piano et chanson(s) : enjeux sonores et symboliques

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piano et chanson(s) : enjeux sonores et symboliques
PIANO ET CHANSON(S) : ENJEUX SONORES ET SYMBOLIQUES
Cécile Prévost-Thomas, Université Paris Sorbonne, Paris IV, [email protected]
Michaël Andrieu, Université Paris Sorbonne, Paris IV, [email protected]
INTRODUCTION
En tant que genre musical, la chanson suppose le recours à
un ou plusieurs instruments. Si traditionnellement les
instruments qui ont accompagné les textes de chanson
étaient associés au domaine populaire et jouaient
principalement les mélodies (airs, timbres) transmises
oralement entre générations, à partir de la seconde moitié
du XIXe siècle, avec l’apparition des premiers compositeurs
de chansons et des premières vedettes du café-concert
comme Thérésa, puis des premiers enregistrements sur
cylindre, on observe une présence accrue du piano dans
l’accompagnement du répertoire de la chanson française.
Dès lors, il semble intéressant de focaliser notre attention
sur le contraste qui s’opère entre cet instrument de tradition
savante et un genre qualifié de "populaire" tant au niveau de
l’écriture, de la création des œuvres que de leur diffusion et
de leur appropriation par le public afin de mesurer les
enjeux sonores et symboliques qui définissent les liens qui
coexistent entre piano et chanson(s).
1. LE PIANO
Si nombre de musicologues peuvent actuellement rendre
compte des étapes successives de la naissance de
l’instrument que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de
« piano », il n’est pas sans fondement de rappeler combien
les difficultés pour cet instrument d’être reconnu et utilisé
sont nombreuses.
Naturellement, les premières compositions pour piano
se heurtent aux habitudes des sonorités l’ayant précédées (le
recueil de sonates de Clementi est d’ailleurs suivi de la
mention « pour piano ou clavecin »), et il faut attendre le
développement de sa facture pour percevoir sa singularité.
Sans revenir sur les évolutions initiées par Schroeter ou
Silbermann en Allemagne, Stein, Zumpe en Angleterre ou
Erard en France, retenons les progrès étonnants de
l’instrument donnant lieu à des écoles de factures
nationales. Par ricochet, les musiques composées sont,
elles aussi, différentes : le piano de Mozart (tant
l’instrument que son utilisation) n’a rien de comparable
avec celui de Clementi, et est encore fort différent de celui
de nombre de compositeurs de l’époque. A tel point qu’à
Boston, lors des premières ventes de piano (vers 1775) et
avec leur diffusion dans les salons les années suivantes, on
se soucie de l’influence qu’un tel instrument empreint de
valeurs françaises débridées peut avoir sur la morale de la
gent féminine. [1]
Il semblerait que le piano, quelle qu’en soit la facture
ou la provenance, se soit développé plus que tout autre
instrument, dans un lien étroit au social : si le clavecin est
l’instrument roi qui sert à exprimer une musique ordonnée,
emprunte de politesse et de convention, le piano (qui prend
son essor, est-ce un hasard, durant les périodes
révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle) sera
l’instrument des passions et de l’affirmation de sentiments
de l’individu [2]. La place de l’homme change, l’instrument
évolue pour l’accompagner.
De cette naissance et de ce développement, le piano a
gardé une double fonction : l’accompagnement et la
réduction de l’orchestre pour un seul musicien.
1.1 Instrument d’accompagnement
Héritée du continuo baroque souvent confié au clavecin, la
fonction accompagnatrice du piano fait partie des
fondements de la littérature composée pour cet instrument.
Initialement, à l’image de l’accompagnement des récitatifs
des opéras italiens du XVIIIe siècle, le piano est discret, il
n’est pas la richesse de l’orchestre. Puis, que ce soit dans
les sonates de Beethoven (appelées initialement « sonates
pour piano et violon » avant d’être renommées bien plus
tard « sonates pour violon et piano »), dans les lieder de
Schubert (dont l’effet produit par le piano dans Gretchen
am Spinnrade va jusqu’à mimer le rouet), ou dans ceux de
Mahler (où le piano prolonge le rôle émotionnel de la
voix), l’instrument prend une place singulière : il devient
le vecteur privilégié entre la musique et le sens du texte,
tant il peut prolonger et donner écho au sens et aux
inflexions de la voix au delà du sens des paroles.
D’ailleurs, Mendelssohn abondera dans ce sens en osant
écrire des Lieder ohne Worte pour piano seul. En se
présentant seul pour accompagner la mélodie, le piano ne
peut plus être considéré comme un instrument soliste
interprétant une partition sur laquelle se pose une voix,
mais comme un instrument entretenant avec cette dernière
des relations multiples : soutien, paraphrase, amplification,
etc. [3]
L’accompagnement pianistique de la voix, que
nous développerons dans ses liens spécifiques à la chanson,
n’a donc pas pour mission première l’exactitude de la
partition : certes chaque élément inscrit a son équivalent
dans l’effet sonore produit, mais la présence d’un texte
permet un savant dosage entre respirations et conduites de
phrases. Sans piano et forte, sans crescendo et diminuendo
prenant parfois une large amplitude, sans une gamme
exceptionnelle de modes de jeux (des staccatos au perdando,
des pédales à l’illusion du legato), cela reste impossible.
De fait, le piano s’impose comme l’instrument
accompagnateur par excellence. D’ailleurs, les actuelles
classes d’accompagnement des conservatoires ne sont-elles
pas destinées aux pianistes ?
1.2. Instrument pour faire l’orchestre
Parallèlement à sa fonction accompagnatrice, le piano s’est
développé en tant qu’instrument substitutif à l’orchestre.
