Au-delà du masque de Gainsbourg

Transcription

Au-delà du masque de Gainsbourg
La chanson jazz française
Olivier Piguet
Vincenzo Di Marco
Gymnase Auguste Piccard
Arnaud Nussbaumer 3M3
13.nov.2006
Au-delà du masque de Gainsbourg
Chanter parfume crânement la nuit
Remerciements
Sachant pertinemment que les remerciements ne sont lus uniquement par les personnes espérant retrouver leur nom dans une liste interminable, il est de mon devoir d’essayer d’être
concis afin d’éviter à un maximum de personnes non concernées de lire cette page.
Commençons par l’essentiel : merci à Serge Gainsbourg d’avoir été.
Merci aux auteurs de mes sources qui, avant moi, ont été passionnés par le sujet.
Je remercie également mes deux professeurs : messieurs Vincenzo Di Marco et Olivier Piguet, pour le suivi de ce travail, et l’intérêt qu’ils ont manifesté pour le sujet.
Merci aussi à Claudio Rugo, mon professeur de guitare, pour les cours d’harmonie qu’il me
donne avec patience…
Merci à mon frère Quentin, qui m’a prêté d’une part son ordinateur avec tous les risques que
cela implique et d’autre part, l’intégrale des disques de Gainsbourg.
Merci à mes parents qui aiment la musique et sans qui je ne serais probablement pas né.
Merci à ma tante Véronique de m’avoir prêté un beau documentaire sur Gainsbourg.
Merci à Florian Sulliger et Mathias Rumo pour les séances de photocopies.
Finalement, un grand merci au Gymnase Auguste Piccard qui offre un grand choix de sujets
de travail et qui donne les moyens de les réaliser.
1
Table des matières
I Introduction ………………………………………………………………………………….2
II Les femmes « de » Gainsbourg…………....…….…………………………………………..3
III De la peinture à la musique……...….………………………………………………………4
IV Un amour pur……………….……….……………………………………………………...6
V L’imperfection………………………………………………………………………………7
VI Un Gainsbourg moqueur……………………………………………………………………9
VII Le misogyne……….……………………………………………………………………..11
VIII Le poète et le provocateur……………………………………………………………….12
IX Conclusion………………………………………………………………………………...16
X Sources…………….…….............…………………………………………………………17
XI Annexes………………………...…………………………………………………………18
2
I Introduction « Je suis l’homme à tête de chou »
Il est l’homme à tête de chou ! Difficile de se faire aimer. Et pourtant… « Moitié légume,
moitié mec ». Personnage étonnant, Gainsbourg était aussi une personnalité complexe qui
restera toujours une énigme pour ses admirateurs comme pour ses auditeurs. En public, il se
jouait de tout, ne connaissait aucune limite. Ses textes, qu’ils portent sur l’amour, la politique,
l’art, ont toujours eu quelque chose de dérangeant ou au moins de taquin. Où se trouvait la
limite entre le réel et le jeu, la limite entre l’acteur et l’homme sensé, la limite entre le poète et
le provocateur ? Serge Gainsbourg, chantre de la provocation !
Dans cette présentation, nous1 nous sommes concentrés sur la « période jazz » de son oeuvre
en choisissant quatre chansons tirées de ses premiers albums. Le premier but de ce travail
étant de comprendre, dans la mesure du possible, certains comportements de Gainsbourg par
l’entremise de sa musique, nous avons choisi un corpus musical en fonction du style des
chansons et du thème qu’elles évoquaient. Ainsi, Elaeudanla teïteïa (1963), La fille au rasoir
(1963), En relisant ta lettre (1961) et, Ce mortel ennui (1962) ont été analysées dans l’ordre
précité car, comme nous le verrons plus bas, cet ordre permet de voir une évolution du caractère de Serge Gainsbourg.2
Ce travail n’a évidemment pas la prétention d’être une étude systématique de la vie de Serge
Gainsbourg. Nos affirmations sont soit des relations trouvées dans des livres cités dans la bibliographie, soit les interprétations ou hypothèses que nous laissent entrevoir les textes de
l’auteur. Les deux premiers chapitres portent essentiellement sur la biographie de Gainsbourg,
et ce afin de donner un sens aux études de textes qui les suivent. Quant au dernier chapitre, il
a pour but de synthétiser les quatre analyses précédentes et nous conduira à la conclusion.
La démarche qui suit nous permettra de vérifier si Gainsbourg était aussi «aquoiboniste» qu’il
le prétendait. La question est la suivante : le masque du cynisme ne pourrait-il cacher autre
chose qu’un visage blasé et moqueur ? Physiquement, moitié légume, moitié mec ; mais psychologiquement… ?
1
La première personne du pluriel est utilisée dans ce travail car j’ai jugé que, ce que j’y disais n’était en fin de
compte, que le fruit de mes lectures et non un travail accompli par ma personne, en son entier. C’est donc par
honnêteté intellectuelle que nous utiliserons cette forme.
2
Afin de rendre le travail plus facile et agréable à lire, les textes des quatre chansons figurent dans l’annexe du
travail
3
II Les femmes « de » Gainsbourg
Comme tous les enfants, Gainsbourg eut comme premier contact féminin, le contact maternel.
De grandes oreilles, braillant dans la petite cuisine d’un appartement misérable à Paris, il est
né le 2 avril 1928. Autant dire qu’il vécut son adolescence durant la deuxième guerre et, étant
juif, qu’il endura de nombreuses persécutions. Sa mère, comme le disait Gainsbourg lui
même, était une sainte. Elle se décarcassait pour trouver des combines afin que tous ses enfants mangent à leur faim. Cette énergie qu’elle déployait était le fruit de sa mélancolie, de sa
tristesse. Selon Jane Birkin, qui fut l’épouse de Gainsbourg, ces deux éléments naissaient du
fait que la famille Ginzburg était déracinée. Alors, pour trouver la force de survivre, ils
avaient toujours un « sursaut de burlesque »3, un sens de la dérision que l’on sent reporté dans
les chansons de Gainsbourg.
