piano et chanson(s) : enjeux sonores et symboliques
Transcription
piano et chanson(s) : enjeux sonores et symboliques
PIANO ET CHANSON(S) : ENJEUX SONORES ET SYMBOLIQUES Cécile Prévost-Thomas, Université Paris Sorbonne, Paris IV, [email protected] Michaël Andrieu, Université Paris Sorbonne, Paris IV, [email protected] INTRODUCTION En tant que genre musical, la chanson suppose le recours à un ou plusieurs instruments. Si traditionnellement les instruments qui ont accompagné les textes de chanson étaient associés au domaine populaire et jouaient principalement les mélodies (airs, timbres) transmises oralement entre générations, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, avec l’apparition des premiers compositeurs de chansons et des premières vedettes du café-concert comme Thérésa, puis des premiers enregistrements sur cylindre, on observe une présence accrue du piano dans l’accompagnement du répertoire de la chanson française. Dès lors, il semble intéressant de focaliser notre attention sur le contraste qui s’opère entre cet instrument de tradition savante et un genre qualifié de "populaire" tant au niveau de l’écriture, de la création des œuvres que de leur diffusion et de leur appropriation par le public afin de mesurer les enjeux sonores et symboliques qui définissent les liens qui coexistent entre piano et chanson(s). 1. LE PIANO Si nombre de musicologues peuvent actuellement rendre compte des étapes successives de la naissance de l’instrument que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de « piano », il n’est pas sans fondement de rappeler combien les difficultés pour cet instrument d’être reconnu et utilisé sont nombreuses. Naturellement, les premières compositions pour piano se heurtent aux habitudes des sonorités l’ayant précédées (le recueil de sonates de Clementi est d’ailleurs suivi de la mention « pour piano ou clavecin »), et il faut attendre le développement de sa facture pour percevoir sa singularité. Sans revenir sur les évolutions initiées par Schroeter ou Silbermann en Allemagne, Stein, Zumpe en Angleterre ou Erard en France, retenons les progrès étonnants de l’instrument donnant lieu à des écoles de factures nationales. Par ricochet, les musiques composées sont, elles aussi, différentes : le piano de Mozart (tant l’instrument que son utilisation) n’a rien de comparable avec celui de Clementi, et est encore fort différent de celui de nombre de compositeurs de l’époque. A tel point qu’à Boston, lors des premières ventes de piano (vers 1775) et avec leur diffusion dans les salons les années suivantes, on se soucie de l’influence qu’un tel instrument empreint de valeurs françaises débridées peut avoir sur la morale de la gent féminine. [1] Il semblerait que le piano, quelle qu’en soit la facture ou la provenance, se soit développé plus que tout autre instrument, dans un lien étroit au social : si le clavecin est l’instrument roi qui sert à exprimer une musique ordonnée, emprunte de politesse et de convention, le piano (qui prend son essor, est-ce un hasard, durant les périodes révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle) sera l’instrument des passions et de l’affirmation de sentiments de l’individu [2]. La place de l’homme change, l’instrument évolue pour l’accompagner. De cette naissance et de ce développement, le piano a gardé une double fonction : l’accompagnement et la réduction de l’orchestre pour un seul musicien. 1.1 Instrument d’accompagnement Héritée du continuo baroque souvent confié au clavecin, la fonction accompagnatrice du piano fait partie des fondements de la littérature composée pour cet instrument. Initialement, à l’image de l’accompagnement des récitatifs des opéras italiens du XVIIIe siècle, le piano est discret, il n’est pas la richesse de l’orchestre. Puis, que ce soit dans les sonates de Beethoven (appelées initialement « sonates pour piano et violon » avant d’être renommées bien plus tard « sonates pour violon et piano »), dans les lieder de Schubert (dont l’effet produit par le piano dans Gretchen am Spinnrade va jusqu’à mimer le rouet), ou dans ceux de Mahler (où le piano prolonge le rôle émotionnel de la voix), l’instrument prend une place singulière : il devient le vecteur privilégié entre la musique et le sens du texte, tant il peut prolonger et donner écho au sens et aux inflexions de la voix au delà du sens des paroles. D’ailleurs, Mendelssohn abondera dans ce sens en osant écrire des Lieder ohne Worte pour piano seul. En se présentant seul pour accompagner la mélodie, le piano ne peut plus être considéré comme un instrument soliste interprétant une partition sur laquelle se pose une voix, mais comme un instrument entretenant avec cette dernière des relations multiples : soutien, paraphrase, amplification, etc. [3] L’accompagnement pianistique de la voix, que nous développerons dans ses liens spécifiques à la chanson, n’a donc pas pour mission première l’exactitude de la partition : certes chaque élément inscrit a son équivalent dans l’effet sonore produit, mais la présence d’un texte permet un savant dosage entre respirations et conduites de phrases. Sans piano et forte, sans crescendo et diminuendo prenant parfois une large amplitude, sans une gamme exceptionnelle de modes de jeux (des staccatos au perdando, des pédales à l’illusion du legato), cela reste impossible. De fait, le piano s’impose comme l’instrument accompagnateur par excellence. D’ailleurs, les actuelles classes d’accompagnement des conservatoires ne sont-elles pas destinées aux pianistes ? 