Herbert Marcuse altermondialiste - Département de science politique

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Herbert Marcuse altermondialiste - Département de science politique
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LA BEAUTÉ
EST DANS LA RUE
Variations 11 / numéro spécial Mai 68 au présent. Printemps 2008.
Sommaire
1. Variations sur des mots d’ordre contemporains
Lucia Sagradini, Ici et maintenant, la beauté est dans la rue.
Michal Kozlowski, Sous le pavé la plage (ou la beauté est dans la rue).
Stéphane Le Lay, La lutte continue…
Michal Herer, L’imagination prend le pouvoir.
Alexander Neumann, Nous sommes tous des juifs et des allemands.
2. De Nanterre au Chiapas en passant par Montréal
Patrick Cingolani, La révolte expressive – essai sur la contre-culture.
Francis Dupuis-Déri, Herbert Marcuse altermondialiste ?
Fernando Matamoros, Mexique – les espoirs du passé au présent.
3. Transversales
Denis Berger : Méditations critiques, de la guerre d’Algérie à l’indépendance.
David Benhaïm, Freud : la guerre et la Kultur.
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Éditorial
Le nouveau Variations est arrivé, il a pour titre : La beauté est dans la rue.
Pour cette publication, il ne s’agit pas de faire un énième opuscule sur Mai 68. Il ne s’agit ni
d’encenser, ni d’exhumer des « lendemains qui ont chanté ». Nous ne cherchons pas, à travers notre
regard, une éventuelle dévotion à 68 ou à ses héros, nous nous proposons bien au contraire de
reprendre à notre compte l’esprit de 68, afin d’y puiser un nouveau souffle.
C’est pourquoi nous avons proposé à nos auteurs de reprendre des mots d’ordre, des slogans de 68
et de les réactualiser dans l’expérience qu’ici et maintenant nous devons affronter, tous ensemble.
Sensibles à la pensée de Walter Benjamin à sa compréhension de l’Histoire mouvementée et des
expériences vivantes, nous avons donc cherché à marcher dans les pas d’un intellectuel toujours
alerte et enthousiaste face à la promesse de liberté, portée par des vagues de pratiques et de luttes.
Partons à l’assaut de notre baleine, Mai 681.
Notre numéro spécial 68 vise ainsi à déborder l’industrie du spectacle et le marché du livre, qui
offre déjà une centaine de produits payants. Le numéro de Variations est gratuit, il circule librement,
sans entrave marchande aucune. C’est aussi une façon de troubler la commémoration mortifère qui
célèbre l’assassinat du Che, le suicide de Jan Palak à Prague et la retraite de Krivine.
Dans ce sens, les rédacteurs de Variations ont obtenu le changement du titre d’un appel pour les 40
ans de 68, qui s’appelle désormais « Ce n’est pas qu’un début » (www.mai68.org). Au lieu
d'identifier Mai 68 au point de départ d'un récit biographique et générationnnel des soixantehuitards bien connus, qui en ont fait leur début, nous voulons prendre 68 à « rebrousse-poil », pour
utiliser une expression de Walter Benjamin.
Mai 68 est un moment qui interrompt l’Histoire, la tradition et la répétition, bien que les mass
médias aimeraient en faire un chapitre historique. Mai 68 a débordé les discours établis de la
gauche, là où la tradition politique voudrait aujourd’hui voir une illustration. Mai 68 est l’un de ces
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Voir l’article de Lucia Sagradini qui a coordonné ce numéro.
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rares moments où l’expérience s’affirme à l’encontre de l’Histoire et de son cortège de faits
accomplis. Mai 68 dit que l’émancipation est pensable contre l’apparent sens de l’Histoire.
L’intuition de Walter Benjamin, qui a démonté le marxisme et l’idéologie libérale du progrès à
travers ses célèbres thèses sur le concept d’histoire, restent d’une actualité éclatante. Les luttes pour
l’émancipation n’ont rien d’une lente et longue marche vers la victoire, personne ne saurait le
contester aujourd’hui.
Des mouvements de contestation vifs arrivent à jeter dans la rue plusieurs millions de personnes, le
temps d’un jour ou d’une saison, contre la guerre, la précarité du travail, à l’encontre des
manifestations les plus flagrantes du racisme, de la violence moderne, pour les sans-papiers. Contre
le fascisme façon pop. Pour l’égalité, la liberté, parfois pour la joie de vivre. L’espace public n’en
garde pourtant à peine la trace. La subjectivité politique des acteurs de la contestation se révèle ellemême aléatoire, tantôt polarisée par la résistance, tantôt happée par l’industrie du spectacle, sinon la
dépression. La critique sociale contemporaine approche ces phénomènes de manière plutôt
tâtonnante, sans que le travail théorique et l’observation empirique se touchent toujours.
Il ne sert à rien de relativiser des phénomènes qui se confirment tous les jours: les ressorts brisés des
partis de gauche, des syndicats ouvriers et des Maîtres à penser. Tous nous proposent encore une
mise en mouvement qui ne cesse d’engendrer des revers chaque fois plus amples. En France et
ailleurs, les partis issus du mouvement ouvrier se montrent impuissants face à des alliances néoconservatrices. Les États-Unis ou l’Europe de l’Est en témoignent de façon éclatante. En
Allemagne, la social-démocratie historique n’arrive à se maintenir qu’en supportant une
Chancelière de droite, puritaine et autoritaire. L’ensemble de ces gouvernements ont décrété la
“ liquidation de Mai 68 ”, après avoir jeté le discrédit sur le moment égalitaire et libérateur de la
Révolution française. Dans les Universités contemporaines, issues de la révolte de Mai, peu de voix
s’en offusquent, mis à part les étudiants précaires récemment radicalisés, tandis que l’intelligentsia
post-maoïste se montre déterminée à achever sa longue marche vers l'Élysée.
Pendant ce temps, les syndicats européens, même ceux qui se font revendicatifs, accompagnent de
vastes mobilisations défensives, sans jamais en saisir la dynamique politique. Lorsque les jeunes
des banlieues affichent une colère sourde et légitime, la gauche réellement existante n’a que l’ordre
et des promesses à leur offrir. En 68 comme en 2007, les solutions autoritaires s’engouffrent dans le
vide béant. Hier, les partis de gauche dénonçaient ces étudiants qui “ brûlent des voitures ” dans le
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Quartier latin, aujourd’hui ils accusent le manque d’éloquence des banlieusards.
L’avertissement de Walter Benjamin éclate ici dans toute son actualité, bien qu’il date de 1940. Il
pourrait s’agir d’un bilan contemporain, suite à la victoire du néo-conservatisme : “ Au moment où
les professionnels de la politique, en qui les adversaires du fascisme avaient placé leurs espoirs,
sont à terre, accréditant leur défaite par la trahison de leur propre cause, il s’agit de sortir la jeune
génération politique des filets dans lesquels ces premiers l’avaient captée. Notre considération part
de l’idée que la croyance psychorigide de ces politiciens dans le progrès, leur foi dans une “ assise
de masse ”, ainsi que leur subordination servile à un appareil de parti incontrôlable, constituent
trois aspects d’une seule et même chose. Cette approche vise à rendre compréhensible à quel point
il nous en coûte d’abandonner notre pensée habituelle, au service d’un concept d’histoire qui évite
toute complicité avec celui que ces politiciens continuent à défendre. ”.2
S'agit-il de la France de 2007 ?
Certes, les partis néo-conservateurs actuels ne doivent pas être confondus avec le fascisme
historique, même s’ils empruntent des thèmes à l’extrême-droite. L’analogie ne s’applique qu’à la
gauche. À l’heure où les chefs autoritaires emportent l’adhésion aux quatre coins du monde, alors
que le communisme, la social-démocratie et le léninisme sont en lambeaux, les professionnels de la
politique “ ne veulent rien entendre ”. Ce n’est pas une raison de se taire, mais au contraire une
occasion d’exercer la critique.
Une critique qui ne se limite pas aux débats français, mais qui se jette dans le monde, en écoutant
les voix venus de Mexico, de Varsovie et de Montréal.
Une critique intarissable.
Pour vous associer à ces initiatives, vous êtes invités à établir le contact :
[email protected]
Une version papier brochée du présent numéro spécial peut être produit sur commande
(9 euros de participation aux frais).
2
Nous traduisons, afin de rendre explicitement les termes de “masse” et de “concept d’histoire” utilisés par
Benjamin, bien que la traduction française déjà existante nous semble correcte (Walter Benjamin, Sur le concept
d’histoire in : Œuvres III, Gallimard, Paris, 2000, p.435). Benjamin, “Über den Begriff der Geschichte” in : Sprache
und Geschichte, Reclam, Stuttgart, 2000, p.147.
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Lucia Sagradini
Ici et maintenant
La beauté est dans la rue
Il est difficile d’écrire et de penser autour de Mai 68. Non seulement, parce qu’il est impossible de
saisir, tout à fait, un tel événement, mais aussi, du fait que, chaque décennie a réalisé un retour sur
Mai 68 à posteriori. L’expérience s’est ainsi étoffée des regards portés sur elle, nous laissant avec
une infinité de traces et d’interprétations sur la question de savoir ce qu’est ou ce que fût Mai 68.
Cette année, à l’arrivée des quarante ans, il n’y aura pas d’exception et la fête se prépare à nouveau.
La plupart du temps, il s’agit pour les intellectuels, les artistes, les syndicalistes, entre autres, de
repenser la brèche que fût 68 et les bouleversements qui y virent le jour. Pourtant, dans l’hexagone,
penser Mai 68 peut vite ressembler à commémorer, voir à se commémorer, sinon à s’auto-célébrer.
N’ayant ni fait ni vécu cette période, me voilà libéré de l’emprise de 68, de ses dieux et de ses
idoles, capable de penser à contre-pente.
Vanitas
Ainsi « Ici et maintenant, la beauté est dans la rue » n’est pas l’occasion de (re)faire l’expérience
de 68 comme celle d’un spectateur devant une Vanité du XVIe où le cheminement du regard,
parcourant les objets comme autant de signe du dépérissement terrestre, conduirait inévitablement à
la mélancolie. Il ne s’agit pas de contempler Mai 68 comme le Saint Jérôme de Lubin Baugin3. En
effet, la quête ici n’est pas celle de percevoir la vanité de l’existence, en suivant, dans un décor
ascétique, les courbes mordorées, du saint, nu et à genoux, qui, de biais, contemple un crâne posé
sur sa cuisse. Dans ce texte, Mai 68 n’est pas l’occasion de sentir combien nous, nouvelles
générations, ne sommes rien aux vues de cette expérience, et combien peut digne nous sommes de
nous y relier.
Force est de constater que, nombreux sont les héros de 68, qui, comme le vieillard de la toile, ont,
tout à la fois, un corps dans la force de l’âge, svelte, musclé, et une tête marquée par le temps :
barbe blanche, rides, tête chauve. Le corps du Saint-Jérôme illustre une certaine ambivalence ou
contradiction, que l’on observe aussi chez les acteurs de 68. Ce signe peut indiquer qu’il est sans
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Cette peinture se trouve au Musée des Beaux-Arts de Caen.
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doute temps de sortir de ce rapport contemplatif qui oscille entre admiration, jouissance masochiste
et sentiment exalté de dénuement et de médiocrité pour s’approprier 68.
Alors, il est possible de s’imaginer que, ici et maintenant, le présent est comme une baleine grise
traversant les océans4. Une baleine qui, comme toute bonne baleine métaphorique qui se respecte, a
avalé un navire, un très bel ouvrage, un navire rouge avec tous ses marins, ses mousses et sa
cargaison. Cette baleine parcourt et affronte les intempéries des temps qu’il lui est touché de vivre,
mais elle n’est pas seule, car elle est habitée par les expériences, les exploits et la richesse d’un
navire et de son équipage -Mai 68- mais aussi par chacune des révoltes et des expériences de
libertés venues du passé qui l’habite. Elle vit avec un morceau venu du passé, qui est aussi
constitutif de ce qu’elle est et de ce qu’elle peut être : L’expression « ici et maintenant » d’un projet
de liberté et de dépassement de l’ordre des choses.
Le dessein de ce texte est de considérer que l’expérience de 68 peut être perçu comme image
dialectique qu’il est possible d’actualiser, ici et maintenant, et de s’y appuyer pour chercher le
dépassement5. Par cette ré-appropriation, cet article se propose de parler d’autre chose. De sortir
d’une forme convenue d’écriture, qu’elle soit commémorative et mourante ou narcissique et
défiante. « Ici et maintenant », c’est l’occasion de pouvoir s’interroger sur la force des archaïsmes
qui sont en œuvre aujourd’hui, notamment sur les survivances de formes telles que, l’Autorité, dans
un sens coercitif, et l’usage de la violence et, en contrepoint, de s’attarder sur une expérience
quotidienne : Une expérience de dépassement– la danse dans la rue.
L’autorité des claques
Ainsi, je souhaite aborder ce partage réflexif entre coercition et liberté en abordant des aspects qui
tiraillent la société ; entre, d’un côté, le retour archaïque d’un geste autoritaire et, de l’autre, un
simple exemple d’expérience de dépassement et de liberté que, tout un chacun peut parvenir à vivre,
qu’il soit un philosophe perdu dans une ruelle, un citoyen allant au bureau, avec ou sans entrain.
Dans ce dessein, je voudrais revenir sur le climat actuel qui accompagne des événements et les
réponses qui y sont apportés, tant d’un point de vue légal, intellectuel, ou politique. Comment se
fait-il qu’il y ait dans l’espace à priori porteur de 68, l’éducation, autant de positions archaïques,
4
5
Merci à Anna et Leïla Sagradini qui ont su attirer mon attention sur cette figure de la baleine, qui a également
traversé mon imaginaire d’enfant. Et à l’imagination des enfants qui pose toujours des questions aux impossibles
réponses.
Ici il s’agit de reprendre l’expression d’images dialectiques de Miguel Abensour qui conceptualise la réflexion de
Walter Benjamin sur l’Histoire, par exemple, p.115 in Miguel Abensour, L’utopie de Thomas More à Walter
Benjamin, Sens & Tonka, Paris, 2000.
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légitimant des formes de répressions ou de contrôle social des enfants. Ainsi, à un professeur qui
met une claque à un élève répond une pétition de soutien de la part du corps enseignant. Dans le
même temps, ces contradictions internes au corps enseignant s’accompagnent de faits divers
indiquant l’augmentation constante de la répression et de ses débordements. Des faits divers se
multiplient où l’appareil répressif pénètre dans les établissements pour résoudre des situations
jusqu’alors laissées dans les mains de l’espace éducatif : un enfant est interpellé dans sa classe pour
la violence, dont il a fait preuve, sur une camarade d’école6. Il a neuf ans et il passera, entre autres,
une heure seul face à des policiers. Une petite fille de moins de cinq ans a été interpellée et
menottée dans sa classe, car elle était en situation « irrégulière »7. La plupart du temps, les
enseignants se battent et se mobilisent contre ces débordements coercitifs dans l’espace éducatif,
néanmoins il est à penser que ces montées d’appel à l’autorité se constituent sans doute
involontairement en une sombre constellation, avec l’apparition d’un troisième acteur dans
l’éducation : Le pouvoir répressif et le climat ambiant archaïque8. Tout cela se combine aussi à la
manière dont les étudiants ayant participé à la lutte anti-CPE ont été sanctionnés dans certaines
Facultés9.
Le regard profondément menaçant que le pouvoir, et parfois la société, posent sur la jeunesse est
profondément anxiogène. Les propositions venant du président de la République vont aussi dans ce
sens : L’éducation est désormais la scène de la peur. Du morbide et de la culpabilité. Proposer de
« parrainer un enfant mort du nazisme » est une expression manifeste de ce redoublement de
menace qui pèse sur l’enfance. L’éducation vue par le président –sans le moindre respect des règles
de construction de programmes éducatifs et de celles de la concertation pédagogique- transgresse
les pratiques, mais elle est aussi la manifestation d’un contre-projet « éducatif », qui s’oppose à une
pédagogie cherchant l’épanouissement et l’esprit critique. À sa place, la nostalgie d’une école où la
violence des professeurs assurait le maintien de l’autorité, le retour à la morale comme mot d’ordre
et l’appel à la menace comme méthode d’obéissance, tous ces aspects sont les nouveaux repères
communs imposés.
Car, les propositions « éducatives » du président sont celles d’une politique axée sur la peur –peur
de mourir, peur d’être puni par la police, peur de ne pas obéir. La peur est l’arme privilégiée de cette
nouvelle « pédagogie » qui fait la part du lion à l’obéissance. Car, dans l’obéissance des enfants, il y
a aussi le dessein de déployer la soumission à venir –celle des futurs adultes. La bonne
6
7
8
9
Le Monde du 23/02/08.
http://sanspapiers.blogs.liberation.fr
La victoire du candidat de droit aux élections présidentielles permet ainsi la création d’un ministère de l’Identité
nationale, de l’Intégration et de l’Immigration.
Entretien de Jacques Guigou, Libération du 23/04/2007.
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administration passe ainsi par des moyens archaïques : du pathos, de la croyance et de la menace ;
non seulement les adultes sont malmenés, mais même l’enfance est atteinte. Il s’agit de ne laisser
aucune étape de vie indemne. Pour ce président, il est temps que les hommes soient des chiens.
Mais, il n’a pas lu La Boétie ; Les hommes ne sont pas des chiens, même lorsqu’on les traite
comme tel10.
Il est alors nécessaire de souligner combien, dans les médias et la presse écrite, se développe un
vocabulaire particulier concernant les mouvements sociaux et de contestation. Ainsi, lorsque ceuxci émergent des acteurs de la vie sociale et occupent l’espace public, en initiant des grèves ou des
manifestations, ils sont dépeints la plupart du temps comme étant dans « la grogne, la gronde, le
grondement, les grognements, le fait de gronder11 ». Ainsi, les individus en lutte sont devenu sous la
plume de nos journalistes et essayistes non pas des acteurs, mais ils se trouvent mis du côté de
l’animal : d’une espèce qui serait privé de parole.
Celui qui manifeste gronde, grogne, il est en quelques sortes là, au milieu de la rue, à pousser des
cris et voir des sons incompréhensibles. De fait, il est disqualifié par le langage de celui qui rapporte
sa lutte, car il est décrit comme du côté de l’animalité : la lutte politique est devenue pénalité pour la
société, celui qui lutte pour ses droits est déshumanisé par le discours porté sur lui. De là, il n’y a
qu’un pas pour ne pouvoir l’entendre et le priver de légitimité comme acteur social, il faut alors
réfléchir à cette impossibilité de le reconnaître comme partenaire de parole.
L’autorité est la vertu cardinale qui guide et oriente les décisions en vue du « bon gouvernement »de
droite. D’ailleurs, le président est dans la tension d’une perpétuelle tentative de débordement des
limites constitutionnelles. Il recrée pour les citoyens l’angoisse d’où ensuite il surgit se portant
comme le juste garant de l’ordre. En réalité, il s’inscrit dans la lutte et le clivage qui traverse la
pensée politique : Son action est celle de faire par tous les moyens reculer la politique – nexus entre
les êtres- au profit d’une gestion simple du social : N’est-il pas le premier Président-Manager .
Faisant usage de toutes les formes archaïques qui débordent les individus -peur, menace, rejet,
soumission- il avance dans la seule direction possible, celle d’évincer la politique. Il travaille à
déconstruire la politique et le rapport premier de la lutte –celle pour le partage- en usant de la haine
de l’Autre et de la violence (face cachée de l’autorité) comme ciment de l’être ensemble par les uns
contre les autres.
En effet, la cohésion de la société s’appuie désormais sur le rassemblement de la haine. Les
commentateurs sont tous d’accord pour se réjouir que l’élection de ce Président-Manager a permis
10
11
La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Flammarion, Paris,1983.
Libération, journal né de 68, ne cesse pourtant de reprendre cet aspect de l’animalité du conflit.
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de siphonner électoralement l’extrême droite. Dans ce nouveau gouvernement, il y a un tour de
magie : la disparition de ce qui se tient derrière ce « siphon » - La socialisation de la haine.
L’Autorité s’accompagne d’un ministère lui aussi nouveau et ancien : Le Ministère de l’Identité
Nationale, de l’Intégration et de l’Immigration.
Cette situation manifeste un double déni. D’un côté il y a le déni qu’aujourd’hui un rassemblement
par la haine guide le « bon gouvernement », mais aussi qu’il est en action constante dans la mise en
relation des êtres. De l’autre, il existe un déni de la construction hétérogène et fertile d’une culture
qui se fait grâce à ce tiers exclu, mal vu et mal perçu, et que la jeunesse populaire représente dans sa
double appartenance. Point que nous allons évoquer plus loin. Ainsi, le Président-Manager a–t-il
pour caractéristique d’être le président de l’exclusion : Il rassemble pour exclure.
C’est « le retour du plus archaïque, de ce qui précède tout jugement, la haine nue de l’Autre 12». Il
faut à cet endroit souligner la réplique de l’autre candidat-e à la présidentielle, qui, aux archaïsmes
de l’un, répond par des procédés du même type : L’appel des militaires pour l’encadrement de la
jeunesse ; l’accent mis sur le patriotisme et les fanions colorés, et toujours le même retour à
l’autorité. Durant sa campagne, la candidate n’a pas combattu cette direction politique, elle y a
répondu, elle n’a pas offert autre chose aux citoyens, elle ne l’a pas combattu. Elle n’a pas donné la
chance à un projet progressif de gagner contre l’autre candidat. Alors que ses pics de succès ont tous
été liés à une prise de parole où, « chevillée au corps », elle a déclamé vouloir la même chance pour
tous.
Le terrain des décisions politiques est sans doute un terrain terriblement favorable aux archaïsmes.
Ainsi, de nombreux positionnements ne sont pas indépendants des problématiques de cette
présidentielle managériale : L’idée que l’éducation soit le temps de la formation professionnelle
pose des difficultés. Car, certes, cette formation s’inscrit dans l’éducation, mais les deux ne
devraient pas se confondre. Le temps de l’éducation ne doit pas parfaitement répondre à un projet
qui est surtout marchand. Le temps de l’éducation est et doit rester un temps d’épanouissement et de
réalisation de soi avant d’être un temps répondant aux forces et injonctions d’un marché du travail.
Où en sommes-nous donc ici et maintenant ? Que fait la baleine de son bateau ? Comment
comprendre qu’il existe dans l’espace éducatif des mouvements si contradictoires. D’un côté, il y a
une lutte pour protéger les enfants, leurs parents de la répression de la police qui les traque, les
débusque, pour les jeter, de l’autre côté de la frontière, advienne que pourra, sans soucis ni pensée
de leur bien-être et de leur vie. En effet, il faut souligner comment le corps enseignant et les
familles solidaires luttent contre la répression. Dans le même temps, pourtant, il sécrète des formes
12
Jacques Rancière, Aux bords du politique, La Fabrique, 1998, p.40.
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de révoltes tournées vers l’autoritarisme. Il est possible que la question vienne, en partie, du fait que
l’espace de l’école est tellement mis à mal par les conditions de vie et de répression qui traverse
l’ensemble du groupe social que les enseignants soient dans des replis défensifs et ne puissent
construire une critique, un peu plus éloignée de ce qui leur arrive au jour le jour, et qui est souvent
écrasée par la violence.
Il y a cependant d’autres facteurs. Cette défense archaïque de l’autorité et du contrôle social des
enfants est aussi le signe d’une diminution de l’esprit critique dans le champ le plus propice à la
réflexion. Sans doute les conditions de vie ne sont-elles pas propices à l’essor d’une pensée critique,
néanmoins il est à souhaiter que des brèches voient le jour devant de telles détériorations. Dans
cette période de crise, il nous faut chercher à reconsidérer les moyens par lesquels les êtres peuvent
parvenir à l’émancipation. Ainsi, la France a-t-elle cet exquis privilège non seulement de disposer
d’un courant froid d’intellectuels de droite13 qui peuvent tenir publiquement des propos racistes sans
en être inquiétés, mais elle a aussi ces mouvements pro-autorité qui ont réussi à traverser l’ensemble
de la société. La pensée dans les espaces et les lieux porteurs de projets de société cherchant
l’émancipation en est aujourd’hui aussi entachée.
Ici et maintenant, il y a deux choses essentielles qui peuvent nous protéger de ces dérives : L’esprit
critique et la psychanalyse. D’un côté, il existe cette longue tradition de pensée qui a traversé les
temps en cherchant à penser le dépassement et la domination ; de l’autre, il y a le geste
« civilisationnel » de Freud qui tente de prendre en charge les traumas par la prise de parole et
l’analyse de l’inconscient.
L’espace public oppositionnel
La beauté est dans la rue vient encore une fois signifier l’enjeu essentiel de parvenir à saisir ce qui
est encore perçu comme un en-deça de la parole et par ricochet de la politique. La pensée d’Oskar
Negt et sa conceptualisation d’un espace public oppositionnel14 vient nous soutenir pour saisir
l’enjeu de ce recouvrement par le langage de la sphère publique analysée et décrite par Habermas,
mais qui rate la rencontre avec une part de la société et de son public. Celle de l’espace public
oppositionnel. Negt, en effet, par cette conceptualisation parvient à rendre compte, et de leur portée
des actions, et des paroles et des expériences, qui échappent aux critères habermassiens, ainsi
l’auteur nous aide à rendre la portée de telles expériences. Il est temps d’entendre autre chose de
13
14
Perry Anderson, La pensée tiède, Editions du Seuil, Paris, 2005.
Je souhaite souligner que le concept a été forgé en français par Alexander Neumann qui a été le premier a traduire et
transmettre la pensée de Negt en France. Un grand merci pour cet apport à la pensée.
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cette « grogne », de ce grondement prolétarien.
Le travail théorique critique comporte ainsi cet enjeu essentiel : celui de considérer et de faire
apparaître des pratiques, des paroles et des liens, qui, tenus pour détail inconsistant, sont en réalité
des espaces d’expériences et de d’expériences politiques. En cela, il y a alors un rejet de ce qui
fonde la « pensée politique classique », à savoir platonicienne, et à lui préférer un projet homérique
de la politique, celui qui met l’accent sur les actions et les pensées d’êtres en quête de créativité et
de dépassement15. En effet, il s’agit de faire apparaître dans la vision classique de la politique ce qui
est profondément constituant de la politique. Refuser le modèle dominant platonicien, réduisant la
politique à l’administration de la cité, à la recherche de la mesure et de l’ordre pour réaliser le « bon
gouvernement ». Car, ce modèle dominant qui délimite la politique exclut de son champ les formes
essentielles qu’il faut chercher à saisir pour rendre compte des expériences de liberté qui traversent
les sociétés.
La question se trouve ainsi exacerbée lorsqu’elle touche aux événements de 200516 qui ont eu lieu
dans les quartiers populaires de France. En effet, il est intéressant de souligner que là où les
journalistes et les politiques dans l’espace public bourgeois voient et décrivent une « émeute »les
individus qui vivent dans les quartiers populaires, eux, parlent d’une « révolte ». Il y a, il est vrai,
l’usage de la violence qui est lu et analysé du côté de l’archaïsme et de l’impossibilité de parole et
même de parole politique. De l’autre, il y a aussi l’impossibilité de réceptionner le caractère
politique de ces « phénomènes » ; parce qu’il est structurellement impossible pour la sphère
politique dominante d’entendre ce geste politique.
La représentation d’un état de semi-sauvagerie structurelle aux banlieues est le point aveugle et
inconscient, à partir duquel on lit et analyse la situation. C’est ce point aveugle qui, ici, me permet
de dire que la société française est « structurellement raciste17 » et que ce racisme se manifeste avec
une violence féroce à l’égard de ces « gens », des « classes populaires ». L’espace médiatique ne
peut reconnaître dans l’Autre un partenaire d’échange et il l’enferme dans une posture violente
archaïque.
Il convient alors de souligner que, dans l’Histoire, il est rare de ne pas trouver des phénomènes
archaïques ou de violences accompagnant les luttes politiques d’émancipation18. Comme l’évoque
15
16
17
18
Il y a sur cette question un excellent passage in Miguel Abensour, Hannah Arendt contre la philosophie politique ?,
Sens & Tonka, Paris, 2006, pp.105-114.
Le Monde, du 22/05/2008.
Franz Fanon, Peau noire, masques blancs, Editions du Seuil, Paris, 2001, p. 70, ici il y a une reprise des termes de
cet auteur.
Jean-Marie Vincent, « Guerre sociale, mouvement social, mouvement sociétal » in Barbaries, résurgences,
résistances, Parangon/ Vs, Printemps 2005, pp.24-25.
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Jean-Marie Vincent « C’est d’autant plus vrai que tout mouvement social porte en lui-même ses
propres ennemis : les séquelles provoquées par la guerre sociale et celles qui sont induites par la
concurrence dans l’économie psychique collective et individuelle des exploités et des opprimés.19 ».
De plus, il est nécessaire de rappeler que ces jeunes des quartiers populaires ont une autre
caractéristique : Ils produisent quantité de textes et de chansons politique, tellement que le rap est la
musique actuellement la plus maltraitée par le pouvoir, et la plus souvent censurée. L’accent est
toujours mis sur les attitudes régressives de certains auteurs de chansons, mais « l’espace public
bourgeois » d’Habermas cherche à ignorer les versants politiques fortement censurés20.
Il a fort à parier que de tous temps la vision des « classes populaires » a été dirigée par une
mythologie animale et archaïque, aujourd’hui elle est d’autant renforcée que les jeunes Français ont
aussi une double, voir une triple, appartenance. La situation d’altérité redouble la situation
prolétarienne et accentue cette mythologie raciste, qui est toujours agissante dans les médias et les
discours politiques ainsi que dans la manière dont ils sont actuellement traités par la société.
La peur gouverne. La peur au pouvoir, c’est toujours l’appel chez l’individu à ses pires motivations.
C’est pourquoi il faut réaliser avec autant plus de force la critique de la pulsion autoritaire et de la
pulsion raciste qui guide le politique21, et lui préférer la recherche de la politique : celle du
dépassement. Il n’est plus tant d’intégrer des gens, il est temps de comprendre que ces gens sont la
culture française d’aujourd’hui et que celle-ci se caractérise par son hétérogénéité.
Si chacun peut savoir combien la politique de gauche est tournée vers l’échec, et s’il est,
certainement, possible de lire qu’à chaque percée, à chaque tentative, « la classe ouvrière », « le
mouvement prolétarien », « le mouvement social » ou « les minorités en lutte » ont toujours
« perdu » et que, bien évidemment, le rapport d’aliénation, de domination a encore gagné.
Cependant, force est de nous rappeler que la politique est aussi cet espace, sans cesse renouvelé,
d’expressions et d’insoumissions, face aux entreprises de réification et d’aliénation. Penser la
politique c’est aussi être dans la capacité de soutenir les victoires de luttes, même lorsqu’elles ont
été mutilées ou anéanties par la suite.
Il y a un ici et maintenant de la lutte qui doit être perçu dans sa capacité à perdurer dans le temps et
à s’offrir comme expériences de liberté à tout moment ré-actualisables par la suite et par tous. Ainsi,
il est aussi notable que Mai 68 est souvent décrit comme une « révolte » qui se voulait
« révolution ». Aujourd’hui, les jeunes des quartiers populaires qui se soulèvent contre l’injustice de
19
20
21
Jean-Marie, op. cit., p. 24.
Dans cet article, il ne s’agit pas néanmoins de nier une reprise du sexisme, du racisme et de l’antisémitisme dans
cette partie de la population, ni que la violence existe dans les zones urbaines dites populaires.
Theodor Adorno, La personnalité autoritaire, Allia, Paris, 2007.
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l’état sont pressentis comme en deçà de l’ordre de la « révolte », ils sont et réalisent « des
émeutes »22. La politique n’est pas là ; pas encore. Je pense que cette manière de penser la
révolte des jeunes est en fait une manière d’occulter ce qui est profondément politique dans ce
phénomène, le sentiment partagé par le plus grand nombre d’entre eux, de subir une injustice et de
se révolter contre cet ordre des choses. En cela, et malgré la défaillance qui accompagne
l’expérience, il s’agit de la manifestation d’une expression profondément politique, bien que,
comme toujours, des formes profondément archaïques l’accompagnent. Il est aujourd’hui essentiel
de percevoir et de considérer la politique qui s’y exprime : une secousse collective poussée par un
mouvement d’indignation profond face à la mort de deux jeunes garçons –innocents - qui les
conduit à réagir. Il s’agissait de se révolter contre et de s’indigner : de rejeter un pouvoir qui non
seulement méprise, mais maltraite et menace jusqu’à la mort des êtres du fait de leurs origines23.
Il est d’autant plus nécessaire d’établir cette pirouette théorique qu’en réalité, elle participe à la
possibilité de réceptionner cet « espace public oppositionnel » émergeant qui est aussi marqué par
des formes d’expériences qui sont autre au langage. Il est à souhaiter que certains puissent mettre
des mots, accompagner cette lutte politique pour plus de justice, et de justice sociale, en se
saisissant de la parole, ce qui est déjà une manière de briser la domination.
Il est dans le même temps impossible de ne pas considérer combien la parole est aussi prise en otage
par un cercle dominant qui refuse de reconnaître comme parole « éclairée » des formes de langage
qui passent par des codes « populaires », autres. L’espace public « Habermassien » méprise et
ignore de manière volontaire ce geste politique, car il ne reconnaît même pas à ces êtres la qualité
d’acteurs politiques.
Il ne souhaite que les enfermer dans la posture de violence infondée et illégitime. Que la jeunesse se
sente en danger, là où elle est, menacée par l’appareil coercitif, n’est pas l’angle par lequel la
question est abordée. Pas plus que le problème de vivre dans le racisme au quotidien : Dans la quête
d’un travail, d’un appartement, dans le désir de vivre ou de déambuler tranquillement dans la cité.
La coupure dans la société, instaurée et renforcée par des conditions de vie aux bordures du possible
et du visible, est pour la plupart un fait sur lesquels il n’y a pas à revenir. Aujourd’hui, les principes
d’égalité et de fraternité ne sont plus que des mots gravés sur des pièces de monnaies périmées. Le
temps est au chiffre : Le nombre de personnes expulsées est signe de bonne santé pour le
gouvernement.
22
23
Pourtant, il serait pertinent de revenir et de relire les commentaires et les articles de presse qui suivirent le
mouvement de 68 et de réaliser combien cette « révolte » était perçue de manière péjorative, notamment dans
l’usage d’un vocabulaire profondément péjoratif comme « la chienlit, ces sauvages, ces enragés »…Encore une fois,
la politique, lorsqu’elle s’exprime, tend à être nié par le pouvoir.
Françoise Proust, De la résistance, Editions du Cerf, 1997.
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Ensembles, nous devrons ainsi attendre que Mai 68 se réanime, des quartiers populaires et dans une
prise de conscience générale, mais il aura besoin de s’accompagner d’un rejet épidermique du
principe d’autorité. Ce principe d’autorité est le nœud autour duquel s’enroule la possibilité
d’établir et d’accepter l’inégalité entre les êtres, profondément agissant aujourd’hui : Il est la
condition de l’être ensemble de notre société. Lutter contre le principe d’autorité et chercher son
dépassement c’est ainsi vouloir inscrire un être ensemble qui passe par l’égalité dans la différence.
Par la reconnaissance des différences, des écarts, des histoires, du multiple et de l’hétérogène à
partir duquel il est possible de créer, de broder un être ensemble tendu vers le dépassement.
La jeunesse est dans la rue
Impossible de ne pas contrebalancer les forces régressives sans faire apparaître les expériences de
liberté qui se manifestent dans le même temps. Pour saisir l’antagonisme, tant des situations vécues
que de la pensée, je désire souligner la présence de la jeunesse dans la rue. Une jeunesse qui peut
crier, certes. Casser. Détruire. Une jeunesse qui bouge, qui danse dans une posture antiadornienne24.
Les jeunes sont des Charlots des temps modernes. Car, la danse de rue est ce signe d’un
débordement25 : Celui d’une jeunesse, populaire, marqué par ses limitations, son corps est son
premier espace, celui de sa force de travail. C’est aussi l’endroit des préjugés sociaux, de la
stigmatisation de leur étrangeté, étrangéïté26. Pour certains, « ils viennent d’ailleurs », ils ont leur
peau qui signale cette différence, mais ils font aussi un incroyable travail sur leur corps, sur leur
occupation de l’espace urbain et leur surgissement dans l’espace public.
Par la danse, ils font preuve, de technique, de rigueur, d’effort, combien d’heures pour pouvoir se
tenir sur une main et soulever la totalité de son corps avec une main dans un mouvement esthétique.
Ils font aussi preuve de créativité, d’invention, de surgissement du nouveau. Ils se mettent en scène,
ils inventent chorégraphie, interprétation musicale et mouvement. Ils travaillent leur déplacement
dans l’espace, ils décident de se donner à voir, de se donner en spectacle, et ils sont tout d’un coup
24
25
26
Car, si Adorno ouvre la voie en signalant le caractère réifiant de la société qui intègre, en les neutralisant, les
expériences de dépassement, il n’a pas pour autant perçu le mouvement contradictoire et subversif des êtres qui se
réapproprient et inventent à partir de cette culture réifiée, pour en faire surgir des expériences de dépassement. Il est
bon de réaliser la circularité qui est en acte dans le social. Un peu comme en son temps, Marcel Mauss avait rendu
compte de la circularité du Potlach. Ainsi, la culture et les pratiques de dépassement sont dans un premier temps
réifiées par la société, puis celles-ci sont à leur tour reprises et détournées par la culture populaire.
Merci aux deux artistes chorégraphes et danseurs, qui, au pied de ma demeure, se sont installés pour pouvoir
danser. Cet article à véritablement une dette envers eux.
Néologisme venant du mot étrangeté et devenant qualificatif.
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admiré pour leur travail et leur pratique artistique. Ils apprennent seuls, ils apprennent ensembles, la
rue est leur espace de représentation, de travail. Ils font ce que les pauvres et les esclaves du monde
entier ont toujours fait. Ils font d’eux-mêmes des hommes libres. Il y a là un geste d’autoinstitutation par les danseurs. À partir de tel geste, il est par la suite possible de parvenir à une
pensée de la politique.