La deuxième approche que Serge eut des femmes se déroula dans une académie de peinture
où il rencontra une très belle femme. Cette dernière, probablement un modèle, le croisait régulièrement. Le jeune apprenti en peinture n’en était pas encore au nu. Et son imagination lui
permettait de croire en une femme parfaite, en un tout qui, contrairement aux hommes, se
rapprochait de la perfection. Il faut dire que jusque-là le futur Gainsbarre n’avait connu que
deux modèles féminins, sa mère et ce mannequin, qui possédaient tous deux, à leur manière,
quelque chose d’angélique, un aspect de la perfection. Grande fut sa déception lorsqu’un beau
jour, il aperçut d’entre les jambes d’un modèle un bout de serviette hygiénique. Cet incident
provoqua chez lui une répulsion, qui pourtant donna de beaux fruits sous la forme de chansons.
Gainsbourg décrit4, ou plutôt cite, de nombreux petites aventures avec des femmes au terme
desquelles il ressent toujours une déception profonde. Tout doucement le petit Lucien sentait
en lui poindre une inévitable misogynie bientôt amplifiée par un chagrin d’amour : Serge raconte 5qu’une fois, alors qu’il avait rencontré une arrière-petite-fille de Tolstoï, il l’emmena
dans sa chambre, et lorsqu’elle fut nue, elle prit peur. Gainsbourg explique qu’il respecta son
appréhension. Il devait la revoir le lendemain, elle n’est pas revenue. Mais quinze ans plus
3
Gilles VERLANT, Gainsbourg ou le garçon sauvage, Paris, Albin Michel, 1985, p. 16
Gilles VERLANT, Au bout de la nuit, Paris, Editions Hors Collection, 1996, p.88
5
Yves SALGUES, Gainsbourg ou la provocation permanente, éditions Jean-Claude Lattès, 1989, pp. 141 à 145
4
4
tard ils se revoient, et Gainsbourg explique : « …Je n’étais plus Lucien, j’étais Gainsbourg et
cette fois c’est elle qui voulait se faire baiser, mais je l’ai envoyée chier… ».
Ainsi Serge Gainsbourg avait grandi, il n’était plus un petit morveux complexé par ses grandes oreilles. Il était laid, mais il utilisait sa laideur ; ce qui aurait passé pour de la misogynie,
sa dureté envers les femmes, n’avait cessé de croître. Il expliquait cela de la façon suivante : « À cette époque je n’étais pas misogyne, j’étais pudique (…) Comment voulez-vous
qu’avec ma gueule je sois tendre ? »6. Durant sa vie, il aura plusieurs femmes. Parfois célibataire, parfois polygame, « ses » femmes vont lui inspirer l’amour. Chacun de ses albums, qu’il
soit jazz, pop, rock, reggae ou funk comportera au minimum quelques chansons ayant pour
titre le nom d’une femme. Il chantera le bel amour dans ses grands moments de dépression et
les ruptures quand tout ira bien. Mais jamais, ô grand jamais, il ne dira « je t’aime » sans arrière-pensées ou sous-entendus à une femme. Il alignera par exemple ces deux mots pour
dire : « Je dois avoir perdu la raison, je t’aime Manon ». Ce « Manon » que l’on peut interpréter comme un « mais non ». (Cette chanson fut un hommage au livre de l’abbé Prévost.)
Son aversion des femmes est née d’une désillusion. Il voulait croire en une femme parfaite
(et, en cela, il pourrait très bien être comparé à Solal des Solal dans Belle du Seigneur), qui
n’existe pas. Celle qui s’approcha le plus de la perfection fut Jane Birkin qu’il dit avoir peinte
avant même de l’avoir connue. « C’était un idéal pictural »7
III De la peinture à la musique
La musique fut, dans un premier temps, un gagne-pain pour Serge Gainsbourg. Tout comme
son père, il avait eu comme première ambition de devenir peintre. Il avait beaucoup de talent
et ses professeurs croyaient en lui. Mais il savait pertinemment que, dans le métier, on
« crevait la dalle » et que pour vivre, il lui faudrait autre chose. Joseph Ginzburg qui était un
bon pianiste de boîtes avait prévu le coup et avait payé à son fils des cours de guitare. Le voilà
donc lancé dans la musique. Mais quinze années de sa vie avaient été, ou allaient être consacrées à la peinture. Autant dire que cela lui laisserait des traces. Quand il parlait de la musique, Serge la définissait comme étant « un art mineur destiné aux mineures »8. Un art mineur
6
Gilles VERLANT, Au bout de la nuit, Paris, Editions Hors Collection, 1996, p. 91
Gilles VERLANT, Au bout de la nuit, Paris, Editions Hors Collection, 1996, p. 18
8
Gilles VERLANT, Au bout de la nuit, Paris, Editions Hors Collection, 1996, p. 46
7
5
par opposition bien sûr à la peinture. Mineur car, selon lui, tout art pouvant être abordé sans
connaissances préalables (nous vous réservons le droit d’être d’accord ou pas avec cela) ne
peut être considéré que comme mineur. Mais ceci n’avait rien d’insultant pour qui que ce fût
si ce n’est pour Gainsbourg lui-même.
Le plus surprenant dans cette période, est que les rares toiles qui en restent, celle qui n’ont pas
été détruites par Gainsbourg, seraient peintes d’une manière délicate et nous montreraient un
peintre impressionniste aux couleurs tendres. Certains disent que c’est une contradiction totale
avec son art, dit mineur, qui est souvent violent, cynique, démesuré, agressif. Nous ne voyons
pas cela ainsi. Ce contraste entre ces deux manières de s’exprimer, ces deux arts, viendrait
d’une frustration. Cette dernière évidemment induite par le fait que Gainsbourg fut forcé à
faire de la musique. Un art majeur plein de vie, de joie, de tendresse ; un art mineur triste, dur
et cynique. Deux aspects complémentaires grâce auxquels on comprend que ce peintremusicien qu’était Gainsbourg n’était pas tout noir comme ses chansons le laissent entendre.
