L`absence d`enfant

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L`absence d`enfant
ENFANCE
L’absence d’enfant
Un choix plus ou moins délibéré dans le parcours d’hommes et de
femmes
Pascale Donati *
Si l’expérience de la parentalité est aujourd’hui fortement valorisée, certain(e)s
font le choix de ne pas s’y engager et d’autres, bien que l’ayant souhaitée, ne la
connaîtront jamais. L’analyse des parcours biographiques ayant conduit à
l’absence d’enfant, souhaitée ou non, montre la complexité des déterminants
sociaux des désirs et des refus d’enfants des hommes et des femmes. Le choix
volontaire et positif de ne pas avoir d’enfant répond à des aspirations et des
modes de vie différents pour les hommes et les femmes ; le choix négatif, quant à
lui, se fonde sur la peur d’investir le rôle de père ou de mère dans sa dimension
relationnelle et affective. Entre choix positif et choix négatif, l’absence d’enfant
dans les autres parcours résulte des aléas de la vie sentimentale et du décalage
entre le vécu du temps biographique et les contraintes du temps socialement
prescrit pour la procréation, qui touchent davantage les femmes.
omme le souligne Catherine Rollet,
nos sociétés contemporaines se caractérisent par le paradoxe suivant :
« d’un côté, le désir d’enfant paraît ne jamais
avoir été aussi fort, de l’autre, le nombre d’enfants
procréés chaque année n’a jamais été aussi bas »
(Rollet, 1991). Avec peu d’enfants mais des
enfants désirés (1), la procréation – à travers
l’adoption et le développement du recours
aux procréations médicalement assistées et,
plus largement – l’expérience de la parentalité,
constitue toujours un phénomène attractif pour
la majorité des individus.
C
* Doctorante en sociologie à l’université de Versailles –
Saint-Quentin-enYvelines, rattachée
au laboratoire Printemps (Professions,
institutions et temporalités).
(1) La diminution de
la fécondité, dans les
années soixante, est
essentiellement due
à la diminution des
naissances mal programmées et non désirées (Léridon et
Toulemon, 1990).
L’attrait qu’exerce l’enfant se lit aussi par la
faible proportion de femmes restant sans
enfant en France. Seule une femme sur dix
était concernée parmi celles nées en 1955, soit
moins qu’au début de ce siècle où la proportion était alors d’une sur quatre (Prioux, 1994).
Cette baisse de l’infécondité au cours du siècle
provient en partie des variations de célibat
des hommes et des femmes, mais surtout de
la raréfaction des couples sans enfant
(Toulemon, 1995).
En France, l’infécondité est
modérée
Aujourd’hui, une grande majorité des hommes et des femmes ne conçoivent pas de
rester sans enfant et actualisent leurs projets
en ce domaine. Mais depuis quelque temps,
il semble qu’un peu partout en Europe se
dessinent de nouveaux contours dans le cadre
de l’infécondité dite « volontaire ». Elle semble prendre le pas sur l’infécondité « involontaire », induite par une stérilité définitive
(Johnson et alii, 1987). En France, pour la
génération des femmes nées entre 1930 et
1950, les estimations de Laurent Toulemon
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RECHERCHES ET PRÉVISIONS N° 62 - 2000
(2) Concernant les
Allemandes qui « ne
font plus d’enfant »,
Christiane Dienel
souligne l’échec de
la politique familiale
allemande dans le
domaine de la conciliation entre vie professionnelle et vie
familiale, notant que
« La naissance du premier enfant est retardée du fait que sa présence signifie systématiquement l’abandon
de la carrière professionnelle » (1996).
(3) Cet article repose
sur une étude financée par la CNAF,
rapport de recherche,
mars 2000, qui se
prolonge actuellement dans le cadre
d’une thèse sous la
direction de Mme
Catherine Rollet,
Laboratoire Printemps,
Versailles – St-Quentin-en-Yvelines.
(1995) montrent qu’environ 4 % des couples
n’ont jamais pu avoir d’enfant – cette donnée
est une constante en Europe – et que la même
proportion n’en ont jamais voulu.
de femmes et d’hommes, potentiellement
fertiles et qui, aujourd’hui, ont tout juste
dépassé cette période de la vie qu’on appelle
reproductive (3).