Le clavier, qui se visualise physiquement, dont les couleurs
des touches ont un sens, et dont les registres se distinguent
avec clarté à l’œil nu, est un outil idéal pour comprendre
les intervalles, les altérations, les mouvements
harmoniques.
Peut-on d’ailleurs honnêtement concevoir un
apprentissage de l’harmonie, une lecture solitaire de
partition d’orchestre ou une analyse d’œuvre sans passer par
le clavier ? Les possibilités musicales de l’instrument
(polyphonie, polyrythmie, polytonalité), alliées à sa
puissance sonore sont telles qu’il a vu son utilisation
croître pour la transmission de la musique et l’incarnation
de l’orchestre. Il suffit d’évoquer Liszt pour trouver nombre
d’exemples : de ses transcriptions fidèles des symphonies
de Beethoven ou d’œuvres de Bach à ses paraphrases de
Verdi ou Gounod, le compositeur-interprète redonne vie à
des œuvres antérieures en les faisant revivre au piano.
Leurs thèmes peuvent être interprétés sans orchestre, sans
salle pouvant contenir plusieurs dizaines de musiciens,
juste avec un piano. Ce dernier apparaît donc comme un
instrument de diffusion (aussi bien des savoirs que des
œuvres). Berlioz écrivait d’ailleurs à son propos qu’il
« peut être considéré sous un double point de vue : comme
instrument d’orchestre ou comme étant lui-même un petit
orchestre complet ». [4]
1.3. Évolutions récentes de l’instrument
Dans notre rapide tour d’horizon des possibilités offertes
par l’instrument, qui seront ensuite appliquées à la
chanson, nous devons noter l’importante évolution liée à la
technologie numérique. Précédée par le synthétiseur,
l’apparition du clavier numérique créée un lien différent
entre le piano et ses usagers. Déjà, l’aspect financier
permettant l’acquisition d’un clavier pour le plus grand
nombre tend à démocratiser l’instrument. Si l’électronique
remplace les marteaux, l’objet gagne en place, le meuble
initial devient alors transportable, impliquant une
possibilité de nomadisation du clavier jusqu’alors difficile,
voire impossible. Nous pourrions évoquer les débats de
spécialistes concernant la qualité du son, les différences de
toucher ou les modes de jeux amoindris, il n’en reste pas
moins que les claviers numériques actuels accordent au
piano une place plus importante qu’autrefois : en
multipliant sa présence dans les foyers, le clavier devient
un objet plus quotidien qui tend à dissiper le statut sacralisé
que le piano occupait depuis son apparition [5]. Puisqu’il
ne souffre pas des complications d’accordage, qu’il permet
de défier les problèmes de bruits (il est possible de jouer
avec un casque en toute quiétude) et passe outre les soucis
de transposition, l’instrument se pratique plus simplement,
facilitant aussi bien la reproduction de la partition que les
conditions de son exécution. En outre, plus aisé à manier
lors des enregistrements, il peut prendre place au sein de
musiques transmises par disque et radio sans avoir à
souffrir des déformations ayant jalonnées l’histoire de sa
captation. De ce fait se crée une littérature nouvelle pour
clavier qui devient -est-ce vraiment un hasard ?- la base des
publications musicales dédiées aux musiques populaires.
Son principe est le suivant : une réduction, dépassant la
transcription en simplifiant le langage musical pour n’en
garder que l’essentiel, tend à accroître l’accessibilité de la
musique au plus grand nombre. Nous reviendrons
ultérieurement sur cet aspect, souligné ici dans le seul but
de montrer comment le nomadisme et l’accessibilité
grandissants de l’instrument, alliés à ses possibilités de
réduction et d’accompagnement, font du piano un
instrument essentiel au regard d’une pluralité de genres
musicaux, dont la chanson.
2. PIANO ET CHANSON(S)
Pour aborder les liens qui unissent le piano et la voix dans
la chanson, il est important à la fois de distinguer le genre
(la chanson) de la pratique (une chanson) mais aussi de
préciser le type de pratique (amateur, professionnel)
observé. Dans le cas présent, nos recherches portent en
priorité sur la chanson en tant que genre et sur la pratique
des artistes professionnels contemporains qui constituent
son monde1. Afin de comprendre la place occupée par le
piano dans le domaine de la chanson2, un détour par la
connaissance du répertoire, des styles musicaux et des
modes de jeu adoptés par les compositeurs et interprètes,
mais aussi de ses lieux de diffusion s’impose. Cet éclairage
permettra également de saisir, sur un plan diachronique,
l’évolution des esthétiques de la chanson. Une telle
approche propose de dépasser l’acception accordée
communément à la chanson quand elle est, soit confondue
avec la pratique spontanée du chant, soit exclusivement
assimilée au style dit de « variétés » (structure, rythme et
1
On entendra ici le concept de « monde » au sens de Howard S.
Becker. cf. Howard S. Becker, Les mondes de l'art, (1982), Paris,
Flammarion, 1988.
2
Nos recherches se basent sur le répertoire français et francophone de
la période contemporaine qui prend sa source dès les premiers
enregistrements phonographiques (fin XIXe ).
accords simples et redondants) comme évoqué en filigrane
ci-après : « La chanson est, par nature, un art
populaire[…] parce qu’il s’agit d’une forme d’art que
tout un chacun peut pratiquer sans matériel particulier et
sans apprentissage poussé » 3.