1.2. Instrument pour faire l’orchestre Parallèlement à sa fonction accompagnatrice, le piano s’est développé en tant qu’instrument substitutif à l’orchestre. Le clavier, qui se visualise physiquement, dont les couleurs des touches ont un sens, et dont les registres se distinguent avec clarté à l’œil nu, est un outil idéal pour comprendre les intervalles, les altérations, les mouvements harmoniques. Peut-on d’ailleurs honnêtement concevoir un apprentissage de l’harmonie, une lecture solitaire de partition d’orchestre ou une analyse d’œuvre sans passer par le clavier ? Les possibilités musicales de l’instrument (polyphonie, polyrythmie, polytonalité), alliées à sa puissance sonore sont telles qu’il a vu son utilisation croître pour la transmission de la musique et l’incarnation de l’orchestre. Il suffit d’évoquer Liszt pour trouver nombre d’exemples : de ses transcriptions fidèles des symphonies de Beethoven ou d’œuvres de Bach à ses paraphrases de Verdi ou Gounod, le compositeur-interprète redonne vie à des œuvres antérieures en les faisant revivre au piano. Leurs thèmes peuvent être interprétés sans orchestre, sans salle pouvant contenir plusieurs dizaines de musiciens, juste avec un piano. Ce dernier apparaît donc comme un instrument de diffusion (aussi bien des savoirs que des œuvres). Berlioz écrivait d’ailleurs à son propos qu’il « peut être considéré sous un double point de vue : comme instrument d’orchestre ou comme étant lui-même un petit orchestre complet ». [4] 1.3. Évolutions récentes de l’instrument Dans notre rapide tour d’horizon des possibilités offertes par l’instrument, qui seront ensuite appliquées à la chanson, nous devons noter l’importante évolution liée à la technologie numérique. Précédée par le synthétiseur, l’apparition du clavier numérique créée un lien différent entre le piano et ses usagers. Déjà, l’aspect financier permettant l’acquisition d’un clavier pour le plus grand nombre tend à démocratiser l’instrument. Si l’électronique remplace les marteaux, l’objet gagne en place, le meuble initial devient alors transportable, impliquant une possibilité de nomadisation du clavier jusqu’alors difficile, voire impossible. Nous pourrions évoquer les débats de spécialistes concernant la qualité du son, les différences de toucher ou les modes de jeux amoindris, il n’en reste pas moins que les claviers numériques actuels accordent au piano une place plus importante qu’autrefois : en multipliant sa présence dans les foyers, le clavier devient un objet plus quotidien qui tend à dissiper le statut sacralisé que le piano occupait depuis son apparition [5]. Puisqu’il ne souffre pas des complications d’accordage, qu’il permet de défier les problèmes de bruits (il est possible de jouer avec un casque en toute quiétude) et passe outre les soucis de transposition, l’instrument se pratique plus simplement, facilitant aussi bien la reproduction de la partition que les conditions de son exécution. En outre, plus aisé à manier lors des enregistrements, il peut prendre place au sein de musiques transmises par disque et radio sans avoir à souffrir des déformations ayant jalonnées l’histoire de sa captation. De ce fait se crée une littérature nouvelle pour clavier qui devient -est-ce vraiment un hasard ?- la base des publications musicales dédiées aux musiques populaires. Son principe est le suivant : une réduction, dépassant la transcription en simplifiant le langage musical pour n’en garder que l’essentiel, tend à accroître l’accessibilité de la musique au plus grand nombre. Nous reviendrons ultérieurement sur cet aspect, souligné ici dans le seul but de montrer comment le nomadisme et l’accessibilité grandissants de l’instrument, alliés à ses possibilités de réduction et d’accompagnement, font du piano un instrument essentiel au regard d’une pluralité de genres musicaux, dont la chanson. 2. PIANO ET CHANSON(S) Pour aborder les liens qui unissent le piano et la voix dans la chanson, il est important à la fois de distinguer le genre (la chanson) de la pratique (une chanson) mais aussi de préciser le type de pratique (amateur, professionnel) observé. Dans le cas présent, nos recherches portent en priorité sur la chanson en tant que genre et sur la pratique des artistes professionnels contemporains qui constituent son monde1. Afin de comprendre la place occupée par le piano dans le domaine de la chanson2, un détour par la connaissance du répertoire, des styles musicaux et des modes de jeu adoptés par les compositeurs et interprètes, mais aussi de ses lieux de diffusion s’impose. Cet éclairage permettra également de saisir, sur un plan diachronique, l’évolution des esthétiques de la chanson. Une telle approche propose de dépasser l’acception accordée communément à la chanson quand elle est, soit confondue avec la pratique spontanée du chant, soit exclusivement assimilée au style dit de « variétés » (structure, rythme et 1 On entendra ici le concept de « monde » au sens de Howard S. Becker. cf. Howard S. Becker, Les mondes de l'art, (1982), Paris, Flammarion, 1988. 2 Nos recherches se basent sur le répertoire français et francophone de la période contemporaine qui prend sa source dès les premiers enregistrements phonographiques (fin XIXe ). accords simples et redondants) comme évoqué en filigrane ci-après : « La chanson est, par nature, un art populaire[…] parce qu’il s’agit d’une forme d’art que tout un chacun peut pratiquer sans matériel particulier et sans apprentissage poussé » 3. 