Lettre 36.indd - Institut François Mitterrand
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La lettre de l’Institut François Mitterrand Publication trimestrielle N° 36 - Juin 2011 L’éditorial Par Hubert Védrine L e trentième anniversaire du 10 mai 1981 a suscité en France un intérêt sans précédent. Il est vrai que lors du dixième anniversaire en 1991, François Mitterrand était encore président, et qu’au moment du vingtième, en 2001, c’était le gouvernement Jospin. Il n’y avait pas alors de besoin de se retourner sur le passé. Sans aucun doute, cet intérêt traduit un manque : à la tête du PS, à gauche en général et même en France. D’où cette évidente « nostalgie », assumée comme telle mais aussi critiquée par quelques uns parce que « passéiste ». Toutefois, il y a parfois des nostalgies porteuses d’avenir. Qu’ils aient ou non été mitterrandistes, les Socialistes ne peuvent que constater que François Mitterrand est jusqu’ici le seul homme de gauche à avoir gagné une présidentielle en France, et que la gauche a été battue en 1995, 2002 et 2007. Dès lors ils se demandent plus que jamais : comment a-t-il fait ? Ils scrutent donc, en cette année préélectorale, la séquence 1965-19711981. Beaucoup moins la réélection « France unie » de 1988. La réussite remarquable de Lionel Jospin comme premier ministre, de 1997 à 2002 a été peu ré-évoquée en mai. Pourtant elle ne devrait pas être effacée par son échec au premier tour de l’élection de 2002, dû à la dispersion des voix de gauche. Ceci prouve seulement qu’en ce moment, la gauche pense présidentielle plus que législatives. Comme je l’avais dit à Jarnac, le 9 janvier 2011, François Mitterrand est devenu une référence historique. Pour la gauche, certes, mais pas uniquement. Tous peuvent s’inspirer de tel ou tel aspect de sa demande, ou de sa personnalité. Mais personne n’en est le seul héritier, ni ne peut se l’approprier. Colloques, table-rondes, numéros hors-séries de journaux ou émissions ont beaucoup traité de sa stratégie politique, de sa campagne, de son élection, de la joie du 10 mai, du gouvernement Mauroy, etc. Quelques films, notamment celui – juste et sensible - de Jean-Michel Djian sur les dernières années, ont été plus centrés sur la personnalité fascinante de François Mitterrand, comme l’avait été, dans un genre très différent, « l’Adagio » d’Olivier Py à l’Odéon. Sans surprise, ces manifestations ont fourni aux opposants habituels, qui n’ont rien appris ni rien oublié, l’occasion de se manifester sur Vichy, l’Allemagne, la Yougoslavie, le Rwanda, l’Algérie, la politique économique de la gauche de 1981 à 1983, etc., selon un répertoire bien établi. Mais leurs attaques perdent de la force avec le temps : les effets produits par des révélations qui n’en étaient pas, sorties du contexte, se sont émoussés ; le côté biaisé, voire mensongé ou inventé, de certaines attaques se voit trop ; les historiens ont travaillé, même si ces polémistes ignorent en général leurs conclusions. Et le peuple français, après avoir entendu tout et le contraire de tout sur François Mitterrand a conclu : il a été un grand président. Le Figaro a été irrité par l’ampleur de cette vague du souvenir. Philippe Alexandre a voulu montrer qu’il mordait encore en dénonçant les 7 erreurs capitales de François Mitterrand. Etienne Mougeotte a trouvé que « Trop, c’est trop » et a condamné une nouvelle fois, en bloc, tout l’héritage – sauf, concède-t-il, une politique étrangère « convenable ». Mais la droite se trompe en stigmatisant une nouvelle « mitterrandolâtrie ». Le ton des débats était le plus souvent sérieux et objectif, plus « historique » que partisan. Les contributions de Lionel Jospin et Laurent Fabius, entre autres, ont été remarquables. De toute façon la droite n’a qu’à s’en prendre à elle-même si elle n’a pas produit depuis plus de quarante ans un personnage aussi fascinant. Il y a eu, bien avant, De Gaulle. Mais il n’était pas que de droite et, de toute façon, la droite l’a oublié. Reste la question de « l’abandon », voire du « reniement » posée par certains, à gauche, qui ne peut pas être occultée. Symétriquement à la droite qui reproche toujours à la gauche d’avoir compromis la compétitivité française par ses mesures sociales de La lettre de l’Institut François Mitterrand se saisissant du levier européen, François Mitterrand a voulu donner à la gauche française un nouveau moyen d’action. Sans cela, notre pays se serait replié sur lui-même et n’aurait plus guère pesé – notamment sur son environnement économique déjà fortement dépendant du monde extérieur. La gauche aurait alors été rapidement balayée, laissant à une droite revancharde le soin de guider le pays à travers les formidables mutations que le monde a alors connu, mutations économiques, technologiques, sociales, diplomatiques, etc. C’est grâce à cette détermination que François Mitterrand a extirpé des esprits l’idée que la gauche ne parvenait au pouvoir que lors de brèves fractures, ou « d’expériences ». « Je ne leur ferai pas cadeau d’une seule minute. » répétait-il. Contre cette fatalité grâce à lui, plus personne n’assimile la gauche à brièveté, fragilité, fugacité. 1981/1983 (en oubliant que les nationalisations ont sauvé et remis sur pied une partie de l’industrie, et finalement de l’économie française, laissée à l’abandon dans les années soixante-dix !), une partie de la gauche continue d’évoquer douloureusement l’abandon des « promesses » ou des « espérances » socialistes, voire un « reniement » des idéaux, qu’elle date en général de mars 1983 – même si cette notion de « tournant » est aujourd’hui discutée par les historiens. Cette interpellation doit être prise au sérieux, historiquement, et dans la perspective de 2012, et elle appelle de vraies réponses. On peut d’abord rappeler que, de 1981 à 1983, François Mitterrand et Pierre Mauroy avaient tenu l’essentiel de leurs promesses ; que nombre d’entres elles sont toujours en vigueur aujourd’hui ; que cellesci étaient socialement justifiées ; que les économistes (et pas seulement ceux du PS français) annonçaient à l’époque une relance de l’économie mondiale, qui aurait justifié et conforté la politique économique de l’Union de la gauche. Ce qui ne fut pas le cas. Finalement, c’est peut-être cette réinsertion de la gauche dans la réalité – toute celle-ci s’est révélée brutale avec la dérégulation systématique – que regrettent encore certains qui ont la nostalgie de la pure indignation ? Dès lors ce n’est pas de « dérives » diverses, dont certains veulent l’accabler, dont François Mitterrand serait responsable, mais bien de ces retrouvailles avec le réel ! Il ne faut surtout pas oublier l’écart entre les économies, c’est-à-dire essentiellement entre les monnaies françaises et allemandes. Écart qui était l’héritage notamment de la politique économique du gouvernement de Raymond Barre. Les 14 % d’inflation, au moment où François Mitterrand entre à l’Élysée étaient déjà pénalisants. Ceci explique les trois dévaluations entre mai 1981 et mars 1983 mais aussi la volonté de François Mitterrand que la France ne se retrouve pas, quelques années plus tard, après une réunification allemande qu’il avait déjà à l’esprit du fait de l’affaiblissement continu de l’URSS (il en avait parlé à Helmut Schmidt dès octobre 1981), pieds et poings liés dans une zone mark. A cet égard, la décision mitterrandienne de mars 1983 de maintenir le franc dans le Système Monétaire Européen – c’està-dire de réitérer le choix fait dès le mois de mai 1981 de respecter les engagements européens de la France –, décision soigneusement pensée et pesée, ne fut pas un abandon, encore moins un reniement. Elle fut en réalité l’occasion d’un nouveau départ, le signe, face aux contraintes rencontrées par la gauche, de la volonté de se servir du levier européen pour les desserrer. Sans cette décision, pas d’accord possible à Fontainebleau avec Kohl en 1984, pas d’isolement de Margaret Thatcher, pas de nomination de Jacques Delors à la tête de la Commission européenne en 1985, pas de relance européenne et finalement pas de traité de Maastricht en 1992. D’où l’importance du second septennat – sur l’utilité duquel s’interrogent encore certains esprits légers – puisque c’est pendant ces années 1988-1992 que cette politique européenne a porté ses fruits. En Ceux qui regrettent la pureté théorique et n’envisagent qu’une gauche d’opposition se trompent. Le plus grand service que François Mitterrand a rendu, à la gauche et finalement à la France, c’est bien celui-ci. Cela a changé notre pays, la France, y compris la gauche. Cela l’a refondée. En 2012, la gauche devra assumer les années Mitterrand – aussi bien que les années Jospin d’ailleurs – tout en se préparant à aller plus loin et à se projeter dans le futur. Dans un monde multipolaire exigeant et