faites pour être photographiées, les soldats ont en tête l’image
trophée qui sera produite grâce à leur mise en scène élaborée. Ainsi, la distance photographique
rapproche de façon dérangeante les soldats et leurs victimes tout en provoquant une double
identification entre les soldats bourreaux et les soldats spectateurs ; cela rend notre position de
spectateur également complice.
Il existe enfin une relation de distance qui sous-tend ces photographies d’Abu Ghraib : une
distance orientaliste qui différencie le soldat américain du prisonnier irakien. Cette distance rend,
en fait, la torture du sujet irakien possible. Celui-ci est ressenti comme fondamentalement « autre »,
comme un sous-homme non seulement à cause de ses origines, mais aussi parce qu’il est considéré
comme hors la loi par le régime militaire. Les règles, comme la Convention de Genève sur le
traitement des prisonniers de guerre, ne s’appliquent plus. Cette déshumanisation des prisonniers
est visible dans les images. Ils sont nus, nous ne voyons pas leurs visages 3, et la plupart d’entre
eux ne sont pas immédiatement identifiés ou identifiables ; ils n’ont pas de noms, juste des surnoms
utilisés par les militaires. Nous pouvons aussi ajouter que les prisonniers sont forcés à participer
dans des mises en scènes qui nient leur humanité, qui les réduisent à une corporalité : par exemple,
l’image d’un prisonnier couvert d’excréments ou l’image de prisonniers forcés à imiter des
positions sexuelles.
Des distances établies par les images, il résulte donc deux mouvements contraires.
Premièrement, il y une proximité à la violence et aux actes de torture qui passe à travers le
rapprochement du spectateur et des soldats aux actes. Deuxièmement, il y a une grande mise à
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Voir aussi : Dora Apel, « Torture Culture : Lynching Photographs and the Images of Abu Ghraib », Art Journal,
vol. 64, num. 2, 2005.
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Sontag (2003 : 70) et Eisenman (2007 : 39-40) notent le caractère poignant, voir irreprésentable, du visage d’une
personne qui souffre.
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distance du corps oriental, qui est conçu comme un sujet inférieur et non-humain rendant la torture
permissible. Ce sont ces distances et leur superposition qui rendent les images d’Abu Ghraib aussi
horribles. Elles expliquent aussi la profusion des commentaires suite à leur divulgation.
2. Les réponses au scandale
Dans cette deuxième partie, nous allons considérer la réaction à cette distance, c’est-à-dire
comment les critiques ont expliqué la représentabilité de l’irreprésentable à Abu Ghraib et
comment le gouvernement américain a cherché à circonscrire le scandale. Il s’agit de traiter de la
lecture des images, de leur réception et de leur mise en récit.
Tout d’abord, il faut noter que le fait que les photographies d’Abu Ghraib soient toutes
numériques n’a pas été discuté. Une photographie argentique a un rapport particulier avec le réel
puisqu’elle est le résultat d’une réaction photochimique de la lumière réfléchie du sujet
photographiée. Or, la photographie numérique n’a pas ce même rapport direct avec le réel.
Nicholas Mirzoeff souligne ce paradoxe : « Les photographies d’Abu Ghraib n’étaient pas de
simples documents dans le sens courant du terme. Pour être exact, elles n’étaient même pas des
photographies au sens analogue d’une réaction chimique à la lumière, mais elles étaient plutôt,
pour la plupart, des interprétations digitales de la lumière qui ont circulé comme des données
électroniques dont l’authenticité n’a cependant jamais été questionnée. »(2006 : 24) Face à ces
images qui ont été reçues comme incontestables, la stratégie du gouvernement américain a été de
circonscrire ces évènements et de dire que les actes d’abus n’étaient commis que par un nombre
restreint de soldats4. Le récit qu’on faisait dire aux images était que les soldats impliqués n’étaient
que quelques intrus, « a few bad apples ». Ces soldats furent donc mis à distance du reste des
forces armées américaines, et éloignés des dirigeants militaires et du gouvernement. Cette stratégie
fut d’ailleurs réussie, car aucun militaire au-dessus du grade de sergent-chefn’a été inculpé et le
Président Bush fut réélu plus tard en 2004, la même année du scandale (Morris 2008 : 109 min).
La critique a aussi cherché à mesurer une distance relative face aux images, mais de façon
différente du gouvernement américain. La plupart des publications sur les images d’Abu Ghraib
tentent de trouver une bonne comparaison pour ces images, quelque chose dans la culture visuelle
qui pourrait être un antécédent ou une explication des actes et des photographies. Il existe donc
Susan Sontag note aussi l’hésitation du gouvernement américain à parler réellement de « torture », préférant des
termes plus euphémistiques comme « abus » ou « humiliations » (2004 : section I).
