RÉGION ET DÉVELOPPEMENT 2007-26

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RÉGION ET DÉVELOPPEMENT 2007-26
RÉGION ET DÉVELOPPEMENT
2007-26
Vulnérabilité et crises financières
REVUE RÉGION ET DÉVELOPPEMENT
Revue semestrielle
Revue fondée en 1995 par Gilbert Benhayoun et Maurice Catin
Directeur de la rédaction
Maurice CATIN
Laboratoire d'Économie Appliquée au Développement (LÉAD)
Université du Sud Toulon-Var, BP 20132,83957 La Garde Cedex, France
mél : [email protected]
Comité scientifique
J.P. AZAM (ARQADE, Université de Toulouse I), F. BANDARIN (Université de Venise,
Italie), R. BAR-EL (Ben Gurion University, Israël), F. CELIMENE (CEREGMIA, Université
des Antilles et de la Guyane), J. CHARMES (IRD, Paris), Juan R. CUADRADO ROURA
(Université d'Alcalà, Madrid, Espagne), P.H. DERYCKE (Université de Paris X-Nanterre),
H. FONSECA NETTO (Université de Rio de Janeiro, Brésil), P. GUILLAUMONT (CERDI,
Université d'Auvergne), Ph. HUGON (Université de Paris X-Nanterre), C. LACOUR (IERSO,
Université Montesquieu-Bordeaux
IV), J.Y. LESUEUR (GATE, Université de Lyon 2),
M. MIGNOLET (Faculté Notre Dame de la Paix, Namur, Belgique), J.H.P. PAELINCK
(Université Erasme de Rotterdam, Pays-Bas), J. PARR (Université de Glasgow, UK),
B. PLANQUE (Université d'Aix-Marseille III), M. POLESE (INRS, Montréal, Canada), Rémy
PRUD'HOMME (Université de Paris XII), H. REGNAULT (CATT, Université de Pau), A.J.
SCOTT (Université de Californie à Los Angeles, USA), D. THUILLIER (Université du Québec
à Montréal, Canada).
RÉGION ET DÉVELOPPEMENT est référencée dans ECONLIT.
Site web: www.regionetdeveloppement.u-3mrs.fr
@ L'Harmattan, 2008
5-7, rue de l'Ecole polytechnique, 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan @ wanadoo. fr
harmattan [email protected]
ISBN: 978-2-296-05106-5
EAN: 9782296051065
Région et Développement
n° 26 - 2007
Vulnérabilité et crises financières
coordonné par Philippe GILLES
Philippe GILLES
Introduction - Vulnérabilité et crises financières: enseignements
pour une architecture financière internationale
5
Articles
Elise MARAIS
Mécanismes de propagation régionale de la crise boursière
as
i at
i que.
..........................................................................................................
13
Ali AR! et Rustem DAGTEKIN
Les indicateurs d'alerte de la crise financière de 2000-2001 en
Turquie: élaboration d'un modèle de prévision de crise jumelle
35
Sylvie TACCOLA-LAPIERRE
La crise du subprime
51
Arnaud BOURGAIN et Patrice PIERETTI
Discipliner les centres financiers offshore: incitation par la
pression internationale
65
Gabriel BISSIRIOU
Approche institutionnelle du processus de délivrance de l'aide:
cas de la délégation à une institution multilatérale d'aide au
mandat anti-pauvreté au Sud
85
Cécile BASTIDON, Philippe GILLES et Nicolas HUCHET
Prêt international en
dernier ressort et sélectivité du
re1?fl
oue
ment.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
113
***
Michel BERLAND
Une théorie normative de l'aide au développement
131
Daniela BORODAK
Environnement institutionnel, modes organisationnels et
performances productives: une analyse des grandes fermes
moldaves au début de la transition
147
Martin YELKOUNI
Coûts de transaction et choix des éleveurs laitiers dans
l'appellation d'origine contrôlée cantal
185
Dominique VOLLET et Véronique ROUSSEL
en collaboration avec S. HERVIOU
Les retraités: quel impact socio-économique sur les territoires?
Illustration à partir de la zone de Bourganeuf dans la
Cr eus
e. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
207
***
Com ptes rend us
225
C. DEBLOCK et H. REGNAULT, Nord-Sud. La reconnexion périphérique (par
Christophe Van Huffel)
M. CATIN et H. REGNAULT, Le Sud de la Méditerranée face aux défis du libreéchange (par Christophe Van Huffel)
A. RALLET et A. TORRE, Quelles proximités pour innover? (par Maurice Catin)
J. SURINACH, R. MORENO, E. VAYÀ, Knowledge externalities, innovation clusters
and regional development (par Maurice Catin)
R. RUTTEN, F. BOEKEMA, The Learning Region. Foundations, State of the Art,
Future (par Michel Dimou)
A. J. SCOTT, On Hollywood, The Place, The Industry (par Denis Cantin)
J-C. VEREZ, Pauvretés dans le monde (par Christophe Van Huffel)
A. BEITONE, P. GILLES et M. PARODI, Histoire desfaits économiques et sociaux, de
1945 à nos jours (par Jacques Brasseul)
B.A. ANDREASSEN et S.P. MARKS, Development as a Human Right, Legal,
Political, and Economic Dimensions (par Jacques Brasseul)
INTRODUCTION
VULNÉRABILITÉ ET CRISES FINANCIÈRES
ENSEIGNEMENTS POUR UNE ARCHITECTURE
FINANCIÈRE INTERNATIONALE
Philippe
GILLES
*
Pour Camille & pour Apolline
« Il arriva que le feu prit dans les coulisses d'un théâtre.
Le bouffon vint en avertir le public. On pensa qu'il
faisait de l'esprit et on applaudit;
il insista; on rit de
plus belle. C'est ainsi, je pense que périra le monde dans
lajoie générale des gens qui croiront à une farce. »
S. Kierkegaard,
Ou bien... ou bien, Paris, Gallimard,
coll.
« Tel », 1943,
p. 27.
L'observation des conditions de survenance et de récurrence des crises
financières et/ou monétaires survenues depuis plus de deux décennies permet de
témoigner du basculement d'un système régi par les Autorités politiques et
économiques domestiques à un système mû par les marchés internationaux de
capitaux privés, autrement dit, simultanément et concordemment, la fin du
« système de Bretton Woods» et l'avènement de la « globalisation financière»
(Aglietta et Moatti, 2000 ; Gilles, 2004, 2006)1.
