Lettre 36.indd - Institut François Mitterrand

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Lettre 36.indd - Institut François Mitterrand
La lettre
de l’Institut François Mitterrand
Publication trimestrielle
N° 36 - Juin 2011
L’éditorial
Par Hubert Védrine
L
e trentième anniversaire du 10 mai 1981 a
suscité en France un intérêt sans précédent.
Il est vrai que lors du dixième anniversaire en
1991, François Mitterrand était encore président,
et qu’au moment du vingtième, en 2001, c’était le
gouvernement Jospin. Il n’y avait pas alors de besoin
de se retourner sur le passé. Sans aucun doute, cet
intérêt traduit un manque : à la tête du PS, à gauche
en général et même en France. D’où cette évidente
« nostalgie », assumée comme telle mais aussi critiquée
par quelques uns parce que « passéiste ». Toutefois, il
y a parfois des nostalgies porteuses d’avenir.
Qu’ils aient ou non été mitterrandistes, les Socialistes
ne peuvent que constater que François Mitterrand est
jusqu’ici le seul homme de gauche à avoir gagné une
présidentielle en France, et que la gauche a été battue
en 1995, 2002 et 2007. Dès lors ils se demandent plus
que jamais : comment a-t-il fait ? Ils scrutent donc,
en cette année préélectorale, la séquence 1965-19711981. Beaucoup moins la réélection « France unie »
de 1988.
La réussite remarquable de Lionel Jospin comme
premier ministre, de 1997 à 2002 a été peu ré-évoquée
en mai. Pourtant elle ne devrait pas être effacée par
son échec au premier tour de l’élection de 2002, dû à la
dispersion des voix de gauche. Ceci prouve seulement
qu’en ce moment, la gauche pense présidentielle plus
que législatives.
Comme je l’avais dit à Jarnac, le 9 janvier 2011, François
Mitterrand est devenu une référence historique. Pour
la gauche, certes, mais pas uniquement. Tous peuvent
s’inspirer de tel ou tel aspect de sa demande, ou de sa
personnalité. Mais personne n’en est le seul héritier,
ni ne peut se l’approprier. Colloques, table-rondes,
numéros hors-séries de journaux ou émissions
ont beaucoup traité de sa stratégie politique, de
sa campagne, de son élection, de la joie du 10 mai,
du gouvernement Mauroy, etc. Quelques films,
notamment celui – juste et sensible - de Jean-Michel
Djian sur les dernières années, ont été plus centrés
sur la personnalité fascinante de François Mitterrand,
comme l’avait été, dans un genre très différent,
« l’Adagio » d’Olivier Py à l’Odéon.
Sans surprise, ces manifestations ont fourni aux
opposants habituels, qui n’ont rien appris ni rien oublié,
l’occasion de se manifester sur Vichy, l’Allemagne,
la Yougoslavie, le Rwanda, l’Algérie, la politique
économique de la gauche de 1981 à 1983, etc., selon
un répertoire bien établi. Mais leurs attaques perdent
de la force avec le temps : les effets produits par des
révélations qui n’en étaient pas, sorties du contexte,
se sont émoussés ; le côté biaisé, voire mensongé ou
inventé, de certaines attaques se voit trop ; les historiens
ont travaillé, même si ces polémistes ignorent en
général leurs conclusions. Et le peuple français, après
avoir entendu tout et le contraire de tout sur François
Mitterrand a conclu : il a été un grand président.
Le Figaro a été irrité par l’ampleur de cette vague du
souvenir. Philippe Alexandre a voulu montrer qu’il
mordait encore en dénonçant les 7 erreurs capitales de
François Mitterrand. Etienne Mougeotte a trouvé que
« Trop, c’est trop » et a condamné une nouvelle fois, en
bloc, tout l’héritage – sauf, concède-t-il, une politique
étrangère « convenable ». Mais la droite se trompe en
stigmatisant une nouvelle « mitterrandolâtrie ». Le ton
des débats était le plus souvent sérieux et objectif,
plus « historique » que partisan. Les contributions de
Lionel Jospin et Laurent Fabius, entre autres, ont été
remarquables. De toute façon la droite n’a qu’à s’en
prendre à elle-même si elle n’a pas produit depuis plus
de quarante ans un personnage aussi fascinant. Il y a
eu, bien avant, De Gaulle. Mais il n’était pas que de
droite et, de toute façon, la droite l’a oublié.
Reste la question de « l’abandon », voire du
« reniement » posée par certains, à gauche, qui ne
peut pas être occultée. Symétriquement à la droite qui
reproche toujours à la gauche d’avoir compromis la
compétitivité française par ses mesures sociales de
La lettre
de l’Institut François Mitterrand
se saisissant du levier européen, François Mitterrand
a voulu donner à la gauche française un nouveau
moyen d’action. Sans cela, notre pays se serait replié
sur lui-même et n’aurait plus guère pesé – notamment
sur son environnement économique déjà fortement
dépendant du monde extérieur. La gauche aurait
alors été rapidement balayée, laissant à une droite
revancharde le soin de guider le pays à travers les
formidables mutations que le monde a alors connu,
mutations économiques, technologiques, sociales,
diplomatiques, etc. C’est grâce à cette détermination
que François Mitterrand a extirpé des esprits l’idée que
la gauche ne parvenait au pouvoir que lors de brèves
fractures, ou « d’expériences ». « Je ne leur ferai pas
cadeau d’une seule minute. » répétait-il. Contre cette
fatalité grâce à lui, plus personne n’assimile la gauche
à brièveté, fragilité, fugacité.
1981/1983 (en oubliant que les nationalisations ont
sauvé et remis sur pied une partie de l’industrie, et
finalement de l’économie française, laissée à l’abandon
dans les années soixante-dix !), une partie de la gauche
continue d’évoquer douloureusement l’abandon des
« promesses » ou des « espérances » socialistes, voire
un « reniement » des idéaux, qu’elle date en général
de mars 1983 – même si cette notion de « tournant »
est aujourd’hui discutée par les historiens. Cette
interpellation doit être prise au sérieux, historiquement,
et dans la perspective de 2012, et elle appelle de vraies
réponses.
On peut d’abord rappeler que, de 1981 à 1983,
François Mitterrand et Pierre Mauroy avaient tenu
l’essentiel de leurs promesses ; que nombre d’entres
elles sont toujours en vigueur aujourd’hui ; que cellesci étaient socialement justifiées ; que les économistes
(et pas seulement ceux du PS français) annonçaient
à l’époque une relance de l’économie mondiale, qui
aurait justifié et conforté la politique économique de
l’Union de la gauche. Ce qui ne fut pas le cas.
Finalement, c’est peut-être cette réinsertion de la
gauche dans la réalité – toute celle-ci s’est révélée
brutale avec la dérégulation systématique – que
regrettent encore certains qui ont la nostalgie de la
pure indignation ? Dès lors ce n’est pas de « dérives »
diverses, dont certains veulent l’accabler, dont
François Mitterrand serait responsable, mais bien de
ces retrouvailles avec le réel !
Il ne faut surtout pas oublier l’écart entre les
économies, c’est-à-dire essentiellement entre les
monnaies françaises et allemandes. Écart qui était
l’héritage notamment de la politique économique
du gouvernement de Raymond Barre. Les 14 %
d’inflation, au moment où François Mitterrand entre
à l’Élysée étaient déjà pénalisants. Ceci explique les
trois dévaluations entre mai 1981 et mars 1983 mais
aussi la volonté de François Mitterrand que la France
ne se retrouve pas, quelques années plus tard, après
une réunification allemande qu’il avait déjà à l’esprit
du fait de l’affaiblissement continu de l’URSS (il en
avait parlé à Helmut Schmidt dès octobre 1981), pieds
et poings liés dans une zone mark. A cet égard, la
décision mitterrandienne de mars 1983 de maintenir
le franc dans le Système Monétaire Européen – c’està-dire de réitérer le choix fait dès le mois de mai 1981
de respecter les engagements européens de la France
–, décision soigneusement pensée et pesée, ne fut pas
un abandon, encore moins un reniement. Elle fut en
réalité l’occasion d’un nouveau départ, le signe, face aux
contraintes rencontrées par la gauche, de la volonté de
se servir du levier européen pour les desserrer. Sans
cette décision, pas d’accord possible à Fontainebleau
avec Kohl en 1984, pas d’isolement de Margaret
Thatcher, pas de nomination de Jacques Delors à la tête
de la Commission européenne en 1985, pas de relance
européenne et finalement pas de traité de Maastricht
en 1992. D’où l’importance du second septennat – sur
l’utilité duquel s’interrogent encore certains esprits
légers – puisque c’est pendant ces années 1988-1992
que cette politique européenne a porté ses fruits. En
Ceux qui regrettent la pureté théorique et n’envisagent
qu’une gauche d’opposition se trompent. Le plus grand
service que François Mitterrand a rendu, à la gauche
et finalement à la France, c’est bien celui-ci. Cela a
changé notre pays, la France, y compris la gauche. Cela
l’a refondée. En 2012, la gauche devra assumer les
années Mitterrand – aussi bien que les années Jospin
d’ailleurs – tout en se préparant à aller plus loin et à
se projeter dans le futur. Dans un monde multipolaire
exigeant et compétitif, très différent de celui de 1981
et même de celui de 1997 en proie aux interrogations
économiques, sociales et écologiques, il faut reprendre
le travail entamé, progressif et progressiste.
