Croire à l`âge de la science
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Croire à l`âge de la science
Sciences-Croisées Numéro 9 : Contributions libres Croire à l'âge de la science : faux problèmes et vraies questions Anne Gotman CNRS – Centre de recherches sur les liens sociaux (UMR 8070, Université Paris Descartes ) [email protected] Croire à l'âge de la science : faux problèmes et vraies questions Résumé Les rapports entre scientifiques et théologiens sur la coexistence possible de la science et de la religion seraient passés dans la période récente d’une phase d’hostilité à une phase de réconciliation et de compréhension mutuelle. On s’interrogera sur les conditions de cette paix, ses ressorts explicites et implicites. Mots-clés : religion – croyance – science – transcendance – hiérarchie Introduction « Croire en Dieu à l’âge de la science » : pour les modernes, le titre de cet ouvrage du britannique John Charlton Polkinghorne (1998) peut résonner comme un oxymore. Sa date de publication, pourtant, ne doit pas nous induire en erreur. Eût-il été publié il y a un siècle, quand le positivisme triomphait, il eût pu en effet signifier : Comment peut-on croire à l’âge de la science ? Publié à l’aube du XXIè siècle, il s’inscrit au contraire dans une lignée nombreuse de publications sur ce thème qui affirment et défendent une telle possibilité, la plupart écrits par des scientifiques de renom 1. Nous devons toutefois à l’honnêteté d’immédiatement indiquer que John Charlton Polkinghorne est aujourd’hui révérend, carrière embrassée à l’âge de 49 ans, après s’être consacré à la théorie des particules élémentaires ainsi qu’à la découverte des quarks à l’Université de Cambridge dont il fut un membre éminent. Einstein, dont la célébrité dans le monde profane (ici employé au sens de « non scientifique ») est sans égale, peut-être justement parce qu’il s’est attaqué à l’édifice même de la physique classique et, selon la belle formule de Polkinghorne, parce qu’il a « aboli la possibilité de postuler un 1 Des revues sont également consacrées à cette problématique. La revue Zygon. Journal of Science and Religion dont le nom, zygon, qui signifie en Grec tout ce qui réunit deux corps, se veut le symbole de la problématique soutenue dans la revue. -1- éther » (idem), s’est lui-même livré à des considérations métaphysiques en invoquant la religiosité du savant voué à reconnaître les limites de l’intelligence humaine. « La religiosité, dit-il, consiste à s’étonner, à s’extasier devant l’harmonie des lois de la nature dévoilant une intelligence si supérieure que toutes les pensées humaines et toute leur ingéniosité ne peuvent révéler, face à elle, que leur néant dérisoire […]. Des hommes reconnaissent alors quelque chose d’impénétrable à leur intelligence mais connaissent les manifestations suprêmes de cet ordre suprême et de cette Beauté inaltérable. Des hommes s’avouent limités dans leur esprit pour appréhender cette perfection ». C’est cet aveu qu’Einstein (1994) nomme « religion », et exclusivement à ce titre qu’il se déclare religieux : « …cette reconnaissance et cet aveu prennent le nom de religion. Ainsi, mais ainsi seulement, je suis profondément religieux ». Ailleurs cependant, il fait un autre aveu : « Quand je porte un jugement sur une théorie, je me demande si, dans l’hypothèse où je serais Dieu, j’aurais aménagé le monde de cette manière-là » (idem). Einstein dit encore : « Je veux comprendre comment Dieu créa le monde. Je ne suis pas intéressé par tel ou tel phénomène. Je veux pénétrer au fond de sa pensée. Le reste n’est que détail » (Einstein, cité par Trinh Xuan, 1992 : 27). En quoi, dira-t-on, Einstein qui se met à la place de Dieu, à tout le moins dialogue d’égal à égal avec lui au lieu de penser devoir le servir, n’est guère religieux ! S’agit-il d’une façon de parler, « Dieu » n’étant ici qu’un mot ? La formulation en tout cas indique deux choses : premièrement, que les théories visées par un scientifique de cette envergure concernent les opérations dernières de l’aménagement du monde dans lesquelles le langage commun place Dieu ; deuxièmement, que ce foyer ultime où le langage commun loge le divin est aussi le foyer ultime de la raison, et sa visée dernière. Foi et raison trouvent-elles à se conjuguer dans le ciel ? La physique aurait-elle fini par renouer la boucle tranchée par la physique classique ? La science moderne a-t-elle révolutionné la science et donc leur rapport ? Mais leurs liens ne sont-ils pas plus anciens, voire consubstantiels ? Comment et pourquoi ce débat se poursuit-il ? Ecoutons ce qu’en disent les hommes de l’art, théologiens et savants. 