Plus précisément, l'instabilité du régime de financement interne
conjuguée au recours massif à des financements de marché, lesquels substituent
à une contrainte intertemporelle de développement économique de moyen terme
une contrainte financière instantanée de gestion du « bas» de la balance des
paiements, accroît la vulnérabilité aux chocs externes, notamment de liquidité,
des économies concernées. En outre, cet aspect de la globalisation financière et
ses corollaires, en l'occurrence l'association de la mutilation de la souveraineté
des Etats avec la soumission de l'évolution économique, sociale et politique à la
contingence d'intérêts particuliers, ont augmenté les risques de marché, rendant
les pays, notamment émergents, plus vulnérables aux aléas de la conjoncture et
aux comportements privés, face auxquels les cadres nationaux de régulations
* Professeur à l'Université du Sud Toulon-Var, co-directeur du LEAD, Doyen de la Faculté des
Sciences économiques et de gestion, Vice-président de l'Université du Sud Toulon-Var.
1 En fait, l'histoire, quelquefois, bégaie. J.-K. Galbraith (1995), réfléchissant aux crises des
années 1930 en faisant allusion aux illusions des années 1920, à la spéculation boursière et à
l'inflation des actifs financiers assimilées à de la création de richesses, relevait que: « Le monde
de la haute finance se laisse seulement comprendre si l'on a conscience que le maximum
d'admiration va à ceux-là mêmes qui fraient la voie aux plus grandes catastrophes. » N'est-ce pas,
également, la manière adéquate de caractériser nombre d'illusions de l'époque contemporaine
suscitées par la globalisation financière?
Région et Développement na 26-2007
6
Introduction
étatiques (politiques, économiques, financiers et monétaires) se trouvent
désarmés.
Cette évolution symbolise l'obsolescence de même que la répudiation de
la philosophie générale des Accords de Bretton Woods, à savoir assurer les
fonctions de financement des transactions internationales et la régulation des
déséquilibres des balances courantes via un système cohérent de financements
et de changes stables, transposant, au niveau mondial, les modes de régulation
domestiques. Partant, la logique de marché était solidement encadrée par les
interventions publiques à l'échelle nationale par l'intermédiaire de la politique
économique et la fonction de prêteur en dernier ressort exercée par les Banques
centrales. Conséquemment, la stabilité du Système Monétaire International
(SM!) dans un contexte de mouvements de capitaux limités reposait, en
l'absence de véritables instances de régulation et d'arbitrage supranationaux,
sur le leadership assuré, et assumé, par les Etats-Unis, soit une «stabilité
hégémonique» pour reprendre Ch.-P. Kindleberger, au sein de laquelle la
prééminence du Politique (i.e. la régulation publique) sur l'Economique (i.e. la
régulation privée) était manifeste.
Avec l'avènement de la globalisation financière, l'Economique reprend le
dessus sur le Politique, ce qui se traduit par un amoindrissement et un
contoumement des Etats souverains en charge de l'intérêt général (Varii
auctores, 1998). Ce démantèlement des cadres étatiques de régulation associé à
la montée de la sphère financière privée (le mark-to-market), comme principale
source de financement des balances des paiements (tant pour les besoins de
liquidités que pour l'ajustement des parités), ont remis à l'ordre du jour les
crises financières, éventuellement doublées de crises monétaires (twin crisis),
favorisant la spécification d'une nouvelle taxinomie par laquelle les crises de
première, seconde, puis troisième générations furent, initialement, constatées,
puis théoriquement explicitées (Bastidon, 2002).
Dans les modèles de première génération (Agenor, Bhandari, Flood,
1992), ancrés sur une logique « fondamentaliste », la crise constitue la sanction
logique et anticipée d'une politique économique incohérente (<<inconsistency»
au sens de Kydland et Prescott, 1977) soit, spécifiquement, un décalage entre
l'objectif de change annoncé par les Autorités monétaires et l'orientation de la
politique économique mise en œuvre, voire les résultats obtenus en termes de
chômage comparativement aux annonces du Gouvernement (Krugman, 1996)
ou, plus généralement, toute détérioration des fondamentaux, notamment les
crises de dette souveraine (i.e. les crises des années 1980, à la suite du défaut
des principaux débiteurs sud-américains en 1982). Dans ce cadre d'analyse,
Aglietta et de Boissieu (1999) soulignent l'omniprésence de phénomènes d'aléa
moral2, relatifs au comportement de l'emprunteur, lesquels réduisent le
2
Il y a « aléa moral» lorsqu'en fournissant une assurance contre un risque donné, on encourage
des comportements qui rendent la concrétisation de ce risque plus probable. En effet,
l'imperfection des marchés de capitaux, autrement dit la présence d'une information incomplète
et asymétrique entre les prêteurs et les emprunteurs jointe à l'aversion pour le risque et la
solvabilité limitée, rend, généralement, impossible l'obtention de résultats optimaux. Partant, si
Région et Développement
7
déterminisme de ces modèles en rendant plus complexe la spécification de
l'écart à la cible.
Dans les modèles de seconde génération (Eichengreen, 1996), la crise
résulte d'une modification des anticipations des agents privés relatives aux
mêmes fondamentaux que ceux appréhendés dans les modèles de première
génération. Il s'agit, en l'occurrence, d'une crise autoréalisatrice (du bas vers le
haut de la balance des paiements) centrée sur un problème de liquidité: si les
agents anticipent une insuffisance de liquidités, la crise survient alors qu'un
éventuel assèchement résulte, précisément, de leurs propres comportements. Ce
scénario représente, par nature, un contexte d'équilibres multiples.
La recherche d'un cadre d'analyse des crises financières récentes, celles
du Mexique (1994), du Baht et des monnaies asiatiques (1997), du Rouble
(1998), argentine (1999-2000) dans le contexte singulier d'un Currency Board,
et turque (2000-2001) a conduit différents auteurs (Dooley, 1997 ; Aglietta et de
Boissieu, 1999, par exemple) à cerner l'étiologie de ces crises dans les fragilités
des systèmes financiers domestiques, notamment de leurs intermédiations
bancaires. Dans un contexte d'équilibres multiples, la crise de troisième
génération est, alors, définie comme une « crise de première génération, mais
avec des traits sous-jacents que l'on peut attribuer à des fondamentaux dégradés
(. ..), découlant eux-mêmes des comportements microéconomiques privés»
(Aglietta et de Boissieu, 1999). Partant, dès lors que les comportements des
opérateurs sont conditionnés par une logique spéculative (spécularité) nourrie
d'anticipations de variation des cours (boursiers et/ou de change) et de
polarisations mimétiques, cette relation entre comportements microéconomiques et états macroéconomiques est susceptible d'alimenter le risque de
système via les mécanismes de contagion.