SOMMAIRE
10 mai 1981-10 mai 2011
Prendre le pouvoir : le joli mois de mai,
par Florent VADILLO (p. 3)
Le changement ? Les réformes de l’après 10 mai,
par Mathieu TRACOL (p. 10)
Prix de l’institut François Mitterrand
Trois questions à Paul CHAPUT,
Lauréat du Prix de l’IFM (p. 9)
Bonnes feuilles
21 juin - Le sacre musical des Français,
par Jean-Michel DJIAN (p. 15)
2
La lettre
de l’Institut François Mitterrand
10 mai 1981 - 10 mai 2011
Prendre le pouvoir :
le joli mois de mai
A l’occasion du trentième anniversaire de l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, Floran Vadillo
revient sur les débuts de cette nouvelle phase de la vie politique française. Cette note est issue des interventions des participants
à la table ronde organisée le 9 mars 2011 par la Fondation Jean-Jaurès et l’Institut François Mitterrand.
Par Floran VADILLO
candidat. En effet, les membres de cette dernière
s’installent dans un appartement mis à leur disposition
par la FEN2, au numéro 6 de la rue de Solferino.
Pierre Bérégovoy dirige alors cette équipe à laquelle,
répondant à un journaliste, il donne spontanément le
nom d’« antenne présidentielle »3, « un peu à l’imitation
de ce qui se faisait aux États-Unis »4.
Doctorant en science politique (Université de Bordeaux, Centre
Emile Durkheim, Sciences Po Bordeaux)
_________________
S
ur les écrans de télévision, une image se dessine,
le haut d’un visage apparaît et, après une valsehésitation, une clameur retentit : François
Mitterrand vient d’être élu Président de la République.
En ce soir du 10 mai 1981, le candidat malheureux
en 1965 et 1974 accède à la magistrature suprême
et inaugure une nouvelle phase de la vie politique
française : l’alternance. Étrange vocable que celuici, tant il recèle d’imprécisions, d’appréhensions et
d’espoirs selon qu’on appartienne à un camp ou à un
autre. Quelle attitude les socialistes, écartés du pouvoir
depuis 1958, vont-ils adopter à l’égard d’institutions
(politiques et administratives) tant de fois décriées ?
L’« État UNR » (expression inventée par Jean-Jacques
Servan-Schreiber) et l’« État Giscard » céderont-ils
la place à un « État PS » ? Dans quelles conditions
les vainqueurs vont-ils s’emparer du pouvoir ? Ces
questions, et bien d’autres, se bousculent dans l’esprit de
nombreux Français le soir de l’élection et, aujourd’hui
encore, justifient un exercice commémoratif.
Dans un joyeux désordre5, s’établissent les liens avec les
grandes administrations (Quai d’Orsay, Finances, etc.),
sont reçus les visiteurs étrangers, les journalistes mais
également les personnes venues proposer leurs services
aux vainqueurs6. En revanche, selon le désir de François
Mitterrand, l’antenne n’a pas vocation à prendre des
décisions, à gouverner, avant la passation de pouvoir
dont la date fait l’objet de négociations, conduites par
André Rousselet, avec l’équipe giscardienne7. Rue de
Solferino sont notamment présents Jacques Fournier,
Nicole Questiaux, Nathalie Duhamel, Michel Vauzelle,
Jean Glavany, Hubert Védrine, Alain Boublil, Jacques
Attali et Jean-Claude Colliard (de loin en loin pour
Fédération de l’Education nationale, syndicat proche du Parti
socialiste, aujourd’hui intégrée au sein de l’UNSA (Union
nationale des syndicats autonomes).
2
Pierre Favier et Michel Martin-Roland, La décennie Mitterrand I,
Les ruptures (1981-1984), Paris, Le Seuil, 1990, p.47.
3
DE LA PLACE DE LA BASTILLE À L’ÉLYSÉE
4
Témoignage précité de Jean-Claude Colliard.
Pierre Favier et Michel Martin-Roland, op. cit., p.47 ; les
journalistes évoquent même une certaine improvisation.
5
Le soir du 10 mai 1981, une foule en liesse célèbre,
place de la Bastille à Paris, la victoire de François
Mitterrand et ni l’orage ni la pluie ne diminuent sa
ferveur. L’alternance débute par une fête. Mais les
célébrations cèdent le pas aux interrogations de la
matinée du 11 mai1 : si la continuité républicaine
s’impose, elle n’empêche aucunement un « interrègne »
auquel travaille l’équipe de campagne de l’ancien
In Michel Schiffres et Michel Sarazin, L’Élysée de Mitterrand :
secrets de la maison du Prince, Paris, Éditions Alain Moreau, 1985,
p.14-15, et témoignage précité de Jean-Claude Colliard.
6
Témoignage précité de Jean-Claude Colliard, confirmé par
Pierre Favier et Michel Martin-Roland, op. cit.. Cette position
soulève d’importants problèmes alors que le franc est victime
de spéculations et que de nombreux capitaux quittent le pays,
Raymond Barre refusant d’endosser une quelconque décision en
la matière (épisode évoqué par Jean-Claude Colliard [témoignage
précité], Pierre Favier et Michel Martin-Roland, ibid., p.49, ainsi
que Raymond Barre et Jean Bothorel, in L’expérience du pouvoir,
Paris, Fayard, 2007, p.193-4).
7
Témoignage de Jean-Claude Colliard lors de la table ronde
organisée le 9 mars 2011 par la Fondation Jean-Jaurès et l’Institut
François Mitterrand.
1
3
La lettre
de l’Institut François Mitterrand
de Grand maître au nouveau Président, ne grèvera pas
une transition jugée « paisible » par Jacques Wahl13.
ce dernier), autant de noms (à l’exception de Nicole
Questiaux, nommée ministre) qui viendront peupler
l’Élysée sous la houlette de Pierre Bérégovoy devenu
Secrétaire général de la présidence de la République.
Le même jour, Pierre Mauroy est nommé Premier
ministre ; le nouveau chef de l’État se rend à la mairie
de Paris puis au Panthéon pour inscrire son élection
dans l’Histoire. Le 22 mai, après les consultations
d’usage, François Mitterrand dissout l’Assemblée
nationale et structure ses équipes élyséennes ; car,
selon le témoignage de Jean-Claude Colliard : « le 22
mai au matin, il n’y a plus d’« antenne » et les circuits
administratifs retrouvent leur normalité »14.
Le fait conduit certains observateurs à considérer que
l’antenne présidentielle incarne la première ossature
de l’Élysée8. Ce serait pourtant oublier le mode de
constitution de l’entourage de François Mitterrand,
Président de la République, et le flou que l’intéressé
entretient à ce sujet : à titre d’exemple, Jacques Attali
était également en lice pour le poste de Secrétaire
général9. Dans le même esprit, au gré de ses rencontres,
François Mitterrand sollicite personnellement certains
individus, parfois surpris, comme en témoigne celui
qui allait devenir son directeur-adjoint de cabinet (puis
directeur), Jean-Claude Colliard : « je ne pensais pas un
seul instant l’accompagner à l’Élysée […] ; peu d’entre
nous s’étaient préparés à ce qui serait un changement
de vie personnelle »10.
L’ORGANISATION
PRÉSIDENTIEL
Cité in Pierre Favier et Michel Martin-Roland, op. cit., p.55. Il
est à noter que Valéry Giscard d’Estaing livrera une description
très personnelle de la passation de pouvoir in Le pouvoir et la vie,
tome 1 : la rencontre, Paris, Compagnie 12, 1988, p.404.
13
In Pierre Favier et Michel Martin-Roland, op. cit., p.62.
Cf. le témoignage précité de Jean-Claude Colliard évoquant
l’antenne présidentielle : « ce devait être la préfiguration du
futur Secrétariat général de l’Élysée bien que, à l’époque, il
paraissait vraisemblable que le poste revienne à Jacques Attali
qui consultait et recevait beaucoup de hauts fonctionnaires
pour se tenir informé de la situation, notamment des évolutions
économiques ».
14
9
Témoignage précité de Jean-Claude Colliard.
In Michel Schiffres et Michel Sarazin, L’Élysée de Mitterrand :
secrets de la maison du Prince, Paris, Éditions Alain Moreau, 1985,
p.20.
15
Témoignage précité de Jean-Claude Colliard, corroboré par
André Rousselet, lequel confesse avoir insisté pour que soit
recréée la fonction de Directeur du cabinet (cité in Laure Adler,
L’année des adieux, Paris, Flammarion, 1995, p.44). Georges
Pompidou avait supprimé la direction du cabinet en 1969 avant
de la rétablir en 1973. Valéry Giscard d’Estaing, de son côté,
n’avait pas souhaité nommer un directeur de cabinet.
16
10
Témoignage précité de Jean-Claude Colliard ; et l’homme
d’ajouter : « je crois que nous n’étions pas parfaitement prêts
et pas assurés d’arriver à gagner, même si les derniers sondages
étaient excellents ; il ne faut pas oublier qu’il y a eu des désillusions
importantes en 1974 et en 1978 ».