Ils inventent leur propre dignité, leur propre créativité, leur propre reconnaissance. Sans l’aide de
personne, ils apprennent et ils inventent. Ils réussissent à déborder les limites que la société, l’état
qui les réprime, et le racisme, leur infligent, ils érodent les barreaux de leur enfermement social. Ils
trouvent le moyen, leurs moyens pour être et pour devenir des êtres d’exception, dans une société
qui cherche à les ignorer et qui les maltraite à chaque instant. Pour une part dans la danse de rue
actuelle, le corps du danseur joue avec les mouvements de désarticulation, chaque membre de corps
trouve dans un rythme saccadé, une expression, il y a là comme le débordement de cette condition
d’homme aliéné, réifié, et dont le corps est traversé par ces mouvements, issus ou évoquant le
monde du travail, dans son expression la plus rude.
Cette reprise par le danseur et la danse d’une condition limitée et arrêtée est celle du dépassement
par le mouvement de cette condition jusque dans les gestes. Le geste de l’aliénation est ainsi
transformé par le danseur chorégraphe, il devient autre. Il devient le geste de l’homme qui
s’émancipe de et par lui-même. Par le travail et la créativité, le geste d’aliénation est radicalement
transformé en un geste artistique.
Ce geste artistique, fruit de cette jeunesse, est tel, que le champ de la danse contemporaine ne peut
l’ignorer, le champ de la danse contemporaine s’y nourrit, et s’y abreuve. Sans lui, cet univers
reconnu de la création chorégraphique serait bien plus pauvre et bien moins étoffé ici et maintenant.
Demain aussi. Combien de danseurs inconnus, de chorégraphes modestes ont ainsi insufflé leur
inventivité, leur pratique artistique et leur savoir-faire pour voir surgir les spectacles connus et
reconnus dans l’univers bourgeois. Celui qui pense avoir le monopole de l’invention et des arts.
Dire que la beauté est dans la rue, c’est aussi être en capacité de réceptionner toutes ces pratiques,
d’invention et de liberté, qui y voient le jour. Mai 68 est là dans ces jeunes dans leur pratique, à
nous de les reconnaître et de les saisir dans toutes leurs potentialités. À nous d’être dignes d’eux.
D’ailleurs, ces danseurs chorégraphes, qui déambulent en sautillant dans l’espace de la cité,
réalisent un saut esthétique qu’Adorno n’a jamais envisagé dans sa théorie négative : la capacité à
recréer et à détourner les pratiques artistiques ou plutôt culturelles réifiées par la société. En effet, si
le philosophe qui déambule dans la cité vient à les rencontrer, il peut alors saisir l’expérience de
détournement et ré-appropriation de la culture faite par ces jeunes artistes : ils réinterprètent la
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culture populaire, dans ses formes commerciales et même appauvries, pour les réinventer et les
réinterpréter à leur façon.
Ainsi, des jeunes danseurs aux allures marquées par les signes de la virilité se jouent d’une musique
fleur bleue, pour jeunes filles et prépuberts dans un mouvement et une mise en scène de leur
invention. Un mouvement qui désarticule la danse donnée à voir dans le clip, un mouvement qui la
contourne et cherche à trouver la musique et l’humour, car le rapport dialectique entre les corps des
garçons –musclés, au costume masculin : panama, marcel et jogging- entre en jeu avec les paroles
et la musique acidulée, l’humour se fait danse. Les danseurs chorégraphes secouent leur corps et
cherchent le rire du public, ils provoquent une vibration de plaisir pour celui qui assiste au
spectacle.
Imaginer le vieux philosophe déambulant dans la cité : peut-il véritablement voir à travers les
binocles de la connaissance savante –classique ce qui se joue là, à deux pas de lui. Ou alors n’est-ce
pas que les binocles le frappent de fait de cécité ? Il me semble qu’il est temps que les disciplines
saisissent le réel, qu’elles puissent percevoir les expériences et les pratiques artistiques, culturelles,
quotidiennes, etc qui bouleversent l’ordre des choses. À quoi bon porter des lunettes qui nous
aveuglent et nous empêchent de saisir les expériences de dépassement et de transgression du monde
tel qu’il est que des êtres vivants entretiennent au monde27.
Il y a ainsi un grand écart entre des savants observant des abstractions et d’autres cherchant dans
l’ici et maintenant le plus petit détail, tournant le savoir vers le microscopique. S’agit-il de faire le
pont entre des intellectuels qui ne saisissent plus ou pas le réel et d’autres qui vont creuser la
question jusqu’à l’annihiler ? Ou alors ne faut-il pas que la connaissance fasse une place plus
grande à la pensée critique. Une pensée qui puisse se tourner sur la fragilité des expériences tout en
redécouvrant son potentiel subversif. Je fais le choix de construire une pensée de la politique qui
soit une pensée de l’inventivité, lieu d’expression de la politique au sens fort : de l’action, de la
parole et du lien.
27
Quelle déception d’écouter Giorgio Agamben et de l’entendre, sans le moindre exemple, achever un discours bien
agréable, en disant combien l’art contemporain est « une signature brouillée ». Le philosophe, aussi savant et
intelligent soit-il, aujourd’hui, est prisonnier de son impuissance réflexive, celle de comprendre les pratiques
actuelles. Car, son appareillage théorique l’enferme dans une cécité confortable : Celle du rejet de l’expérience.
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Ici et maintenant, c’est la crise. Certes, les courant régressifs sont en marche, ils nous traversent
tous et nous atteignent dans nos vies à différents degrés. La coercition est d’une extrême violence, à
peine voilée. Mais, comme le signalaient les anciens Grecs, le temps de la crise est aussi celui de la
critique. Alors, ici et maintenant, il nous faut chercher ensemble la liberté et traquer l’oppression.
Lucia Sagradini
Docteur en sociologie
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Michal Kozlowski
Sous le pavé la plage ou la Beauté est dans la rue
Chaque révolte populaire vise la récupération de l’espace commun. Et il ne s’agit pas en premier
lieu de « l’espace publique » conçu comme un lieu privilégié du pouvoir légitime dans ses
nombreuses mutations comme l’espace politique, l’espace culturelle ou encore l’espace
économique. Bien au contraire – tandis que les rebelles contestent et rejettent le bien fondée des
«espaces publiques » - (parfois jusqu’à demander leur anéantissement), l’espace commun il veulent
plutôt la récupérer. Le premier milieu naturel de la révolte moderne c’est l’espace urbain. L’espace
urbain est ici à la fois une condition de possibilité d’action collective et son enjeu. « Sous le pavée
la plage » - en mai 1968 exprimait aussi cette revendication pour la meilleure vie collective, le droit
au plaisir et la droit à la beauté. Certes les pavées servaient ici de l’arme mais la plage incarnait déjà
une fin politique. Le mot d’ordre résume bien une intuition révolutionnaire collective.
Mais
derrière cette intuition il y avait belle et bien une théorie, des nos temps oublié voir refoulée – celle
de Malevitch ou celle de situationnistes mais aussi celle plus ancienne de grandes utopies des
Lumières. 40 ans après la dernière révolution la question de l’espace commun n’a guère perdu sa
pertinence.
Depuis, le système capitaliste mondial a connu sans aucun doute des transformations importantes
mais il n’a nullement effacé la ville comme un milieu privilégié de la production (même si le
produits ne sont plus le mêmes), de la reproduction, la distribution et de l’accumulation. Pour
reprendre le terme de Negri c’est dans les villes que la multitude obtient sa forme la plus intense et
la plus paradoxale. C’est ici qu’elle ne cesse de capituler devant le capital sans jamais
définitivement succomber. La structure spatiale n’est pas contingente par rapport à ce processus elle
semble même jouer un rôle essentiel. Les villes sont nos habitations, nos usines, nos rues, nos
ruelles, nos impasses, nos distances et nos connections, nos lieus d’échange et de loisirs. Ils sont
tous par excellence spatiales. Il s’agit de quelque chose de moins que d’un architecture (question de
goût et de style) mais il s’agit aussi de quelque choses de plus. Nos subjectivités sont non
détachables de ces rapports spatiales. L’espace nous traverse avant qu’on arrive à le traverser.
Revenons donc un quelques siècles en arrière pour mieux comprendre l’historie de cet espace.
L’Espace et modernité
Le père fondateur de notre modernité René Descartes a commencé son investigation sur la nature
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par la définition classique d’espace. Il a l’a d’abord doté de fameuses dimensions : la largeur, la
longueur, la profondeur. De suite Il l’a considéré comme substance. Cette deuxième considération
me semble être la plus intéressante et la plus pesante bien qu’elle fut en suite écartée voir renversée.
Descartes avait une intuition splendide de proposer une équation d’emblée choquante : celle
qu’espace égale matière. C’est justement cette matérialité de l’espace que j’essaierai de mettre ici
en valeur. La matière-espace n’est ni homogène ni statique. Elle constitue un ensemble dynamique
des agrégats d’une densité différente, elle est divisible et divisée, structurable et structuré, il y’en a
des forces et des contraintes. La « fabula mundi » cartésienne est une histoire de la transformation
multiple mais ordonnée de l’immanence spatiale. La question à laquelle Descartes nous doit une
réponse c’est précisément d’où vient cette immense dynamique de l’espace matière ? Comment la
substance peut elle avoir une histoire ? Comment arrive la différentiation an sein de l’être par
définition infini et éternel ? Et Descartes ne tarde pas à nous donner cette réponse : c’est la
puissance divine qui a animé l’espace, c’est à l’ordre de l’Etre Suprême que le mouvement a
commencé. Juste comme si tout ce qui soit spatial obéissait à la volonté. La volonté qui pour sa part
ne se représente jamais dans l’espace. On n’y trouve aucune trace particulière - c’est la totalité du
mouvement des éléments qui est la seule trace de ce pouvoir primordiale. L’espace cartésien est né
dans le double mouvement. Le premier consiste en élimination des mouvements qualitatives dont la
moteur sont les éléments métaphysiquement hétérogènes. Cela permet de penser l’espace dans les
termes systémiques. Deuxième mouvement (jamais définitivement achevé) consiste a détacher la
subjectivité et la spatialité (bien que le corps soit entièrement spatial). La mérite de Descartes réside
bien évidement dans ce premier mouvement aussi bien que dans le fait qu’il pressent la nature
spatial duc corps vivant aussi bien que le lien occulte entre espace et pouvoir. La spatialité du corps
social reconnue dans la renaissance italienne reste pour l’instant négligée...
Encore pendent le vivant de Descartes son meilleur et infidèle élève Blaise Pascal a donné le coup
mortel à l’intégralité du système cartésien de la nature. Désormais l’équation espace-matière ne
tient plus car dans l’immanence de la substance conçue comme le « lieu intérieur » se trouve inséré
l’hétérogène « lieu extérieur » : le vide. Par conséquent l’espace ne représente guère q’une
potentialité d’avènement de la chose. Le vide comme le « réel néant » ou autrement dit, le néant
existant réellement pose une aporie métaphysique insurmontable. Le vide à l’image d’un trou noir
commence à absorber l’espace jusqu’à son anéantissement en tout cas de point de vue ontologique.
D’où probablement le misérable sort que l’épreuve l’idée de l’espace dans l’avenir proche. Leibniz
lui a refusé le statut ontologique quelconque – l’espace leibnizienne était de l’ordre épistémologique
et encore, de l’ordre de l’épistémologie imparfait celle des monades humaines ou animaliers. On
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peut dire à juste titre qu’il s’agit ici d’une fiction utile à travers du quelle la connaissance se réalise
sous forme d’une approximation vouée à l’efficacité plus qu’à la vérité métaphysique. Le réel ne se
constitue que dans l’intériorité de la perception. Le dehors n’est qu’un mirage.
Malgré la subtilité de sa démarche aussi Kant sous certains aspects reste digne héritier de Leibniz.
Certes la philosophie critique rejette aussi bien un simple dualisme de Descartes et « anti-realisme »
spatial de Leibniz Cette fois l’espace se trouve couplée et a la fois opposée au temps, tous les deux
comme des formes d’intuition subjective. Il n’est pas sans importance de remarquer que l’espace,
chez Descartes conçu comme lieu intérieur devient ici le “sens extérieur” a la différence de la forme
intuitive temporelle dénommée le“sens intérieur”. On revient donc paradoxalement vers le pêcher
primordial cartésien. La vie subjective ne se déroule pas en dehors de l’espace mais elle suit une
logique du temps. Le « lieu intérieur » est donc extérieur, on peut même dire infiniment extérieur, a
la subjectivité.
Kant suit cette piste cartésienne à sa manière. Il renvoie l’espace au domaine de la raison théorique l’ordre de la connaissance. Tout ce qui est spatiale fait l’objet de la connaissance. En revanche ce
qui est pratique en occurrence la subjectivité morale, seule véritablement digne de ce nom, se
constitue en suspendent délibérément toute connaissance possible. L’espace chez Kant, même s’il
subsiste dans la médiation constante avec la subjectivité reste passive, elle n’a pas de signification
éthique ni d’histoire. Même si Kant reconnaît que nous vivons dans l’espace comme l’espace vit
dans nous, il n’arrive pas à thématiser la complexité de cette apparente symétrie. Il est vrai que le
rapport entre sujet et l’espace change dans les jugements du beau et du sublime. Dans ce cadre
l’espace effectivement pénètre le sujet en brisant son originaire indifférence morale envers la
nature. Le jeu libre des facultés, la tension entre le spatial, le temporel et le téléologique demeure
toujours une grande promesse du projet Kantien. Mais cette promesse implicite Kant et ces disciples
semblaient volontairement écarté.
Hegel médiatise la subjectivité et l’espace politiquement et historiquement. L’espace-nature fait le
premier objet de la négation donc elle fait émerger la subjectivité mais elle établit aussi l’horizon
ultime de cette subjectivité – la mort individuelle. Le premier stade de la subjectivité consiste en
dominer l’espace, le dernier en y trouver sa sépulture. Hegel conçoit l’espace comme une forme
radicale d’aliénation de la substance. Il n y que l’espace éternelle qui est véritablement « en soi »
sans être « pour soi ». L’idée que l’espace soit extérieure par rapport à la subjectivité n’est donc pas
dépassée. Hegel trace dans l’histoire universelle le passage dialectique de l’espace vers le temps.
L’affinité avec Kant est plus forte que l’on pourrai soupçonner.
Hegel inaugure en quelque sorte la priorité épistemique octroyée au temporel. Chez lui comme chez
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Marx le temporel trouve son essence dans l’histoire. L’histoire est en mesure de médiatiser entre le
spatial et le temporel. Mais il existent et prennent la force des démarches qui absolutisent la
temporalité. Heidegger et son poids sur les sciences humaines de notre temps en témoigne d’une
manière suggestive. Le temporel conçu comme le Devenir fondamental qui précède toute forme
possible du spatial. Par conséquent l’espace est réduit à un simple « lieu d’émergence » du
signifiant. L’espace en tant que le milieu du vécu subjectif subit de nouveaux une sorte de
transcendantalisation. Elle n’est plus substance, elle n’est plus matérielle – elle n’est qu’un
condition de possibilité. Heidegger comme nos le savons privilégie voir absolutise la temporalité.
On peut risquer de dire que depuis Descartes on a affaire avec une processus continue de la
transcendantalisation de l’espace. Chez Kant et Leibniz cette transcendetalisation est explicite.
Mais chez Hegel l’espace n’est guère plus que une condition de possibilité de la subjectivité, une
condition en soit sans signification qui se trouve historiquement dépassée dans l’union finale entre
la liberté et la raison. Dorénavant la modernité produit toute une multiplicité des espaces
transcendantales et abstraites qui ne sont pas pour autant illusoires ni fictionnelles. Mais leur
enracinement dans le réel est toujours emprunté de l’espace tridimensionnelle des corps vivants.
Dans ce sens on peut oser de dire que ces nouveaux espaces reste otages de l’espace Cartésien.
Nous ne plaidons évidement pas pour le renversement des acquis théoriques d’épistémologie
moderne et encore moins de découvertes la physique contemporaine. Si la réflexion sur la
substantialité de l’espace nous semble être pertinente c’est précisément dans le domaine du social et
du politique. Or il semble évidant que le caractère profondément politique de l’espace n’était jamais
négligé par les pouvoirs et très souvent sous-estimé par les philosophes et les idéologues. Ce dans
ce sens qu’il vaut revenir à Descartes. Il faut oser penser l’espace non comme une abstraction mais
comme un concret, non comme un vide mais comme une matière et, finalement non en termes de
négativité mais comme une positivité qui engendre le pouvoir. Selon une expression de Deleuze
empruntée de Spinoza, exercer le pouvoir c’est agir sur l’agir. Agir sur agir veut dire produire les
sujets, faire la subjectivité. Or précisément l’espace produit les sujets dans le sens positive, non
comme lieu où les sujets se déploient
mais comme une machine qui fait et la fois fait faire. Le
modèle cartésien, sans rapport avec sa place a l’intérieur du système métaphysique de ce dernier
peut ce montrer ici très utile. A une exception certes, Descartes détache quasi totalement (sans
parler de la glande pinéale) le cogito de l’espace-matière. Nous proposons le contraire : il faut
penser le sujet comme indissociable de l’espace. Indissociable veut dire non seulement connecté
mais celui qui fait partie du même système. Il faut donc dire le sujet soit matériel, le sujet soit
spatial. Mais il ne s’agit pas ici de revenir vers le « matérialisme » natif qui essaie d’attribuer tout
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les caractéristiques « objectives » d’espace a la subjectivité. Si le sujet est spatial, l’espace, l’espace
sociale au moins, et subjective. Et encore, elle n’est pas subjective par ce que relative aux sujets.
Elle est subjective par ce que par ce qu’elle a de traces subjectives, elle est non seulement désirable
mais aussi désirante, non seulement répugné mais aussi. répugnante
L’espace transcendantale capitaliste
L’idée même de l’espace transcendantale qui a ses origines chez Kant et Leibniz présuppose que
l’espace sera otage de la subjectivité. Non dans un sens ou elle est une simple projection de chaque
sujet empirique mais dans un sens universel et génétique. La relation entre le deux n’est donc
jamais symétrique elle est plutôt dialectique même s’il faut admettre que ce terme reste vague.
Pendent le dernier siècle et demi environs on témoigne de l’avènement de plusieurs nouvelles
formes de l’espace transcendantale. Le premier et le primordial c’est sans doute le marché d’Adam
Smith et David Ricardo. Le concept du marché comme nous le savons provient de la transformation
d’un terme décrivant une simple réalité spatiale en occurrence la bonne vielle place du marché
devenu dés nos jours l’endroit du tourisme et de loisirs sans grande importance. Bien que
géographiquement au contre ville – réellement déjà dans les marges. Le marché d’autrefois fut un
endroit physique et spatial organisé dans un carré ou bien dans le cas d’orient la fameuse via recta
que nous connaissons aujourd’hui sous le nom arabe de « souk . Le marché était un lieu d’échange
des biens. L’échange qui présupposait l’équivalence de valeurs des biens échangés. Cette possibilité
d’équivalence était aussi assurée par la forme spatiale la proximité des parties, présence immédiate
des commodités et finalement le caractère public de la place.
Avant qu’apparaisse le marché capitaliste comme le marché transcendantal avec sa subjectivité
transcendantale comme subjectivité du capitaliste, l’espace doit connaître plusieurs transformations,
regroupements, démontages et en suite construction de nouvelles sous espaces et connections entre
eux. Marx décrit ce processus dans le premier livre du Capital dans le chapitre XXIV consacré à
l’accumulation primitive. Même si Marx ne se focalise pas sur le problème de l’espace nous nous
rappelons bien que l’accumulation à première étape passe par « fencig » et « clearing of estates ».
Et il ne s’agissait ici seulement de la privation d’espace nourrissante du peuple paysan. Ce
processus consiste en premier lieu en nouvelle délimitation d’une structure spatiale de la société
affin de gouverner les mouvements des corps vivants. Bien que la clôture soit important ce qui est
essentielle dans cette révolution spatiale sont précisément les chemins de fuite. (Il faut remarquer ici
que dans le mouvement spatial de la transformation sociale il n’existe guère les fermetures
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définitives, les fermetures sont toujours relatives affin de provoquer le mouvement soit du
renversement soit de la reproduction de l’ordre social. La seule exemption c’est peut-être le camps
de concentration nazi – à juste titre juges par certains comme le vraie fin d'histoire )
Transformer
les paysans en vagabond confrontés toute de suite avec les lois sévères contre le vagabondage c’est
le premier étape. Mais quelle rapport avec l’espace implique le vagabondage ? Le vagabond c’est
quelqu’un qui circule librement sur les routes publiques. Il s’agit de la condition nomade – le
mouvement du corps flottant en permanence, détaché de lieu de domicile et celui du travail.
Mais il nous semble qu’il existe une dimension cruciale de ce processus capitaliste que Marx
thématise à penne et qui est en revanche très bien saisi par Foucault surtout dans Surveiller et Punir
mais aussi dans ses cours de Collège de France des années 1977-1978 « Sécurité, Territoire,
Population ». La subjectivité vagabonde doit être dépasser et l’espace vagabond aboli. Cela par le
travail disciplinaire. L’analyse de Foucault de régime disciplinaire jusqu’au régime panoptique (qui
dépasse déjà largement le simple cadre de la discipline) est conçue avant tout comme régime
spatial. Le régime disciplinaire représente un stade intermédiaire entre régime du simple échange et
le régime d’accumulation capitaliste comme accumulation transcendantale.
Le système correctionnel n’est plus un symbole démonstratif – il doit devenir un moyen efficace de
gestion de la société. Cela implique une procédure assez simple pour pouvoir être appliquée au
grand nombre de détenus. L’autre exigence : le détenu doit être transformé d’une nouvelle manière
– il ne s’agit plus seulement de lui faire intérioriser telle ou telle norme mais de former une
disposition permanente d’intériorisation. Or la mécanique du pouvoir doit passer par une double
épreuve d’efficacité. Elle doit tout d’abord discipliner le corps pour les investir ensuite d’une
capacité à se discipliner eux-mêmes. Cette deuxième épreuve renvoie déjà d’une manière directe à
la subjectivité. Le pouvoir disciplinaire qui correspond historiquement au développement du régime
libéral a aussi un nouvel objectif politique : au lieu d’affirmer la puissance du pouvoir dans le cadre
du conflit avec le peuple, il doit éliminer ce conflit. Cela doit se produire dans le cadre de la
politique rousseauiste renversée. A la place du peuple qui s’approprie le pouvoir c’est le pouvoir qui
confisque le peuple. Mais l’effet d’intégration y est accompli.
En tous cas, le pouvoir commence par le corps : « [il s’agit] d’exercer sur lui une correction tenue,
d’assurer des prisses au niveau même de la mécanique – mouvements, gestes, attitudes, rapidité :
pouvoir infinitésimal sur le corps actif.28 » Avant, la seule réceptivité qui intéressait le pouvoir
28
M. Foucault, „Surveiller et Punir” , Gallimard 1975, p..139
23
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c’était la capacité de ressentir la souffrance ; maintenant, c’est une autre qualité qui attire
l’attention : le corps est modifiable dans son activité. Non seulement il peut être mutilé et massacré,
il peut aussi agir selon la règle qu’on lui impose. Cette idée est fondée d’une part sur des théories
mécanistes du corps comme celles de Descartes ou de La Mettrie - sur le savoir très spécifique qui
se déploie au cours du XVIII siècle, et de l’autre elle est une nécessité technologique d’efficacité.
C’est l’époque où les institutions les plus performantes sont les armées. Pourquoi alors ne pas
modeler les autres collectivités sur cet exemple ?
En fait la manière dont le pouvoir se figure le corps porte encore beaucoup de traces du
cartésianisme. Or le sujet qui habite le corps semble se déplacer au-delà de sa zone d’intérêt. De
toute façon si les comportements du corps peuvent être normalisés et contrôlés à travers une simple
opération mécanique pourquoi faire un appel au sujet. « la contrainte porte sur les forces plutôt que
sur les signes; la seule cérémonie qui importe vraiment, c’est celle de l’exercice. »29 Le pouvoir ne
cherche plus à se manifester – il veut s’exercer. Mais ce n’est que le début. Le cartésianisme du
système correctionnel est du moins ambigu. Fondé sur la découverte qu’il n’est pas nécessaire de
s’adresser au sujet pour transformer le corps, il ne se contentera pas de cette constatation. Le
nouveau savoir sur le sujet que la discipline prépare, c’est que si le sujet existe, il est fait du corps,
que la corporéité est sa seule matière.
La répartition de l’espace et du temps, cette nouvelle architecture de la coercition n’atteint d’abord
qu’un effet d’habitus. Le corps-machine ou plutôt les grands ensembles des corps-machines doivent
agir automatiquement. Il est vrai que dans le règlement pour la Maison de jeunes détenues à Paris
nous retrouvons encore l’article 19 qui prévoie « La prière est faite par l’aumônier d’une lecture
morale ou religieuse Cet exercice ne doit pas durer plus d’une demi heure »
30
La persuasion ou
l’endoctrinement sont toujours présents mais leur rôle est secondaire. Les architectes sociaux du
XIX-ème n’osent pas les abandonner peut-être par pudeur, mais ils n’y attachent pas trop
d’importance. Dans ce cas il est impossible « d’approfondir » le corps et de lui fournir des
mécanismes d’autocontrôle ou d’auto modification. Avant tout il est impossible de lui faire aimer le
pouvoir.
Le système correctionnel constitue donc un moyen parfait pour la fabrication de certaines catégories
29
30
Ibidem. p.139
Ibidem p. 12
24
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d’individus. Les soldats et les ouvriers notamment sont indispensables pour mettre en œuvre une
nouvelle société avec ses immenses projets. Si le cartésianisme invente le monde comme gérable et
radicalement transformable la seule question qui émerge dans cette logique est la question des
outils. Les grosses collectivités d’individus normalisés et disciplinés offrent la réponse : elles sont
des instruments pour la transformation de la nature. Mais quelle nature doivent-elles transformer?
Dans l’opposition entre l’homme et la nature aucun enjeu pratique n’explique d’une manière
satisfaisante le fonctionnement du pouvoir. L’enjeu du pouvoir est toujours défini dans les rapports
à l’intérieur de la société. Les hommes ne sont donc jamais uniquement des outils, ils constituent
aussi des fins. C’est une transformation macabre de l’impératif kantien. Le pouvoir se représente la
société comme son objet. Et le pouvoir est indissociable de l’espace. Les grands édifices
architecturales de notre civilisation les prisons, les usines mais aussi les armées comme les
constructions corporelles mobiles semble aujourd’hui être marginalisées mais leurs disparition n’est
pas à l’ordre du jour. En ils constituent toujours le noyau dur et les derniers remparts de l’ordre
social actuel. Parfois les formes nouvelles du gouvernement ne sont qu’apparemment en conflit
avec le vielles. Pour le moment il suffi de dire que cette formidable machinerie spatiale n’est la que
pour produire l’espace systémique du capitalisme mure. Le vieux marché ne peut se faire substituer
par le marché capitaliste que à travers l’abstraction de l’échange équivalente, de la valeur d’usage et
de lieu déterminé. Autrement dit il faut effacer le caractère spatial et matériel de la valeur
« Si nous faisons abstraction de l’échange des valeurs c’est-à-dire du coté matériel de la circulation
de marchandises, pour ne considérer que les formes économiques qu’elle engendre nous trouvons
pour dernier résultats l’argent. Ce produit final de la circulation est la première forme d’apparition
du capital » (Capital, I livre, II section, chap. 4) »
La mise en abstraction de l’échange des valeurs et de coté matériel de la circulation veut dire aussi
une mise à part de l’espace cartésienne au profit de l’argent sous forme de capital. Le capital de son
coté trouve son origine dans le domaine de la production. La production quand à elle est une affaire
de la plus-value. Le jeu abstrait est en fait le jeu transcendantale qui subordonne l’espace à une
espace sans dimensions – le réseau qui fait faire l’accumulation. L’argent n’a pas d’utilité nie
d’épaisseur. Le processus d’accumulation est né dans l’espace pour en sortir. Le marché
économique moderne digère l’espace pour accumuler.
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Contre la séparation
Le capital représente effectivement une forme politiquement primaire de l’espace transcendantal
dirigent voir dominateur. Un monde comme le notre connaît toute une multiplicité des espaces
transcendantales et on en rajoute toujours plus. Il y a de l’espace politique, l’espace médiatique,
l’espace économique et social (bien distinct de l’espace financier – les limites et les connexions
intérieurs de celui-ci se détachent de plus en plus de lieu du travail et d’échange). L’espace en
plaine expansion quelques décennies c’est l’espace informationnel. Mais tous ces formes d’espace
ne sont-il parasitaires par rapport à cette simple espace vital commun qui co-constitue notre
corporéité.
Quels effets produisent ces entités idéales sur la « réalité spatiale » ?
On parle
beaucoup de délocalisation, d’extériorisation, de militarisation de frontières, de ghettoïsation, du
monde en réseau... On peut risquer de donner le terme le plus générale pour décrire cette série de
phénomènes – il s’agit d’effet de séparation. Si les vieux édifices modernes de la gouvernementalité
s’exerçaient à travers de l’agrégation des éléments hétérogènes et chaotiques les forces nouvelles
pousse à séparer les agrégats. Séparation disperse mais fait le d’une manière systémique et
ordonnée. Mais l’effet de la séparation reste toujours celui de l’aliénation. Cette fois là on a plus
besoin de faire recours à un essentialisme quelconque. Il n’est pas nécessaire de faire la scolastique
de la nature (de l’homme) et sa forme historiquement contingente. Après tout la séparation veut
dire la mise en distance en espace ou l’institution d’un blocus.
L’espace fabuleux d’Internet produit des centaines de millions des corps assises, penchés devant les
machines numériques. L’entreprise moderne n’a plus besoin de proximité des travailleurs. Les
ingénieurs sont sortie des usines pour s’installer dans les bureaux spécialisés. Les ouvriers, eux
aussi, se trouvent « hors usine » c’est à dire il sont ailleurs dans les petites ou grandes boites souscontractées. Les managers n’ont plus aucun lien avec l’usine, par ailleurs ils sont constamment
recyclées et ne prend plus les responsabilités décisives. La gestion stratégique se fait a travers les
firmes de consulting ou encore privite equity founds. Les riches n’acceptent plus d’habiter les
mêmes immeubles ou quartiers que les pauvres. Leurs enfants ne se fréquentent plus. Les rapports
de classe disparaissent tout simplement parc que les classes n’entrent plus dans aucune relation. La
séparation à l’intérieur du monde riche ne franchis pas ses frontières extérieurs. L’Amérique et
l’Europe à l’image d’Israël se transforment en forteresses. (Par ailleurs les récent succès
commercial des nouvelles technologies en provenance d’Etat hébreux et plus que parlant – il est du
en grande partie aux technologies de la sécurité) L’industrie le plus rentable de notre temps c’est
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celle de sécurité la vidéo surveillance impose de plus en plus la structure urbaine. Les nouveaux
centres commerciaux réalisent d’une manière macabre une vision Leibnizienne d’un monde sans
espace. Juste comme les monades il n’ont pas de fenêtres, le réel se trouve à l’intérieur sans
extériorité possible. L’espace autour d’un centre commercial n’est plus que le néant urbain privé de
toute signification. C’est pour cela qu’aujourd’hui plus que jamais avant il est essentiel de lutter
contre l’aménagement capitaliste de l’espace. Tout se passe comme si le grand processus intégrateur
(au niveau transcendantal) de la mondialisation passait par des multiples et toujours locales (alors
réels) micro opérations du partage de la divisions et la séparation. La lutte anticapitaliste ne peut
plus se donner le confort de faire l’abstraction de cette réalité primordiale. Capitalisme se nourrie de
notre espace, il faut le mettre au régime.
Michal Kozlowski
Maître de conférences en philosophie contemporaine, Université de Varsovie
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Stéphane Le Lay
« La lutte continue »
Réassurer Clichy-sous-Bois pour que ne se désespère plus Billancourt
Mai 1968 semble être sur toutes les lèvres et dans tous les esprits ces derniers jours. On ne compte
plus les sorties d’ouvrages sur la question, plus ou moins opportunistes 31. La tonalité des débats
oscille généralement entre deux extrêmes : d’un côté, la nostalgie d’une époque où l’espoir portait
la puissance de devenirs meilleurs, car moins compassés et rigides ; de l’autre, la reconnaissance
d’un ensemble de phénomènes à l’existence historique indéniable, mais désormais révolue voire à
liquider32.
Entre les deux, tentant de décrire au plus près les centaines de micro-événements survenus dans
cette configuration sociopolitique particulière, ou de rendre compte des luttes interprétatives qui
s’ensuivirent, émergent des analyses plus fines. Ainsi, certaines insistent par exemple sur
l’inscription internationale du fait national, puisque, par-delà des différences évidentes, des luttes
contre les formes d’oppression bureaucratique et l’exploitation capitaliste des énergies productives
se sont produites aussi bien en Italie, qu’au Mexique ou en Tchécoslovaquie. À l’inverse, d’autres
analyses se concentrent sur le cas français, pour décrire minutieusement l’ancrage provincial et
populaire du conflit, plus tard hypostasié en un mouvement étudiant parisien par certains
intellectuels, moins soucieux de réalisme historique que de stratégie politique personnelle (réduire
un mouvement d’ensemble, parfois contradictoire, à sa partie « bourgeoise » pour en vilipender
– ou au contraire s’en féliciter – les impasses individualistes).
Écouter d’autres voix revenir sur le contexte, les formes multiples de déploiement et la résolution
31
32
Un encadré inséré à l’article de Jean Birnbaum consacré à la question, dans le Monde des livres, dénombre, au 20
mars 2008, 80 livres (http://www.lemonde.fr/livres/article/2008/03/20/mai-68-en-heritage_1025308_3260.html?
xtor=RSS-3260).
Je fais l’hypothèse qu’est connu le discours de Sarkozy à ce propos, prononcé lors de la campagne présidentielle de
2007. Le lecteur intéressé par une mise en perspective historique de l’origine intellectuelle des différentes positions
anti-soixante-huitardes pourra se reporter à l’ouvrage de S. Audier, La pensée anti-68. essai sur les origines d’une
restauration intellectuelle, La Découverte, 2008. Dès l’introduction, l’auteur souligne que « les chefs d’accusation
sont assez répétitifs : nihilisme, individualisme, narcissisme, relativisme, postmodernisme, égalitarisme niveleur,
débauche hédoniste, “jeunisme”, destruction de l’autorité, discrédit de la “valeur travail”, perte du sens de la
hiérarchie, mépris pour l’“excellence”, ruine de la citoyenneté, mort de la culture, destruction de l’école, ruine de la
nation, etc. Surtout, à droite comme à gauche, on voit souvent réapparaître la thèse paradoxale que les acteurs de
mai 1968 ont joué un rôle clé dans le déploiement du capitalisme de la fin des années 1970, en faisant sauter le
dernier verrou qui limitait le plein essor de la marchandisation du monde : celui des mœurs traditionnelles. De ce
point de vue, la droite traditionaliste peut rejoindre certains segments de la gauche intellectuelle dans le procès de
68, accusé d’avoir détruit les fondations mêmes de la société. » (p.21)
28
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socioéconomique et politique du « joli mois de mai » a de multiples intérêts. L’un d’eux, et non des
moindres, est de pouvoir effleurer, à défaut d’en embrasser une compréhension complète, la
diversité des enjeux engagés dans l’action (ou au contraire dans la fuite) : enjeux politiques (avec
ses multiples dissensions, ses espoirs, ses craintes, etc.), enjeux économiques (comment les
structures capitalistes ont-elles encaissé le choc d’une remise en cause si brutale de leurs
organisation et finalités ?), mais également enjeux pulsionnels (que signifiait donc cette demande
éruptive de parole, sans nécessairement chercher à conquérir le pouvoir ? Comment la violence des
affrontements pouvait-elle si facilement côtoyer la légèreté et l’humour de certaines situations ?). Se
reposer précisément ces questions garde, me semble-t-il, toute sa pertinence.
Un autre intérêt de ne pas bouder les débats sur mai 1968, tout autant crucial, est de pouvoir se
rappeler que, pendant le travail d’inventaire, des luttes perdurent, qui parfois résonnent comme un
écho à des préoccupations anciennes. D’où une question que l’on peut légitimement se poser :
quarante ans après avoir fait bouger certaines lignes de rigidité de son temps, le conflit collectif de
mai 1968 saura-t-il donner des idées à la génération suivante ?
Deux configurations sociales bien distinctes
Faut-il le souligner ?, la vie en 2008 n’a pas grand-chose à voir avec celle de 1968. Quand les unes
et les autres contestaient une société d’autant plus étouffante qu’étaient entrevus des changements
sociaux profonds et positifs (rapport au corps, rapport au temps, etc.), les générations nées à partir
des années 1970 se trouvent confrontées à une fermeture des possibles particulièrement anxiogène.
Avec le recul, mai 1968 peut en effet encore apparaître comme un moment où les forces
progressistes réussiraient à faire reculer les injustices les plus insupportables (améliorations des
conditions de vie des classes populaires, mouvements féministes, mouvements des droits civiques et
lutte contre la guerre du Viêt-nam aux États-Unis, etc.), en dépit de certains signes annonciateurs
d’une reprise en main conservatrice qui ne tarderait plus (assassinat de Martin Luther King,
écrasement du « printemps de Prague » par les forces du bloc soviétique entre autres exemples). En
France, même si la crainte du chômage commençait à prendre forme dans les esprits, l’heure était
davantage à l’offensive ouvrière qu’à son affaiblissement.