Cette menace croissante d'un risque systémique dans ce contexte de
globalisation financière suscite de nombreux débats sur les moyens susceptibles
de le prévenir et sur l'existence d'une architecture financière internationale
les emprunteurs, privés et publics, sont partiellement assurés contre les risques (i.e. les Banques
centrales savent que le FMI exercera sans doute sa fonction de prêteur de facto en dernier ressort,
idem pour les banques domestiques de second rang vis-à-vis du renflouement par la Banque
centrale nationale et, incidemment, pour les investisseurs privés), ils sont incités à tirer davantage
parti de l'incomplétude et de l'asymétrie informationnelles (la situation réelle du pays, l'état des
finances publiques, le degré d'avancement des réformes, la qualité des bilans, la réputation et la
crédibilité des emprunteurs, la qualité des projets, etc.) en prenant des risques excessifs quant à
l'octroi des prêts ou les choix de portefeuille pour les banques commerciales, quant à l'orientation
de la politique économique pour les Autorités.
Cet argument de 1'« aléa moral» n'est pas nouveau. En 1945, les banquiers américains et le
House Banking Commitee, hostiles à la création du FMI, soutenaient que les gouvernements
bénéficiant de l'aide du FMI seraient incités à mener des politiques « laxistes». Ils menèrent, sans
succès, des campagnes contre la ratification par le Congrès américain de l'organisation
internationale de Bretton Woods. Le même argument était avancé par certains Gouverneurs
américains lors de la discussion sur le vote de la contribution de 18 milliards de dollars que les
Etats-Unis devaient fournir au FMI au titre des Accords Généraux d'Emprunt en novembre 1998.
8
Introduction
capable
de l'endiguer,
Développement»
3
objet de ce numéro
spécial
de «Région
et
.
La gestion et la prévention des crises financières et/ou monétaires
nécessitent, en premier lieu, que soient identifiées les principales causes de leur
survenance de même que celles qui conditionnent les éventuels processus de
contagion, thème fédérateur d'un premier groupe de contributions constitué des
articles d'Elise Marais, d'Ali Ari et Rustem Dagtekin, et de Sylvie TaccolaLapierre. Les deux premiers renvoient au traitement économétrique,
respectivement, de la crise des monnaies asiatiques et de la crise turque. Le
troisième concerne un risque de propagation particulier, la contagion de marché
illustrée par la récente crise du subprime.
La contribution d'E. Marais s'inscrit dans l'identification des canaux de
transmission des chocs entre économies émergentes parallèlement à la mise en
évidence de vulnérabilités spécifiques de ces économies à des facteurs de
propagation particuliers. Cet axe de recherche est appliqué à la région asiatique
et, plus précisément, à la crise des monnaies asiatiques (1997-1998). Il est,
alors, démontré qu'en 1997, lorsque la probabilité de dévaluation du Baht est
devenue maximale, les pays comme la Malaisie, l'Indonésie et la Corée du Sud
présentaient, également, des degrés élevés de vulnérabilité, validant, ainsi,
l'hypothèse selon laquelle un effet de créancier bancaire commun a favorisé la
propagation régionale de la crise asiatique. Le scénario est le suivant: lorsque
des pays, proches sur les plans géographique et économique, sont considérés,
par les opérateurs internationaux, comme similaires (i.e. appartenant à la même
classe de risques) au premier pays en crise (ici, la Thaïlande), alors, par leurs
anticipations autoréalisatrices, ces opérateurs transmettent les chocs entre les
économies concernées (canal du wake up cal!). Dans ce cas, la contagion
renvoie à la présence de non linéarités dans les mécanismes de propagation des
chocs. Les estimations d'un modèle économétrique enfull information, portant
sur les marchés boursiers des quatre pays concernés de janvier 1994 à octobre
2003, montrent une interdépendance forte de ces marchés en «période
tranquille ». Partant, la contagion est mesurée par l'existence d'une rupture de
ces liens normaux, i.e. par rapport aux paramètres mesurant l'interdépendance
entre marchés consécutivement à un choc initial, en «période de crise ». La
contagion est, alors, interprétée comme le fait qu'un choc propre à un pays
devienne un facteur régional.
La contribution d'A. Ari et R. Dagtekin est centrée sur la crise turque de
2000-2001. Elle a pour objectif d'élaborer, via un modèle de régression linéaire
et d'un modèle logit portant sur un échantillon comportant 215 observations
3 Chacun des articles constitutifs de ce n° spécial a fait l'objet d'une évaluation anonyme par
« referee ». L'opportunité de rassembler ces différentes contributions, donc de concevoir ce
numéro spécial, résulte de l'importance quantitative et qualitative de soumissions d'articles
adressés à la Revue Région et Développement convergeant vers des thématiques concernant la
macroéconomie financière, les crises financières et l'architecture financière internationale. Je
remercie, tout particulièrement, Matthieu Cuilleron, pour les travaux rédactionnels qu'il a
accomplis pour la réalisation de ce numéro spécial.
Région et Développement
9
mensuelles s'étalant de janvier 1987 à décembre 2004, un indicateur de crise
susceptible de mesurer la vulnérabilité de la Turquie face à un choc externe de
liquidité. Plus précisément, il s'agit d'évaluer le degré d'implication des
variables fondamentales et des variables bancaires dans le déclenchement de
cette crise. Les auteurs démontrent, en l'occurrence, l'importance des variables
relatives à la libéralisation, notamment financière, de la Turquie quant à la
survenance d'une «période de crise»: l'afflux massif de capitaux, insuffisamment stérilisés, puis leur brusque retrait, dans un contexte de prise de
risque excessive du système bancaire domestique (quant à l'octroi des crédits et
quant aux engagements en devises) et de surévaluation du taux de change,
provoquent un mouvement de défiance contagieuse génératrice d'une panique
financière, laquelle se traduit par une détérioration des fondamentaux mesurée
par l'accentuation des déséquilibres commercial et courant, de même qu'une
élévation du ratio «Dettes à court terme/Réserves» qui accroît le risque
d'illiquidité, donc la vulnérabilité de la Turquie face à une attaque spéculative.