A ce sujet, Jean-Claude Colliard analyse : « je crois que François
Mitterrand se méfiait du côté un peu « techno » de Jacques Attali.
Mais il fallait tout de même l’intégrer à l’équipe, d’où l’idée de
créer une cellule prospective qui, débarrassée des contingences
de l’immédiat, serait chargée de réfléchir à l’avenir, aux grands
17
In Pierre Favier et Michel Martin-Roland, op. cit., p.46. Jacques
Wahl était le Secrétaire général de l’Élysée de Valéry Giscard
d’Estaing entre 1978 et 1981.
11
12
L’ENTOURAGE
Le Journal Officiel de la République française du 22
mai 1981 entérine la nomination de Pierre Bérégovoy
en qualité de Secrétaire général de la présidence de
la République. Précédemment, Jacques Attali, André
Rousselet, Pierre Bérégovoy et Jean-Claude Colliard
avaient été chargés de réfléchir à l’organisation de la
présidence15. Ce dernier analyse l’Élysée mitterrandien :
« son sentiment était qu’il fallait calquer la structure de
l’Élysée sur celle de De Gaulle et Pompidou, et oublier
ce qui s’était fait sous Giscard. D’où la résurrection
de la distinction cabinet/secrétariat général qui avait
disparu et qui permettait, finalement, de régler un
problème d’homme, c’est-à-dire d’assurer une place
éminente à André Rousselet »16. De son côté, Jacques
Attali est nommé « conseiller spécial », titre inédit
en France, sans doute décerné pour le consoler de
n’occuper la charge de Pierre Bérégovoy17.
A l’issue des négociations avec l’équipe sortante, la
passation de pouvoir a lieu le 21 mai. Dans l’intervalle,
Pierre Bérégovoy et Jacques Wahl se rencontrent11 et,
le 18 mai, Jean-Claude Colliard est chargé de visiter
le palais de la rue du Faubourg Saint-Honoré pour
ébaucher la future répartition des bureaux. L’homme
décrit un « univers un peu fantomatique [, un] palais
absolument désert où tout avait été nettoyé [ ;] il y avait
des secrétaires tétanisées. On leur avait manifestement
indiqué qu’une horde de barbares allait déferler sur la
maison et que leur vie, à tout le moins leur vertu, était
fort menacée »12. La démission d’Alain de Boissieu,
Grand chancelier de la Légion d’honneur et gendre du
général De Gaulle, qui refusait de remettre le collier
8
DE
Témoignage précité de Jean-Claude Colliard.
4
La lettre
de l’Institut François Mitterrand
LE NOUVEAU GOUVERNEMENT ET LA
« PRISE » DES MINISTÈRES
Si l’on étudie la composition de l’entourage
présidentiel, on remarque la présence de nombreux
fidèles historiques, mais également de différents
représentants de courants politiques du Parti socialiste
(« pour montrer qu’il n’y avait pas d’ostracisme »18) et
du syndicalisme (François Chéramy de la Fédération
de l’éducation nationale et Jeannette Laot de la
CFDT19). D’une manière générale, les nouveaux
conseillers présidentiels se caractérisent par leur
militantisme politique au point que Samy Cohen
écrit qu’il s’agit de « l’équipe la plus fortement «
politique » qu’ait connue la Ve République »20. JeanClaude Colliard, observateur privilégié, commente :
« je crois qu’il y avait une double recherche à la fois
de fidélité politique et de compétence »21. De fait,
la présence de représentants de la haute fonction
publique diminue fortement en comparaison avec les
présidences précédentes, tandis que s’accroît la part du
monde politique et économique22. On retrouve pour
l’Élysée les constats que l’on dressera ultérieurement
concernant les entourages ministériels : l’alternance
de mai 1981 marque l’avènement d’une République
militante ; si la part réservée à la haute fonction
publique décroît fortement dans un premier temps
(consacrant la « fin du modèle administratif hérité de
la période gaullienne »), elle se rétablit à un haut niveau
par la suite. Mais si l’on établit une comparaison sur
le temps long, on s’aperçoit que l’alternance de 1981
ne constitue pas une rupture en soi ; au contraire, elle
initie une nouvelle ère, celle de l’« institutionnalisation
de l’administration politique »23.
Dans l’attente des élections législatives qui octroieront
la majorité absolue à la gauche le 21 juin 198124, Pierre
Mauroy a composé son premier gouvernement dès
le 22 mai ; gouvernement que d’aucuns qualifieraient
d’équipe de campagne25 tant les différents courants
du Parti socialiste sont représentés, gratifiés au
moyen de ministères d’État, et alternent avec les
compagnons de route du nouveau Président26, lequel a
indiscutablement imprimé sa marque. Peu de ministres
jouissent d’une expérience ministérielle (MM. Alain
Savary, Gaston Defferre, Maurice Faure et Michel
Jobert) ou d’une expérience en cabinet (MM. Jacques
Delors, Claude Cheysson, André Chandernagor), mais
tous présentent des profils nettement plus politisés
qu’auparavant. Il convient de noter également que
la part des enseignants s’accroît considérablement.
Naturellement, chaque ministre compose son cabinet,
généralement opérationnel à la fin mai. Sur ce point,
François Scheer, directeur de cabinet du nouveau
ministre des Relations extérieures, Claude Cheysson,
livre un témoignage précieux. Appelé par son futur
ministre le 21 mai, il quitte son poste luxembourgeois
pour regagner Paris : depuis une chambre d’hôtel,
« nous préparons notre installation au Quai d’Orsay
avec quelques dossiers seulement »27 et au gré des
allers retours de Claude Cheysson à l’Élysée. Les deux
hommes réfléchissent à l’organisation du ministère.
« Le lendemain, nous « prenons » tous deux le Quai
d’Orsay »28 ; et l’homme de décrire une passation de
pouvoir avec un ministre sortant « pétrifié » mais
dont le directeur de cabinet joue parfaitement le jeu
de l’alternance en communiquant l’intégralité des
dossiers.
projets du septennat, etc., avec la possibilité de recruter quelques
collaborateurs personnellement alors que Mitterrand avait
choisi d’assez près les collaborateurs de l’équipe principale »
(témoignage précité).
Claude Cheysson, à la différence de la plupart
de ses nouveaux collègues, connaît parfaitement
Témoignage précité de Jean-Claude Colliard ; et de désigner
Christian Sautter ou François-Xavier Stasse comme représentants
des courants non mitterrandiens.
18
19
Confession rétrospectivement étonnante de Jean-Claude
Colliard : « Mitterrand n’était absolument pas sûr de gagner les
élections législatives » (témoignage précité).
24
Confédération française démocratique du travail.
20
In Samy Cohen, « Les hommes de l’Élysée », Pouvoirs, 1981,
n°20, p.90.
21
In Florence Haegel, « Devenir ministre : l’apprentissage de
la fonction ministérielle dans les deux premiers gouvernements
de Pierre Mauroy », in Serge Berstein, Pierre Milza, Jean-Louis
Bianco (dir.), François Mitterrand, les années du changement, 19811984, Paris, Perrin, 2001, p.60.
25
Témoignage précité de Jean-Claude Colliard.
Pour de plus amples détails, se reporter à l’excellente analyse
de Luc Rouban, « Les entourages de l’Élysée et de Matignon :
1974-1997 », Revue administrative, mars-avril 1998, n° 302, p.317324, mai-juin 1998, n° 303, p.420-426 et juillet-août 1998, n° 304,
p.530-537.
22
26
Témoignage précité de Jean-Claude Colliard.
Témoignage de François Scheer lors de la table ronde organisée
le 9 mars 2011 par la Fondation Jean-Jaurès et l’Institut François
Mitterrand.
27
In Luc Rouban, « Les entourages de l’Élysée et de Matignon :
1974-1997 », Revue administrative, juillet-août 1998, n° 304, p.537
pour les deux citations.
23
28
5
Témoignage précité de François Scheer.
La lettre
de l’Institut François Mitterrand
l’administration qu’il doit désormais diriger de
sorte que les directeurs de son ministère paraissent
plutôt sereins. La nomination de son directeur de
cabinet, jouissant de dix-neuf années d’expérience
au Quai, contribue indubitablement à la sérénité de la
transition29. Car, si « la gauche était éloignée du pouvoir
politique, elle ne l’était pas de l’administration d’État »30
et tous les ministres se sont entourés de directeurs de
cabinet expérimentés, à l’image de Maurice Grimaud
à l’Intérieur ou de François Bernard à la Défense. Et
dans la mesure où « il y avait beaucoup de ministres
qui ne tenaient pas tout à fait la route [l’Élysée veillait à
ce qu’ils soient épaulés par un cabinet compétent] »31.
Concernant le cabinet du ministre des Relations
extérieures, Claude Cheysson laisse toute liberté à
son directeur pour le constituer32. François Scheer,
à l’instar de ses collègues, se fixe alors pour ligne de
conduite de ne conserver aucun membre du cabinet
précédent, car il s’agit de mettre en place une équipe
de collaborateurs personnels du ministre, compétents,
mais « avec une certaine sensibilité politique »33.