Serge Gainsbourg raconte que ses premiers souvenirs furent auditifs. Son père, comme nous
l’avons dit précédemment, était un pianiste de boîte. Il était plus précisément ce qu’on appelle
un pianiste de métier et était capable de jouer dans tous les styles. Il faisait partie d’une race
de musiciens qui n’existe plus de nos jours. Son aisance, on la retrouve chez son fils, dans son
style. En effet, du jazz au reggae en passant par le rock, on peut dire que Gainsbourg est un
des seuls auteurs qui ait essayé et joué autant de styles. Ainsi Serge Gainsbourg fut par
l’entremise de son père, très vite plongé dans la musique.
La musique que Gainsbourg aimait était le jazz. Il aimait Charles Trenet pour son côté swing.
Mais jusque-là, la passion n’y est pas vraiment. Il ne cesse de regretter sa peinture qu’il aimait
tant. Il ne crée rien et ne fait que jouer dans des boîtes pour gagner son pain. Il assiste de manière intéressée à quelques concerts de jazz, mais sans plus. Jusqu’au jour où il voit Boris
Vian sur scène en 1957! « Il prend une claque dans la tronche, c’est le déclic »9. Et la passion
est née ainsi. Gainsbourg va alors composer une année plus tard « le poinçonneur des lilas »,
qui, pour une première chanson, et même dans l’absolu, est un chef d’œuvre. Il faut dire que
Gainsbourg a alors trente ans et qu’il a un vaste bagage culturel. Sur scène il se comportera
9
Gilles VERLANT, Gainsbourg ou le garçon sauvage, Paris, Albin Michel, 1985, p. 24
6
comme Boris Vian. Froid et rigide, il deviendra d’une totale agressivité face au public. Cette
manière de faire est une réaction à la timidité qui l’habitait.
On pourra voir par la suite que Gainsbourg a totalement abandonné le jazz pour se tourner,
dans un premier temps, vers le rock. Cet abandon est, à la musique, ce que fut la destruction
des toiles de Gainsbourg à la peinture. Une envie de détruire10 sa propre création qui ne
s’atténuera pas avec le temps et qui dévoile chez Gainsbourg un profond besoin de changement, de renouveau. « Tout ce qui est atteint est détruit » écrit Montherlant. Peut-être que
Gainsbourg appliquait cette affirmation à la lettre, ou peut-être qu’il adoptait cette attitude
enfantine qui est de toujours vouloir zappper et qu’il gardera toute sa vie.
IV Un amour pur
Comme nous l’avons dit précédemment, Gainsbourg a parlé de nombreuses fois de l’amour
dans ses chansons. Il était féru de jeux de mots, mais dans la chanson qui va suivre, c’est avec
des lettres qu’il joue. « Elaeudanla teïteïa » est une chanson qu’il a écrite en 1963. Dans cette
chanson, il décrit l’amour qu’il porte à une « femme » nommée Laetitia . Un amour maladif
qui irait, à première vue, jusqu’à l’idée de sacrifice. D’un point de vue musical, cette chanson
est très simple : une guitare, une guitare basse et un thème répété huit fois. Elle est ainsi très
répétitive : lorsque Gainsbourg chante ce qu’on pourrait appeler le leitmotiv de la chanson
(Elaeudanla teïteïa) le guitariste joue une ligne de basse qui reprend le thème chanté. Cet effet
de répétition est amplifié par l’utilisation de deux rimes seulement (« ive » et « a »).
L’assemblage de ces deux éléments (répétition et simplicité) et l’absence de percussion donne
la sensation d’être bercé. Ajoutons encore que, quand les couplets sont chantés, la guitare joue
subitement des accords qui, eux, sont gais et offrent une touche de couleur à la chanson, une
touche de rêve.
Au début, Gainsbourg chante le nom de Laetitia qu’il a tapé sur sa machine à écrire. Le simple fait d’écrire ce nom va faire ressurgir de sa mémoire tout ce qui se rapporte à sa bienaimée. Ainsi, les temps des verbes permettent de voir le point suivant : les couplets numéro
deux, trois, quatre, cinq et six sont en fait les pensées de Gainsbourg tournées vers sa bienaimée ; pensées induites par l’écriture du nom de Laetitia au début comme à la fin de la chan10
Gilles VERLANT, Au bout de la nuit, Paris, Editions Hors Collection, 1996, p. 100
7
son. En effet, dans le premier couplet, le temps des verbes est au passé composé ; Gainsbourg
décrit alors ce qu’il a fait. Puis, du passé composé au présent, l’auditeur saisit que les paroles
dites au présent sont le fruit d’une mémoire réveillée par la simple écriture d’un nom. À
l’écriture s’ajoute la parole. Cette manière inlassable de répéter l’épellation d’un prénom nous
montre la force incantatoire de ce prénom (Laetitia) pour Gainsbourg. Une manière scandée,
répétitive et monotone qui sied parfaitement à la musique que nous avons décrite plus haut.
Comme nous l’avons dit plus haut, le premier couplet nous montre implicitement un homme
rêvassant et écrivant le nom de son amour. Le second couplet nous laisse entrevoir que cet
homme est en couple avec une certaine Laetitia. Il aimerait que les jours se suivent et qu’ils
restent comme ils sont sans changement. Le troisième couplet nous apporte un nouvel élément : le fait de se souvenir de Laetitia est douloureux ; cela nous indique que, soit la
« dulcinée » du narrateur est loin d’un point de vue géographique, soit elle l’a quitté. Retenons la seconde hypothèse. La fleur dont il parle au quatrième couplet est la fleur d’amour ici
prise comme symbole de ce haut sentiment. Et l’on voit le jeu auquel il se prête. Il sait pertinemment que cette fleur est maladive. Cette fleur est malsaine, mais il la touche quand
même ! Provocation, folie ou envie de suicide ? Toujours sur ce même ton monotone, il déclare, dans l’antépénultième paragraphe, qu’il serait prêt à faire n’importe quoi pour elle. Un
amour fou, démesuré. Encore faudrait-il définir le terme :« aller à la dérive ». Mais ici il
semblerait que l’information réside dans le fait que le narrateur est prêt à tout pour récupérer
son ex-compagne. Dans l’avant-dernière strophe, il avoue qu’il serait irraisonnable de continuer ainsi à rêver à sa compagne depuis longtemps perdue. Et la dernière strophe nous ramène
à la réalité, à la table sur laquelle il écrivait ce nom, le passé composé reprend, la chanson se
termine.