En 2008, précarisation sociale et répression des « désordres » de toutes natures constituent le lot
quotidien de millions de personnes se vivant parfois difficilement comme des individus différents
œuvrant à une communauté de semblables33. L’effet de fragmentation qui s’ensuit n’a alors rien de
33
J’ai essayé de montrer ailleurs que, chez certains membres des classes populaires, existent des processus de contre29
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commun avec l’utopie portée par les manifestants de mai, même si l’on n’oublie pas l’éparpillement
politique qui prévalait lors des « événements34 ». Difficile en effet au « rire politique » de mobiliser
à partir de mots d’ordre optimistes, quand tout indique que les situations se détériorent, et que le
mouvement s’amplifie de jour en jour. Ceci est d’autant plus vrai qu’une partie des élites
économiques, politiques et médiatiques n’a eu de cesse, ces trente dernières années, d’opposer des
catégories de populations à d’autres, dans le but d’accentuer la division de ce qui constituait
auparavant les membres des forces progressistes du pays35.
Nous nous trouvons ainsi face à une configuration dont les dynamiques structurantes sont
particulièrement difficiles à modifier : d’un côté, une bourgeoisie à la puissance reconstituée36, dont
une partie rien moins que négligeable n’a que faire des difficultés quotidiennes de la grande
majorité de la population, et se consacre à son entre-soi37 ; certes, une strate bourgeoise plus ouverte
et moins fortunée existe, mais elle se comporte bien souvent de manière condescendante avec les
milieux populaires, comportement produisant des effets de démobilisation propres38. La polarisation
de cette puissance se donne à voir dans tous les domaines de la vie humaine, cumul entraînant le
renforcement des positions dominantes39.
D’un autre côté, un « archipel salarié » à la topographie déchirée40 selon l’état d’avancement de la
déstructuration des principes de cohésion propres à l’État social, auquel aucun niveau d’intégration
supérieur (l’Europe notamment) ou inférieur (la Région, par exemple) n’a réussi (tenté ?) à se
substituer.
34
35
36
37
38
39
40
stigmate qui, tout en permettant de lutter contre la souffrance sociale liée au déclassement et au mépris sociaux, ont
tendance à opposer les individus entre eux selon des catégories de perception fortement naturalisées. S. Le Lay,
Autonomie individuelle et précarisation. Dispositifs publics et souffrance sociale en classes populaires, Thèse de
sociologie (2 tomes), Université Paris VIII, Saint-Denis, 2004.
Pour une illustration « à chaud » de cette question au niveau étudiant, lire par exemple Mouvement du 22 mars, Ce
n’est qu’un début continuons le combat, La Découverte, 2001. On peut suivre, presque pas à pas, la manière dont un
groupe connu sous le nom des « enragés de Nanterre » s’est engagé dans la lutte contre « les forces de répression
policière et l’organisation universitaire ». Les dissensions internes et externes, selon les lignes de partage politiques,
y apparaissent clairement. Pour une vision plus analytique et distanciée, se reporter à B. Gobille, Mai 68, La
Découverte (Repères), 2008. L’auteur rappelle notamment les relations difficiles entre les mouvements d’étudiants
et la CGT, qui ont contribué à freiner la jonction entre grèves étudiantes et ouvrières, sans pour autant les rendre
impossibles dans de nombreuses villes de province.
S. Le Lay, « La droite et le mouvement social du printemps 2003 : amorce d’une lutte anthropologique ? »,
Mouvements, 2004, no35, pp.33-41.
T. Piketty, Les hauts revenus en France au XXe siècle. Inégalités et redistributions, 1901-1998, Grasset & Fasquelle,
Paris, 2001.
M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, La Découverte & Syros (Repères), Paris, 2000.
En témoigne l’éloignement des classes populaires avec les appareils et les instances politiques, aussi bien
représentatives que participatives.
Pour un panorama précis du système des inégalités (envisagées sous leur angle classiste – sans toutefois
méconnaître leurs dynamiques sexuées et ethniques ou raciales), voir A. Bihr et R. Pfefferkorn, Le système des
inégalités, La Découverte (Repères), 2008.
P. Cours-Salies et S. Le Lay (dir.) Le bas de l’échelle. Constructions sociales des situations subalternes,
Ramonville Saint-Agne, Erès, 2006.
30
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Si subsistent des lieux protégés dans les différentes fonctions publiques, en dépit d’une dégradation
des conditions d’emploi et de travail, principalement dans les catégories les plus basses41, le secteur
privé connaît maintenant depuis une vingtaine d’années une recrudescence spectaculaire de
l’exploitation et de l’oppression. L’industrie fut la première à payer le prix des nouvelles
orientations stratégiques, et ce quelques années à peine après la dernière grande grève ouvrière (mai
1968). Pendant ce temps-là, le monde des luttes du tertiaire (notamment du secteur public) se faisait
discret : traditions incompatibles ? structurations différentes ? politique du dos rond ? divisions
syndicales ? Sans doute ces raisons ont-elles influé sur l’incapacité à créer des fronts unifiés de
mouvements sociaux pour proposer (imposer ?) des alternatives à la destruction planifiée de régions
entières.
Une fois obtenue la « défaite de la classe ouvrière », il devenait facile pour les « nouveaux
réformateurs » d’intensifier les attaques en direction des autres secteurs, en réutilisant parfois les
mêmes méthodes : dorénavant, les fonctions publiques se trouvent fortement stratifiées selon les
statuts d’emploi. Quant au secteur tertiaire privé, l’usage des béances du Code du travail au sein
d’entreprises de taille réduite permet d’organiser la production sur une division du travail fortement
individualisée (la qualification devenue compétence fonctionnant à géométrie variable selon le sexe,
l’âge, la race et les capacités de négociation des individus recrutés)42.
Tableau apocalyptique penseront certains. Bien loin de la réalité, répondrai-je. Car c’est sans
compter les chômeurs, les incarcérés pour cause économique, les retraités faiblement pensionnés,
etc. C’est également loin d’exprimer les drames humains qui se jouent dans les corps et les esprits,
pris au sein des processus brossés ici à larges traits.
Absence de conflits et confettis de luttes : comment rallumer le feu ?
Derrière cette souffrance indéniable aux effets multiformes, il faudrait être cependant de bien
mauvaise foi, ou singulièrement myope, pour affirmer que la conflictualité sociale a disparu. Peu
s’y aventurent depuis quelques mois. Les phénomènes de grève et de manifestation constituent
toujours des moyens disponibles dans l’arsenal militant. Et si leur présence fluctue selon la
conjoncture économique et politique, on ne saurait les remiser d’un revers de la main au musée des
vieilleries43. Mais on doit également prendre le temps de distinguer les mouvements porteurs de
41
42
43
C. César, « L’Éducation nationale et les ouvrier(e)s : le mammouth et les souris ? », in P. Cours-Salies et S. Le Lay
(dir.) Le bas de l’échelle…, op. cit., pp.97-107.
Pour les derniers développements en matière d’attaques contre le droit du Travail, se reporter à G. Filoche,
« Tornade patronale sur le code du travail », Le monde diplomatique, mars 2008, pp.12-13.
A. Carlier et É. Tenret, « Des conflits du travail plus nombreux et plus diversifiés », Premières synthèses, n°08.1,
31
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positivité de ceux destinés à exprimer la colère, la frustration, le désespoir. Leurs formes et leurs
messages diffèrent radicalement, tout comme, bien souvent, leur issue. Force est de constater que,
depuis une vingtaine d’années, les conflits relatifs aux questions du travail et de l’emploi se sont
généralement caractérisés par des actes peu créatifs, défensifs et aux effets sans grande portée. Ces
limites rappelées, on peut malgré tout remarquer que les révoltes de novembre 2005 et le
mouvement anti-CPE de 2006, au-delà de leurs différences sociologiques et événementielles, ont
constitué deux réponses à la disciplinarisation croissante de la société (ce qui n’est pas sans évoquer
les mouvements de mai 1968), qu’on l’envisage dans sa dimension économique ou politique (vie de
la cité).
L’ébranlement provoqué par ces deux mouvements n’est sans doute pas pour rien dans la capacité
de la droite radicale à remporter les échéances électorales de 2007, se présentant comme la seule
force apte à lutter contre le dépérissement de l’autorité étatique causé par les « ennemis intérieurs »
(les « parasites » de l’assistance sociale, les « fainéants » des 35h, etc.), et à moderniser le pays pour
affronter les enjeux actuels. Une large partie du monde salarial a entendu ce message, et l’a pris au
pied de la lettre, peut-être insuffisamment assurée de ses propres capacités à peser sur le jeu
politique sans en passer par le recours à une figure providentielle maniant la rhétorique avec
efficacité44.
Car notre économie se compose d’un secteur tertiaire extrêmement développé, impliquant une
territorialisation importante de l’activité (en dépit de la possibilité de délocaliser quelques activités
emblématiques comme les call center). Dans cette configuration, les salariés bénéficient d’un
avantage qu’il serait idiot de ne pas chercher à mettre à profit ; pour cela, il faut réassurer les
membres des classes populaires du potentiel de leur puissance sociale, des possibilités existantes
dans le remodelage du réel (ici le travail des intellectuels peut servir, en fournissant des données
économiques et sociales visant à montrer que les richesses à redistribuer ou créer différemment
existent bien encore dans les territoires locaux et qu’elles ne sont pas uniquement créées ex nihilo
par les forces spéculatives des marchés financiers).
Certes, les forces syndicales, largement affaiblies45, ne peuvent guère investir les myriades
d’entreprises, aux contraintes variées, qui emploient des individus souvent peu au fait du droit
social. Mais ces forces ne sont pas sans atouts. Notamment, elles sont ancrées dans certains bastions
publics encore relativement protégés. On pourrait alors envisager une forme croisée de parrainage
44
45
2007.
S. Le Lay, « La politique a-t-elle vocation à être de droite ? Contribution au débat dans la gauche », Nouvelles
fondations, n°7, 2007, pp.8-13.
J.-M. Pernot, Syndicats : lendemains de crise ?, Gallimard (Folio), Paris, 2005.
32
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intersectoriel sur base territoriale : par exemple, un fonctionnaire serait chargé de faire le lien avec
un salarié d’une entreprise donnée (au hasard, les caissières d’une grande surface), de manière à
pouvoir faire intervenir des forces syndicales implantées, en cas de difficultés particulières, ou pour
appuyer une revendication sectorielle. De la même manière, lors de l’occupation d’une école, on
pourrait envisager que des salariés du privé viennent soutenir les enseignants, comme cela se fait
déjà avec certains parents d’élèves.
Si je prends les cas de l’école et des caissières de supermarché, la raison n’en est pas totalement
fortuite. D’abord, ces deux professions sont fortement féminisées. Or, dans les luttes, planent
parfois sur les femmes des contraintes d’un type particulier qu’il conviendrait de faire diminuer
(violence, déni de légitimité, etc.)46. En croisant les secteurs d’activité et en mettant ainsi en
présence des individus évoluant dans des univers sociaux différents, certains des freins pourraient
en partie être levés. Ensuite, on peut envisager que les enfants constituent un point d’articulation
facilitant les contacts, notamment dans des quartiers touchés par des formes diverses de
discriminations. Enfin, école et commerces (alimentaires ou non) sont des lieux importants,
symboliquement et matériellement. En organiser des liens de combativité permettrait
d’expérimenter une forme d’action visible dans une ville (du moins dans sa partie la plus
périphérique dans un premier temps), et porteuse d’exemplarité (les bataillons d’enseignants et de
salariés du commerce pourraient en effet se répartir de manière à toucher d’autres secteurs d’activité
du territoire – je pense notamment aux secteurs de la coiffure et de la restauration, friands
d’apprentis malléables ou de main-d’œuvre immigré clandestine, et par ailleurs excessivement
rentables).
Des victoires dans l’organisation du travail et les salaires au niveau local auraient plus qu’une
portée symbolique. Elles pourraient démontrer que la tendance actuelle au détricotage des droits
sociaux et à la baisse continue des salaires peut trouver une voie de résolution différente (certains
régimes spéciaux toujours actifs, notamment en Alsace, sont là pour le rappeler). Une voie qui passe
par la mise en action des puissances localisées, comme en leur temps le furent les conflits du « joli
mois de mai ».
Stéphane Le Lay
Sociologue
46
S. Le Lay, « Une disposition au désengagement militant : processus de précarisation salariale et démobilisation
raisonnée », in P. Cardon, D. Kergoat et R. Pfefferkorn (dir.), La dialectique de l’individuel et du collectif dans les
rapports sociaux de sexe (titre provisoire), La Dispute (Le genre du monde), à paraître fin 2008.
33
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Michal Herer
L'imagination prend le pouvoir
Rue de Seine et/ou Science Po., escalier
Le destin triste des plusieurs slogans révolutionnaires c’est que, à un moment donné, quelqu’un les
réalise, de manière perverse. Cette circonstance est exploitée, avec empressement, par ceux qui –
étant des le début hostiles par rapport aux militants ou, plus souvent encore, étant eux-mêmes
anciens militants – peuvent dire enfin : « voici votre révolution, elle n’était jamais autre chose ». Le
cas de révolte ’68 est particulièrement provocateur. On la présent comme une rébellion de la
jeunesse plaine d’élan vital contre l’inertie et traditionalisme de la société bourgeoise dont les
fondements étaient formés dans le XIX siècle. C'était une société du travail et de responsabilité,
hiérarchie et subordination - valeurs à remplacer par celles de créativité, spontanéité et initiative, en
bref : par le pouvoir d’imagination. Pour les observateurs clairvoyants il était évident que la culture
bourgeoise traditionnelle serait en crise. Les slogans qui, en Mai ’68, semblaient d’avoir un
potentiel subversif réel, figurent aujourd’hui dans les brochures préparées par les manageurs,
copywritters et spécialistes de PR. Culture de consommation et de jeunesse a remplacé le modèle
traditionnel basant sur la discipline. En outre – ce procès s’inscrivait dans une mutation plus
générale du capitalisme. Les entreprises qui fonctionnaient grâce au capital accumulé par les
grandes familles bourgeoises (valeurs paternalistes) ont cédées devant la production standardisée de
masse (esprit de hiérarchie et de centralisation). Et maintenant une nouvelle époque est venue –
celle du management en réseau, de la flexibilité, mobilité etc.. « La contreculture a accomplie sa
mission, elle a prépare, inconsciemment, le triomphe de nouveau Ordre. Rien d’étonnant à ce que
les militants d’hier se retrouvaient parfaitement dans les conditions changées » - ainsi parla un
cynique. Qu’est-ce qu’on peut lui opposer? Ne dit-il pas toute la vérité sur le destin triste de chaque
révolution?
Essayons, cependant, d’examiner les permisses sur lesquelles cette diagnose clairvoyante
est
fondée. Premièrement, on présuppose ici, qu’il n’y aurait aucune glissement du sens entre le slogan
et sa réalisation. Seulement un militant lui-même s’écarte du sens réel de son discours, inconscient
de son rôle dans le théâtre d’histoire. C’est ne que dans son opinion subjective que l’imagination
s’oppose au système. En réalité, le système a besoin d’imagination ; ou il va en avoir besoin tout
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vit, pour entrer dans une phase nouvelle de son développement. Un révolutionnaire qui fête le règne
de l’imagination est un prophète du capitalisme new-look. Nous pouvons, de notre perspective,
constater une naïveté et fausseté de sa position subjective, supposée radicale mais en fait inscrit
dans une logique du système. Mai l’imagination qui « prend le pouvoir », est-elle la même que celle
que le pouvoir prit pour maximaliser ses profits ? Enfin, c’est exactement ce qui se passe ici : un
certain détournement d’un mot et d’une pratique. Toujours quand on assiste à une réalisation
apparente des slogans les plus radicaux, faut-il présumer que le mécanisme de détournement
(analysé par les théoriciens militants « d’un autre côté »), est à travail. Les situationnistes voulaient
détourner des mots et des technologies inventées par le pouvoir, pour les mettre à profit de la lutte
révolutionnaire. Cependant, c’est le système qui a effectivement détourné non seulement les slogans
mais aussi les forces, y compris une force d’imagination. D’ailleurs, les militants n’étaient pas
toujours si naïfs. Une possibilité et même inévitabilité d’un tel détournement « par en haut » était
prévu déjà dans les années soixante. Mais c’est ne pas tellement important. Il ne s’agit pas d’être le
moins naïf mais plutôt de récupérer un droit a une certaine naïveté. La question qu’il faut poser
c’est : comment détourner encore une fois les mots les mots et les forces ? comment faire de
nouveau un éloge de l’imagination ?
On soutiendra que le sens vrai de l’imagination, supposée prendre le pouvoir, était – des le début et
« objectivement » - tout autre. L’imagination au service du pouvoir n’est pas une vraie imagination,
celle-ci étant essentiellement subversive, inutile comme instrument de maintenir un ordre donné.
L’imagination ce n’est pas (comme l’imaginent les spécialistes de publicité et de management
créatif) une aptitude de prévoir les trends ou de créer des nouveaux paquets de consommation, elle
est toujours révolutionnaire, avec un certain élan utopique. On disputera donc toujours sur la vérité,
sur une différence entre sens objectif et simple opinion. Une telle stratégie ne peut être effective que
dans certains limites. Les mots sont importants, mais il faut récupérer également les pratiques.
Qu’importe si on définit l’imagination comme une force incorruptible de dépasser les schémas
établis de la pensée et de perception ? On conquerrait un monopole d’usage correct du mot, on se
rassurerait de la pureté et des intentions révolutionnaires et du mensonge odieux sur lequel repose
l’ordre dominant. La pratique resterait pourtant inchangée. On aura le droit de la classifier comme
« fausse » (« cela n’a rien à voir avec une vraie imagination » !), mais sans aucune stratégie possible
de contre-attaque.
Parfois est-il quand même raisonnable de renoncer au concept trop simplifié du vrai et de
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l’objectivité, justement au nom du matérialisme. Soyons matérialistes – au lieu de se disputer sur le
sens objectif, fixé une fois pour toujours, supposons que le sens se constitue chaque fois dans les
luttes historiques concrètes. Le sens d’une chose dépend des forces qu’étaient capables de la
conquérir – c’est une longue histoire des conquêtes et des saisissements. Tout se passe au niveau des
forces – voila l’objectivisme qui refuse une croyance métaphysique aux significations
substantielles. L’imagination « en soi » n’est rien d’autre qu’une faculté abstraite, une capacité
indéterminé de représentation qui ne se réduit pas ni à la perception, ni à la mémoire. L’usage
concret de cette faculté et ce dont elle et capable dépend entièrement des configurations historiques
et politiques dans lesquelles elle s’inscrit. Un problème actuel est ; comment récupérer ce potentiel
créatif, l'émanciper de la logique du marché ? Le fait (objectif) que l’imagination était, jadis, autre
chose, une arme contre la société bourgeoise de consommation, peut être rassurant, mais les moyens
de leur reconquête par les forces de résistance contre le pouvoir sont à concevoir de nouveau.
L’histoire des slogans radicaux n’est pas nécessairement une histoire triste de la révolution trahie, si
chère aux observateurs cyniques. La clairvoyance cynique n’était, d’ailleurs, jamais capable de
rendre compte de ce qui fait l’évènement ; elle juge une révolution d’un point de vue de sa fin
pitoyable, et c’est pour ça qu’elle ne comprend ni l’enthousiasme, ni le sens des positions
révolutionnaires. Elle n’arrive pas à saisir le sens vrai et objectif des mots et des actions qui
s’enracine justement dans leur... subjectivisme radical. Ceux qui réclamaient le pouvoir de
l’imagination n’étaient pas les alliés objectifs d’un turbo-capitalisme à venir. Dans le cadre de leur
position subjective (ça veut dire : singulier, spécifique) l’imagination n’entait pas une servante des
forces d’ordre. Elle l’est devenue en résultat de la contre-offensive du système. Au lieu de se
plaindre de la ruse de la raison capitaliste, il faudrait analyser le mécanismes de détournement et
reconstitution de sens de toutes les pratiques dans le champ des forces social, pour en tenir une
leçon de stratégie. Ce qui était détourné déjà deux fois, peut être toujours ressaisie ; et alors – qui
sait qu’est-ce que l’imagination peut devenir...
Michal Herer
Maître de conférences en philosophie, Université de Varsovie
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Alexander Neumann47
« Nous sommes tous des juifs et des allemands »
Le 21 mai 1968, Daniel Cohn-Bendit est interdit de séjour en France. Le 3 mai, le damné de
Nanterre avait déjà été traité d’ « anarchiste allemand » dans un éditorial de l’Humanité, où Georges
Marchais livrait l’interprétation stalinienne du mouvement contestataire, sous le titre « De faux
révolutionnaires à démasquer ». Le titre vaut le détour, puisqu’il postule implicitement que son
auteur serait un révolutionnaire (la suite prouva que non) et que les étudiants gauchistes seraient des
conspirateurs, thème paranoïaque qui est souvent associé à l’antisémitisme, selon les études sur la
personnalité autoritaire d’Adorno.48 « L’anarchiste allemand Cohn-Bendit », cela sonne comme une
triple infamie : Marginal qui met en danger la République et la classe ouvrière ; boche qui devrait se
taire ; étranger porteur d’un nom qui sonne juif. Le mouvement étudiant lance sa réplique à travers
une affiche qui montre Daniel Cohn-Bendit, au sourire narquois, devant une haie de CRS, assorti de
la légende : « Nous sommes tous des juifs et des allemands ».
Aujourd’hui, le mouvement pour un autre monde semble avoir supplanté définitivement le discours
nationaliste et ethnocentrique du PCF de l’époque. Simultanément, ce parti est passé de 21% des
suffrages, lors de la présidentielle de 1969, à 1,9% en 2007. Peu importe donc si l’Humanité se
montre incorrigible, quarante ans après, en relançant sa vielle rengaine à propos d’un meeting assez
récent de son ennemi politique : « Modèle du genre libéral-libertaire, (Cohn-Bendit) réveillera la
foule au moyen de quelques saillies anticommunistes » (numéro du 1er septembre 2006).
L’anarchiste allemand ne passe manifestement pas, mais le propos du journal ne fait plus
évènement.
Si nous revenons sur le mot d’ordre estudiantin, bien plus puissant et prometteur que la provocation
qui était à son origine, c’est plutôt pour aborder les problèmes toujours actuels de l’antisémitisme,
du souverainisme et de l’ethnocentrisme post-colonial. Ces discours identitaires s’appuient tous sur
une commune adhésion à l’autorité, selon la Théorie critique qui anime la revue qui publie le
présent article. La révolte des banlieues, le non de gauche à la Constitution européenne, l’élection
de Monsieur Sarkozy, sont autant de phénomènes qui peuvent illustrer l’actualité d’une critique
47
48
Cet article est un hommage à Jakob Neumann (1806-1849).
Voir Theodor W. Adorno, La personnalité autoritaire, Allia, Paris, 2007.
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anti-autoritaire.49
Signification historique
Le mot d’ordre soixante-huitard fait appel à un imaginaire collectif du mouvement contestataire, qui
veut se solidariser avec tous les acteurs dominés et méprisés, retournant la signification
discriminatoire pour la brandir, tel un écusson. Retournement qui fut déjà pratiqué par les sansculottes et bien d’autres mouvements. Pourtant, l’expérience et la contingence historique ne sont
pas absentes de l’expression « nous sommes tous des juifs et des allemands ». Les juifs étrangers
étaient, en effet, les premières victimes de la politique de l’Etat français de Vichy, puisqu’ils étaient
expulsés vers l’Allemagne nazie, dès 1941, en même temps que les militants politiques de gauche
étrangers. Une politique à laquelle les grands partis de la gauche française n’ont pas su s’opposer.
Alors que le PCF était engagé dans le pacte germano-soviétique qui liait Hitler et Staline (1939-41),
les socialistes étaient occupés à digérer l’investiture que leurs députés avaient accordée au Maréchal
Pétain. La compromission de François Mittérand avec le pouvoir vichyste, ses premiers
engagements aux côtés de l’extrême droite, ses amitiés antisémites jamais démenties avec des
responsables de cette époque, tel René Bousquet, n’étaient pas encore bien établies en 68. 50 Sans
connaître ces détails, la jeunesse soixante-huitarde a bien senti que les intérêts des pseudo-résistants
de la gauche institutionnelle –Marchais et Mittérand- étaient assez éloignés de l’idéal émancipateur
sans bornes qu’elle portait au mois de mai.
Le personnage de Cohn Bendit incarne cette situation historique. « L’anarchiste allemand » est en
réalité née en France, parce que ses parents avaient fui le régime nazi, ce qui fait que leur fils Daniel
a vu le jour à Montauban, en 1945. Walter Benjamin n’a pas eu cette chance, puisqu’il a été pris au
piège à la frontière espagnole pendant la guerre, ce qui a provoqué son suicide. On constate que
Marchais était aussi éloigné de l’universalisme républicain que de l’internationalisme. Le
mouvement du 22. Mars, parti de l’Université de Nanterre, qui devient celui de Mai, tente de sauver
les deux principes, ou il tente plutôt de les transcender en faveur d’un cosmopolitisme transnational.
49
50
Voir notre article « Conscience de casse », Variations N.6, Parangon, 2006, téléchargable gratuitement sur le site
www.theoriecritique.com
Voir le documentaire de Patrick Rotman, François Mitterand ou le roman du pouvoir, première partie, France 3,
octobre 2000 (existe en DVD).
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Résurgences
Je ne pensais pas être obligé de rappeler ici une évidence historique, à savoir la brutalité de
l’occupation militaire du territoire français par la Wehrmacht, de 1940 à 44. Jusqu’au moment
récent, où le tortionnaire de la guerre d’Algérie Jean-Marie Le Pen a tenté de d’euphémiser cette
sombre période. Massacres de civils par les SS -comme à Oradour sur Glane-, assassinats de
résistants, sanctions collectives, répressions militaires, la liste des exactions commis par les forces
destructrices du régime nazi est longue. En ce sens j’ai toujours compris la méfiance des anciens à
l’égard des allemands, même si elle me paraît exagérée à l’égard de la jeune génération
démocratique. En revanche, la persistance d’un cliché anti-allemand dans l’espace public français,
qui est entretenu par des citoyens français n’ayant pas connu la guerre semble plus surprenante.
En dehors de l’expérience vécue et des traumatismes des plus âgés, il existe ainsi un imaginaire
politique et culturel, susceptible de véhiculer aussi bien le cliché national que des représentations
racistes ou antisémites, comme l’exemple Cohn-Bendit le signale.
Tout se passe comme si la Résistance française à l’occupation nazie et le souvenir lointain de
l’affaire Dreyfus avaient rendu superflue une introspection de la gauche traditionnelle, faisant
l’économie d’une critique radicale de l’antisémitisme moderne. Le manque de bilan de Vichy et le
deuil empêché d’un Etat républicain qui s’est fondu dans la collaboration, favorisent ensuite la
justification de la guerre d’Algérie et de son cortège d’exactions. Les mêmes forces qui s’y
opposent sont celles qui amorcent Mai 68.51 En revanche, la gauche au pouvoir se drape dans un
silence assourdissant. Ce n’est pas François Mitterand, mais Jaques Chirac qui reconnaît la
responsabilité de l’Etat français pour la période de Vichy, pour les rafles et les déportations des juifs
étrangers, puis français, en 1995. Cette longue tradition de la dénégation a nourri les discours du
Front national, de la nouvelle droite, des cercles rouge-bruns autour de l’Idiot international, ou
encore les élucubrations antisémites de l’ex-communiste Roger Garaudy. Cette structure culturelle,
à peine ébranlée, facilite encore toutes sortes de provocations ordinaires.
Ainsi, lors d’un déplacement au cours de la campagne électorale aux européennes de 1999, Daniel
Cohn-Bendit, qui est alors tête de liste de Verts, se fait interpeller par un employé de la Cogéma,
entreprise nucléaire française. Celui-là conteste la proposition écologiste de sortir du nucléaire, en
51
Voir à ce propos les essais d’André Gorz,Ernest Mandel et Jean-Marie Vincent, publiés dans Les temps modernes
en 1968, réunis dans l’ouvrage Frankreich 1968, EVA, 1969.
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demandant publiquement : « Avec quoi les allemands vont-ils alors faire brûler leurs centrales ?
Avec des juifs ? ».52 Étrange retournement du sens historique, qui témoigne de la résurgence ou de
la continuité du double préjugé anti-boche et antisémite, que le mouvement étudiant avait tourné en
dérision avec brio. En 1999, Cohn-Bendit a obtenu près de 10%. Serait-ce un signe qui montre que
cet état d’esprit ironique n’a pas disparu ? Il est vrai que le député européen s’est rallié au réalisme
étatique, à travers son choix d’un accompagnement pragmatique de la construction européenne. Il
s’agit de briser une dernière icône, car nous ne sommes pas des orthodoxes.
Sprechen Sie Deutsch ?
« Parlez-vous allemand ? » est l’une des questions qui se pose, lorsque fuse le mot d’ordre « nous
sommes tous des juifs et des allemands ». Aujourd’hui comme hier, les mass médias français
véhiculent une image de la langue allemande qui se résume le plus souvent à un préjugé anti-boche
simplet. Ce discours proclame que l’allemand serait une langue « brutale », « disgracieuse » ou
« impénétrable », au choix. Assertion bien souvent nourrie par des films de guerre, où des acteurs
qui jouent le rôle de militaires ou des nazis, mais qui ne parlent pas un mot d’allemand, se
contentent de brailler des ordres inaudibles. Dans les cours de civilisation allemande que j’ai
dispensé dans une Université parisienne, je me suis rendu compte que bien des étudiants savaient
citer deux ou trois bribes de ce genre de film, qui placent les mots « eins-zwei » et « schnell,
schnell » dans un fond sonore menaçant. L’apprentissage de la langue et de la culture allemande
réelle efface généralement pareille caricature.
La célèbre imitation que fait Charlie Chaplin des discours d’Hitler dans le « Grand Dictateur » est
nettement plus réussie, mais plus difficile à reproduire, car elle saisit à la fois la sonorité de la
novlangue nazie, le timbre personnel du dictateur et son accent autrichien. Création artistique
brillante qui finit sur un improbable « Schnock ! ».
L’image de l’allemand en France est marquée par une triple confusion, entre l’aboiement réel du
caporal nazi, les enregistrements radio des chefs du 3ème Reich et le jeu d’acteur des films d’aprèsguerre alliés. Les trois aspects convergent vers une certaine idée de l’allemand qui est très éloignée
de la langue allemande.
Cette confusion, entre le jargon du chefaillon nazi et la langue allemande qui a existé bien avant le
nazisme, a été percée à jour par la romancière Anna Seghers. Dans son roman autobiographique
« Transit », elle se glisse dans la peau d’un réfugié allemand à Marseille, qui tombe par hasard sur
52
Le Monde, 21. Janvier 1999.
40
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un manuscrit écrit dans sa langue maternelle.
Le protagoniste confie : « Par excès d’ennui, je me mis à lire. Et je lus, je lus encore. (…) J’en
oubliai mon cafard. J’en oubliai mon ennui mortel. Et, si j’avais eu de mortelles blessures, je les
aurai oubliées, elles aussi, en lisant. Tandis que je lisais, ligne par ligne, je sentis aussi que c’était
là ma langue, ma langue maternelle, et elle me pénétrait comme le lait pénètre le nourrisson. Elle
ne claquait pas et ne grinçait pas, comme cette langue qui sortait du gosier des nazis en
commandements assassins, en répugnantes protestations d’obéissance, en ignobles vantardises ;
elle était sérieuse et calme. »53
La jeune génération est sans doute en train de se laisser pénétrer par cette langue, à en juger
l’engouement des adolescents français pour des groupes de musique qui chantent en allemand, tel
Tokio Hotel.
Culture cosmopolite
Nous sommes tous des juifs et des allemands, cela évoque une culture cosmopolite de
l’émancipation qui fait penser à Anna Seghers, Rosa Luxembourg, Sigmund Freud, Karl Marx,
Henri Heine, Albert Einstein, Walter Benjamin, Théodor Wiesengrund Adorno, Herbert Marcuse,
Franz Neumann…
Rosa Luxembourg nous a appris que les frontières ne passent pas entre les nations, mais entre les
classes sociales. Au moment de la première Guerre mondiale, Freud a saisi les pulsions destructrices
ou auto-destrcutrices qui se peuvent se diriger contre la vie, contre la déviance, contre les juifs et
toute autre figure de la différence. Marx a démonté la culture ouvriériste, productiviste et
nationaliste du mouvement ouvrier naissant, dans sa critique du programme de Gotha. Einstein a
montré qu’il ne pouvait y avoir aucun point fixe dans l’univers, ce qui prive théoriquement de
fondement toute vision géocentrique, ethnocentrique et égocentrique. Heine a su prendre les
situations les plus tragiques avec ironie, en défiant toute forme de pouvoir. Les auteurs de la Théorie
critique de l’Ecole de Francfort permettent de sortir de la philosophie occidentale classique, qui
cherche l’accomplissement totalisant, en découvrant la dialectique négative.54
Cette culture critique traverse les temps et les courants, mais elle se distingue toujours par un esprit
cosmopolite qui refuse le repli identitaire, le nombrilisme.
53
54
Anna Seghers, Transit, Editions Autrement, Paris, 1995, traduction par Jeanne Stern, p.32.
Adorno, La dialectique négative, Payot, 2003.
41
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Des auteurs sensibles à la psychanalyse, tels Didier Anzieu et Micha Brumlik, cherchent
aujourd’hui à faire comprendre à quel point la pensée de Freud s’est inspirée de l’esprit ashkénaze,
du judaïsme et de la culture allemande.55 La situation marginale, le regard critique de l’étranger,
rendent pensable l’affranchissement des conventions établies et des entraves intellectuelles.
La même réflexion peut permettre de saisir l’originalité de la Théorie critique de l’Ecole de
Francfort, que Daniel Cohn-Bendit connaît d’ailleurs bien. Après son retour en Allemagne, que le
pouvoir gaulliste et la propagande communiste avaient favorisé, il a notamment suivi les cours
d’Oskar Negt, disciple d’Adorno, et qui commence à être connu en France depuis 2007. Dans les
années 70, Cohn-Bendit poursuit ses études de sociologie à Francfort. À ce moment-là, Micha
Brumlik se rend compte que le mouvement étudiant et extra-parlementaire allemand a du mal à se
défaire de toutes les représentations anti-sémites classiques, bien qu’étant profondément antifasciste
et opposé aux anciens nazis qui se sont maintenus dans les Universités et dans les partis de droite
jusqu’en 68. Il en est sorti un petit livre remarquable et remarqué, dont il faut paraphraser le titre en
français : Il n’y as de voie pour une personne à la fois allemande et juive,56 et qui témoigne de la
difficulté à porter à la fois une culture de la différence et une culture traditionnelle. Dilemme auquel
Marx a tenté de se soustraire.
Les courants politiques qui ont écarté cette culture critique ont tous fini leur course sous la forme
d’un appareil bureaucratique à la doctrine refroidie. Effet que Cohn-Bendit a décrit avec verve et
ironie en 1968, dans « Le gauchisme, remède à la maladie sénile du communisme ».57
Excursion : Heidegger en France.
Le deuil impossible de Vichy -sur lequel prospèrent toujours les idées de la droite française qui n’a
pas envie de se « repentir » (chose que personne ne lui a demandée)- influe aussi sur la culture
intellectuelle de la gauche française. La révolution conservatrice, cette intelligentsia d’extrême
droite allemande de l’entre-deux-guerres qui a accompagné l’essor du nazisme, jouit d’une
étonnante popularité en France, depuis la philosophie de Heidegger (membre du parti nazi) jusqu’à
55
56
57
Didier Anzieu, Créer, détruire, Dunod, 1996 ; Micha Brumlik, Sigmund Freud. Der Denker des 21. Jahrhunderts,
Beltz, 2006.
Micha Brumlik, Kein Weg als Deutscher und Jude, Ullstein, 2000.
Daniel Cohn-Bendit, Le Gauchisme, remède à la maladie sénile du communisme, Le Seuil, Paris,1968. Il se moque
bien évidemment de Lénine et de son « Gauchisme, maladie infantile du communisme », qui sert alors de référence
idéologique au stalinisme européen pour discréditer les contestations et dissidences démocratiques.
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l’écrivain Ernst Jünger, ce chantre de la guerre ou le juriste de l’état d’exception Carl Schmitt.
Conscients du problème, les penseurs critiques qui font appel à des concepts philosophiques
d’Heidegger en France ont souvent pris soin de se présenter comme des « heideggeriens de
gauche », dans le sillage de Sartre, qui a défendu un existentialisme de la résistance. 58 L’expression
« heideggerien de gauche » semble pourtant paradoxale et traduit un malaise. Manifestement
inspirée du phénomène des « hégéliens de gauche » (Feuerbach et le premier Marx), le terme oublie
que Hegel ne s’est jamais profilée comme un adversaire de la République, cadre discursif auquel
s’applique le schéma gauche-droite.
Si les arguments d’Heidegger peuvent être discutés librement en démocratie, sans être soumis à une
quelconque censure théorique ou idéologique, il apparaît néanmoins que cette discussion ne saurait
faire complètement abstraction des visées de l’auteur. Nul retour aux sources des concepts purs
parvient à contourner son engagement nazi, sur le plan politique et intellectuel, qui reste un fait
incontestable. Victor Farias a montré l’ampleur personnelle du ralliement au nazisme chez
Heidegger, alors que Emmanuel Faye signale les implications philosophiques possibles de ce choix
existentiel.59 Herbert Marcuse, qui a suivi les enseignements d’Heidegger avant le 30. Janvier 1933,
date de l’arrivée au pouvoir d’Hitler, constate que la philosophie et le nazisme heideggerien se
confondent, après la guerre. Heidegger lui réplique, dans une lettre envoyé fin Janvier 1948, dans
laquelle il refuse de se distancier de ses engagements pour le troisième Reich, tout en prétendant
qu’il y aurait à ce sujet « beaucoup de rumeurs qui sont des contre-vérités ».60 Sans commentaire.
Comment expliquer la notoriété philosophique des penseurs associés au nazisme dans la France
d’aujourd’hui ? De la même façon qu’on peut expliquer la percée de l’existentialisme sartrien, dans
la France de l’après-guerre, par une constellation culturelle et nationale spécifique, il est sans doute
possible d’associer les aléas actuels du débat français sur l’antisémitisme, le racisme et « l’identité
nationale », à une structure nationale qui peine à lâcher ses mythes de grandeur, issues de la période
coloniale.