Cette infécondité demeure modérée comparée à celle d’autres pays européens. L’Allemagne arrive en première place pour l’infécondité en Europe (2), suivie par la Finlande
et l’Angleterre. La France se partage la dernière place avec le Portugal, avec une très
légère supériorité sur ce dernier. Comparativement à leurs voisines européennes, les
Françaises restent beaucoup plus rarement
sans enfant. Elles ne représentent que 8,3 %
des femmes nées en 1955, alors que c’est le
cas pour 13 % des Italiennes et 20,3 % pour
les femmes ouest-allemandes (Léridon et
Toulemon, 1993).
Cette perspective biographique inscrit la
question de l’enfant dans la dynamique temporelle des parcours sentimentaux et professionnels et dans leur étroite intrication. Elle
ouvre aussi sur l’histoire de l’enfance dont
les psychologues et psychanalystes soulignent l’importance dans le rapport futur au
désir d’enfant (Marcos, 1976 ; Poussin, 1993).
De même que la famille d’origine influe sur
la fécondité selon la taille de la fratrie (Deville,
1979) ou à travers la tendance des filles à
reproduire l’âge d’entrée dans la maternité
de leur mère (Langevin, 1981), les valeurs et
modèles qu’elle propose peuvent être déterminants dans la définition des aspirations au
moment de l’entrée dans la vie adulte.
Selon L. Toulemon, avec le temps, on peut
s’attendre à voir augmenter l’infécondité « volontaire » en raison de « l’émergence de la possibilité pour certains couples de n’avoir aucun
enfant » (1995). Les jeunes femmes sont ainsi
de plus en plus nombreuses à déclarer qu’elles
prévoient de rester sans enfant, même si elles
demeurent très minoritaires et si les intentions
exprimées sont rarement en concordance avec
les comportements futurs. Cette infécondité
« volontaire » s’accompagnera, dans une proportion sans doute assez similaire, de celle
« involontaire » des jeunes générations qui
reportent toujours plus leurs projets d’enfants. Il y aura ainsi de plus en plus de couples
« confrontés à des difficultés biologiques du fait
qu’ils ont trop attendu » (Toulemon, 1995).
La non-procréation : expression
du non-désir d’enfant et de projets
incertains ?
La non-procréation chez des hommes et des
femmes qui auraient pu devenir parents peut
être l’expression de leur non-désir d’enfant,
mais aussi, et peut-être plus souvent, la nonactualisation de souhaits trop incertains et
hésitants ou de projets formalisés et jamais
aboutis. C’est ce double parcours aboutissant
à l’absence d’enfant que cette approche sociologique tente d’explorer. Elle le fait à travers
l’analyse des choix plus ou moins délibérés
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Ces transmissions familiales ont ainsi été
explorées, tout particulièrement dans la manière dont elles ont pu inciter les femmes à
privilégier un projet professionnel aux dépens d’un projet familial. Si la prolongation
de la scolarisation conduit à reporter l’entrée
dans la maternité, la liaison positive entre le
niveau de diplôme et le choix de ne pas avoir
d’enfant est régulièrement soulignée dans les
études nord-américaines sur les « childless by
choice » (Desplanques, 1993 ; Veevers, 1979).
Doit-on penser alors que les femmes qui refuseraient l’expérience de la maternité seraient
celles dont l’investissement professionnel
serait prioritaire et suffisant pour leur réalisation personnelle ? Certains travaux invitent à nuancer cette hypothèse : des femmes
peu scolarisées et ayant un emploi manuel
peuvent également avoir fait le choix de ne
pas avoir d’enfant (Baum et Cope, 1980 ;
Kenkel,1985).
La hiérarchisation entre ces deux priorités,
famille et vie professionnelle, procède d’un
agencement qui se modifie sans cesse au cours
du cycle de vie (Ferrand, 1998). Cet agencement ne se réduit pas au primat d’un pôle
(l’investissement professionnel) aux dépens
de l’autre (l’entrée dans la maternité). La
conjugalité – sous toutes ses formes – constitue le troisième pôle dans une relation trian-
ENFANCE
gulaire où chacun des axes est en tension,
définissant des orientations et des enjeux
différents selon les moments de la vie.
En définitive, cette approche vise à appréhender la complexité des déterminants participant à la construction des choix et des
contraintes conduisant à l’absence d’enfant.
Aussi, les hommes, si souvent oubliés dans
les études de fécondité, ne peuvent en être
exclus. C’est aussi dans le but de la plus
grande hétérogénéité possible des parcours
de vie qu’une diversification sociale est recherchée (voir la liste des entretiens effectués
en encadré p. 47).
