L ostéoporose pose-t-elle un problème de santé publique ?

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L ostéoporose pose-t-elle un problème de santé publique ?
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L’ostéoporose pose-t-elle un problème
de santé publique ?
● D. Kuntz*
n d’autres termes, l’ostéoporose a-t-elle un impact
socio-économique important en raison de sa fréquence, de sa gravité, du handicap qu’elle crée, du
coût des traitements réputés efficaces qu’elle pourrait justifier ?
Pour mieux cerner cet impact, il serait nécessaire de connaître
l’épidémiologie des fractures ostéoporotiques, le coût de chaque
type de fracture, le coût de l’invalidité qu’elles créent, le coût des
examens gravitant autour de la prise en charge de l’ostéoporotique, en particulier de la densitométrie osseuse.
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ÉPIDÉMIOLOGIE
Chez la femme ménopausée et jusqu’à 80 ans, les fractures ostéoporotiques siègent au poignet dans 18 % des cas, au rachis dans
11 % des cas et au col fémoral dans 6 % des cas. En revanche, à
partir de 80 ans, les fractures du col fémoral représentent à elles
seules 20 % des fractures. Toutes les études épidémiologiques
montrent que l’incidence des fractures du col du fémur augmente
exponentiellement avec l’âge ; la France n’échappe pas à cette
recrudescence inquiétante, l’incidence pouvant être considérée
comme négligeable jusqu’à 60 ans, alors que presque la moitié
des fractures du col fémoral surviennent entre 80 et 90 ans, en
particulier chez les sujets vivant en institution.
Les facteurs de risque de fractures du col fémoral sont
multiples. En 1995, les épidémiologistes de San Francisco en
avaient démontré 16. Parmi ceux-ci, deux facteurs sont particulièrement importants, car ils sont susceptibles d’être atténués,
sinon supprimés : les chutes et la perte osseuse. Alors que 1 %
seulement des chutes provoquent une fracture du col fémoral,
90 % de ces fractures sont secondaires à une chute du sujet de
toute sa hauteur, quelles que soient les nombreuses conditions
concourant à cette chute, que nous ne détaillerons pas ici.
Le deuxième facteur de risque est la perte osseuse, comme
l’attestent de nombreuses études. Ainsi, dans l’étude française
EPIDOS, l’incidence passe de 1,1 pour 1 000 femmes-année pour
un Z-score supérieur à – 1, à 5,4 pour un Z-score compris entre
– 1 et – 2,5 et à 16,4 pour un Z-score inférieur à – 2,5. Certains
ont cependant noté l’absence d’effet péjoratif de la ménopause
sur l’incidence des fractures du col fémoral.
Un troisième facteur de risque est constitué par l’existence de
fractures antérieures, qu’il s’agisse de fractures de l’avant-bras
* Centre Viggo-Petersen, Paris.
© La Lettre du Rhumatologue, n° 257, décembre 1999.
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ou de fractures vertébrales. En pareil cas, le risque de fracture du
col fémoral est au moins multiplié par deux. Il y a évidemment
un effet de sommation de tous les facteurs de risque sur l’incidence des fractures du col fémoral, comme l’a très bien montré
l’étude épidémiologique menée à San Francisco. Aux États-Unis,
on considère que, compte tenu de leur espérance de vie, 17 % des
femmes et 6 % des hommes courent un risque de fracture du col
fémoral, et qu’en vivant jusqu’à 90 ans, ce risque passe à 33 %
chez les femmes et à 17 % chez les hommes.
Quoi qu’on ait écrit sur l’épidémiologie des fractures vertébrales, leur incidence reste mal connue, car un tiers seulement
d’entre elles sont symptomatiques et moins de 10 % conduisent
à une hospitalisation. De surcroît, il existe une réelle confusion
entre déformations vertébrales et fractures, la plupart des critères
radiologiques qualitatifs, semi-quantitatifs ou encore morphométriques ayant fait l’objet de critiques. On peut raisonnablement
considérer que 30 % des déformations vertébrales suscitent un
avis médical, que les déformations vertébrales supérieures à
– 4 déviations standard de la moyenne nécessitent une prise en
charge médicale dans 80 % des cas et une hospitalisation dans
seulement 2 à 8 % des cas, ce qui donne à réfléchir sur la réelle
gravité de l’ostéoporose vertébrale. On peut estimer grossièrement que les fractures vertébrales surviennent chez 20 à 25 %
des sujets âgés de plus de 50 ans, mais surtout après 75 ans.
Compte tenu de l’espérance de vie actuelle, 15 % des femmes
souffriront de fractures vertébrales symptomatiques, surtout
durant le troisième âge.
L’incidence des fractures du poignet est encore moins bien
connue. Il semble exister une augmentation linéaire de leur incidence chez la femme de 40 à 65 ans, puis une stabilisation, à la
différence de ce qui est observé chez l’homme. Leur fréquence
augmente significativement durant la période hivernale. On peut
estimer que 16 % des femmes risquent d’avoir une fracture du
poignet, compte tenu de leur espérance de vie actuelle.