58
59
60
Parmi les auteurs qui s’efforcent d’arriver à un usage critique des concepts heideggeriens, on peut signaler JeanMarie Vincent, La critique du travail, PUF, 1987. Sur les implications philosophiques, sociologiques et historiques
de l’existentialisme, voir aussi Jan Spurk, Bastarde und Verräter. Jean-Paul Sartre und die französischen
Intellektuellen, Syndikat, Frankfurt, 1998.
Victor Farias, Heidegger et le nazisme, Ed. Verdier, 1987 ; Emmanuel Faye, Heidegger. L’introduction du nazisme
dans la philosophie, Albin Michel, 2005. Voir aussi la réplique d’Adorno à Heidegger : Théodor W. Adorno, Jargon
de l’authenticité, Payot, 1989.
Voir la corrspondance Marcuse-Heidegger (www.marcuse.org). Dans sa lettre du 28/9/47, expédié de Washington,
Marcuse constate : « Le fait demeure que vous vous êtes identifié au régime en 1933-34, à un tel point que vous
représentez encore aujourd’hui (…) l’un de ses soutiens les plus inconditionnels » (nous traduisons de l’allemand).
Réponse d’Heidegger à Marcuse dans un courrier expédié le 20/1/48, qui arrive à temps pour le 15ème anniversaire de
l’arrivée au pouvoir des nazis, ou il refuse de faire amende honorable.
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Marx et la « question juive »
Dans cette condition française, qui supporte une « pensée tiède » selon Perry Anderson,61 les
discussions au sujet de la « question juive » rappellent souvent la situation théorique avant
Auschwitz. C’est-à-dire que la discussion philosophique peine à tenir pleinement compte de la
destruction industrielle des juifs et tsiganes sous le 3ème Reich. Tout se passe comme si Vichy, avec
son « commissariat aux questions juives » et ses rafles, n’avait pas d’incidences sur la tradition
philosophique et intellectuelle. Même parmi les intellectuels qui ne peuvent pas être soupçonnés
d’une quelconque connivence avec cette tradition historique, on constate un manque de volonté de
tenir compte de la césure historique.
Ainsi, Daniel Bensaïd vient de préfacer les écrits de Marx sur la « question juive » d’une manière
qui pourrait faire croire que nous sommes encore au 19ème siècle.62 Il fait aussi mine d’ignorer les
poussées avérées d’antisémitisme qu’on trouve parfois chez Marx, se contentant de diluer la
« question antisémite » dans une problématique philosophique de l’universalisme et de
l’émancipation humaine. Bensaïd est manifestement guidé par la volonté de se tenir à l’écart des
influences théologiques et communautaires qui sont à nouveau devenues à la mode en France,
depuis l’élection de M. Sarkozy, afin de maintenir une position athée et une critique de la société
bourgeoise. Pourtant, la prise de position athée et critique n’interdit en rien de jeter une lumière crue
sur les ambiguïtés de la pensée du premier Marx, comme le montre brillamment Micha Brumlik,
dans son ouvrage « Deutscher Geist und Judenhass » paru en 2000, sept ans avant la préface
bensaïdienne.63 Pareille approche demande de s’approprier cette langue « calme et sereine » qu’est
l’allemand, au lieu d’instrumentaliser l’autorité historique dont jouit Marx grâce à son analyse
pertinente du capitalisme.
Brumlik esquisse d’abord les conditions historiques de l’antisémitisme au 19ème siècle, où la haine
des juifs se focalise sur la figure du capitaliste financier et du marchand exploiteur, contre toute
évidence sociologique (au début du 19ème siècle, une enquête napoléonienne contre le crédit
usuraire établit que seul quatre financiers juifs sur 2500 le pratiquaient effectivement à Paris).
Cette association symbolique favorise pourtant un antisémitisme spécifique qui traverse aussi le
socialisme. J’épargne au lecteur l’énumération des commentaires antisémites de Proudhon, Fourrier
et Bakounine, qui sont référencés de façon très précise dans l’ouvrage dont il est question ici
(pp.282-99). Marx lui-même s’égare, comme l’indique sa correspondance, où transparaît un préjugé
61
62
63
Perry Anderon, La pensée tiède, Le Seuil, 2005.
Karl Marx, Sur la question juive, La Fabrique, 2007.
Brumlik, Deutscher Geist und Judenhass, Luchterhand, München, 2000.
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virulent contre « ce nègre juif de Lassalle »64 (il s’agit du fondateur du parti ouvrier allemand).
Ces illustrations ne sont pas intéressantes en soi, mais elles décrivent une constellation sociale et
culturelle, où la promesse d’une révolution démocratique s’affirme contre « l’esprit de dévotion »
que l’on prête alors au judaïsme. Bensaïd se trompe quand il cherche à exclure la dimension
théologique de ce moment historique, car Marx fait précisément appel à l’insoumission protestante,
contre la dévotion et l’esprit supposément servile des juifs européens, critique qui anime toute la
tradition hégélienne, comme le remarque Brumlik. Il rappelle aussi que Marx est le fils d’une mère
juive convertie et d’un père protestant. L’auteur reconnaît que Marx a, plus tard, construit une
distance critique envers ses propres impulsions antisémites, tout comme Engels, sans que l’enjeu de
la judéité le quitte définitivement. Dans le Capital, l’association initiale que le mouvement
socialiste suggérait -entre judaïsme et capitalisme- est déconstruite, à travers la conceptualisation
que Marx avance dans sa critique de l’économie politique. En revanche, dans ses premiers écrits
philosophiques, dont Bensaïd nous chante les louanges, le problème reste entier.
Dans ses
considérations sur la « question juive », Marx identifie encore le juif à l’argent, couple qui forme à
ses yeux la figure moderne de la société bourgeoise.65 Est-ce que ces approximations et errements
philosophiques du jeune Marx n’auraient-ils pas nécessité une introduction plus critique que celle
qui ouvre la nouvelle édition française de sa « question juive » ?
Sartre sans Adorno
Pareille complaisance s’inscrit dans un climat, où la critique philosophique de l’antisémitisme se
replie sur un vieux texte de Sartre, datant de 1946, qui sert encore de fil à plomb à la revue Les
Temps modernes. Le titre de l’essai sartrien semble suggérer qu’il existe une question juive, formule
issue du 19ème siècle, alors qu’on pourrait penser que le problème philosophique le plus pressant soit
posé par l’antisémitisme, depuis Auschwitz. Pour cette raison, la nouvelle traduction allemande
porte d’ailleurs le sous-titre « Qu’est-ce que l’antisémitisme ? »66. Le texte tente de percer le silence
de la collaboration, mais ne rompt pas fondamentalement avec la tradition philosophique à laquelle
se réfèrent le jeune Marx et, dans son sillage, le moins jeune Daniel Bensäid. Sartre pense que le
salut des juifs passe nécessairement par l’émancipation humaine universelle. La disparition de
64
65
66
Lettre de Marx à Engels daté du 30/7/1862, voir Brumlik, op.cit. p.305.
Karl Marx, Zur Judenfrage, p.375 : « L’argent est le dieu agissant d’Israel, qui ne tolère aucun autre dieux à côté de
lui. L’argent rabaisse tous les dieux des hommes en les transformant en marchandises. » (nous traduisons), voir
Brumlik, op.cit., p.300.
J.P.Sartre, Überlegungen zur Judenfrage oder : Was ist Antisemitismus ?, Rowohlt, 1986. Sartre, Réflexions sur la
question juive, Gallimard, 1946, réed.1985.
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l’antisémitisme dépend donc entièrement de la révolution sociale, et la lutte contre l’antisémitisme
nécessite à son tour la révolution sociale, comme Sartre l’expose explicitement à la fin de son essai.
Il s’agit de faire la révolution pour tout le monde, et notamment pour les juifs, qui sont invités à
refuser l’assimilation par la société bourgeoise. Du reste, Sartre croit en bon marxiste français qu’il
est que l’antisémitisme se concentre dans la petite bourgeoisie, ce qui est parfaitement inexact d’un
point de vue sociologique. Comme Adorno le montre dans les « études sur la personnalité
autoritaire » (publié en 1950, traduit vers le français en 2007), l’antisémitisme, le racisme, la
mysoginie, l’homophobie et toute autre figure de la haine de l’autre, ne varient pas tant en fonction
des couches sociales, qu’en fonction de la structuration autoritaire de la personnalité67. Comme
Sartre ignore apparemment tout de ces enquêtes, menées dans les années 40, il est obligé de
remplacer la sociologie critique par la spéculation philosophique. L’expérience de l’Union
soviétique signale d’ailleurs que la révolution sociale n’efface pas l’antisémitisme,68 mais il faut
admettre qu’au moment de la rédaction de sa « question juive » Sartre n’avait pas encore rompu
avec le stalinisme. Récemment, Claude Lanzmann, le continuateur des Temps modernes, a constaté
que la théorie sartrienne avait été précieuse pour ouvrir le débat après la guerre, même si elle
s’avère insuffisante pour saisir toutes les questions que pose l’antisémitisme moderne. Il dit que ce
livre, important, lui a permis de rester en France après l’expérience de la collaboration, qui a touché
« les deux tiers des français ».69 Il reste à espérer que sa revue participera à la discussion au sujet de
la personnalité autoritaire. En attendant, Lanzmann se contente de prolonger, en 2008, le Sartre de
1947, quand il déclare que « l’assimilation est un crime contre l’humanité ».70 La position ne
manque pas de clarté, mais où se trouve son fondement théorique, sinon dans la philosophie
aléatoire du jeune Marx ? Hier, le refus de l’assimilation se faisait au nom du communisme,
aujourd’hui au nom des droits de l’homme, toujours au nom d’une cause supérieure, en attendant
Godot ?
L’autoritarisme, un mal français
À mon sens, parmi les pistes de recherche les plus prometteuses en sciences sociales, se trouve le
travail de distinction conceptuelle qui puisse séparer l’antisémitisme génocidaire des nazis d’une
67
68
69
70
Adorno, La personnalité autoritaire, Allia, 2007 ; voir A. Neumann, « La peur, les bruits, les odeurs. La
personnalité autoritaire face aux dispositifs sécuritaires », Mouvements, été 2008.
Sans aborder l’aspect du Goulag, signalons simplement que les juifs étaient interdits de certaines professions sous
Staline, p.ex. le métier de médecin, en raison de leur appartenance culturelle.
Claude Lanzmann, « Shoah : unzerstörbar, dunkel, opak », in : Spex N.313, 3/2008, p.70-80.
Lanzmann, op.cit.
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part, les multiples formes du racisme et de l’antisémitisme moderne. Celles-ci peuvent traverser
aussi bien les régimes autoritaires que les démocraties parlementaires. 71 Cela implique, à côté du
développement des études historiques sur le nazisme, le fascisme et la collaboration qui ont produit
Auschwitz, de porter un regard singulier sur les structures sociales autoritaires au sein des sociétés
contemporaines, qui ont déjà favorisé l’antisémitisme, le racisme et la corrosion de la démocratie
par le passé.
Ainsi, les pratiques quotidiennes de soumission et de discrimination qui ont provoqué la révolte
banlieusarde des jeunes citoyens français issues l’immigration, en novembre 2005, s’inscrivent
manifestement dans une violence normative et institutionnelle qui est tolérée socialement, dans des
conditions républicaines. Dans ce cadre, il semble contre-productif de réduire le malaise de la
jeunesse à une origine culturelle, ou encore d’identifier les conflits en France à la guerre civile
israélo-palistinienne.
De même, la tentative d’un responsable du Crif, M. Cukiermann, de stigmatiser les critiques de
gauche, marxistes, pacifistes ou écologistes, à l’égard de la politique du gouvernement israélien, en
parlant d’une « alliance rouge-vert-bruns »,72 n’est non seulement inopérante, mais surtout antidémocratique. Pareille attaque est non seulement communautaire, mais encore de droite ; elle est
tellement autoritaire et outrancière qu’elle semble même englober la verve soixante-huitarde de
Daniel Cohn-Bendit. L’interdiction de penser n’aide certainement pas la déconstruction de
l’antisémitisme.
À l’invitation d’Oskar Negt, nous avons récemment tenté d’expliquer le caractère anti-autoritaire
des mouvements sociaux qui traversent la France.73 Le corrolaire des ces mouvements rebelles
réside, à notre sens, dans les structures sociales autoritaires de la société française, qui s’organise
autour d’un pouvoir étatique centralisé si bien incarné par le Général de Gaule ou encore par
Nicolas Sarkozy. Tous les domaines du contrôle social, tous les micropouvoirs semblent coiffés par
cette structure autoritaire, que ce soit l’éducation publique qui pratique la dictée ; la famille et son
« chef de famille » officiel ; la petite entreprise paternaliste ou la grande entreprise qui organise la
71
72
73
Voir l’élaboration critique complète et originale, susceptible de différencier les traits du régime nazi, des régimes
autoritaires tel la junte argentine et les caractéristiques de la transition démocratique, proposée par Lucia Sagradini
in : Traumatisme et résistances. Les pratiques artistiques en Argentine de 1976 à 1995, thèse de sociologie,
Université de Caen, 2007, notamment les pages 69-98.
M.Cukiermann lors d’un dîner officiel du Crif, le 27. Janvier 2003, propos qui ont provoqué le départ d’une partie
de la salle. Voir Le Monde du 28/1/2003.
Intervention publiée sous forme d’article : A.Neumann, « Französische Zustände, Frei nach Heinrich Heine
1792-2007. » in : Das europäische Modell, Ed. Karl Dietz, Berlin, 2007.
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répression syndicale ; la fonction publique dont les statuts ont pris pour modèle l’armée
napoléonienne ; les hiérarchies médiatiques ou éditoriales ; ou encore la police nationale, chargé
d’instaurer en 2005 un « état d’urgence » constitutionnel datant de la guerre d’Algérie. Aucun autre
pays européen ne correspond à ce bref descriptif.
L’une des raisons de ce type de domination est, paradoxalement, l’existence de mouvements de
contestation puissants, depuis les insurrections démocratiques du 19ème siècle, jusqu’aux grèves
générales explosives de juin 36 et mai-juin 68, en passant par les crises de l’après-guerre, pour finir
sur la mise en échec de la Constitution européenne et du Contrat première embauche en 2005-2006.
Pour s’intégrer dans cette société, le mouvement communiste a depuis longtemps épousé les formes
étatiques et culturelles répressives de la société, ce que Cohn-Bendit a résumé d’une manière sans
doute trop sommaire dans sa formule du « pouvoir gaullo-communiste ». Il s’agit d’une coalition
qui a institué l’Etat à l’après-guerre, relancé la production industrielle, cogéré la puissance
nucléaire, etc. Jan Spurk a précisé, comment le PCF, écarté du gouvernement national de 1947 à
1981, s’est replié sur une contre-société dite « camp prolétarien » qui reproduisait toutes les lacunes
de la société bourgeoise. Sa forme sociale était inspirée du modèle soviétique, associant acquis
sociaux, apologie de la valeur-travail, défense d’une morale répressive (contre le féminisme,
l’homosexualité, la dissidence, la dissonance et l’intelligentsia), portée par des organisations de
masse disciplinées.
L’autorité venue d’en haut, par l’Etat et les institutions sociales, s’est donc vu complétée par en bas,
par les organisations de masse syndicales et politiques majoritaires. Dans cette situation,
l’émergence d’un courant transgressif, démocratique et émancipateur, à travers le mouvement
étudiant, s’est soldée par un ralliement anti-autoritaire presque spontané des jeunes ouvriers. Les
« faux révolutionnaires à démasquer » ont provoqué, en l’espace de quelques jours, la grève
générale d’au moins sept millions de salariés. Amorce transgressive que Cornelius Castoriadis et
Edgar Morin ont appelé « La Brèche »74. Voilà pourquoi les partis politiques en place, dont le PCF,
se sont acharnés contre l’image même de la transgression, Cohn-Bendit, cet électron libre venu de
nulle part. L’étranger, qui jette un regard neuf sur la société et qui ne se sent pas liée par ses
habitudes, ses inerties et le poids mort du passé qui pèse sur le cerveau des vivants.
Peu importe, comment Cohn-Bendit interprète aujourd’hui lui-même la brèche qu’il a contribué à
ouvrir et qu’il considère close, abandonnant les élans utopiques d’hier au bénéfice d’une politique
qui répond au fait accompli de l’Histoire. Peu importe s’il mélange le libéralisme politique avec le
74
Cornelius Castoriadis / Edgar Morin, Mai 68, La Brèche, Ed.Fayard, rééd. 2008.
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libéralisme économique de la Commission européenne. Le principe espérance qu’il a signalé, de
manière fugace, peut surgir à nouveau, sous d’autres formes, loin des figures médiatiques imposées.
Loin du musée des espoirs fracassés de la génération soixante-huitarde.
Alexander Neumann
Chargé de recherche en sociologie
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Patrick Cingolani
La révolte expressive - retour sur la contre-culture75
Les médias ont beaucoup parlé de mai 68 ces derniers temps pour en faire un bilan souvent négatif.
L’analyse qui suit est étrangère au « manichéisme » de mode aujourd’hui et cherche d’abord
quelques énoncés conceptuels pouvant un tant soit peu rendre compte de ce qui est arrivé dans les
deux premières décennies de la seconde moitié du XXe siècle. En même temps, ce point de vue ne
cherche pas exactement à traiter de la révolte de mai, dont le contenu idéologico-politique
d’inspiration marxiste et la ferveur militante sont en partie distinctes du mouvement
contre-
culturel76. L’objet de mon propos est en amont à la fois dans ses sources et dans ses manifestations
de l’atmosphère marxiste des années 60-70 ou, à tout le moins, en décalage avec cette atmosphère.
Je cherche à travers la contre-culture à cerner une figure de la révolte sinon méprisée du moins
souvent incomprise par le gauchisme en ce que cette figure est précisément celle qui est aujourd’hui
honnie par la pensée conservatrice et les rodomontades politiciennes. Je veux parler de cette révolte
marquée par le style anti-autoritaire, par le réinvestissement politique de la nature et du corps et,
comme je l’argumenterai plus avant dans l’article, par le style cynique de contestation. A l’encontre
d’un ton de mise aujourd’hui, d’autant plus critique qu’il est imprégné dans sa morgue de tout ce
que la contre-culture a contesté – à commencer par la passion de posséder – il ne s’agit ici que de
comprendre et de débattre avec quelques-uns des auteurs qui ont traité du phénomène.
Si, à quelques rares exceptions près, la sociologie et la réflexion politique françaises ont souvent
manifesté un certain dédain propre vraisemblablement aux préjugés nationaux pour ce mouvement
en le dépolitisant, en le lénifiant sous la figure pacifique du “hippie” ou du “baba” et en n’en
envisageant que la dimension irrationnelle, je m’appuierai pour légitimer mon propos sur la
constance de la sociologie nord-américaine qui a su aborder ce phénomène avec un grand sérieux
75
Cet article reprend le contenu de la communication effectuée dans le cadre du Colloque Les sentiments et le politique,
Cerisy-la-salle, 15-21 septembre 2005. La réflexion que je propose ici fait suite à divers travaux déjà menés sur les
mouvements contre-culturels des années 60-70. On trouvera un premier type de lecture de ces mouvements dans
l’article "L'interminable pérégrination - l'imaginaire de la route dans les années 60" in P. Cingolani Ed, Figures de
l’étranger, Tumultes, L'Harmattan, nΕ5, 1995. On trouvera d’autres expressions de cette réflexion dans quelques articles
sur le Renouveau Charismatique notamment P. Cingolani, "Culture thérapeutique et renouveau religieux", L’homme et
la société, n° 120, avril -mai 1996, pp 41-51.
76
Sur ces aspects voir K. Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures, Complexe, 2005.
50
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intellectuel et qui a su mettre une rigueur opiniâtre à envisager ce mouvement au sein d’une
périodisation qui souvent relève de Max Weber et de L’Ethique protestante et l’esprit du
capitalisme77. On peut, en effet, rattacher le travail de diagnostic socio-historique quant à la contreculture à une constellation intellectuelle qui va de Riesman à Bell en passant par Sennett, Lasch ou
Bloom et qui le plus souvent incline à diaboliser celle-ci au sein des mœurs nord-américaines et au
sein des valeurs puritaines. Sans doute la charge la plus nette apparaît-elle chez D. Bell et ses
Contradictions culturelles du capitalisme, livre au ton apocalyptique et compendium d’idées
reçues sur l’art ou sur Michel Foucault, mais qui inscrit la question contre-culturelle dans un seuil
historique fort. Revenant à Max Weber et à la gratification différée puritaine, récapitulant le
caractère anti-bourgeois de la posture artiste de Baudelaire jusqu’à la première moitié du XXe
siècle, réunissant le style artiste et le style contre-culturel à travers l’idée de “démocratisation du
génie”, Daniel Bell pointe non seulement les tensions entre “une structure sociale organisée en
terme de rôle et de spécialisation et une culture fascinée par l’épanouissement du moi” mais plus
fortement le déclin de l’ethos protestant de la besogne et l’action anticapitaliste de la
“massification” des motifs contre-culturels et hédonistes78. Toutefois, et on comprendra pourquoi,
c’est à un autre auteur, à ce que nous sachions, plus pondéré quant à sa compréhension du
phénomène que nous emprunterons notre point de départ : Talcott Parsons. Non seulement c’est
Parsons qui effectivement désigne l’événement survenu dans le sillage des années soixante sous le
terme de “révolution expressive” et il convient de saisir toute l’importance de cette double
désignation en terme de révolution et d’expression, mais en conférant à la contre-culture une
interprétation plus positive, ou plus exactement plus affirmative, il permet de légitimer un espace
d’investigation des conséquences historiques de la contre-culture qui nous intéresse au premier chef
ici.
En effet, sur le tard, dans l’article “Religion in Postindustrial America : The Problem of
Secularization”79 Parsons, abordant avec un sérieux intellectuel remarquable la question de la
contre-culture dans le contexte nord-américain, livre son analyse de celle-ci en la situant dans
l’histoire religieuse mondiale et, plus particulièrement, dans l’histoire du mouvement d’émergence
77
Pierre Ansart dans le dictionnaire de sociologie ( Robert-Seuil 1999 ) qu’il a co-dirigé avec A. Akoun a rédigé l’entrée
contre-culture. La démarche est originale car une telle entrée est souvent absente de bien des dictionnaires de sociologie
français et étrangers.
78
D. Bell, Les contradictions culturelles du capitalisme, Presses Universitaires de France, 1978, p 24.
79
In Social Research, n°2, vol 41, Summer 1974, repris dans Action Theory and The Human Condition, New York, The
Free Press, 1978. On cite d’après cette dernière édition.
51
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de ce que suivant l’analyse de Robert Bellah il désigne comme les religions civiles 80. Si, dans un
premier temps, Parsons rappelle l’accomplissement mondain de la religion protestante dans le
contexte historico-social nord-américain, si dans un second temps, il fait du communisme un autre
type de religion civile, présentant “la guerre froide” comme une “guerre de religion”81, il pointe
pour finir dans la contre-culture une nouvelle phase dans le développement de la tradition religieuse
occidentale. “L’aspect le plus saillant de la situation est l’apparition de ce mouvement qui ressemble
au mouvement des premiers chrétiens par sa manière de mettre l’accent sur le thème de l’amour”82.
De ce fait, d’un côté le mouvement contre-culturel donne un nouveau tour à la sécularisation, il
gomme les aspérités des distinctions dogmatiques entre religions dans le sens d’une perspective
non-théiste se rapprochant des grandes religions orientales, de l’autre, il manifeste une forte
réceptivité aux aliénations et se rapproche de certaines critiques marxistes tout en se distinguant de
ses configurations orthodoxes et dogmatiques. Mais cette nouvelle figure de la religion civile ne se
réalisera que dans certaines conditions qui lui permettraient de sortir de ses particularismes
communautaires et de ses expérimentations relationnelles. Ce thème de l’amour, qui apparaît si
central dans la définition du mouvement, Parsons le relativise en regard d’un projet social effectif
de la contre-culture. Pour ce faire, il suggère de comprendre cette promotion de l’amour au-delà de
sa dimension érotique, dans la dynamique des mouvements, comme symbole et comme valeur
fondatrice d’un enjeu plus large de solidarité et d’affects. C’est là la seule condition pour que le
mouvement trouve un ancrage sociétal effectif. “Pour qu’un régime fondé sur l’amour soit solide, il
doit institutionnaliser les liens diffus autant que les liens durables. Ceux-ci, à mon sens, passent
ainsi de l’état de simple rencontre entre personnes à l’état de réseau de solidarité au sens ou la
sociologie entend ce terme.”83
Si l’avenir est tel, il est possible que le mouvement donne naissance à une “révolution expressive”,
inclinant l’orientation rationnelle-cognitive des sociétés contemporaines dans le sens d’une
dimension “affective-expressive”. La contre-culture est le symptôme d’un changement profond
quant à la contestation de l’individualisme utilitariste qui caractérise la société américaine et quant à
la promotion d’une “solidarité affective” ( “affective solidarity” ). Même si elle n’est pas viable, elle
80
Pour un résumé de la thèse de Bellah à l’époque voir l’article en français intitulé “La religion civile en Amérique”
dialogue, n°4, vol 7, 1976.
81
Action Theory and The Human Condition, op cit, 311.
82
“The most salient feature of the situation is the emergence of a movement that ressembles early christianity in its
emphasis on the theme of love”, op cit, p 313. C’est nous qui soulignons.
83
Ibid, p 318. C’est nous qui traduisons.
52
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pourra se survivre et finalement trouver le moyen de s’institutionnaliser en faisant allégeance aux
religions instituées tel que le catholicisme, le protestantisme, le judaïsme ou même l’humanisme
séculier, conclut le sociologue.
Amour ou vérité
La lecture de Parsons, son choix de lire la contre-culture au sein d’une perspective religieuse,
pourrait éclairer certaines des mutations les plus significatives de nos sociétés. L’émergence de la
figure charismatique parmi les catholiques ou les protestants, comme j’ai pu le constater dans mes
travaux sur le Renouveau Charismatique, mais aussi, si l’on en croit par exemple les travaux de
Martine Cohen dans certaines communautés religieuses juives, vérifie empiriquement l’inflexion
qu’a pu donner cette réactivation de la part affectuelle et expressive au sein de nos sociétés84.
L’atmosphère contre-culturelle, en un demi-siècle, s’est infiltrée dans des sphères culturelles et dans
des classes sociales auxquelles ont aurait pu difficilement penser dans les années soixante. Ainsi, le
Renouveau Charismatique est-il souvent venu revitaliser dans “le chant et la danse”, pour reprendre
l’expression d’Harvey Cox un catholicisme souvent pétrifié dans son ritualisme et faire partager une
expérience émotionnelle et passionnelle de la foi parmi des populations largement étrangères au ton
libertaire de la révolte contre-culturelle85. L’importance de la réaction critique à l’égard du modèle
rationnel-utilitaire et de l’hégémonie de la technique, notamment dans les domaines concernant la
souffrance et la mort - domaines où le religieux continue de résister à la sécularisation -, sont aussi
dans le droit fil de la contre-culture. Ainsi, à travers entre autre le succès du New Age, des savoirs
divers, inspirés de l’orient ou de traditions occidentales locales, sont-ils venus contester les
standards de l’alimentation et de la médecine de masse et contester les modes d’application
bureaucratiques et protocolaires du savoir médical ou plus encore hospitalier. La forte présence de
médecins, de personnels soignants et de toute sorte de thérapeutes dans les formes de renouveaux
religieux et jusque dans le New Age démontrent la vivacité des enjeux de cette révolution
affectuelle. Ainsi enfin, il n’est peut-être pas jusqu’à la massification d’une certaine figure de
l’artiste, du style bohème, ou plus généralement les formes les plus triviales de la revendication de
l’expression, à travers le corps ou les mots, qui ne puisse être envisagée comme une émanation de
84
Voir notamment l’ouvrage collectif dirigé par F. Champion et D Hevieu-Léger, De l'émotion en religion - renouveaux
et traditions ( ouvrage collectif ), Paris, Centurion, 1990, ou D. Hervieu-Léger, La religion pour mémoire, Cerf, Paris,
1993.
85
Rompant avec la thèse développée dans La cité séculière (1965), Harvey Cox en 1971, dans La fête des fous, déclarait
"si Dieu revient nous devons d'abord le rencontrer dans la danse avant de pouvoir le définir dans la doctrine" in La fête
des fous, Paris, Seuil, 1971, p 41.
53
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l’atmosphère contre-culturelle et comme finalement un avatar de cette “démocratisation du génie”,
objet d’épouvante hier de Daniel Bell.
Pourtant, si cette dimension expressive apparaît bien centrale et donne une orientation essentielle de
l’événement contre-culturel, on suggérera un autre aspect négligé par Parsons. Il est, en effet,
intéressant que Parsons donne l’amour pour fondement du mouvement. Il aurait pu prendre d’autres
types d’émotion ou d’affect : l’ivresse dont l’amour peut être entendu comme une manifestation
parmi d’autres et l’usage en masse des drogues aurait pu argumenter ce point de vue. Ou bien il
aurait pu prendre encore des paradigmes, tels que la référence à la nature, dont l’ensauvagement
beatnik ou hippie a été l’expression et qui fait aussi dans une certaine mesure de l’écologie
l’héritière de la contre-culture. Mais, en dépit de la force de la catégorie, il me semble que ce point
de départ est unilatéral même quant à la compréhension de sa dimension expressive et ignore des
dimensions tout aussi fortes du mouvement ou qui, à tout le moins, s’enchevêtrent avec celle-ci
pour donner son style à la contre-culture.
Assurément l’amour et, plus précisément encore la sexualité, inspirent bien ce mouvement, et il
m’apparaît que derrière son souci d’institutionnalisation, c’est à l’idée de solidarité que veux
finalement en venir Parsons pour cristalliser le mouvement. Mais je tiens pour démontrable que la
revendication de l’affect amoureux est, dans la représentation contre-culturelle, suspendue à un
enjeu non pas tant érotique que gnoséologique : à savoir sa vérité même ; la vérité du corps et d’un
acte qui relève de la vérité de la vie et de la nature et qui, comme tel, s’oppose au mensonge d’un
ordre social et d’une politique de puissance qui accomplit son oeuvre de destruction et de mort.
Parsons évoque cursivement le scandale du Watergate de 1972, pour stigmatiser l’utilitarisme et
l’effet corrupteur d’un certain individualisme, leur opposant “le renforcement d’une solidarité
affective” mais, au plus haut point, ce scandale met bien la question de la vérité au centre des
enjeux et c’est l’ensemble du contexte politico-social qui fait l’objet du même régime de
contestation. Le slogan make love no war, slogan certes aujourd’hui éculé à force d’avoir été
répété, en dépit de sa référence pourtant explicite à l’affect amoureux, est lui-même à lire dans sa
puissance de contestation radicale autant qu’utopique de la vérité de l’affect contre le mensonge et
les artifices d’un ordre politico-social qui poursuit son activité de domination impérialiste. Vérité de
l’affect qui est, en fait, contestation des mises en scène et des mystifications du social qui assurent
les distinctions et les discriminations et qui est critique en acte de l’investissement agressif dans les
signes, les appareils de la domination autant que dans des activités de concurrence, et de rivalité.
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Derrière l’amour se dessine ainsi deux choses omises par Parsons mais pointés par d’autres dans
une perspective souvent de diabolisation de la contre-culture : l’égalité et l’authenticité86, et l’on
aura peut-être saisi qu’à la filiation tacitement chrétienne ou chrétiennement récupérable de la
contre-culture, je préfère la filiation cynique. Par cynisme j’entends la doctrine philosophique en
héritage direct du socratisme dont la figure de Diogène a finalement personnalisé les traits et dont
l’enseignement passe par la pratique et la démonstration à travers le corps et l’action. Le cynisme,
socratisme populaire, se caractérise par une radicalisation, dans une sorte de passage à la limite, de
l’enjeu socratique de la vie vraie et du franc parler dans la vie non-dissimulée et dans une
pédagogie par l’exemple. Une telle vie non dissimulée est en fait indexée à la nature, à la vie selon
la nature, dans la réévaluation, scandaleuse pour le monde grec, de la pauvreté et de l’animalité 87.
D’un côté cette philosophie soustractive assurée sur la simplicité du vivre ainsi que sur la naturalité
frustre des besoins opère une sorte de principe de décalibrage et de nivellement des distinctions.
C’est en ce sens, entre autres, que l’on peut entendre l’oracle delphique fait à Diogène “d’altérer les
monnaies” : un principe d’équivalence et d’indétermination conduit les cyniques à enseigner aux
esclaves et à se tourner vers les métèques ainsi qu’à contester les conventions, à commencer par les
conventions de classes et de castes. De l’autre, cette dimension démonstrative et cette pédagogie par
l’acte conduisent dans leur radicalisation à la subversion de l’espace public hautement policé du
monde grec en espace de copulation, de masturbation ou d’alimentation ( le cynique par définition y
mangeant comme un chien ) dont la fonction heuristique nous précise Sloterdijk est de nous
rappeler “qu'en règle générale les hommes ont honte au mauvais endroit à l'endroit de leur physis
mais qu'ils restent sans émotions devant la déraison et la laideur menant leur vie, devant le désir du
gain, leur injustice, leur cruauté, leur vanité..."88.
Passage à la limite ai-je bien dit, qui a fait toute l’ambiguïté du cynisme y compris de son devenir
dans le vocabulaire courant comme ( je cite le Grand Robert ) “mépris des convenances, des
opinions et de la morale” et qui fait aussi que, comme philosophie de la vie vraie, il a pu
paradoxalement devenir comme la parodie de lui-même dans une sorte de mise en scène
86
On sait que l’une est stigmatisée par D. Bell et l’autre par R. Sennett.
Nous ne pouvons nous attarder plus longuement ici sur la place de la philosophie cynique et sur sa réévaluation dans
le contexte de la seconde moitié du XXe siècle. Cette référence pour autant puise dans une documentation précise : P.
Sloterdijk, Critique de la raison cynique, Bourgois, 1983, les derniers enseignements de M. Foucault au collège de
France ainsi que les cours de J. Borreil et J. Rancière à peu près à la même époque. On trouvera un écho de ces cours
dans J. Borreil, La raison nomade, Payot, 1993.
88
P. Sloterdijk, Critique de la raison cynique, Bourgois, 1983; p 217.
87
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carnavalesque d’une pseudo-sagesse. Combien de cyniques dénoncés comme bonimenteurs et vrais
faussaires n’y-a-t-il pas eu dans l’antiquité tardive. Mais justement il y a dans cette ambivalence
paradoxale, un écho à l’expérience tout à la fois joyeuse, comédienne et scandaleuse de la révolte
contre-culturelle.
Contre-culture et cynisme
Il ne s’agit ici ni d’encenser ni de dénoncer. Il s’agit de discuter les concepts dont relève un
mouvement dont on reconnaîtra le caractère souvent frivole. A l’enjeu principalement affectif
développé par Parsons et qui introduit à l’idée d’une révolution expressive que je ne conteste pas, et
sur laquelle je reviendrai en conclusion, je voudrais apporter la prise en compte de la part cynique
d’authenticité et en mesurer les conséquences.
Dans quelques travaux, notamment un portant sur la dimension nomade de la contre-culture, à
travers l’expérience de la route, j’ai cherché à montrer le lien entre contre-culture et vérité de la vie,
attestation de la vie vraie - si l’on entend bien par là une construction qui, à travers la simplicité,
s’oppose au simulacre de la domination.
Tout comme leur livre culte, Sur la route de Jack Kerouac, les jeunes nomades de la contre-culture
ont mis sur le devant de la scène le prosaïsme du boire, du manger, du dormir, et revendiqué les
expériences vécues les plus ordinaires. Reproduisant de manière visible et ostensible, la promotion
par Kerouac d’une quotidienneté fruste, ensauvagé dans le livre par l’accumulation précipitée et
syncopée d'incidents et d'accidents appartenant à la vie ordinaire et transformés en expression d'une
épopée moderne, les jeunes chiens de la contre-culture ont fait de l’exhibition et de la mise en scène
publique du quotidien le ressort d’une contestation des effets de banalisation de l’aliénation de
l’intime provoqués par la domination marchande et la société de consommation.
Le déballage d’une sociabilité immanente à elle-même par les jeunes dormant et campant à ciel
ouvert dans les villes - comme dans le Vondelpark d’Amsterdam ou la caserne désaffectée de
Christiania à Copenhague, l’apparente autarcie des modes de vie communautaires établis ici ou là,
ont incliné à dégonfler tous les grands mots de la représentation politique et de la compétence
technocratique. Comme chez un Stirner - dont on n’ignore pas la critique qu’en a fait Marx - un
haussement d'épaule semblait suffire à mettre à bas la domination et ses appareils ; à déjouer les
56
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“marottes” des gouvernants et de leurs tenants lieux. Le scandale des jeunes rassemblés, s'agitant,
dansant, hurlant pèle-mêles sous l'effet hypnotique de la musique et des drogues dénonçait par
contraste le scandale des guerres, du colonialisme et des haines nationales auxquels la "sagesse" des
peuples et de leurs chefs consentaient. Contre le consensus partagé, contre la suffisance
inébranlable des honnêtes gens de la société industrielle, la folie des saltimbanques stigmatisait la
folie de l'ordre.
On rapporte que Diogène préférait laver ses laitues plutôt que de courtiser, comme Platon, les
faveurs des tyrans89. Un principe de suffisance a gouverné les jeunes chiens de la contre-culture
contre l'amplitude spéculative ou prospective des hommes du pouvoir, et sans doute faut-il voir là
une des raisons du malentendu qui la séparait du marxisme orthodoxe.