2.1. De Fragson à Barbara Les mémoires et premières autobiographies des artistes de la fin du XIXe et du début du XXe siècles4 [6], les entrevues des artistes contemporains, augmentant avec le développement toujours plus conséquent des sources médiatiques − journaux spécialisés, radio, télévision, Internet −, nous offrent des témoignages précieux pour dépasser le sens commun et découvrir à la fois la place de la pratique pianistique dans le monde de la chanson et l’importance de la transmission du savoir musical entre générations. Ainsi, peut-on lire sous la plume de Serge Gainsbourg, qui deviendra à l’âge de vingt quatre ans pianiste d’ambiance puis pianiste et chef d’orchestre : « Mes premiers souvenirs furent esthétiques et musicaux […]. Voilà déjà un prélude à ma formation musicale : le piano de mon père, je l'ai entendu chaque jour de ma vie, de zéro à vingt ans. C’est très important... » 5. Cette transmission familiale mais aussi professorale aura une influence notoire sur les parcours de celles et ceux qui non seulement composeront et s’accompagneront au piano, mais feront de cet instrument leur "marque de fabrique". De Mireille6 (années 1930), jusqu’à Babx (années 2000), nombreux sont celles (Barbara, Véronique Sanson, Juliette, Véronique Pestel, Jeanne Cherhal, Amélie les Crayons, Catherine Major, etc.) et ceux (Léo Ferré, Claude Léveillée, William Sheller, Jacques Higelin, Robert Charlebois, Michel Berger, Richard Desjardins, Romain Didier, Vincent Delerm, Alex Beaupain, etc.) qui contribueront et contribuent aujourd'hui encore, grâce à l’enregistrement de leurs œuvres et à leur prestations scéniques, à la renommée et/ou à la diversité du répertoire de la chanson francophone contemporaine. Avant les premiers enregistrements, la présence d’un chanteur s’accompagnant au piano sur scène 3 Sabiha Ahmine, Adjointe au Maire de Lyon, déléguée à l’Intégration et aux Droits des Citoyens ; Présidente du Conseil d’orientation du Centre Histoire, « Avant-Propos », La collection de partitions, Les Archives du Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation, Lyon, Ville de Lyon, CHRD, 2003, p.3. 4 Depuis les Mémoires de Paulus –voir note 7- publiés en 1906 jusqu’à ceux d’Yvette Guilbert publiés en 1927 pour la première édition. Sur cette période voir le site Internet « Du temps des cerises aux feuilles mortes » consacré à la chanson française de la fin du second Empire aux années 1950 à l’adresse http://www.chanson.udenap.org/ 5 http://www.gainsbourg.org/vrsn4/fr/biographie/chapitre01-01.php#run 6 À partir de 1955 Mireille crée le Petit Conservatoire de la chanson qui propose des mises en scène de cours de chant diffusées dès 1965 sur le petit écran. remonterait à 1892, année au cours de laquelle Paulus7 fait l’acquisition de la salle du Bataclan à Paris et y présente Fragson8. A ces débuts, « son succès [est] mince, car il chantait derrière le piano. Quelques mois plus tard, Fragson revient aux Quat'-z-Arts9 et chante, cette fois-là, devant le piano, à demi tourné vers les spectateurs. Ceuxci l'applaudirent à tout rompre»10. Près d’un siècle plus tard, en février 1974, sur la scène de l’Olympia, Barbara joue et interprète « Fragson », chanson fraîchement écrite dans sa nouvelle demeure de Précy-su-Marne : Allez savoir pourquoi, au piano, ce jour-là, Y avait une musique sur le bout de mes doigts, Une musique. Allez savoir pourquoi, les pianos jouent parfois De drôles de musiques sur le bout de nos doigts. Allez savoir, pourquoi. Dans le salon vieil or où j'aime travailler Tout en regardant vivre mes objets familiers, Je jouais, jouais Pendant que, sur mon mur, dansait la Loïe Fuller, Sous l'œil énamouré et l'air patibulaire De Fragson, Fragson. Cet hommage de la « Femme Piano » 11 à son aîné s’inscrit dans une véritable histoire sociale et esthétique des œuvres de chanson qui entretiennent un ou plusieurs liens avec cet instrument. Avant de développer les paramètres qui constituent les enjeux sonores et symboliques propres à ces liens, retenons qu’en pratique nombre de lieux et de personnes, autres que les artistes cités plus haut, ont marqué l’histoire du couple piano/chanson. 2.2. Les lieux de la rencontre Depuis les salons bourgeois, où, contre toute attente, se sont exprimés dans le style de la Romance les illustres chansonniers du XIXe siècle Béranger et Dupont12, jusqu’aux scènes de théâtres prestigieux, tel le Châtelet à 7 Jean-Paul Habens, dit Paulus, (1845-1908) est reconnu comme la plus grande de toutes les vedettes du Café-Concert de la première époque (1840-1900). Il fut le premier interprète de «En revenant de la revue » de Lucien Delormel, Léon Garnier et Louis-César Désormes (1886) ou de « Le père la Victoire » de Delormel et Garnier, musique de Louis Ganne (1888), chansons qui n'ont cessé, depuis, d'être chantées, jouées, enregistrées et reprises par des interprètes aussi différents que Gabin, père, Georgius, Bourvil et Guy Béart. (Source : http://www.chanson.udenap.org/fiches_bio/paulus/paulus.htm) 8 Victor Léon Pott, dit Harry Fragson (1869-1913) 9 Dans la lignée du cabaret montmartrois du Chat-Noir créé par Rodolphe Salis en 1881, les Quat’-z-Arts, dirigé par François Trombert ouvre en 1893 (au 62, boulevard de Clichy) et ferme ses portes en 1924. 10 Michel Herbert, La chanson à Montmartre, Paris, La table ronde, 1967. Cité sur http://www.chanson.udenap.org/fiches_bio/fragson/fragson.htm 11 ème 8 titre du dernier album de Barbara paru en 1996 et titre donné également à la compilation (double CD de 40 titres) parue le 12 novembre 1997, douze jours avant le décès de la chanteuse. 