2.1. De Fragson à Barbara
Les mémoires et premières autobiographies des artistes de
la fin du XIXe et du début du XXe siècles4 [6], les entrevues
des artistes contemporains, augmentant avec le
développement toujours plus conséquent des sources
médiatiques − journaux spécialisés, radio, télévision,
Internet −, nous offrent des témoignages précieux pour
dépasser le sens commun et découvrir à la fois la place de
la pratique pianistique dans le monde de la chanson et
l’importance de la transmission du savoir musical entre
générations. Ainsi, peut-on lire sous la plume de Serge
Gainsbourg, qui deviendra à l’âge de vingt quatre ans
pianiste d’ambiance puis pianiste et chef d’orchestre :
« Mes premiers souvenirs furent esthétiques et musicaux
[…]. Voilà déjà un prélude à ma formation musicale : le
piano de mon père, je l'ai entendu chaque jour de ma vie,
de zéro à vingt ans. C’est très important... » 5. Cette
transmission familiale mais aussi professorale aura une
influence notoire sur les parcours de celles et ceux qui non
seulement composeront et s’accompagneront au piano,
mais feront de cet instrument leur "marque de fabrique". De
Mireille6 (années 1930), jusqu’à Babx (années 2000),
nombreux sont celles (Barbara, Véronique Sanson, Juliette,
Véronique Pestel, Jeanne Cherhal, Amélie les Crayons,
Catherine Major, etc.) et ceux (Léo Ferré, Claude
Léveillée, William Sheller, Jacques Higelin, Robert
Charlebois, Michel Berger, Richard Desjardins, Romain
Didier, Vincent Delerm, Alex Beaupain, etc.) qui
contribueront et contribuent aujourd'hui encore, grâce à
l’enregistrement de leurs œuvres et à leur prestations
scéniques, à la renommée et/ou à la diversité du répertoire
de la chanson francophone contemporaine.
Avant les premiers enregistrements, la présence
d’un chanteur s’accompagnant au piano sur scène
3
Sabiha Ahmine, Adjointe au Maire de Lyon, déléguée à l’Intégration
et aux Droits des Citoyens ; Présidente du Conseil d’orientation du
Centre Histoire, « Avant-Propos », La collection de partitions, Les
Archives du Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation,
Lyon, Ville de Lyon, CHRD, 2003, p.3.
4
Depuis les Mémoires de Paulus –voir note 7- publiés en 1906 jusqu’à
ceux d’Yvette Guilbert publiés en 1927 pour la première édition. Sur
cette période voir le site Internet « Du temps des cerises aux feuilles
mortes » consacré à la chanson française de la fin du second Empire
aux années 1950 à l’adresse http://www.chanson.udenap.org/
5
http://www.gainsbourg.org/vrsn4/fr/biographie/chapitre01-01.php#run
6
À partir de 1955 Mireille crée le Petit Conservatoire de la chanson qui
propose des mises en scène de cours de chant diffusées dès 1965 sur le
petit écran.
remonterait à 1892, année au cours de laquelle Paulus7 fait
l’acquisition de la salle du Bataclan à Paris et y présente
Fragson8. A ces débuts, « son succès [est] mince, car il
chantait derrière le piano. Quelques mois plus tard,
Fragson revient aux Quat'-z-Arts9 et chante, cette fois-là,
devant le piano, à demi tourné vers les spectateurs. Ceuxci l'applaudirent à tout rompre»10. Près d’un siècle plus
tard, en février 1974, sur la scène de l’Olympia, Barbara
joue et interprète « Fragson », chanson fraîchement écrite
dans sa nouvelle demeure de Précy-su-Marne :
Allez savoir pourquoi, au piano, ce jour-là,
Y avait une musique sur le bout de mes doigts,
Une musique.
Allez savoir pourquoi, les pianos jouent parfois
De drôles de musiques sur le bout de nos doigts.
Allez savoir, pourquoi.
Dans le salon vieil or où j'aime travailler
Tout en regardant vivre mes objets familiers,
Je jouais, jouais
Pendant que, sur mon mur, dansait la Loïe Fuller,
Sous l'œil énamouré et l'air patibulaire
De Fragson, Fragson.
Cet hommage de la « Femme Piano » 11 à son aîné
s’inscrit dans une véritable histoire sociale et esthétique des
œuvres de chanson qui entretiennent un ou plusieurs liens
avec cet instrument.
Avant de développer les paramètres qui constituent
les enjeux sonores et symboliques propres à ces liens,
retenons qu’en pratique nombre de lieux et de personnes,
autres que les artistes cités plus haut, ont marqué l’histoire
du couple piano/chanson.
2.2. Les lieux de la rencontre
Depuis les salons bourgeois, où, contre toute attente, se
sont exprimés dans le style de la Romance les illustres
chansonniers du XIXe siècle Béranger et Dupont12,
jusqu’aux scènes de théâtres prestigieux, tel le Châtelet à
7
Jean-Paul Habens, dit Paulus, (1845-1908) est reconnu comme la plus
grande de toutes les vedettes du Café-Concert de la première époque
(1840-1900). Il fut le premier interprète de «En revenant de la revue »
de Lucien Delormel, Léon Garnier et Louis-César Désormes (1886) ou
de « Le père la Victoire » de Delormel et Garnier, musique de Louis
Ganne (1888), chansons qui n'ont cessé, depuis, d'être chantées, jouées,
enregistrées et reprises par des interprètes aussi différents que Gabin,
père,
Georgius,
Bourvil
et
Guy
Béart.
(Source :
http://www.chanson.udenap.org/fiches_bio/paulus/paulus.htm)
8
Victor Léon Pott, dit Harry Fragson (1869-1913)
9
Dans la lignée du cabaret montmartrois du Chat-Noir créé par
Rodolphe Salis en 1881, les Quat’-z-Arts, dirigé par François Trombert
ouvre en 1893 (au 62, boulevard de Clichy) et ferme ses portes en 1924.
10
Michel Herbert, La chanson à Montmartre, Paris, La table ronde,
1967.
Cité sur http://www.chanson.udenap.org/fiches_bio/fragson/fragson.htm
11 ème
8 titre du dernier album de Barbara paru en 1996 et titre donné
également à la compilation (double CD de 40 titres) parue le 12
novembre 1997, douze jours avant le décès de la chanteuse.