Cette brève histoire d’amour nous fait penser à un amour d’enfants ou de jeunes adultes. Le
prénom Laetitia n’est d’ailleurs pas anodin. Laetitia est un nom évocateur de joie. Et le pauvre
gamin qui voit partir son amour et qui en rêve. Ce rêve propre à l’enfance à laquelle renvoie
le nom en phonétique du titre, cette enfance dans laquelle réside encore un amour pur.
V L’imperfection
En 1963, dans le même album que la chanson précédente, Gainsbourg écrit « la fille au rasoir ». Cette chanson a pour première symbolique l’incommunicabilité. L’écriture de cette
8
chanson avait été motivée par le plan d’un film dans lequel on voyait une espèce de « garce »
qui se rasait les jambes. Comme autre symbolique on peut voir l’imperfection féminine. En
effet, le simple fait de s’épiler nous rappelle que nous descendons du singe et dans certains
cas, pour certaines personnes (Gainsbourg croyait en une femme parfaite comme nous l’avons
dit plus haut) , cette idée est dérangeante.
La chanson est divisée en quatre couplets. Les trois premiers ont une architecture de rimes
identique: ABABCC. Cette chanson, tout comme la précédente, n’est jouée que par une guitare électrique et une guitare basse. La basse joue de manière continue et soutient ainsi la
chanson ; le guitariste (Elek Bacsik) joue de manière sèche, précise et agressive ce qui crée un
contraste avec la douceur de la voix de Gainsbourg. Dans le premier couplet, le narrateur nous
présente la situation telle qu’il la voit. Une femme (sa compagne) se rasant les jambes. La
« musique créée par le rasoir couvre la chanson dite de Clara. Il y a ici un double sens. Ou
bien le narrateur veut parler d’une chanson s’appelant « la chanson de Clara »11 qui serait
dans la petite histoire couverte par le bruit du rasoir. Ou bien il parle de la chanson qu’il
chante en la nommant « chanson de Clara » et le rasoir couvrant cette chanson serait la guitare. On peut aussi retenir les deux sens. En fin de paragraphe, la phrase « elle aimait ses caresses » (les caresses du rasoir, évidemment) nous montre une certaine insatisfaction du narrateur. Comme s’il avouait que sa compagne préférait les caresses de son rasoir aux siennes.
Ainsi le rasoir prendrait plus d’importance que l’homme dans la vie de Clara. Serait-ce un
amour fétichiste que nous décrit ici Gainsbourg ? Dans l’optique du schéma quinaire, la complication se trouverait dans le second paragraphe. Le narrateur ressent comme une rage induite par le rasoir électrique, mais cette rage qui l’anime, il la garde pour lui, il reste silencieux. Dans le troisième paragraphe, quand il se décide à parler à Clara pour lui dire qu’il est
agacé, il se rend vite compte que cela n’intéresse pas son interlocutrice. Elle continue tranquillement ses petites affaires ; et le balancement tranquille de la chanson reflète très bien ce
comportement qu’adopte Clara. Alors le narrateur explose en fin de troisième paragraphe et
déclare son amour. « Sous le rasoir électrique, tu n’as rien entendu Clara … ». Ce dernier paragraphe nous montre, ou plutôt, sous-entend qu’un homme est en train de bouillir, qu’une
violence contenue, mais qui explosera bientôt, reste pour l’instant à l’intérieur de cet homme.
La guitare accentue cette sensation de rage contenue. Le narrateur, les dents serrées, rumine
son incapacité à se faire entendre.
11
Qui est probablement un clin d’œil à la chanson de Lara de Maurice Jarre et de Hubert Ithier
9
Cette deuxième chanson nous montre quelques éléments qui ont fait de Gainsbourg un misogyne : le narcissisme de Clara et sa nature imparfaite. Une imperfection qui peut être comparée à celle que Gainsbourg avait perçu lors de l’épisode de la serviette hygiénique cité plus
haut. On sent alors que cette histoire de rasoir se termine sur une tension qui devra un beau
jour se résoudre. Mais la suite, nous pouvons la deviner.
VI Un Gainsbourg moqueur
« En relisant ta lettre » est une chanson que Gainsbourg écrivit en 1961 et dans laquelle nous
pouvions voir Gainsbourg commenter une lettre qu’il a reçue d’une de ses compagnes. Cette
dernière semble éperdue d’amour pour cet homme qui, avec l’âge, devient de plus en plus
railleur.
La musique fait sourire et a presque quelques teintes grotesques. Elle est lente et soporifique.
Une batterie, un saxophone baryton, un saxophone ténor, une clarinette et une flûte traversière
jouent de manière posée et continue pour les trois premiers, et en alternance pour les deux
derniers (le premier et le troisième quart de la chanson pour la clarinette et le deuxième et
quatrième quart pour la flûte). L’orchestration et la façon dont chante Gainsbourg le font apparaître comme quelqu’un de dédaigneux voire snob.
La chanson commence par cette constatation, dite d’une voix neutre, à peine dédaigneuse :
« En relisant ta lettre, je m’aperçois que l’orthographe et toi ça fait deux ». Cette lettre comprend un très fort message d’amour et de détresse que Gainsbourg ne prend pas au sérieux
mais tourne plutôt en ridicule en ponctuant le texte de petites remarques assassines toutes en
rapport avec la manière d’écrire la lettre. Plus une question de forme que de fond en fin de
compte. Et en cela on reconnaît très bien Gainsbourg qui, comme nous l’avons déjà montré,
était très attaché aux apparences. Cela s’explique-t-il par le complexe développé en raison de
sa propre laideur ?
Nous avons fractionné la chanson en huit parties ; la phrase d’introduction citée plus haut
n’entrant pas en compte dans ce calcul. Toutes les six lignes commence une nouvelle partie.
Les cinq premières parties présentent toutes le même schéma : quatre des six lignes font parties de la lettre, les deux autres sont des commentaires du narrateur. Lorsque Gainsbourg
chante la lettre à proprement parler, il le fait d’une voix mielleuse comme s’il imitait la voix
10
de sa compagne . Mais lorsqu’il fait ses commentaires liés à l’orthographe, il les dit sur un ton
moqueur.