La contribution de S. Taccola-Lapierre concerne la crise des crédits
hypothécaires à haut risque, soit les subprime mortgage, survenue, initialement
aux Etats-Unis, en 2007, illustrative des effets du comportement spéculatif des
banques et du rôle du « canal du crédit» dans un contexte de finance libéralisée.
Dans ce cadre, il est démontré que le «support du crédit bancaire» et la
« qualité de l'endettement bancaire », constitutifs de la qualité des bilans des
banques de second rang, forment une source de risque systémique, amplifiée par
l'accroissement de l'incomplétude et de l'asymétrie informationnelles (i.e.
l'opacité liée à la sophistication des produits financiers et bancaires inhérente
aux marchés de la titrisation) laquelle accroît la difficulté, d'une part, de la
mesure de diversification des risques, donc de l'optimalité des choix de
portefeuille, d'autre part, de l'identification des porteurs de risques finaux.
Partant, le respect des réglementations prudentielles constitue, une condition
nécessaire, mais non suffisante, à une prophylaxie des crises de troisième
génération (cf supra); tant une meilleure transparence de la dispersion des
risques associée à un contrôle des agences de notation paraissent, aujourd'hui,
dans une logique universaliste, essentiels du point de vue de la régulation de la
finance internationale.
Dans un second groupe de contributions, constitué de l'article d'Arnaud
Bourgain et Patrice Pieretti et celui de Gabriel Bissiriou, il est démontré que
l'efficacité d'une nouvelle architecture financière internationale nécessite,
respectivement, d'une part, une «moralisation» des comportements des
opérateurs financiers internationaux, singulièrement, depuis les «événements
du Il septembre 2001 », en termes de règles «anti-blanchiment» afin de
discipliner les pratiques des centres financiers offshore; d'autre part,
d'intemaliser les pays les plus pauvres dans un processus de partenariat global
et d'engagements mutuels du «Nord» vers le «Sud », afin d'impulser un
véritable développement économique de l'ensemble des économies; la lutte
contre la pauvreté et l'exclusion, pouvant être, conséquemment, assimilée à un
Bien public mondial dans le sens de la « simple» satisfaction, pour tous, des
10
Introduction
«besoins essentiels» (<<basic needs », Dockès et Rosier, 1988), source de
stabilité et, à terme, de prospérité, d'une nouvelle « Economie monde ».
Dans la contribution d'A. Bourgain et de P. Pieretti, la place des centres
financiers offshore au sein de l'architecture financière internationale
contemporaine est, non seulement, constatée, mais également défendue, sous
certaines conditions, notamment une véritable pression publique internationale
susceptible d'influencer leurs réputations et leurs crédibilités internationales,
comme « plateformes » du développement de l'économie mondiale. Les auteurs
montrent, sur la base d'un modèle de concurrence entre places onshore et
offshore, que ces dernières sont d'autant plus incitées à adopter un
comportement de contrôle de l'origine des fonds de leur clientèle que le degré
d'intégration financière internationale est élevé et que le taux de prélèvement
fiscal entre le centre onshore et le centre offshore est important. En effet, sous
hypothèse d'une mixité de la clientèle de ces centres, donc qu'une partie non
négligeable ne soit pas attirée par l'opacité en relation avec le blanchiment,
l'impact négatif d'une hausse du taux d'imposition sur les placements financiers
(i.e. la baisse du taux de rendement net des placements) est perçue différemment
selon que la place offshore adopte (ou non) un comportement scrupuleux,
autrement dit, tend, entre autres, à être attachée aux règles prudentielles vouées
à une reconnaissance et à une adoption universelles.
La contribution de G. Bissiriou a pour objet de démontrer, via un modèle
Principal!Agent, les déterminants institutionnels et contractuels susceptibles
d'améliorer l'efficacité du mécanisme d'octroi et d'affectation de l'aide au
développement, entre les « donateurs du Nord» et les « pays récipiendaires du
Sud ». Dans le cadre de l'échec relatif du «Consensus de Washington »,
l'auteur, en considérant l'aide comme un contrat où un donateur bilatéral (plus
ou moins) « altruiste» du Nord désire contribuer, par l'intermédiaire d'une aide
exogène aux pays du « Sud », à une réduction de la pauvreté du Sud, démontre
un phénomène d'« aléa moral» (cf supra), lequel se traduit par une anticipation
des Autorités des pays récipiendaires à mener des politiques « laxistes» (i.e.
opposées aux objectifs de développement économique durable des économies
concernées). Partant, un des moyens de contrecarrer ces externalités négatives
consiste à déléguer l'allocation de cette aide à une institution multilatérale
d'aide, à l'instar de la Banque mondiale, afin de résoudre les problèmes
d'incohérence temporelle et d'agence (i.e. d'« aléa moral» et de «sélection
adverse »). Au moyen d'un «mandat anti-pauvreté» renouvelé, l'intermédiation par les institutions multilatérales, notamment issues des Accords de
Bretton Woods, permet d'approximer une solution de second rang susceptible
de favoriser des partenariats Nord/Sud axés sur la bonne gouvernance en termes
de gestion de Biens publics mondiaux (la réduction de la pauvreté, la prévention
et la gestion des crises financières, le développement durable), afin que
l'ensemble des pays, y compris les « moins avancés» (PMA) puisse bénéficier
des gains potentiels liés à la globalisation financière ou, a minima, sortir de
l'ornière du sous développement voire de la stricte dépendance alimentaire qui
exclut ces pays de la sphère marchande, les précipitant ipso facto dans une
« économie du don ».
Région et Développement
Il
ln fine, dans ce contexte de globalisation financière, désormais précisée
dans sa complexité et sa polysémie, où la récurrence et la propagation des crises
financières et/ou monétaires domestiques sont susceptibles d'alimenter, via la
contagion, un risque de système, il est nécessaire de s'interroger sur une
régulation institutionnelle susceptible de cerner les contours d'une nouvelle
architecture financière internationale capable de combler une double absence:
d'une part, celle relative à une véritable réglementation universelle des activités
bancaires; d'autre part, celle concernant l'existence d'un Prêteur international
en dernier ressort en mesure d'enrayer les logiques de défiance contagieuse
potentiellement génératrices de crises systémiques (effet tequila)4, à la suite du
défaut d'un débiteur souverain « too big to fail »5,d'attaques spéculatives, ou de
chocs externes (cf supra). D'où la nécessité de spécifier des modèles de
comportement des institutions financières, aux niveaux international et national,
à même d'assurer cette régulation, notamment l'art du prêteur en dernier ressort,
d'une part, au niveau global, soit le renflouement d'un éventuel Prêteur
international en dernier ressort (PIDR) à un Etat souverain susceptible d'être
(prévention) ou confronté (gestion) à une crise de troisième génération, d'autre
part, au niveau domestique, soit le renflouement d'une Banque centrale aux
banques commerciales du pays concerné, objet de la contribution de Cécile
Bastidon, Philippe Gilles et Nicolas Huchet, qui conclut ce numéro spécial.