1. S’interroger sur Dieu au moyen de la raison Dans un discours prononcé à Ratisbonne devant les facultés de théologie dont il fut membre et qui, comme toutes les facultés de théologie, font partie de l’Universitas scientiarum, Benoît XVI se livre à une interprétation des rapports entre foi et raison à partir de diverses positions théologiques empruntées à l’histoire en même temps qu’à la lumière de sa propre expérience. Ce faisant, il prend la suite d’une série de positions doctrinales initiées par ses prédécesseurs et inspirées de la tradition thomiste qui réaffirment l’impératif de l’intelligence de la foi – celle-ci est exercice de la pensée – tout en postulant, simultanément, une vérité qui la transcende 2. Benoît XVI (2006) se souvient en premier lieu combien il demeurait « nécessaire et raisonnable » à l’ensemble de ses collègues de « s’interroger sur Dieu au moyen de la raison et de la faire en relation avec la tradition chrétienne ». Que l’un de ses collègues ait relevé un jour la « curiosité » d’une faculté qui s’occupait de « quelque chose qui n’existait même pas – de Dieu » ne devait pas davantage troubler leur réflexion, remarque-t-il non sans humour. Que foi et raison puissent et doivent dialoguer au sein de 2 Le texte de Benoît XVI s’inscrit notamment dans la suite de la lettre encyclique Fides et Ratio de Jean-Paul II (1998), elle-même inspirée des travaux du Concile Vatican I et de l’Encyclique Æterni Patris de Léon XIII, document pontifical entièrement consacré à la pensée philosophique et à sa contribution fondamentale pour la foi et la science théologique, réflexion poursuivie par Pie X, ultérieurement reprise par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. -2- l’Université, ne signifie pas toutefois qu’il en aille de même partout, ajoute-til, notamment lorsque des peuples de religions différentes se livrent aux délices de la conversion. Mais que la conversion par la raison (et non par la force), et donc le mariage de la raison et de la foi soient non seulement souhaitables mais possibles, Benoît XVI en veut pour preuve l’argument utilisé en 1391 par le savant empereur Byzantin Manuel II Paléologue devant un érudit perse, selon lequel « Ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu ». Cet argument théologique, d’autorité, réitère la nécessité de s’interroger sur Dieu au moyen de la raison en relation avec la tradition chrétienne. Mais sur un autre plan, celui de l’histoire des idées, l’injonction de l’intelligence de la foi résulterait de la synthèse entre l’esprit grec et l’esprit biblique, elle serait dans le droit fil de la rencontre entre « l’authentique philosophie des Lumières et la religion » que certains théologiens de la fin Moyen Âge auraient fait éclater sans toutefois y réussir, l’Eglise ayant maintenu contre cette séparation entre foi et raison qu’« entre Dieu et nous, entre son esprit créateur éternel et notre raison créée, existe une réelle analogie. » Néanmoins, toujours selon Benoît XVI, depuis l’époque moderne, l’heureuse synthèse de la foi et de la raison n’aurait pas subi moins de trois vagues de « déshellénisation », liées mais divergentes, en l’œuvre, premièrement, de la Réforme qui procède à une « systématisation de la foi, entièrement déterminée par la philosophie » ; deuxièmement, de la théologie libérale des XIXe et XXe siècles retournée à un Jésus « simple homme et à message simple »qui libère au contraire son message « d’éléments apparemment philosophiques et théologiques » ; à cette division du travail entre philosophie et science, d’une part, et religion d’autre part, succède enfin, troisième vague en cours actuellement, la nécessité ressentie d’une déshellénisation du christianisme au motif que l’inculturation de Jérusalem par Athènes serait préjudiciable à la pénétration du christianisme dans la pluralité des cultures. Des rapports historiquement fluctuants entre foi et raison, des dialogues et rétractations successifs entre positions théologiques, philosophiques et scientifiques, Benoît XVI en appelle, en sera-t-on surpris, au dialogue renouvelé. Ce dialogue souffrirait en effet, à l’heure actuelle, d’une pensée dominée par une synthèse de platonisme, de cartésianisme et d’empirisme, soit d’une « limitation autodécrétée de la raison à ce qui est susceptible de falsification dans l’expérience ». Tout en reconnaissant « sans réserve » « la grandeur du développement moderne de l’esprit », « les vastes possibilités qu’elle a ouvertes à l’homme » comme « les progrès en humanité qu’elle nous a donnés », Benoît XVI critique un scientisme dominé par les sciences de la nature et une aversion pour les interrogations fondamentales de la raison. « S’ouvrir à l’ampleur de la raison » : l’invitation s’adresse à tous, scientifiques, philosophes et théologiens, ces derniers voués à interroger « la raison de la foi » sans refuser une source de connaissance ni réduire leur faculté d’entendement. De fait, nos enquêtes auprès de fidèles et de croyants catholiques et juifs montrent que c’est très exactement ce à quoi ils s’exercent, avec plus ou moins de vigueur spéculative, de persévérance et d’hésitation, car il en est de la foi comme de toute autre activité ou domaine d’expérience, nul humain, cet animal rationale, ne peut s’y exercer sans y appliquer sa faculté de penser. Théologiens, métaphysiciens et croyants, théologiens métaphysiciens car croyants. La religion, tant prophétique que sacerdotale, observait Max Weber (1996), ne cesse en effet d’entretenir des rapports « intimes » avec l’intellectualisme rationnel, la « tension irréconciliable » entre religion et intellectualisme œuvrant historiquement au processus général de rationalisation. Plus la religion devient religion du livre et doctrine, plus elle est lettrée et plus elle engendre et développe « une pensée laïque, rationnelle et affranchie de l’emprise des prêtres ». A son tour, cette pensée laïque ne cesse de donner le -3- jour aux « prophètes, hostiles aux prêtres », aux « mystiques et sectateurs », qui recherchent leur salut religieux également en dehors des prêtres, mais aussi aux « sceptiques et aux philosophes ennemis des croyances. » Face à eux, et contre eux, l’apologétique