12
Pierre Dupont, à qui l’on doit Les chant des ouvriers (1848) séduit les
salons parisiens avec « Les Bœufs » qu’il écrit avec Charles Gounod en
1847.
Paris, piano et chanson ont cohabité dans des lieux
inhabituellement réservés à cet instrument. Chapiteaux,
cirques, cabarets13, péniches et même prison 14 sont autant
d’espaces que la tradition chansonnière a ouvert au piano, la
superficie du lieu déterminant parfois la dimension de
l’instrument. De ce point de vue, l’exemple du cabaret
« Rive gauche » des années 1950, est typique. L’exiguïté
d’une scène comme celle de l’Écluse (3,50 mètres sur 2
mètres), cabaret le plus réputé du quartier latin, ne pouvait
accueillir qu’un piano droit accolé en permanence au mur
gauche de la scène. Le plus souvent, la qualité discutable de
l’instrument n’augurait pas du niveau de son joueur. Bien
au contraire, plus le pianiste était expérimenté, plus il était
capable de s’adapter à des instruments de différentes
factures, la mobilité des artistes, devant se rendre d’un
cabaret à l’autre, étant très vive à cette époque.
2.3. Les pianistes de la chanson
A cet égard, si cette période de l’histoire de la chanson a
révélé les auteurs-compositeurs-interprètes, elle devrait
aussi se rappeler des pianistes chevronnés, qui ont
accompagné nombre d’entre eux, tels Cora Vaucaire,
Juliette Greco, Jacques Brel, Barbara. Si les noms de ces
pianistes (France Olivia, Darzee, Yvonne Schmidt, Liliane
Benelli 15, François Rauber, Gérard Jouannest, Jacques
Loussier, etc.) n’évoquent sûrement rien au grand public,
ils ont pourtant marqué celles et ceux qu’ils ont soutenu et
soutiennent encore sur scène, endossant de surcroît le plus
souvent une fonction d’arrangeur, d’orchestrateur et/ou de
compositeur. Comme le définit si joliment une citation
apposée dans l’ouvrage de Marc Chevalier consacré à
l’Écluse en introduction du chapitre intitulé justement
« Pianiste » : « C’est l’autre et l’autre soi-même. La
touche subtile et les vives couleurs, la résonance profonde
et l’envolée brillante. L’écrin et la parure. Le pianiste
accompagnateur, la terre ferme des artistes » 16. Plus près
de nous Jean-Louis Beydon17, Yvan Cassar, Gérard
Daguerre, Philippe Davenet, Jean-Luc Michel, Nathalie
Miravette et Michel Précastelli parmi d’autres, perpétuent
cette tradition en offrant aux créations contemporaines de
chanson un habillage sonore à la fois très spécifique du
point de vue de l’esthétique chanson et très pointu du point
de vue de la technique pianistique.
13
Rappelons brièvement qu’au XXe siècle le cabaret parisien a connu
deux époques : celle des années 1920 (sur la rive droite entre Opéra et
Montmartre) dont Georges Van Parys accompagnant Chez Fischer,
Yvonne George, Lucienne Boyer, Lys Gauty et Arletty reste l’un des
plus célèbres pianistes et celle des années 1950 sur la rive gauche.
14
Au début des années 1990 Barbara a offert l’un de ses pianos à la
prison des femmes de Fresnes.
15
Pianiste qui est morte dans un accident de voiture et à laquelle
Barbara rendra hommage en écrivant la chanson « Une petite cantate ».
16
Marc Chevalier, Mémoires d’un cabaret, L’Écluse, Paris, La
Découverte, 1987.
17
Actuel directeur du Conservatoire de Vanves.
3. ENJEUX SONORES ET SYMBOLIQUES
3.1. Choisir le piano
Nous l’avons montré aussi bien dans l’évolution du piano,
dans les utilisations de ce dernier que dans les nombreux
liens historiques que l’instrument peut avoir avec le genre
chanson : choisir de composer pour le piano n’est pas un
effet du hasard. Encore faut-il préciser la sonorité du piano
que le compositeur de chanson cherche à mettre en
adéquation au texte et à la voix de l’interprète. Du piano
aux sonorités métalliques, réputé pour l’incision de ses
attaques au détriment de la tenue du son au piano
bastringue dont la différence de fréquence liée à la tension
des cordes crée un accordage particulier, en passant par le
piano de concert, ce n’est pas simplement l’objet qui diffère
mais bien l’imaginaire entourant l’objet : si Michel
Polnareff préfère les sonorités métalliques (essentiellement
sur les enregistrements scéniques) aux sons feutrés de
l’instrument, il décide d’utiliser l’instrument pour ses
valeurs percussives et sèches (issues de la musique
populaire des années 70 et 80, apogée de sa carrière). Dans
le prolongement de Léo Ferré et de Barbara, Juliette adopte
sur scène le piano à queue de concert pour ses clins d’œils à
la tradition classique (sa chanson « La petite fille au
piano» combine une basse d’Alberti, une cadence parfaite
tirée de la plus pure tradition classique, les dernières notes
du Boléro de Maurice Ravel sur un texte scandé de « mi,
mi, mi, sol, fa, mi, ré, do », nombre d’allusions aux
doigtés, touches, signes musicaux, citant même
verbalement Rubinstein, la Salle Gaveau, Chopin ou la
marque de piano Yamaha).