Dans la première partie, la fille déclare son amour. Dans la deuxième, elle demande à Gainsbourg de na pas la délaisser. Dans la troisième, elle pose un jugement et expose ses sentiments. Elle trouve la perspective d’une rupture ridicule et explique que ça la touche énormément. Dans la quatrième, elle fait du chantage. En effet, elle déclare qu’en cas de séparation,
elle en finira avec la vie. Dans la cinquième, l’auditeur peut voir (ou plutôt entendre) une once
de proposition immédiatement changée en insultes. La dernière partie, dans laquelle on peut
voir directement la lettre, nous montre que la fille menace le narrateur. Gainsbourg écrit cela
comme si ce cursus s’appliquait à toutes les relations et comme s’il n’y avait plus rien à en
retirer étant donné que ce sentiment est connu et répétitif. Cette vision pessimiste est très certainement l’effet ainsi que la cause de nombreuses expériences amoureuses qui auraient mal
tourné.
Dans la sixième partie, on peut voir que le nombre de lignes partagées entre la fille et le narrateur est équilibré (ils en ont trois chacun). Ceci introduit les deux dernière parties qui, telles
que nous les avons interprétées, ne contiennent que du texte dit par le narrateur. De plus,
Gainsbourg qui, durant toute la chanson semble intouchable, « intouché » par les propos de la
fille, paraît presque troublé par le « ça s’ra ta faute » qu’il répète comme pour s’en rendre bien
compte, comme s’il méditait là-dessus. On verrait ainsi Gainsbourg s’émouvoir devant un
éventuel suicide de sa compagne ; suicide dont il serait la cause. Ceci peut évidemment être
interprété d’une autre façon. Gainsbourg semble étonné de ne pas voir de fautes
d’orthographe dans cette phrase c’est pourquoi il croche dessus. Quoi qu’il en soit, il reste sur
cette dernière remarque et ceci le fait réagir.
Les deux dernières parties forment la réponse du narrateur après la lecture de la lettre. Les
parties sept et huit sont chantées d’une manière confondant les deux tons utilisés précédemment. Dans la partie sept, Gainsbourg sous-entend que la fille menaçait de se suicider en prenant plusieurs cachets de gardénal. Le narrateur lui répond nonchalamment qu’elle devrait
n’en prendre qu’un, et, comble de l’ironie, il lui lance que ça la calmera ! Enfin, dans la dernière partie, il lui explique qu’après avoir pris son médicament, tout ira mieux (« l’cafard, les
pleurs, les peines de cœurs »). Une autre manière de minimiser l’importance de l’amour :
même après les plus grosses peines, un cachet et ça repart !
11
Cette troisième chanson nous permet de voir un Serge Gainsbourg hautain dont on pourra dire
que : « lui c’est un homme d’expérience », regardant de haut les affres de l’amour.
VII Le misogyne
Le quatrième et dernier texte que nous allons étudier a été écrit avant les trois autres. Cette
chanson, intitulée « ce mortel ennui », écrite en 1958, nous parle du sentiment de Gainsbourg
(comme d’habitude), lorsqu’il est en couple avec une femme. Un rythme lent d’ambiance
nous rappelle ces vieux films de gangsters à la sauce américaine : l’auteur aurait très bien pu
faire la bande originale d’un film comme les tontons flingueurs. Cette atmosphère feutrée
pourrait laisser croire, comme nous le verrons plus bas, que Gainsbourg se complaît dans cet
ennui.
Musicalement, cette chanson comprend trois thèmes : le premier, dont la première ligne est
toujours ponctuée du mot « ennui », est dit, ainsi que joué (piano, guitare basse, xylophone,
guitare, batterie) d’une manière saccadée et très lente. Ce procédé met en exergue l’« ennui ».
En effet, l’ennui est dû à la répétition de choses, d’événements. Ici, le fait de jouer d’une manière si « carrée » sous-entend que tout est répétitif. Le deuxième thème, interprété d’une manière plus fluide, est joué lorsque Gainsbourg se met à s’imaginer en train de faire bouger les
choses (« Le jour où j’aurai assez d’estomac » ou encore « Il faudra bien que je me décide un
jour »). Ce thème, joué deux fois dans la chanson, est plus coulant afin d’imager la rêverie du
narrateur. Le troisième thème, que l’on pourrait appeler communément un bridge12, est joué
au milieu de la chanson. Il est utilisé pour décrire le quotidien du couple, et, de ce fait, se présente comme étant un peu plus lent que les deux précédents.
Ainsi, Gainsbourg s’ennuie dans toutes ses relations amoureuses (« ce mortel ennui (…) qui
me suit pas à pas »). Mais pourquoi continuerait-il alors de vivre avec des femmes qui sont
selon lui mortellement ennuyeuses ? Sa chanson nous l’explique : la première réponse est tout
simplement physique (« il n’est rien besoin de dire à l’horizontale »). La seconde est plus morale. Il a peur que l’abandon, plonge sa compagne dans une telle tristesse qu’elle se suicide. Il
serait pourtant possible de croire que Gainsbourg lui-même pu éprouver de l’attachement pour
une femme et ses qualités : ses attraits physiques évidemment mais aussi la sensibilité et la
12
En Français : un pont. Elément (partie) de transition reliant un couplet à un refrain ou deux couplets.
12
tendresse qu’elle lui porte. Mais le dénouement de la chanson est moins poétique : on apprend
que s’il reste avec les femmes, c’est pour ne pas avoir (comble de l’absurde)… d’ennuis.
Nous avions dit précédemment que « la chanson de Clara » portait en elle le symbole de
l’incommunicabilité. Cette dernière se retrouve dans «ce mortel ennui ». Gainsbourg dit qu’ils
ne se disent rien à la verticale (en dehors du lit) et que pour tuer le temps il fait des mots croisés (jeu souvent assimilé, tout comme le solitaire et tetris, à l’ennui). Dans son jeu, il remplit
les lettres « a » et « o » du mot amour (_m_ur). Les trois lettres restantes formant le mot
« mur » représentant ici le signe de l’incommunicabilité. De plus, les phonèmes « a » et « o »
dits ainsi nous rappellent l’expression : Des bas et des hauts (des hauts et des bas). Cela peut
signifier que le narrateur doit remplir lui-même les bas et les hauts du couple étant donné que
jusqu’alors ils étaient inexistants et que cette relation est plate.