sacerdotale réagit alors à son tour « par un mouvement de rationalisation ». Durkheim, qui considérait lui aussi la religion comme une forme de pensée spéculative, disait qu’elle « était une science avant la science, et une science concurrente de la science à mesure que celle-ci s’établissait » (1975). Vieille histoire donc que ce débat entre foi et raison. Très vieille histoire même, dont les Grecs ont déjà débattu et, après eux, les érudits du Moyen Age, ceux des Lumières, jusqu’aux premières décennies du XIXè siècle, où « la délicieuse harmonie entre science et religion », déclinée auteur après auteur, croit pouvoir trouver dans la nature et dans la vérité de la science, Dieu et la vérité religieuse (Attrigde, 2009). Harmonie qui, cependant, ne tarderait pas à être rompue par l’arrivée des premiers défis scientifiques, science et religion prenant désormais chacune leur dimension paradigmatique : la science n’est plus simplement connaissance, mais une connaissance de nature particulière, tandis que le concept de religion, dont le sens commun émerge de la période des Lumières, est lui aussi presque nouveau. 2. Science et religion : fausse guerre et fausse paix La première moitié du siècle est en effet riche en événements scientifiques. L’histoire de la vie sur terre, désormais évaluée entre 6000 et des millions d’années, rétrécit le Déluge à un simple événement local tardif. On s’interroge sur l’unité de l’homme. La théorie de l’évolution provoque un véritable séisme. La science « infidèle » grandit. Ainsi, durant les dernières décennies du XIXè siècle, le ton change de manière radicale, comme en témoigne la publication d’une Histoire de la Lutte de la Science avec la Théologie et la Chrétienté qui met le feu aux poudres. Des scientifiques ouvertement anticléricaux (T.H. Huxley, Tyndall) veulent étendre l’influence des idées scientifiques plus pour séculariser la société que pour faire avancer la science. On s’attaque scientifiquement aux miracles, tout particulièrement aux miracles de guérison. Et s’en prendre aux désolantes tentatives de réconciliation entre science et religion devient un sport collectif (Attridge, 2009). La contre-attaque des fondamentalistes chrétiens américains prend véritablement corps dans les années 1920, avec le lancement de la croisade contre la théorie de l’évolution, jusqu’aux développements actuels que l’on connaît. Est-ce à dire que science et religion ont été en guerre ? Selon Attridge, celle-ci a principalement opposé les Chrétiens entre eux, les scientifiques entre eux et les sceptiques aux sceptiques. Les provocations viennent de part et d’autre, ajoute Kenneth Miller (2009), darwinistes compris. Si le débat continue, c’est qu’il se passe non pas entre science et religion, mais entre extrémistes des deux bords, à l’instar aussi d’une philosophie absolutiste (et non pas rationnelle), qui se montrerait plus radicale que les scientifiques. Pour ce qui est des Etats-Unis, cette guerre des extrêmes a pourtant des raisons de durer, estime Attridge. Au tournant du XXIè siècle, ce pays reste en effet le premier supporter mondial de la science. Simultanément, 65% de la population considère le créationnisme comme certainement ou probablement vrai, et 80% expriment avoir foi dans le pouvoir de guérison de la prière personnelle. Il n’est guère probable, dans ces conditions, que les débats entre science et religion disparaissent dans un avenir proche. Invité à contribuer au même volume, le sociologue Robert Wuthnow (2009) propose d’inverser la question. La persistance (et la fureur) du débat ne sontelles pas moins surprenantes que sa tiédeur ? Science et religion n’ont-elles -4- pas, dans la situation actuelle, toutes raisons de sortir de leurs domaines respectifs et de se marcher sur les pieds ? Un, parce que la science voit son autonomie compromise - influençant un nombre croissant d’aspects de la vie sociale, elle dépend d’une palette élargie de ressources sociales, économiques et politiques. Deux, parce qu’il n’est pas vrai qu’elle puisse se contenter de décrire le monde naturel et laisser la question des fins et de la valeur à la religion. Trois, si la religion semble plus en retrait, elle déborde périodiquement de son domaine - témoin, la bataille du créationnisme. Quatre, leurs frontières respectives sont d’autant plus matière à négociation que leurs définitions respectives sont culturellement construites. Si l’on ajoute à ces raisons « l’herméneutique de la suspicion » prompte à dénoncer le caractère illusoire d’une religion vouée à masquer les intérêts économiques et politiques, il est véritablement étonnant que le conflit entre science et religion ne soit pas pire, sauf à considérer les voies et moyens de sa temporisation. De fait, ce calme douteux n’est pas fortuit. Il tient tout d’abord à la « multiphrénie » ambiante, capacité honorable de voir les différents côtés d’un argument, qui est cependant aussi, selon Wuthnow, l’« incapacité à parvenir à un jugement ferme par soi-même » (idem). Dispersé par les voies différentes qui s’offrent à lui, le soi trouve alors en la réconciliation de la science et de la religion un mécanisme discursif adéquat. Il est renforcé dans cette posture par une norme sociale de tolérance suffisamment forte pour le garantir solidement contre l’expression de dissensions. La vision dominante veut que nous puissions avoir des différents, mais que nous soyons capables