Parallèlement à la sonorité du piano, directement
liée à un ensemble de représentations, les choix
compositionnels attribués à l’instrument donnent à ce
dernier une place différente. Du simple arpège ascendant qui
laisse toute la place à la voix et aux intentions de
l’interprète (le phénomène lié aux concerts de Patrick Bruel
dans le début des années 1990, et spécifiquement la
chanson à succès Qui a le droit reposent sur cette logique),
aux notes ou accords judicieusement placés pour donner
son identité musicale à la chanson (l’introduction de « Ne
me quitte pas » de Jacques Brel, de « Champagne » de
Jacques Higelin ou encore de « Nataq » de Richard
Desjardins ) en passant par l’originalité du choix du climat
pianistique chez des artistes tels Francis Cabrel avec le titre
« Il faudra leur dire » ou encore Renaud avec « Mistral
Gagnant », dont le style habituel privilégie d’autres
instruments comme la guitare, l’enjeu semble de trouver
un équilibre visant à offrir non seulement une adéquation
entre le texte, son interprétation et l’accompagnement,
mais aussi, dans le cas ou le chanteur est également le
pianiste, deux rôles artistiques capables d’être distingués au
sein d’une même personnalité.
3.2. Le piano sur scène
Outre leurs différentes qualités sonores, piano droit, piano à
queue, piano bastringue et piano mécanique ont tous une
fonction précise qui définit des univers particuliers allant du
savant au populaire. Sur scène, la présence d’un piano à
queue, noir de préférence, soutenant un répertoire de
chansons n’est donc pas neutre. Il symbolise, chez certains
artistes une exigence explicite : celle de considérer la
chanson au même niveau que d’autres genres musicaux
plus académiques. Riches de sens, les colères de Barbara et
de Jacques Brel, à qui l’on refusa des pianos de concert,
sous prétextes non formulés qu’ils n’étaient que des artistes
de variétés sont mémorables. [7]
Autre précision concernant l’importance du piano
sur scène, le choix des lieux de spectacle tels que les
préparent minutieusement Jacques Higelin et son
producteur Daniel Colling se font, en partie, en fonction de
la place que doit occuper le piano sur scène : le cirque
d’Hiver offrant à ce titre une configuration privilégiée où le
piano du chanteur fût en 1995, placé au cœur de la piste
quand les autres instruments étaient en retrait. De même,
lors de ses concerts à Bercy en 2006 et dernièrement au
Stade de France en septembre 2009, Mylène Farmer place
judicieusement au cœur de l’arène et à mi-parcours de son
spectacle une succession de chansons intimement
accompagnées par Yvan Cassar au piano, alors que
l’ensemble des autres titres est joué en fond de stade depuis
la scène principale avec une débauche considérable de
moyens techniques (décors, éclairages) et humains
(choristes, danseurs, musiciens). Pour Barbara enfin, la
place accordée au piano était décisive : « De la place du
piano vont en effet dépendre celle des musiciens, celle du
retour-son, celle des lumières. De la place du piano
dépend aussi le confort du public des premiers rangs
lorsque la scène est trop haute ; pour résoudre cette
difficulté, nous avons décidé un jour, l’équipe et moi, de
faire fabriquer un faux pied qui confèrerait au piano une
légère pente18. C’était moins confortable pour chanter,
mais beaucoup mieux pour le public. »
Au-delà du climat esthétique recherché, la
multiplication des concerts acoustiques sur le mode pianovoix marque aussi, ces dernières années, une volonté pour
l’artiste de tisser des liens privilégiés avec son public mais
aussi une volonté « de se mettre à nu » 19 pour mieux servir
son art.
18
19
Cette technique fut également adoptée par Gilbert Bécaud.
Expression employée par l’auteur compositeur interprète Bertrand
Louis à l’occasion d’une discussion sur le sujet menée le 25 aout 2009
avec les auteurs.
3.3. Le piano sur disque
Une recherche iconographique de pochettes de disques du
répertoire de la chanson francophone sur lesquelles figure
un piano conduit également à une réflexion intéressante : la
présence de l’instrument souligne la force symbolique
accordée au mode piano-voix dans la production musicale
des artistes.
Certains enregistrements annonçant la spécificité
sonore du piano-voix n’affichent pas l’instrument sur la
pochette : si l’accordéon de Michèle Bernard est présent sur
chacun de ses albums, il est absent de son dernier opus
intitulé Piano-voix (alors que certains de ses titres
continuent sur cet enregistrement à donner une place à
l’accordéon), par contre, il s’agit pour elle de la première
pochette d’album où se trouve (au verso) une autre
personne… son pianiste, Jean-Luc Michel ! Dans la même
veine, sur son album Canis Bulle, à deux pianos,
enregistré en public au théâtre de l’Essaïon en 2005,
Véronique Pestel s’affiche avec son pianiste Michel
Précastelli, sur la pochette de son album. D’emblée, ces
visuels de disques relatent la rencontre : plus qu’un simple
investissement musical par le piano, ils sont la synthèse de
confluences artistiques entre l’univers de la chanteuse et
celle de son pianiste accompagnateur. D’autres pochettes de
disques n’abordent ni l’instrument, ni le pianiste. Parmi
elles, notons celles de l’album Deux pianos de Juliette
(avec Didier Goret) paru en 1998 et Piano solo d’Arthur H
paru en 2002. Si toutes deux présentent une photo
pétillante de l’artiste, c’est dans le contenu textuel que se
joue la présence du pianiste qui est nommément cité : son
patronyme pour le disque de Juliette, et le soulignement du
mot « solo » chez Arthur H.
À côté de ces exemples de pochettes suggérant
l’instrument (ou l’instrumentiste), d’autres proposent une
iconographie où le piano est physiquement représenté. Dès
lors, un autre examen s’impose : où se trouve l’interprète
par rapport à l’instrument ? Parfois, le chanteur est absent,
laissant toute la place à son piano : pour Amélie-lescrayons, il est devenu champ de coquelicot (jardin secret de
l’artiste qui ouvre le couvercle de son instrument pour se
dévoiler), tandis qu’il est photographié de très près pour
Jean-Yves d’Angelo qui invite à faire de l’instrument un
vecteur de proximité avec les artistes qu’il accompagne.