En effet, les élites et la haute fonction publique en
général demeurent aux postes de décisions (les grands
corps connaissent toutefois un léger recul36) en
même temps qu’apparaissent des profils non typiques
(professeurs, écrivains et journalistes, permanents
politiques37) qui renforcent le militantisme des
entourages38. Aucun bouleversement radical n’est à
signaler39 : une clientèle en remplace une autre.
UN
APPAREIL
D’ÉTAT
QUI
L’ALTERNANCE SANS DOMMAGES
A l’opposé de cette recherche simultanée de
compétence et de loyauté dans la composition des
cabinets ministériels, et à rebours des craintes des
fonctionnaires40, l’administration centrale ne subira
ni chasse aux sorcières ni purges massives, mais une
politisation de fait. Le système des dépouilles étatsuniens (le spoil system) n’aura pas droit de cité en
198141.
Certes, préfets42, recteurs43 et diplomates44 seront, à
La littérature scientifique des années 1980-1990,
structurée autour d’un questionnement sur les
élites, a scruté les caractéristiques de ces entourages
ministériels : s’il s’agit principalement d’hommes
neufs34, il serait malaisé d’avancer un bouleversement
dans la composition sociale des sommets de l’État35.
36
Ibid., p.12. Les deux chercheurs nuancent : « contrairement à
une image répandue, la gauche n’a pas instauré la République des
professeurs ; elle a puisé ses troupes de décideurs aux mêmes
sources que la droite » (p.20).
« Le fait d’avoir choisi un directeur de cabinet qui ne soit pas
un gamin et qui connaissait tous les directeurs du ministère a
permis une transition sans heurt », témoignage précité de
François Scheer.
Témoignage précité de François Scheer.
31
Témoignage précité de Jean-Claude Colliard.
32
Témoignage précité de François Scheer.
38
Ibid., p.16.
39
Ibid., p.18.
Notamment à la suite du congrès de Valence d’octobre 1981 où
Paul Quilès, prônant la modération en matière de changement de
personnel, gagna la réputation abusive de « coupeur de têtes » :
« pas de chasse aux sorcières, je ne veux pas de l’élimination
systématique d’hommes et de femmes en raison de leurs
opinions ; [mais] la naïveté serait de laisser en place des gens
déterminés à saboter la politique voulue par les Français […], il
en va de la réussite de notre politique ! ».
40
In Monique Dagnaud et Dominique Mehl, op. cit., p.18 ;
confirmé par Pierre Birnbaum (dir.), Les Élites socialistes au
pouvoir : les dirigeants socialistes face à l’État. 1981-1985, Paris, PUF,
1985, p.311.
41
Témoignage précité de François Scheer ; l’homme reconnaît
que les choses ont désormais changé, certains membres de
cabinet servant des ministres d’orientation politique différente ;
il analyse cependant son attitude de l’époque : « tenir cette ligne
en 1981 était indispensable » puisqu’il s’agissait de la première
alternance. Par ailleurs, Jean-Claude Colliard et Fançois Scheer
évoquent avec amusement le jeu des solidarités (énarchiques
notamment), les échanges de conseillers entre ministres, les
recommandations, les dénonciations et règlements de compte que
suscite la composition des cabinets : « on recevait effectivement
des lettres de militants qui s’estimaient frustrés et trahis et qui, au
passage, faisaient savoir ou laissaient entendre qu’ils étaient plus
indiqués pour le poste occupé par un autre » (témoignage précité
de Jean-Claude Colliard).
33
Jean-Claude Colliard se souvient : « les préfets eux-mêmes ont
fait savoir qu’ils étaient prêts à servir le nouveau pouvoir mais
qu’il était impératif de les changer de départements car ils ne
pouvaient pas expliquer, le lendemain, la politique contraire à
celle qu’ils défendaient la veille. De fait, a été opéré un vaste
mouvement préfectoral dans un esprit de consensus. Très rares
furent les préfets qui refusèrent de servir » (témoignage précité).
42
« Pour les recteurs, c’est un peu plus compliqué dans la mesure
où le PS est très pénétré par les milieux enseignants de l’Education
nationale » explique Jean-Claude Colliard (témoignage précité).
43
In Monique Dagnaud et Dominique Mehl, L’élite rose, Paris,
Ramsay, 1988, p.10.
34
35
Ibid., p.12.
37
29
30
JOUE
« Il y a eu très peu de changements dans les ambassades au cours
de l’année 1981. A la fin de l’année, est intervenu un mouvement
d’ambassadeurs tout à fait normal, un certain nombre de chefs de
44
Ibid., p.11.
6
La lettre
de l’Institut François Mitterrand
court, moyen ou long terme, mutés ; mais à l’inverse
de 1944, 1986 ou 1993 pour le corps préfectoral, on
n’assistera pas à des mouvements massifs d’entrée
et de sortie45. Indubitablement, certains fidèles sont
récompensés par des postes, mais le mouvement
est limité, la gauche au pouvoir préférant ouvrir les
conditions de recrutement du tour extérieur et des
concours externes.
Par ailleurs, le rôle de Marceau Long, Secrétaire général
du gouvernement, mérite d’être salué tant il a incarné
la continuité républicaine et a permis d’apporter une
assistance technique aux ministres débutants50.
A l’Élysée également, « chacun se met à prendre ses
dossiers et à apprendre le métier »51, témoigne JeanClaude Colliard ; l’homme poursuit avec humour : « au
début, un préfet me paraissait un personnage un peu
lointain et mystérieux. Après dix appels téléphoniques
à des préfets me répondant « mes respects, Monsieur
le directeur », j’ai eu l’impression que les rapports
hiérarchiques changeaient un peu »52. Il s’agit de
découvrir le téléphone interministériel, les codes de
l’administration, les méthodes de travail… Mais de
l’aveu des acteurs de l’époque, un mois suffit à cette
peine.
En revanche, « l’endroit où il y a eu chasse aux sorcières
– mais franchement elle était inévitable – c’était la
communication et les télévisions. Il faut savoir que
ces télévisions et ces radios avaient été constituées
sur des bases exclusivement politiques »46, explique
Jean-Claude Colliard, alors chargé de ce secteur à la
présidence de la République.
L’ancien directeur de cabinet du Président de la
République justifie ainsi la légèreté des changements
opérés par ailleurs : « finalement nous nous apercevons
très vite que ce n’est pas si compliqué que cela et qu’il y
a une administration parfaitement habituée à obéir »47.
En substance, la période d’apprentissage du pouvoir a
été plus brève que prévue.
En outre, l’on ne saurait qualifier le Président
de la République de novice tant son expérience
gouvernementale sous la IVe République est
importante ; ainsi rappelle-t-il à l’ordre certains
membres du gouvernement lors du premier conseil
des ministres du 27 mai et fixe-t-il des règles de
conduite53.
UN APPRENTISSAGE DU POUVOIR ?
L’impulsion venant de la présidence de la République
ne doit pas être sous-estimée car les collaborateurs
oeuvrent depuis le 10 mai, disposant, de fait, de plus de
dix jours d’avance sur les équipes ministérielles54. Par
ailleurs, l’Élysée s’aperçoit rapidement que « Matignon
ne coordonne pas de près l’activité brouillonne de
certains ministères »55 et que le cabinet du Premier
ministre manque parfois de rigueur56.
Alors que les acteurs de l’époque confessent un
sentiment de fragilité48 et évoquent, pour certains,
le « syndrome Allende » qui générait la peur de ne
parvenir à inscrire l’expérience socialiste dans le temps,
l’apprentissage du pouvoir dure moins de temps qu’il
n’en faut à une rose pour se faner. L’euphorie des
premiers jours qui habite les nouveaux occupants des
lieux de pouvoir49 se maintient, en dépit des angoisses
et grâce à la parfaite discipline de l’administration
évoquée précédemment.
Témoignage précité de Jean-Claude Colliard. Rôle majeur
également évoqué par Florence Haegel, op. cit., p.57-76.
50
poste étant parvenus au terme de leur mission », analyse François
Scheer (témoignage précité). Au sein de l’administration centrale
du Quai, les changements ont été tout aussi limités.
Témoignage précité de Jean-Claude Colliard.
Episode narré par Pierre Favier et Michel Martin-Roland,
op. cit. En outre, François Mitterrand jouit d’une haute idée de
la fonction qu’il occupe et connaît une transformation quasi
physique : « il est devenu impressionnant en vingt-quatre
heures, du jour au lendemain », se souvient Jean-Claude Colliard
(témoignage précité).
Se reporter au graphique présenté par Luc Rouban, in Les
Préfets de la République : 1870-1997, Cahiers du CEVIPOF, n° 26,
Paris, CEVIPOF, janvier 2000, p.25.
Témoignage précité.
Témoignage précité de Jean-Claude Colliard, confirmé par
François Scheer : « nous n’avons eu strictement aucune difficulté
à continuer de faire tourner la machine du Quai d’Orsay »
(témoignage précité).
47
48
Témoignage précité de Jean-Claude Colliard.
52
53
45
46
51
Analyse de Thierry Pfister, in La vie quotidienne à Matignon au
temps de l’union de la gauche, Paris, Gallimard, 1986, p.130-131.
54
55
In René Rémond, Histoire de France, tome 6 : Le siècle dernier
(1918-2002), Paris, Fayard, 2003, p.843.
Témoignage précité de Jean-Claude Colliard.