de traiter tous les points de vue avec respect. Dès lors, l’attitude conciliatrice entre science et religion reflète moins une adhésion à leur complémentarité qu’elle n’exprime un mode d’incertitude quant à l’apport revendiqué de chacune. De manière similaire, les doutes sur la religion relèvent davantage de l’incertitude qu’ils ne traduisent une foi dévouée en la science. Enfin, la compréhension de la religion et de la science est elle-même mouvante. Lorsqu’on associe, par exemple, la religion aux questions du « pourquoi », à des mots tels que « surnaturel » et « spirituel », cela ne signifie pas que le récit biblique soit pris pour argent comptant, ni que les enseignements du Vatican sur Dieu fassent autorité. La signification des croyances a moins de poids que l’expérience individuelle. Que la plupart des gens perçoivent des contradictions entre science et religion n’a donc rien de surprenant. Que la position conciliatrice (et/et) s’impose au détriment de la position ou/ou, ne l’est pas davantage dans la mesure où c’est aujourd’hui la position plus familière dans tous les domaines. Et qu’il n’y ait pas ou si peu de discussions sérieuses sur le sujet découle de ce qui précède. Les mécanismes de conciliation décelés par Wuthnow (2009) dans l’opinion publique sont également observables au sein de la communauté scientifique qui compte parmi ses membres d’éminents faiseurs de paix – dont le très populaire Stephan Jay Gould, pour qui le « prétendu » conflit entre science et religion « n’existe que dans l’esprit des gens et des pratiques sociales, nullement dans la logique ou la visée propre de ces deux domaines entièrement différents, et aussi essentiels l’un que l’autre » (2000). Gould plaide donc pour le respect mutuel sans interférences3 entre science et religion (ce qui n’exclut nullement un intensif dialogue entre les deux secteurs), et pour un principe, le « NOMA », (« Non-Overlapping MAgisteria », Non empiètement des magistères) au motif que les critères respectifs de formulation et de résolution des questions de chacun de ces magistères les rendent immiscibles « comme le sont l’eau et l’huile ». Toutes les croyances religieuses, cependant, ne peuvent intégrer ce programme dialogique, en particulier celles qui font intervenir le surnaturel et impliquent une suspension temporaire de la loi naturelle, comme la croyance au miracle. Le principe de NOMA affirme en effet fortement l’importance de la religion 3 Nous surlignons. -5- en général, mais « conteste certaines versions assez répandues de la croyance religieuse ». Deux magistères donc également dignes d’intérêt, mais totalement séparés. Et deux « styles de recherche » « aussi nécessaires l’un que l’autre à toute existence humaine accomplie » pour pouvoir apporter, au même titre, des « contributions vitales à la compréhension humaine. » Se déclarant sans ambages « irénique », Stephen Jay Gould revendique cependant un « irénisme incisif » opposé à toute fusion de la religion et de la science (dans un sens comme dans l’autre), comme à tout syncrétisme qualifié d’erreur. Il appelle en revanche à la coexistence pacifique entre ces deux « rocs des âges » qui œuvrent à couvrir la « nudité humaine d’une cape sans couture : la sagesse », préconise « un moyen terme aristotélicien entre les extrêmes » et des « contributions différenciées de part et d’autre » susceptibles de « ménager un champ d’intérêt, d’honneur et de rivalité féconde » (idem). Si le big-bang a bien eu lieu et constitue en tout état de cause une hypothèse connaissable, conclut-il, et si ce sont les conclusions scientifiques et non plus religieuses qui « doivent désormais être acceptées a priori », il faut aussi « trouver la trace de Dieu dans cette tumultueuse origine » (idem). Cet appel à l’apaisement, destiné à calmer les passions surgies de la guerre américaine du créationnisme, est de bon sens. Prenant acte des avancées philosophiques réalisées par la théologie et par la science, de leurs contributions respectives à la compréhension de l’homme et à son anthropologie, et de la nécessité par conséquent de leur dialogue, il postule néanmoins contradictoirement leur égalité de statut et leur hiérarchisation cette dernière exprimée par le fait que seules les assertions scientifiques emportent désormais une acceptation a priori, et que la trace de Dieu doive être trouvée dans le big-bang, incluse comme sous-ensemble de ce dernier. Comment, dans ces conditions, science et religion peuvent-elles être d’égale valeur ? Mais devraient-elles l’être ? Et, sinon, pourquoi ? 3. Au-delà des transactions multiphréniques et iréniques : repenser la science et repenser Dieu Nous développerons ici deux exemples de « discussion sérieuse » (pour reprendre le terme de ce que Wuthnow, 2009) entre science et religion, engagée l’une par un physicien-mathématicien (John Polkinghorne, 1998), l’autre par un philosophe (Charles Hartshorne, 1964), visant à réviser certains postulats théologiques à partir de positions scientifiques, sans pour autant aplatir ou esquiver les contradictions qui opposent l’investigation scientifique et la quête religieuse4. Alors que les biologistes considèrent généralement le fait que des matières chimiques brutes destinées à la vie soient disponibles dans notre univers comme non problématique et, de ce fait, ignorent un débat qui, à leurs yeux, est sans objet, les physiciens mathématiciens se portent davantage