Enfin, l’incidence des fractures ostéoporotiques de côtes et du
sacrum reste inconnue.
COUT ET IMPACT SOCIO-ÉCONOMIQUE
Le coût des fractures ostéoporotiques est, lui aussi, mal connu.
On sait que le coût des fractures du col fémoral est supérieur à
celui des autres fractures. En 1992, aux États-Unis, il était estimé
à 48 milliards de francs par an, au Royaume-Uni à 7,42 milliards
de francs par an, et, en France, l’estimation de R. Trèves
La Lettre du Gynécologue - n° 248 - janvier 2000
(Limoges), il y a dix ans, était seulement de 2,7 milliards de francs
par an. Il faut toutefois noter qu’à Limoges, le coût global d’une
fracture du col fémoral était estimé à 92 000 francs, estimation
particulièrement basse, compte tenu du prix actuel de journée en
service d’orthopédie-traumatologie, en particulier en CHU.
La mortalité liée aux fractures du col fémoral constitue
bien entendu un important facteur socio-économique.
Durant l’année qui suit la fracture, la surmortalité a été estimée
à 12-20 % aux États-Unis. Il faut cependant interpréter ces
chiffres avec prudence, compte tenu de la conjonction fracture
du col fémoral-maladies associées, qui s’observe chez 30 % des
femmes et 42 % des hommes. Si l’on considère l’ensemble des
années post-fracturaires, 15 à 40 % des décès sont dus à la fracture du col fémoral elle-même. La qualité de vie est aussi influencée par les fractures du col fémoral. Elle serait diminuée chez
50 % des survivants à un an ; environ 30 % des malades deviendraient dépendants, et 19 % vivraient en établissement de long
séjour.
L’impact socio-économique des fractures vertébrales est plus
difficile à établir. Aux États-Unis, on estime à cinq millions le
nombre de jours d’activité perdue ou diminuée par an, en raison
de fractures vertébrales. Cependant, comme cela a été souligné
plus haut, moins de 10 % nécessitent une hospitalisation et ce
n’est que si la fracture vertébrale est définie par une déformation
inférieure à – 3 écarts-types de la moyenne qu’il y a une corrélation significative entre l’alitement d’une durée supérieure ou
égale à deux mois et le nombre de fractures par malade. L’étude
européenne évaluant l’impact des déformations vertébrales sur
la santé, qui a porté sur 15 570 patients (36 centres dans 19 pays),
a montré une association faible mais significative entre la présence de déformations vertébrales et les indicateurs de santé, la
corrélation augmentant avec la sévérité et le nombre des fractures. Cependant, quand on comparait, dans la même tranche
d’âge (50-79 ans), ces résultats à ceux observés chez des sujets
sans déformation vertébrale, il n’y avait pas de lien significatif
pour les déformations peu sévères (odds-ratio : 1,2-1,3). La différence n’était significative (OR : 1,7-4,2) que s’il existait plus
de deux déformations sévères. D’autres études portant sur l’altération de la qualité de vie par les fractures vertébrales ont donné
des résultats analogues. Par exemple, aux États-Unis, Ettinger a
montré que la prévalence des rachialgies et de l’impotence fonctionnelle n’augmentait significativement que chez les ostéoporotiques ayant un degré de déformation vertébrale supérieur
à 4 écarts-types, par comparaison à la prévalence observée
chez les sujets témoins sans déformation vertébrale.
L’impact socio-économique des fractures du poignet est mal
connu, mais 20 % de ces fractures nécessitent une hospitalisation, et six mois après la fracture, 50 % seulement des malades
s’estiment en bonne santé. Malheureusement, le nombre de jours
indemnisés en accident du travail et les taux d’incapacité permanente partielle (IPP) ne sont pas connus.
DENSITÉ MINÉRALE OSSEUSE
Compte tenu de la stupéfiante variabilité des prix pratiqués pour
la mesure de la densité minérale osseuse (DMO), de la multipliLa Lettre du Gynécologue - n° 248 - janvier 2000
cation et de la répétition souvent injustifiée de cet examen, la
densitométrie osseuse pose à elle seule un problème de santé
publique.
La mesure de la DMO a, certes, un réel intérêt puisque la
perte osseuse constitue un facteur indiscutable d’ostéoporose
fracturaire, comme l’ont montré d’innombrables travaux. La
preuve ultime en a été la définition densitométrique de l’ostéoporose proposée par l’OMS. De surcroît, c’est la perte osseuse
qui, en principe, est le facteur le plus accessible au traitement de
l’ostéoporose.