In Laurent Fabius, Les blessures de la vérité, Paris, Flammarion,
1995, p. 77, confirmé par Jean-Claude Colliard (témoignage
In Florence Haegel, op. cit., p.57-76, également évoqué in Pierre
Favier et Michel Martin-Roland, op. cit.
56
49
7
La lettre
de l’Institut François Mitterrand
l’État n’entend pas métamorphoser.
Dès lors, le suivi de l’activité gouvernementale depuis
la présidence se renforce57. En sus, « il ne faut pas
oublier que Mitterrand ne raisonne pas en fonction
de la hiérarchie formelle, mais en fonction d’une autre
hiérarchie qui est celle de ses rapports personnels. Pour
lui, certains de ses collaborateurs étaient à l’Elysée, et
d’autres au gouvernement, au parti ou au Parlement.
Il y avait donc des ministres qu’il fallait suivre parce
qu’il les connaissait moins, tandis que d’autres
traitaient directement avec lui parce qu’ils étaient
des collaborateurs de toujours »58. L’apprentissage
du pouvoir correspond également à l’apprentissage
de la « méthode Mitterrand » dans le cadre d’une Ve
République présidentialiste que le nouveau chef de
Du 10 mai au 21 juin 1981 émergent les prémices d’une
aventure historique exaltante, vécue comme telle par les
acteurs59. Pour la première fois depuis 1958, la France
connaît une alternance politique. Loin de l’anarchie
tant redoutée, loin de la guerre civile annoncée, la Ve
République et les socialistes font montre de grandes
capacités d’adaptation. Les hommes au pouvoir
diffèrent certes quelque peu de leurs devanciers mais
la rupture avec le système élitaire autrefois dénoncé
ne se dessine pas ; l’administration, loyale, ne subit
aucune purge. A l’Élysée, au gouvernement, dans
les cabinets ministériels, des hommes et des femmes
s’accoutument sans peine à leurs nouvelles fonctions,
aux rouages de la machine étatique. Une nouvelle ère
s’ouvre qui, en réalité, clôt la parenthèse gaulliste ;
les socialistes renouent avec l’État. Comme le chante
Barbara : « quelque chose a changé, l’air semble plus
léger, c’est indéfinissable […], un homme, une rose à
la main, a ouvert le chemin, vers un autre demain »60.
précité). Michèle Cotta, in Cahiers secrets de la Ve République, tome
II, 1977-1986, Paris, Fayard, 2008, p.546, cite un propos d’André
Rousselet qui souscrit à la même analyse.
57
In Eric Dupin, « Les équipes du Président à l’Elysée », in
La France présidentielle, 1962-1992, communication présentée au
colloque des 4, 5 et 6 décembre 1992 à la FNSP, p.12. Cette
concentration des pouvoirs ira diminuant et, Laurent Fabius
Premier ministre, le Président interdira à ses conseillers de
s’ingérer dans la conduite des affaires gouvernementales (JeanClaude Colliard, témoignage précité).
58
Témoignages précités de Jean-Claude Colliard et de François
Scheer.
59
Témoignage précité de Jean-Claude Colliard.
60
« Regarde », paroles et musique de Barbara, mai 1981.
21 mai 1981. François Mitterrand et Pierre Mauroy arrivent à l’Elysée. DR. IFM.
8
La lettre
de l’Institut François Mitterrand
Le jury du prix de l’Institut François Mitterrand, composé de Jean-Pierre
Azéma, Dominique Bertinotti, Serge Berstein, Jean-Claude Colliard et
Jean Musitelli, s’est réuni le 18 mai 2011 afin d’examiner les mémoires
de masters concourant pour son attribution.
Après délibération, le jury a décidé d’attribuer, pour l’année 2010-2011,
le prix de publication à Monsieur Paul CHAPUT et son mémoire sur La
France face à l’initiative de défense stratégique de Ronald Reagan (1983-1986). De
la guerre des étoiles à la construction européenne.
Le prix d’encouragement est attribué à Madame Nadia AYACHE pour
son étude intitulée Rôle et place de la Convention des institutions républicaines
dans l’Union de la gauche et la création du Parti socialiste.
Trois questions à Paul CHAPUT,
Lauréat 2011 du prix de l’Institut François Mitterrand
Vous êtes le lauréat du prix de l’IFM. Une belle surprise ?
Être lauréat du Prix de l’Institut François Mitterrand est un honneur
et une sincère surprise. Un honneur car il est très gratifiant de voir
son travail couronné et reconnu. N’étant qu’un étudiant de 23 ans, j’avoue avoir du mal à réaliser cette reconnaissance.
Mon Master d’Histoire contemporaine, qui a abouti à ce mémoire, a été pour moi une véritable aventure humaine,
exaltante et imprévisible. Ce Prix vient définitivement saluer cette belle aventure, c’est une sorte de parachèvement qui
me rend confus de fierté. Une sincère surprise, ensuite, car le concours de l’IFM sélectionne des travaux universitaires
avec exigence, et que le mien n’était qu’un mémoire parmi d’autres, tout aussi méritants. Accoucher de ce mémoire n’a
pas été une chose aisée en raison de l’envergure du thème, et il y eut des moments de doute, d’angoisse. J’avais autour
de moi des personnes pour me soutenir – certaines ne sont hélas plus là maintenant – et malgré tout, j’ai toujours voué
une véritable passion pour ce que j’avais entrepris. C’était mon sujet de recherche, et pour rien je ne l’aurais échangé.
Sur quoi portent vos recherches ?
La Guerre froide me passionne. J’ai proposé à ma directrice, à l’Université de Rennes 2, de travailler sur un sujet
méconnu et pourtant fascinant : ce projet du Président Reagan, cette fameuse et dans le même temps obscure guerre
des étoiles. Arrivé en Master, l’opportunité m’était donnée de me consacrer à part entière à l’étude de cet épisode majeur
de la Guerre froide m’ayant tant marqué dès ma scolarité, dans un contexte historiographique favorable. J’allais vite me
rendre compte que l’Initiative de Défense Stratégique était de plus en plus considérée avec intérêt dans une perspective
d’explication de l’effondrement soviétique, et aussi dans une perspective plus contemporaine, liée aux enjeux actuels
sur la militarisation de l’espace. L’IDS avait jusqu’ici peu intéressé les historiens français, à la différence des Anglosaxons. Face à leur production existante, mon angle d’attaque consistait en un axe franco-centré, c’est-à-dire voir en
quoi l’IDS (et la philosophie reaganienne sous-tendue), affectait un pays allié comme la France, puissance nucléaire et
indépendante, et comment le gouvernement socialiste a réagi.
Quelles sources et archives avez-vous utilisé ?
Collecter les témoignages d’anciens protagonistes (politiques, militaires, scientifiques, français ou étrangers), éplucher la
presse de l’époque, recueillir et m’imprégner de la bibliographie, consulter sous dérogation plusieurs fonds d’archives de
la Présidence de la République et du ministère de la Défense, a constitué l’essentiel de mon travail de recherche durant
deux ans.
9
La lettre
de l’Institut François Mitterrand
10 mai 1981 - 10 mai 2011
Le changement ?
Les réformes de l’après 10 mai
Les réalisations concrètes qui ont suivi l’élection de François Mitterrand ont-elles été en adéquation avec l’objectif ambitieux
affiché par les socialistes durant la campagne présidentielle de 1981 ? Matthieu Tracol apporte un nouvel éclairage sur la
mise en œuvre de ce programme. Cette note est issue des interventions des participants à la table ronde organisée le 16 mars
2011 par la Fondation Jean-Jaurès et l’Institut François Mitterrand.
Par Matthieu TRACOL
Etudiant-chercheur à l’école doctorale de Sciences-Po Paris
_________________
Changer la vie » : tel était l’objectif proclamé par
le Parti socialiste dans le premier programme
électoral rédigé après le congrès d’Épinay1. Le
programme lui-même fut bien vite éclipsé par la
signature, quelques semaines plus tard, du programme
commun de gouvernement avec le Parti communiste.
Mais le slogan a si bien pris qu’il est, depuis lors, resté
dans les mémoires comme le symbole de l’ambition
politique et sociale nourrie par les socialistes français
durant toute la décennie, jusqu’à la victoire de François
Mitterrand, le 10 mai 1981. Les réalisations concrètes
qui ont suivi ont-elles été à la hauteur de cette
ambition ? Dès les premiers temps de l’exercice du
pouvoir, les accusations de trahison n’ont pas manqué
de fleurir, pour devenir courantes à gauche du Parti
socialiste, après ce qu’il est classiquement convenu
d’appeler le « tournant de la rigueur » de 1983. Mais ce
schéma n’est-il pas réducteur ? Comment comprendre
les politiques menées dans les premiers mois suivant
les élections présidentielles et législatives sans tomber
dans les pièges de la reconstruction a posteriori ? Les
participants à la table ronde organisée le 16 mars 2011
par la Fondation Jean-Jaurès et l’Institut François
Mitterrand, consacrée à l’état de la France en 1981 et
aux premières réformes du septennat, se sont attachés
à répondre à ces questions, en faisant dialoguer
historiens (Alain Bergounioux, Michel Margairaz,
Georges Saunier et Matthieu Tracol) et témoins (Alain
Boublil et François Stasse, à l’époque conseillers de
François Mitterrand à l’Élysée, en charge des questions
économiques). Ils ont ainsi eu l’occasion de revisiter,
plus d’une décennie après, les éléments qui avaient
été apportés lors du premier colloque historique
d’importance consacré aux premières années de la
présidence de François Mitterrand2. Les débats ont
avant tout porté sur le coeur économique et social
du projet de 1981 et des réalisations postérieures,
sous l’effet de la pente naturelle des participants et
d’un inévitable manque de temps, bien plus que par
manque de curiosité.