Dans cette contribution, il est démontré que, dans un contexte de crises de
troisième génération, le Prêt en dernier ressort constitue une solution si, et
seulement si, le PIDR bénéficie d'informations fiables relatives aux marchés
financier et bancaire domestiques afin d'assurer, parallèlement à sa fonction
macroéconomique traditionnelle, une fonction microéconomique de prêts
sélectifs à des banques individuelles. L'optimalité d'intervention de ce PIDR
nécessite, alors, de spécifier deux niveaux de sélectivité du renflouement
assujettis au principe d'ambiguïté constructive (Goodhart et Huang, 1999):
dans un premier temps, l'éligibilité (ou non) des pays en crise, dans un second
temps, les seules banques solvables des pays récipiendaires selon une double
logique, celle de la recapitalisation (Recapitalization bail-out), et celle de
l'évitement de la propagation systémique de la crise (Catalytic bail-out).
4 Cette formule est employée, par analogie, avec l'effet de propagation de la crise mexicaine de
1994. En effet, sa survenance n'a quasiment pas été prévue, donc anticipée, par les opérateurs
internationaux. Partant, les lourdes pertes enregistrées par les détenteurs de titres mexicains (i.e.
les tesobonos) ont provoqué une logique de défiance à l'encontre de l'ensemble des économies
émergentes, perçues par les agents comme appartenant à la même classe de risques, d'où un
mouvement de contagion appelé « effet tequila ».
5 Un débiteur souverain too big tofail est entendu, ici, comme un pays dont le seul défaut menace
directement la stabilité globale du Système Monétaire International; autrement dit, dont le seul
défaut détermine un risque de système. C'est, notamment, le cas de la Russie lors de la crise du
rouble en 1998 (Gilles, 2002).
12
Introduction
RÉFÉRENCES
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Aglietta M., de Boissieu Ch., 1999, «Le prêteur international en dernier
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française.
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Dockès P., Rosier B., 1988, L 'Histoire ambiguë. Croissance et Développement
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MÉCANISMES DE PROPAGATION RÉGIONALE
DE LA CRISE BOURSIÈRE ASIATIQUE
Elise MARAIS *
Résumé - Cet article étudie les mécanismes de transmission régionale de la
crise boursière asiatique de 1997-1998. Nous estimons un modèle en full
information de janvier 1994 à octobre 2003 sur les marchés boursiers de
quatre pays asiatiques touchés par la crise de 1997-1998 : la Thaïlande, la
Malaisie, les Philippines et la Corée du Sud. Les estimations montrent que les
marchés boursiers des quatre économies étudiées ont des relations
d'interdépendance assez marquées. Lors de la crise asiatique, il y a une
rupture structurelle de ces liens mettant en évidence le rôle de la contagion,
caractérisée par la présence de non linéarités dans la transmission de cette
crise.
Mots-clés: CRISES FINANCIÈRES, CONTAGION, NON LINÉARITÉS.
JEL Classification:
F30, G 15.
t}ne version préliminaire de cet article a fait l'objet de présentations lors des journées du GdR
Economie Monétaire et Financière: Les crises financières internationales, mai 2004, Orléans
et lors du Lille congrès de l'AFSE, La Sorbonne, septembre 2004.
*CEFI, Université de la Méditerranée, Château La Farge, Route des Milles, 13290 Les Milles,
maraisel [email protected].
Région et Développement
na 26-2007
14
Elise Marais
1. INTRODUCTION
La décennie 90 a été marquée par de nombreuses crises financières et
monétaires dans les pays émergents. La crise mexicaine et l'effet Tequila de
1994-1995, la crise asiatique de 1997-1998 et les crises russe et brésilienne de
1998-1999 ont eu tendance à être chronologiquement et parfois géographiquement groupées, c'est-à-dire à s'étendre entre pays et ceci indépendamment des fondamentaux macroéconomiques des pays concernés. La crise
en Asie du Sud-Est de 1997-1998 apparaît singulière pour au moins trois
raIsons.
Premièrement, cette crise a frappé les économies les plus dynamiques
de la région à l'époque comme la Thaïlande, la Malaisie, les Philippines et la
Corée du Sud1.
Deuxièmement,
la crise asiatique
constitue
une crise de
surinvestissement dans laquelle le secteur privé a joué un rôle majeur
(overborrowing syndrom). Le déclenchement de la crise lors de la
dévaluation du baht thaïlandais en juillet 1997 révèle l'ampleur des problèmes
bancaires et financiers internes aux économies asiatiques. Ces pays ont été en
quelque sorte "victimes" de l'afflux de capitaux privés qui a favorisé le crédit
bancaire et diminué l'efficacité de l'allocation des investissements. Les
dévaluations des monnaies asiatiques amorcent une phase de faillites
importantes. Ainsi, la crise asiatique a conduit à un renouvellement des
théories sur les crises monétaires et financières. Les variables financières
peuvent jouer un rôle majeur dans le déclenchement des crises dans des
économies qui ont connu une libéralisation rapide.
Enfin, la crise de 1997-1998 s'est propagée à l'ensemble de la région de
l'Asie du Sud-Est, à travers les marchés des changes et les marchés boursiers
à une vitesse spectaculaire. A ce titre, elle constitue l'illustration la plus
marquée de ce que l'on appelle dans la littérature économique la contagion
financière.
De manière générale, la contagion fait référence à l'extension des
perturbations des marchés financiers d'un pays vers les marchés financiers
d'autres pays. Plus précisément, on oppose traditionnellement la contagion
fondamentale, induite par les interdépendances réelles2 et financières3 entre
1 Ces économies bénéficiaient d'une croissance du PIB élevée tirée par les investissements
étrangers et les exportations.