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des comparaisons avec des images de lynchage (Sontag), la pornographie (Apel), l’art performatif
(Žižek), les images de camps nazis (Carrabine), l’art baroque, les gravures de Goya et l’art chrétien
(Eisenman). Ce qui peut être le plus parlant d’une telle prolifération de comparaisons, est que la
forte propension des critiques à rechercher des ressemblances avec d’autres images est
symptomatique d’un désir de pouvoir gérer la distance problématique de ces photos. En établissant
des liens avec des images que nous connaissons déjà, des contextes et des représentations
préalablement analysés, l’incompréhensibilité d’Abu Ghraib et son caractère irreprésentable
s’affaiblissent. Les photographies de torture deviennent moins distantes à travers l’intermédiaire
d’une autre image connue. Ainsi, les critiques aussi ont cherché à gérer la distance des images
d’Abu Ghraib, mais contrairement au gouvernement américain qui les a formellement éloignées,
les chercheurs ont voulu trouver des façons d’accéder aux images, pour mieux les décortiquer et
mieux les comprendre.
Cette tendance de la critique de vouloir comparer les images d’Abu Ghraib à des exemples
connus permet de réfléchir à la responsabilité à attribuer à la société américaine au sens large. Mais
ces comparaisons ont aussi pour conséquence un effet pervers : celui de mettre l’accent sur une
position de spectateur fortement connotée comme « blanc ». Dans son article « Distanced
Suffering : Photographed Suffering and the Constitution of White In/vulnerability » (2009), Anna
Szorenyi tente de déconstruire cette position privilégiée en montrant que « whiteness » agit comme
une norme non-marquée. Dans le cas d’Abu Ghraib, il n’y a pas eu d’inquiétude pour les victimes
ou leurs familles, ni pour d’autres personnes qui ont été incarnées à la prison iraquienne dans la
diffusion massive des photographies. À part l’inculpation de quelques soldats impliqués, ce fut
surtout l’occasion pour des critiques, les médias et le plus grand public d’interroger leurs propres
mœurs et convictions. Comme l’explique Szorenyi, « la souffrance visuelle des autres s’offre à
nous comme un moyen de réflexion sur nos propres vies et subjectivités» (94).Son cas d’analyse
traite d’images de famine en Afrique, mais l’argument est aussi applicable au cas Abu Ghraib.
Selon elle, la distance maintenue par les éléments de cadrage, c’est-à-dire à travers la médiatisation
des images, est double : il y a la distance géographique et « un retrait expérimental du sentiment
du confort. » (102) En effet, non seulement l’Iraq est physiquement très éloigné du spectateur
américain devant sa télévision, mais la torture et toutes ses ramifications est quelque chose
d’inconcevable pour la majorité du public occidental. Pour Szorenyi, il ne suffit pas d’être mal à
l’aise face à de telles images, ni de se sentir coupable et de réfléchir à notre monde partagé. Elle
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déclare qu’il faut contredire le trope de la distance puisqu’il masque la souffrance réelle qui se
produit proche de chez nous (107).
Face aux images d’Abu Ghraib, nous avons vu dans cette partie que le gouvernement
américain et les critiques ont tous deux cherché à gérer la distance véhiculée par les photos.
L’article d’Anna Szorenyi nous laisse cependant peu satisfait des publications de chercheurs sur
le sujet d’Abu Ghraib. Est-ce uniquement un prétexte pour parler de nous-mêmes ? Dans notre
troisième partie, nous tenterons de voir si une réponse esthétique pourrait nous permettre d’éclairer
le traumatisme Abu Ghraib.
3. La réponse esthétique
Dans cette dernière partie de notre travail, nous nous attarderons sur un artiste qui a exploité les
images d’Abu Ghraib de façon critique. Le procédé de récupération artistique est particulièrement
intéressant lorsqu’il s’agit d’images violentes de la souffrance des autres, puisque dans ce procédé
il y a une transformation de l’irreprésentable des images initiales en parole critique.
L’exemple des Googlegrams de Joan Fontcuberta re-problématise notre thème de la
distance. L’artiste espagnol en a fait deux sur Abu Ghraib : un premier montre Lynndie England
avec un prisonnier iraquien en laisse (figure 2) et l’autre est l’image du « Hooded Man » avec la
vraie victime dévoilée en dessous5. Les Googlegrams sont des photomosaïques créées grâce à un
logiciel. Fontcuberta fait des recherches d’images avec le moteur de recherche Google grâce à des
mots clés en lien avec l’image-mère emblématique. Le logiciel fabrique ensuite une imitation de
l’image mère d’Abu Ghraib à partir des images collectionnés par Fontcuberta à partir de ses
recherches sur Google Images. Pour le Googlegram de Lyndie England, les images ont été
trouvées grâce aux noms des personnes haut placées qui sont citées dans un des rapports sur Abu
Ghraib (le Schlesinger Report) et l’autre Googlegram d’Abu Ghraib « Crucifixion » a été constitué
grâce aux mots clés ‘torture’, ‘martyre’ et ‘rédemption’. Le Googlegram de l’homme à capuche
humanise la victime puisque elle est représentée face à la caméra, sans capuche. L’écart entre nous,
spectateurs, et les victimes d’Abu Ghraib est ainsi réduite. Mais le procédé de la photomosaïque
rajoute un autre aspect à la critique avancée par Fontcuberta. Les images mères d’Abu Ghraib sont
fragmentées, découpées et rendues lointaines, par leur mise en abîme. Leur rapport direct au réel
est altéré. Ainsi, les images d’Abu Ghraib sont rendues proches, par leur grande taille et par
5
Fontcuberta montre en fait la personne qui a été faussement identifiée comme étant l’homme à capuche.