compétitif, très différent de celui de 1981 et même de celui de 1997 en proie aux interrogations économiques, sociales et écologiques, il faut reprendre le travail entamé, progressif et progressiste. SOMMAIRE 10 mai 1981-10 mai 2011 Prendre le pouvoir : le joli mois de mai, par Florent VADILLO (p. 3) Le changement ? Les réformes de l’après 10 mai, par Mathieu TRACOL (p. 10) Prix de l’institut François Mitterrand Trois questions à Paul CHAPUT, Lauréat du Prix de l’IFM (p. 9) Bonnes feuilles 21 juin - Le sacre musical des Français, par Jean-Michel DJIAN (p. 15) 2 La lettre de l’Institut François Mitterrand 10 mai 1981 - 10 mai 2011 Prendre le pouvoir : le joli mois de mai A l’occasion du trentième anniversaire de l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, Floran Vadillo revient sur les débuts de cette nouvelle phase de la vie politique française. Cette note est issue des interventions des participants à la table ronde organisée le 9 mars 2011 par la Fondation Jean-Jaurès et l’Institut François Mitterrand. Par Floran VADILLO candidat. En effet, les membres de cette dernière s’installent dans un appartement mis à leur disposition par la FEN2, au numéro 6 de la rue de Solferino. Pierre Bérégovoy dirige alors cette équipe à laquelle, répondant à un journaliste, il donne spontanément le nom d’« antenne présidentielle »3, « un peu à l’imitation de ce qui se faisait aux États-Unis »4. Doctorant en science politique (Université de Bordeaux, Centre Emile Durkheim, Sciences Po Bordeaux) _________________ S ur les écrans de télévision, une image se dessine, le haut d’un visage apparaît et, après une valsehésitation, une clameur retentit : François Mitterrand vient d’être élu Président de la République. En ce soir du 10 mai 1981, le candidat malheureux en 1965 et 1974 accède à la magistrature suprême et inaugure une nouvelle phase de la vie politique française : l’alternance. Étrange vocable que celuici, tant il recèle d’imprécisions, d’appréhensions et d’espoirs selon qu’on appartienne à un camp ou à un autre. Quelle attitude les socialistes, écartés du pouvoir depuis 1958, vont-ils adopter à l’égard d’institutions (politiques et administratives) tant de fois décriées ? L’« État UNR » (expression inventée par Jean-Jacques Servan-Schreiber) et l’« État Giscard » céderont-ils la place à un « État PS » ? Dans quelles conditions les vainqueurs vont-ils s’emparer du pouvoir ? Ces questions, et bien d’autres, se bousculent dans l’esprit de nombreux Français le soir de l’élection et, aujourd’hui encore, justifient un exercice commémoratif. Dans un joyeux désordre5, s’établissent les liens avec les grandes administrations (Quai d’Orsay, Finances, etc.), sont reçus les visiteurs étrangers, les journalistes mais également les personnes venues proposer leurs services aux vainqueurs6. En revanche, selon le désir de François Mitterrand, l’antenne n’a pas vocation à prendre des décisions, à gouverner, avant la passation de pouvoir dont la date fait l’objet de négociations, conduites par André Rousselet, avec l’équipe giscardienne7. Rue de Solferino sont notamment présents Jacques Fournier, Nicole Questiaux, Nathalie Duhamel, Michel Vauzelle, Jean Glavany, Hubert Védrine, Alain Boublil, Jacques Attali et Jean-Claude Colliard (de loin en loin pour Fédération de l’Education nationale, syndicat proche du Parti socialiste, aujourd’hui intégrée au sein de l’UNSA (Union nationale des syndicats autonomes). 2 Pierre Favier et Michel Martin-Roland, La décennie Mitterrand I, Les ruptures (1981-1984), Paris, Le Seuil, 1990, p.47. 3 DE LA PLACE DE LA BASTILLE À L’ÉLYSÉE 4 Témoignage précité de Jean-Claude Colliard. Pierre Favier et Michel Martin-Roland, op. cit., p.47 ; les journalistes évoquent même une certaine improvisation. 5 Le soir du 10 mai 1981, une foule en liesse célèbre, place de la Bastille à Paris, la victoire de François Mitterrand et ni l’orage ni la pluie ne diminuent sa ferveur. L’alternance débute par une fête. Mais les célébrations cèdent le pas aux interrogations de la matinée du 11 mai1 : si la continuité républicaine s’impose, elle n’empêche aucunement un « interrègne » auquel travaille l’équipe de campagne de l’ancien In Michel Schiffres et Michel Sarazin, L’Élysée de Mitterrand : secrets de la maison du Prince, Paris, Éditions Alain Moreau, 1985, p.14-15, et témoignage précité de Jean-Claude Colliard. 6 Témoignage précité de Jean-Claude Colliard, confirmé par Pierre Favier et Michel Martin-Roland, op. cit.. Cette position soulève d’importants problèmes alors que le franc est victime de spéculations et que de nombreux capitaux quittent le pays, Raymond Barre refusant d’endosser une quelconque décision en la matière (épisode évoqué par Jean-Claude Colliard [témoignage précité], Pierre Favier et Michel Martin-Roland, ibid., p.49, ainsi que Raymond Barre et Jean Bothorel, in L’expérience du pouvoir, Paris, Fayard, 2007, p.193-4). 7 Témoignage de Jean-Claude Colliard lors de la table ronde organisée le 9 mars 2011 par la Fondation Jean-Jaurès et l’Institut François Mitterrand. 1 3 La lettre de l’Institut François Mitterrand de Grand maître au nouveau Président, ne grèvera pas une transition jugée « paisible » par Jacques Wahl13. ce dernier), autant de noms (à l’exception de Nicole Questiaux, nommée ministre) qui viendront peupler l’Élysée sous la houlette de Pierre Bérégovoy devenu Secrétaire général de la présidence de la République. Le même jour, Pierre Mauroy est nommé Premier ministre ; le nouveau chef de l’État se rend à la mairie de Paris puis au Panthéon pour inscrire son élection dans l’Histoire. Le 22 mai, après les consultations d’usage, François Mitterrand dissout l’Assemblée nationale et structure ses équipes élyséennes ; car, selon le témoignage de Jean-Claude Colliard : « le 22 mai au matin, il n’y a plus d’« antenne » et les circuits administratifs retrouvent leur normalité »14. Le fait conduit certains observateurs à considérer que l’antenne présidentielle incarne la première ossature de l’Élysée8. Ce serait pourtant oublier le mode de constitution de l’entourage de François Mitterrand, Président de la République, et le flou que l’intéressé entretient à ce sujet : à titre d’exemple, Jacques Attali était également en lice pour le poste de Secrétaire général9. Dans le même esprit, au gré de ses rencontres, François Mitterrand sollicite personnellement certains individus, parfois surpris, comme en témoigne celui qui allait devenir son directeur-adjoint de cabinet (puis directeur), Jean-Claude Colliard : « je ne pensais pas un seul instant l’accompagner à l’Élysée […] ; peu d’entre nous s’étaient préparés à ce qui serait un changement de vie personnelle »10. L’ORGANISATION PRÉSIDENTIEL Cité in Pierre Favier et Michel Martin-Roland, op. cit., p.55. Il est à noter que Valéry Giscard d’Estaing livrera une description très personnelle de la passation de pouvoir in Le pouvoir et la vie, tome 1 : la rencontre, Paris, Compagnie 12, 1988, p.404. 13 In Pierre Favier et Michel Martin-Roland, op. cit., p.62. Cf. le témoignage précité de Jean-Claude Colliard évoquant l’antenne présidentielle : « ce devait être la préfiguration du futur Secrétariat général de l’Élysée bien que, à l’époque, il paraissait vraisemblable que le poste revienne à Jacques Attali qui consultait et recevait beaucoup de hauts fonctionnaires pour se tenir informé de la situation, notamment des évolutions économiques ». 14 9 Témoignage précité de Jean-Claude Colliard. In Michel Schiffres et Michel Sarazin, L’Élysée de Mitterrand : secrets de la maison du Prince, Paris, Éditions Alain Moreau, 1985, p.20. 15 Témoignage précité de Jean-Claude Colliard, corroboré par André Rousselet, lequel confesse avoir insisté pour que soit recréée la fonction de Directeur du cabinet (cité in Laure Adler, L’année des adieux, Paris, Flammarion, 1995, p.44). Georges Pompidou avait supprimé la direction du cabinet en 1969 avant de la rétablir en 1973. Valéry Giscard d’Estaing, de son côté, n’avait pas souhaité nommer un directeur de cabinet. 16 10 Témoignage précité de Jean-Claude Colliard ; et l’homme d’ajouter : « je crois que nous n’étions pas parfaitement prêts et pas assurés d’arriver à gagner, même si les derniers sondages étaient excellents ; il ne faut pas oublier qu’il y a eu des désillusions importantes en 1974 et en 1978 ». A ce sujet, Jean-Claude Colliard analyse : « je crois que François Mitterrand se méfiait du côté un peu « techno » de Jacques Attali. Mais il fallait tout de même l’intégrer à l’équipe, d’où l’idée de créer une cellule prospective qui, débarrassée des contingences de l’immédiat, serait chargée de réfléchir à l’avenir, aux grands 17 In Pierre Favier et Michel Martin-Roland, op. cit., p.46. Jacques Wahl était le Secrétaire général de l’Élysée de Valéry Giscard d’Estaing entre 1978 et 1981. 