2 Voir Gerlach et Smets (1995) pour le rôle des liens commerciaux dans la transmission des
crises monétaires et Corsetti et al. (1999, 2000) pour un modèle de dévaluations contagieuses.
Voir Eichengreen, Rose et Wyplosz (1996) et Glick et Rose (1999) pour les travaux empiriques
témoignant de la pertinence des liens commerciaux dans la transmission des crises monétaires.
3 Voir Allen et Gale (2000) pour un modèle de contagion financière sur le marché
interbancaire des dépôts et VanRijckeghem et Weder (1999) (2001) pour une étude empirique
sur l'effet de créancier bancaire commun.
Région et Développement
15
pays (fundamentals-based contagion, Kaminsky et Reinhart, 1999 ; Calvo et
Reinhart, 1996) à la contagion psychologique/pure qui met en jeu le
comportement des investisseurs (Masson, 1998, 1999).
La distinction entre contagion fondamentale et contagion pure est
également pertinente d'un point de vue empirique. En effet, on oppose les
mesures de la contagion fondamentale des mesures de la contagion pure.
Ainsi, nous pouvons distinguer deux types d'études empiriques sur la
contagion4. Le premier type d'études empiriques s'intéresse aux effets d'un
choc dans un pays sur d'autres pays. Les estimations économétriques par
modèles probit/logit permettent de tester la significativité de différents
canaux réels de transmission des chocs comme les liens commerciaux, les
interdépendances financières ou les similitudes macroéconomiques (voir par
exemple Eichengreen, Rose, et Wyplosz, 1996 ; Glick et Rose, 1999 ; et
Caramazza, Ricci et Salgado, 2000, 2004). Ces études insistent sur les
externalités (spillovers) générées par les interdépendances réelles et
financières entre pays pour expliquer la transmission des chocs entre pays.
Selon la classification de Forbes et Rigobon (2000, 2002), dans ce type de
travaux relatifs aux théories non contingentes aux crises, les mécanismes de
transmission des crises après un choc initial ne sont pas différents de ceux qui
prévalent avant la crise. Les liens entre marchés sont élevés quel que soit
l'état de la nature. Ces liens élevés témoignent de la continuité de l'interdépendance entre économies de marché intégrées économiquement et financièrement, la globalisation commerciale et financière jouant à ce titre un rôle
majeur.
Dans le second type de recherches empiriques, la contagion est définie
comme la présence de discontinuités dans les mécanismes de propagation des
chocs. Ces travaux s'insèrent dans ce que Forbes et Rigobon (2000) appellent
les théories contingentes aux crises. Dans ce cadre d'analyse, le mécanisme de
transmission durant la crise (ou juste après) est fondamentalement différent
de celui qui prévalait avant la crise. Cette dernière provoque un changement
structurel de telle sorte que les chocs se propagent par l'intermédiaire d'un
canal qui n'existe pas durant les périodes de stabilité financière. Ainsi, la
question majeure en matière de contagion est de savoir si les liens entre
marchés sont modifiés durant les crises ou s'ils reflètent une interdépendance
normale entre les marchés.
Nous étudions la stabilité des mécanismes de transmission des chocs
entre quatre marchés boursiers asiatiques de janvier 1994 à octobre 2003. A
l'aide d'une méthode en full information, nous cherchons à montrer la
présence de non linéarités dans les mécanismes de propagation des chocs
entre ces marchés boursiers consécutivement à la crise asiatique de 19971998. La section 2 propose une revue des travaux théoriques et empiriques
4 Pericoli et Sbracia (2003) proposent une autre classification des différentes mesures de la
contagion et donnent un large aperçu des travaux empiriques en la matière. Voir également
Rigobon (1999) et Sander et Kleimeier (2003).
16
Elise Marais
sur la contagion qui font référence à l'existence d'une rupture dans les liens
entre marchés consécutivement à une crise dans un pays. Dans la section 3,
nous présentons la méthode économétrique en full information permettant
d'estimer un modèle structurel d'interdépendance et de chocs communs. La
section 4 détaille et interprète les résultats des estimations économétriques
concernant les marchés boursiers de quatre économies asiatiques. Enfin, la
dernière section présente des éléments de conclusion.
2. THÉORIES CONTINGENTES AUX CRISES
ET MESURE DE L'INSTABILITÉ DES MÉCANISMES
DE TRANSMISSION DES CHOCS
Dans le cadre analytique des théories contingentes aux crises ou de la
contagion pure, la crise provoque une modification des liens entre marchés de
telle sorte que les chocs se propagent par des canaux qui n'existent pas durant
les périodes de stabilité financière. Comme Dornbusch, Claessens et Park
(2000) et Edwards (2000), nous distinguons trois canaux de transmission des
chocs relatifs aux théories contingentes aux crises: le rôle des équilibres
multiples, les chocs de liquidité endogènes et le rôle des asymétries
d'information.
Dans un contexte de contagion, le mécanisme d'équilibres multiples se
produit lorsqu'une crise dans un pays est utilisée comme tâche solaire pour
d'autres pays. En effet, si un "virus" passe d'un pays à un autre, il fait passer
les "victimes" d'un bon équilibre à un mauvais équilibre. Le mauvais équilibre
peut se caractériser par une dévaluation (crise de change), une chute du prix
des actifs financiers, des sorties de capitaux ou un défaut sur la dette. Masson
(1999) montre comment une crise dans un pays peut coordonner les
anticipations des investisseurs faisant passer une autre économie d'un bon à
un mauvais équilibre de crise. Le passage d'un bon à un mauvais équilibre et
la transmission de la crise à d'autres pays se fait par l'intermédiaire d'une
modification des anticipations des investisseurs et non par l'existence de liens
réels entre pays. C'est la réalisation voire simplement l'anticipation d'une crise
ailleurs qui déclenche la crise dans un autre pays et ceci indépendamment
d'un changement effectif ou futur des fondamentaux macroéconomiques5. En
outre, selon Forbes et Rigobon (2000, 2002), la transmission de la crise dans
la première économie à d'autres pays par l'intermédiaire d'une modification
des anticipations des investisseurs se produit à travers un canal qui n'existe
pas dans les périodes stables.
Les théories contingentes aux crises prennent également en compte les
phénomènes de rééquilibrage de portefeuilles réalisés en excès par rapport
aux situations fondamentales et/ou sur des marchés à information
asymétrique. Valdès (1997) développe un modèle de liquidité endogène dans
5 Le passage du bon équilibre à l'équilibre de crise n'est cependant pas arbitraire puisqu'il
dépend de la valeur des paramètres clés du modèle. Selon ces valeurs, l'économie sera ou non
dans une "zone de crise" qui la rendra vulnérable à un saut vers le mauvais équilibre.