Alors, il nous présente la femme qui serait attractive : celle avec qui il pourrait dialoguer.
Paradoxalement, pour se défaire de cette femme ennuyeuse, Gainsbourg ne semble pas vouloir adopter la voie du dialogue. Assurément, cette façon d’agir pourrait lui permettre une
séparation sans que, dans un deuxième temps, la femme se suicide. Et Gainsbourg le sait,
avec son intellect supérieur. Mais sa misogynie le pousse à croire que, dans ce cas, le dialogue
ne peut être utile et qu’éternellement il s’ennuiera aux côtés de celle qu’il désire. 13
Deux questions se posent alors : croit-il que, même s’il pouvait quitter cette femme, la suivante ne pourrait être mieux ? Ou est-il, somme toute, satisfait de son couple ? Seule la dernière phrase de la chanson nous laisse émettre cette hypothèse. Car, s’il se laisse faire c’est
que, dans le fond, cet être caractériel est content de son sort.
VIII Le poète et le provocateur
Gainsbourg, dans sa période jazz, a chanté l’amour tel qu’il le voyait du haut de sa trentaine
d’années. Il s’est souvenu de ses premières amours (Laetitia), ses premières ruptures (Clara)
et la croissance de sa misogynie aux dépens de ses illusions (« en relisant ta lettre » « ce
mortel ennui »). Mais il était encore très jeune à l’époque. Que lui a apporté cette perception
d’une certaine aversion pour les femmes puis pour le genre humain sur les trente années qui
13
Ce mortel ennui est la chanson la plus clairement autobiographique : cf. : Gilles VERLANT, Gainsbourg,
Paris, Albin Michel, 2000, p. 148
13
ont précédé sa mort ? En était-il content ? Quelques anecdotes et textes que nous allons parcourir vont à nouveau nous permettre de mieux comprendre un personnage complexe qui
s’était bâti grâce à la musique.
Le poète et le provocateur. Lucien Ginzburg et Gainsbarre. Deux personnages aux antipodes
de la moralité et entre eux, un homme : Serge Gainsbourg. Sa musique, son art mineur, a sûrement reflété la totalité des épisodes de sa vie. Ses actes et aphorismes furent les connecteurs
articulant la machine de ses pensées, de ses colères, de ses peines, de ses réflexions. Et le
moteur de tout cela : les femmes. Il était misogyne par pudeur. Et sa « gueule » rendait crédible sa misogynie. Si Gainsbourg avait été un bellâtre éternellement jeune, il n’aurait jamais pu
être aussi froid et direct avec les personnes qu’il voyait ou rencontrait. Sa misogynie a tourné
en une misanthropie qui, à son tour, se transforma en provocation permanente.14
I want to fuck her. Inutile de traduire cette phrase bien connue que Gainsbourg disait sur un
plateau de télévision lors d’une entrevue avec Whitney Houston. On reconnaît bien ici Gainsbourg narguant son monde comme il eut l’habitude de le faire depuis qu’il se fit appeler
Gainsbarre. On le reconnaît également quand il s’insurge contre le système d’imposition français en brûlant (encore une fois en direct sur une grande chaîne française !) un billet de cinq
cent francs. Ou encore lorsqu’il fait une attaque cardiaque et qu’on lui prescrit d’arrêter la
cigarette et l’alcool ; il répond que de toute façon, la viande se conserve très bien si on la
fume ou encore si elle reste plongée dans l’alcool15. Eternel provocateur dans ses chansons, il
va donner jour à de nombreux titres qui feront jaser la presse bien pensante de Paris tels que :
« Aux armes et caetera », « Lemon inceste », « Rock around the bunker ». Ce dernier titre
sera rejeté par les programmateurs radios (des amateurs en effet) unanimement outragés par la
provocation que représentait cette chanson (voir aussi « S.S. in Uruguay » et « Nazi rock »).
Ces textes sont purement un coup de maître, et l’on pourrait croire que les chaînes radios
avaient alors oublié que le petit Lucien Ginzburg portait l’étoile jaune durant toute la seconde
guerre. Mais Gainsbourg ricane, il rumine sa vengeance. D’ici quelques années, les disques
d’or pleuvront et le nouveau Gainsbarre ne saura plus où les mettre.
14
Gilles VERLANT, Au bout de la nuit, Paris, Editions Hors Collection, 1996, pages 84 à 92. Cette source est la
plus grande cause de ces affirmations. Lesdites affirmations proviennent également du documentaire de Serge
Gainsbourg à Gainsbarre 1958-1991.
15
Gilles VERLANT/ Yves DESNOS/ Yann GRASLAND, De Serge Gainsbourg à Gainsbarre 1958-1991,
France, Universal Picture (France), 1994
14
C’est en ‘79 que Gainsbourg mit à profit son sens de la « provoc » si bien conservé et mesuré
jusqu’alors. Il avait décidé en 1963 de quitter définitivement la scène lorsqu’on lui avait
avoué que lors de l’une de ses représentations, ce n’était pas lui mais un certain Boby Lapointe faisant l’ouverture qui avait brillé. Un goût amer lui était alors resté dans la bouche
(bel euphémisme). Presque vingt ans plus tard, il revient de Jamaïque avec sous le bras les
bandes de « aux armes et caetera ». C’est une réconciliation entre les jeunes et ce quinquagénaire toujours intact qui jusqu’ici n’avait jamais été reconnu par les nouvelles générations ! Et
Gainsbourg tellement enchanté de cette réconciliation en a, grand sentimental, les larmes aux
yeux. Pour faire taire les critiques « ultra-patriotiques », il achètera à prix fort le manuscrit de
Rouget de Lisle, auteur de la Marseillaise.
Ainsi nous avons illustré la vie que mena Gainsbourg par quelques anecdotes. En public, il
était débauché et rien ne pouvait l’arrêter, mais derrière ce masque qu’il s’était construit, un
homme bien plus sensible et réfléchi voyait le monde d’un œil objectif et agissait en conséquence. Par tous ses actes de provocation, il a fait réfléchir ou au moins réagir et donc a fait
bouger les choses !