En énonçant un premier postulat : “ostéoporose = problème de
santé publique”, on imagine volontiers le deuxième postulat :
“nécessité du dépistage de masse de l’ostéoporose par densitométrie”. Cela implique de réaliser cet examen chez X millions
de femmes ménopausées depuis un à cinq ans et, pourquoi pas,
de traiter préventivement celles dont le T-score est compris entre
– 1 et – 2,5 et curativement celles dont le T-score est inférieur à
– 2,5. Or, selon l’INSEE, au 1er janvier 1997, les femmes âgées
de 50 à 59 ans étaient au moins 8 millions, et, aux États-Unis par
exemple, 50 % des femmes ménopausées sont ostéopéniques !
Un autre inconvénient de ce dépistage est le pouvoir discriminant médiocre de la densitométrie pour le diagnostic de l’ostéoporose fracturaire, les T-scores différant en effet selon les sites
de mesure. De surcroît, la vitesse de perte osseuse est différente
selon ces sites, et la prévalence des fractures vertébrales et du
col fémoral varie de 1 à 13 chez les femmes de même race et de
même continent. La DMO n’a donc d’indication que lorsque certains facteurs de risque d’ostéoporose sont cliniquement décelés. Elle peut aussi être utile comme critère de jugement d’appoint
pour l’évaluation de l’efficacité d’un traitement anti-ostéoporotique. En revanche, elle est souvent inutile à elle seule pour décider d’un traitement chez un patient.
Pourtant, compte tenu de ce que l’on sait de l’impact socio-économique des fractures du col fémoral, le traitement de l’ostéoporose vertébrale fracturaire est une nécessité. En effet, selon
une enquête suédoise récente, l’incidence des fractures du col
fémoral, pendant les quatre ans qui suivent une fracture vertébrale ayant nécessité une hospitalisation (soit, rappelons-le,
moins de 10 % des fractures vertébrales), est de 22,7 pour
1 000 personnes-année chez les femmes de 65 ans, c’est-à-dire
presque dix fois supérieure à l’incidence des fractures du col dans
la population générale suédoise (2,53 personnes-année). La
même différence est observée chez les hommes. On ne peut donc
contester l’intérêt des traitements anti-ostéoporotiques, moins en
ce qui concerne les fractures vertébrales elles-mêmes qu’en ce
qui concerne le risque de fractures du col fémoral, nettement
accru chez les patients ayant une ostéoporose vertébrale révélée
par une ou plusieurs fractures symptomatiques.
Si de nombreux travaux ont démontré l’efficacité des traitements
anti-ostéoporotiques, aussi bien préventifs que curatifs, sur l’incidence des fractures vertébrales, peu d’entre eux ont démontré
leur efficacité sur l’incidence des fractures du col fémoral. Le
traitement hormonal substitutif (THS), par exemple, a fait la
preuve de cette efficacité, mais on souligne cependant la nécessité de l’instituer pendant les cinq à huit premières années qui
suivent la ménopause, et surtout de le poursuivre plus de deux
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ans. L’alendronate a lui aussi fait la preuve de son efficacité sur
l’incidence des fractures vertébrales et non vertébrales, mais seulement chez les femmes ostéoporotiques avec fractures vertébrales préexistantes et un T-score mesuré au col fémoral inférieur à – 2,5. De surcroît, il faut 300 patientes-année de traitement
pour éviter une fracture du col fémoral !
CONCLUSION
Malgré l’affirmation très répandue : “ostéoporose = problème de
santé publique”, l’impact socio-économique de l’ostéoporose
reste difficile à estimer avec précision, car :
➀ L’épidémiologie des fractures ostéoporotiques reste mal
connue ; de surcroît, la fracture du col fémoral constitue un accident multifactoriel.
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➁ Le coût de la prise en charge du sujet ostéoporotique est également mal connu : 70 à 80 % des fractures vertébrales sont
asymptomatiques. Vingt à 30 % des fractures vertébrales symptomatiques le sont-elles à elles seules ? Le prix de journée de
l’hospitalisation est variable selon les établissements, et la durée
d’hospitalisation pour fracture ostéoporotique est également
variable. Enfin, les stratégies thérapeutiques de l’ostéoporose
restent encore imprécises.
Quant au coût des journées de travail perdues, il est inconnu,
mais certainement faible, l’ostéoporose symptomatique étant rare
avant 65 ans.
Au même titre que les maladies cardiovasculaires, les cancers
ou les accidents de la route, le problème de santé publique posé
par l’ostéoporose est loin d’être complètement résolu et reste à
évaluer.
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ANNONCEURS
ROCHE NICHOLAS (Aleve), p. 2 ;
FERRING (Ménogon), p. 4 ;
AVENTIS (Institutionnelle), p. 11 ;
FOURNIER (Œsclim), p. 19 et p. 23 ;
BESINS ISCOVESCO (Utrogestan, Œstrodose), p. 24, p. 28 ;
LABORATOIRES IPRAD (Saforelle), p. 27.
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