La référence à un état de nature "communicationnel" et "affectuel" a été implicite à l'ensemble du
mouvement ne serait-ce que par la stigmatisation commune d'une "société" responsable des
oppressions et des répressions. Comme Rousseau, mais avec plus de naïveté, les utopies de la
jeunesse métropolitaine ont cherché les raisons de l'insincérité des hommes et l'ont trouvé "dans
notre ordre social" qui "de tout point contraire à la nature (...) la tyrannise sans cesse et lui fait sans
cesse réclamer ses droits"90. Mais cette nature ne fut pas, comme chez le philosophe genevois, le
fruit intellectuel de "raisonnements hypothétiques et conditionnels", elle se donna dans une
pratique, dans l'expérimentation de l'ailleurs - retrouvant peut-être la source cynique d’un certain
rousseausime. Le geste de "laisser tomber" cher au courant psychédélique du mouvement contreculturel supposait une déprogrammation d'avec l'ensemble des puissances d'adaptation et de
contrôle de la société et commençait par la rupture avec la télévision et ses jeux - sorte de tenant
lieu métonymique de toutes les figures de l'aliénation. L'objectif était de sortir de la fabrique des
images, de l'univers de simulacres et de simulations qu'était déjà la société américaine. Les
harangues de Thimoty Leary, l’apôtre du LSD, débouchaient dans son livre La politique de l’extase
sur une écologie barbare promettant de l'herbe sur Time square, l'effondrement du gigantisme
architectural et la dissolution du monde urbain91.
Evidemment, cette représentation de la vérité passant par le corps, la pratique, l’expérience a aussi
89
Diogène Laerce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, VI, 58.
90
Lettres à C. de Beaumont, in Oeuvres Complètes, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1969, tome IV, p 966.
91
T. Leary, La politique de l'extase, Fayard, Paris, 1973; p 270.
57
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conduit toute la culture du "cool" et du "trip", qui cherchait une alternative expressive à la
rationalité instrumentale, dans la pure irrationalité. L'idée de révélation s'est progressivement
substituée à l'exercice de la raison critique et est venue à tout suffire. La quête psychédélique d'une
proximité méta-langagière et totale aux autres, avec ses recherches de l'extase individuelle ou
communautaire, a finalement conduit à une relation raréfiée à la parole et à sa puissance de
pluralité. La sociabilité des usagers des drogues s’est finalement réduite à l’entre-soi consensualiste
du groupe de pairs et aux illusions d’une immanence communicationnelle.
“Devenir fou pour être sage”, l’histoire religieuse occidentale a constamment dû se garder des excès
de la proposition paulinienne et c’est dans l’écart qu’ouvre l’amphibologie de la proposition que gît
l’extravagance d’un certain cynisme autant que de la révolte contre-culturelle. L’ambivalence
historique à l’égard du cynisme, tantôt donné comme hercule de la morale tantôt comme faussaire et
bouffon, est interne à cette amphibologie. Il reste néanmoins un type de disposition, une attitude
qui, en raison de cette amphibologie même, ne saurait à notre sens être méprisé au titre du sens
rassis du grand âge ou de la science.
C’est, en un certain sens, le point de vue que prend aussi un autre commentateur : T. Roszak, dans
son célèbre livre Vers une contre-culture92. Non sans paradoxe Roszak y fait l’éloge de la contreculture tout en ne cessant d’en contester les excès, les extravagances, et les exagérations. Il y a un
sens de la loi, chez Roszak stigmatisant les dangers des drogues et les aliénations des gourous qui
rétrospectivement apparaît comme un signe de bonne santé. Pourtant, chez lui aussi, mais sans le
désigner comme tel, c’est le paradigme cynique qui est mis en avant dans sa positivité.
Derrière la thèse centrale du livre et qui en constitue le sous-titre : l’opposition de la jeunesse à la
société technocratique, il y a l’identification d’un régime de vérité de l’existence qui conteste
l’aliénation. Il y a la réflexion sur les enjeux politiques que suppose l’identification technocratique
entre savoir et pouvoir et sur la puissance de contestation en acte par la jeunesse de cette
identification. Il y a surtout l’affirmation d’un enjeu de vérité au sein du mouvement de la jeunesse
susceptible de débusquer une technocratie qui dit Roszak “a la propriété de se rendre
idéologiquement invisible”93.
92
Stock, 1970.
Vers une contre-culture, op cit, p 21.
93
58
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La corruption s’est mise dans les mots et dans leur sens au sein d’une vie politique et intellectuelle
assurée sur les mensonges auxquels consentent les aînés. Tandis que l’on euphémise les mots “jeter plus de bombes sur un petit pays d’Asie que sur toute l’Europe pendant la seconde guerre
mondiale, devient une “escalade” ; Chasser les noirs d’une ville c’est “promouvoir un renouveau
urbain”94 - les créateurs d’images et les spécialistes des relations publiques mettent en circulation
une parodie de liberté95. “Nous parlons de “culture”, de “vie de l’esprit”, de “poursuite de la vérité”,
explique Roszak mais le Système consiste à soumettre les jeunes aux besoins de nos diverses
bureaucraties.. Nous parlons de “loisirs créateurs” mais il ne s’agit (...) que d’une récompense
accordée aux mercenaires dignes de confiance. Nous parlons “pluralisme” - mais c’est une façon
pour les autorités officielles d’affirmer le droit qu’a chacun d’avoir son opinion, ce qui leur permet
de ne pas en tenir compte. Nous parlons de “démocratie” - mais il ne s’agit que d’un sondage
d’opinion... Nous parlons de “débats publics” mais il ne s’agit que de rencontres soigneusement
mises en scène par des personnalités télégéniques...”.
Toutefois, l’enjeu se fait plus directement sociologique. La raison pour laquelle la jeunesse est le
groupe qui proteste le plus ostensiblement, explique Roszak, tient dans la “passivité pathologique”
de leurs aînés. “Les adultes des années quarante se sont dépouillés de leur caractère d’adulte (...). Ils
ont renoncé à leur responsabilité de prendre des décisions morales, d’exprimer des idées, de
contrôler le pouvoir, de défendre la société contre ses spoliateurs”96. C’est là, chez Roszak, une
manière de retourner un autre discours sociologique sur “la démission des parents” et la perte de
prestige d’un père de famille aliéné.
L'ailleurs et ses lieux
Deux figures ont été dessinées ici dans la contre-culture, deux figures qui je crois la cernent entre
une dimension socioculturelle et une dimension éthico-politique : “expressivité” et “vie vraie”; deux
figures nouées toutes deux au corps et à l’exemplarité, comme corps, acte montrés. Les postérités
de ces deux figures de la révolte de la jeunesse pourraient être de diverses manières illustrées entre
les formes de déritualisation, de désinstituionnalisation des rapports sociaux et la rhétorique de la
sincérité d’un côté et, de l’autre, les formes socialement circonscrites d'orgasme ou bien encore de
94
Ibid, p 171.
Ibid, p 30.
96
Ibid, p 38.
95
59
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désinhibition de l’expression langagière ou esthétique. Je retiendrai encore deux postérités fortes et
plus particulièrement signifiantes à partir de deux nouveaux auteurs ( trois en fait ) qui, l’un comme
l’autre, ont prolongé la vague contre-culturelle pour tracer de nouvelles pistes de réflexion.
La première lecture est celle que donne Boltanski et Chiapello - Chiapello faudrait-il dire surtout
puisque c’est elle qui a le plus travaillé l’enjeu de ce qui est désigné comme la critique artiste97. Ce
que les deux auteurs montrent dans Le nouvel esprit du capitalisme, dans un nouveau dialogue avec
Max Weber et une reprise tacite de la grille de Bell et des Contradictions culturelles du capitalisme,
c’est comment, au-delà de la sphère religieuse et de la sphère culturelle dont nous avons déjà parlé,
la revendication expressive est entrée au sein même de la sphère qui lui semblait la plus
radicalement opposée : la sphère de l’entreprise. Contredisant, dans une certaine mesure, les
appréhensions de Bell concernant la subversion artiste de la rationalité fonctionnelle dans les
organisations, Boltanski et Chiapello montrent que les discours de la créativité, de l’affect, de
l’investissement personnel et de la subjectivité se sont trouvés instillés dans le monde du travail. La
réaction anti-technocratique et anti-bureaucratique affirmative d’une sociabilité spontanée et
ouverte est venue paradoxalement transformer le modèle organisationnel antérieur et finalement
animer l’entreprise flexible et modulaire du XXIe siècle.
La seconde lecture est celle qui cherche peut-être avec le plus de pugnacité à sauver la contribution
de la disposition cynique à l’enjeu contemporain de la vie vraie. Je veux parler de la lecture de
Charles Taylor notamment dans Le Malaise de la modernité. A l’encontre des contempteurs de
l’authenticité qui, tels R.Sennet ou C. Lasch, voient en celle-ci la fin de l’homme public, sinon la
dégénérescence de l’homme américain, Charles Taylor ne renie pas le legs cynique de la vie vraie.
Tout en scandant son propos d’une critique des errements du mouvement, il cherche à relever l’idée
d’authenticité pour la penser non comme fait - illusion que partagent ses critiques autant que ses
apôtres - mais comme horizon : notamment comme horizon de vérité dans l’intersubjectivité.
Constatant avec Sennett et Lasch la trivialisation du discours de la “révolte expressive” dans
l’égotisme et l’individualisme, la corruption de l’authenticité dans la régression émotionnelle et le
déclin de la civilité, il s’en distingue en n’en défendant pas moins cette authenticité et en cherchant
à la penser au cœur d’une “irréductible tension” : la “tension née du sentiment d’un idéal qui n’est
pas entièrement satisfait dans la réalité”. Partant à sa manière de l’amphibologie du thème de la
“vérité de l’existence” de “la vie vraie” Taylor en montre encore aujourd’hui l’ambivalence et
97
Voir avant Le nouvel esprit du capitalisme, le livre de Eve Chiapello, Artistes versus managers, Metailié, 1998.
60
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surtout la perpétuelle contrariété entre l’idéal et sa trivialisation. “Il y a, dit-il, tous les facteurs
sociaux et intérieurs qui rabaissent la culture de l’authenticité vers ses formes égocentriques ; et de
l’autre, il y a la force inhérente et les exigences de son idéal” 98. La vérité de la relation à l’autre,
comme de la relation à soi, la dialectique de la reconnaissance qui est au principe de cette double
vérité, ne saurait s’échouer dans le tout est là d’une sociabilité aliénée par la marchandise, par les
rapports de forces et de pouvoir, par un capitalisme qui s’est emparé des affects et des attitudes, elle
ne saurait être qu’un idéal que chacun dans sa relation à autrui comme à lui-même actualise.
Patrick Cingolani
Professeur de sociologie, Université de Nanterre
98
C. Taylor, Le malaise de la modernité, Paris, Cerf, 1994, p 82.
61
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Francis Dupuis-Déri
Herbert Marcuse altermondialiste ?
Penser l’opposition radicale à la mondialisation néolibérale99
La frange radicale de l’actuel mouvement d’opposition au néolibéralisme n’a nul besoin de gourous,
ni de maîtres à penser. Sa composition est d’ailleurs si diversifiée qu’il serait impensable qu’un seul
auteur puisse à lui seul offrir une synthèse de la pensée, du discours, de l’organisation et des actions
de ce mouvement. Sans qu’elle s’en inspire directement, une certaine pensée radicale d’aujourd’hui
semble pourtant trouver sa correspondance dans les écrits d’Herbert Marcuse des années 1950 et
1960, comme par anticipation100. Du coup, la relecture de Marcuse peut s’avérer stimulante pour
tous ceux qui cherchent à saisir l’état d’esprit et la vision du monde des radicaux de sensibilité
plutôt anarchiste participant au mouvement contre la mondialisation du capitalisme. Il n’y a là rien
de surprenant, puisque ce penseur inspira la jeunesse contestatrice de Berkeley à Berlin à la fin des
années 1960, les étudiants antiautoritaires d’alors se reconnaissant si bien chez Marcuse qu’ils
l’invitèrent à discuter avec eux de questions philosophiques et politiques, lors de conférences aux
États-Unis, à Paris et à Berlin101.
À l’époque, la jeunesse radicale est animée par diverses idéologies, soit le féminisme, le pacifisme
ou l’antimilitarisme, l’anti-impérialisme, le marxisme sous ses diverses déclinaisons et
l’anarchisme. Marcuse s’identifiait pour sa part à un socialisme libertaire, fortement teinté par sa
sympathie pour les mouvements anti-impérialistes de l’époque, livrant bataille à Cuba, au Vietnam
et en Algérie. Les principes du socialisme libertaire trouveront à s’incarner au fil des années 1970 et
1980 dans des mouvements sociaux de sensibilité antiautoritaire et antihiérarchique, qui pensent
l’organisation militante elle-même comme un espace libre, autonome et autogéré par ses membres,
99
100
101
Professeur de science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). La première version de ce texte a été
rédigée à titre de chercheur au département de science politique du Massachusetts Institute of Technology (MIT) et
de boursier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH).
Né en 1898 en Allemagne dans une famille juive, Herbert Marcuse complète son doctorat sous la supervision du
philosophe Martin Heidegger. Il fuit les nazis en 1934 à destination des États-Unis, où il rejoint l’équipe de l’École
de Francfort, composée d’universitaires allemands néomarxistes en exil à New York.
Pour un aperçu du discours de ces étudiants antiautoritaires, voir les textes d’époque publiés dans Uwe Bergmann,
Rudi Dutsche, Wolgang Lefèvre, Bernard Rabehl, La Révolte des étudiants allemands, Paris, Gallimard, 1968 (trad.
de l’allemand Serge Bricianer & Anne Gaudu). Pour un aperçu du dialogue qui s’établit entre Marcuse et ces
étudiants, voir Herbert Marcuse, La fin de l’utopie, Paris, Delachaux et Niestlé-Seuil, 1968 [trad. de l’allemand par
Liliane Roskopf & Luc Weibel]. Pour une analyse sociologique des processus de diffusion des idées radicales entre
les États-Unis et l’Allemagne au sein de ce mouvement social incluant le rôle d’universitaires radicaux dont
Marcuse, voir Doug McAdam & Dieter Rucht, «The Cross-National Diffusion of Movement Ideas», Annals of the
American Academy of Political and Social Science, vol. 528, juillet 1993, p. 56-74, plus spécifiquement p. 72.
62
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et dans lequel se développe par la délibération un sens du bien commun, de l'égalité et de la
liberté102. Cette sensibilité continue de s’affirmer dans le mouvement altermondialiste, qui émerge
vers la fin des années 1990, à travers ses manifestations de rue spectaculaires, de la Bataille de
Seattle en 1999 aux mobilisations contre le G8 en Allemagne pendant l’été 2007103, ainsi que dans
sa structure globale104, ses médias alternatifs105, sa production artistique106 et ses camps radicaux en
marge des Forums sociaux107.
En proposant une relecture de Marcuse, nous espérons faciliter la saisi de l’état d’esprit d’une part
des plus dynamiques du mouvement altermondialiste. Les thèses de Marcuse ne collent évidemment
pas toutes à la réalité politique d’aujourd’hui, mais les limites de sa pensée nous indiqueront peutêtre celles du radicalisme actuel et permettront aussi de souligner l’originalité de celui-ci, en rapport
aux mouvements de contestation de la génération précédente.
Des propos d’une étonnante actualité
Dès 1964, Marcuse parlait du «néo-libéralisme d’aujourd’hui108» et dépeignait dans ses textes un
système mondial injuste que les radicaux d’aujourd’hui identifieraient facilement à celui qu’ils
combattent. Le système que dépeint Marcuse est caractérisé par un déficit démocratique, des fusions
entre grandes entreprises au détriment des plus petites, un libre marché où règne la loi du plus fort et
une diminution des pouvoirs des gouvernements et des parlements face aux lois du marché.
Donatella della Porta & Mario Diani, Social Movements: An Introduction, Oxford, Blackwell publishers, 1999, ch. 6;
Tim Jordan, S’engager! Les nouveaux militants, activistes, agitateurs…, Paris, Autrement, 2003; George Katsiaficas,
The Subversion of Politics: European Autonomous Social Movements and the Decolonization of Everyday Life, New
Jersey, Humanities Press International Inc., 1997 et George Katsiaficas, «The necessity of Autonomy», New Political
Science, vol. 23, no. 4, 2001, pp. 547-553; Barbara Epstein, Political Protest and Cultural Revolution: Nonviolent
Direct Action in the 1970s and 1980s, Berkeley, University of California Press, 1991; Francesca Polletta, Freedom Is
An Endless Meeting : Democracy in American Social Movements, Chicago, University of Chicago Press, 2002.
103
Barbara Epstein, «Anarchism and the Anti-Globalization Movement», Monthly Review, vol. 53, no. 4, 2001; F.
Dupuis-Déri, «L’altermondialisation à l’ombre du drapeau noir : L’anarchie en héritage», Eric Agrikoliansky, Olivier
Fillieule, Nonna Mayer (dir.), L’altermondialisme en France, Paris, Flammarion, 2005; F. Dupuis-Déri, «Penser l’action
directe des Black Blocs», Politix, décembre 2004; Geoffrey Pleyers, «Des black blocks aux alter-activistes : Pôles et
formes d’engagement des jeunes altermondialistes», Lien social et politiques, 51, printemps 2004. Même les consultants
dans le domaine de la sécurité des États constatent l’importance des valeurs égalitaires et libertaires dans l’organisation
du mouvement : Paul de Armond, «Netwar in the Emerald City : WTO Protest Strategy and Tactics», Networks and
Netwars : Crimes, Terrorism, Militancy, Santa Monica, Rand, 2001.
104
Graeme Chesters, «Shape shifting : Civil society, complexity and social movements», Anarchist Studies, vol. 11, no.
1, 2003, p. 42-65 ; David Graeber, «The new anarchists», Tom Mertes (dir.), A Movement of Movements, Londres,
Verso, 2004, p. 202-218.
105
Dorothy Kidd, «Indymedia.org : A new communications commons», Martha McCaughey & Michael D. Ayers (dir.),
Cyberactivism : Online Activism in Theory and Practice, New York-Londres, Routledge, 2003, p. 47-70.
106
Allan Antliff, «Anarchy in art : Strategies of dissidence», Anarchist Studies, vol. 11, no. 1, 2003, p. 66-83.
107
Michael Hardt, «Today’s Bandung ?», T. Mertes (dir.), A Movement of Movements, p. 230-236.
108
Herbert Marcuse, L'Homme unidimensionnel, Paris, éditions de Minuit, 1968 [1964], p. 125.
102
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Quelques citations permettront de bien rendre l’esprit et le ton de Marcuse :
Le confort, l’efficacité, la raison, le manque de liberté dans un cadre démocratique, voilà ce qui
caractérise la civilisation industrielle avancée et témoigne pour le progrès technique. Quoi de plus
rationnel que de supprimer l’individualité en mécanisant les travaux socialement nécessaires mais
pénibles; que de concentrer les petites entreprises dans des unités plus efficaces et plus productives;
que de donner des règles à la libre concurrence parmi des sujets inégalement pourvus; que de
restreindre les prérogatives et les souverainetés nationales qui freinent l’organisation internationale
des ressources?109
Cette situation économique et politique que dépeint Marcuse aurait des impacts sur les individus
dont l’identité même se voit modifiée, voire modelée, par les forces économiques. «Non à la
marchandisation du monde!», scandent aujourd’hui les opposants au néolibéralisme. Trente ans plus
tôt, Marcuse discutait déjà d’un «appareil de production [qui] tend à devenir totalitaire dans ce sens
qu’il détermine, en même temps que les activités, les attitudes et les aptitudes qu’implique la vie
sociale, les aspirations et les besoins individuels110.» Plus spécifiquement, les «gens se reconnaissent
dans leurs marchandises, ils trouvent leur âme dans leur automobile, leur chaîne de hautefidélité111», et le système économique encourage chez les individus un «besoin de posséder, de
consommer, de manipuler, de renouveler constamment tous les gadgets, appareils, engins, machines
de toutes sortes qui sont offerts112.»
Et les acteurs politiques? Pour Marcuse, les partis politiques se ressemblent de plus en plus, les
syndicats partagent les objectifs généraux du patronat, l’économie mondiale «s’imbrique dans un
système mondial d’alliances militaires, d’accords monétaires, d’assistance technique et de plans de
développement113». La guerre est en marche, aux marges, dans les pays pauvres : au Vietnam à
l’époque de Marcuse, aujourd’hui en Afghanistan et en Irak.
Même la dynamique entre ce système injuste et ceux et celles qui s’y opposent est décrite par
Marcuse, dans des termes qui rappellent l’analyse qu’en font présentement les activistes
109
110
111
112
113
Marcuse, L'Homme unidimensionnel, p. 28.
Marcuse, L'Homme unidimensionnel, p. 21.
Marcuse, op.cit., p. 34.
Herbert Marcuse, Vers la libération : Au-delà de l’homme unidimensionnel, Paris, éditions de Minuit, 1969 [trad.
Jean-Baptiste Grasset], p. 22. Voir aussi Marcuse, La fin de l’utopie, p. 45.
Marcuse, L'Homme unidimensionnel, p. 45.
64
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altermondialistes. Cela dès la première phrase de sa préface à Vers la libération : Au-delà de
l’homme unidimensionnel, publié en 1969 : «À l’opposition sans cesse croissante qu’elle rencontre,
l’hégémonie mondiale du capitalisme des monopoles ne répond que par des signes de
renforcement : son emprise économique et militaire sur tous les continents, son empire néo-colonial,
et surtout le fait qu’elle n’a rien perdu de sa capacité à écraser les opprimés sous le poids de son
appareil productif et stratégique114».
Enfin, les mots qu’utilise Marcuse pour parler de l’opposition radicale de son époque pourraient être
repris tel quel pour parler des radicaux d’aujourd’hui. L’étiquette «antimondialisation» est
trompeuse115 et nombreux sont les activistes qui préfèrent parler de «justice mondiale» (Global
Justice) ou de «mondialisation de la solidarité»116. La solidarité est précisément pour Marcuse
l’élément clé qui caractérise la «nouvelle sensibilité» des radicaux de son époque, qui se veulent en
rupture avec le système dominateur et concurrentiel dans lequel ils vivent. Marcuse explique que
«c’est la solidarité qui a été brisée par la productivité intégrante du capitalisme et par la toutepuissance de sa machine de propagande, de publicité et d’administration. Réveiller et organiser la
solidarité en tant que besoin biologique de se tenir ensemble contre la brutalité et l’exploitation
inhumaines, telle est la tâche »117.
Les critiques adressées par Marcuse au système économique et politique de son temps sont
identiques à celles qu’expriment aujourd’hui les porte-parole du mouvement contre la
mondialisation du capitalisme : manque de liberté politique, raison instrumentalisée par les pouvoirs
économique et politique, fusion des compagnies toujours à la recherche d'une augmentation de leurs
profits, une libre concurrence qui ne profite qu’aux plus forts, des souverainetés nationales aux
prérogatives restreintes... La réponse des contestataires de son époque qu’analyse Marcuse est, elle
aussi, la même que celle des radicaux aujourd’hui : à la mondialisation des forces oppressives, il
faut opposer une mondialisation des solidarités, mais aussi apprendre à penser la liberté et les
besoins fondamentaux autrement qu’en termes marchands.
114
115
116
117
Herbert Marcuse, Vers la libération, p. 7.
François de Bernard, «Pour en finir avec ‘l’antimondialistaion’ : Cette catégorie ignore la complexité des questions
en jeu», Le Devoir (Montréal), 9 juillet 2002, p. A7.
Éric Pineault propose l’expression «mondialisation de la solidarité», dans «La ZLÉA, une vision pour les
Amériques», Argument, vol. 3, n° 2, 2001, p. 149.
Herbert Marcuse, «Préface de l’édition française» [février 1967], L'Homme unidimensionnel, p. 13. Dans Vers la
libération, Marcuse revient sur ce thème, écrivant que l’«opposition radicale [...] implique un radicalisme moral»
qui mène à un renversement des valeurs acceptées et à renouer avec l’humanisme et la solidarité (p. 20-21) et que
«l’apparition, à l’échelle mondiale, d’une nouvelle solidarité spontanée. Ce combat est un écho lointain de l’idéal de
l’humanisme et de l’humanitas» (p. 72-73).
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Penser la domination dans une société riche
Malgré de sensationnels ratés, la mondialisation des marchés ainsi que les nouvelles technologies
assurent à la plupart des Occidentaux un niveau de vie enviable, comparativement à celui des
habitants des pays en voie de développement industriel. Selon les partisans de la mondialisation de
la justice et de la solidarité, l’écart entre les riches et les pauvres ne fait pourtant que se creuser et si
la société est globalement plus riche, elle n’est pas nécessairement plus juste. Une génération
auparavant, Marcuse critiquait déjà une société «irrationnelle» mais qui «n’en devient pas moins
plus riche, plus vaste et plus agréable118». Cette société est qualifiée d’«irrationnelle», car elle est
truffée de contradictions internes : l’accélération et l’accroissement de la productivité impliquent
une accélération et un accroissement de la destruction (de l’environnement et des cultures
traditionnelles, entre autres) ; la production est de plus en plus automatisée et informatisée, mais le
temps que les individus consacrent au travail reste sensiblement le même, etc. Bref, l’individu est
peut-être quantitativement heureux puisqu’il possède de nombreux biens, mais sa vie est
qualitativement pauvre et il habite un monde qui court à sa perte. L’individu n’est pas libre car la
raison qui se voulait libératrice à l’époque des Lumières est devenue dominatrice, disciplinaire et
destructrice119. Une pensée réellement rationnelle devrait être consciente que dans l’état actuel de la
technique et de la production, il «est possible [...] de supprimer la pauvreté et la détresse, il est
possible de supprimer le travail aliéné120». En 1968, Marcuse précise qu’il est enfin possible
d’instaurer la justice et le bonheur du fait des moyens techniques et des capacités de production
immenses de l’Occident.
Marcuse met toutefois en garde contre une pensée techniciste, selon laquelle de nouveaux outils
techniques produisent nécessairement des transformations politiques. Si les télécommunications
permettent la démocratie directe, ce ne sont pas elles qui décident son instauration, et ce n’est pas
parce qu’Internet rend aujourd’hui possible une certaine forme de démocratie directe que les
gouvernements et les parlements vont automatiquement se départir de leur pouvoir exécutif et
législatif. De même, la robotisation permet de réduire le temps de travail, mais ne mène pas
nécessairement à une diminution réelle du temps de travail. Marcuse précise ainsi que «si le besoin
vital de supprimer le travail (aliéné) n’existe pas, [...] alors il faut s’attendre simplement à ce que les
nouvelles possibilités techniques deviennent à nouveau des possibilités de répression121».
118
119
120
121
Marcuse, L'Homme unidimensionnel, p. 15.
Marcuse, L'Homme unidimensionnel, p. 19 et p. 109.
Marcuse, La fin de l’utopie, p. 10.
Marcuse, La fin de l’utopie, p. 13. Voir aussi la préface de Marcuse, Eros et civilisation : Contribution à Freud,
Paris, éditions de Minuit, 1963 [1955, trad. de l’anglais par Jean-Guy Nény et Boris Fraenkle et revu par H.M.], p.
66
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Les rapports de domination qui persistent dans le capitalisme avancé ne sont pas en décalage
marqué avec d’autres étapes de la civilisation humaine. Chez Marcuse, qui s’inspire ici ouvertement
de Sigmund Freud, toute civilisation est répression122. À l’état de nature, soit dans un monde précivilisé, l’être humain est guidé par le «principe de plaisir». Il constate rapidement que le plaisir ne
peut être constant et qu’il lui est impossible de satisfaire pleinement et sans douleur tous ses désirs.
Pire encore, l’être humain en état de nature fait face à des pénuries. La quête des plaisirs est donc
soumise à un calcul économique et l’individu découvre le «principe de réalité», qui modifie celui du
plaisir qui ne peut plus être perçu comme instantanément réalisable. L’être humain se fait alors une
«raison» et entre en civilisation, où les dominants imposent aux dominés un «principe de
rendement» qui permet de mettre en place et de faire fonctionner un système économique non pas
orienté vers la satisfaction des besoins de tous, mais vers la satisfaction des besoins toujours plus
grands de quelques privilégiés. Dans un tel système, la majorité des individus sont astreints à «un
travail pour un appareil qu’ils ne contrôlent pas» mais «auquel les individus doivent se soumettre
s’ils veulent vivre. [...] Les hommes ne vivent pas leur propre vie, mais remplissent des fonctions
pré-établies123.» Le travail est donc aliéné. Ces principes de réalité et de rendement sont intériorisés
par l'individu qui peut même éventuellement se convaincre qu’il est réellement libre.
Au fur et à mesure que se développent les moyens de production et la technique, les dominants vont
inculquer aux dominés de «faux besoins» qui ne peuvent être satisfaits sans qu’un autre individu
soit insatisfait, voire exploité et dominé. Le système est donc injuste, puisque la liberté et le bonheur
des uns impliquent la soumission et le malheur des autres. La fausse liberté est un moyen de
domination, les individus croyant qu’ils sont libres en autant qu’ils ont le choix entre divers
candidats aux élections, entre diverses marques de voitures, entre diverses chaînes de télévision124.
Marcuse est ici proche d’auteurs d’aujourd'hui très populaires auprès des militants du mouvement
altermondialiste, tel que Noam Chomsky en ce qui a trait à la liberté de presse et Naomi Klein 125 en
ce qui a trait à la liberté de choisir entre deux logos concurrents. Le mensonge au sujet de la liberté
se double d’un mensonge au sujet de l’égalité. Déjà en 1964, Marcuse note que l’employé et son
patron regardent la même émission télévisée, possèdent tous deux de belles voitures, peuvent
122
123
124
125
10.
Voir André Vachet, Marcuse : La révolution radicale et le nouveau socialisme, Ottawa, Presses de l’Université
d'Ottawa, 1986, p. 26-33.
Marcuse, Eros et civilisation, p. 52.
Marcuse, L'Homme unidimensionnel, p. 32.
Naomi Klein, No logo : La tyrannie des marques, Montréal, Leméac-Actes Sud, 2002.
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s’habiller également dans des boutiques bon chic-bon genre126. La classe moyenne, qui englobe
même les salariés des industries lourdes, a été cooptée à travers certaines avancées en termes de
droits collectifs, associés à l’État providence, et à travers une amélioration relative de ses conditions
de vie par le développement de la société de consommation. Cette cooptation a transformé de larges
pans de la classe moyenne en forces conservatrices, neutralisant plus ou moins le potentiel
révolutionnaire initial du prolétariat, dont une part non négligeable est d’ailleurs intégrée à la
fonction publique et salariée de l’État127.
Une égalité et une liberté sans profondeur semblent satisfaisantes pour la majorité des individus en
fonction de leur capacité à consommer, mais aussi du fait que leur capacité de pensée critique soit
réduite par le discours officiel. La raison est piégée dans l’«univers du discours clos»128 qui enferme
l’individu dans une logique «unidimensionnelle» de rendement non substantiel. Les analyses de
Marcuse, inspirées de celles de George Orwell129, rejoignent celles contemporaines d’un Ignacio
Ramonet ou d’un Chomsky, qui rejoignent à leur tour les activistes radicaux s’opposant à la
mondialisation néolibérale130.
Dans ce discours unidimensionnel, les mots à connotation positive tels que liberté, égalité,
démocratie et paix sont associés aux objets que l’autorité officielle considère avec sympathie : les
marchés et les entreprises sont libres; la démocratie s’incarne dans les élections parlementaires, dans
les chefs d’État et les partis politiques; le monde libre et démocratique mène la guerre pour la paix.
Pour leur part, les «mauvais mots»131 ne servent non seulement à qualifier et à condamner l’ennemi,
ils le «constituent» même : les qualificatifs négatifs accolés systématiquement à l’ennemi
construisent peu à peu l’identité dans laquelle le discours officiel l’enferme. L’ennemi perd toute
ambiguïté, toute nuance, toute profondeur, d’où la force d’expression de termes issus depuis
126
127
128
129
130
131
Marcuse, L'Homme unidimensionnel, p. 30-33; Marcuse, La fin de l’utopie, p. 11.
À lire avec intérêt, sur le même thème : André Gorz, Adieux au prolétariat : Au delà du socialisme, Paris, Galilée,
1980.
Marcuse, L'Homme unidimensionnel, p. 109.
Marcuse, L'Homme unidimensionnel, p. 113. Le roman 1984 d’Orwell est bien connu, mais il développe de façon
plus systématique son analyse de la politique du langage dans son essai «Politics and the English Language» dans G.
Orwell, Shooting an Elephant and Other Essays, Harcourt, Brace & Company, 1946.
Ignacio Ramonet, ex-rédacteur en chef du Monde Diplomatique, grand contempteur de la mondialisation du capital
et l’un des instigateurs du mouvement ATTAC, a par exemple inventé le concept de «pensée unique» par lequel il
désigne une idéologie néolibérale devenue hégémonique après l’effondrement des pouvoirs dits communistes en
Europe de l’Est.
Marcuse, Vers la libération, p. 97. L’utilisation de «bons» et de «mauvais» mots à des fins de propagande est
également mentionnée dès 1937 par l’Institute for Propaganda Analysis de New York : «How to Detect
Propaganda», Robert Jackall (dir.), Propaganda, New York, New York University Press, 1995, p. 218-219.
68
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quelques années de la Maison Blanche, comme la «Guerre contre la terreur» ou contre les pays de
l’«Axe du mal»132. Marcuse souligne aussi la valse des sigles plus ou moins abstraits - OTAN, UN,
USA - auxquels il ajouterait aujourd’hui sans doute : OMC, FMI, G8, AMI, ALÉNA, etc., sigles qui
«renvoient seulement à ce qui est institutionnalisé133» et qui participent d’un «langage fonctionnel»,
«fondamentalement anti-critique et anti-dialectique134» qui ne permet pas à l’esprit de saisir l’objet
dont il est question, de le penser dans sa réalité et de mettre éventuellement cette réalité en cause.
Quand à ceux et celles qui transgressent ces codes du discours, on les accuse de pratiquer la
propagande.
Sur le front même de la lutte, au cœur des manifestations ponctuées de frappes contre des cibles
symboliques — McDonald’s, banques, etc. — et d’affrontements avec les policiers, les mots jouent
là encore un rôle. L’étiquette antimondialisation, d’abord, gomme dans l’esprit d’une large part du
public toute potentialité positive et le mouvement apparaît dès lors comme une force purement
négative dans le discours public135. Quant à la violence des manifestants, très souvent étiquetés
comme des «casseurs» et des «vandales», la dynamique du discours actuel semble similaire à celle
de 1968136. Marcuse explique ainsi que :
La traditionnelle distinction entre violence légitime et violence illégitime devient problématique.
[...] Peut-on raisonnablement traiter de criminelle l’action de manifestants qui interrompent
l’activité des universités, des conseils de révision, des supermarchés, ou qui bloquent la circulation
automobile, pour protester contre les forces armées de la Loi et de l’Ordre, lesquelles interrompent,
de façon bien plus efficace, un nombre immense d’existences humaines? [...] le vocabulaire établi
exerce une discrimination a priori au préjudice de l’opposition—il protège l’ordre établi137.
Aujourd’hui, les activistes sont accusés de perturber le bon fonctionnement de la société par leurs
grandes manifestations, alors que la tenue des grands Sommets officiels perturbe la vie urbaine,
132
Marcuse, Vers la libération , p. 100.
Marcuse, L'Homme unidimensionnel, p. 119.
134
Marcuse, L'Homme unidimensionnel, p. 121.
135
Sur le travail effectué par le mouvement lui-même pour s’autodésigner par le label «altermondialiste», voir Mireille
Elchacar, Le vocabulaire de l’antimondialisation dans les quotidiens québécois : Naissance, évolution et fixation
d’un vocabulaire sociopolitique, Sainte-Foy, mémoire de maîtrise, Département de linguistique, Université Laval,
2005.
136
Sur les pratiques d’étiquetage des activistes comme «déviants», et la répression policière ainsi justifiée, voir F.
Dupuis-Déri, «Broyer du noir : Manifestations et répression policière au Québec», Les ateliers de l’éthique, vol. 1, no.
1, 2006.
137
Marcuse, Vers la libération, p. 103.
133
69
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pendant des jours et des nuits, des quartiers entiers ou même des villes étant interdits d’accès par
décrets, par de longues et hautes clôtures et des bataillons de policiers. Les activistes affirment en
outre que le capitalisme en général et la mondialisation économique en particulier sont infiniment
plus violents et destructeurs que n'importe quel manifestant.
Marcuse précise toutefois qu’il se méfie des définitions trop souples du concept de violence. Au
cours d’une discussion avec des étudiants radicaux allemands, il explique qu’il n’y a pas de violence
symbolique. Pour qu’il y ait violence, il faut selon lui qu’une force soit exercée — coup de
matraque — ou que l’on menace de l’exercer. La manipulation par les mots et la publicité ne peut
être définie comme de la violence, puisque personne n’est physiquement forcé de consommer ou
d’écouter la télévision ou de lire les journaux138. Marcuse concède de plus que l’État libéral est
moins terrible que d’autres régimes politiques139 et il admet que le marxisme orthodoxe et l’Union
des Républiques Socialistes Soviétiques n’offrent pas de modèles enviables140. Marcuse condamne
Karl Marx pour ne pas avoir réellement pensé à libérer l’être humain du travail aliénant. À ce sujet,
Marcuse se sent plus près de Charles Fourier, un «socialiste utopique» qui espérait transformer le
travail en jeu. Le jeu se distingue du travail en cela qu’il est sa propre finalité, jouer étant le but du
jeu. Par contre, le travailleur ne travaille pas parce qu’il trouve une satisfaction dans le travail; il
travaille pour produire (souvent pour d’autres) et récolter un salaire. L’action est donc détachée de
son objet et l’acteur se trouve conséquemment en situation d’aliénation141. Ici, les préoccupations de
Marcuse en matière de jeu font écho aux pratiques festives des contestataires d’aujourd’hui qui
organisent des street parties (fêtes de rue) et constituent dans leurs manifestations des orchestres de
samba et des armées de clowns, renouant ainsi avec l’esprit contestataire des carnavals. Et tout
comme Marcuse, les radicaux d’aujourd'hui sont généralement sceptiques à l’égard de l’expérience
historique du communisme et de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques, préférant se
tourner vers l’anarchisme, à tout le moins en Amérique du Nord142.