11 12 L’ENTOURAGE Le Journal Officiel de la République française du 22 mai 1981 entérine la nomination de Pierre Bérégovoy en qualité de Secrétaire général de la présidence de la République. Précédemment, Jacques Attali, André Rousselet, Pierre Bérégovoy et Jean-Claude Colliard avaient été chargés de réfléchir à l’organisation de la présidence15. Ce dernier analyse l’Élysée mitterrandien : « son sentiment était qu’il fallait calquer la structure de l’Élysée sur celle de De Gaulle et Pompidou, et oublier ce qui s’était fait sous Giscard. D’où la résurrection de la distinction cabinet/secrétariat général qui avait disparu et qui permettait, finalement, de régler un problème d’homme, c’est-à-dire d’assurer une place éminente à André Rousselet »16. De son côté, Jacques Attali est nommé « conseiller spécial », titre inédit en France, sans doute décerné pour le consoler de n’occuper la charge de Pierre Bérégovoy17. A l’issue des négociations avec l’équipe sortante, la passation de pouvoir a lieu le 21 mai. Dans l’intervalle, Pierre Bérégovoy et Jacques Wahl se rencontrent11 et, le 18 mai, Jean-Claude Colliard est chargé de visiter le palais de la rue du Faubourg Saint-Honoré pour ébaucher la future répartition des bureaux. L’homme décrit un « univers un peu fantomatique [, un] palais absolument désert où tout avait été nettoyé [ ;] il y avait des secrétaires tétanisées. On leur avait manifestement indiqué qu’une horde de barbares allait déferler sur la maison et que leur vie, à tout le moins leur vertu, était fort menacée »12. La démission d’Alain de Boissieu, Grand chancelier de la Légion d’honneur et gendre du général De Gaulle, qui refusait de remettre le collier 8 DE Témoignage précité de Jean-Claude Colliard. 4 La lettre de l’Institut François Mitterrand LE NOUVEAU GOUVERNEMENT ET LA « PRISE » DES MINISTÈRES Si l’on étudie la composition de l’entourage présidentiel, on remarque la présence de nombreux fidèles historiques, mais également de différents représentants de courants politiques du Parti socialiste (« pour montrer qu’il n’y avait pas d’ostracisme »18) et du syndicalisme (François Chéramy de la Fédération de l’éducation nationale et Jeannette Laot de la CFDT19). D’une manière générale, les nouveaux conseillers présidentiels se caractérisent par leur militantisme politique au point que Samy Cohen écrit qu’il s’agit de « l’équipe la plus fortement « politique » qu’ait connue la Ve République »20. JeanClaude Colliard, observateur privilégié, commente : « je crois qu’il y avait une double recherche à la fois de fidélité politique et de compétence »21. De fait, la présence de représentants de la haute fonction publique diminue fortement en comparaison avec les présidences précédentes, tandis que s’accroît la part du monde politique et économique22. On retrouve pour l’Élysée les constats que l’on dressera ultérieurement concernant les entourages ministériels : l’alternance de mai 1981 marque l’avènement d’une République militante ; si la part réservée à la haute fonction publique décroît fortement dans un premier temps (consacrant la « fin du modèle administratif hérité de la période gaullienne »), elle se rétablit à un haut niveau par la suite. Mais si l’on établit une comparaison sur le temps long, on s’aperçoit que l’alternance de 1981 ne constitue pas une rupture en soi ; au contraire, elle initie une nouvelle ère, celle de l’« institutionnalisation de l’administration politique »23. Dans l’attente des élections législatives qui octroieront la majorité absolue à la gauche le 21 juin 198124, Pierre Mauroy a composé son premier gouvernement dès le 22 mai ; gouvernement que d’aucuns qualifieraient d’équipe de campagne25 tant les différents courants du Parti socialiste sont représentés, gratifiés au moyen de ministères d’État, et alternent avec les compagnons de route du nouveau Président26, lequel a indiscutablement imprimé sa marque. Peu de ministres jouissent d’une expérience ministérielle (MM. Alain Savary, Gaston Defferre, Maurice Faure et Michel Jobert) ou d’une expérience en cabinet (MM. Jacques Delors, Claude Cheysson, André Chandernagor), mais tous présentent des profils nettement plus politisés qu’auparavant. Il convient de noter également que la part des enseignants s’accroît considérablement. Naturellement, chaque ministre compose son cabinet, généralement opérationnel à la fin mai. Sur ce point, François Scheer, directeur de cabinet du nouveau ministre des Relations extérieures, Claude Cheysson, livre un témoignage précieux. Appelé par son futur ministre le 21 mai, il quitte son poste luxembourgeois pour regagner Paris : depuis une chambre d’hôtel, « nous préparons notre installation au Quai d’Orsay avec quelques dossiers seulement »27 et au gré des allers retours de Claude Cheysson à l’Élysée. Les deux hommes réfléchissent à l’organisation du ministère. « Le lendemain, nous « prenons » tous deux le Quai d’Orsay »28 ; et l’homme de décrire une passation de pouvoir avec un ministre sortant « pétrifié » mais dont le directeur de cabinet joue parfaitement le jeu de l’alternance en communiquant l’intégralité des dossiers. projets du septennat, etc., avec la possibilité de recruter quelques collaborateurs personnellement alors que Mitterrand avait choisi d’assez près les collaborateurs de l’équipe principale » (témoignage précité). Claude Cheysson, à la différence de la plupart de ses nouveaux collègues, connaît parfaitement Témoignage précité de Jean-Claude Colliard ; et de désigner Christian Sautter ou François-Xavier Stasse comme représentants des courants non mitterrandiens. 18 19 Confession rétrospectivement étonnante de Jean-Claude Colliard : « Mitterrand n’était absolument pas sûr de gagner les élections législatives » (témoignage précité). 24 Confédération française démocratique du travail. 20 In Samy Cohen, « Les hommes de l’Élysée », Pouvoirs, 1981, n°20, p.90. 21 In Florence Haegel, « Devenir ministre : l’apprentissage de la fonction ministérielle dans les deux premiers gouvernements de Pierre Mauroy », in Serge Berstein, Pierre Milza, Jean-Louis Bianco (dir.), François Mitterrand, les années du changement, 19811984, Paris, Perrin, 2001, p.60. 25 Témoignage précité de Jean-Claude Colliard. Pour de plus amples détails, se reporter à l’excellente analyse de Luc Rouban, « Les entourages de l’Élysée et de Matignon : 1974-1997 », Revue administrative, mars-avril 1998, n° 302, p.317324, mai-juin 1998, n° 303, p.420-426 et juillet-août 1998, n° 304, p.530-537. 22 26 Témoignage précité de Jean-Claude Colliard. Témoignage de François Scheer lors de la table ronde organisée le 9 mars 2011 par la Fondation Jean-Jaurès et l’Institut François Mitterrand. 27 In Luc Rouban, « Les entourages de l’Élysée et de Matignon : 1974-1997 », Revue administrative, juillet-août 1998, n° 304, p.537 pour les deux citations. 23 28 5 Témoignage précité de François Scheer. La lettre de l’Institut François Mitterrand l’administration qu’il doit désormais diriger de sorte que les directeurs de son ministère paraissent plutôt sereins. La nomination de son directeur de cabinet, jouissant de dix-neuf années d’expérience au Quai, contribue indubitablement à la sérénité de la transition29. Car, si « la gauche était éloignée du pouvoir politique, elle ne l’était pas de l’administration d’État »30 et tous les ministres se sont entourés de directeurs de cabinet expérimentés, à l’image de Maurice Grimaud à l’Intérieur ou de François Bernard à la Défense. Et dans la mesure où « il y avait beaucoup de ministres qui ne tenaient pas tout à fait la route [l’Élysée veillait à ce qu’ils soient épaulés par un cabinet compétent] »31. Concernant le cabinet du ministre des Relations extérieures, Claude Cheysson laisse toute liberté à son directeur pour le constituer32. François Scheer, à l’instar de ses collègues, se fixe alors pour ligne de conduite de ne conserver aucun membre du cabinet précédent, car il s’agit de mettre en place une équipe de collaborateurs personnels du ministre, compétents, mais « avec une certaine sensibilité politique »33. En effet, les élites et la haute fonction publique en général demeurent aux postes de décisions (les grands corps connaissent toutefois un léger recul36) en même temps qu’apparaissent des profils non typiques (professeurs, écrivains et journalistes, permanents politiques37) qui renforcent le militantisme des entourages38. Aucun bouleversement radical n’est à signaler39 : une clientèle en remplace une autre. UN APPAREIL D’ÉTAT QUI L’ALTERNANCE SANS DOMMAGES A l’opposé de cette recherche simultanée de compétence et de loyauté dans la composition des cabinets ministériels, et à rebours des craintes des fonctionnaires40, l’administration centrale ne subira ni chasse aux sorcières ni purges massives, mais une politisation de fait. Le système des dépouilles étatsuniens (le spoil system) n’aura pas droit de cité en 198141. Certes, préfets42, recteurs43 et diplomates44 seront, à La littérature scientifique des années 1980-1990, structurée autour d’un questionnement sur les élites, a scruté les caractéristiques de ces entourages ministériels : s’il s’agit principalement d’hommes neufs34, il serait malaisé d’avancer un bouleversement dans la composition sociale des sommets de l’État35. 