1
Parti socialiste, Changer la vie. Programme de gouvernement du parti
socialiste, Paris, Flammarion, 1972.
3
«
La France de 1981 est, par bien des points, fort
différente de celle de 2011. Il n’est donc guère possible
de comprendre ni d’évaluer promesses électorales et
premières réformes sans se replonger dans le contexte
de l’époque. Introduisant le débat, Alain Bergounioux
a résumé l’atmosphère du tournant des années
1981 en soulignant le paradoxe qui lui est attaché :
si l’effervescence contestataire de ce qui a été appelé
les « années 68 »3 n’est pas encore complètement
retombée, les effets de la crise économique, minant
les économies occidentales depuis 1973, se font
dans le même temps chaque jour plus visibles. Les
derniers rayons de Mai 68 se heurtent à la grisaille
d’un marasme économique inédit depuis la Seconde
Guerre Mondiale, dans sa durée comme dans son
intensité.
Dans la lignée de l’explosion de Mai, les années
1970 avaient en effet été celles de toutes les luttes,
de nouvelles revendications accompagnant un
remarquable retour de flamme de plus anciens
combats. La décennie avait été celle de l’émergence ou
de l’épanouissement de causes nouvelles (féminisme,
Serge Berstein, Pierre Milza et Jean-Louis Bianco (dir.), Les
années Mitterrand, les années du changement, 1981-1984, Paris, Perrin,
2001.
2
G. Dreyfus-Armand et alli, Les années 68. Le temps de la contestation,
Bruxelles, Complexe, 2008.
10
La lettre
de l’Institut François Mitterrand
dans sa mémoire le taux de 13,6 %, atteint au moment
où il entre à l’Élysée auprès de François Mitterrand),
et le chômage (en 1981, le seuil du million et demi
de chômeurs est dépassé, les moins de vingt-cinq
ans étant les plus touchés6). Alain Boublil a de son
côté pointé les autres éléments, les plus importants
selon lui, de l’héritage giscardien : rigidité du cadre
de l’administration économique, toute-puissance du
ministère des Finances, et très mauvais état général
des entreprises françaises, un véritable « champ de
ruines » à ses yeux. Le niveau de l’investissement des
entreprises, difficilement soutenu par le secteur public,
s’effondre à la fin de la décennie, alors que des pans
entiers de l’industrie française, comme la sidérurgie,
connaissent de très graves difficultés.
défense des droits des homosexuels, lutte contre
le nucléaire, régionalisme, etc.) auxquelles le Parti
socialiste ne pouvait être indifférent, même s’il n’en
était pas à l’origine. Dans le même temps, le mouvement
ouvrier français avait connu un regain de dynamisme,
les syndicats regagnant des adhérents et s’emparant
également des nouvelles thématiques issues de Mai
(l’autogestion, cheval de bataille de la CFDT), alors
que la vigueur des conflits dans les entreprises (dont
l’emblématique conflit à l’usine Lip de Besançon)
témoignait de la force retrouvée de la conflictualité
sociale qui agitait alors les usines françaises4. En 1981,
le retournement est cependant déjà en marche depuis
quelque temps. Après avoir connu un pic – fort relatif,
il est vrai – au milieu des années 1970 (avec un taux de
syndicalisation atteignant 22 % en 1975), les syndicats
français commencent à perdre des adhérents dès
19785. Parallèlement, l’air du temps n’est plus le même
qu’une décennie auparavant. Comme l’a souligné
Michel Margairaz, le climat idéologique et politique
de la seconde moitié des années 1970 témoigne
de « déplacements durables » très importants, y
compris au sein de la gauche, où la concurrence
entre Parti socialiste et Parti communiste s’exacerbe
à la fin de la décennie. Dans le domaine des relations
internationales, l’aggravation de l’antagonisme
Est-Ouest, pointée par Georges Saunier, rejaillit
également sur le contexte politique national, et vient
accroître la tension entre les deux anciens partenaires
du programme commun. Un peu partout en Europe,
au Royaume-Uni, en Allemagne et même en Suède,
les gouvernements sociaux-démocrates connaissent
des difficultés, perdant du terrain voire abandonnant
le pouvoir à des conservateurs qui, eux, ont le vent en
poupe (Alain Bergounioux). De ce fait, les socialistes
français, qui accèdent aux postes de commandes de
l’État après vingt-trois ans d’éloignement, sont en
réalité à contre-courant des tendances générales alors
à l’oeuvre en Europe.
Paradoxalement, malgré ces bases économiques très
détériorées, la situation budgétaire de l’État n’est
pas si mauvaise que cela, et paraîtrait même sans
doute excellente à un observateur contemporain.
Michel Margairaz a rappelé que les indicateurs
financiers à court terme sont bons : l’endettement des
administrations est faible, et le déficit public quasiment
inexistant7. Des marges de manoeuvre existent donc
pour la politique de relance promise par François
Mitterrand durant la campagne électorale.
Une fois au pouvoir, le nouveau président s’emploie en
effet à mettre en oeuvre les fameuses « 110 propositions
pour la France », qui avaient été très largement diffusées
dans les mois précédents. Selon Alain Bergounioux, la
matrice de ce programme datait en réalité du début
de la décennie précédente, époque où les problèmes
monétaires ne se faisaient pas ressentir avec la même
intensité, et où le chômage, malgré une hausse qui
avait inquiété à la fin des années 1960, ne dépassait
pas 3 % de la population active8. Peu après le congrès
d’Épinay de 1971, le Parti socialiste refondé s’était doté
d’un programme destiné fondamentalement à rendre
possible la stratégie adoptée par le nouveau Premier
secrétaire du parti : l’alliance avec les communistes,
Quant à la situation économique de la France, elle
n’est pas bonne. La crise, dont chacun maintenant
a compris qu’elle n’était pas un simple accident
de parcours, constitue la toile de fond de l’élection
présidentielle de 1981. Deux éléments retiennent alors
particulièrement l’attention : l’inflation (François Stasse
a ainsi exprimé l’importance qu’a encore aujourd’hui
1,695 million de chômeurs au sens du Bureau international du
travail (BIT) (ancienne définition), et taux de chômage de 17 %
pour les 15-24 ans contre 7,2 % pour l’ensemble de la population
active. Source : INSEE.
6
Les années 1979 et 1980 sont des années de quasi équilibre des
comptes publics (déficits de respectivement 0,1 et 0,2 % du PIB).
L’endettement public atteint 20,7 % du PIB en 1980. Source :
INSEE.
7
4
Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai
d’histoire politique des usines, Rennes, Presses universitaires de
Rennes, 2007.
5
Il faut attendre le dernier trimestre de 1974 pour que ce fatidique
seuil soit franchi (chômage au sens du BIT, ancienne définition).
Source : INSEE.
8
Source : OCDE.
11
La lettre
de l’Institut François Mitterrand
destinée à plus long terme à renverser les rapports de
force électoraux au sein de la gauche. Ce choix fait à
Épinay a ensuite déterminé, durant une décennie, les
orientations fondamentales décidées par la majorité
du parti constituée autour de François Mitterrand
(un ensemble aux frontières mouvantes suivant les
congrès). Ceci est fondamental pour comprendre
la période : du programme commun aux « 110
propositions pour la France », l’objectif essentiel est
de gagner la « partie de bras de fer » (Alain Boublil)
engagée avec les communistes. Selon François Stasse,
François Mitterrand voulait, pour saper la domination
des communistes, les battre sur leur propre terrain,
c’est-à-dire le social, « en montrant aux Français que
les socialistes étaient capables de faire une politique
aussi sociale, si ce n’est plus sociale que le Parti
communiste ».
en cela le contre-pied des remises en cause, alors à
l’oeuvre dans le reste du monde occidental, du socle
théorique, économique et social du keynésianisme
(Alain Bergounioux). L’enjeu essentiel de l’élection
est le chômage, objet de toutes les préoccupations et
de tous les discours, et sur lequel le Parti socialiste est
particulièrement attendu (Michel Margairaz). Il devait
être résorbé grâce à des créations d’emplois publics
ou parapublics (210 000 sont promis dans les « 110
propositions »), à la réduction de la durée du travail
(avec les trente-cinq heures hebdomadaires en point
de mire), et à la relance de l’activité économique.
La relance effectivement réalisée dans les premiers
temps qui suivent l’élection de François Mitterrand,
puis les réformes de structures qui sont menées
dans la première année du pouvoir, correspondent
à ce schéma. Il n’en reste pas moins que des choix
doivent être opérés : des divergences existent ainsi
à l’intérieur du Parti socialiste quant à l’intensité
à donner à la stimulation de l’économie française.