138
139
140
141
142
Marcuse, La fin de l’utopie, p. 22.
Marcuse, L'Homme unidimensionnel, p. 75.
Herbert Marcuse, Le Marxisme soviétique, Paris, Gallimard, 1963.
Pour les références à Fourier, voir : Marcuse, Vers la libération, p. 34-35; Marcuse, La fin de l’utopie, p. 14-15;
Marcuse, Eros et civilisation p. 198-200. On trouvera une bonne synthèse de la pensée de Fourier dans un recueil de
textes choisis par Daniel Guérin : Charles Fourier, Vers la liberté en amour, Paris, Gallimard, 1975.
Voir, à ce sujet, des auteurs contemporains comme Hakim Bey et John Holloway. (Pour un essai et un entretien avec
J. Holloway, voir Variations, no. 7 et no. 8, www.theoriecritique.com, NdlR).
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Réformer le système ou le contester de façon radicale?
Tout comme le mouvement de contestation des années 1960143, le mouvement d’opposition à la
mondialisation du capitalisme d’aujourd’hui compte deux tendances aux contours flous, l’une
réformiste et l’autre radicale. Nombreux sont les commentateurs de ce mouvement qui tracent la
ligne de démarcation en fonction des choix tactiques : les réformistes manifesteraient dans le calme,
les radicaux seraient de simples casseurs saccageant des McDonald’s ou des succursales de banques
et affrontant les policiers144. Plus significatifs sont les choix économiques et politiques qui divisent
les deux tendances. En matière économique, les réformistes sont sociaux-démocrates, les radicaux
anticapitalistes. D’un point de vue politique, les réformistes considèrent la démocratie libérale
légitime, mais déplorent que son fonctionnement connaisse présentement des dysfonctionnements
qui empêcheraient que les intérêts de la société civile soient représentés dans leur diversité. Pour les
radicaux, au contraire, la démocratie libérale est fondamentalement illégitime et ils lui préfèrent la
démocratie directe, voire l’anarchie. Tout particulièrement en Amérique du Nord, les groupes
radicaux telles que les diverses Convergences de luttes anticapitalistes (Montréal, Washington,
D.C., New York, Seattle) constituent en eux-mêmes des lieux où s’incarnent la démocratie directe et
l’anarchie.
Marcuse se sentait plus proche des radicaux que des réformistes, tout d’abord pour des raisons
personnelles. Aux étudiants allemands lui demandant ce qu’il pense du réformisme, Marcuse
évoque sa propre expérience avec la social-démocratie allemande : «depuis que je suis né à la
conscience politique, en 1919, j’ai combattu ce parti. J’en avais été membre en 1917-1918 : j’en
suis sorti après l’assassinat de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht» 145. Ce double assassinat
incarne, aux yeux de Marcuse, toute la duplicité des forces sociaux-démocrates envers l’idéal d’une
véritable libération, même si la social-démocratie était plus proche d’un idéal révolutionnaire au
début du XXe siècle qu’aujourd’hui146. Marcuse ne reproche pas tant aux sociaux-démocrates de
croire «pouvoir travailler à l’intérieur de l’ordre établi», mais bien de travailler consciemment «en
collaboration avec des forces réactionnaires, destructives et répressives147». Il partage donc avec les
étudiants radicaux d’hier — et par extension avec les activistes anarchisant d’aujourd’hui — «une
143
144
145
146
147
Manuela Semidei, Les contestataires aux États-Unis, Tournai (Belgique), Casterman, 1973, p. 44 et p. 48 et ch. IV
“La radicalisation du mouvement” (p. 57-77).
Typologie très à la mode dans les médias de masse, mais aussi chez certains universitaires. Voir, par exemple,
Jérôme Montes, «Mouvements anti-mondialisation : La crise de la démocratie représentative», Études
Internationales, vol. 32, no. 4, décembre 2001.
Dans Marcuse, La fin de l’utopie, p. 67-68.
Serge Denis, Social-démocratie et mouvements ouvriers : la fin de l’histoire ?, Montréal, Boréal, 2003.
Marcuse, La fin de l’utopie, p. 68.
71
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forte répulsion envers la politique traditionnelle : envers tout le système des partis, comités, groupes
de pression de tous niveaux, envers la participation à ce système et à ces méthodes. [...] Rien de ce
que peuvent déclarer tous ces politiciens, représentants, candidats, n’a de valeur pour les révoltés; il
leur est impossible de les prendre au sérieux148». Sans compter que l’approche réformiste est
beaucoup trop lente et lourde pour la sensibilité exaltée des radicaux.
En marge de l’avenue tortueuse du réformisme, Marcuse privilégie le tumulte des manifestations de
rue qui s’inscriraient dans la vieille et riche tradition propre à la philosophie politique du droit de
résistance149. Pour Marcuse, ce droit «constitue l’un des éléments les plus anciens et sacrés de la
civilisation occidentale». Il ajoute que «le devoir de résister est le moteur du développement
historique de la liberté» et qu’il constitue toujours une «force potentiellement légitime et
libératrice150.» Ce droit de résistance joue les valeurs supérieures contre le droit positif, c’est-à-dire
la Loi contre la loi. Toute loi est par définition légale mais non pas nécessairement légitime (d’un
point de vue moral, religieux ou constitutionnel). Des citoyens pourraient contester légitimement le
gouvernement quand ce dernier transgresse des Lois morales, religieuses, voire l’esprit de la
Constitution. Il est dès lors possible de distinguer deux types de force : (1) celle des résistants, juste
et libératrice mais bien évidemment criminalisée; (2) celle de l’État, à la fois injuste et oppressive,
mais néanmoins légale par définition.
Qu’en est-il de la légitimité de l’État occidental de 1968? Il semble légitime par la négative : il n’y a
pas de guerre civile, pas de désordre ni de catastrophe économique, les gens n’y manquent
généralement de rien d’essentiel. Pourquoi alors critiquer un tel État? Marcuse propose de repenser
le droit de résistance à la lumière des agissements de l’État à l’étranger : même si la politique
intérieure d’un État est relativement juste, les citoyens auraient le droit et même le devoir de
s’opposer à leur État si celui-ci menait une politique étrangère illégitime151. Il s’agit de la part de
Marcuse d’un amendement très important apporté à la tradition philosophique du droit et du devoir
de résistance, en général pensés uniquement en référence au rapport binaire entre l’État et ses
citoyens nationaux. Pour Marcuse, la guerre que les États-Unis mènent contre le Vietnam est une
raison suffisante pour contester le pouvoir politique aux États-Unis. Aujourd’hui, l’opposition
radicale porte précisément sur une question de relations internationales, quoique de nature plus
économique que militaire : les États les plus riches mettraient en place directement ou par
148
149
150
151
Marcuse, Vers la libération, p. 86-87.
Marcuse, Vers la libération, p. 91. Voir, au sujet du droit de résistance contre le tyran : Mario Turchetti, Tyrannie et
tyrannicide de l’Antiquité à nos jours, Paris, Presses Universitaires de France, 2001.
Marcuse, «Le problème de la violence dans l’opposition», H. Marcuse, La fin de l'utopie, p.49.
Marcuse, Vers la libération, p. 92.
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l’entremise d’institutions internationales (Fonds monétaire international, Banque mondiale) un
système économique inique. À en croire Marcuse et les manifestants contre la mondialisation du
capitalisme, cela leur donnerait le droit de contester leurs États respectifs au nom d’une justice
transnationale. Les guerres menées en Afghanistan et en Irak viennent par ailleurs miner un peu plus
la légitimité de l’État et, du même coup, accroître la légitimité de la contestation à son égard.
Limites de Marcuse, limites des radicaux?
Si le discours de Marcuse semble à plusieurs moments télescoper celui des radicaux d’aujourd’hui,
il y a tout de même d’importantes distinctions à faire entre les deux. Marcuse est ainsi très inquiet
de la guerre froide Est-Ouest et de «la menace d'une catastrophe atomique 152». Si cette menace
existe encore aujourd’hui, en raison des milliers de bombes atomiques toujours actives, elle
n’occupe plus autant les esprits (il serait possible de dire que cette menace - associée chez Marcuse
à l’irrationalité fondamentale de la rationalité moderne - est actuellement remplacée par la menace
écologique, c’est-à-dire les manipulations génétiques et le réchauffement de la planète).
Marcuse mène également toute une réflexion sur les drogues et la recherche psychédélique153 et sur
l’art et l’esthétique154, deux sujets qui mobilisent peu les énergies des radicaux d'aujourd’hui. Les
activistes peuvent bien consommer diverses substances, ils n’en proposent pas une analyse politique
approfondie. Quant à l’esthétique, l’art moderne est entré au musée, suivi par l’art abstrait, l’art
conceptuel, etc.. Aujourd’hui prime l'esthétique relationnelle155 et de très nombreux participants aux
manifestations contre la mondialisation du capitalisme y exécutent des performances à caractère à la
fois festif, artistique et politique. Mais l’art n’est pas un des thèmes centraux du discours
principalement économique et politique des radicaux, qui ne se reconnaîtraient sans doute pas dans
l’approche kantienne de l’esthétique que préconise Marcuse, obsédé par la notion du beau. Enfin,
l’intérêt de Marcuse pour les analyses inspirées de la psychanalyse semble en décalage avec l’esprit
radical du tournant du millénaire, pour qui la sexualité évoque non pas la liberté mais la mort, en
raison de l’épidémie du SIDA qui a durement touché les jeunes Occidentaux et qui menace des
dizaines de millions d’Africains à cause, entre autres, du manque d’initiative des institutions
internationales face aux grandes entreprises pharmaceutiques. Il faut dire aussi que les radicaux sont
les enfants de la révolution sexuelle des années 1960 et que leurs parents ont si bien bouleversé les
152
153
154
155
Marcuse, L'Homme unidimensionnel, p. 15.
Marcuse, Vers la libération, p. 54.
Marcuse, Vers la libération, ch. II : «La nouvelle sensibilité».
Nicolas Bourriaud, L’esthétique relationnelle, Dijon, Presses du réel, 1998. Pour l’art de rue en général : Jan
Cohen-Cruz (dir.), Radical Street Performance, Londres-New York, Routledge, 1998.
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anciennes normes qu'ils n’y voient plus là un front de lutte prioritaire. Des féministes radicales
considèrent de plus que la révolution sexuelle des années 1960 a été au final une sorte «d’arnaque»
pour les femmes, les hommes de droite comme de gauche se contentant d’évoquer la liberté pour
obtenir une plus grande accessibilité aux corps des femmes156.
Autre décalage important, Marcuse pense la réalité en bloc et propose une analyse globalisante,
homogénéisante et stratégique. Son jugement de la réalité économique et politique est souvent sans
nuance et reprend la rhétorique classique à l’égard des liens entre les forces économiques et
politiques157. Or il est possible que dans certains cas, les institutions internationales et les accords de
libre échange aient permis d’instaurer des normes et des droits en matière de travail ou
d’environnement dans des pays ou des secteurs où il n’y en avaient pas, ce qui constitue une
amélioration des conditions de vie des populations concernées et une victoire pour des activistes
engagés sur ce front. Pour le dire autrement, le néolibéralisme et le capitalisme imposés par des
institutions internationales dans certaines régions parviennent parfois à neutraliser des pratiques
économiques relevant du féodalisme ou de l’esclavagisme, et constituent donc — malgré tout —
une amélioration des conditions de vie et de travail pour plusieurs, même s’il conviendrait selon
Marcuse de se limiter à critiquer cette dynamique. Ces nuances, les thèses de Marcuse tout celles
des radicaux d’aujourd’hui ne les permettent pas, ou peu...
L’approche globalisante de Marcuse est aussi en décalage avec celle des radicaux d’aujourd’hui en
ce qui concerne la dynamique de la lutte radicale. Ce mouvement, qui part de la Révolution vers la
libération doit être compris, selon Marcuse, comme une entreprise globale et stratégique, car il faut
pratiquer de larges manœuvres pour renverser l’ensemble du système, à la fois l’État et le Capital.
Ici se situe la principale fracture entre le radicalisme de 2008 et celui de 1968 : les radicaux de la
génération précédente rêvaient et parlaient beaucoup de révolution. Il n’y a qu’à se replonger dans
les textes, discours, pamphlets et manifestes pour s’en convaincre158. Les radicaux d’aujourd’hui,
malgré une diversité évidente de points de vue, sont généralement habités d’une sorte de réalisme
156
157
158
Les textes de Marcuse des années 1960 dénotent envers le féminisme une sympathie plutôt superficielle et se
limitant à quelques déclarations de principes. Il faudra attendre les années 1970, et semble-t-il que des féministes le
confrontent directement, pour que Marcuse consacre temps et énergie à penser sérieusement la domination des
femmes par les hommes. Même dans ce cas, il préfère (comme Pierre Bourdieu) intégrer la question du patriarcat et
de la libération des femmes à ses propres thèses, plutôt que de s’inspirer directement des thèses féministes (Herbert
Marcuse, «Marxisme et féminisme» [1974], H. Marcuse, Actuels, Paris, Galilée, 1976).
Karl Marx, Philosophie, Paris, Gallimard, 1965, p. 403-404.
Voir Semidei, Les contestataires aux États-Unis, p. 34 ; F. Dupuis-Déri, «En deuil de révolution ?», Réfractions, 13,
2004.
74
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historico-politique. Ils n’ont pas le lyrisme de la génération précédente et ils pensent moins en
termes de révolution qu’en termes de confrontation, d’affrontement et de résistance. Ils voient leurs
actions comme des messages critiques, non comme le prélude au grand soir.
Marcuse oscillait pour sa part entre le pessimisme et l’optimisme lorsqu’il abordait l’épineuse
question de la révolution à venir. Le cadre d’analyse marxiste est déficient, constate Marcuse, pour
décoder l’éventuel processus révolutionnaire qui mènerait au renversement du capitalisme avancé.
Les travailleurs ne sont plus porteurs d’un rêve révolutionnaire, bien au contraire, car ils ont obtenu
un meilleur niveau de vie et des conditions de travail plus clémentes grâce en partie au déplacement
des forces productives des lieux traditionnels tel que l’usine ou la mine vers le secteur des services,
de l’information et de la technologie. Ce processus a été accompagné par l’implantation de
nouvelles formes de gestion qui permettent la participation des travailleurs à l’organisation de
l’entreprise, leur donnant un nouveau sentiment de complicité à l’égard de l’employeur159. Pour ces
raisons structurelles, les travailleurs (surtout les cols blancs) ne sont pas révolutionnaires. Au mieux
sont-ils syndicalistes, mais alors de tendance réformiste. Il faudrait une très grave crise socioéconomique qui fasse chuter le niveau de vie pour que la classe moyenne devienne (éventuellement)
révolutionnaire160.
Même s’ils ne la souhaitent pas, une révolution serait nécessaire pour les travailleurs dans leur
ensemble puisque «l’humanité est menacée d’une ruine totale161». S’il y a des raisons structurelles
qui expliquent que la grande masse des travailleurs ne soit pas révolutionnaire, cela ne veut pas dire
pour autant que les jeunes radicaux n’ont pas, eux aussi, raison de contester l’ordre établi,
fondamentalement irrationnel puisque destructeur162. Cette révolution devra être de sensibilité
anarchiste, c’est-à-dire antiautoritaire, pour ne pas que se répète le drame des révolutions connues
dont profitèrent en premier lieu de nouvelles élites qui manipulaient les masses pour renverser
l’ordre ancien à leur propre compte. Mais les jeunes radicaux de 1968 constituent-ils une nouvelle
force révolutionnaire? Malgré son enthousiasme pour la contestation, Marcuse ne le croit pas. Il dira
159
160
161
162
Marcuse, L'Homme unidimensionnel, p. 18-19 et p. 48-73 et Marcuse, Vers la libération, p. 76-77; Marcuse, La fin
de l’utopie, p. 43-44. Il est intéressant de noter que Marcuse décrit, quoique sommairement, un mode de gestion qui
rappelle le nouvel esprit du capitalisme dépeint par Boltanski et Chiapello, à ceci près que ces deux auteurs
affirment que cet esprit s’inspire — ou plutôt récupère — des valeurs libertaires de mai 68 (Luc Boltanski et Ève
Chiapelle, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999). Ce qu’admet aussi Marcuse : «Évidemment, le
marché s’est emparé de cette révolte, et l’a intégrée au monde des affaires» (Vers la libération, p. 83).
Marcuse, Vers la libération, p. 75 et p. 79.
Marcuse, L'Homme unidimensionnel, p. 19.
Marcuse, L'Homme unidimensionnel, p. 19.
75
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ainsi que «révolutionnaire par sa théorie, par ses instincts, par les buts derniers qu’il se propose, le
mouvement étudiant n’est pas une force révolutionnaire, ni peut-être même une avant-garde aussi
longtemps qu’il n’y aura pas de masses capables et désireuses de le suivre163». Sans classe
révolutionnaire, n’est-il pas puéril de critiquer le système économico-politique actuel de façon
véhémente et d’appeler la révolution de ses voeux ?
Marcuse savait bien qu’il pouvait sembler fou de rêver de révolution en Occident en 1968, mais il
disait néanmoins à ceux et celles qui ne voient qu’utopie dans l’espoir d’un monde anarchiste que
les utopies ne sont pas irréalisables en soi, mais plutôt en raison des forces économiques et
politiques qui se liguent contre leur réalisation. L’utopie d’hier est simplement la société
d’aujourd’hui que des victorieux ont imposée suite à la dernière révolution. Aux utopistes, Marcuse
proposait de se regrouper et de renverser les forces réactionnaires qui font barrage contre
l’avènement d’une nouvelle utopie. Le premier barrage est d’ordre idéologique : c’est le barrage de
la pensée et du discours. Changer l’objet de la volonté, voilà un objectif que se sont donnés les
radicaux : «nous avons tout ce que nous voulons [...] il s’agit ici de changer la volonté elle-même,
afin que ce qui est voulu maintenant ne soit plus voulu164». C’est ce que tentent de réaliser les
radicaux d’aujourd’hui par le discours qu’ils produisent et diffusent sur des sites Internet et à travers
leurs campagnes d’éducation populaire et de conférences publiques. Au-delà des manifestations et
des actions directes, les radicaux travaillent donc au quotidien dans les interstices sociaux à diffuser
de l’information auprès des médias alternatifs (voir sur Internet Indymedia, Ainfos, Infoshop, etc.)
ou en organisant des Salons du livre anarchiste (à Montréal, à Boston, à Paris, etc.), ils sont actifs
sur la scène musicale, dans des groupes d’aide au logement et dans des squats, ils distribuent de la
nourriture gratuitement (les groupes Food not bombs), etc. L'existence même des groupes radicaux
«est le ferment de l’espoir» car elle «témoigne de la réalité d’une alternative165», pour reprendre les
mots de Marcuse.
L’opposition radicale de 1968, tout comme celle d’aujourd’hui, fonctionnait principalement par
petits groupes autonomes, souples, sans leaders et ceux et celles qui y participent s’inspirent de
l’anarchisme, un élément essentiel selon Marcuse car il s’agit là de la seule idéologie politique qui a
pour objectif une libération politique totale (les autres idéologies révolutionnaires ont toujours
163
164
165
Marcuse, Vers la libération, p. 83.
Marcuse, La fin de l’utopie, p. 30-31; Marcuse, Eros et civilisation, p. 145-146.
Marcuse, Vers la libération, p. 83.
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permis de justifier le pouvoir d’une nouvelle élite166). Dès maintenant, les groupes d’inspiration
anarchiste deviennent des lieux d’expérimentation de pratiques libertaires puisqu’ils sont structurés
selon des principes antiautoritaires. Ce sont des lieux où une autre forme de rapports politiques peut
être vécue.
S'ils rêvent d’une révolution globale, les radicaux d’aujourd'hui se réjouissent surtout de gains
tactiques et d’avoir pu créer des brèches167 de liberté et d’égalité, des zones libérées temporaires168.
Une expérience politique n’a pas besoin d’être éternelle et globale pour être significative à la fois
pour ceux et celles qui y prennent part et pour ceux et celles qui veulent l’étudier et en tirer des
leçons théoriques et pratiques. En fait, toute expérience politique est nécessairement ponctuelle,
éphémère, limitée et traversée de dynamiques hétérogènes.
À première vue, les radicaux d’aujourd’hui occupent — et libèrent — des espaces plus vastes que
les radicaux d’hier, dont plusieurs limitaient leur front de lutte au monde universitaire 169. En 2008,
plusieurs des radicaux sont étudiants, mais ils s’organisent à l’extérieur des collèges et des
universités, quitte à y revenir ensuite pour en critiquer les principes organisationnels et, surtout, les
liens qu’elle entretient avec des investisseurs privés et les affichages publicitaires qu’elle accorde
sur les campus.
Les radicaux d’aujourd’hui courent néanmoins le risque de tourner en rond et de se complaire dans
leurs espaces libérés le temps d’un printemps. Ils se seront libérés de façon éphémère sans libérer
personne d’autre170. Hier encore, les marxistes les auraient accusés de n’être que des petitsbourgeois. Voudraient-ils rejoindre les masses dont la force leur donnerait un espoir révolutionnaire
que leur propre radicalisme les en empêcherait sans doute. Voilà un problème qu’indiquait déjà
Marcuse, soulignant que la pratique contestatrice radicale participe d’une dynamique dangereuse,
puisque la contestation coupe les radicaux des masses qui les considèrent trop facilement comme
des casseurs, tout en permettant à l’État d’intensifier la répression. Marcuse cite à ce propos le
166
167
168
169
170
Marcuse, Vers la libération, p. 117-118.
Martin Breaugh, L’expérience plébéienne : Une histoire discontinue de la liberté politique, Paris, Payot, 2007.
Hakim Bey, T.A.Z. Zone autonome temporaire, Paris, L’éclat, 1997.
Pas pour tous, ceci dit, comme le note Bernd Rabehl au sujet des radicaux allemands de Berlin à la fin des années
1960 : «on peut distinguer deux courants principaux dans le mouvement antiautoritaire. L’un, qui opérait surtout
dans le domaine de la politique universitaire [...]. Les autres, les ‘anarchistes’, étaient prêts à s’opposer à toute
norme et prétention des institutions sociales et universitaires» («Du mouvement antiautoritaire à l’opposition
socialiste», Bergmann, Dutsche, Lefèvre, Rabehl, La Révolte des étudiants allemands, p. 348).
Pour une discussion provocante au sujet du militantisme non révolutionnaire en général et du pacifisme en
particulier, voir Ward Churchill, Pacifism as Pathology: Reflections on the Role of Armed Struggle in North
America, Winnipeg, Arbeiter Ring Publishing, 1998.
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journal communiste français L’Humanité au sujet de la révolte de mai 68 et de ses lendemains où les
révoltés déchantèrent suite à la réélection facile des gaullistes : «Chaque barricade, chaque voiture
incendiée, a fourni au parti gaulliste des dizaines de milliers de voix.». Marcuse admet alors que
«[c]et énoncé est parfaitement exact», avant de préciser :
Tout autant que la proposition corollaire : sans les barricades, sans les voitures incendiées, le
pouvoir n’aurait rien perdu de son assurance ni de sa force [...] L’opposition radicale se heurte
inévitablement à la défaite de son action directe et extra-parlementaire, de sa désobéissance civile;
mais, dans certaines situations, elle doit prendre le risque de cette défaite, si cela doit consolider sa
force et démontrer la nature destructrice de l’obéissance civile à un régime réactionnaire171.
Prendre le risque de sa défaite? Assurément un pari dangereux.
Conclusion
En 1975, soit quelques années après la turbulence de la fin des années 1960, Herbert Marcuse est
invité à discuter de l’«échec de la Nouvelle gauche» lors d’une conférence qu’il prononce aux ÉtatsUnis. Il note que les forces contre-révolutionnaires ont été les plus puissantes, et répète que la classe
ouvrière étant intégrée au système, elle est conséquemment devenue plus conservatrice. Elle a donc
été offusquée par les débordements et l’effervescence des «jeunes marginaux» du mouvement
contre-culturel, mais également rebutée par le discours et le vocabulaire dont les formules
«présupposai[en]t la conscience révolutionnaire au lieu de la développer172». Il revient toutefois sur
l’originalité du mouvement, soit le dynamisme «libertaire et antiautoritaire» duquel a émergé «une
définition nouvelle du concept même de révolution», qui serait maintenant un phénomène intérieur,
mais de masse, par lequel les individus développeraient – à travers le mouvement contre-culturel –
des besoins fondés sur une nouvelle morale173. L’année précédente, lors d’une autre conférence,
Marcuse y allait d’une de ses propositions théoriques iconoclastes, laissant entendre que le secteur
des services et surtout de l’information occupait désormais une place si importante dans le
«néocapitalisme» qu’il serait possible de renverser le postulat marxiste de la préséance de la
171
172
173
Marcuse, Vers la libération, p. 93.
Herbert Marcuse, «Échec de la Nouvelle gauche», Marcuse, Actuels, p. 29. À noter que déjà en 1937, George
Orwell ne disait pas autre chose. Il reprochait alors aux militants socialistes leur accoutrement bizarre et l’utilisation
abusive d’un langage fortement codé, affirmant que quand «il entend des expressions comme ‘idéologie
bourgeoise’, ‘solidarité prolétarienne’ ou ‘expropriation des expropriateurs’, le simple quidam, au lieu d’être
galvanisé, est simplement écoeuré.» Partisan d’un langage simple et concret, il proposait de parler de riches et de
pauvres, plutôt que de bourgeois et de prolétaires (G. Orwell, Le quai de Wigam, Paris, Ivrea, 1995, p. 251).
Marcuse, «Échec de la Nouvelle gauche», Marcuse, Actuels, p. 14.
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structure (économie) sur la superstructure (politique et culture) et d’avancer qu’une révolution dans
le monde des idées et des valeurs pourrait maintenant entraîner à une révolution du monde
matériel174. Il serait donc faux, selon lui, de parler d’un échec pur et simple de la nouvelle gauche.
Certes, le «passage au socialisme n’est pas aujourd’hui à l’ordre du jour ; ce qui domine, c’est la
contre-révolution» et «dans ces conditions, il ne s’agit que de lutter contre les tendances les plus
néfastes» du système175. Mais il se réjouit de l’émergence de cette nouvelle morale de la solidarité,
des principes libertaires et antiautoritaires. Il appelle à la constitution d’un front commun entre
forces de gauche et d’extrême gauche, de la constitution d’unités locales militantes et autogérées qui
joueraient le rôle de «centre de gravité», et de la prise en compte du mouvement des femmes qui
effectue une montée en puissance et permettra l’instauration d’un «socialisme féminin». Constatant
enfin que des activistes continuent de se mobiliser, il conclue que ce «n’est pas la nouvelle gauche
qui a échoué ; ce sont ceux des révolutionnaires qui ont déserté le combat politique176.»
30 ans plus tard, le programme de Marcuse est en grande partie accompli. Le mouvement
altermondialiste représente ce front commun ou se côtoient – non sans tensions – la gauche et
l’extrême gauche. Des réseaux et des groupes militants de sensibilité anarchistes cherchent à se
constituer en centres de gravité, reliés les uns aux autres plus ou moins formellement par Internet et
des réseaux plus organiques, comme l’Action mondiale des peuples (AMP). Enfin, le mouvement
des femmes s’est internationalisé, en partie grâce à la Marche mondiale des femmes lancée au
Québec en 2000, qui compte aujourd’hui des milliers de groupes et au sein de laquelle s’expriment
de manière plus ou moins cohérente des principes libertaires et antiautoritaires177.
Pourtant, «rien ne paraît moins probable qu’une insurrection, mais rien n’est plus nécessaire», lance
en 2007 le Comité invisible178. À moins d’un revirement de situation spectaculaire, le rapport de
force ne permet toujours pas aux radicaux d’espérer de révolutionner le système économique et
politique. Bien sûr, l’action et l’expérience politiques d’un individu ou d’un groupe n’ont pas besoin
d’avoir un impact global et d’être éternel pour être significatives, et le mouvement altermondialiste
en général, tout comme sa mouvance la plus radicale et le mouvement des femmes, ont remporté
quelques victoires et ont su créer, pendant quelques jours ou quelques mois, des espaces de liberté et
d’égalité.
Mais il y a tout de même une touche tragique à chaque tension révolutionnaire piégée dans un culde-sac, ou qui fait face à des forces conservatrices et réactionnaires qui accumulent une puissance
174
175
176
177
178
Herbert Marcuse, «Théorie et pratique», Marcuse, Actuels, p. 76.
Marcuse, «Échec de la Nouvelle gauche», Marcuse, Actuels, p. 29.
Marcuse, «Échec de la Nouvelle gauche», Marcuse, Actuels, p. 34.
Diane Lamoureux, «Le féminisme et l’altermondialisme», Recherches féministes, vol. 17, no. 2, 2004, p. 171-194.
Comité invisible, L’insurrection qui vient, Paris, La fabrique, 2007, p. 84.
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incommensurable dans les diverses institutions qu’elles contrôlent, soit les États et les partis
politiques, les compagnies privées et les médias capitalistes, et les polices et les armées. Même le
féminisme a été détourné, pour justifier par exemple l’invasion de l’Afghanistan, au nom de la
libération des femmes afghanes179.
Marcuse pensait que les contestataires de son époque formaient une sorte de cinquième colonne qui
avait la chance de profiter de la poussée révolutionnaire sur des fronts extérieurs comme le Vietnam
et Cuba (que Marcuse tente de ne pas trop idéaliser180) pour renverser le système affaibli par ces
luttes lointaines181. Des forces des pays du Sud, dont les zapatistes, les paysans sans-terre et des
grands syndicats en Asie, participent bien sûr du mouvement altermondialiste. Cependant, c’est
l’islamisme radical qui est devenu le nouvel ennemi extérieur et qui a pris en quelque sorte la place
des guérillas révolutionnaires des années 1960 et 1970, surtout depuis l’attaque du 11 septembre
2001 contre les États Unis. Or, les radicaux ne peuvent s’y identifier. Plusieurs d’entre eux ont peutêtre souri avec sadisme lorsqu’ils ont vu s’effondrer les tours du World Trade Center (un nom qui
dit tout, aurait sans doute pensé Marcus), mais ils ne peuvent se reconnaître dans les principes
politiques des islamistes autoritaires, intolérants et sexistes, contrairement à l’étudiant sur une
barricade du Quartier Latin dans le Paris de mai 68 qui pouvait s’identifier au combattant
Vietnamien.
Pire encore, le capitalisme et l’État libéral instrumentalisent cet Ennemi extérieur pour favoriser une
mobilisation des ressources et des esprits. La menace islamiste renforce l’État à la fois à l’extérieur
et à l’intérieur182, ce qui réduit d’autant la marge de manœuvre des radicaux que certains n’hésitent
pas à identifier comme terroristes dans la foulée des nouvelles mesures de sécurité antiterroristes.
Ainsi, le Groupe Terrorisme du Conseil de l’Union européenne considère que certains actes
«commis par des groupes extrémistes radicaux» «ont clairement suscité des situations de terreur au
sein de la société, et entraîné une réaction de l’Union, qui a dressé la liste de ces actes et les a
définis comme infractions à l’article premier de la décision-cadre relative à la lutte contre le
terrorisme »183.
Le plus grand succès du mouvement altermondialiste, en termes de mobilisation mondiale, est aussi
sont plus grand échec. Des millions de personnes ont marché en 2003 contre le déclenchement de la
179
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182
183
Des féministes de partout dans le monde ont dénoncé cette guerre et l’instrumentalisation des femmes afghanes par
les puissances occidentales. Voir, entre autres, Susan Hawtrhone, Bronwyn Winter (dir.), After Shock : September
11, 2001 – Global Feminist Perspectives, Vancouver, Raincoast Books, 2003 et Elaheh Rostami-Povey, Afghan
Women, : Identity and Invasion, Londres-New York, Zed Books, 2007.
Marcuse, Vers la libération, p. 113.
Marcuse, Vers la libération, p. 105-108 et Marcuse, La fin de l’utopie, p. 53.
Marcuse, Vers la libération, p. 112.
Document 5712/1/02 ENFOPOL 18, Bruxelles, 13 février 2000 (je souligne).
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guerre contre l’Irak, mais la guerre a bien eu lieu, alors même que se poursuivait celle en
Afghanistan. Il semble bien que les forces de la nouvelle gauche, transformées dans les années 1990
en mouvement altermondialiste, ne soient toujours pas à même de mener une révolution mondiale.
Marcuse l’espérait pourtant, lui qui discutait sans répit des possibilités d’une révolution qu’il
entrevoyait mondiale. Preuve d’une différence de sensibilité politique et philosophique, entre les
militants et le philosophe, les thèses de Marcuse — trop globalisantes — ne peuvent être ici d’un
grand secours pour les radicaux qui cherchent la direction de l’espoir. Rappelons toutefois que
Marcuse concluait son ouvrage L’homme unidimensionnel par cette phrase de Walter Benjamin :
«C’est seulement à cause de ceux qui sont sans espoir que l’espoir nous est donné.»
Francis Dupuis-Déri
Professeur de sciences politiques, Université de Montréal
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Fernando Matamoros
Mexique : constellation et lutte de classes, les espoirs du passé au présent
1968-2008
Le regard de l’ange de l’histoire de Walter Benjamin (Sur le concept d’histoire, Thèse IX)184 nous
rappelle que l’action révolutionnaire peut arrêter le temps de l’horloge du Capital. L’ange lutte
contre le vent du Progrès qui, tout en le poussant, souffle, malgré tout, de nouvelles promesses pour
la rédemption des histoires et des morts du passé. L’ange annonce la révolution, une nécessité
inscrite dans l’histoire des vaincus, millions de particules à la recherche d’un mieux être. Son regard
épouvanté interpelle le désir renouvelé par la douleur des morts, ces blessures du travail-concret,
lutte de classes active dans le présent du monde des résistances, délires en ces temps de
fantasmagorie totalitaire de la marchandise. Il concrétise les rêves éloignés des conditions
objectives de la privatisation et de la domination. Ses yeux, ouverts sur le passé, sont les portes de
l’âme par où peut venir la révolution, celle qui n’a pas culminé et dont les pensées rebelles et
insoumises et les pas de résistance continuent à demander et chercher comment marcher pour
atteindre et faire un autre monde de notre monde. Leurs réflexions deviennent actions pour l’instant
du pas-encore ( Bloch, 1976) au présent.
La date de 1968 avec de celle de 2008 peut être un autre rendez-vous du passé avec le présent, un
aller au -delà du temps des vainqueurs car il s’agit des recherches d’espoir de l’homme inachevé.
Ce sont les images dialectiques en lutte contre les dieux de la marchandise, horrible mythe de la
barbarie du capitalisme inhumain.
Constellation et rénovation de l’espoir
Le massacre du 2 octobre 1968 à Mexico fait partie de ces plaies profondes qui ne cicatrisent pas.
Ces blessures, qui ne se sont pas fermées à cette date douloureuse, saignent encore. Elles font partie
des pratiques du pouvoir, élément essentiel du rouage du capitalisme. Quarante ans après la révolte
de 1968, nous constatons que les morts, images dialectiques du pouvoir du capital, se retournent
184
Benjamin Walter, (2000), « Sur le concept d’histoire », en Oeuvres III, Gallimard, Paris, pp. 427-443. (Toutes les
citations de Walter Benjamin seront référenciées dans le texte par le numéro de thèse. N de E)
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encore dans leurs tombes, préoccupés et inquiets pour la présence de leur mémoire. En effet, la
structure du pouvoir cherche à les enterrer d’avantage et à les enfermer dans le passé statique des
shows télévisés des dossiers de l’histoire aseptisés.
Les morts et disparus (dont les restes de centaines d’entre eux ne sont toujours pas localisés) sortent
de leurs sépulcres pour nous rappeler que l’ennemi n’a pas cessé de vaincre. Ils se demandent
encore pourquoi les crimes de ces dates restent impunis, pourquoi la justice reste-t-elle un mot vidé
des contenus des luttes, en l’absence des sujets exigeant un châtiment des responsables
institutionnels du capital vivant encore protégés par la loi que souffle le vent de la violence de
l’époque.
Dans ce sens, il n’est ni surprenant ni un hasard que le spectre de la lutte de classes inquiète les
chiens de garde de l’ordre établi. Une guerre existe pour l’appropriation des images de l’histoire :
une mobilisation de la mémoire contre l’oubli. En France, les « gens respectables » considèrent le
symbole de 68 comme le frein du progrès du néolibéralisme185. Le président français, Nicolas
Sarkozy, n’a pas hésité à remettre en question ce moment de l’histoire en évoquant le spectre de
1968 comme le responsable de l’« effondrement » de la France en tant que puissance économique.
Pour lui, il faut « savoir si l’héritage de Mai 68 doit être perpétué ou s’il doit être liquidé une
bonne fois pour toutes » puisqu’il empêche l’accumulation désirée par les capitalistes néolibéraux
de la dite postmodernité. Les mots, expression du sujet au moment du danger, sont liés aux sujets
concrets de la lutte de classes et aux recompositions des blocs économiques au niveau mondial. Ils
ne signifient pas seulement l’insistance d’oublier les espoirs et les morts du passé, ils signifient
aussi le désir de liquider les conquêtes de la lutte de classes, de ce qui survit au milieu des réformes
structurelles de l’accumulation du capital y compris la mémoire contenant les conquêtes de 1968:
une constellation de droits, syndicaux, salariaux, du travail, des retraites et autres formes de
redistribution sociale du revenu, etc. Il ne s’agit donc pas d’élucubrations d’un président qui aurait
perdu le sens de la négociation institutionnelle.
Nous soulignons que ce n’est pas le seul problème de dirigeants et intellectuels européens
partageant l’idéologie de l’historicisme insurmontable des vainqueurs annonçant la fin de l’histoire
et celle des grands récits depuis 1989. Au Mexique, aussi, existe ce souci de vouloir enterrer la
mémoire de l’histoire des vaincus au plus profond de l’oubli. Ricardo Martínez Martínez (2004)
185
“ Mai 68, ce n’est pas qu’un début…” est un écho qui vient de loin. C’est un appel international de différentes
organisations et personnalités pour agir au présent avec les morts du passé, pour inciter des révoltes contre le
néolibéralisme. Des mobilisations sociales se préparent pour le prochain mois de mai 2008. C’est un rendez-vous de
l’histoire pour remémorer les morts, réactualiser les urgences du danger quotidien en quarante ans de vie contre la
mort de 1968 (http : // mai- 68.org /).