Pourtant, depuis les affiches de Fragson, la plupart des
pochettes de disques présentent à la fois l’artiste et
l’instrument : instrument de jeu constamment relié aux
mains de l’interprète (Barbara), instrument complétant
l’être qui l’anime (l’un est la moitié de l’autre pour Gilbert
Laffaille alors que Romain Didier semble habiter
physiquement son piano), instrument près duquel on se
sent chez soi (Mireille), instrument avec lequel on donne
tout jusqu’à l’épuisement (Jacques Higelin). Lorsque, sans
fioritures, le chanteur s’accompagne En solitaire, l’auditeur
est invité à adopter un type d’écoute propre à celle du
récital (Romain Didier, William Sheller, Barbara) : la
présence visuelle du microphone sur la pochette venant
renforcer le sentiment de proximité entre l’auditeur et le
chanteur.
Au-delà de l’instrument et de la composition, le piano
occupe également une place significative au sein de la
chanson à travers les mots. Si l’on s’intéresse en effet de
plus près aux nombreuses chansons dont le titre mentionne
les vocables « piano » ou « pianiste », leur écoute et
l’analyse de leurs paroles sont riches de sens pour
comprendre à quels univers symboliques correspond
l’instrument.
En évoquant les notes, les touches du clavier, en
relatant la beauté de l’objet, les références à la sonorité et à
la qualité du piano sont fréquentes. Le sentiment de
nostalgie que l’instrument peut provoquer est aussi très
singulier quand il est question d’un piano d’un autre temps
(« Ce piano est à vendre », d’Alain Chamfort ; « Le vieux
piano », d’Edith Piaf) ou d’une autre époque (« Le piano de
la plage » de Charles Trenet). Les références au monde de la
musique classiques sont également importantes. Parmi
celles-ci,
les citations d’illustres pianistes sont
notables : Chopin (« Le piano du pauvre » de Léo Ferré,
« Le pianiste de Varsovie » de Gilbert Bécaud, « Ce piano
est à vendre » d’Alain Chamfort ; Liszt « Le piano et le
pianiste » de Michel Jonasz), Bach et Dinu Lipatti (« Un
piano » d’Henri Tachan).
Les sentiments ambivalents suscités par la pratique
pianistique sont également très présents, qu’elle soit vécue
comme une contrainte imposée dans la petite enfance
(« J’voulais pas faire d’piano » de Michèle Bernard ; « La
leçon de piano » de Jacques Bertin ; « Sous le piano de ma
mère » de Babx) ou qu’elle se manifeste comme un besoin
essentiel guidant le chemin de vie de l’artiste : de l’enfance
(« Dans ce piano tout noir » de Romain Didier) à l’âge
adulte (« Femme piano » de Barbara) jusqu’au la mort (dans
« Le piano noir » de Robert Charlebois reprise par Barbara
en 1987 sur la scène du Châtelet les premières paroles
sont : « Quand je serai mort(e) enterrez moi dans un
piano »).
Afin de mesurer l’importance du piano dans la
chanson, il faudrait encore pouvoir distinguer, au-delà des
paroles, les chansons dont le titre, le thème et
l’interprétation mettent en scène le piano de celles qui,
nombreuses, ont emprunté des mélodies du répertoire
classique pour piano (Gainsbourg/Chopin avec « Lemon
Incest » ; Anne Sylvestre/Beethoven avec « La lettre
ouverte à Elise » ; Alain Klingler/Bach avec « Je cours à
ma perte », parmi beaucoup d’autres).
Malgré sa tradition orale, cette intrusion dans le monde
de la musique savante, nous rappelle que la composition
d’une chanson peut aussi s’exprimer à l’écrit grâce aux
partitions mais, comme nous allons le voir, sur des modes
différents de ceux réservés à la notation classique.
3.4. Partitions et transcriptions
Par la place privilégiée qu’elle occupe au cœur des foyers,
la chanson a donc permis le développement d’une littérature
pianistique bien particulière : celle de l’accompagnement
des mélodies. Si la fin du XIXe siècle a vu l’expansion du
« petit format », il a aussi conditionné la présentation des
chansons données au public : un petit format, c’est avant
tout un nombre de pages réduit (de quatre à six en
moyenne), sur lesquelles se trouvent en priorité une
mélodie et les textes des couplets. « Le petit format, […]
n’est cependant pas le support idéal pour la forme
«chanson » : tout ne peut pas être transcrit sur le papier,
les improvisations notamment ». [8]
Lorsqu’un accompagnement est proposé, il est
écrit pour le piano, instrument alors présent dans les
salons, cafés-concerts, music-halls, tout comme dans les
théâtres ou les premières salles de cinéma. Si l’on se
penche sur la partition de « Ta bouche », thème principal
de l’opérette du même nom, nous ne sommes pas face à
une simple réduction de l’orchestre pour un piano
hiérarchiquement inférieur à la mélodie, mais face à une
vraie partie de piano, composée en tenant compte des
possibilités de l’instrument et des liens entre le texte et la
mélodie. Pourtant, dans cette littérature, tout n’est pas de
cet ordre. En effet, nombre de volumes permettant aux
pianistes d’un niveau moyen de jouer les chansons qu’ils
aiment sont aujourd’hui disponibles. Ces partitions ne
doivent pas être conçues comme des écrits préalables aux
enregistrements, ni comme des commandes spécifiques
faites au compositeur principal pour réadapter son œuvre,
mais plutôt comme des transcriptions a posteriori de ce qui
a été enregistré. Nous nous sommes attachés à étudier un
corpus de partitions de chanson afin de comprendre le sens
de ces transcriptions. De ce corpus, nous retiendrons
quelques exemples :
« Le nouveau monde » composé en 1987 par
William Sheller, propose à l’écoute une longue
introduction pour quintette à cordes, emprunté directement
au style baroque (la similitude avec l’ouverture du Messie
de Haendel est frappante aussi bien par ses aspects
rythmiques que formels, tout comme dans la construction
du thème). Suite à cette introduction, la partie chantée
commence, alliée à une basse et une batterie qui renvoient
directement aux habitudes sonores des formations
traditionnelles accompagnant les chansons des années
1980. Alternance de couplets et de refrains, présence d’un
orchestre, voire même de chœurs lors du second couplet, le
tout se conclut par le retour du quintette initial achevant le
morceau sur une cadence parfaite finale donnant à écouter la
gamme mélodique ascendante de sol mineur.