Région et Développement
17
lequel une crise dans un pays peut réduire la liquidité des participants du
marché. Ce choc de liquidité peut forcer les investisseurs à recomposer leurs
portefeuilles en vendant des actifs d'autres pays pour satisfaire des appels de
marge par exemple.
Mais si le choc de liquidité initial est suffisamment important, une crise
dans un pays peut augmenter le degré de rationnement du crédit et forcer les
investisseurs à vendre leurs participations dans des actifs de pays qui n'étaient
pas touchés par le choc initial et qui présentent des fondamentaux solides. En
outre, les chocs de liquidité endogènes sont d'autant plus importants qu'ils se
produisent dans un contexte d'asymétries d'information. Ainsi, Calvo (1999)
développe un modèle de liquidité endogène dans lequel il y a des asymétries
d'information entre agents. Les agents informés peuvent être obligés de
vendre des actifs émergents pour répondre à des appels de marge. Les agents
non informés observent ce choc de liquidité mais ne peuvent en déterminer la
cause. Plus précisément, ils ne peuvent pas faire la distinction entre les appels
de marge auxquels font face les agents informés et un mauvais signal
témoignant d'une dégradation des fondamentaux des pays concernés par les
ventes d'actifs. Ce phénomène de mimétisme résultant d'une mauvaise
interprétation des actions des agents informés conduit à une amplification des
retraits de capitaux des pays émergents concernés. Pour Forbes et Rigobon
(2000), dans ces deux modèles, le canal de transmission du choc de liquidité
endogène ne se produit pas durant les périodes stables, mais seulement après
un choc initial.
Ainsi, les asymétries d'information provoquent une transmission des
chocs entre pays tout en amplifiant les mouvements de prix et les retraits
d'actifs financiers. King et Wadhwani (1990) étudient l'importance des
asymétries d'information dans la transmission des chocs à l'aide d'un modèle
dans lequel des agents rationnels disposent d'une information imparfaite.
King et Wadhawani montrent que dans un contexte d'information
asymétrique, un choc idiosyncratique à un pays peut avoir des effets sur
d'autres marchés à cause de la tentative des agents de déduire de l'information
des variations de prix. Calvo et Mendoza (2000) montrent qu'en présence
d'asymétries d'information, les coûts fixes impliqués dans la collecte et le
traitement de l'information spécifique à un pays peuvent conduire à des
comportements moutonniers. Etant donné les coûts liés à la collecte et au
traitement de l'information, la plupart des petits investisseurs ne peuvent pas
se permettre de collecter individuellement les informations spécifiques à
chaque pays. Ces investisseurs individuels qui sont peu informés ont intérêt à
suivre les actions des agents informés plutôt que de payer pour obtenir
l'information. Pour prendre leurs décisions d'investissement, les agents peu
informés vont négliger leurs propres informations et s'inspirer des actions des
agents informés. Calvo et Mendoza montrent que, dans le cas d'une crise,
cette uniformisation des actions des investisseurs conduit à des ventes
massives et généralisées d'actifs.
18
Elise Marais
Les travaux empiriques dans le domaine des théories contingentes aux
crises ne testent pas directement la significativité des canaux détaillés précédemment. Ces travaux étudient la stabilité des mécanismes de transmission
des chocs entre pays consécutivement à une crise. Ces mesures de la
contagion pure peuvent être classées en deux catégories:
les modèles
GARCH qui déterminent la présence d'extemalités de volatilité et les travaux
sur la shift contagion (Forbes et Rigobon, 2000) qui testent s'il y a une rupture
structurelle dans le mécanisme de propagation des chocs. Ces travaux
regroupent principalement des études sur les corrélations et déterminent les
co-mouvements en excès par rapport aux fondamentaux ou les comouvements témoignant d'un changement significatif des liens entre marchés.
Nous présentons ici les mesures de la contagion qui font explicitement
référence à la présence d'une modification des liens entre marchés
conditionnellement à une crise dans un pays.
Les premières études en la matière s'intéressent aux co-mouvements de
rendement d'actifs financiers. La contagion est alors définie soit comme l'augmentation significative des coefficients de corrélation entre la période
tranquille et la période de crise soit comme la présence de co-mouvements
supérieurs à ceux induits par les fondamentaux macroéconomiques6. Le
premier travail de référence dans ce domaine est celui de King et Wadwhani
(1990) qui montrent que les coefficients de corrélation entre les marchés
boursiers américain, anglais et japonais augmentent significativement après la
chute du Dow Jones, preuve de contagion lors de la crise boursière de 1987.
A la suite des crises émergentes de la décennie 90 (la crise mexicaine et l'effet
Tequila en 1994-1995, la crise asiatique de 1997-1998, la crise russe en 1998
et la crise brésilienne en 1999), la problématique de la contagion s'est orientée
sur les économies de marché émergentes7. Baig et Goldfajn (1998) étudient le
phénomène de contagion lors de la crise asiatique en s'intéressant aux
coefficients de corrélation entre les taux de change, les taux d'intérêt, les
indices boursiers et les spreads. Leurs résultats valident l'existence de
mécanismes de contagion sur le marché des changes et sur le marché de la
dette souveraine.
Bazdresch et Werner (2000) s'intéressent à l'impact des crises asiatique
et russe sur le Mexique. La crise asiatique provoque une augmentation
significative des coefficients de corrélation entre marchés boursiers. La crise
russe provoque également une augmentation de la corrélation entre le
Mexique et la Russie. Il y a également des preuves de contagion entre le
Mexique, les pays d'Asie et la Russie sur les marchés de la dette souveraine.
6 Dans la même lignée, Edwards (2000) définit la contagion économique comme des
"situations where the extent and magnitude to which a shock is transmitted exceeds what was
expected ex ante" (p. 5). La contagion se produit lorsque les co-mouvements ne sont pas
expliqués par les fondamentaux.
7 Une des premières études sur la contagion dans les économies émergentes est celle de Calvo
et Reinhart (1996). Elles montrent la présence d'une augmentation significative des coefficients
de corrélation après la dévaluation du peso mexicain, validant l'effet Tequila.