12 Pierre Dupont, à qui l’on doit Les chant des ouvriers (1848) séduit les salons parisiens avec « Les Bœufs » qu’il écrit avec Charles Gounod en 1847. Paris, piano et chanson ont cohabité dans des lieux inhabituellement réservés à cet instrument. Chapiteaux, cirques, cabarets13, péniches et même prison 14 sont autant d’espaces que la tradition chansonnière a ouvert au piano, la superficie du lieu déterminant parfois la dimension de l’instrument. De ce point de vue, l’exemple du cabaret « Rive gauche » des années 1950, est typique. L’exiguïté d’une scène comme celle de l’Écluse (3,50 mètres sur 2 mètres), cabaret le plus réputé du quartier latin, ne pouvait accueillir qu’un piano droit accolé en permanence au mur gauche de la scène. Le plus souvent, la qualité discutable de l’instrument n’augurait pas du niveau de son joueur. Bien au contraire, plus le pianiste était expérimenté, plus il était capable de s’adapter à des instruments de différentes factures, la mobilité des artistes, devant se rendre d’un cabaret à l’autre, étant très vive à cette époque. 2.3. Les pianistes de la chanson A cet égard, si cette période de l’histoire de la chanson a révélé les auteurs-compositeurs-interprètes, elle devrait aussi se rappeler des pianistes chevronnés, qui ont accompagné nombre d’entre eux, tels Cora Vaucaire, Juliette Greco, Jacques Brel, Barbara. Si les noms de ces pianistes (France Olivia, Darzee, Yvonne Schmidt, Liliane Benelli 15, François Rauber, Gérard Jouannest, Jacques Loussier, etc.) n’évoquent sûrement rien au grand public, ils ont pourtant marqué celles et ceux qu’ils ont soutenu et soutiennent encore sur scène, endossant de surcroît le plus souvent une fonction d’arrangeur, d’orchestrateur et/ou de compositeur. Comme le définit si joliment une citation apposée dans l’ouvrage de Marc Chevalier consacré à l’Écluse en introduction du chapitre intitulé justement « Pianiste » : « C’est l’autre et l’autre soi-même. La touche subtile et les vives couleurs, la résonance profonde et l’envolée brillante. L’écrin et la parure. Le pianiste accompagnateur, la terre ferme des artistes » 16. Plus près de nous Jean-Louis Beydon17, Yvan Cassar, Gérard Daguerre, Philippe Davenet, Jean-Luc Michel, Nathalie Miravette et Michel Précastelli parmi d’autres, perpétuent cette tradition en offrant aux créations contemporaines de chanson un habillage sonore à la fois très spécifique du point de vue de l’esthétique chanson et très pointu du point de vue de la technique pianistique. 13 Rappelons brièvement qu’au XXe siècle le cabaret parisien a connu deux époques : celle des années 1920 (sur la rive droite entre Opéra et Montmartre) dont Georges Van Parys accompagnant Chez Fischer, Yvonne George, Lucienne Boyer, Lys Gauty et Arletty reste l’un des plus célèbres pianistes et celle des années 1950 sur la rive gauche. 14 Au début des années 1990 Barbara a offert l’un de ses pianos à la prison des femmes de Fresnes. 15 Pianiste qui est morte dans un accident de voiture et à laquelle Barbara rendra hommage en écrivant la chanson « Une petite cantate ». 16 Marc Chevalier, Mémoires d’un cabaret, L’Écluse, Paris, La Découverte, 1987. 17 Actuel directeur du Conservatoire de Vanves. 3. ENJEUX SONORES ET SYMBOLIQUES 3.1. Choisir le piano Nous l’avons montré aussi bien dans l’évolution du piano, dans les utilisations de ce dernier que dans les nombreux liens historiques que l’instrument peut avoir avec le genre chanson : choisir de composer pour le piano n’est pas un effet du hasard. Encore faut-il préciser la sonorité du piano que le compositeur de chanson cherche à mettre en adéquation au texte et à la voix de l’interprète. Du piano aux sonorités métalliques, réputé pour l’incision de ses attaques au détriment de la tenue du son au piano bastringue dont la différence de fréquence liée à la tension des cordes crée un accordage particulier, en passant par le piano de concert, ce n’est pas simplement l’objet qui diffère mais bien l’imaginaire entourant l’objet : si Michel Polnareff préfère les sonorités métalliques (essentiellement sur les enregistrements scéniques) aux sons feutrés de l’instrument, il décide d’utiliser l’instrument pour ses valeurs percussives et sèches (issues de la musique populaire des années 70 et 80, apogée de sa carrière). Dans le prolongement de Léo Ferré et de Barbara, Juliette adopte sur scène le piano à queue de concert pour ses clins d’œils à la tradition classique (sa chanson « La petite fille au piano» combine une basse d’Alberti, une cadence parfaite tirée de la plus pure tradition classique, les dernières notes du Boléro de Maurice Ravel sur un texte scandé de « mi, mi, mi, sol, fa, mi, ré, do », nombre d’allusions aux doigtés, touches, signes musicaux, citant même verbalement Rubinstein, la Salle Gaveau, Chopin ou la marque de piano Yamaha). Parallèlement à la sonorité du piano, directement liée à un ensemble de représentations, les choix compositionnels attribués à l’instrument donnent à ce dernier une place différente. Du simple arpège ascendant qui laisse toute la place à la voix et aux intentions de l’interprète (le phénomène lié aux concerts de Patrick Bruel dans le début des années 1990, et spécifiquement la chanson à succès Qui a le droit reposent sur cette logique), aux notes ou accords judicieusement placés pour donner son identité musicale à la chanson (l’introduction de « Ne me quitte pas » de Jacques Brel, de « Champagne » de Jacques Higelin ou encore de « Nataq » de Richard Desjardins ) en passant par l’originalité du choix du climat pianistique chez des artistes tels Francis Cabrel avec le titre « Il faudra leur dire » ou encore Renaud avec « Mistral Gagnant », dont le style habituel privilégie d’autres instruments comme la guitare, l’enjeu semble de trouver un équilibre visant à offrir non seulement une adéquation entre le texte, son interprétation et l’accompagnement, mais aussi, dans le cas ou le chanteur est également le pianiste, deux rôles artistiques capables d’être distingués au sein d’une même personnalité. 