36 Ibid., p.12. Les deux chercheurs nuancent : « contrairement à une image répandue, la gauche n’a pas instauré la République des professeurs ; elle a puisé ses troupes de décideurs aux mêmes sources que la droite » (p.20). « Le fait d’avoir choisi un directeur de cabinet qui ne soit pas un gamin et qui connaissait tous les directeurs du ministère a permis une transition sans heurt », témoignage précité de François Scheer. Témoignage précité de François Scheer. 31 Témoignage précité de Jean-Claude Colliard. 32 Témoignage précité de François Scheer. 38 Ibid., p.16. 39 Ibid., p.18. Notamment à la suite du congrès de Valence d’octobre 1981 où Paul Quilès, prônant la modération en matière de changement de personnel, gagna la réputation abusive de « coupeur de têtes » : « pas de chasse aux sorcières, je ne veux pas de l’élimination systématique d’hommes et de femmes en raison de leurs opinions ; [mais] la naïveté serait de laisser en place des gens déterminés à saboter la politique voulue par les Français […], il en va de la réussite de notre politique ! ». 40 In Monique Dagnaud et Dominique Mehl, op. cit., p.18 ; confirmé par Pierre Birnbaum (dir.), Les Élites socialistes au pouvoir : les dirigeants socialistes face à l’État. 1981-1985, Paris, PUF, 1985, p.311. 41 Témoignage précité de François Scheer ; l’homme reconnaît que les choses ont désormais changé, certains membres de cabinet servant des ministres d’orientation politique différente ; il analyse cependant son attitude de l’époque : « tenir cette ligne en 1981 était indispensable » puisqu’il s’agissait de la première alternance. Par ailleurs, Jean-Claude Colliard et Fançois Scheer évoquent avec amusement le jeu des solidarités (énarchiques notamment), les échanges de conseillers entre ministres, les recommandations, les dénonciations et règlements de compte que suscite la composition des cabinets : « on recevait effectivement des lettres de militants qui s’estimaient frustrés et trahis et qui, au passage, faisaient savoir ou laissaient entendre qu’ils étaient plus indiqués pour le poste occupé par un autre » (témoignage précité de Jean-Claude Colliard). 33 Jean-Claude Colliard se souvient : « les préfets eux-mêmes ont fait savoir qu’ils étaient prêts à servir le nouveau pouvoir mais qu’il était impératif de les changer de départements car ils ne pouvaient pas expliquer, le lendemain, la politique contraire à celle qu’ils défendaient la veille. De fait, a été opéré un vaste mouvement préfectoral dans un esprit de consensus. Très rares furent les préfets qui refusèrent de servir » (témoignage précité). 42 « Pour les recteurs, c’est un peu plus compliqué dans la mesure où le PS est très pénétré par les milieux enseignants de l’Education nationale » explique Jean-Claude Colliard (témoignage précité). 43 In Monique Dagnaud et Dominique Mehl, L’élite rose, Paris, Ramsay, 1988, p.10. 34 35 Ibid., p.12. 37 29 30 JOUE « Il y a eu très peu de changements dans les ambassades au cours de l’année 1981. A la fin de l’année, est intervenu un mouvement d’ambassadeurs tout à fait normal, un certain nombre de chefs de 44 Ibid., p.11. 6 La lettre de l’Institut François Mitterrand court, moyen ou long terme, mutés ; mais à l’inverse de 1944, 1986 ou 1993 pour le corps préfectoral, on n’assistera pas à des mouvements massifs d’entrée et de sortie45. Indubitablement, certains fidèles sont récompensés par des postes, mais le mouvement est limité, la gauche au pouvoir préférant ouvrir les conditions de recrutement du tour extérieur et des concours externes. Par ailleurs, le rôle de Marceau Long, Secrétaire général du gouvernement, mérite d’être salué tant il a incarné la continuité républicaine et a permis d’apporter une assistance technique aux ministres débutants50. A l’Élysée également, « chacun se met à prendre ses dossiers et à apprendre le métier »51, témoigne JeanClaude Colliard ; l’homme poursuit avec humour : « au début, un préfet me paraissait un personnage un peu lointain et mystérieux. Après dix appels téléphoniques à des préfets me répondant « mes respects, Monsieur le directeur », j’ai eu l’impression que les rapports hiérarchiques changeaient un peu »52. Il s’agit de découvrir le téléphone interministériel, les codes de l’administration, les méthodes de travail… Mais de l’aveu des acteurs de l’époque, un mois suffit à cette peine. En revanche, « l’endroit où il y a eu chasse aux sorcières – mais franchement elle était inévitable – c’était la communication et les télévisions. Il faut savoir que ces télévisions et ces radios avaient été constituées sur des bases exclusivement politiques »46, explique Jean-Claude Colliard, alors chargé de ce secteur à la présidence de la République. L’ancien directeur de cabinet du Président de la République justifie ainsi la légèreté des changements opérés par ailleurs : « finalement nous nous apercevons très vite que ce n’est pas si compliqué que cela et qu’il y a une administration parfaitement habituée à obéir »47. En substance, la période d’apprentissage du pouvoir a été plus brève que prévue. En outre, l’on ne saurait qualifier le Président de la République de novice tant son expérience gouvernementale sous la IVe République est importante ; ainsi rappelle-t-il à l’ordre certains membres du gouvernement lors du premier conseil des ministres du 27 mai et fixe-t-il des règles de conduite53. UN APPRENTISSAGE DU POUVOIR ? L’impulsion venant de la présidence de la République ne doit pas être sous-estimée car les collaborateurs oeuvrent depuis le 10 mai, disposant, de fait, de plus de dix jours d’avance sur les équipes ministérielles54. Par ailleurs, l’Élysée s’aperçoit rapidement que « Matignon ne coordonne pas de près l’activité brouillonne de certains ministères »55 et que le cabinet du Premier ministre manque parfois de rigueur56. Alors que les acteurs de l’époque confessent un sentiment de fragilité48 et évoquent, pour certains, le « syndrome Allende » qui générait la peur de ne parvenir à inscrire l’expérience socialiste dans le temps, l’apprentissage du pouvoir dure moins de temps qu’il n’en faut à une rose pour se faner. L’euphorie des premiers jours qui habite les nouveaux occupants des lieux de pouvoir49 se maintient, en dépit des angoisses et grâce à la parfaite discipline de l’administration évoquée précédemment. Témoignage précité de Jean-Claude Colliard. Rôle majeur également évoqué par Florence Haegel, op. cit., p.57-76. 50 poste étant parvenus au terme de leur mission », analyse François Scheer (témoignage précité). Au sein de l’administration centrale du Quai, les changements ont été tout aussi limités. Témoignage précité de Jean-Claude Colliard. Episode narré par Pierre Favier et Michel Martin-Roland, op. cit. En outre, François Mitterrand jouit d’une haute idée de la fonction qu’il occupe et connaît une transformation quasi physique : « il est devenu impressionnant en vingt-quatre heures, du jour au lendemain », se souvient Jean-Claude Colliard (témoignage précité). Se reporter au graphique présenté par Luc Rouban, in Les Préfets de la République : 1870-1997, Cahiers du CEVIPOF, n° 26, Paris, CEVIPOF, janvier 2000, p.25. Témoignage précité. Témoignage précité de Jean-Claude Colliard, confirmé par François Scheer : « nous n’avons eu strictement aucune difficulté à continuer de faire tourner la machine du Quai d’Orsay » (témoignage précité). 47 48 Témoignage précité de Jean-Claude Colliard. 52 53 45 46 51 Analyse de Thierry Pfister, in La vie quotidienne à Matignon au temps de l’union de la gauche, Paris, Gallimard, 1986, p.130-131. 