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mentionne, concernant 1968, que de nombreux acteurs institutionnels insistent sur les logiques de
l’histoire du c’est ainsi et relèguent au passé les faits sociaux vidés de leur sens, de la lutte de
classes, que 1968 « c’est du passé, c’est fini » . Pour l’ex-président Vicente Fox, nous devons
oublier le sang versé par les stratégies du pouvoir, que « nous allions de l’avant », et non pas en
arrière, ce qui signifie mettre en marche la supposée impartialité de la justice qui, comme nous
l’avons vu et vécu au cours de ces dernières années, organise la violence institutionnelle légale et
juridique par la militarisation du présent186.
Les discours institutionnels et politiques veulent nous assurer de leurs vérités, seuls chemins de leur
civilisation. Ils veulent nous convaincre que, dans ce qu’il « reste d’humain » au capitalisme (le
travail, la valeur concrète, la valeur d’usage) se trouve la réconciliation permettant d’en terminer
avec tant de violence. Ils nous inondent de discours médiatiques sur les faits et les actes violents de
cette période, annoncent et insistent que l’injustice est du ressort de certains personnages sans
scrupules (ex-présidents et militaires sans contrôle —certains encore en vie, d’autres décédés—, de
paramilitaires liés à certaines tendances, mais pas au système), qui violèrent la loi et la justice du
« système humaniste » du capitalisme et ses justes lois de la guerre.
Cependant, en dépit de l’oubli, de sa persistance, des millions de personnes et des collectifs
remémorent l’histoire et ses événements. Telle une étincelle, ils allument la vie, attisant l’espoir
dissimulé sous les voiles de l’ignominie et du pardon187. Si nous nous souvenons de 1968 dans la
constellation déterminant les discours du présent, nous pouvons centrer la logique d’oubli et de
pardon sur les autorités et les institutions appelant à la réconciliation des contradictions, une
synthèse de l’histoire qui avancerait linéairement dans sa modernité pour ne pas revenir sur les
significations du passé. Dans ce sens, la date de 1968 et les évènements de l’instant-vécu-espoir
donnant vie aux images dialectiques du passé au présent, désirs et aspirations au changement, sont
186
187
Guerre de basse intensité dans les zones indigènes du Chiapas depuis 1994. Pacification à Oaxaca par la violence
militaire contre l’Assemblée Populaire des Peuples d’Oaxaca (APPO) depuis 2006 ayant fait au moins 25 morts et
des centaines de prisonniers politiques. Des condamnations à plus de 60 ans de réclusion aux dirigeants d’Atenco
dans l’État de Mexico pour avoir lutté depuis 2002 pour empêcher la construction d’un aéroport sur leurs terres ; la
presse a mentionné 2 morts, des douzaines de blessés, des viols et plus de 200 arrestations dans ce conflit. Dans
l’état de Michoacán (20 avril 2006), intervention des forces de l’ordre dans une grève pour évacuer 500 mineurs de
l’entreprise sidérurgique Lazaro Cardenas (Sicartsa) à Las Truchas, s’étant soldée par 2 morts et 41 blessés dont 2
gravement. Au Tabasco, la nature n’est pas l’unique responsable des inondations. Celles-ci ont été délibérément
provoquées en vidant les retenues d’eau de plusieurs barrages destinés à la production d’énergie hydroélectrique. En
effet, en dépit de la période de pluies et des ouragans annoncés, ces réserves avaient été maintenues au maximum de
leur capacité. Le gouvernement ne parle pas de morts, les villes sont devenues de villes fantômes, la population qui a
survécu crie : ils sont morts, ils (le Capital et le profit) les ont tués.
Dans l’actualité, les familles des survivants et disparus se font l’écho des morts réclamant justice en exigeant la
création de commissions institutionnelles de la vérité sur cette année de douleur et d’affrontements. Elles dénoncent
les méthodes de la démocratie du terrorisme liquidant les opposants de cette période.
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une guerre contre l’oubli, contre la liquidation. Il s’agit d’un oubli inscrit dans la commémoration
officielle de l’oubli, un oubli affrontant une constante remémoration du souvenir qui est vécue dans
nos corps souffrant les conséquences du totalitarisme devenu démocratie au moyen de discours
militarisés.
L’ange de l’histoire en 1968
Dans l’actualité, se profilent à nouveau les actes funèbres de cette année de douleur et de souvenir.
Silence ! Des lèvres balbutient les cris des victimes et des regards brillent du feu messianique
mouronnant dans les cercueils du passé. Ces expressions, illuminées et profanes, se reflètent dans
notre miroir, image de l’éloignement de l’obscurité des lois de la modernité capitaliste. Dans la
constellation des luttes des années cinquante des cheminots, enseignants, médecins et étudiants,
nous entendons au Mexique les cris du présent proche de la mémoire des victimes de 1968, « le 2
octobre ne s’oublie pas ! ». Ce sont des sujets de l’histoire, des luttes et des espoirs. En face,
d’autres discours se font aussi entendre, ceux de la guerre et de la pax, orchestrés par le pouvoir du
Capital présentant ses acteurs : démocratie, justice et liberté.
Ainsi, à Mexico, les Commissions et ministères gouvernementaux188 parlent de 68, des décombres
qu’il faut déblayer car impossibles à cacher et à évacuer. Le passé de 1968 se présente comme
faisant partie du mythe du progrès, impérieux progrès de l’accumulation des temps homogènes
vidés des contenus sociaux qui l’ont fait naître. Dans les médias et dossiers de l’histoire, on entend
à nouveau que les « mauvais » gouvernants sont ceux qui empêchèrent le triomphe de la
démocratie, de la justice et de la liberté. A l’instar des étudiants extrémistes, bien identifiés et
classés selon les normes des lois en vigueur, ces diaboliques gouvernants devinrent les ennemis
freinant la Modernité.
Comme Hitler et d’autres dictateurs du monde, ils furent présentés comme des dérapages humains,
des erreurs non calculées par la machinerie triomphante de la civilisation capitaliste. Il s’agit
d’injustice systémique, d’erreurs de logique de la marchandise qui doivent être corrigées. Les morts
188
Le Ministère Spécial des Mouvements Sociaux et Politiques du Passé (la Fiscalia Especial para Movimientos
Sociales y Políticos del Pasado FEMOSPP), service du ministère de la justice et du ministère de l’intérieur a
commencé son enquête pour rechercher les responsables du génocide perpétré par les autorités en 1968 et 1971, en
écartant la responsabilité des gouvernements des États-Unis d’Amérique et de l’Union Soviétique (Cf., Castillo
Garcia, Gustavo, 2004). Il faut souligner que, dans la mesure où la loi nationale et internationale ne considère pas ce
type d’acte comme génocide, aucun génocide ne sera reconnu, et personne ne sera déclaré responsable. C’est la loi
et la morale de l’histoire de la lutte de classes.
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sont la responsabilité de quelques déséquilibrés par le pouvoir et l’ambition de la corruption189.
L’ex-dirigeant du mouvement étudiant, Jésus Martin del Campo (cité par Saliderna, 2004), affirme
que 36 ans après le massacre du 2 octobre, « sonne l’heure » de l’application de la justice et que les
responsables doivent être emprisonnés. Comme si le système d’injustice au Mexique pouvait être
réformé en profondeur, Martin del Campo et beaucoup d’autres continuent à penser et rêver qu’il
est possible d’appliquer la justice dans l’injuste système capitaliste, sui generis. Qui faut-il juger ?
Les présidents ? Les militaires et la police, employés criminels du système? Les juges, ceux qui
n’ont jamais rendu justice durant des dizaines ou des centaines d’années et qui ne se posent aucune
question sur le système de justice capitaliste ? Les avocats, les enseignants et les étudiants de
sociologie qui vivent en estimant et en réalisant des valorisations systémiques de l’injustice et de la
justice, qui se taisent par ignorance ou par peur des conséquences de la commodité capitaliste
postmoderne : bourses, financements privés de fondations, etcetera? Les citoyens complices du
passé et du présent gardant le silence face à l’ignominie? En tout cas, et nous insistons, n’est- cepas le capitalisme et ses systèmes démocratiques de répartition de justice le responsable de tant de
morts tombés pour l’espoir qui les faisait vivre?
Cependant, et en dépit de tous les onguents discursifs de la société du spectacle (Debord, 1992), les
plaies historiques de la lutte de classes ne guérissent pas. Elles restent ouvertes pour interroger le
pourquoi de tant de misère, de tant d’injustice et de tant de douleur humaine. Elles ne cicatrisent
pas, elles sont les profondes empreintes du Mexique profond. Synonyme de rude, de sauvage, de
barbare, de grossier et obstiné, ce Mexique continue à rêver d’une autre vie, d’un Autre Monde et
d’un autre temps. Pendant ce temps, s’y accumulent les douleurs, celles des morts d’espoir.
Epouvanté par la nature en ruines et par l’animal-homme puis qu’il est nature, l’ange contemple les
murs et les pierres de la tragique histoire de Tlatelolco de Cuauhtémoc à 1968. Epouvanté et peiné,
il rêve du temps des espoirs du passé dans le présent des vaincus. Il lutte contre l’ouragan du
progrès capitaliste ne provoquant que désolations. Il regarde les éclairs de l’histoire et voudrait
s’arrêter aux jeux olympiques. Il voudrait miser sur les instants éblouissants de l’histoire se
renouvelant dans les expériences des événements du présent.
Ainsi, à la lumière des phares de l’histoire de la résistance, les néo-zapatistes révolutionnaires,
héritiers du passé de résistance et de rébellion de la décade des années 60 et de 1968, persistent dans
la démesure de vouloir détruire la « bonne politique » autorisée par les institutions. Ce sont des
189
Au total, comme dans les compétitions des jeux olympiques de 1968, ce n’est pas le système capitaliste qui est
responsable des morts du 2 octobre. Ce sont les erreurs humaines particularisées qu’il faut réprimander.
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fous, hors du cocktail du stalinisme et sans liens avec ceux qui retournèrent leurs vestes en pleine
révolution. Ce jeunes irrévérents vieillissent-juvénilement en croyant que, malgré tout, un autre
monde est possible. D’une manière irrationnelle, ils rompent les normes et les règles de la politique,
et marchent en bas et à gauche. C’est l’Autre Campagne des zapatistes (Matamoros, 2006)190.
Parfois, ils se perdent et se trompent mais, c’est avec la patience des révolutionnaires qu’ils
attendent dans l’obscurité que les éblouissent les éclairs des orages des nuits du passé. Leurs regards
veulent racheter les instants du possible. Ils remémorent les morts pour ne pas mourir dans l’oubli,
concentrent les images-éclaires du passé et rassemblent les éclats du miroir brisé de l’histoire pour
affronter les mots et les mythes de la démocratie capitaliste.
Les morts, cheminer avec l’espoir
Dans le contexte de ce que le sous-commandant Marcos appelle la quatrième guerre mondiale,
l’humanité s’affronte au néolibéralisme. Les révolutionnaires misent à nouveau pour gagner, mais
comme nous l’avons mentionné, ils savent que s’il perdent ni leurs morts ni leur mémoire ne seront
en paix. Ainsi, si nous regardons l’année 1968 au Mexique avec Walter Benjamin ne le faisons pas
romantiquement dans la mélancolie et les pleurs en croyant que les institutions n’ont pas rempli leur
devoir avec l’histoire ou en pensant qu’elles trahissent nos conquêtes. Encore une fois, l’expérience
et la connaissance de 1968 doivent être comme les éclairs d’un ciel d’orage car dans l’ombre, leur
lumière dessine l’horizon. C’est une luminosité dont on ne peut s’approprier, elle nous permet
d’interroger ce totalitarisme dans lequel nous vivons, nuit des erreurs des vaincus dont nous
souffrons encore.
Le regard fugace et douloureux de l’ange posé sur le passé nous permet d’interroger ceux qui
continuent à croire au progrès et à la justice corporative (traversée par le pouvoir), supposée soigner
les blessures et l’ignominie qui se construit sur les institutions juridiques du capitalisme. Il ne faut
pas continuer à regarder le passé pour fermer les cicatrices imposées par l’injustice et ses lois
promettant justice de génération en génération. De fait, chaque fois que se mentionne ce mot,
apparaissent des fantômes, les fantômes lucifériens de nouvelles sanctions de la logique capitaliste
génocidaire. Comme Benjamin, il faut brosser l’histoire à rebrousse poils (thèse VII). Il ne s’agit
pas de voir les origines de l’injustice ou de la justice mais de regarder avec attention les cicatrices et
190
Sexta declaración de la selva lacandona, en http://www.ezln.org/documentos/2005/sexta.es.htm, Juin
2005.
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la profondeur des blessures de l’histoire. Cela permettrait de mettre en relief les antagonismes de
l’histoire du pouvoir du capital, de rompre le miroir des identités du pouvoir et de la domination, de
voir que la guerre de basse intensité, silence ou moyens des gouvernants, exprime nos forces.
L’ange de Walter Benjamin regarde le passé pour éviter la trahison, les erreurs, la récupération du
système. Mais, il veut aussi s’arrêter car dans les vents d’en bas contre les vents du progrès existent
des espoirs, un rendez-vous, celui de l’histoire du passé avec les nouveaux mouvements sociaux.
La métaphore de l’ange renouvelle les espoirs des instants du temps de l’insurrection
révolutionnaire. Se sont les regards des jeunes insurgés en France au cours des dernières années. Se
sont les résistances indigènes, accumulées au cours de 500 ans de révoltes, explosant en 1994. Se
sont les réseaux de la Commune d’Oaxaca poursuivant leur lutte contre les politiques de
militarisations. Se sont les actions qui n’attendent pas que les grandes masses arrivent sur la scène
pour changer le monde. Avec les morts du passé et du présent, ces particules sont l’empreinte
remémorant les instants de rêves révolutionnaires pour ne pas mourir dans l’oubli réactualisé dans
le commémoration des vainqueurs. Ils construisent le temps de la révolte quotidienne contre le
monde de l’empire du fétiche de la marchandise. Ils savent, dans leurs tanières et la clandestinité,
qu’à chaque instant existe la lumière, éclair du passé projetant les possibles. Dans la clandestinité,
imposée par les traités économiques internationaux et les plans de contre-insurrection (voir la
militarisation annoncée dans le plan Puebla Panama, actualisé avec le plan Mérida au Mexique
repris du plan Colombia), se forme de fissures où s'infiltre l'espoir accumulé dans une histoire
pleine de significations. Il ne s'agit pas seulement de résistance, de repousser les vents de la
répression, mais d’ouvrir les brèches permettant l’arrivée du Messie (thèse, XVIII, appendice B)
pour la rédemption du passé.
Bien que traversés par la société et les idéologies du progrès capitaliste, de multiples acteurs, dans
divers espaces, édition, arts plastiques, poètes du monde, partis, syndicats, communautés indigènes,
sortent de leurs tranchées, de leurs jungles contrôlées par la guerre de basse intensité. Ils agissent
pour arrêter ce train de l’histoire de douleur, la catastrophe humaine. Contrairement à la limitation
du temps de l’histoire officielle, le temps de 1968-2008 n’est ni vide ni homogène. C’est la
constellation de la lutte de classes se renouvelant dans un présent plein de luttes de vie contre la
violence des desseins de la mort imposée par le capitalisme. Ces dates, années de rébellion, sont les
doux rêves de la résistance de l’utopie inscrite dans les cauchemars de l’histoire officielle:
condamnation de la guerre dans sa paix- totalitaire du policier et militaire. Elles sont les terribles
décomptes des idéologies des comptes configurant les corps robotisés de leur humanité. Mais, elles
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sont aussi les souvenirs du souvenir du passé dans le présent, vivant les espoirs dans la solitude du
silence de la communication monopolisée par les médias mythifiées du totalitarisme de la liberté et
de la démocratie institutionnelle et électorale.
Passé d’espoirs et d’utopie du possible des barricades des communes de la liberté de 1968 en
France, au Mexique, en Tchécoslovaquie, etcetera, ce temps se renouvelle dans les instants de luttes,
à Seattle, Gènes, Porto Allègre et ailleurs, dans les jungles au Chiapas et sur les barricades à Oaxaca
et à Atenco. Héritiers de 68, ils se souviennent et, pour ne pas mourir d’insomnie, ils rêvent un autre
monde. Comme l’affirme Daniel Bensaïd (1990 : 248), remémorant Walter Benjamin, « ne rien
oublier nous condamnerait à mourir d’insomnie. Tout oublier nous condamnerait à la servitude sans
fin de l’esclave sans mémoire ». Temps messianique, bienvenue maintenant aux plages des rêves
des morts du passé, bienvenue à ceux qui croient encore aux significations humaines de la liberté.
Bienheureux ceux qui veulent se renouveler dans les significations de la mémoire invisible des arts
de la résistance, penser ce qui est pensé pour renouveler l’idée du pas encore, croire et concrétiser
qu’il est possible d’arrêter la catastrophe de leur liberté totalitaire.
Fernando Matamoros
Chercheur en sociologie, Université de Puebla-Mexico
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Denis Berger
Méditations critiques, de la guerre d’Algérie à l’indépendance
Le présent article correspond à la troisième partie des méditations politiques de Denis Berger.
Après un dialogue avec Michel Lequenne sur les racines de leur engagement qui remonte à la
grève de juin 1936 et la Résistance (publié dans Variations 8), Denis Berger a livré un essai sur son
propre parcours militant dans les années 50, qui est une analyse incisive de la gauche et du
stalinisme qui l'a taraudé (Variations 9-10, « La fin de la nuit. Les trotskistes et l’« entrisme » dans
le Parti Communiste Français »). Voici la suite.
En rappelant ces événements d’une importance limitée, je n’ai pas l’intention de mener à bien le
procès de militants qui pour la plupart, ont continué à se battre courageusement. Mais cette petite
« affaire » illustre bien, me semble-t-il, les difficultés que peuvent rencontrer des militants dans leur
quête d’une politique révolutionnaire. L’argumentation de Leduc se voulait véritable, de façon à
convaincre des femmes et des hommes soucieux de rigueur. Elle montre en fait une grande faiblesse
dans la compréhension de l’évolution des sociétés contemporaines, « socialistes » en premier lieu.
Elle indique une des réflexions importantes à mener aujourd’hui encore.
À l’automne 1957, éclatement général donc. L’Etincelle cesse sa parution191. Cependant la rupture
ne s’est pas produite dans le respect des frontières qui séparaient, au départ, les animateurs des deux
groupes. Un nombre important de militants, venus à l’opposition, à la suite des intellectuels du PCF,
n’approuvent pas la cessation d’activité que représente de facto la proposition de Leduc et ses
proches. Il s’agit pour la plupart des cas, de cadres moyens du parti, âgés de 30 à 40 ans, exerçant
des responsabilités au niveau local (ou, quelquefois, bien que plus rarement, dans les syndicats). Au
premier rang d’entre eux Gérard Spitzer, très jeune adhérent du PCF dans la clandestinité,
journaliste ensuite et animateur de l’association France-Hongrie. Gérard possède une vaste culture
et une pensée politique accomplie que ses talents d’écriture mettent en valeur. Pour toutes ces
raisons, il deviendra rapidement l’incarnation de la nouvelle opposition communiste que nous
sommes en train de fonder à partir de la crise de l’Etincelle. Rajoutons quelques noms parce que
191
Le groupe qui a pris l’initiative de l’édition du bulletin continuera ses activités. Il publiera une revue à caractère
théorique et, dans les dernières années de la guerre d’Algérie, nombre de ses membres participèrent à l’activité du
Mouvement Anticolonialiste Français (MAF) organisé par Henri Curiel.
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symboliques du style de militants qui se regroupent alors : Simon Blumental (ancien secrétaire de la
section de Montreuil), Pierre Folgolvez (ancien responsable CGT, dirigeant du service d’ordre
parisien du parti), Guy Leclerc (journaliste à l’Humanité). Il faudrait allonger la liste de ces
communistes, fidèles à leur idéal premier mais ayant tiré toutes les conclusions de la révélation
publique de la contre-révolution stalinienne. Pour eux la bataille frontale contre la bureaucratie, sur
des positions politiques démocratiquement élaborées, ne pouvait se limiter à ses pressions et/ou ses
manœuvres. Opposants ils étaient parce que communistes192.
Très rapidement des contacts sont pris entre les anciens de la Tribune de Discussion et les militants
venus de l’Etincelle193. L’accord de départ entre eux est clair : il s’agit de continuer un combat qui
n’en était qu’à ses débuts, et dans cette perspective, assurer la parution d’un organe de presse. Mais,
pour l’essentiel qu’il soit comme point de départ d’une action systématique, un tel agrément était
insuffisant. Il fallait l’étayer en le complétant par une réflexion politique à dimension pratique.
Nous nous engageâmes donc dans une série de débats. Et cette démarche, qui faisait l’unanimité des
participants, illustre bien la fonction de l’élaboration collective dans la construction de toute
organisation. Il n’est pas inutile d’exposer rapidement les problèmes qui se posaient à nous et les
réponses que nous leur apportâmes.
La réalité première que nous avions à affronter était la guerre d’Algérie. On a vu l’importance que
revêtait le conflit dans l’évolution de la situation française. On a vu également comment les
atermoiements et les refus du PCF de s’engager dans une lutte générale pour l’indépendance de
l’Algérie avaient été un facteur décisif de la crise du parti – et, donc, de la prise de conscience de
nombreux militants de la faillite politique de la direction. Pour nous tous, la conviction était
enracinée qu’il fallait, en accord avec les vieux principes de l’internationalisme, se battre pour la
défaite du colonialisme français et donc la victoire du FLN194. C’est ce que nous fîmes : entrés en
contact avec la Fédération de France du FLN, nous eûmes des activités nombreuses. Elles ont été
192
193
194
Tous ne restèrent pas à la Voie Communiste, la nouvelle publication oppositionnelle. Mais tous demeurèrent des
militants, ce dont témoigne leurs engagements ultérieurs.
Ceux-ci sont entraînés et dynamisés par un groupe de militants constitué autour de Gérard Spitzer dans une des
sections du 11e arrondissement de Paris. Annie et Roger Rey (qui sera au centre du travail d’aide au FLN) font partie
de ce noyau.
L’exemple des actions, contre la guerre du Vietnam qui virent le PCF sortir de la légalité, était présent dans toutes
les mémoires. Pour la majorité d’entre nous, il fallait mener le même type de batailles dans le cas de l’Algérie.
Certains camarades refusèrent cette comparaison pratique, en arguant du fait qu’à la différence de l’Indochine,
l’Algérie en lutte n’était pas dirigée par un parti communiste. Du même coup, il convenait de garder des distances
politiques et pratiques avec le FLN, mouvement nationaliste s’il en fut. Ces camarades, très minoritaires,
conservèrent plus ou moins leur point de vue, mais ne firent jamais obstacle au travail de soutien au FLN mené par
la majorité de la Voie Communiste : encore une illustration de la fonction régulatrice d’un débat de fond
correctement et démocratiquement mené.
92
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évoquées dans plusieurs livres ; il n’est pas nécessaire de les rappeler ici.
Une conséquence importante de ce travail de soutien fut de nous familiariser avec les problèmes
politiques débatus au sein du FLN. Notre vision de l’avenir de l’Algérie était profondément
marquée par la conviction que la logique du combat pour l’indépendance entraînerait une
mobilisation populaire, débouchant sur le socialisme. Rétrospectivement, il apparaît que cette
vision, inspirée de la théorie de la révolution permanence de Trotski, sans manquer de fondements
n’en était pas moins fort schématique. Elle eut pourtant le mérite de donner à nos interventions, à
nos articles une dimension politique que ne pouvaient guère acquérir ceux qui se contentaient de
commenter, en termes généraux, la perspective de la « Paix en Algérie ». C’est ainsi que nous fûmes
amenés à passer avec des individus et des groupes radicaux à l’intérieur du FLN des accords de
travail qu’il fallait expliciter sur le plan théorique. Aussi bien, toute publication de notre part ne
pouvait plus être orientée par les seuls débats dans le PCF (comme c’était le cas à l’époque Tribune
de Discussion-Etincelle). Avec la révolution algérienne, nous avions acquis un thème d’action et de
réflexion spécifique.
La guerre d’Algérie – est-il besoin de le rappeler ? – sonna le glas de la IVe République. Au moment
où nous eûmes les débats d’orientation déjà évoqués, le régime mis en place à la Libération
survivait encore. Mais sa crise profonde faisait déjà surgir les problèmes qui allaient s’épanouir
avec l’arrivée au pouvoir de De Gaulle et l’adoption d’une nouvelle constitution, massivement
approuvée par le « peuple ». Il n’est donc pas excessif d’affirmer que, dès le début de nos
rencontres, nous fûmes confrontés aux questions qui allaient retenir l’attention des militants au
cours des années qui menèrent à mai 68. Il fallait d’abord procéder à une analyse sérieuse de ce
qu’était exactement le gaullisme, en évitant de le qualifier de « fasciste », comme l’a fait un temps
le PCF. En fait, l’avènement du vieux général traduisait, dans le contexte d’une crise politique
aiguë, la mutation en cours d’accomplissement du capitalisme français. Et ce bouleversement – le
terme n’est pas excessif – modifiait radicalement les conditions de la lutte ouvrière. On ne saurait
oublier, en effet, que 1958 marque la fin de la période du Front Populaire, de la Résistance et de la
Libération, au cours de laquelle de grands mouvements sociaux, telle la grève de masse de juin 36
avait permis au Parti Communiste d’acquérir une position majoritaire dans la gauche. Or, lors des
premières élections de la Ve République, le PCF perdit plus de 1,5 millions de voix, qu’il ne
récupéra jamais.
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Cette perte d’influence ne fut pas sans conséquences sur l’organisation du parti : les départs furent
nombreux ; et si, dans beaucoup de cas, l’éloignement ainsi effectué exprimait une rupture avec le
communisme, dans la grande majorité des cas, c’était un désaccord politique avec le comportement
de la direction qui conduisait le retrait des militants. À partir de 1958, on est amené à distinguer
trois catégories constituant de l’ « avant-garde » : tout d’abord, les membres ou proches
sympathisants du PCF, qui restent majoritaires mais, subissent les conséquences de la crise et
perdent de leur capacité d’initiative ; ensuite les anciens membres qui ont quitté pour divergences
d’orientation et qui demeurent actifs. Enfin, un grand nombre de jeunes qui, souvent motivés par les
développements au sein du mouvement communiste international, refusent de rejoindre le parti dont
ils condamnent le manque d’audace contre la guerre d’Algérie195.
Même affaibli, le PCF continuait à occuper une position centrale dans les luttes en France. Il était
donc juste de se battre pour le « redressement révolutionnaire ». Mais l’expérience avait permis de
tirer deux conclusions majeures : l’opération ne pourrait être menée à terme qu’en acceptant
l’affrontement avec la direction ; et les participants à cette lutte se trouvaient à l’extérieur aussi bien
qu’à l’intérieur du PCF. Il fallait donc renoncer à la formule « bulletin réservé aux membres du
parti » et publier un journal largement diffusé.
En janvier 1958, le numéro 1 de la Voie communiste était dans les kiosques.
Encore une fois : que faire ?
La nouvelle méthode qu’impliquait notre volonté d’ouverture vers l’extérieur du PCF eut des
conséquences rapides. La plus intéressante fut, sans nul doute, l’élargissement de notre recrutement.
Nous fûmes rejoints par deux catégories de militants : d’une part des communistes libertaires qui,
après avoir tenté d’ouvrir les fenêtres de la Fédération Anarchiste sur la réalité des sociétés
contemporaines, s’étaient trouvé isolés dans l’échec de leur effort de modernisation.
C’est ainsi que fut intégré à notre époque la forte personnalité de Georges Fontenis. D’autre part,
l’intervention de quelques camarades dans les batailles politiques et syndicales du milieu étudiant
nous assura une influence considérable dans la génération qui allait se trouver au premier plan en
195
C’est le moment de la rupture Moscou Pékin et de la naissance du « maoïsme » en tant que référence stratégique.
Ce sera aussi la phase révolutionnaire du castrisme.
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mai 68. Jusqu’à un certain point, nous acquîmes la dimension d’un mouvement, encore naissant,
mais conduit à se structurer pour mener à bien les tâches que lui imposait la conjoncture. Nous
prîmes l’habitude de réunir, une fois par an au minimum, une assemblée générale, ouverte à tous.
C’est dans ce cadre qu’étaient menés les débats d’orientation préparés par des textes de « forme ».
La coordination de ces travaux divers était assurée par un « bureau » qui se réunissait une fois par
semaine à Paris. Cet « organisme » était lui aussi ouvert à tous les militants et coexistait avec le
comité de rédaction de la Voie Communiste.
Ce rapide tableau du fonctionnement de nos groupes montre que nous étions loin de l’application
rigide des principes « léninistes ». Et cette prise de distance, si elle se traduisait souvent par des
lacunes dans le fonctionnement, exprimait une volonté de rupture avec les orthodoxies qui avaient
pesé lourdement sur le mouvement communiste. La majorité des animateurs de la Voie approuvait le
principe d’un « retour à Lénine » dans la stricte mesure où cette démarche signifiait un rejet des
bassesses du stalinisme. Mais, à des degrés divers, tous étaient persuadés de la nécessité d’une
réélaboration critique de nombreux articles du « programme révolutionnaire ».
Ce type de problème se posait avec une très grande acuité aux militants trotskistes « entristes ».
Jusqu’ici, le travail effectué (de la Tribune de Discussion à l’Etincelle) était resté dans les limites
qu’imposaient les perspectives et les modalités d’action fixées par les congrès de la IVe
Internationale pour la construction de nouvelles organisations révolutionnaires. Mais la politique
d’ouverture qui naissait de la volonté de la Voie Communiste de ne pas se limiter au seul cadre du
PCF était, dans une certaine mesure, une dénégation de l’analyse des dirigeants trotskistes.
N’oublions pas, en effet, que ceux-ci s’inscrivent dans une tradition forgée depuis à peu près un
siècle par le mouvement ouvrier marxiste : la pratique courante des révolutionnaires se doit d’être la
conclusion obligée d’une appréciation minutieuse du mouvement d’ensemble de la société. La part
de l’initiative militante, le poids des événements dans leur autonomie d’expression n’occupent
qu’une place secondaire. La possibilité de la révolution dépend pour l’essentiel de la crise du
capitalisme qui, sur la voie du possible effondrement que prépare l’intensification de ses
contradictions, permet l’éclatement de luttes ouvrières à caractère révolutionnaire. Bien entendu,
cette vision n’est pas entièrement fausse et les militants sont dans l’obligation de tenir compte des
rapports de forces qualifiés d’objectifs. Sinon, ils sombrent dans l’arbitraire de la pensée et de la
pratique. Mais ils doivent alors faire face au risque du déterminisme mécaniste. Ni les dirigeants de
l’Internationale Communiste, ni Marx et Engels eux-mêmes n’ont toujours échappé à ce vice de
forme et aux erreurs tactiques et stratégiques qu’il entraîne.
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Il serait trop long d’illustrer d’exemples divers le problème majeur qui se trouve ainsi posé aux
révolutionnaires. Bornons-nous donc à résumer la vision du monde à laquelle aboutit le courant
trotskiste animé par Michel Pablo, suivi par Pierre Frank et Ernest Mandel. Nous avons déjà eu
l’occasion d’apprécier le réalisme de la démarche globale qu’ils préconisent : c’est dans les
organisations « traditionnelles » du mouvement ouvrier (principalement les partis socialistes et
communistes) que les nécessités de l’action révolutionnaire se poseront d’abord. Cette conclusion –
et les réflexions fondamentales qu’elle engendre – naît, il faut le répéter sans cesse, de l’échec
historique de la IVe Internationale dans les termes prévus par Trotsky à la veille de la seconde
guerre mondiale. Mais des causes premières de cet insuccès, il n’est guère question dans les débats
les plus généraux du mouvement ; on passe ainsi à côté d’une réflexion fondamentale sur la
stratégie de la révolution qui exige un retour critique permanent sur les conclusions tirées de
l’expérience des diverses époques. Les dirigeants trotskistes n’en sont pas (encore ?) là et ils
justifient la pratique « entriste » dans les vieilles organisations par l’évolution de la situation
mondiale : affronté au « camp » de l’impérialisme, l’Union Soviétique, en dépit de ses déformations
bureaucratiques, est en position d’assurer la direction du « camp » qui regroupe dans leur diversité
les forces anti-impérialistes. La guerre, qui ne manquera pas d’éclater dans un bref délai,
provoquera une radicalisation des organisations, des partis communistes en particulier qui,
éventuellement, seront amenés à « esquisser » une lutte pour le pouvoir. C’est dans ce contexte – et
dans ce contexte seul – que pourront se développer des tendances révolutionnaires organisées au
sein des partis. La tâche des trotskistes est donc de s’implanter pour être en mesure d’intervenir
efficacement lorsque seront réunies les conditions mentionnées.
Ici encore, il convient d’être prudent dans l’appréciation de débats anciens dont toutes les analyses
ne sont pas erronées. Cependant l’intervention politique quotidienne proposée aux militants n’est
pas exempte de ce déterminisme mécaniste évoqué plus haut : les traits généraux des rapports de
forces mondiaux servent de base à des approximations sur l’avenir de la planète (la « guerre qui
vient dans un délai de deux à quatre ans »…). Et, de cette évaluation sommaire, des consignes
d’action sont déduites. Est-il besoin d’insister sur la faiblesse des armes théoriques et pratiques
transmises aux militants qui ont en charge de se battre dans des organisations fortement implantées
et structurées ? Dans la pratique, on est à court de propositions qui soient adaptées à la demande de
ceux qui sont en cours de rupture avec la bureaucratie. Et la conclusion tirée de cette confusion est
qu’il faut éviter les batailles prématurées et attendre le moment opportun.
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Dans la conjoncture de crise de la fin des années 1950 (le pluriel est nécessaire car la crise du
mouvement communiste se déroule au milieu d’une détérioration du système de pouvoir en France),
l’orientation de travail que profile l’action publique de la Voie Communiste entre en contradiction
avec l’attentisme que préconisent les trotskistes qui restent fixés sur les événements internes du
PCF. À l’intérieur du groupe trotskiste, le débat devient vite violent. Denis Berger propose une
orientation qui à la fois justifie la pratique nouvelle impliquée par le travail en commun avec les
communistes opposants et aborde le rôle que peuvent jouer les trotskistes dans ce processus qu’ils
ne contrôlent pas. Deux conclusions sont tirées : le « redressement du PCF » – pour reprendre les
termes des fondateurs de l’Etincelle – ne saurait se limiter aux luttes internes qui respectent les
principes hautement bureaucratiques qui régissent la vie intérieure du PCF ; le but doit être
d’associer, dans les formes que permettent les rapports de force historiques et actuels, les militants
d’avant-garde où qu’ils se trouvent. Telle peut être la voie de la construction d’une organisation
révolutionnaire qui soit en liaison effective avec les développements concrets des luttes. C’est donc
– deuxième conclusion – une adaptation, sinon une révision, de la conception léniniste de la
construction du parti qui, dans les versions les plus récentes, envisageait la naissance d’une
organisation comme la convergence de la classe ouvrière vers le pôle constitué par les militants
d’avant-garde.
Est-il besoin de préciser que ces propositions se heurtèrent à la critique virulente de la grande
majorité des membres du groupe trotskiste. Pierre Frank eut tôt fait d’évoquer le spectre du
« centrisme » qui éloignerait à jamais du bolchevisme l’auteur de cette ligne catastrophique. La
quasi-totalité des dirigeants le suivit. Félix Guattari, qui participait peu à la vie du groupe, la
majorité des étudiants récemment recrutés soutinrent les positions « révisionnistes ». Le résultat de
ce faux débat fut une scission, ouverte par mon exclusion196.
Fin et suite
L’éclatement du noyau qui incarnait la version combative de la lutte dans et autour du PCF marque
surtout la fin de « l'entrisme » trotskiste. Les militants du PCI qui appartenaient au « parti de
Maurice Thorez » continuèrent leur action mais sans arriver vraiment à des regroupements
196
Qui fut votée en mon absence, car, la veille de la réunion, j’avais été arrêté par la DST.
97
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significatifs. Il fallut attendre la fin des années 60 pour que la tactique entriste connût de nouveaux
développements, notamment à l’occasion de la crise de l’UEC. Mais cette intervention, qui aboutit à
la naissance de la LCR, relève d’une autre période. C’est donc une autre histoire.
Le regroupement de militants qui s’effectua autour de la Voie Communiste connut un succès réel
même si limité. Le mensuel accorda une place centrale à la révolution algérienne. Les contacts
effectués avec les combattants du FLN à l’occasion des actes de soutien permirent aux militants
français d’acquérir une assez bonne connaissance des problèmes du pays et de ses mouvements
politiques. Par leur intermédiaire, la guerre d’Algérie n’apparaît plus comme une simple lutte pour
l’indépendance : elle revêt les principaux aspects d’un combat révolutionnaire qui pouvait créer les
conditions d’une orientation vers le socialisme. Plus précisément, pour la première fois depuis des
décennies, internationalisme et anticolonialisme sont intégrés dans l’élaboration d’une plateforme
politique susceptible de regrouper des militants, dans et hors le PCF. Cette plateforme met en
évidence les tendances dominantes d’évolution du monde capitaliste, (ce qu’on appellerait
aujourd’hui mondialisation) et affirme qu’on ne peut plus se contenter d’un programme à
dominante électorale et à dimension nationaliste.