3.2. Le piano sur scène Outre leurs différentes qualités sonores, piano droit, piano à queue, piano bastringue et piano mécanique ont tous une fonction précise qui définit des univers particuliers allant du savant au populaire. Sur scène, la présence d’un piano à queue, noir de préférence, soutenant un répertoire de chansons n’est donc pas neutre. Il symbolise, chez certains artistes une exigence explicite : celle de considérer la chanson au même niveau que d’autres genres musicaux plus académiques. Riches de sens, les colères de Barbara et de Jacques Brel, à qui l’on refusa des pianos de concert, sous prétextes non formulés qu’ils n’étaient que des artistes de variétés sont mémorables. [7] Autre précision concernant l’importance du piano sur scène, le choix des lieux de spectacle tels que les préparent minutieusement Jacques Higelin et son producteur Daniel Colling se font, en partie, en fonction de la place que doit occuper le piano sur scène : le cirque d’Hiver offrant à ce titre une configuration privilégiée où le piano du chanteur fût en 1995, placé au cœur de la piste quand les autres instruments étaient en retrait. De même, lors de ses concerts à Bercy en 2006 et dernièrement au Stade de France en septembre 2009, Mylène Farmer place judicieusement au cœur de l’arène et à mi-parcours de son spectacle une succession de chansons intimement accompagnées par Yvan Cassar au piano, alors que l’ensemble des autres titres est joué en fond de stade depuis la scène principale avec une débauche considérable de moyens techniques (décors, éclairages) et humains (choristes, danseurs, musiciens). Pour Barbara enfin, la place accordée au piano était décisive : « De la place du piano vont en effet dépendre celle des musiciens, celle du retour-son, celle des lumières. De la place du piano dépend aussi le confort du public des premiers rangs lorsque la scène est trop haute ; pour résoudre cette difficulté, nous avons décidé un jour, l’équipe et moi, de faire fabriquer un faux pied qui confèrerait au piano une légère pente18. C’était moins confortable pour chanter, mais beaucoup mieux pour le public. » Au-delà du climat esthétique recherché, la multiplication des concerts acoustiques sur le mode pianovoix marque aussi, ces dernières années, une volonté pour l’artiste de tisser des liens privilégiés avec son public mais aussi une volonté « de se mettre à nu » 19 pour mieux servir son art. 18 19 Cette technique fut également adoptée par Gilbert Bécaud. Expression employée par l’auteur compositeur interprète Bertrand Louis à l’occasion d’une discussion sur le sujet menée le 25 aout 2009 avec les auteurs. 3.3. Le piano sur disque Une recherche iconographique de pochettes de disques du répertoire de la chanson francophone sur lesquelles figure un piano conduit également à une réflexion intéressante : la présence de l’instrument souligne la force symbolique accordée au mode piano-voix dans la production musicale des artistes. Certains enregistrements annonçant la spécificité sonore du piano-voix n’affichent pas l’instrument sur la pochette : si l’accordéon de Michèle Bernard est présent sur chacun de ses albums, il est absent de son dernier opus intitulé Piano-voix (alors que certains de ses titres continuent sur cet enregistrement à donner une place à l’accordéon), par contre, il s’agit pour elle de la première pochette d’album où se trouve (au verso) une autre personne… son pianiste, Jean-Luc Michel ! Dans la même veine, sur son album Canis Bulle, à deux pianos, enregistré en public au théâtre de l’Essaïon en 2005, Véronique Pestel s’affiche avec son pianiste Michel Précastelli, sur la pochette de son album. D’emblée, ces visuels de disques relatent la rencontre : plus qu’un simple investissement musical par le piano, ils sont la synthèse de confluences artistiques entre l’univers de la chanteuse et celle de son pianiste accompagnateur. D’autres pochettes de disques n’abordent ni l’instrument, ni le pianiste. Parmi elles, notons celles de l’album Deux pianos de Juliette (avec Didier Goret) paru en 1998 et Piano solo d’Arthur H paru en 2002. Si toutes deux présentent une photo pétillante de l’artiste, c’est dans le contenu textuel que se joue la présence du pianiste qui est nommément cité : son patronyme pour le disque de Juliette, et le soulignement du mot « solo » chez Arthur H. À côté de ces exemples de pochettes suggérant l’instrument (ou l’instrumentiste), d’autres proposent une iconographie où le piano est physiquement représenté. Dès lors, un autre examen s’impose : où se trouve l’interprète par rapport à l’instrument ? Parfois, le chanteur est absent, laissant toute la place à son piano : pour Amélie-lescrayons, il est devenu champ de coquelicot (jardin secret de l’artiste qui ouvre le couvercle de son instrument pour se dévoiler), tandis qu’il est photographié de très près pour Jean-Yves d’Angelo qui invite à faire de l’instrument un vecteur de proximité avec les artistes qu’il accompagne. Pourtant, depuis les affiches de Fragson, la plupart des pochettes de