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l’humanisation du prisonnier dans l’un des cas, mais aussi très lointaines, puisque composées
d’une infinité d’autres images. Fontcuberta avance ainsi une réflexion sur le proche et le lointain
au sein de notre monde technologique et numérique où les images se multiplient et circulent à très
grande vitesse. Dans ce contexte, l’image mère est enrichie par les associations visuelles qu’elle
contient en elle, et son sens peut facilement être manipulé, ce qui n’est pas sans rappeler la
tendance des critiques des images d’Abu Ghraib à chercher des comparaisons en image. Notre
rapport traditionnel avec la photographie est aussi remis en question. En effet, les images mères
sont quasiment pixélisées, ce qui rend explicite leur caractère numérique et nous rappelle que le
rapport d’indice à la réalité, caractéristique des photographies argentiques, ne tient pas dans le cas
des images d’Abu Ghraib6.
Les Googlegrams de Joan Fontcuberta nous semblent soulever les différents aspects de la
distance que nous avons abordés dans les images d’Abu Ghraib. Selon nous, ils soutiennent aussi
une thèse avancée par Nicholas Mirzoeff : pour contrer l’âge des empires actuels, il faut affirmer
notre droit de regard ou une « countervisuality » (2011)7. Selon Nicholas Mirzoeff, ce droit de
regard permet l’émergence d’une subjectivité politique et d’une collectivité. Il requiert aussi la
reconnaissance de l’autre. Le droit de regard s’oppose à la « visuality » qu’entretient le pouvoir,
qui sert l’autorité en déployant une visualisation de l’histoire, une vision du monde. Les étapes de
cette visualité autoritaire sont de classifier les sujets, ensuite de séparer les groupes classifiés dans
une organisation sociale, puis de normaliser le tout, en le rendant esthétique (Mirzeoff 2011 : 475).
Le droit de regard peut identifier ces étapes, il n’est pas dupe de cette généalogie de l’autorité.
Fontcuberta met ce droit de regard en place à travers ses Googlegrams d’Abu Ghraib. Les
photomosaïques font voir la « visuality » de l’empire en insistant sur la profusion d’images qui
nous est fourni à partir de simples mots clés. Google devient impliqué dans cette « visuality »
puisque ce moteur de recherche est à la source de toutes nos quêtes d’informations sur le monde,
c’est lui qui nous permet de voir, mais seulement certaines choses. Ainsi, Fontcuberta ne nous
donne pas directement le droit de regard préconisé par Mirzoeff, mais il critique la « visuality » de
l’empire en exploitant des effets de distance différents. Le spectateur cultive un peu sa propre
Voir le mémoire de Christelle Proulx,Déployer le réseau en images : Les Googlegrams d’Abu Ghraib, Université de
Montréal, 2014. Elle a aussi présenté sa recherche à l’Université de Montréal dans une conférence le 5 décembre 2013
intitulé : « Voir Google à travers l’image : Les Googlegrams de Fontcuberta ».
7
Dans cet article, « The Right to Look » Mirzoeff rattache ce droit de regard à celui théorisé par Jacques Derrida.
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9
façon de voir en voyant la visualité excessive du pouvoir déployé dans les Googlegrams et cette
visualité est déstabilisée, rendue moins normale.
Pour conclure, dans ce travail nous avons voulu explorer les liens entre la distance et
l’irreprésentable. Les images d’Abu Ghraib étaient choquantes parce qu’elles montraient un
irreprésentable de trop près. La distance minime entre la torture et les soldats américains et puis
entre les soldats et les spectateurs de l’image a fait scandale, mais le gouvernement américain a su
circonscrire les méfaits à quelques « bad apples ». Il a réussi à augmenter la distance entre les
coupables et le peuple américain. La critique aussi a cherché des moyens de cerner les distances
avec les images d’Abu Ghraib en trouvant des points de comparaisons avec d’autres images.
Toutefois, ce sont certains projets artistiques qui ont su le mieux problématiser les effets de
distance dans les images et poser les meilleures questions. L’exemple des Googlegramsoffre non
seulement des réflexions sur la distance mais aussi de réelles actions pour mieux la gérer.
Fontcuberta exploite les différentes formes de distance dans les images d’Abu Ghraib et il critique
la « visuality » de l’empireaméricain. Il nous offre ainsi un début de droit de regard et une
illustration de comment l’irreprésentable peut être transformé en parole critique à travers une
réponse esthétique.
1.Sabrina Harman et Charles Graner devant
la pyramide humaine Abu Ghraib, 2004.
2. Joan Fontcuberta, Googlegram 05: Abu Ghraib,
2004, photomosaïque
10
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11
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