54 55 In René Rémond, Histoire de France, tome 6 : Le siècle dernier (1918-2002), Paris, Fayard, 2003, p.843. Témoignage précité de Jean-Claude Colliard. In Laurent Fabius, Les blessures de la vérité, Paris, Flammarion, 1995, p. 77, confirmé par Jean-Claude Colliard (témoignage In Florence Haegel, op. cit., p.57-76, également évoqué in Pierre Favier et Michel Martin-Roland, op. cit. 56 49 7 La lettre de l’Institut François Mitterrand l’État n’entend pas métamorphoser. Dès lors, le suivi de l’activité gouvernementale depuis la présidence se renforce57. En sus, « il ne faut pas oublier que Mitterrand ne raisonne pas en fonction de la hiérarchie formelle, mais en fonction d’une autre hiérarchie qui est celle de ses rapports personnels. Pour lui, certains de ses collaborateurs étaient à l’Elysée, et d’autres au gouvernement, au parti ou au Parlement. Il y avait donc des ministres qu’il fallait suivre parce qu’il les connaissait moins, tandis que d’autres traitaient directement avec lui parce qu’ils étaient des collaborateurs de toujours »58. L’apprentissage du pouvoir correspond également à l’apprentissage de la « méthode Mitterrand » dans le cadre d’une Ve République présidentialiste que le nouveau chef de Du 10 mai au 21 juin 1981 émergent les prémices d’une aventure historique exaltante, vécue comme telle par les acteurs59. Pour la première fois depuis 1958, la France connaît une alternance politique. Loin de l’anarchie tant redoutée, loin de la guerre civile annoncée, la Ve République et les socialistes font montre de grandes capacités d’adaptation. Les hommes au pouvoir diffèrent certes quelque peu de leurs devanciers mais la rupture avec le système élitaire autrefois dénoncé ne se dessine pas ; l’administration, loyale, ne subit aucune purge. A l’Élysée, au gouvernement, dans les cabinets ministériels, des hommes et des femmes s’accoutument sans peine à leurs nouvelles fonctions, aux rouages de la machine étatique. Une nouvelle ère s’ouvre qui, en réalité, clôt la parenthèse gaulliste ; les socialistes renouent avec l’État. Comme le chante Barbara : « quelque chose a changé, l’air semble plus léger, c’est indéfinissable […], un homme, une rose à la main, a ouvert le chemin, vers un autre demain »60. précité). Michèle Cotta, in Cahiers secrets de la Ve République, tome II, 1977-1986, Paris, Fayard, 2008, p.546, cite un propos d’André Rousselet qui souscrit à la même analyse. 57 In Eric Dupin, « Les équipes du Président à l’Elysée », in La France présidentielle, 1962-1992, communication présentée au colloque des 4, 5 et 6 décembre 1992 à la FNSP, p.12. Cette concentration des pouvoirs ira diminuant et, Laurent Fabius Premier ministre, le Président interdira à ses conseillers de s’ingérer dans la conduite des affaires gouvernementales (JeanClaude Colliard, témoignage précité). 58 Témoignages précités de Jean-Claude Colliard et de François Scheer. 59 Témoignage précité de Jean-Claude Colliard. 60 « Regarde », paroles et musique de Barbara, mai 1981. 21 mai 1981. François Mitterrand et Pierre Mauroy arrivent à l’Elysée. DR. IFM. 8 La lettre de l’Institut François Mitterrand Le jury du prix de l’Institut François Mitterrand, composé de Jean-Pierre Azéma, Dominique Bertinotti, Serge Berstein, Jean-Claude Colliard et Jean Musitelli, s’est réuni le 18 mai 2011 afin d’examiner les mémoires de masters concourant pour son attribution. Après délibération, le jury a décidé d’attribuer, pour l’année 2010-2011, le prix de publication à Monsieur Paul CHAPUT et son mémoire sur La France face à l’initiative de défense stratégique de Ronald Reagan (1983-1986). De la guerre des étoiles à la construction européenne. Le prix d’encouragement est attribué à Madame Nadia AYACHE pour son étude intitulée Rôle et place de la Convention des institutions républicaines dans l’Union de la gauche et la création du Parti socialiste. Trois questions à Paul CHAPUT, Lauréat 2011 du prix de l’Institut François Mitterrand Vous êtes le lauréat du prix de l’IFM. Une belle surprise ? Être lauréat du Prix de l’Institut François Mitterrand est un honneur et une sincère surprise. Un honneur car il est très gratifiant de voir son travail couronné et reconnu. N’étant qu’un étudiant de 23 ans, j’avoue avoir du mal à réaliser cette reconnaissance. Mon Master d’Histoire contemporaine, qui a abouti à ce mémoire, a été pour moi une véritable aventure humaine, exaltante et imprévisible. Ce Prix vient définitivement saluer cette belle aventure, c’est une sorte de parachèvement qui me rend confus de fierté. Une sincère surprise, ensuite, car le concours de l’IFM sélectionne des travaux universitaires avec exigence, et que le mien n’était qu’un mémoire parmi d’autres, tout aussi méritants. Accoucher de ce mémoire n’a pas été une chose aisée en raison de l’envergure du thème, et il y eut des moments de doute, d’angoisse. J’avais autour de moi des personnes pour me soutenir – certaines ne sont hélas plus là maintenant – et malgré tout, j’ai toujours voué une véritable passion pour ce que j’avais entrepris. C’était mon sujet de recherche, et pour rien je ne l’aurais échangé. Sur quoi portent vos recherches ? La Guerre froide me passionne. J’ai proposé à ma directrice, à l’Université de Rennes 2, de travailler sur un sujet méconnu et pourtant fascinant : ce projet du Président Reagan, cette fameuse et dans le même temps obscure guerre des étoiles. Arrivé en Master, l’opportunité m’était donnée de me consacrer à part entière à l’étude de cet épisode majeur de la Guerre froide m’ayant tant marqué dès ma scolarité, dans un contexte historiographique favorable. J’allais vite me rendre compte que l’Initiative de Défense Stratégique était de plus en plus considérée avec intérêt dans une perspective d’explication de l’effondrement soviétique, et aussi dans une perspective plus contemporaine, liée aux enjeux actuels sur la militarisation de l’espace. L’IDS avait jusqu’ici peu intéressé les historiens français, à la différence des Anglosaxons. Face à leur production existante, mon angle d’attaque consistait en un axe franco-centré, c’est-à-dire voir en quoi l’IDS (et la philosophie reaganienne sous-tendue), affectait un pays allié comme la France, puissance nucléaire et indépendante, et comment le gouvernement socialiste a réagi. Quelles sources et archives avez-vous utilisé ? Collecter les témoignages d’anciens protagonistes (politiques, militaires, scientifiques, français ou étrangers), éplucher la presse de l’époque, recueillir et m’imprégner de la bibliographie, consulter sous dérogation plusieurs fonds d’archives de la Présidence de la République et du ministère de la Défense, a constitué l’essentiel de mon travail de recherche durant deux ans. 9 La lettre de l’Institut François Mitterrand 10 mai 1981 - 10 mai 2011 Le changement ? Les réformes de l’après 10 mai Les réalisations concrètes qui ont suivi l’élection de François Mitterrand ont-elles été en adéquation avec l’objectif ambitieux affiché par les socialistes durant la campagne présidentielle de 1981 ? Matthieu Tracol apporte un nouvel éclairage sur la mise en œuvre de ce programme. Cette note est issue des interventions des participants à la table ronde organisée le 16 mars 2011 par la Fondation Jean-Jaurès et l’Institut François Mitterrand. Par Matthieu TRACOL Etudiant-chercheur à l’école doctorale de Sciences-Po Paris _________________ Changer la vie » : tel était l’objectif proclamé par le Parti socialiste dans le premier programme électoral rédigé après le congrès d’Épinay1. Le programme lui-même fut bien vite éclipsé par la signature, quelques semaines plus tard, du programme commun de gouvernement avec le Parti communiste. Mais le slogan a si bien pris qu’il est, depuis lors, resté dans les mémoires comme le symbole de l’ambition politique et sociale nourrie par les socialistes français durant toute la décennie, jusqu’à la victoire de François Mitterrand, le 10 mai 1981. Les réalisations concrètes qui ont suivi ont-elles été à la hauteur de cette ambition ? Dès les premiers temps de l’exercice du pouvoir, les accusations de trahison n’ont pas manqué de fleurir, pour devenir courantes à gauche du Parti socialiste, après ce qu’il est classiquement convenu d’appeler le « tournant de la rigueur » de 1983. Mais ce schéma n’est-il pas réducteur ? Comment comprendre les politiques menées dans les premiers mois suivant les élections présidentielles et législatives sans tomber dans les pièges de la reconstruction a posteriori ? Les participants à la table ronde organisée le 16 mars 2011 par la Fondation Jean-Jaurès et l’Institut François Mitterrand, consacrée à l’état de la France en 1981 et aux premières réformes du septennat, se sont attachés à répondre à ces questions, en faisant dialoguer historiens (Alain Bergounioux, Michel Margairaz, Georges Saunier et Matthieu Tracol) et témoins (Alain Boublil et François Stasse, à l’époque conseillers de François Mitterrand à l’Élysée, en charge des questions économiques). Ils ont ainsi eu l’occasion de revisiter, plus d’une décennie après, les éléments qui avaient été apportés lors du premier colloque historique d’importance consacré aux premières années de la présidence de François Mitterrand2. Les débats ont avant tout porté sur le coeur économique et social du projet de 1981 et des réalisations postérieures, sous l’effet de la pente naturelle des participants et d’un inévitable manque de temps, bien plus que par manque de curiosité. 1 Parti socialiste, Changer la vie. Programme de gouvernement du parti socialiste, Paris, Flammarion, 1972. 