Du choix volontaire à l’absence
de choix
parcours de choix (positif et négatif), les mieux
identifiables du point de vue de l’intentionnalité, sont relativement peu nombreux. Ils
concernent un tiers de la population d’étude.
Les récits féminins dans lesquels l’absence
d’enfant est associée à un choix positif sont
ceux où l’aspiration à l’autonomie s’affirme
avec clarté : « Je crois que ça, c’est un fil qui
a dirigé un peu ma vie, cette quête d’autonomie,
d’indépendance » (Delphine). La dynamique
de la trajectoire à l’entrée dans la vie adulte
est marquée par une volonté précoce d’indépendance matérielle, par rapport à la famille mais aussi et surtout par rapport aux
hommes : « Je ne souhaitais absolument pas
dépendre d’un autre. J’avais envie d’avoir un
travail qui me donne cette liberté économique, et
d’un travail qui me permette de me réaliser »
(Céline).
Au-delà de la singularité de chaque parcours
conduisant à l’absence d’enfant, il est possible de les situer les uns par rapport aux autres
selon un continuum allant du choix volontaire à l’absence de choix. Toutefois, à l’intérieur du même parcours, les positionnements par rapport à la question de l’enfant
ne sont pas statiques dans le temps ; ils varient
selon le moment du cycle de vie et le vécu
de l’histoire sentimentale. Ainsi, rares sont
ceux et celles qui n’ont pas été, à un moment
donné de leur vie, directement confrontés à
la question de l’enfant, soit par la demande
d’enfant du ou de la partenaire, soit par la
survenue d’une grossesse imprévue. Ce
dernier cas de figure se rencontre dans un
peu moins d’un parcours sur trois, un peu
plus souvent chez les femmes.
Au moment où elles entraient dans la vie
active, ces femmes n’avaient pas nécessairement un bagage scolaire important. L’intérêt
qu’elles ont rapidement porté à leur travail
les ont conduites à suivre des formations
professionnelles qui leur ont ensuite permis
d’avoir des postes avec des initiatives et des
responsabilités. Toutefois, le choix entre travail et maternité ne s’est jamais posé à elles
comme une alternative : « C’est vrai que j’aime
bien mon travail, mais c’est pas ça qui m’a empêchée d’avoir un enfant, à aucun moment »
(Marie).
Ces trajectoires types se construisent à partir
de celles où l’absence d’enfant est posée
comme un choix – de sens différent pour les
hommes et les femmes – et de celles mettant
en avant l’enfance dans l’explication d’un
rapport problématique au désir d’enfant – de
manière similaire pour les hommes et les
femmes concernés. Les traits mis en exergue
dans ces trajectoires de choix positif et négatif
se retrouvent aussi dans les autres parcours
conduisant à une non-procréation non choisie, mais ils y apparaissent de manière plus
nuancée et différemment articulés dans le
déroulement du parcours de la vie. Ces
Les souvenirs de l’entrée dans la vie sentimentale sont associés au mouvement de contestation des normes et du modèle du mariage
des années soixante-dix. La critique des liens
institutionnels est soutenue par une volonté
d’invention, au nom de l’authenticité des
relations et des sentiments : « Les gens mariés,
tout ça, moi ça ne me donnait pas envie. Je voulais
autre chose, une autre image justement, je voulais créer un petit peu quelque chose d’autre »
(Valérie). La dimension novatrice de nouveaux comportements comme la mise en
couple sans mariage échappait en partie à la
conscience de ces femmes au moment où elles
Entre travail et maternité :
une alternative ?
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s’y engageaient. Comme l’explique Eliane :
« J’ai su après que ça avait jasé dans toute la ville
[...]. Et moi vraiment, j’ai fait une espèce de petite
révolution sans le savoir. Je croyais que j’étais
banale, classique, que j’allais me marier, avoir des
enfants. Et finalement, j’ai rien fait de si classique
que ça. Mais pour moi, je me vivais comme ça,
je n’étais ni une aventurière ni une originale ».
L’arrivée de la pilule (4) est décrite comme
un événement majeur dont les femmes mesuraient la portée libératrice. Elles se savaient
en être les premières bénéficiaires et parfois
les actrices : « Je peux vous dire que je suis une
pionnière de la chose. A 16 ans, donc en 1969,
j’ai commencé à prendre ces machins qui étaient
des marteaux pilons chimiques qui venaient de
Suisse, en fraude bien sûr, puisque c’était interdit, qu’une copine arrivait à faire passer par des
militants du Planning familial » (Florence).