au-devant d’un dialogue que d’aucuns estiment légitime, souhaitable, voire nécessaire. Davantage confrontés à la question, non pas simplement du schéma et de la structure du monde physique tel qu’il est, mais à la compréhension de leur processus historique, les mathématiciens physiciens de l’univers sont-ils sans doute plus disposés aussi à l’activité spéculative. Peut-être l’infiniment grand 4 Les discussions sérieuses entre religion et science se déploient entre deux polarités : l’assimilationisme qui cherche les corrélations les plus immédiatement accessibles entre la pensée religieuse et scientifique ; et le consonantisme (auquel se rattache Polkinghorne, 1998) qui insiste sur le fait que la théologie est habilitée, au même titre que la science, à maintenir les catégories en usage, aussi contre-intuitives fussent-elles (idem). -6- dont ils ont à traiter est-il plus propice aussi au questionnement métaphysique que l’infiniment petit des biologistes, l’univers (temporel et spatial) dans lequel sont souvent logés les dieux les rapprochant plus intimement de l’inconnaissable ? Il se peut encore, et ceci n’exclut pas cela, que la disposition aux questions métaphysiques attire ceux qui en sont dotés vers les sciences physiques et mathématiques de l’univers. Quoi qu’il en soit, les avancées scientifiques réalisées dans ce champ ne laissent pas ceux qui s’y frottent sans sujets de méditation. Envisageons seulement quelques uns des effets de ces avancées sur les représentations du monde telles que Polkinghorne (1998) les rend accessibles au profane. En lieu et place de « l’univers » au singulier, il serait désormais loisible de concevoir l’existence d’un « portefeuille d’univers différents », domaines dans lesquels opèreraient « des lois de nature différente » - car, ajoute Polkinghorne, « peut-être les lois de la nature sont elles-mêmes fluctuantes ». Qui plus est, non seulement l’univers est très différent de la manière dont il apparaissait jadis, incertain et ses modes d’approche conjecturaux, mais il serait mortel : « Aujourd’hui, nous réalisons que la condition mortelle concerne l’univers lui-même ». Nous savons qu’« à la fin, après encore des billions d’années, il changera à nouveau, pour finir soit dans le bang d’un collapsus cosmique, soit dans le long gémissement d’un monde mourant en perpétuelle expansion ». Mais, se demandera-t-on, ce savoir (bouleversant) implique-t-il à lui seul une révolution métaphysique ou religieuse ? Autrement dit, la connaissance de la condition multiple et mortelle de l’univers introduit-elle, en soi, une rupture dans la conception et la représentation que l’homme se fait de lui-même ? Il n’en est rien, affirme Polkinghorne, elle rend simplement la question à la fois plus claire et plus absurde : « Le fait que nous sachions maintenant que toutes ces entités à base carbonique vont un jour périr ne fait que rendre la question plus claire […] Macbeth avait raison, de fait cette histoire est racontée par un idiot » (idem). Si le contenu du savoir en lui-même ne change donc rien au problème des rapports entre science et religion, sinon pour les rendre plus crus, il apparaît cependant qu’à ce stade de l’avancement scientifique, le processus de rationalisation de la pensée doive, lui, être requalifié : « Dans cet exercice de conjecture prodigue, observe Polkinghorne (1998), nous sommes arrivés très au-delà de quoique ce soit qui puisse être appelé scientifique ». Ainsi la science en est arrivée au stade où elle doit trouver un nouveau langage qui permette, non plus seulement de rendre compte de façon empiriquement adéquate des phénomènes nouvellement découverts, mais de « véritablement découvrir un moyen plus juste (de vérisimilitude) 5 capable de rendre compte de la nature du monde physique ». Une exigence qui, aux yeux de ce physicien mathématicien devenu prêtre anglican, ne serait pas seulement « une simple exigence fonctionnelle de succès », mais répond « au désir de connaissance ontologique […] qui motive le travail des scientifiques ». Car la rencontre avec le monde des quanta comme celle avec Dieu est « une vraie rencontre avec quelque chose d’autre que la pensée humaine » : c’est une « exploration de ce qui est et non pas simplement de ce que nous avons choisi de dire », raison pour laquelle science et théologie continuent sans cesse de se battre avec des questions non résolues. Ce nouveau mode de lecture du monde physique pouvant contenir « les rumeurs d’une intention divine », Polkinghorne avance alors les bases d’une nouvelle théologie naturelle (qu’il rebaptise « théologie de la nature »), qui consisterait non pas à rechercher les preuves de l’existence de Dieu dans le monde physique, mais à « chercher 5 L’objectif de vérisimilitude (et non de vérité absolue) auquel souscrivent les scientifiques engagés dans ce « réalisme critique » implique pour méthode « une interprétation créative de l’expérience, non la déduction rigoriste qui en serait issue » (Polkinghorne, 1998). -7- appui dans l’existence de Dieu pour parvenir à comprendre pourquoi les choses se sont développées de cette manière dans le monde physique ». Ce besoin d’appui est d’autant plus justifié que cette visée implique audace et risque, lot de toute vie intellectuelle, mais que cette précarité interdit tout régime de certitude. Cette visée implique également, contrairement au principe d’une science « value-free », une reconnaissance