Région et Développement
19
A la suite de ces travaux, Forbes et Rigobon (2000, 2002) mettent en
évidence les limites des tests de contagion basés sur l'étude des coefficients
de corrélation8. Ils montrent que les tests économétriques de la contagion sont
biaisés à cause de la présence d'hétéroscédasticité, de variables endogènes et
de variables omises. Forbes et Rigobon (2000, 2002) proposent une procédure
d'ajustement du biais d'hétéroscédasticité9 et Rigobon (1999, 2003) établit
une nouvelle procédure d'identification10 se basant sur l'hétéroscédasticité des
chocs structurels pour résoudre le problème des variables endogènes.
Par ailleurs, les travaux de Rigobon (1999, 2003) sont les premiers à
faire explicitement référence à la question de la stabilité des mécanismes de
transmission des chocs. La contagion traduit alors la présence de non
linéarités dans le mécanisme de propagation des chocs. Elle se manifeste par
une modification (augmentation ou une diminution) de l'interdépendance
entre les marchés. La contagion est définie comme un changement significatif
dans la manière avec laquelle les chocs spécifiques aux pays se transmettent
intemationalement. D'un point de vue économétrique, la contagion est
interprétée comme le rejet de l'hypothèse nulle de stabilité des mécanismes de
transmission des chocs entre pays conditionnellement à une crise ailleurs.
Forbes et Rigobon (2000) parlent dans ce cas de shift contagion lorsque
les co-mouvements entre marchés augmentent après un choc. Le choc et sa
propagation provoquent une rupture structurelle dans le mécanisme de transmission des chocs entre pays, de telle sorte que les chocs se propagent à
travers des canaux qui n'existent pas durant les périodes tranquilles.
L'utilisation d'un coefficient de corrélation ajusté de l'augmentation de la
variance offre des résultats contradictoires11 et donnent lieu à des critiques12.
La méthode employée par Rigobon (1999, 2003) (procédure en limited
information) fait également l'objet de critiques13.Dans la lignée des questions
soulevées par les travaux de Forbes et Rigobon et de Rigobon, les études
empiriques récentes en matière de contagion s'intéressent directement à la
question de la non linéarité des mécanismes de propagation des chocs entre
marchés. Selon Favero et Giavazzi (2002), la contagion se manifeste par une
8 Concernant les critiques et les mises en garde relatives à l'utilisation des coefficients de
corrélation bruts pour tester la contagion, voir également Boyer, Gibson, et Loretan (1999),
Loretan et English (2000), et Dungey et Zhumabekova (2001).
9 Le théorème de corrélation normale mis en évidence par Ronn (1998).
10 Sans utiliser de contrainte d'exclusion, de contrainte de signe, de contrainte sur le long
terme, ou de contrainte sur la covariance.
Il Forbes et Rigobon (2000, 2002) concluent alors "No contagion, only interdependence" lors
des crises émergentes récentes alors que Baig et Goldfajn (2000) mettent en évidence la
présence de contagion entre la Russie et le Brésil.
12Voir par exemple Rigobon (1999) et Corsetti, Pericoli et Sbracia (2001).
13 Selon Walti (2003), les résultats obtenus par Rigobon en faveur d'un non rejet de l'hypothèse
nulle de stabilité des paramètres doivent être pris avec précaution puisque le pouvoir des
estimateurs de variable instrumentale dépend de la taille du sous échantillon de forte volatilité
et du degré d'hétéroscédasticité.
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Elise Marais
augmentation ou une diminution des liens normaux entre marchés suite à un
choc initial. Favero et Giavazzi (2002) appliquent une méthode en full
information14 à l'étude des non linéarités dans les mécanismes de propagation
des chocs lors de la crise du SME. Le modèle structurel d'interdépendance
des spreads de taux à trois mois met en évidence peu d'interdépendance entre
les sept pays européens étudiés. L'hypothèse de linéarité des mécanismes de
propagation des chocs (absence de contagion) est rejetée dans douze cas sur
vingt épisodes de chocs locaux. Bonfiglioli et Favero (2002) estiment un
modèle structurel cointégré des marchés boursiers allemand et américain de
1980 à 2002. Les estimations montrent qu'on ne peut pas rejeter l'hypothèse
de non interdépendance de long terme entre ces deux marchés boursiers. En
ce qui concerne les dynamiques de court terme, les résultats mettent en
évidence la présence de non linéarités dans les mécanismes de propagation
des chocs entre ces deux marchés. Enfin, Walti (2003a, 2003b) applique cette
technique aux crises émergentes de la décennie 1990 : la crise asiatique et
l'impact de la crise russe sur les économies d'Europe centrale. Concernant la
crise asiatique, Walti met en évidence le rôle significatif des chocs communs
dans l'évolution des marchés boursiers asiatiques et la présence de non
linéarités dans le mécanisme de propagation des chocs entre ces marchés. Les
estimations montrent également la présence de non linéarités dans la
transmission des chocs spécifiques aux pays lors de la crise russe. Dans les
deux cas, cette transmission se fait de manière asymétrique.
3. MÉTHODE EMPIRIQUE
Cet article applique une méthode en full information qui permet
d'étudier le phénomène de contagion en limitant les problèmes liés à
l'utilisation de données financières (variables omises, variables endogènes et
hétéroscédasticité). Cette méthode permet également de clarifier les
qualificatifs employés en opposant clairement interdépendance et contagion.
L'interdépendance est définie comme le co-mouvement simultané entre les
marchés boursiers des pays i et}. La contagion est définie comme la présence
de non linéarités. Cette technique permet d'isoler les chocs spécifiques à
chaque pays et d'évaluer leurs effets sur les autres pays. La contagion désigne
le fait qu'un choc spécifique à un pays devienne un facteur régional,
autrement dit le fait que les chocs idiosyncratiques du pays i se transmettent à
d'autres pays. La contagion est donc interprétée comme le rejet de l'hypothèse
nulle de stabilité des mécanismes de propagation des chocs entre pays
conditionnellement à une crise ailleurs. L'objectif de cette étude est de mettre
en évidence la présence d'une rupture dans les mécanismes de transmission
des chocs lors de la crise boursière asiatique de 1997-1998 entre quatre
économies (la Thaïlande, les Philippines, la Malaisie et la Corée du Sud) tout
en évaluant l'importance de différents canaux de transmission.
Pour ce faire, nous estimons le modèle structurel suivant:
14 La méthode économétrique est détaillée dans la section suivante.