Toutefois, la participation active aux mouvements de lutte pour la libération des femmes n’a concerné que quelques femmes, dont
une explique qu’elle s’est rapidement
distanciée des groupes féministes à tendance
radicale : « Dans ces groupes de femmes, la
maternité se posait par rapport au refus des
hommes, du père. J’ai même connu des femmes
qui étaient enceintes d’un petit garçon, et qui
l’ont refusé. C’était contre le pouvoir des hommes, il ne fallait pas contribuer à reproduire ce
pouvoir. Moi j’ai quitté à ce moment-là, ça me
paraissait tout à fait extrême » (Claudine).
(4) La pilule a été légalisée par la loi
Neuwirth du 28 décembre 1967, mais
cette loi contenait
des dispositions qui
en réduisaient l’efficacité, comme par
exemple, l’obligation du consentement écrit des parents pour les mineures (la majorité était
alors à 21 ans). Il faudra attendre deux
autres lois, en 1973
et 1974, pour que la
libéralisation de la
contraception devienne effective
(Ferrand et Jaspard,
1987).
L’image positive d’une mère
active
Une constante de ces récits est l’image positive d’une mère active qui a fortement incité
ses filles à faire des études, parfois plus que
leurs frères : « On n’était pas du tout poussées
vers le mariage, pas du tout. Il n’y avait vraiment
pas de pression à ce niveau-là mais une pression
dans l’autre sens, c’est vrai. Surtout nous, les
filles » (Valérie). La socialisation d’Agnès et
les normes familiales transmises inscrivaient
le mariage et la maternité comme un programme crédible et valorisé pour les filles,
mais il n’a pas été perçu comme le seul
possible : « J’ai été élevée dans cette idée qu’une
jeune femme, elle est faite pour se marier, avoir
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des enfants, à la maison. [...] Mais il y a certainement des choses inconsciemment qui se passaient parce que maman a toujours tenu à travailler en même temps qu’élever ses enfants [...],
et donc je sentais bien qu’une femme s’épanouissait dans sa vie professionnelle, c’était clair ».
La force de la transmission, plus ou moins
implicite, de ce modèle valorisant de mère
active et désireuse de l’être semble s’exercer,
quels que soient le milieu d’origine, les valeurs et les systèmes de référence transmis
par ailleurs. De même, la manière dont les
mères de ces femmes ont vécu leur propre
maternité paraît avoir considérablement
déterminé les attentes et les aspirations de
ces dernières vis-à-vis du couple et de la
famille. Ainsi, celle de Valérie « aurait sûrement aimé ne pas avoir tous ses enfants. Et elle
a toujours eu ce discours qu’avoir des enfants,
c’était un frein, puis c’était ingrat. Dès qu’on a
des enfants, on a des soucis. Et peut-être que c’est
à moi qu’elle s’est le plus adressée... mais je ne
l’ai jamais entendu parler d’un côté positif ».
L’autonomie n’est pas synonyme
de célibat
L’autonomie pour ces femmes n’est pas synonyme de célibat, au sens d’une vie solitaire. Au contraire, la vie amoureuse est une
des composantes centrales de ces trajectoires
au sein desquelles la présence de l’homme
et les sentiments à son égard sont très investis : « Je ne me suis jamais vraiment trouvée ce
qu’on appelle seule, parce que j’ai toujours eu une
relation, même que je ne voyais pas forcément
tout le temps... mais qui était quand même affective. Enfin une relation amoureuse » (Valérie).
La grande différence avec les autres femmes
dont l’autonomie est moins revendiquée est
qu’ici le couple n’existe pas. La vie à deux non
seulement n’est pas attractive mais elle est
perçue comme incompatible avec l’image de
soi : « Je ne suis pas faite pour la vie de couple.
Mon espace, c’est pas ça », et l’indépendance
résidentielle apparaît comme un principe de
base, presque de l’ordre de l’évidence
identitaire : « J’ai horreur de cohabiter moi, je cohabite pas, je ne suis pas une femme qui cohabite ».