de valeur - la beauté des mathématiques ne peut être réduite à une « exécution réussie d’une check-list d’algorithmes » -, et pour qui ne s’estime pas non plus condamné à la croyance post-moderniste en la construction de variété de visions dans laquelle nous serions libres de choisir, l’appui cherché dans l’existence de Dieu représente donc une possibilité. Si, comme on vient de le voir, l’appui sur Dieu peut aider le scientifique à maintenir le cap de la connaissance du monde physique par vérisimilitude, la théologie doit, selon Polkinghorne (1998), faire l’objet d’un même réalisme critique. En s’efforçant d’articuler la pensée chrétienne (puisque c’est elle dont il s’agit) selon des voies « qui semblent naturelles et cohérentes avec l’esprit scientifique », le scientifique peut alors contribuer à « témoigner en faveur de ce qu’il nous est demandé de croire »6. Ainsi la notion de temps, par exemple, sur laquelle ni la science ni la théologie n’ont de position consensuelle. La théologie chrétienne conçoit deux visions opposées du temps : une vision atemporelle de Dieu, classique, augustinienne, qui place Dieu totalement en dehors du temps ; et une vision temporelle de Dieu proposée notamment par les théologiens du processus. De même, pour certains scientifiques, l’univers est, pour d’autres, il devient. La vision de l’univers en devenir - seule vision scientifiquement correcte selon Polkinghorne – peut être avantageusement appliquée à Dieu, dans la mesure où elle implique que Dieu doit « simplement connaître maintenant que les événements sont successifs, et qu’ils doivent être connus dans leur succession » (et non pas dans leur totalité de façon immédiate, comme le conçoit la théologie classique). Cette perspective temporelle suppose également que la divinité soit dotée de deux pôles, temporel et éternel. Surtout, elle permet de penser Dieu comme ne connaissant pas encore le futur non formé, comme interagissant avec l’histoire au fur et à mesure qu’elle se déplie, et donc comme un Dieu nettement plus vulnérable que le Dieu atemporel du déisme classique, ce dernier doué d’impassibilité, de causalité primaire, d’inclination pour le déterminisme, raison pour laquelle il présente, d’ailleurs, de grandes difficultés pour la théodicée. C’est également sur le terrain de l’omnipotence de Dieu et ses apories que Charles Hartshorne (1964) avance des propositions d’aggiornamento en faveur d’une « divinité relative », au sens de : en relation avec, elle aussi beaucoup mieux accordée avec la logique contemporaine, en conséquence plus acceptable pour l’esprit éclairé tenté par l’aventure. Etablir la logique des concepts théologiques de base et les sens cohérents possibles, s’ils existent, de l’« être suprême », « absolu », « parfait », permettrait en effet de préserver, voire d’accroître la valeur religieuse de l’idée de divinité, tout en évitant les contradictions apparemment inséparables de sa définition commune. La question à laquelle s’attache Hartshorne est en effet la suivante : est-ce que, et comment, Dieu (ou l’Etre Suprême) peut être conçu sans absurdité logique et comme ayant un caractère tel qu’une personne éclairée puisse le vénérer et le servir de tout son cœur et de toute son âme ? Car si l’avenir de Dieu est incertain, si les demi-dieux prolifèrent, et si l’idée de « retour à la religion » est absurde, il faut tenter de vénérer à nouveaux frais « le Dieu objectif » (non pas les doctrines de nos aïeux), ainsi rompre avec un pouvoir absolu, irresponsable et esclavagisant dont le divorce avec la sensibilité et la sensitivité des fidèles est amplement consommé. 6 Nous soulignons. -8- Exemple d’impasse dogmatique à laquelle se heurtent les fidèles : la question de la liberté et du déterminisme. Est-il possible que nos actes soient libres, comme le veut la doctrine thomiste et, simultanément, la conséquence logique d’une action divine dont l’infaillibilité produit son effet ? Pour surmonter cette aporie, Harsthorne (1964) propose un renversement de perspectives : considérer l’absolu comme inférieur (et non pas supérieur) au relatif, dans la mesure où l’absolu est abstrait - concevoir Dieu comme absolu, c’est l’abstractiser de toute connaissance subjective -, et donc « moins que le concret ». En vertu de ce principe, l’absolu serait « Dieu avec quelque chose en moins », et Dieu plus que son caractère absolu. Dieu est « suprême », « all-inclusive », mais non pas absolu, sauf à considérer qu’il soit « adéquatement absolu », c’est-à-dire sensible, d’une manière ou d’une autre, à notre influence, et non pas imperturbable, imperturbé et indifférent. Et s’il reste suprême, c’est parce qu’il est certes libre dans ce qu’il fait, mais non pas libre d’agir « de manière inférieure ». « Il est, si vous voulez, l’esclave de sa bonté », explique Harsthorne. Lié par sa bonté, Dieu est également bon dans un sens différent de celui classiquement donné à cet attribut. C’est une bonté réciproque et non plus unilatérale, qui ne se résume pas à donner, mais implique aussi de recevoir. Ainsi, que Dieu soit le suprême bienfaiteur et récepteur implique réciproquement que le fidèle puisse être à la fois récepteur et bienfaiteur de Dieu. Qu’il puisse l’influencer, si peu que ce soit, et que Dieu soit accessible à son influence. Sans quoi en le servant, nous nous servirions nous-mêmes. Sommes-nous pour autant à égalité avec Dieu ? Certainement pas. La