Quelques années après la sortie de ce disque paraît
la partition du morceau [9]. Elle est écrite pour piano et
voix. Il revient donc à ce seul instrument de donner
l’ampleur de la composition symphonique initiale. En
guise d’indication de mouvement, nul « allegro » ou
« moderato », simplement un « baroque ». L’esprit est
bien là. La structure aussi d’ailleurs : mouvement lent avec
sa reprise, mouvement rapide de la seconde partie de
l’ouverture venant jouer son rôle de contraste, toutes les
harmonies sont à leurs places. Pourtant, le compositeur n’a
pas fait une simple transcription de sa pièce : il a pris en
compte le niveau pianistique de l’exécutant. En effet, sur
chaque accord est noté son chiffrage international (C/E ;
Cm/Eb…) et, de façon à rendre le tout en accord avec
l’esprit baroque original, les croches (jouées de façon
irrégulière à cette époque) ont été retranscrites la plupart du
temps par des cellules « croche, demi-soupir, croche » en
triolet. La simplification (déjà amorcée par la présence des
chiffrages)
ne
s’encombre
pas
des
sonorités
instrumentales : nulle différence entre le couplet et le
refrain (alors qu’il aurait été possible de faire ressortir
l’aspect rythmique des couplets par rapport à
l’introduction), ni même entre chacun des couplets (les
modifications sonores de l’enregistrement initial sont
balayées par un simple signe de reprise). Pourtant, nous
sommes en présence d’une partition transcrite par le
compositeur lui-même, pianiste de surcroît, apte à
connaître les capacités de l’instrument qu’il utilise par
ailleurs. D’autres partitions, visant un plus large public,
reprennent des chansons à succès sans se soucier réellement
des détails pianistiques présents sur disque : face aux cinq
pages résumant « Je te promets » de Johnny Hallyday [10],
chanson en tête des ventes en 1986, nous mesurons la
différence entre la version originale et sa transcription : si
le couplet volontairement dépouillé au piano semble être
d’une relative fidélité, le refrain, lui, se limite à une
succession d’accords posés sur chaque temps, ne faisant
qu’accentuer le caractère rythmique du « slow-rock », au
détriment de cellules mélodiques enrichissant la partie
vocale. De fait, les possibilités sonores et techniques du
piano sont limitées à une exploitation simplifiée marquant
les temps du slow, laissant tout accompagnement dans un
registre médium où la main gauche appuie les notes
fondamentales de chaque harmonie tandis que la main droite
offre des renversements aisés à jouer au détriment de toute
richesse ornementale ou mélodique.
Dans un autre registre, « Pour une môme » de
Michèle Bernard [11], est présenté sur partition enrichie
d’une introduction, d’un contrechant et d’une façon de
disposer les accords à l’identique pour chaque couplet,
tandis que les différentes versions enregistrées, dont celle de
son dernier album Piano-voix, proposent une évolution
musicale qui, du premier au dernier couplet, donnent au
piano un rôle actif dans l’évolution de la densité sonore de
l’œuvre. Tout comme dans la partition de Sheller
mentionnée plus haut, ces deux dernières transcriptions
ajoutent au codage traditionnel de la musique les chiffrages
internationaux, permettant de ce fait aux amateurs
(guitaristes ou mauvais lecteurs) de pouvoir accompagner
aisément leurs propres versions de la chanson.
Nous pourrions multiplier les exemples. Sur la
période contemporaine, une large majorité de partitions
nous amène à montrer que, parce que le piano est toujours
considéré en lien à l’accompagnement d’une œuvre d’un
texte chanté et qu’il requiert l’accessibilité du plus grand
nombre dans son écriture, les richesses de la sonorité
initiale sont évacuées au profit d’une possibilité
d’interprétation pour le plus grand nombre de pianistes
amateurs. Et cela est propre à la chanson tant le revers de
ce que nous venons d’exprimer fait partie du genre :
puisqu’elle n’est pas axée sur la reproduction fidèle de
partitions préétablies, la chanson est mouvante, elle
requiert la personnalité de son interprète et ses facultés à
modifier certains de ses éléments pour recréer une forme
d’expression personnelle. D’ailleurs, comme pour nombre
d’autres œuvres du répertoire de la chanson, « Le nouveau
monde » de William Sheller, « Je te promets » de Johnny
Hallyday et « Pour une môme » de Michèle Bernard ne
sont jamais interprétées à l’identique dans les versions
concert. Dès lors, la partition ne doit plus être considérée
comme une finalité, comme le lieu de la présence de
l’œuvre à interpréter mais comme une transcription
stratégique, un guide vers une exécution personnelle de la
pièce.