Nous conclurons ce chapitre en posant que nous ne pensons pas que Gainsbourg était misanthrope, et encore moins misogyne ; nous pensons qu’au contraire, il aimait son monde pour
ses vacheries et qu’il lui pardonnait en lui rendant la pareille et ainsi, en le faisant réagir (cercle vicieux). Le dernier exemple, celui de la Marseillaise, est, de loin, le meilleur : il est allé à
Kingston ; il a réussi à s’y faire accepter ce qui, paraît-il, n’était pas chose aisée, à y pratiquer
sa musique et enfin ramener les meilleurs ragea-men du monde ainsi qu’une très grande chanson. Et tout cela pour atteindre les jeunes, une couche de la population qu’il souhaitait avoir
pour public. Finie la musique dite d’intellectuels, place à quelque chose d’accessible, d’ouvert
à tous. Gainsbourg, « musicien-humaniste » des temps modernes, a su utiliser sa misogynie
puis sa misanthropie, deux éléments cultivés avec zèle durant sa vie, dans une démarche qui,
finalement, permit le rapprochement des genres, des couleurs, des époques et des âges.
Dans le fond, les textes qu’écrivit Gainsbourg (au premier abord évidemment), ne présentèrent jamais rien de bien méchant. À quelques exceptions près, je vous l’accorde. Mais les
tournures que prenait le texte, et cela grâce à une grande capacité à user de l’implicite, pouvaient changer un texte d’amour en chanson salace. Ainsi, ce cynique, mais cynique par philanthropie, a, de son temps, fait crier au scandale, a fait pleurer, a scandalisé ou encore boule-
15
versé. Mais c’est le genre d’homme qui, par l’art, fait avancer le monde et, lorsqu’on regarde
le paysage musical français actuel, on ne peut s’empêcher de se dire qu’il manque quand
même un peu.
16
IX Conclusion « Je suis venu te dire que je m’en vais »
Plus qu’un état d’esprit, la misogynie de Gainsbourg fut pour lui un outil, un moyen. Pour se
faire connaître, pour avoir un public, pour se faire aimer, il a su utiliser ce procédé. Lorsqu’il
se comporta tendrement avec l’arrière-petite-fille de Tolstoï, il fut extrêmement déçu.
L’abandonnait-elle pour sa tendresse, pour sa « non-virilité » ? Quoi qu’il en soit, après cela il
se transforma en Serge Gainsbourg (en mâle), et lorsqu’elle revint, les rôles furent inversés.
Rappelons-nous les onze manèges de séduction élaborés par Solal lorsqu’il voulut séduire
Arianne Deume. Ne décrivent-ils pas exactement ce que Gainsbourg fait avec ses compagnes ? Mais n’oublions pas que derrière ce masque de moquerie s’est caché un jour un être
sensible qui a voulu croire en un amour pur (Laetitia). L’expérience lui a fait comprendre
qu’il ne fallait pas, en apparence, être un tendre. Il se créa donc ce personnage provocant :
Gainsbarre. Et lorsqu’il revêtait le costume de Gainsbarre, il faisait crier, il faisait pleurer, il
faisait bouger les choses. « Gainsbourg cache son immense pudeur poétique sous un masque
de bouleversante obscénité »16. Mais il fait cela car il aime son public, il lui offre du spectacle.
Est-ce qu’un misanthrope aurait fait crier au scandale la moitié de l’hexagone dans le dessein
de toucher les jeunes (aux armes et caetera) ?
Encore une chose ; Gainsbourg a été décoré du titre d’officier de l’Ordre des Arts et des Lettres. Notons que Clint Eastwood et Coluche n’en sont que chevaliers. Comme le dit très bien
Gilles Verlant : « les héros ont de drôles de tronches de nos jours ». Cet homme à tête de chou
est un héros dont la francophonie peut être fière. Il est venu dire qu’il s’en allait. On l’a mis
dans un grand trou car son 6’35 lui avait fait les yeux doux. Un revolver qui lui a fait les yeux
doux toute sa vie. « Le succès et la gloire ne nous griseront jamais que les tempes » disait-il.
Il avait raison. Trente-trois ans de composition et une place dans la postérité. « Le masque
tombe, l’homme reste, (…) » et le héros ne s’évanouit pas17.