différence radicale entre Dieu et nous signifie que notre influence sur lui est « légère », tandis que son influence sur nous est prédominante : « Nous sommes un objet absolument inessentiel (mais non pas non conséquentiel) pour lui ; il est un objet essentiel pour nous ». Harsthorne plaide donc pour que Dieu soit en relation réelle avec l’homme – « relative », le terme peut tout aussi bien signifier en Anglais « apparenté » -, pour la nature éminemment « sociale »7 ou personnelle de Dieu, lequel serait, de fait, un « cas suprême de personnalité. » Que Dieu soit une personne signifie qu’il est un « être qualifié et conditionné8 par les relations sociales, les relations des autres personnes. » Que Dieu aime vraiment tous les êtres signifie qu’il est en relation avec eux par une union de sympathie « surpassant toute sympathie humaine ». Sans quoi, la religion est « une vaste fraude », assure Harsthorne. Enfin, de même que Dieu ne peut être simultanément aimant et impassible, il ne peut pas non plus être omnipotent et dégagé de toute responsabilité vis-à-vis du mal, une question qui taraude les croyants voués à invoquer qui, la liberté humaine, qui le diable, ou prêts à limiter le pouvoir divin pour libérer la divinité de toute responsabilité. Mais si l’omnipotence divine et l’omniscience, qui en est la source, n’impliquent aucune relation avec les choses connues, comme le veut la doctrine classique, quelle analogie peut avoir la connaissance divine avec la connaissance telle qu’on l’entend communément ? Une connaissance parfaite, telle qu’attribuée à Dieu, implique au contraire que toute chose est l’objet de relations cognitives, que Dieu en est le sujet et, en tant que tel, relativisé, eu égard à toutes choses, quelles qu’elles soient. Le raisonnement d’Harsthorne se fonde, de fait, sur la critique de la théorie de la connaissance issue de la doctrine dite des relations externes, et invite à abandonner une pensée médiévale que la démocratie contemporaine rend 7 8 « Social » est à entendre ici au sens le plus large que lui donnent Pierce et Whitehead de synthèse de toutes les catégories universelles, par opposition au « non social » qui est machine pure. A une divinité entièrement absolue et donc non sociale, la catégorie de relation ne peut s’appliquer. Nous soulignons. -9- intenable. La doctrine thomiste postulait en effet que le connaissant soit effectivement lié au connu, et non pas l’inverse, le connu au connaissant. En connaissant, nous jouissons ainsi de la relation aux choses qui sont telles qu’elles sont, indépendamment du fait que nous les connaissions. Mais de ce schéma valable pour les humains, Dieu formait l’exception, s’en trouvait exempté et bénéficiait d’un régime exactement inverse. Dieu connaissait toutes choses, mais d’une manière telle qu’elle impliquait une relativité zéro, une dépendance nulle de Dieu en tant que connaissant et une dépendance maximale des créatures en tant que connues. Selon la doctrine médiévale, « la pensée divine est le simple opposé de la pensée en général », Dieu « créé toute chose, mais lui-même ne dérive rien de sa création ». Dieu ne serait-il donc que chose, mais ni sujet, ni personne ? En retirant à Dieu son privilège, et en rétablissant Dieu omniscient dans sa relation au connu et à sa création, Harsthorne installe un Dieu lui-même redevable à tous, en dette vis-à-vis de tous, sensible à sa création, et exerçant un pouvoir sensible, donc responsable. Ce qui oblige à admettre une double qualité de Dieu, parfait-etimparfait, dualité jugée supérieure à la seule perfection. Une figure de Dieu composite donc, qui n’est pas sans rappeler la figure temporelle et éternelle du Dieu de Polkinghorne. Conclusion : Hiérarchie et transcendance, les clés de la relation Croire à l’âge de la science n’est donc pas le problème, dans la mesure où la raison est au principe de la foi et de la science. Certes, la raison n’anime pas toujours la foi, mais elle n’est pas non consubstantielle à la science, comme le rappelait Benoît XVI, en raison de son « aversion » pour les interrogations fondamentales de la raison. A contrario, les deux exemples de reformulation d’idées religieuses proposées par des scientifiques montrent, certes, la difficulté de l’exercice – car aux prises avec des idées contre-intuitives -, mais sa fécondité également. Non parce qu’il serait susceptible de remplir à nouveau les Eglises, mais parce qu’il offre sa propre intelligence (de virtuose) à l’intelligence de la foi telle qu’elle s’énonce dans les exégèses individuelles de croyants et se pratique effectivement dans les cultes populaires. Or, si l’on considère, comme nous y invite Bryan Turner (2008), que les religions populaires ont aujourd’hui le dessus et que le rapport entre institution et fidèles est inversé au profit de ces derniers, il est besoin de toute une panoplie d’interprètes capables de « rendre l’ineffable effable » et de renouveler des langages qui, avec le temps, tendent à s’encoder dans des langages « morts ». La rationalisation des idées et des langages religieux, qui est un processus à la fois permanent et continu, et l’intimité que peuvent entretenir les réflexions théologiques et scientifiques ne doivent cependant pas faire oublier la position relative de la science par rapport à la théologie, et de la théologie par rapport à la science, soit le fait que chacune, prise au sérieux, englobe ce qu’elle estime être son