3 « La France de 1981 est, par bien des points, fort différente de celle de 2011. Il n’est donc guère possible de comprendre ni d’évaluer promesses électorales et premières réformes sans se replonger dans le contexte de l’époque. Introduisant le débat, Alain Bergounioux a résumé l’atmosphère du tournant des années 1981 en soulignant le paradoxe qui lui est attaché : si l’effervescence contestataire de ce qui a été appelé les « années 68 »3 n’est pas encore complètement retombée, les effets de la crise économique, minant les économies occidentales depuis 1973, se font dans le même temps chaque jour plus visibles. Les derniers rayons de Mai 68 se heurtent à la grisaille d’un marasme économique inédit depuis la Seconde Guerre Mondiale, dans sa durée comme dans son intensité. Dans la lignée de l’explosion de Mai, les années 1970 avaient en effet été celles de toutes les luttes, de nouvelles revendications accompagnant un remarquable retour de flamme de plus anciens combats. La décennie avait été celle de l’émergence ou de l’épanouissement de causes nouvelles (féminisme, Serge Berstein, Pierre Milza et Jean-Louis Bianco (dir.), Les années Mitterrand, les années du changement, 1981-1984, Paris, Perrin, 2001. 2 G. Dreyfus-Armand et alli, Les années 68. Le temps de la contestation, Bruxelles, Complexe, 2008. 10 La lettre de l’Institut François Mitterrand dans sa mémoire le taux de 13,6 %, atteint au moment où il entre à l’Élysée auprès de François Mitterrand), et le chômage (en 1981, le seuil du million et demi de chômeurs est dépassé, les moins de vingt-cinq ans étant les plus touchés6). Alain Boublil a de son côté pointé les autres éléments, les plus importants selon lui, de l’héritage giscardien : rigidité du cadre de l’administration économique, toute-puissance du ministère des Finances, et très mauvais état général des entreprises françaises, un véritable « champ de ruines » à ses yeux. Le niveau de l’investissement des entreprises, difficilement soutenu par le secteur public, s’effondre à la fin de la décennie, alors que des pans entiers de l’industrie française, comme la sidérurgie, connaissent de très graves difficultés. défense des droits des homosexuels, lutte contre le nucléaire, régionalisme, etc.) auxquelles le Parti socialiste ne pouvait être indifférent, même s’il n’en était pas à l’origine. Dans le même temps, le mouvement ouvrier français avait connu un regain de dynamisme, les syndicats regagnant des adhérents et s’emparant également des nouvelles thématiques issues de Mai (l’autogestion, cheval de bataille de la CFDT), alors que la vigueur des conflits dans les entreprises (dont l’emblématique conflit à l’usine Lip de Besançon) témoignait de la force retrouvée de la conflictualité sociale qui agitait alors les usines françaises4. En 1981, le retournement est cependant déjà en marche depuis quelque temps. Après avoir connu un pic – fort relatif, il est vrai – au milieu des années 1970 (avec un taux de syndicalisation atteignant 22 % en 1975), les syndicats français commencent à perdre des adhérents dès 19785. Parallèlement, l’air du temps n’est plus le même qu’une décennie auparavant. Comme l’a souligné Michel Margairaz, le climat idéologique et politique de la seconde moitié des années 1970 témoigne de « déplacements durables » très importants, y compris au sein de la gauche, où la concurrence entre Parti socialiste et Parti communiste s’exacerbe à la fin de la décennie. Dans le domaine des relations internationales, l’aggravation de l’antagonisme Est-Ouest, pointée par Georges Saunier, rejaillit également sur le contexte politique national, et vient accroître la tension entre les deux anciens partenaires du programme commun. Un peu partout en Europe, au Royaume-Uni, en Allemagne et même en Suède, les gouvernements sociaux-démocrates connaissent des difficultés, perdant du terrain voire abandonnant le pouvoir à des conservateurs qui, eux, ont le vent en poupe (Alain Bergounioux). De ce fait, les socialistes français, qui accèdent aux postes de commandes de l’État après vingt-trois ans d’éloignement, sont en réalité à contre-courant des tendances générales alors à l’oeuvre en Europe. Paradoxalement, malgré ces bases économiques très détériorées, la situation budgétaire de l’État n’est pas si mauvaise que cela, et paraîtrait même sans doute excellente à un observateur contemporain. Michel Margairaz a rappelé que les indicateurs financiers à court terme sont bons : l’endettement des administrations est faible, et le déficit public quasiment inexistant7. Des marges de manoeuvre existent donc pour la politique de relance promise par François Mitterrand durant la campagne électorale. Une fois au pouvoir, le nouveau président s’emploie en effet à mettre en oeuvre les fameuses « 110 propositions pour la France », qui avaient été très largement diffusées dans les mois précédents. Selon Alain Bergounioux, la matrice de ce programme datait en réalité du début de la décennie précédente, époque où les problèmes monétaires ne se faisaient pas ressentir avec la même intensité, et où le chômage, malgré une hausse qui avait inquiété à la fin des années 1960, ne dépassait pas 3 % de la population active8. Peu après le congrès d’Épinay de 1971, le Parti socialiste refondé s’était doté d’un programme destiné fondamentalement à rendre possible la stratégie adoptée par le nouveau Premier secrétaire du parti : l’alliance avec les communistes, Quant à la situation économique de la France, elle n’est pas bonne. La crise, dont chacun maintenant a compris qu’elle n’était pas un simple accident de parcours, constitue la toile de fond de l’élection présidentielle de 1981. Deux éléments retiennent alors particulièrement l’attention : l’inflation (François Stasse a ainsi exprimé l’importance qu’a encore aujourd’hui 1,695 million de chômeurs au sens du Bureau international du travail (BIT) (ancienne définition), et taux de chômage de 17 % pour les 15-24 ans contre 7,2 % pour l’ensemble de la population active. Source : INSEE. 6 Les années 1979 et 1980 sont des années de quasi équilibre des comptes publics (déficits de respectivement 0,1 et 0,2 % du PIB). L’endettement public atteint 20,7 % du PIB en 1980. Source : INSEE. 7 4 Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007. 5 Il faut attendre le dernier trimestre de 1974 pour que ce fatidique seuil soit franchi (chômage au sens du BIT, ancienne définition). Source : INSEE. 8 Source : OCDE. 11 La lettre de l’Institut François Mitterrand destinée à plus long terme à renverser les rapports de force électoraux au sein de la gauche. Ce choix fait à Épinay a ensuite déterminé, durant une décennie, les orientations fondamentales décidées par la majorité du parti constituée autour de François Mitterrand (un ensemble aux frontières mouvantes suivant les congrès). Ceci est fondamental pour comprendre la période : du programme commun aux « 110 propositions pour la France », l’objectif essentiel est de gagner la « partie de bras de fer » (Alain Boublil) engagée avec les communistes. Selon François Stasse, François Mitterrand voulait, pour saper la domination des communistes, les battre sur leur propre terrain, c’est-à-dire le social, « en montrant aux Français que les socialistes étaient capables de faire une politique aussi sociale, si ce n’est plus sociale que le Parti communiste ». en cela le contre-pied des remises en cause, alors à l’oeuvre dans le reste du monde occidental, du socle théorique, économique et social du keynésianisme (Alain Bergounioux). L’enjeu essentiel de l’élection est le chômage, objet de toutes les préoccupations et de tous les discours, et sur lequel le Parti socialiste est particulièrement attendu (Michel Margairaz). Il devait être résorbé grâce à des créations d’emplois publics ou parapublics (210 000 sont promis dans les « 110 propositions »), à la réduction de la durée du travail (avec les trente-cinq heures hebdomadaires en point de mire), et à la relance de l’activité économique. La relance effectivement réalisée dans les premiers temps qui suivent l’élection de François Mitterrand, puis les réformes de structures qui sont menées dans la première année du pouvoir, correspondent à ce schéma. Il n’en reste pas moins que des choix doivent être opérés : des divergences existent ainsi à l’intérieur du Parti socialiste quant à l’intensité à donner à la stimulation de l’économie française. Pour François Stasse, mitterrandistes et rocardiens étaient, dès avant mai 1981, « en désaccord sur le niveau de l’ajustement » dont devaient faire l’objet les revenus sociaux et le SMIC : « les collaborateurs les plus proches de François Mitterrand […] pensaient que la conjoncture internationale allait permettre de faire, sans qu’il y ait de répercussions fâcheuses, notamment sur la balance commerciale et la balance des paiements, les revalorisations [nécessaires]. En