16
17
Gilles VERLANT, Gainsbourg ou le garçon sauvage, Paris, Albin Michel, p. 180
Gilles VERLANT, Au bout de la nuit, Paris, Editions Hors Collection, 1996, p.24
17
X Sources
Bibliographie :
Gilles VERLANT, Gainsbourg ou le garçon sauvage, Paris, Albin Michel, 1985, 201 pages
Gilles VERLANT, Au bout de la nuit, Paris, Editions Hors Collection, 1996, 155 pages
Yves SALGUES, Gainsbourg ou la provocation permanente, éditions Jean-Claude Lattès,
1989, pages 133 à 145
Gilles VERLANT, Gainsbourg, Paris, Albin Michel, 2000, pages 127 à 160
Gilles VERLANT, édition définitive, Paris, Albin Michel, 1985 et 1992, 279 pages
Support vidéo :
Gilles VERLANT/ Yves DESNOS/ Yann GRASLAND, De Serge Gainsbourg à Gainsbarre
1958-1991, France, Universal Picture (France), 1994
Support Audio :
Serge GAINSBOURG, De Gainsbourg à Gainsbarre, France, Phonogram (France), 1994
18
XI Annexes
•
Paroles de Elaeudanla Teïtéïa
•
Paroles de La fille au rasoir
•
Paroles de En relisant ta lettre
•
Paroles de Ce mortel ennui
•
Paroles et musique de Le Gymnasien
19
Serge Gainsbourg
ElaeudanlaTeïtéïa (1963)
Sur ma remington portative
J'ai écrit ton nom Laetitia
Elaeudanla Teïtéïa
Laetitia les jours qui se suivent
Hélas ne se ressemblent pas
Elaeudanla Teïtéïa
C'est ma douleur que je cultive
En frappant ces huit lettres-là
Elaeudanla Teïtéïa
C'est une fleur bien maladive
Je la touche du bout des doigts
Elaeudanla Teïtéïa
S'il faut aller à la dérive
Je veux bien y aller pour toi
Elaeudanla Teïtéïa
Ma raison en définitive
Se perd dans ces huit lettres là
Elaeudanla Teïtéïa
Sur ma remington portative
J'ai écrit ton nom Laetitia
Elaeudanla Teïtéïa
20
Serge Gainsbourg
La fille au rasoir (1963)
Le rasoir électrique
Couvrait la chanson de Clara
La jolie musique
Qui sortait de cet engin-là
C'était sa faiblesse
Elle aimait ses caresses
Le rasoir électrique
Frôlait la jambe de Clara
Ce bruit métallique
Avait l'don de me mettre hors de moi
Ce n'était pas drôle
De garder mon self-control
Le rasoir électrique
Me rendait dingue mais Clara
N'prenait au tragique
Ni mes angoisses ni mes aMours un jour quand même
Je lui ai dit je t'aime
Sous l'rasoir électrique
Tu n'as rien entendu Clara
Tu n'as rien entendu Clara
Tu n'as rien entendu Clara
21
Serge Gainsbourg
En relisant ta lettre (1961)
En relisant ta lettre je m'aperçois que l'orthographe et toi, ça fait deux
C'est toi que j'aime
Ne prend qu'un M
Par-dessus tout
Ne me dis point
Il en manque un
Que tu t'en fous
Je t'en supplie
Point sur le i
Fais-moi confiance
Je suis l'esclave
Sans accent grave
Des apparences
C'est ridicule
C majuscule
C'était si bien
Tout ça m'affecte
Ça c'est correct
Au plus haut point
Si tu renonces
Comme ça s'prononce
À m'écouter
Avec la vie
Comme ça s'écrit
J'en finirai
Pour me garder
Ne prends qu'un D
Tant de rancune
T'as pas de cœur
Y a pas d'erreur
Là y'en a une
J'en mourrirai
N'est pas français
N'comprends-tu pas ?
Ça s'ra ta faute
Ça s'ra ta faute
Là y'en a pas
Moi j'te signale
Que gardénal
Ne prend pas d'E
Mais n'en prend qu'un
Cachet au moins
N'en prend pas deux
Ça t'calmera
Et tu verras
Tout r'tombe à l'eau
L'cafard, les pleurs
22
les peines de cœur
O E dans l'O
Serge Gainsbourg
Ce mortel ennui (1962)
Ce mortel ennui
Qui me vient
Quand je suis avec toi
Ce mortel ennui
Qui me tient
Et me suis pas à pas
Le jour où j'aurai assez d'estomac
Et de toi
Pour te laisser choir
Ce jour-là, oh oui ce jour là, je crois
Oui je crois
Que
Je
Pourrai voir
Ce mortel ennui
Se tailler
À l'anglaise loin de moi
Bien sûr il n'est rien besoin de dire
À l'horizontale
Mais on ne trouve plus rien à se dire
À la verticale
Alors pour tuer le temps
Entre l'amour et l'amour
J'prends l'journal et mon stylo
Et je remplis
Et les a et les o
Il faudra bien que j'me décide un jour
Mon amour
À me faire la malle
Mais j'ai peur qu'tu n'ailles dans la salle de bains
Tendre la main
Vers
Le
Gardénal
Comme je n'veux pas d'ennui
Avec ma
Conscience et ton père
Je m'laisse faire !
La chanson jazz française
Olivier Piguet
Vincenzo Di Marco
Gymnase Auguste Piccard
Arnaud Nussbaumer 3M3
13 nov.2006
Au-delà du masque de Gainsbourg (fiche résumé)
Regardez-le ! Non mais regardez-le ! Des oreilles de chou, le teint pâle, des valises sous les
yeux, une barbe de plusieurs jours. En public, il est provocant, grossier, parfois aviné ou encore sous l’effet de stupéfiants. Toujours la clope au bec, il ricane froidement lorsqu’il toise
son monde et se permet les plus grosses vacheries. Eh ouais, c’est lui Gainsbarre ! ou Serge
Gainsbourg pour les non-initiés. Auprès du grand public, ce personnage étonnant est le plus
souvent connu pour ses actes et certains de ses propos. Mais maintenant fermez les yeux et
écoutez sa musique… Ne vous êtes vous jamais posé la question, très cher lecteur, si ce n’est
pas d’abord son immense génie qui l’a mené sous les feux de la scène mondiale ?
Le travail que je vous propose est une étude de la vie de Gainsbourg basée sur l’analyse de
quatre de ses textes. Les quatre chansons étudiées ont été choisies selon les critères suivants :
le thème qu’elles évoquaient (c’est-à-dire, l’évolution de la perception de Gainsbourg pour les
femmes), et leur style (soit le jazz comme le laisse supposer le titre de la présentation). J’ai
donc choisi Elaeudanla teïteïa, la fille au rasoir, en relisant ta lettre et ce mortel ennui,
comme principaux supports de ma démarche. Cette dernière se divise en trois parties principales : la première a pour but de vous faire connaître Gainsbourg grâce à différentes anecdotes ou récits. La deuxième, le cœur du travail, consiste en l’analyse des quatre textes. Et la
troisième est une synthèse des deux premières appuyée par quelques faits et témoignagesi.
Cela dans le but de répondre à la question suivante : sous son masque cynique y aurait-il une
once d’amour ?
La conclusion est étonnante, et j’espère qu’après la lecture de ce travail, vous aurez compris
un peu mieux ce personnage complexe qu’est Serge Gainsbourg. Un personnage encore vivant aujourd’hui grâce évidemment à sa personnalité, mais avant tout grâce à sa musique. Si
vous aimez Gainsbourg, alors lisez ce travail et si vous ne l’aimez pas, lisez-le et peut-être
que vous irez acheter l’intégrale de ses albums dans la semaine qui vient. Bonne lecture !
i
Sans aucun rapport avec la première partie du travail, notons que dans l’annexe figure une composition, une
chanson jazz, que j’ai écrite avec mon ami Séverin Bussy.