A la différence d’autres musiques écrites, et
particulièrement quand elle est destinée au grand public, la
partition de chanson existe postérieurement à la diffusion
de l’œuvre. Si la musique savante peut donner accès aux
partitions préalablement à leurs vies sonores ou leurs
diffusions, il apparaît que le trajet est différent dans le
domaine de la chanson : c’est suite à l’écoute de la chanson
que le musicien (aussi bien amateur que professionnel) va
s’enquérir de la transcription de l’œuvre pour la faire sienne
non plus par l’écoute mais à travers sa pratique active
d’interprétation. Cette pratique spécifique nous a d’ailleurs
été confirmée par Michèle Bernard : « Dans le domaine de
la chanson la partition a deux fonctions différentes : les
partitions piano-voix sont vraiment des bases pour que les
gens puissent s’approprier la chanson, en reconnaître la
mélodie pour la chanter avec un simple piano pour
s’accompagner. Dans l’autre cas, je fournis à la
demande, demande qui provient souvent des écoles de
musique, les partitions plus fidèles à l’œuvre d’origine
avec arrangements et orchestration pour chaque
instrument » 20.
20
Entretien des auteurs avec Michèle Bernard, le 20 août 2009.
CONCLUSION
Les rapports que le piano entretient avec la chanson en tant
que genre et les chansons en tant qu’œuvres sont donc très
riches. La place de l’instrument dans l’évolution du genre,
la diversité de ses pratiques, l’imaginaire qu’il suscite dans
ce champ précis et l’analyse des versions piano-voix
adoptées par les artistes retenus ici ont permis d’apprécier
sous un nouveau jour, grâce au dialogue fécond entre
musicologie et sociologie, l’importance qui est accordée au
piano dans le domaine de la chanson.
Gageons qu’en retour les nombreux sentiers empruntés ici
puissent contribuer à faire mieux apprécier aux artistes de
chanson les richesses de l’instrument, et aux adeptes du
piano un genre jusqu’ici encore trop méconnu.
REFERENCES
[1] Juramie, G., Histoire du Piano, Editions Prisma,
Paris, 1951.
[2] Aux origines de l'école française de piano-forte de
1770 à 1815, actes du Colloque du Centre de recherches
révolutionnaires et romantiques, Université Blaise-Pascal,
Clermont-Ferrand,
8-9
décembre
1999,
Presses
Universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2004.
[3] Streletski, G., Aspects de la mélodie française,
Symétrie, Lyon, 2008.
[4]
Berlioz,
H.,
Traité
d’instrumentation
et
d’orchestration, Lemoine, Paris
[5] Soulages, F., Dialogues sur l’art et la technologie,
L’Harmattan, Paris, 2001.
[6] Paulus, Trente ans de Café-Concert, La Vie illustrée
Paris, 1906 et Guilbert, Y., La chanson de ma vie, Mes
mémoires, [1927], Grasset, Paris, 1995.
[7] Barbara, Il était un piano noir…Mémoires
interrompus, Fayard, Paris, 1998.
[8] Bonnieux, B., "Des petits formats au numérique", dans
« La chanson française », Textes et Documents pour la
Classe (TDC), n°894, du 15 au 30 avril 2005, SCERENCNPD,
Paris,
http://www.sceren.fr/revueTDC/89472889.htm
[9] Sheller, W., Piano Volume 3, éditions Carish –
Musicom, Paris, 2001, p.25-29.
[10] Hallyday, J., Johnny à Bercy, éditions Musicom,
Paris, 1988, pages 18 à 22
[11] Bernard, M., « Pour une môme », Chanson extraite de
l’album Quand vous me rendrez visite (EPM/Productions
Anne Sylvestre) Distribution EPM/ADES, Editions
DACLA Musique, Paris, 1999.
Piano and song(s):
sound and symbolic stakes
Throughout its history, the piano occupied a singular place
within the musical compositions by asserting itself on one
hand as the ideal instrument accompanying the voice (from
Schubert to Fauré), and being able on the other hand, to
serve as reducer of orchestra (Liszt reducing the
symphonies of Beethoven, Horowitz creating a whim on
Carmen) in aesthetic or educational purposes.
Besides, the development of the instrumental invoice and
the image conveyed by this instrument introduced it within
various social categories (family instrument of the XIXth
century’s upper middle classes; pillar of the stages of jazz
underground).
The development of devices nomads, such as numeric
keyboard and synthesizer, widely contributed to place the
piano practice in the center of numerous musical genres,
learned or popular. Among them, the domain of the French
song saw multiplying these last thirty years number of
abbreviated scores allowing the amateur to reproduce easily
the familiar tunes which he likes. At the same time,
academies knew a significant development of the classes of
orchestration within which the work of reduction stood out
as a separate discipline.
Since the first compositions of Mireille in the 1930s until
Jeanne Cherhal's performances or BabX in the 2000s by
way of those of Léo Ferré, Barbara, Jacques Higelin and
Romain Didier during the XXth century, the piano was
always an instrument privileged to discover the universe of
interpreters and to understand the identity of song.This
hypothesis confirms partially through the examination of
works that have the verbal and\or instrumental theme
dedicated to the piano (Barbara, Femme Piano, Romain
Didier, Dans ce piano tout noir, BabX, Sous le piano de
ma mère).
Without ignoring those who took from the classic
directory (Gainsbourg / Chopin), others knew how to
reveal or support their talent of melodist, by the play of
this instrument (Renaud, Mistral Gagnant ; William
Sheller, Un homme heureux) and create songs very
appreciated by the general public. On the last two decades,
acoustic concerts and "piano-voice" recordings (Arthur H,
Michèle Bernard, Claude Nougaro), confirmed how the
piano can makes sense, both in the creation and in the recreation of songs, in the knowledge of the works and the
acknowledgement of a kind, summoning at the same time
the spirit of a musical classicism (a certain legitimacy…)
and allowing an attention more supported in the listening
of the words and in the identification of the voices.