disques présentent à la fois l’artiste et l’instrument : instrument de jeu constamment relié aux mains de l’interprète (Barbara), instrument complétant l’être qui l’anime (l’un est la moitié de l’autre pour Gilbert Laffaille alors que Romain Didier semble habiter physiquement son piano), instrument près duquel on se sent chez soi (Mireille), instrument avec lequel on donne tout jusqu’à l’épuisement (Jacques Higelin). Lorsque, sans fioritures, le chanteur s’accompagne En solitaire, l’auditeur est invité à adopter un type d’écoute propre à celle du récital (Romain Didier, William Sheller, Barbara) : la présence visuelle du microphone sur la pochette venant renforcer le sentiment de proximité entre l’auditeur et le chanteur. Au-delà de l’instrument et de la composition, le piano occupe également une place significative au sein de la chanson à travers les mots. Si l’on s’intéresse en effet de plus près aux nombreuses chansons dont le titre mentionne les vocables « piano » ou « pianiste », leur écoute et l’analyse de leurs paroles sont riches de sens pour comprendre à quels univers symboliques correspond l’instrument. En évoquant les notes, les touches du clavier, en relatant la beauté de l’objet, les références à la sonorité et à la qualité du piano sont fréquentes. Le sentiment de nostalgie que l’instrument peut provoquer est aussi très singulier quand il est question d’un piano d’un autre temps (« Ce piano est à vendre », d’Alain Chamfort ; « Le vieux piano », d’Edith Piaf) ou d’une autre époque (« Le piano de la plage » de Charles Trenet). Les références au monde de la musique classiques sont également importantes. Parmi celles-ci, les citations d’illustres pianistes sont notables : Chopin (« Le piano du pauvre » de Léo Ferré, « Le pianiste de Varsovie » de Gilbert Bécaud, « Ce piano est à vendre » d’Alain Chamfort ; Liszt « Le piano et le pianiste » de Michel Jonasz), Bach et Dinu Lipatti (« Un piano » d’Henri Tachan). Les sentiments ambivalents suscités par la pratique pianistique sont également très présents, qu’elle soit vécue comme une contrainte imposée dans la petite enfance (« J’voulais pas faire d’piano » de Michèle Bernard ; « La leçon de piano » de Jacques Bertin ; « Sous le piano de ma mère » de Babx) ou qu’elle se manifeste comme un besoin essentiel guidant le chemin de vie de l’artiste : de l’enfance (« Dans ce piano tout noir » de Romain Didier) à l’âge adulte (« Femme piano » de Barbara) jusqu’au la mort (dans « Le piano noir » de Robert Charlebois reprise par Barbara en 1987 sur la scène du Châtelet les premières paroles sont : « Quand je serai mort(e) enterrez moi dans un piano »). Afin de mesurer l’importance du piano dans la chanson, il faudrait encore pouvoir distinguer, au-delà des paroles, les chansons dont le titre, le thème et l’interprétation mettent en scène le piano de celles qui, nombreuses, ont emprunté des mélodies du répertoire classique pour piano (Gainsbourg/Chopin avec « Lemon Incest » ; Anne Sylvestre/Beethoven avec « La lettre ouverte à Elise » ; Alain Klingler/Bach avec « Je cours à ma perte », parmi beaucoup d’autres). Malgré sa tradition orale, cette intrusion dans le monde de la musique savante, nous rappelle que la composition d’une chanson peut aussi s’exprimer à l’écrit grâce aux partitions mais, comme nous allons le voir, sur des modes différents de ceux réservés à la notation classique. 3.4. Partitions et transcriptions Par la place privilégiée qu’elle occupe au cœur des foyers, la chanson a donc permis le développement d’une littérature pianistique bien particulière : celle de l’accompagnement des mélodies. Si la fin du XIXe siècle a vu l’expansion du « petit format », il a aussi conditionné la présentation des chansons données au public : un petit format, c’est avant tout un nombre de pages réduit (de quatre à six en moyenne), sur lesquelles se trouvent en priorité une mélodie et les textes des couplets. « Le petit format, […] n’est cependant pas le support idéal pour la forme «chanson » : tout ne peut pas être transcrit sur le papier, les improvisations notamment ». [8] Lorsqu’un accompagnement est proposé, il est écrit pour le piano, instrument alors présent dans les salons, cafés-concerts, music-halls, tout comme dans les théâtres ou les premières salles de cinéma. Si l’on se penche sur la partition de « Ta bouche », thème principal de l’opérette du même nom, nous ne sommes pas face à une simple réduction de l’orchestre pour un piano hiérarchiquement inférieur à la mélodie, mais face à une vraie partie de piano, composée en tenant compte des possibilités de l’instrument et des liens entre le texte et la mélodie. Pourtant, dans cette littérature, tout n’est pas de cet ordre. En effet, nombre de volumes permettant aux pianistes d’un niveau moyen de jouer les chansons qu’ils aiment sont aujourd’hui disponibles. Ces partitions ne doivent pas être conçues comme des écrits préalables aux enregistrements, ni comme des commandes spécifiques faites au compositeur principal pour réadapter son œuvre, mais plutôt comme des transcriptions a posteriori de ce qui a été enregistré. Nous nous sommes attachés à étudier un corpus de partitions de chanson afin de comprendre le sens de ces transcriptions. De ce corpus, nous retiendrons quelques exemples : « Le nouveau monde » composé en 1987 par William Sheller, propose à l’écoute une longue introduction pour quintette à cordes, emprunté directement au style baroque (la similitude avec l’ouverture du Messie de Haendel est frappante aussi bien par ses aspects rythmiques