En 1962, lorsque l’indépendance de l’Algérie est enfin gagnée, la Voie Communiste prend nettement
parti dans la crise qui fait vaciller le nouveau régime. Elle se prononce contre l’intervention de
l’Armée de Libération Nationale (ALN) dont l’action a pour résultat essentiel d’encadrer le peuple
dans un carcan qui lui interdit toute initiative, toute décision autonome. Le FLN a cessé de
représenter le mouvement de l’émancipation. Les tares déjà anciennes deviennent prépondérantes
au fur et à mesure de son intégration à l’Etat, singulièrement bureaucratique qui se met en place. Il
faut donc repartir à presque zéro. La Voie Communiste soutient les efforts de ceux qui veulent
construire un parti révolutionnaire, Mohammed Boudiaf et le Parti de la Révolution Socialiste
(PRS) en l’occurrence. Cette démarche, vue avec le recul, apparaît justifiée, mais il est évident
qu’elle s’accompagnait de graves faiblesses : incompréhension de la signification de l’autogestion ;
absence de perspectives théoriques ; définition du parti par des tâches militaires. Indéniablement,
avec la fin de la guerre, les « événements d’Algérie » perdent beaucoup de leur intérêt pour les
travailleurs français. Et la Voie Communiste se trouve quelque peu en porte-à-faux lorsqu’elle
refranchit la Méditerranée pour intervenir dans les luttes de l’Hexagone.
En effet, si elle a posé l’essentiel des questions que fait surgir l’élaboration d’une politique en
98
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rupture avec la tradition, souvent dogmatique, du mouvement communiste, elle est restée en deçà
des obligations d’un tel travail. Quelles batailles menées pour renverser le rapport de forces avec la
classe dominante, compte tenu du poids des bureaucraties ? Quelles formes d’organisation donner
au parti pour qu’il soit efficace sans sombrer dans le dogmatisme anti-démocratique ? À des
interrogations fondamentales de ce genre, pas de réponse précise. D’où une fragilité politique très
grande. Les débats dans le mouvement communiste vont accentuer ces faiblesses. Le maoïsme en
particulier va apparaître pour quelques années comme le dictionnaire universel de la subversion.
Son influence délétère va contribuer à pourrir la Voie Communiste. Celle-ci éclate en 1965.
Faut-il parler d’un échec de la tentative décrite ici ? Oui, évidemment, dans la mesure où la Voie a
été incapable de prolonger en les renouvelant ses thèmes constitutifs. Mais la praxis révolutionnaire
ne se ramène pas à un défilé vers la vérité. Pour un temps, des expériences limitées, marquées par
des erreurs et des défaites sont riches de leçon.
À mes yeux, c’est le cas de la Voix Communiste.
Denis Berger
Politologue, Université Vincennes-Paris 8
A suivre: « De mai 68 à aujourd'hui... »
99
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David Benhaïm
Freud : guerre et Kultur
a/ Les analystes et les écrits sur la Kultur.
Les écrits de Freud sur la Kultur sont, en général, aujourd’hui oubliés des analystes. Ils les voient
comme des écrits marginaux où il se serait amusé à appliquer la méthode psychanalytique à des
problèmes qui l’intéressaient ou le préoccupaient. Ils n’auraient, à leurs yeux, que peu de pertinence
psychanalytique, étant plus près de la spéculation philosophique que de la vraie psychanalyse.
Qu’est-ce que, selon eux, la vraie psychanalyse? Celle qui reste collée à la clinique, reconstruit le
déroulement d’une cure, mais finit souvent par s’engluer dans la professionnalisation, comme
l’avait fait remarquer Adorno avec beaucoup d’inquiétude; l’autre, celle qui spécule sur la Kultur et
ses symptômes n’intéresse pas les vrais cliniciens. A quoi bon lire des textes dont on ne voit pas la
portée clinique? s’exclament souvent ces analystes dont la myopie intellectuelle n’est pas le seul
défaut.
Ce faux partage aboutit à distinguer un Freud clinicien, vrai psychanalyste, d’un Freud penseur,
clivé du premier, qui, à ses heures, spécule sur les phénomènes anthropologiques et culturels. Il est
fondé sur une méconnaissance du lien entre les écrits cliniques et ceux qui portent sur la Kultur.
Pourtant Freud a toujours affirmé l’idée d’un antagonisme entre la Kultur et la vie pulsionnelle;
dans ses préoccupations intellectuelles, cela remonte aussi loin que les Lettres à Fliess. Dans un
manuscrit du 31 mai 1897, il lui écrivait que l’inceste est un fait antisocial auquel, pour exister, la
civilisation a dû peu à peu renoncer197. Il a toujours soutenu sans se dédire que la névrose est un
symptôme de la Kultur. Dans son article, La morale sexuelle civilisée, il écrit : Je dois, au contraire,
attirer l’attention sur le fait que la névrose, où qu’elle porte et quel que soit celui chez qui on la
rencontre sait faire échouer le dessein civilisateur198. Si nous jetons un regard sur ses derniers écrits,
nous pouvons constater qu’une œuvre comme Malaise dans la culture repose sur l’idée que le
destin de l’individu et celui de la communauté sont indissociables, l’un se jouant à travers l’autre.
Les écrits sur la guerre ne feront qu’illustrer cette idée.
Pourquoi la guerre? appartient à ce genre d’écrits anthropologiques qui, comme Malaise dans la
197
Freud S. (1956 [1950]), La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, Bibliothèque de psychanalyse, p.186.
Freud S. (1908 [1970]), La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes in La vie sexuelle,
Paris, PUF, p.45
198
100
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culture, L’avenir d’une illusion, L’Homme Moïse et la religion monothéiste, s’interroge sur le
devenir de cette Kultur. Avec Actuelles sur la guerre et la mort199 de 1915, ce texte constitue les
réflexions de Freud sur la guerre.
b/ La fin d’une illusion.
Comment est née cette préoccupation pour la guerre?
Dans son livre Le monde d’hier200, Stefan Zweig évoque avec nostalgie l’âge d’or de la sécurité qui
caractérisait pour lui la période antérieure à 1914:
On croyait aussi peu à des rechutes vers la barbarie, telles que des guerres entre les peuples
d’Europe, qu’aux spectres et aux sorciers; nos pères étaient tout pénétrés de leur confiance
opiniâtre dans le pouvoir infaillible de ces forces de liaison qu’étaient la tolérance et l’esprit de
conciliation. Ils pensaient sincèrement que les frontières des divergences entre nations et
confessions se fondraient peu à peu dans une humanité commune et qu’ainsi la paix et la sécurité,
les plus précieux des biens, seraient imparties à tout le genre humain201.
Puis vint la Grande Guerre qui secoua l’Europe dans ses assises mêmes, provoquant ainsi une crise
de l’esprit, selon le titre des deux lettres que Valéry rédigea en 1919.
Il y a, écrit ce dernier, l’illusion perdue d’une culture européenne et la démonstration de
l’impuissance de la connaissance à sauver quoi que ce soit.
Cette illusion est pour lui d’autant plus amère que l’idée de culture, d’intelligence, d’œuvres
magistrales est pour nous dans une relation très ancienne […] avec l’idée d’Europe.
De son côté, Freud, en 1915, dans ses Actuelles sur la guerre et la mort, évoquait, lui aussi,
l’effondrement d’une illusion causé par la guerre. L’illusion qui s’effondre est bien celle de la
croyance en l’idée de progrès dans les mœurs, la civilité, l’éthique, en somme dans le rapport entre
les hommes.
Freud s’arrête particulièrement sur deux facteurs qui ont provoqué cette désillusion : d’une part, le
rapport entre États est devenu un rapport de violence. Ils ont fait preuve de très peu de moralité
dans leurs relations, alors qu’à l’intérieur, ils s’étaient montrés les champions des normes éthiques;
d’autre part, des individus qui, comme participants à la culture humaine la plus élevée, avaient
toujours fait preuve de respect et de compréhension les uns à l’égard des autres, se sont livrés, dans
199
Sous le titre, Freud et la question de la guerre, j’ai analysé cet écrit. Cette analyse devrait paraître à l’automne 2007
dans la revue Topique.
200
Zweig S. (1944 [1993]), Le monde d’hier, souvenirs d’un européen, Paris, Belfond.
201
Ibid, p.20
101
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leur conduite guerrière, à des manifestations de brutalité auxquelles on ne se serait jamais attendu
de leur part.
Alors que Valéry et Zweig interrogent les idéaux de la culture du point de vue de leur valeur
civilisatrice, Freud les interrogera du point de vue de l’économie psychique; Valéry parlera de crise,
alors que Freud parlera plus tard de malaise202; cependant, les trois réagiront devant le constat de
l’effondrement des idéaux de l’homme occidental et du tissu communautaire européen […] La
désillusion est infligée par la culture203, comme le souligne Laurence Kahn. Ce malaise ne
s’apaisera pas, mais ira en grandissant jusqu’à accomplir une régression vers une barbarie presque
préhistorique204. C’est dans ce contexte que l’interrogation sur la guerre surgit.
Dans son introduction205 à Pourquoi la guerre?, James Strachey nous explique les circonstances
dans lesquelles prit naissance la correspondance entre Freud et Einstein. En 1931, la Commission
permanente pour la littérature et les arts de la Société des Nations charge l’Institut International de
Coopération intellectuelle d’organiser un échange épistolaire entre des intellectuels représentatifs
«sur des thèmes choisis pour servir aux intérêts communs de la Société des Nations et de la vie
intellectuelle.» L’Institut s’adresse à Einstein qui, à son tour, suggère Freud comme interlocuteur.
En juin 1932, le secrétaire de l’Institut écrit à Freud pour l’inviter à participer à cet échange. En
août de la même année, Einstein envoie sa missive à Freud qui répond un mois plus tard. L’année
suivante, 1933, année fatidique pour l’Europe, l’Institut publie cette correspondance à Paris en trois
langues – allemand, français et anglais, sous le titre, Pourquoi la guerre?, mais l’Allemagne interdit
sa diffusion sur son territoire.
La lettre d’Einstein
Curieusement les analystes ont accordé très peu d’attention à la lettre d’Einstein et n’ont parfois
publié que la seule réponse de Freud206. Pourtant, comme nous le verrons, cette réponse ne se
comprend que par rapport aux questions que lui pose son interlocuteur. D’entrée de jeu la question
d’Einstein va orienter le débat : Y a-t-il un moyen de libérer les hommes de la fatalité de la
202
Pour la distinction entre crise et malaise, je renvoie à l’article remarquable de J.B.Pontalis (1988) Actualité du
malaise in Perdre de vue, Paris, Gallimard, folio essais, p.23-46.
203
Kahn L. (2005), Faire parler le destin, Paris, Klincksieck, p.191.
204
Freud, S. (1939 [1986]), L’Homme Moïse et la religion monothéiste, Trois essais, Paris, Gallimard, Connaissance de
l’inconscient, p. 132.
205
The standard edition of the complete psychological works of Sigmund Freud, volume XXII, 1932-1936, London, The
Hogart Press and the Institute of psycho-analysis, p.197-198.
206
Par exemple dans Résultats, idées, problèmes II, PUF, on est surpris de constater que seule figure la réponse de
Freud.
102
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guerre207? Le problème de la guerre, va-t-il souligner, est devenu une question de vie ou de mort
pour la civilisation, si l’on tient compte des progrès de la science moderne et de la facilité
qu’auraient les hommes de s’exterminer mutuellement jusqu’au dernier. Tous les efforts déployés
jusqu’à ce jour pour trouver une solution ont lamentablement échoué.
Pourquoi s’adresse-t-il à Freud? Parce qu’il constate l’échec et l’impuissance de ceux qui ont à
charge de s’occuper pratiquement et professionnellement de ce problème, c’est-à-dire les
politiciens et les diplomates. En désespoir de cause, ceux-ci se tournent vers les hommes de science
avec le souhait d’avoir leur avis mais aussi, probablement, avec l’espoir que la distance que garantit
le travail scientifique puisse offrir une vision plus dégagée des problèmes de la vie.
Einstein commence par avouer son incompétence. Il ne peut que poser le problème, écarter les
solutions les plus évidentes et laisser à Freud l’occasion d’éclairer la question sous l’angle de [sa]
connaissance approfondie de la vie pulsionnelle humaine208. Voilà Freud convoqué comme expert
de la vie pulsionnelle. Mais comme le souligne Pontalis dans une note de son article Actualité du
malaise, cette convocation va plus loin :
Voici donc Freud, si longtemps méconnu ou rejeté comme simple chercheur, appelé à tenir la place
du grand penseur, c’est-à-dire sommé de répondre non plus aux questions que son travail lui pose
et dans les termes qui sont les siens mais à celles que le «temps présent» est censé poser et pour
lesquelles il exige une réponse immédiate209.
Il semble évident, affirme Einstein, que des obstacles psychologiques rendent difficile ce combat
contre la guerre; il demande à Freud de suggérer des méthodes éducatives plus ou moins étrangères
à la sphère de la politique qui permettraient d’éliminer ces obstacles. Sa demande est pédagogique.
De son côté, il avance une hypothèse sur les conditions d’une sécurité internationale. Il envisage de
traiter l’aspect qu’il appelle extérieur, c’est-à-dire administratif ou organisationnel du problème. Il
propose la création par les États – donc à partir d’un consensus international - d’une institution
supranationale, une sorte de corps législatif et judiciaire dont la fonction serait d’arbitrer tout conflit
qui surgirait entre les nations. Chaque nation s’engagerait alors à exécuter toute mesure que le
tribunal considérerait nécessaire pour l’application de ses décrets.
Il fait une première constatation : la sécurité internationale implique le renoncement inconditionnel
par les États à une partie de leur souveraineté au profit de l’institution supranationale.
Cependant on se heurte à un obstacle. Un tribunal est une institution humaine qui n’a pas à sa
disposition la puissance pour exécuter ses verdicts; il s’expose ainsi à leur détournement sous l’effet
207
Freud S [1933 (1995)], Pourquoi la guerre? in Œuvres complètes Psychanalyse, vol XIX, 1931-1936, PUF, p.65.
Ibid, p. 65.
209
Perdre de vue, p.27, note 2.
208
103
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de pressions extra-juridiques. Einstein part d’un fait avec lequel on doit nécessairement compter :
droit et puissance sont indissociablement liés210. Les décisions juridiques sont d’autant plus proches
de l’idéal de justice exigée par la communauté - au nom et dans l’intérêt de laquelle les verdicts sont
prononcés - que cette dernière a la force de coercition pour faire respecter son idéal juridique. Nous
sommes, donc, loin d’une telle institution supranationale, conclut-il. Cela reste aussi vrai encore
aujourd’hui en 2007. Mais quelles forces s’opposent à la réalisation d’un tel programme? Se
transformant en psychologue, Einstein cherchera à cerner les puissants facteurs psychologiques qui
paralysent les efforts qui tendent à assurer cette sécurité internationale. Il cernera d’abord le besoin
de puissance, caractéristique de la classe dominante de tous les États qui manifeste son hostilité à
toute limitation de la souveraineté nationale. Ce besoin politique de puissance va s’alimenter dans
les activités d’un autre groupe dont les aspirations [sont] économiques et mercenaires, affirme-t-il.
Ce groupe voit dans la guerre, dans la fabrication et le trafic des armes une occasion de favoriser ses
intérêts particuliers et d’étendre son autorité personnelle. Comment est-il possible, demande-t-il,
que la susdite minorité puisse mettre au service de ses désirs la masse du peuple qui, dans une
guerre, ne peut que souffrir et perdre211? La minorité au pouvoir, la classe dominante, a la mainmise
sur l’école, la presse et toutes les organisations religieuses. Par ces moyens, elle domine et dirige
les sentiments de la grande masse et en fait le docile instrument212. Cette réponse, bien que juste, ne
le satisfait pas pleinement. Elle engendre une nouvelle question : comment est-il possible que la
masse se laisse enflammer par lesdits moyens jusqu’à la frénésie et au sacrifice de soi213? Einstein
avance une nouvelle hypothèse qui va dans le même sens de la réponse que Freud apportera dans sa
missive : en l’homme vit un besoin de haïr et d’anéantir. En temps normal, il existe à l’état latent;
cependant, dans des circonstances inhabituelles, il peut être réveillé avec une relative facilité et
s’intensifier en psychose de masse. C’est sur cette question qu’il sollicite l’intervention de Freud, le
grand connaisseur des pulsions humaines214. On ne peut pas ne pas évoquer ici le texte de 1915,
Actuelles sur la guerre et la mort, qui répond déjà, à sa façon, à la question d’Einstein. Analysant
l’idée de meurtre, Freud insiste sur le fait que la guerre nous dépouille des acquisitions de la
civilisation, mettant à nu l’homme originaire qui est en nous. C’est précisément, écrit-il,
commentant la sixième parole du Décalogue, l’accent mis sur le commandement : Tu ne tueras
point, qui nous donne la certitude que nous descendons d’une lignée infiniment longue de
210
Ibid, p.66.
Ibid, p.67.
212
Ibid, p.67.
213
Ibid, p.67.
214
Ibid, p.67.
211
104
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meurtriers qui avaient dans le sang le plaisir au meurtre, comme peut-être nous-mêmes encore215.
Les Lagers et les Goulags qui ont proliféré au siècle qui pourrait paraître le plus civilisé, le XXè
siècle, permettent d’illustrer à souhait ces affirmations. Il est important de souligner que, pour
Einstein, cette «psychose» n’est pas le fait de ceux qu’on appelle incultes mais c’est bien plutôt
précisément ce qu’on appelle «intelligence» qui succombe le plus facilement aux fatales
suggestions de masse, parce qu’elle n’a pas coutume de puiser directement dans l’expérience de la
vie, mais que la façon la plus commode et la plus achevée de la capter passe par la voie du papier
imprimé216.
Cette dernière hypothèse d’Einstein – le besoin de haine et de destruction - suscite dans son esprit
une nouvelle question à l’adresse de Freud; c’est la question thérapeutique : Y a-t-il une possibilité
de diriger le développement psychique des hommes de manière à ce qu’ils deviennent davantage
capables de résistance face aux psychoses de haine et d’anéantissement217?
Si Einstein n’a envisagé jusqu’à présent que les seuls conflits internationaux, c’est que le choix du
conflit entre communautés humaines est, selon lui, délibéré; il obéit à des fins de démonstration ;
c’est en partant de cette forme-là, la plus typique mais aussi la plus cruelle, que l’on peut le mieux
déceler la façon et les moyens d’éviter les conflits armés. Cependant il insiste, dans sa conclusion,
sur le fait que cette pulsion agressive, ce besoin de haine et de destruction, s’exprime également
dans les guerres civiles et dans la persécution des minorités. Il est présent dans toute relation
humaine. Il attend de Freud qu’il développe, spécialement à la lumière de [ses] nouvelles
connaissances, le problème de la pacification du monde218.
Freud et la guerre
a/ Le meneur
Il est cependant curieux de constater que les deux premières questions d’Einstein n’aient pas suscité
chez Freud une association avec une œuvre écrite quelques dix années auparavant, 1921,
Psychologie des foules et analyse du moi, essentielle à la réflexion sur la question de la guerre. Il y
215
Actuelles sur la guerre et la mort, p.151
Ibid, p.67-68. Cette affirmation d’Einstein est à rapprocher de cette autre affirmation d’Adorno et Horkheimer dans
La dialectique de la raison, Fragments philosophiques, nrf, Gallimard, 1974, p.16 : La mystérieuse disposition qu’ont
les masses à se laisser fasciner par n’importe quel despotisme, leur affinité autodestructrice avec la paranoïa raciste,
toute cette absurdité incompréhensible révèle la faiblesse de l’intelligence théorique actuelle
217
Ibid, p.67.
218
Ibid, p.68.
216
105
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affirme que le social ne se dissocie pas de l’individuel pour constituer une strate à part du
psychisme. Il est constitutif du psychisme. L’opposition entre la psychologie individuelle et la
psychologie sociale est mise en question: dans la vie psychique de l’individu pris isolément, écrit
Freud, l’Autre intervient très régulièrement en tant que modèle, objet, soutien et adversaire, et de ce
fait la psychologie individuelle est aussi d’emblée et simultanément une psychologie sociale, en ce
sens élargi, mais parfaitement justifié219. La psychologie sociale part de l’individu et s’interroge sur
ce qui se passe dans sa psyché lorsqu’il est plongé dans une masse, quels types de forces cette foule
va faire peser sur son fonctionnement psychique, et quelles modifications celui-ci sera contraint
d’opérer devant la pression de ces forces220. Freud y développe à la fois une réflexion sur la nature
de la masse, la formation des groupes et sur le chef, le Führer. Au cours des années où cette
correspondance s’écrit, la question du Führer est capitale pour la compréhension de la catastrophe à
venir.
Dans son analyse de l’hypnose, Freud fournit quelques éléments essentiels de réflexion. La relation
hypnotique est une relation de masse à deux. La structure de la masse est complexe; l’hypnose en
retient un seul élément qu’elle isole : le comportement de l’individu en foule envers le meneur221.
Comparant l’hypnose à l’état amoureux, Freud écrit : même soumission humble, même docilité,
même absence de critique envers l’hypnotiseur comme envers l’objet aimé. Même résorption de
l’initiative personnelle; aucun doute, l’hypnotiseur a pris la place de l’idéal du moi […] Cette
dernière assertion reprend la formule qui résume l’état amoureux : l’objet est mis à la place de
l’idéal du moi. L’hypnotiseur est l’objet unique, à côté de lui nul autre ne compte, ajoute-t-il. La
relation hypnotique est un abandon amoureux illimité, la satisfaction sexuelle étant exclue 222. Ce
que l’hypnotiseur affirme et demande est vécu oniriquement par l’hypnotisé. Il est important de
souligner d’abord que les situations de «masse» ne se définissent pas tant par le nombre de
personnes qui y figurent que par le fait d’être régies par la fonction de l’idéal223; ensuite que les
tendances sexuelles inhibées parviennent à créer des liens très durables entre les êtres humains dans
la mesure où elles ne sont pas susceptibles de produire une pleine satisfaction, contrairement aux
tendances sexuelles non inhibées qui, à travers la décharge, s’éteignent après la satisfaction. Pour
durer, ces dernières doivent être intriquées à des composantes inhibées, c’est-à-dire purement
tendres. Cette analyse permet à Freud d’expliquer à la fois le lien qui unit les individus dans la
219
Freud, S (1921 [1987], Psychologie des foules et analyse du moi in Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque
Payot, nouvelle traduction, p.123
220
p.24
221
Psychologie des foules, p.180
222
Ibid, p.179.
223
Scarfone, Dominique (1999), Oublier Freud?, Montréal, Les Éditions du Boréal, p.173.
106
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masse et celui qui les unit au chef; une masse ou une foule primaire, conclut-il, est une somme
d’individus, qui ont mis un seul et même objet à la place de leur idéal du moi et se sont en
conséquence, dans leur moi, identifiées les uns aux autres224.
Ce dont Freud nous parle, c’est de la dissolution de l’individu dans la masse qui se produira dans les
années qui suivront, une véritable massification de l’individu qui disparaît en tant que tel à travers
cette identification au meneur, posé comme idéal. Il s’agira d’une massification totalitaire. Cela est
d’autant plus vrai que, contrairement aux «masses artificielles» que Freud étudie – l’Armée et
l’Église -, des meneurs comme Hitler, Mussolini ou Staline ne se réclament d’aucun idéal
transcendant, ils sont eux-mêmes l’incarnation de l’idéal. Comme l’écrit Hannah Arendt : la
qualification majeure d’un leader de masses est désormais une infaillibilité éternelle; il ne peut
jamais admettre d’erreur225. Elle ajoute plus loin que, dans le cas d’Hitler, le premier
commandement. était : Le Führer a toujours raison. Nous sommes au cœur de la relation
hypnotique que Freud décrit mais aussi au cœur de cette violence dont il sera question dans sa
réponse à Einstein. En effet, la crédulité des masses est alors à son comble et le meneur peut leur
faire croire les déclarations les plus fantastiques un jour, allant même, comme le fait encore
remarquer Hannah Arendt, jusqu’à leur donner la preuve irréfutable du contraire, le lendemain. Loin
d’abandonner leurs chefs, elles protesteront qu’ [elles] avaient toujours su que la déclaration était
mensongère, et [admireront] les chefs pour leur intelligence tactique supérieure226.
b/ La communauté et l’individu.
Dans sa réponse à Einstein, Freud propose de substituer au couple droit et puissance, le couple droit
et violence dont les termes, aujourd’hui antinomiques, se confondaient à l’origine. La question des
rapports du droit et de la violence concerne principalement la réglementation des relations des
hommes entre eux227. Il s’agit d’une des deux fins qu’il assigne à la Kultur, l’autre étant la
protection de l’homme contre la nature, qui présuppose la domination des forces de la nature.
Analysant les traits caractéristiques d’une culture, il écrit dans Malaise dans la culture : peut-être
commence-t-on à déclarer que l’élément culturel est donné avec la première tentative pour régler
ces relations sociales […] qui concernent l’homme comme voisin, comme aide, comme objet sexuel
d’un autre, comme membre d’une famille, d’un État228. L’avenir d’une illusion soulignait déjà que
224
Psychologie des foules, p.181
Arendt, Hannah (1948 [2002]), Le totalitarisme in Les origines du totalitarisme, Quarto, Gallimard, p.666.
226
Le totalitarisme, p.709
227
Le malaise dans la civilisation, p.32.
228
Ibid, p.38.
225
107
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de ces deux fins, c’est cette dernière qui provoque la plus profonde et la plus amère des
insatisfactions face à la lenteur de ses «progrès» alors que la domination de la nature connaît des
progrès constants.
Mais pourquoi cette substitution du terme de puissance ou de force par celui de violence? Je
penserais que Freud a en tête le pulsionnel. Cette violence est autant celle du sexuel que celle de la
pulsion d’agression ou de destruction qui ne cessera, après la guerre de 1914 et le tournant de 1920,
de le préoccuper. Déjà dans le mythe de la horde primitive dominée par le père tout-puissant, dans
Totem et tabou, l’inceste, le meurtre et le cannibalisme apparaissent comme les désirs fondamentaux
qui se dégagent de la pulsion. Cette violence ne s’exerce pas uniquement contre autrui, mais contre
soi, si l’on se souvient que toute culture doive s’édifier sur la contrainte et le renoncement
pulsionnel229. Il est vrai qu’en contrepartie la culture offre des dédommagements, tels les gains
acquis dans la domination de la nature par les communautés humaines. Mais ces dédommagements
sont-ils à la hauteur des renoncements ou ne sont-ils que des leurres? Le jeu en vaut-il la chandelle?
Toujours est-il qu’ils ne font qu’intensifier la revendication pulsionnelle qui débouche sur une
augmentation de l’hostilité de l’homme contre la culture qui, sans cesse, relance le processus
meurtrier230.
De Totem et tabou à Pourquoi la guerre? en passant par Psychologie des foules et analyse du moi,
Le malaise dans la civilisation nous retrouvons une même idée : le lien indissociable entre
l’individu et la communauté. Cette idée constitue le fil rouge qui permet de lire la lettre de Freud et
d’en articuler les différents thèmes. Qu’est-ce que Freud entend par communauté? La réunion
d’une majorité d’êtres faibles qui se constitue contre l’individu le plus fort, faisant prévaloir sa
violence contre lui. La vie en commun des hommes n’est rendue possible, écrit Freud, que si se
trouve réunie une majorité qui est plus forte que chaque individu et qui garde sa cohésion face à
chaque individu231. Cette violence collective, dont la communauté revendique le monopole contre
l’individu qui voudrait ou pourrait l’attaquer, est ce que nous appelons droit. La puissance de cette
communauté, continue Freud, s’oppose maintenant en tant que «droit» à la puissance de l’individu
qui est condamnée en tant que violence brute. Il ajoute : ce remplacement de la puissance de
l’individu par celle de la communauté est le pas culturel décisif232. L’essence de ce remplacement
consiste dans la limitation des possibilités de satisfaction des membres de la communauté, alors que
la puissance de l’individu isolé, à l’état de nature, était illimitée.
229
Freud S (1927 [1995]), L’avenir d’une illusion, Paris, Quadrige, PUF, p.7
Kahn, Laurence (2004), Fiction et vérité freudiennes, Entretiens avec Michel Enaudeau, Paris, Balland, p.239
231
Le malaise dans la civilisation, p.38
232
Ibid, p.38.
230
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Dans sa lettre, Freud affirme, de façon un peu lapidaire à mon sens, que la cohésion de la
communauté dépend de deux facteurs : la contrainte de la violence et les liens de sentiments – les
identifications – entre les membres du corps communautaire. Il ajoute que si l’un des facteurs
manque, l’autre peut éventuellement maintenir la communauté. Psychologie des foules et Malaise
dans la culture jettent un éclairage sur les mécanismes en jeu en analysant la constitution d’une
communauté.
Cette dernière a comme conditions nécessaires, comme nous l’avons vu, d’une part la présence
d’un chef et d’autre part les relations amoureuses(en termes neutres : liens sentimentaux)233 qui vont
unir les membres du groupe au chef. C’est Éros qui crée ces liens et les consolide : (…) la foule
doit manifestement sa cohésion à un pouvoir quelconque. Mais à quel pouvoir pourrait-on attribuer
cet exploit si ce n’est à l’Éros à qui le monde entier doit sa cohésion234?
Éros, cependant, ne saurait régner seul; la haine est aussi nécessaire, elle fait partie de la pulsion de
mort qui s’exprime sous forme de pulsion de destruction tournée vers l’extérieur et amplifiée du fait
de son inscription dans la communauté. S’il n’est pas facile aux hommes de renoncer à satisfaire ce
penchant à l’agression qui est le leur235, comment cette haine, va-t-elle trouver à s’exprimer? La
communauté, pour subsister, va se créer des ennemis extérieurs auxquels elle fera la guerre mais
aussi des ennemis intérieurs qui prendront la forme du bouc émissaire ou celle de la guerre civile. Il
est toujours possible de lier les uns aux autres dans l’amour une assez grande foule d’hommes, si
seulement il en reste d’autres à qui manifester de l’agression236.
L’histoire de Juifs et celle de la Russie communiste servent à illustrer autant le mécanisme de
formation et de permanence des communautés que l’expression de la haine. Freud rappelle
comment l’instauration de l’amour universel comme fondement de la communauté chrétienne par
l’apôtre Paul a eu pour conséquence inévitable l’extrême intolérance du christianisme à l’égard de
ceux qui n’en faisaient pas partie, particulièrement des Juifs.
Quant à la Russie, la tentative d’édifier […] une nouvelle culture communiste trouve son support
psychologique dans la persécution des bourgeois. Il conclut par cette question fort pertinente,
surtout lorsqu’on la considère après-coup : on se demande seulement avec inquiétude ce que les
Soviets entreprendront une fois qu’ils auront exterminé leurs bourgeois237. Poursuivant sa réflexion,
dans sa réponse à Einstein, il dénonce l’illusion des bolchevicks qui espèrent pouvoir faire
disparaître l’agression humaine en garantissant la satisfaction des besoins matériels et en
233
Psychologie des foules et analyse du moi, p.152.
Ibid, p.152.
235
Freud, S (1929 [1995]), Le malaise dans la culture, Quadrige, PUF, p.56
236
Ibid, p.56.
237
Ibid, p.57.
234
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instaurant par ailleurs l’égalité entre ceux qui font partie de la communauté238. Cette dénonciation
se situe dans le contexte où l’idéal rousseauiste d’une nature riche et abondante où la vie s’écoule
dans la douceur et l’harmonie est critiqué, mais aussi cette illusion est confrontée à l’usage de la
haine que font les communistes pour maintenir la cohésion de leur communauté. Je ne puis
qu’évoquer rapidement un texte contemporain de cette lettre et qui doit être lu en même temps
qu’elle, la trente-cinquième conférence, Sur une Weltanschauung, des Nouvelles conférences
d’introduction à la psychanalyse239 où Freud analyse conjointement les illusions religieuse,
philosophique et marxiste. Au-delà d’illusions spécifiques, ce que Freud démonte ici ce sont les
mécanismes de l’illusion politique comme il l’avait fait en 1927 avec l’illusion religieuse. Si la
psychanalyse n’a pas de Weltanschauung spécifique, comme il le montre dans ce texte, c’est bien
parce son travail en est un de démystification. Elle travaille dans le désillusionnement.
Comme nous pouvons le constater par ces exemples ainsi que par les mécanismes de sa
constitution, la communauté ne fait disparaître ni la violence ni la guerre. Pourquoi? Parce qu’une
communauté contient dans son sein des éléments de puissance inégale (hommes, femmes, parents,
enfants, etc.) qui font que le droit de la communauté devient alors l’expression des rapports de
puissance inégaux240. Autrement dit, la violence est légalisée. Il en résulte que les lois sont faites
par et pour les dominants. Une lutte va s’instaurer alors au sein de la communauté qui sera source à
la fois de désordre et de progression en matière de droit. Les dominants voudront faire des lois qui
les favorisent ou se situer en dehors d’elles et ainsi revenir du règne du droit au règne de la
violence. Les opprimés, de leur côté, vont lutter pour se procurer plus de puissance et pour voir ces
modifications reconnues dans la loi241. Leur mouvement va dans le sens contraire : réclamer le
passage d’un droit inégal vers un droit égal pour tous. Cependant la classe dominante n’est pas prête
à accepter ces modifications. Il s’ensuivra l’insurrection, la guerre civile, la suppression temporaire
du droit. On en vient […] à de nouvelles et violentes épreuves de force, à l’issue desquelles un
nouvel ordre juridique est institué242. La guerre semble donc inévitable. Quels moyens Freud
propose-t-il pour la combattre? Il suggère particulièrement deux voies indirectes que je voudrais
rapidement analyser. La première consiste à contrer le pouvoir de la pulsion de destruction par son
antagoniste, l’Éros. Tout ce qui instaure des liaisons de sentiment parmi les hommes, écrit-il, ne
238
Ibid, p.78
Freud S. (1933 [1984]), Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Connaissance de l’inconscient, nrf,
Gallimard, pp 211-243.
240
Ibid, p.72.
241
Ibid, p.72
242
Ibid, p.72
239
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peut qu’agir contre la guerre243. Ces liaisons sont de deux sortes : d’une part, des relations comme
celles qui s’établissent avec un objet d’amour, même sans intentions sexuelles; d’autre part, le lien
sentimental qui procède de l’identification. Autrement dit, la constitution d’une communauté de
plus en plus large. Or nous savons que la communauté ne maintient sa cohésion qu’à condition de
construire des ennemis extérieurs ou intérieurs contre lesquels elle détourne sa haine. Freud peut-il
croire en sa solution?
La seconde voie, pour le moins surprenante, est celle des meneurs. Elle semble être un aveu d’idéal
qu’il avait déjà énoncé dans la 35e conférence des Nouvelles conférences d’introduction à la
psychanalyse, la dictature de la raison sur la vie pulsionnelle; elle reposerait sur la formation d’une
élite d’êtres humains à la pensée autonome, qui ne puissent pas être intimidés et qui luttent pour la
vérité. Mais l’empire de l’État et de ses pouvoirs et l’interdit de pensée édicté par l’Église rendent
cette voie impraticable et utopique. Comment Freud peut-il croire d’une part à l’éducation de ce
genre de meneurs alors qu’il a si bien cerné le profil du meneur dans Psychologie des foules comme
je l’ai montré plus haut? D’autre part, une dictature de la raison sur la vie pulsionnelle est-elle
possible? La raison peut-elle atteindre un tel degré d’autonomie que la vie pulsionnelle ne l’infiltre
plus et ne la dérègle plus? Une telle autonomie, si elle était possible, serait-elle pour autant
souhaitable? Que serait un être humain qui fonctionnerait selon cette dictature sans un grain de
folie? Chaque mot étonne, chacun éveille un paradoxe, voire une énigme, écrit Marie Moscovici.
L’appel à la raison chez celui qui a exposé et fait vivre, dans la théorie et la pratique, le pouvoir de
l’inconscient, le règne de l’étrange et de l’insensé. Le recours à une dictature, chez l’homme qui a
récusé toutes les soumissions de la pensée244.
Si Freud n’a pas vécu la catastrophe, ses analyses laissent pressentir le pire et montrent que la
barbarie est au cœur de la Kultur. C’est ce qu’Adorno soulignera fortement dans Éduquer après
Auschwitz où il pose comme exigence première de l’éducation, qui n’a pas à se justifier,
qu’Auschwitz ne se reproduise pas. Plus jamais d’Auschwitz, un nouvel impératif catégorique
comme il le nomme dans la Dialectique négative. Dans leur état de non-liberté, Hitler a imposé
aux hommes, écrit-il, un nouvel impératif catégorique : penser et agir en sorte que Auschwitz ne se
répète pas, que rien de semblable n’arrive245. C’est une nécessité. Il constate cependant qu’on ne
s’en est pas préoccupé davantage à ce jour et que l’on n’est guère conscient de cette nécessité. Cela
montre bien que cette monstruosité n’a pas pénétré profondément dans le niveau de conscience et
243
Ibid, p.78
Moscovici Marie (1991), Il est arrivé quelque chose, Paris, Payot, p.225.
245
Adorno W. Theodor (1966 [2001]), Dialectique négative, Paris, Petite Bibliothèque Payot, p.442.
244
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d’inconscience des hommes246. Pour lui, la barbarie persiste. La civilisation engendre
l’anticivilisation et la renforce247, conclut-il de sa lecture de Malaise dans la culture et
de
Psychologie de foules et analyse du moi. Il ajoute : si la barbarie s’inscrit au principe même de la
civilisation, il semble désespéré de vouloir s’y opposer248, rejoignant ainsi la question finale de
Freud dans Malaise dans la culture : le destin de l’espèce humaine dépend de la capacité du
développement culturel maîtriser la perturbation que la pulsion d’agression apporte à la vie en
commun.
David Benhaïm
Philosophe, Psychanalyste membre de la Société canadienne de psychanalyse et de la Société
psychanalytique de Montréal
246
Adorno W. Theodor (1963 [2003]), Modèles critiques, Paris, Payot, p.235.
Adorno W. Theodor, Modèles critiques, p.235.
248
Ibid, p.236.
247
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Variations 11 / numéro spécial Mai 68 au présent.
Printemps 2008.
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