revanche, les collaborateurs économiques de Michel Rocard, dont je faisais partie à l’époque, pensaient que cela risquait de coincer et […] que l’on risquait de déclencher un effet retour sur les équilibres extérieurs, qui allait nous amener tôt ou tard à un coup d’arrêt fâcheux, notamment en termes politiques ». Dans les faits, la revalorisation, réelle, n’est pas non plus démesurée, répondant ainsi aux craintes de certains de nourrir encore davantage une inflation devenue galopante9. Michel Margairaz a par ailleurs souligné que cette relance s’appuie sur l’anticipation d’une reprise économique mondiale pour 1982, anticipation très largement partagée par l’ensemble des experts de l’époque, qui s’attendent à un assouplissement Tous les intervenants se sont ainsi accordés autour de l’existence, dans ces années, d’un « primat du politique » sur les considérations économiques et monétaires. C’est la stratégie politique de long terme de François Mitterrand qui déterminait ses grandes options économiques et sociales, et non l’inverse. Cette stratégie n’ayant pas fondamentalement varié durant toute la décennie, même après la rupture de l’alliance avec le Parti communiste (il faut « être unitaire pour deux », déclare François Mitterrand au Congrès de Metz de 1979), la logique du programme proposé aux électeurs en 1981 correspond donc, dans ses grandes lignes, aux éléments déjà présents presque dix ans auparavant. C’est d’autant plus vrai que la fidélité à ces principes était devenue une source de conflit au sein du parti, entre d’un côté la majorité mitterrandienne et de l’autre la minorité rocardienne. Ce conflit est tranché au congrès de Metz, qui consacre la victoire des mitterrandistes, auxquels se sont ajoutées les troupes du CERES (Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste), sur les rocardiens. En 1981, le candidat François Mitterrand propose ainsi fondamentalement une relance keynésienne, la démocratisation de l’économie et la remise au goût du jour – teintée d’un colbertisme toujours présent – de la planification. Le tout s’appuie sur le maître instrument que devait constituer le secteur public, élargi par la nationalisation d’une bonne part de l’industrie et de la très grande majorité du secteur bancaire. Il se place ainsi dans la droite ligne du compromis fordiste installé en France au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, prenant La CFDT plaidait notamment pour une hausse du SMIC qui ne soit pas trop brutale, et demandait (au contraire de la CGT), de ne pas dépasser 10 %. L’arbitrage rendu par le gouvernement sera favorable à la CFDT : le SMIC est relevé d’exactement 10 % à partir du 1er juin 1981. Les revenus sociaux sont quant à eux relevés plus fortement : le minimum vieillesse et de l’allocation pour adulte handicapé sont augmentés de 20 %, les allocations familiales et les allocations logement de 25 % au 1er juillet. 9 12 La lettre de l’Institut François Mitterrand venue. La réduction de la durée du travail, prolongée au-delà du niveau fixé par l’ordonnance du 16 janvier 1982 (les fameuses trente-neuf heures hebdomadaires évoquées plus haut) aurait-elle pu permettre de lutter victorieusement contre le chômage ? Alain Boublil a estimé qu’il était « impossible, compte tenu des caractéristiques démographiques de la France, de gérer l’équation de l’emploi sans la réduction de la durée de travail », et regrette aujourd’hui que l’on ne soit pas allé plus loin. Pour François Stasse, l’origine du blocage du mouvement de réduction de la durée du travail est à rechercher dans la déclaration faite par Pierre Bérégovoy, alors Secrétaire général de l’Élysée, à l’issue du Conseil des ministres du 10 février 1982 selon laquelle « pas un travailleur ne doit craindre pour son pouvoir d’achat à la suite de l’application des trente-neuf heures ». L’économie française ne pouvant supporter une réduction supplémentaire faite selon ces termes, le mouvement s’est arrêté. Matthieu Tracol a expliqué à cette occasion l’ambivalence de la signification politique et sociale de la réduction de la durée du travail : conçue comme une conquête sociale et portée par le souvenir du Front Populaire, elle ne saurait être accompagnée d’une baisse ou même d’une stagnation des salaires. Envisagée comme un moyen de lutter contre le chômage, ce qui avait été, entre autres, la perspective du Commissariat général du Plan (CGP) avant 1981, elle ne saurait en revanche se faire en maintenant tous les salaires à l’identique. Moins d’un an après la victoire électorale, le social primait encore l’économique, ce qu’a confirmé François Stasse, pour qui les trente-neuf heures ont été en réalité envisagées comme « une mesure sociale et non pas [comme] une mesure économique. […] Il fallait que les socialistes fassent une politique sociale qui leur permette de conquérir la base électorale communiste ». de la politique monétaire des Etats-Unis. Ledit assouplissement ne viendra cependant jamais, et les espoirs de reprise économique mondiale de s’évanouir avec lui, plaçant la politique de relance du gouvernement français à total contre-courant des fluctuations de l’économie mondiale10. Quant au chômage, enjeu majeur de l’élection présidentielle de 1981, ne constitue-t-il pas le principal échec de François Mitterrand ? Chez Alain Boublil, comme chez François Stasse, le sentiment de n’avoir pas été assez « offensifs », voire de s’être « trompés d’analyse » (Alain Boublil) en se focalisant sur la recherche de la croissance économique, a été exprimé. Tous les deux ont interprété les évolutions démographiques que connaissait la société française à la fin des années 1970 et au début des années 1980 (afflux de jeunes sur le marché du travail et hausse des taux d’activité féminins) comme étant la cause essentielle de la hausse du chômage dans le pays. Selon Alain Boublil, ce choc démographique aurait demandé, pour être absorbé, un taux de croissance du PIB inatteignable pour l’économie française de l’époque ; il a expliqué son analyse par le fait que le chômage frappait alors avant tout les jeunes, bien plus durement touchés que les plus de vingt-cinq ans. Parmi les mesures prises après le 10 mai 1981 pour lutter contre le chômage, une partie est effectivement destinée à diminuer le chiffre de la population active : la retraite à soixante ans et le recours accru aux préretraites (favorisées par un « contrat de solidarité », bien vite abandonné cependant, à cause de son coût prohibitif) peuvent s’interpréter de cette manière. Une autre stratégie, connexe de la précédente, fut de s’engager dans la voie du partage du travail, en diminuant le temps de travail hebdomadaire (fixation à trente-neuf heures de la durée légale) et annuel (cinquième semaine de congés payés) des salariés. Cela n’est pas allé sans une certaine efficacité : si le chômage n’a pas réellement diminué au cours des deux premières années du septennat, il a cependant été contenu durant un temps aux alentours de deux millions de personnes, avant de repartir brutalement à la hausse, en 1983 et surtout 1984. Ce bref aperçu des réformes entreprises par la gauche après le 10 mai 1981 est nécessairement lacunaire : Alain Bergounioux a tenu à rappeler le « gigantesque chantier » qu’ont été les premiers temps du nouveau septennat, touchant de très nombreux domaines (décentralisation, culture, éducation, justice, etc.), avec une ampleur restée inégalée depuis. D’autres réalisations ont été citées par Alain Boublil, notamment la remise en ordre de marche des entreprises nationalisées en 1981, qui, pour beaucoup d’entre elles, étaient alors fort mal en point, ainsi que la victoire contre l’inflation, obtenue grâce à la désindexation des salaires, ce qui a en définitive brisé le cycle infernal des dévaluations. Ne serait-ce donc Reste que la victoire contre le chômage n’est jamais On lira avec profit les quelques pages fort éclairantes que Philippe Askenazy consacre à cet épisode dans son dernier livre. Cf. Philippe Askenazy, Les décennies aveugles. Emploi et croissance 1970-2010, Paris, Seuil, 2011, p. 93-104. 10 13 La lettre de l’Institut François Mitterrand pas la vraie rupture du premier septennat de François Mitterrand, rupture avec un mode de développement économique sous forte perfusion inflationniste, que la France connaissait depuis la Seconde Guerre Mondiale ? Mais, a relevé Michel Margairaz, les électeurs de gauche n’avaient pas voté pour cela en 1981. On pourrait rajouter qu’en 1981 les socialistes eux-mêmes étaient sans doute loin de se douter qu’ils allaient s’engager dans cette voie. Dès lors se pose le problème plus général du discours public tenu par les gouvernants en direction des électeurs, pour expliquer à ces derniers les inflexions de la politique suivie, en l’occurrence la substitution de la lutte contre l’inflation à la lutte contre le chômage comme objectif prioritaire de la politique économique et sociale. C’est là en réalité l’enjeu politique central du « tournant de la rigueur », dont les modalités et la chronologie – voire l’existence – ont été discutées lors de la table ronde tenue la semaine suivante. L’INSTITUT SIGNALE... 