que formels, tout comme dans la construction du thème). Suite à cette introduction, la partie chantée commence, alliée à une basse et une batterie qui renvoient directement aux habitudes sonores des formations traditionnelles accompagnant les chansons des années 1980. Alternance de couplets et de refrains, présence d’un orchestre, voire même de chœurs lors du second couplet, le tout se conclut par le retour du quintette initial achevant le morceau sur une cadence parfaite finale donnant à écouter la gamme mélodique ascendante de sol mineur. Quelques années après la sortie de ce disque paraît la partition du morceau [9]. Elle est écrite pour piano et voix. Il revient donc à ce seul instrument de donner l’ampleur de la composition symphonique initiale. En guise d’indication de mouvement, nul « allegro » ou « moderato », simplement un « baroque ». L’esprit est bien là. La structure aussi d’ailleurs : mouvement lent avec sa reprise, mouvement rapide de la seconde partie de l’ouverture venant jouer son rôle de contraste, toutes les harmonies sont à leurs places. Pourtant, le compositeur n’a pas fait une simple transcription de sa pièce : il a pris en compte le niveau pianistique de l’exécutant. En effet, sur chaque accord est noté son chiffrage international (C/E ; Cm/Eb…) et, de façon à rendre le tout en accord avec l’esprit baroque original, les croches (jouées de façon irrégulière à cette époque) ont été retranscrites la plupart du temps par des cellules « croche, demi-soupir, croche » en triolet. La simplification (déjà amorcée par la présence des chiffrages) ne s’encombre pas des sonorités instrumentales : nulle différence entre le couplet et le refrain (alors qu’il aurait été possible de faire ressortir l’aspect rythmique des couplets par rapport à l’introduction), ni même entre chacun des couplets (les modifications sonores de l’enregistrement initial sont balayées par un simple signe de reprise). Pourtant, nous sommes en présence d’une partition transcrite par le compositeur lui-même, pianiste de surcroît, apte à connaître les capacités de l’instrument qu’il utilise par ailleurs. D’autres partitions, visant un plus large public, reprennent des chansons à succès sans se soucier réellement des détails pianistiques présents sur disque : face aux cinq pages résumant « Je te promets » de Johnny Hallyday [10], chanson en tête des ventes en 1986, nous mesurons la différence entre la version originale et sa transcription : si le couplet volontairement dépouillé au piano semble être d’une relative fidélité, le refrain, lui, se limite à une succession d’accords posés sur chaque temps, ne faisant qu’accentuer le caractère rythmique du « slow-rock », au détriment de cellules mélodiques enrichissant la partie vocale. De fait, les possibilités sonores et techniques du piano sont limitées à une exploitation simplifiée marquant les temps du slow, laissant tout accompagnement dans un registre médium où la main gauche appuie les notes fondamentales de chaque harmonie tandis que la main droite offre des renversements aisés à jouer au détriment de toute richesse ornementale ou mélodique. Dans un autre registre, « Pour une môme » de Michèle Bernard [11], est présenté sur partition enrichie d’une introduction, d’un contrechant et d’une façon de disposer les accords à l’identique pour chaque couplet, tandis que les différentes versions enregistrées, dont celle de son dernier album Piano-voix, proposent une évolution musicale qui, du premier au dernier couplet, donnent au piano un rôle actif dans l’évolution de la densité sonore de l’œuvre. Tout comme dans la partition de Sheller mentionnée plus haut, ces deux dernières transcriptions ajoutent au codage traditionnel de la musique les chiffrages internationaux, permettant de ce fait aux amateurs (guitaristes ou mauvais lecteurs) de pouvoir accompagner aisément leurs propres versions de la chanson. Nous pourrions multiplier les exemples. Sur la période contemporaine, une large majorité de partitions nous amène à montrer que, parce que le piano est toujours considéré en lien à l’accompagnement d’une œuvre d’un texte chanté et qu’il requiert l’accessibilité du plus grand nombre dans son écriture, les richesses de la sonorité initiale sont évacuées au profit d’une possibilité d’interprétation pour le plus grand nombre de pianistes amateurs. Et cela est propre à la chanson tant le revers de ce que nous venons d’exprimer fait partie du genre : puisqu’elle n’est pas axée sur la reproduction fidèle de partitions préétablies, la chanson est mouvante, elle requiert la personnalité de son interprète et ses facultés à modifier certains de ses éléments pour recréer une forme d’expression personnelle. D’ailleurs, comme pour nombre d’autres œuvres du répertoire de la chanson, « Le nouveau monde » de William Sheller, « Je te promets » de Johnny Hallyday et « Pour une môme » de Michèle Bernard ne sont jamais interprétées à l’identique dans les versions concert. Dès lors, la partition ne doit plus être considérée comme une finalité, comme le lieu de la présence de l’œuvre à interpréter mais comme une transcription stratégique, un guide vers une exécution personnelle de la pièce. A la différence d’autres musiques écrites, et particulièrement quand elle est destinée au grand public, la partition de chanson existe postérieurement à la diffusion de l’œuvre. Si la musique savante peut donner accès aux partitions préalablement à leurs vies sonores ou leurs diffusions, il apparaît que le trajet est différent dans le domaine de la chanson : c’est suite à l’écoute de la chanson que le musicien (aussi bien amateur que professionnel) va s’enquérir de la transcription de l’œuvre pour la faire sienne non plus par l’écoute mais à travers sa pratique active d’interprétation. Cette pratique spécifique nous a d’ailleurs été confirmée par Michèle Bernard : « Dans le domaine de la chanson la partition a deux fonctions différentes : les partitions piano-voix sont vraiment des bases pour que les gens puissent s’approprier la chanson, en reconnaître la mélodie pour la chanter avec un simple piano pour s’accompagner. Dans l’autre cas, je fournis à la demande, demande qui provient souvent des écoles de musique, les partitions plus fidèles à l’œuvre d’origine avec arrangements et orchestration pour chaque instrument » 20. 