Pour François Stasse, mitterrandistes et rocardiens
étaient, dès avant mai 1981, « en désaccord sur le
niveau de l’ajustement » dont devaient faire l’objet les
revenus sociaux et le SMIC : « les collaborateurs les
plus proches de François Mitterrand […] pensaient
que la conjoncture internationale allait permettre
de faire, sans qu’il y ait de répercussions fâcheuses,
notamment sur la balance commerciale et la balance
des paiements, les revalorisations [nécessaires]. En
revanche, les collaborateurs économiques de Michel
Rocard, dont je faisais partie à l’époque, pensaient
que cela risquait de coincer et […] que l’on risquait de
déclencher un effet retour sur les équilibres extérieurs,
qui allait nous amener tôt ou tard à un coup d’arrêt
fâcheux, notamment en termes politiques ». Dans
les faits, la revalorisation, réelle, n’est pas non plus
démesurée, répondant ainsi aux craintes de certains
de nourrir encore davantage une inflation devenue
galopante9. Michel Margairaz a par ailleurs souligné
que cette relance s’appuie sur l’anticipation d’une
reprise économique mondiale pour 1982, anticipation
très largement partagée par l’ensemble des experts
de l’époque, qui s’attendent à un assouplissement
Tous les intervenants se sont ainsi accordés autour
de l’existence, dans ces années, d’un « primat du
politique » sur les considérations économiques et
monétaires. C’est la stratégie politique de long terme
de François Mitterrand qui déterminait ses grandes
options économiques et sociales, et non l’inverse.
Cette stratégie n’ayant pas fondamentalement varié
durant toute la décennie, même après la rupture
de l’alliance avec le Parti communiste (il faut « être
unitaire pour deux », déclare François Mitterrand au
Congrès de Metz de 1979), la logique du programme
proposé aux électeurs en 1981 correspond donc, dans
ses grandes lignes, aux éléments déjà présents presque
dix ans auparavant. C’est d’autant plus vrai que la
fidélité à ces principes était devenue une source de
conflit au sein du parti, entre d’un côté la majorité
mitterrandienne et de l’autre la minorité rocardienne.
Ce conflit est tranché au congrès de Metz, qui
consacre la victoire des mitterrandistes, auxquels
se sont ajoutées les troupes du CERES (Centre
d’études, de recherches et d’éducation socialiste),
sur les rocardiens. En 1981, le candidat François
Mitterrand propose ainsi fondamentalement une
relance keynésienne, la démocratisation de l’économie
et la remise au goût du jour – teintée d’un colbertisme
toujours présent – de la planification. Le tout s’appuie
sur le maître instrument que devait constituer le
secteur public, élargi par la nationalisation d’une
bonne part de l’industrie et de la très grande majorité
du secteur bancaire. Il se place ainsi dans la droite
ligne du compromis fordiste installé en France au
lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, prenant
La CFDT plaidait notamment pour une hausse du SMIC qui
ne soit pas trop brutale, et demandait (au contraire de la CGT),
de ne pas dépasser 10 %. L’arbitrage rendu par le gouvernement
sera favorable à la CFDT : le SMIC est relevé d’exactement 10 %
à partir du 1er juin 1981. Les revenus sociaux sont quant à eux
relevés plus fortement : le minimum vieillesse et de l’allocation
pour adulte handicapé sont augmentés de 20 %, les allocations
familiales et les allocations logement de 25 % au 1er juillet.
9
12
La lettre
de l’Institut François Mitterrand
venue. La réduction de la durée du travail, prolongée
au-delà du niveau fixé par l’ordonnance du 16 janvier
1982 (les fameuses trente-neuf heures hebdomadaires
évoquées plus haut) aurait-elle pu permettre de lutter
victorieusement contre le chômage ? Alain Boublil
a estimé qu’il était « impossible, compte tenu des
caractéristiques démographiques de la France, de
gérer l’équation de l’emploi sans la réduction de la
durée de travail », et regrette aujourd’hui que l’on ne
soit pas allé plus loin. Pour François Stasse, l’origine
du blocage du mouvement de réduction de la durée
du travail est à rechercher dans la déclaration faite par
Pierre Bérégovoy, alors Secrétaire général de l’Élysée,
à l’issue du Conseil des ministres du 10 février 1982
selon laquelle « pas un travailleur ne doit craindre
pour son pouvoir d’achat à la suite de l’application
des trente-neuf heures ». L’économie française ne
pouvant supporter une réduction supplémentaire faite
selon ces termes, le mouvement s’est arrêté. Matthieu
Tracol a expliqué à cette occasion l’ambivalence de la
signification politique et sociale de la réduction de la
durée du travail : conçue comme une conquête sociale
et portée par le souvenir du Front Populaire, elle ne
saurait être accompagnée d’une baisse ou même d’une
stagnation des salaires. Envisagée comme un moyen de
lutter contre le chômage, ce qui avait été, entre autres,
la perspective du Commissariat général du Plan (CGP)
avant 1981, elle ne saurait en revanche se faire en
maintenant tous les salaires à l’identique. Moins d’un
an après la victoire électorale, le social primait encore
l’économique, ce qu’a confirmé François Stasse, pour
qui les trente-neuf heures ont été en réalité envisagées
comme « une mesure sociale et non pas [comme] une
mesure économique. […] Il fallait que les socialistes
fassent une politique sociale qui leur permette de
conquérir la base électorale communiste ».
de la politique monétaire des Etats-Unis. Ledit
assouplissement ne viendra cependant jamais, et
les espoirs de reprise économique mondiale de
s’évanouir avec lui, plaçant la politique de relance
du gouvernement français à total contre-courant des
fluctuations de l’économie mondiale10.
Quant au chômage, enjeu majeur de l’élection
présidentielle de 1981, ne constitue-t-il pas le
principal échec de François Mitterrand ? Chez Alain
Boublil, comme chez François Stasse, le sentiment
de n’avoir pas été assez « offensifs », voire de s’être
« trompés d’analyse » (Alain Boublil) en se focalisant
sur la recherche de la croissance économique, a été
exprimé. Tous les deux ont interprété les évolutions
démographiques que connaissait la société française
à la fin des années 1970 et au début des années 1980
(afflux de jeunes sur le marché du travail et hausse
des taux d’activité féminins) comme étant la cause
essentielle de la hausse du chômage dans le pays.
Selon Alain Boublil, ce choc démographique aurait
demandé, pour être absorbé, un taux de croissance
du PIB inatteignable pour l’économie française de
l’époque ; il a expliqué son analyse par le fait que le
chômage frappait alors avant tout les jeunes, bien plus
durement touchés que les plus de vingt-cinq ans.
Parmi les mesures prises après le 10 mai 1981 pour
lutter contre le chômage, une partie est effectivement
destinée à diminuer le chiffre de la population active :
la retraite à soixante ans et le recours accru aux
préretraites (favorisées par un « contrat de solidarité »,
bien vite abandonné cependant, à cause de son coût
prohibitif) peuvent s’interpréter de cette manière.
Une autre stratégie, connexe de la précédente, fut
de s’engager dans la voie du partage du travail, en
diminuant le temps de travail hebdomadaire (fixation
à trente-neuf heures de la durée légale) et annuel
(cinquième semaine de congés payés) des salariés.
Cela n’est pas allé sans une certaine efficacité : si le
chômage n’a pas réellement diminué au cours des
deux premières années du septennat, il a cependant
été contenu durant un temps aux alentours de deux
millions de personnes, avant de repartir brutalement à
la hausse, en 1983 et surtout 1984.
Ce bref aperçu des réformes entreprises par la
gauche après le 10 mai 1981 est nécessairement
lacunaire : Alain Bergounioux a tenu à rappeler le
« gigantesque chantier » qu’ont été les premiers temps
du nouveau septennat, touchant de très nombreux
domaines (décentralisation, culture, éducation,
justice, etc.), avec une ampleur restée inégalée
depuis. D’autres réalisations ont été citées par Alain
Boublil, notamment la remise en ordre de marche des
entreprises nationalisées en 1981, qui, pour beaucoup
d’entre elles, étaient alors fort mal en point, ainsi
que la victoire contre l’inflation, obtenue grâce à la
désindexation des salaires, ce qui a en définitive brisé
le cycle infernal des dévaluations. Ne serait-ce donc
Reste que la victoire contre le chômage n’est jamais
On lira avec profit les quelques pages fort éclairantes que
Philippe Askenazy consacre à cet épisode dans son dernier livre.
Cf. Philippe Askenazy, Les décennies aveugles. Emploi et croissance
1970-2010, Paris, Seuil, 2011, p. 93-104.
10
13
La lettre
de l’Institut François Mitterrand
pas la vraie rupture du premier septennat de François
Mitterrand, rupture avec un mode de développement
économique sous forte perfusion inflationniste,
que la France connaissait depuis la Seconde Guerre
Mondiale ? Mais, a relevé Michel Margairaz, les
électeurs de gauche n’avaient pas voté pour cela en
1981. On pourrait rajouter qu’en 1981 les socialistes
eux-mêmes étaient sans doute loin de se douter qu’ils
allaient s’engager dans cette voie. Dès lors se pose
le problème plus général du discours public tenu
par les gouvernants en direction des électeurs, pour
expliquer à ces derniers les inflexions de la politique
suivie, en l’occurrence la substitution de la lutte contre
l’inflation à la lutte contre le chômage comme objectif
prioritaire de la politique économique et sociale. C’est
là en réalité l’enjeu politique central du « tournant de la
rigueur », dont les modalités et la chronologie – voire
l’existence – ont été discutées lors de la table ronde
tenue la semaine suivante.