1983 : le « tournant » en question L’année 1983 est restée dans les mémoires comme celle du « tournant de la rigueur » qui porte un coup d’arrêt à l’euphorie des premiers temps de la gouvernance socialiste. L’analyse de Floriane Galeazzi et Vincent Duchaussoy invite à substituer à l’image d’un retournement brusque celle d’un infléchissement progressif de la politique économique. Retrouvez la dernière note issue des tables rondes organisées par la Fondation Jean Jaurès et l’Institut François Mitterrand sur le site internet www.mitterrand.org En partenariat avec la Fondation Jean Jaurès et Public Sénat, l’Institut François Mitterrand a organisé, le 6 mai 2011, une journée de débats à l’occasion du trentième anniversaire de la victoire de la gauche en 1981. Revivez cette journée en visionnant l’intégralité des trois tables rondes sur www.mitterrand.org 14 La lettre de l’Institut François Mitterrand Bonnes feuilles intuitif, Christian Dupavillon, architecte et compagnon de route du ministre de la Culture, un visionnaire inventif, Maurice Fleuret, critique musical et nouveau directeur de la musique, et un idéaliste pénétré, Jack Lang, le nouveau patron charismatique de la rue de Valois. Trois figures de la gauche incarnant à quelques années près la même génération politique et qui, à leur niveau, n’ont eu cesse de bouleverser en catimini les pratiques ministérielles pour les rapprocher des comportements des Français. Jean-Michel DJIAN 21 JUIN Le sacre musical des Français Éditions du Seuil « Tout a commencé un soir de l’hiver 1981-1982 lorsque le tout frais directeur de la musique, Maurice Fleuret, jusqu’alors directeur du festival de Lille, remet au bien nommé Christian Dupavillon, désormais conseiller aux événements du nouveau ministre de la Culture, une simple note de deux pages. Celle-ci stipule qu’il faudrait désormais dans la nouvelle politique musicale tenir compte du fait que « les Français possèdent plus de quatre millions d’instruments de musique ». Quand, le 10 mai 1981, François Mitterrand est élu président de la République, la gauche n’a pas encore idée du pouvoir d’attraction qu’exerce la musique auprès des Français. Certes, elle en a connu un avant-goût place de la Bastille le jour de la victoire, mais personne au PS n’aurait imaginé qu’il fût possible d’en instituer une fête nationale populaire. Il suffisait pourtant ce soir-là d’observer, à Paris ou en province, la place symbolique accordée à la chanson, à la poésie et aux instruments pour deviner qu’à la différence de la soirée victorieuse de Giscard sept ans plus tôt, les Français s’étaient métamorphosés dans leur mode d’expression. Le verbe mitterrandien et plus généralement socialiste s’était en réalité laissé porter puis couvrir par la puissance de la musique. Les corps n’écoutaient pas, ils dansaient, chantaient. Quelque chose d’esthétique était en train de bouleverser la conception académique de la ferveur politique. C’est si vrai que deux ans plus tard, lorsque Jacques Higelin, figure de la proue artistique de la gauche fiévreuse, se met le 21 juin 1983, à crier sa « Beauté crachée » sur son char entre Bastille et République, la foule y a reconnu un remake du soir du 10 mai. C’est la musique qui perpétue le rêve ; ce sont les artistes et le peuple qui, dans la rue, décident de le partager envers et contre tout. « Cette note, ajoutait Dupavillon, indiquait que les quarts de ces instruments agonisaient dans les placards avant de trépasser un jour ou l’autre dans des poubelles ou des décharges. C’est en la lisant que l’idée d’une fête m’est venue ». Rien d’étonnant à ce que l’auteur du fameux document embraye sur l’idée, lui qui, en Corse ou à Lille, avait expérimenté des formes musicales dans lesquelles les amateurs rejoignaient les professionnels dans « une nouvelle exploration sociale de la musique ». N’estce pas le même Fleuret qui, en 1967 déjà, écrivait dans son journal, Le Nouvel Observateur, que la « musique sera partout et le concert nulle part », qui courtisait et amplifiait les expériences associatives de Corbeil-Essonnes ou d’Aix-en-Provence (« Musique dans la rue ») pour en démontrer le caractère créatif et novateur ? Quand, sur une proposition de Pierre Mauroy, nouveau Premier ministre et ancien maire de Lille, Maurice Fleuret fut appelé à occuper les fonctions de directeur de la musique et de la danse en novembre 1981, Jack Lang savait qu’il tenait là l’incarnation emblématique de sa nouvelle politique musicale. La gestation de cette idée de fête dura à peine trois mois, le temps de lui trouver un nom, une forme, un contexte. Dans sa cacophonie naturelle, la musique devient la métaphore plurielle et colorée d’une nouvelle conception de la fraternité. En ce sens, elle est peut-être l’expression la plus aboutie de la devise républicaine. Un an de gestation, de maturation, d’hésitations sera nécessaire à la République pour accoucher d’un phénomène culturel sans précédent dans les nations modernes : une « fête de la musique » nationale, populaire et païenne. Les géniteurs de cette improbable manifestation de masse sont trois rêveurs impénitents, trois figures socialistes quadragénaires : un solitaire « C’était une idée de potache, se rappelle le ministre, nous n’avons consulté ni les préfets, ni la profession. Nous, nous souhaitions seulement mettre en œuvre 15 La lettre de l’Institut François Mitterrand une idée généreuse et la réussir. Je dois dire que j’étais le plus perplexe des trois. Mais face à la fougue de Dupavillon et à l’enthousiasme communicatif de Fleuret, je me suis dit qu’il fallait tenter le coup. » D’autant qu’André Larquié, l’influent conseiller spécial du cabinet, Véronique Saint-Geours, la directrice de la communication, et Jacques Renard, un jeune énarque qui venait d’arriver au cabinet, ont tout fait pour encourager le ministre à s’y engager dès le mois de juin 1982. Rapidement, quelques principes sont retenus. prévisionnel avait été arrêté à 435 120 francs, c’està-dire…66 000 euros. Le ministre de la Culture préparait déjà les arbitrages budgétaires douloureux de 1983 et la consigne était de ne pas effrayer la rue de Rivoli, siège du ministère des Finances. Mais chacun des protagonistes savait qu’il s’agissait moins d’une histoire de gros sous que de vista. « Je me souviens de quelques réunions tenues fin avril dans mon bureau, sourit Jack Lang. C’était surréaliste. On se répartissait les tâches sans imaginer une seconde que c’était une folie. Je ne sais pas pourquoi mais, après avoir hésité, je sentais qu’il fallait y aller. » Alain Surrans, le chef du secrétariat particulier de Maurice Fleuret, se rappelle, lui, que le vrai débat qui précéda la Fête de la musique était centré sur la date : « Le cabinet du ministre a hésité entre trois : le 2 novembre, jour de la SainteCécile, la patronne des musiciens, mais c’était loin et déjà l’automne ; le 21 juin parce que c’était le solstice d’été et qu’à la différence de nos voisins européens il ne s’y passait officiellement rien, et le 24 juin, date des feux de la Saint-Jean, un jour très propice à la fête. Je me souviens très bien qu’André Larquié avait repoussé cette date car il voulait une fête laïque. » Il eut gain de cause. Le 1er juin, le ministre organise une conférence de presse devant 79 journalistes (sur 420 invités) et lance son slogan « Faites de la musique ! » Une trouvaille. » La Lettre est éditée par l’Institut François Mitterrand 10, rue Charlot -75003 Paris Tèl : 01 44 54 53 93 Fax : 01 44 54 53 99 Courriel : [email protected] Site : www.mitterrand.org 21 juin 1992. Le président de la République s’entretient avec Julien CLERC. DR. IFM La fête sera gratuite, ouverte à toutes les musiques « sans hiérarchie de genres et de pratiques », et à tous les Français. Pratiquement, la manifestation consistera à les encourager sans exclusive à venir jouer avec leurs instruments ou chanter dans la rue entre 20h30 et 21 heures. « En fait, dira Dupavillon près de trente ans plus tard, nous avions au fond tellement peur du ridicule que l’on s’était dit qu’une demi-heure suffisait bien ». REVUE TRIMESTRIELLE Directeur de la publication : Hubert Védrine Secrétaire de rédaction : Mathieu Monot Imprimerie centrale de Bordeaux Au mois d’avril, une entreprise, MC Conseil, est convoquée pour estimer les coûts de communication. Il s’agissait de trouver un nom et des supports médias pour relayer la manifestation dont le budget Numéro de commission paritaire : 0711 G 82038 ISSN 1634-4510 16