contraire, mais non pas son égale. Comme l’affirme à juste titre Stephan Jay Gould, les scientifiques, dans l’exercice de leur art, tiennent les hypothèses connaissables comme seules acceptables a priori, ils interviennent dans un monde immanent. De leur côté, les croyants ne peuvent l’être sans admettre la transcendance de Dieu. Et c’est à son service qu’œuvrent des scientifiques comme Polkinghorne et Harsthorne. Pour les scientifiques, les idées religieuses peuvent être tout au plus un sous-ensemble de connaissances établies selon un principe contraire au leur. Pour les croyants, les idées scientifiques peuvent être tout au plus un sous-ensemble de la connaissance divine, aventurée suivant une logique contraire à la leur. « Il existe deux ordres de connaissance, distincts non seulement par leur principe mais par leur objet », rappelle Jean-Paul II dans l’Encyclique Fides - 10 - et Ratio (1998), les mystères de la foi et les découvertes philosophiques, les premiers relèvent de la transcendance et sont antérieurs aux seconds. La foi est donc au-dessus de la raison, « même s’il ne peut jamais y avoir de vrai désaccord entre la foi et la raison ». La vraie question du rapport entre science et religion, éludée par les pacifistes, l’est ainsi en raison d’une seconde aversion, envers la notion de hiérarchie. Comme le relevait Louis Dumont en conclusion de son ouvrage sur le système indien des castes : « Il y a lieu de tenir compte de notre aversion pour la hiérarchie » (1966). Si l’on admet pourtant, avec lui, que l’essence de la hiérarchie n’est pas dans « une chaîne de commandements superposés, ou même d’êtres de dignité décroissante » mais « une relation qu’on peut appeler succinctement l’englobement du contraire », la relation hiérarchique reste indispensable pour rendre compte de la dimension dynamique des processus, de leur différenciation et non pas seulement de leur différence, sans pour autant que le cadre global donné une fois pour toutes en en soit altéré 9. En vertu de ce schéma, la relation hiérarchique est « celle entre un tout (ou un ensemble) et un élément de ce tout (ou de cet ensemble) : l’élément fait partie de l’ensemble, lui est en ce sens consubstantiel ou identique, et en même temps il s’en distingue ou s’oppose à lui. » L’englobement des contraires permet de penser la différence de valeur et l’unité. La main gauche n’est pas l’égale de la main droite si elle est référée au tout du corps qui les définit, les organise et les réunit. De même, les organisations tribales en moitiés sont-elles structurées par une différenciation de valeurs. Ce principe d’« orientation à l’ensemble » qui commande, pour saisir un niveau donné, « de le voir en relation avec le niveau supérieur, c’est-à-dire de le transcender » représente, selon Dumont, un « défi à la tendance majeure de l’idéologie moderne » dans la mesure où « l’effort central et constant de la pensée moderne a été et est dirigé contre la transcendance sous toutes ses formes » (idem). Comment penser la religion en dehors de tout recours à la transcendance ? Sinon en la ravalant à un mode de connaissance comme les autres. Comment joindre la science et la religion sinon en reconnaissant non seulement la différence mais la différenciation de leurs valeurs respectives ? Bibliographie Attridge, H. W. (ed.) (2009). The Religion and Science Debate. Why Does It Continue? New Haven & London: Yale University Press. Benoît XVI. (2006). Foi, raison et université – Souvenirs et réflexions (Discours de Ratisbonne du 12 septembre 2006). www.generationbenoit16.com Dumont, L. (1966). Homo Hierarchicus. Le système des castes et ses implications. Paris : Gallimard, coll. tel, 2de édition. Durkheim, E. [1908]. « Débat sur la possibilité d’une science religieuse ». In Textes 2. Paris : Ed. de Minuit, 1975. 9 C’est là la différence avec le schéma hégélien. Tous deux, schéma hiérarchique et schéma hégélien admettent qu’il y a « deux niveaux, dont l’un transcende l’autre ». Mais alors que dans le schéma hiérarchique, la transcendance préexiste, elle est, chez Hegel, « produite synthétiquement ». - 11 - Einstein, A. (1994). Comment je vois le monde. Paris : Flammarion, coll. « Champs ». Gould, S. J. (2000). Et Dieu dit : que Darwin soit ! Paris : Seuil. Hartshorne, Ch. (1948; 1964), The Divine Relativity. A Social Conception of God. New Haven and London: Yale University Press. Lettre encyclique Fides et Ratio du souverain pontife Jean-Paul II aux évêques de l’Eglise catholique sur les rapports entre foi et raison, 1998. Miller, K. R. (2009). « Darwin, God and Dover ». In : Attridge H. W. (ed.) Religion and Science Debate. Why Does It Continue? New Haven & London: Yale University Press, pp. 55-92. Polkinghorne, J. Ch. (1998). Belief in God in an Age of Science. New Haven & London: Yale University Press. Trinh Xuan, T. (1992). Le destin de l’univers. Le Big Bang et après. Paris: Gallimard, coll. « Découverte ». Turner, B. S. (2008). “Religious Speech: The Ineffable Nature of Religious Communication in the Information Age”. Theory, Culture & Society, 25 (78): p. 219-235. Weber, M. [1920-1922]. Sociologie des religions. Paris : Gallimard, coll. tel, 1996. Wuthnow, R. (2009). « No Contradiction Here. Science, Religion, and the Culture of All Reasonable Possibilities”. In : Attridge H. W. (ed.) Religion and Science Debate. Why Does It Continue? 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