L’INSTITUT SIGNALE...
1983 :
le « tournant »
en question
L’année 1983 est restée dans les mémoires comme celle du
« tournant de la rigueur » qui porte un coup d’arrêt à l’euphorie des
premiers temps de la gouvernance socialiste. L’analyse de Floriane
Galeazzi et Vincent Duchaussoy invite à substituer à l’image d’un
retournement brusque celle d’un infléchissement progressif de la
politique économique.
Retrouvez la dernière note issue des tables rondes organisées par la Fondation
Jean Jaurès et l’Institut François Mitterrand sur le site internet www.mitterrand.org
En partenariat avec la Fondation Jean Jaurès et Public Sénat,
l’Institut François Mitterrand a organisé, le 6 mai 2011, une
journée de débats à l’occasion du trentième anniversaire de la
victoire de la gauche en 1981.
Revivez cette journée en visionnant
l’intégralité des trois tables rondes sur www.mitterrand.org
14
La lettre
de l’Institut François Mitterrand
Bonnes feuilles
intuitif, Christian Dupavillon, architecte et compagnon
de route du ministre de la Culture, un visionnaire
inventif, Maurice Fleuret, critique musical et nouveau
directeur de la musique, et un idéaliste pénétré, Jack
Lang, le nouveau patron charismatique de la rue de
Valois. Trois figures de la gauche incarnant à quelques
années près la même génération politique et qui, à
leur niveau, n’ont eu cesse de bouleverser en catimini
les pratiques ministérielles pour les rapprocher des
comportements des Français.
Jean-Michel DJIAN
21 JUIN
Le sacre musical des Français
Éditions
du Seuil
«
Tout a commencé un soir de l’hiver 1981-1982 lorsque
le tout frais directeur de la musique, Maurice Fleuret,
jusqu’alors directeur du festival de Lille, remet au bien
nommé Christian Dupavillon, désormais conseiller
aux événements du nouveau ministre de la Culture,
une simple note de deux pages. Celle-ci stipule qu’il
faudrait désormais dans la nouvelle politique musicale
tenir compte du fait que « les Français possèdent plus
de quatre millions d’instruments de musique ».
Quand, le 10 mai 1981, François Mitterrand
est élu président de la République, la gauche
n’a pas encore idée du pouvoir d’attraction
qu’exerce la musique auprès des Français.
Certes, elle en a connu un avant-goût place de
la Bastille le jour de la victoire, mais personne au PS
n’aurait imaginé qu’il fût possible d’en instituer une
fête nationale populaire. Il suffisait pourtant ce soir-là
d’observer, à Paris ou en province, la place symbolique
accordée à la chanson, à la poésie et aux instruments
pour deviner qu’à la différence de la soirée victorieuse
de Giscard sept ans plus tôt, les Français s’étaient
métamorphosés dans leur mode d’expression. Le verbe
mitterrandien et plus généralement socialiste s’était en
réalité laissé porter puis couvrir par la puissance de
la musique. Les corps n’écoutaient pas, ils dansaient,
chantaient. Quelque chose d’esthétique était en
train de bouleverser la conception académique de la
ferveur politique. C’est si vrai que deux ans plus tard,
lorsque Jacques Higelin, figure de la proue artistique
de la gauche fiévreuse, se met le 21 juin 1983, à crier
sa « Beauté crachée » sur son char entre Bastille et
République, la foule y a reconnu un remake du soir du
10 mai. C’est la musique qui perpétue le rêve ; ce sont
les artistes et le peuple qui, dans la rue, décident de le
partager envers et contre tout.
« Cette note, ajoutait Dupavillon, indiquait que
les quarts de ces instruments agonisaient dans les
placards avant de trépasser un jour ou l’autre dans
des poubelles ou des décharges. C’est en la lisant que
l’idée d’une fête m’est venue ».
Rien d’étonnant à ce que l’auteur du fameux document
embraye sur l’idée, lui qui, en Corse ou à Lille, avait
expérimenté des formes musicales dans lesquelles les
amateurs rejoignaient les professionnels dans « une
nouvelle exploration sociale de la musique ». N’estce pas le même Fleuret qui, en 1967 déjà, écrivait
dans son journal, Le Nouvel Observateur, que la
« musique sera partout et le concert nulle part », qui
courtisait et amplifiait les expériences associatives de
Corbeil-Essonnes ou d’Aix-en-Provence (« Musique
dans la rue ») pour en démontrer le caractère créatif
et novateur ? Quand, sur une proposition de Pierre
Mauroy, nouveau Premier ministre et ancien maire
de Lille, Maurice Fleuret fut appelé à occuper les
fonctions de directeur de la musique et de la danse
en novembre 1981, Jack Lang savait qu’il tenait là
l’incarnation emblématique de sa nouvelle politique
musicale. La gestation de cette idée de fête dura à
peine trois mois, le temps de lui trouver un nom, une
forme, un contexte.
Dans sa cacophonie naturelle, la musique devient
la métaphore plurielle et colorée d’une nouvelle
conception de la fraternité. En ce sens, elle est peut-être
l’expression la plus aboutie de la devise républicaine.
Un an de gestation, de maturation, d’hésitations
sera nécessaire à la République pour accoucher d’un
phénomène culturel sans précédent dans les nations
modernes : une « fête de la musique » nationale,
populaire et païenne. Les géniteurs de cette improbable
manifestation de masse sont trois rêveurs impénitents,
trois figures socialistes quadragénaires : un solitaire
« C’était une idée de potache, se rappelle le ministre,
nous n’avons consulté ni les préfets, ni la profession.
Nous, nous souhaitions seulement mettre en œuvre
15
La lettre
de l’Institut François Mitterrand
une idée généreuse et la réussir. Je dois dire que j’étais
le plus perplexe des trois. Mais face à la fougue de
Dupavillon et à l’enthousiasme communicatif de
Fleuret, je me suis dit qu’il fallait tenter le coup. »
D’autant qu’André Larquié, l’influent conseiller spécial
du cabinet, Véronique Saint-Geours, la directrice de la
communication, et Jacques Renard, un jeune énarque
qui venait d’arriver au cabinet, ont tout fait pour
encourager le ministre à s’y engager dès le mois de juin
1982. Rapidement, quelques principes sont retenus.
prévisionnel avait été arrêté à 435 120 francs, c’està-dire…66 000 euros. Le ministre de la Culture
préparait déjà les arbitrages budgétaires douloureux
de 1983 et la consigne était de ne pas effrayer la rue de
Rivoli, siège du ministère des Finances. Mais chacun
des protagonistes savait qu’il s’agissait moins d’une
histoire de gros sous que de vista. « Je me souviens de
quelques réunions tenues fin avril dans mon bureau,
sourit Jack Lang. C’était surréaliste. On se répartissait
les tâches sans imaginer une seconde que c’était une
folie. Je ne sais pas pourquoi mais, après avoir hésité,
je sentais qu’il fallait y aller. » Alain Surrans, le chef du
secrétariat particulier de Maurice Fleuret, se rappelle,
lui, que le vrai débat qui précéda la Fête de la musique
était centré sur la date : « Le cabinet du ministre a
hésité entre trois : le 2 novembre, jour de la SainteCécile, la patronne des musiciens, mais c’était loin et
déjà l’automne ; le 21 juin parce que c’était le solstice
d’été et qu’à la différence de nos voisins européens
il ne s’y passait officiellement rien, et le 24 juin, date
des feux de la Saint-Jean, un jour très propice à la
fête. Je me souviens très bien qu’André Larquié avait
repoussé cette date car il voulait une fête laïque. » Il
eut gain de cause.
Le 1er juin, le ministre organise une conférence de
presse devant 79 journalistes (sur 420 invités) et lance
son slogan « Faites de la musique ! » Une trouvaille. »
La Lettre est éditée
par l’Institut François Mitterrand
10, rue Charlot -75003 Paris
Tèl : 01 44 54 53 93
Fax : 01 44 54 53 99
Courriel : [email protected]
Site : www.mitterrand.org
21 juin 1992. Le président de la République s’entretient
avec Julien CLERC. DR. IFM
La fête sera gratuite, ouverte à toutes les musiques
« sans hiérarchie de genres et de pratiques », et à tous
les Français. Pratiquement, la manifestation consistera
à les encourager sans exclusive à venir jouer avec leurs
instruments ou chanter dans la rue entre 20h30 et
21 heures. « En fait, dira Dupavillon près de trente
ans plus tard, nous avions au fond tellement peur du
ridicule que l’on s’était dit qu’une demi-heure suffisait
bien ».
REVUE TRIMESTRIELLE
Directeur de la publication :
Hubert Védrine
Secrétaire de rédaction :
Mathieu Monot
Imprimerie centrale de Bordeaux
Au mois d’avril, une entreprise, MC Conseil, est
convoquée pour estimer les coûts de communication.
Il s’agissait de trouver un nom et des supports
médias pour relayer la manifestation dont le budget
Numéro de commission paritaire :
0711 G 82038
ISSN 1634-4510
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