20 Entretien des auteurs avec Michèle Bernard, le 20 août 2009. CONCLUSION Les rapports que le piano entretient avec la chanson en tant que genre et les chansons en tant qu’œuvres sont donc très riches. La place de l’instrument dans l’évolution du genre, la diversité de ses pratiques, l’imaginaire qu’il suscite dans ce champ précis et l’analyse des versions piano-voix adoptées par les artistes retenus ici ont permis d’apprécier sous un nouveau jour, grâce au dialogue fécond entre musicologie et sociologie, l’importance qui est accordée au piano dans le domaine de la chanson. Gageons qu’en retour les nombreux sentiers empruntés ici puissent contribuer à faire mieux apprécier aux artistes de chanson les richesses de l’instrument, et aux adeptes du piano un genre jusqu’ici encore trop méconnu. REFERENCES [1] Juramie, G., Histoire du Piano, Editions Prisma, Paris, 1951. [2] Aux origines de l'école française de piano-forte de 1770 à 1815, actes du Colloque du Centre de recherches révolutionnaires et romantiques, Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand, 8-9 décembre 1999, Presses Universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2004. [3] Streletski, G., Aspects de la mélodie française, Symétrie, Lyon, 2008. [4] Berlioz, H., Traité d’instrumentation et d’orchestration, Lemoine, Paris [5] Soulages, F., Dialogues sur l’art et la technologie, L’Harmattan, Paris, 2001. [6] Paulus, Trente ans de Café-Concert, La Vie illustrée Paris, 1906 et Guilbert, Y., La chanson de ma vie, Mes mémoires, [1927], Grasset, Paris, 1995. [7] Barbara, Il était un piano noir…Mémoires interrompus, Fayard, Paris, 1998. [8] Bonnieux, B., "Des petits formats au numérique", dans « La chanson française », Textes et Documents pour la Classe (TDC), n°894, du 15 au 30 avril 2005, SCERENCNPD, Paris, http://www.sceren.fr/revueTDC/89472889.htm [9] Sheller, W., Piano Volume 3, éditions Carish – Musicom, Paris, 2001, p.25-29. [10] Hallyday, J., Johnny à Bercy, éditions Musicom, Paris, 1988, pages 18 à 22 [11] Bernard, M., « Pour une môme », Chanson extraite de l’album Quand vous me rendrez visite (EPM/Productions Anne Sylvestre) Distribution EPM/ADES, Editions DACLA Musique, Paris, 1999. Piano and song(s): sound and symbolic stakes Throughout its history, the piano occupied a singular place within the musical compositions by asserting itself on one hand as the ideal instrument accompanying the voice (from Schubert to Fauré), and being able on the other hand, to serve as reducer of orchestra (Liszt reducing the symphonies of Beethoven, Horowitz creating a whim on Carmen) in aesthetic or educational purposes. Besides, the development of the instrumental invoice and the image conveyed by this instrument introduced it within various social categories (family instrument of the XIXth century’s upper middle classes; pillar of the stages of jazz underground). The development of devices nomads, such as numeric keyboard and synthesizer, widely contributed to place the piano practice in the center of numerous musical genres, learned or popular. Among them, the domain of the French song saw multiplying these last thirty years number of abbreviated scores allowing the amateur to reproduce easily the familiar tunes which he likes. At the same time, academies knew a significant development of the classes of orchestration within which the work of reduction stood out as a separate discipline. Since the first compositions of Mireille in the 1930s until Jeanne Cherhal's performances or BabX in the 2000s by way of those of Léo Ferré, Barbara, Jacques Higelin and Romain Didier during the XXth century, the piano was always an instrument privileged to discover the universe of interpreters and to understand the identity of song.This hypothesis confirms partially through the examination of works that have the verbal and\or instrumental theme dedicated to the piano (Barbara, Femme Piano, Romain Didier, Dans ce piano tout noir, BabX, Sous le piano de ma mère). Without ignoring those who took from the classic directory (Gainsbourg / Chopin), others knew how to reveal or support their talent of melodist, by the play of this instrument (Renaud, Mistral Gagnant ; William Sheller, Un homme heureux) and create songs very appreciated by the general public. On the last two decades, acoustic concerts and "piano-voice" recordings (Arthur H, Michèle Bernard, Claude Nougaro), confirmed how the piano can makes sense, both in the creation and in the recreation of songs, in the knowledge of the works and the acknowledgement of a kind, summoning at the same time the spirit of a musical classicism (a certain legitimacy…) and allowing an attention more supported in the listening of the words and in the identification of the voices.