La vie à deux est réfutée au nom du maintien
ENFANCE
Les personnes interviewées
Les femmes
Les hommes
Agnès, 43 ans, éducatrice chef, en couple
Adrien, 49 ans, musicien professionnel, en couple
Aleth, 48 ans, directrice administrative service social,
Bruno, 54 ans, chauffagiste, vit seul
vit seule
Didier, 51 ans, professeur de sport, vit seul
Amélie, 40 ans, esthéticienne, vit seule
Enzo, 51 ans, cinéaste, en couple
Armelle, 43 ans, inspecteur du travail, vit seule
Etienne, 52 ans, employé RATP, vit seul
Angèle, 47 ans, animatrice M.J.C. (chômage), vit seule
Florent, 53 ans, technicien arts graphiques, vit seul
Céline, 46 ans, directrice d’école, vit seule
Francis, 51 ans, rédacteur d’assurance, vit seul
Chantal, 40 ans, éducatrice, vit seule
Gérard, 51 ans, photograveur, vit seul
Christelle, 46 ans, secrétaire de direction, vit seule
Henri, 54 ans, exploitant agricole, vit seul
Claudine, 50 ans, économiste, vit seule.
Jacques, 45 ans, chauffeur livreur, en couple
Danielle, 43 ans, psychomotricienne, en couple
Jean-Marc, 49 ans, expert-comptable, vit seul
Delphine, 50 ans, documentaliste, en couple
Jérôme, 51 ans, cadre financier, vit seul
Edwige, 43 ans, secrétaire, en couple
Julien, 49 ans, technicien des Ponts et Chaussées,
Eliane, 47 ans, assistante technique dans une banque,
vit seul
en couple
Luc, 54 ans, viticulteur, vit seul
Florence, 46 ans, éditrice, vit seule
Lucien, 50 ans, maraîcher, vit seul
Francine, 44 ans, institutrice, vit seule
Marc, 46 ans, pigiste, en couple
Geneviève, 45 ans, ergothérapeute, en couple
Marcel, 49 ans, informaticien, en couple
Laure, 45 ans, cadre dans la formation, en couple
Mathieu, 53 ans, agent commercial (RMI), en couple
Léa, 40 ans, directrice d’une association d’insertion,
Michel Yves, 54 ans, magistrat, vit seul
en couple
Norbert, 46 ans, océanographe, en couple
Lucie, 40 ans, infirmière psychiatrique, en couple
Olivier, 55 ans, coiffeur styliste, vit seul
Lydie, 41 ans, architecte, vit seule
Patrice, 50 ans, agent d’entretien, en couple
Marie, 49 ans, technicienne de labo, vit seule
Philibert, 50 ans, courtier, en couple
Mathilde, 50 ans, directrice des ressources humaines,
Pierre, 51 ans, ouvrier du bâtiment, en couple
en couple
Rémi, 52 ans, gérant d’un magasin (préretraite),
Monique, 49 ans, cuisinière en collectivité, vit seule
en couple
Myriam, 44 ans, opératrice de saisie, vit seule
Roger, 45 ans, soudeur (RMI), vit seul
Nicole, 49 ans, institutrice, vit seule
Serge, 49 ans, biophysicien, en couple
Paula, 43 ans, maître auxiliaire, vit seule
Simon, 54 ans, artisan encadreur, vit seul
Susie, 47 ans, agent d’assurance, en couple
Stéphan, 45 ans, ouvrier de l’impression, vit seul
Sylvie, 41 ans, chauffeuse de taxi, vit seule
Thomas, 52 ans, technicien du son (chômage),
Valérie, 48 ans, diététicienne, vit seule
en couple
Virginie, 43 ans, assistante sociale, vit seule
L’étude repose sur l’analyse d’entretiens biographiques de trente femmes (de 40-50 ans) et de trente hommes (de 45-55 ans). Hormis l’âge,
on a primé dans la constitution de l’échantillon des personnes interviewées le critère d’une diversification maximale du point de vue
socioprofessionnel, du milieu de résidence (rural, urbain) et de la situation matrimoniale (en couple ou non).
Les entretiens visaient à saisir la manière dont s’est posée la question de l’enfant dans le parcours des personnes, à travers l’histoire familiale
(vécu de l’enfance et socialisation), le parcours et les investissements scolaires, professionnels et sentimentaux. Ils abordaient la question
de la perception de soi en tant que parent potentiel, le vécu de l’absence d’enfant et le regard des autres en tant que non-parent.
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de l’indépendance mais aussi parce qu’elle est
perçue comme le plus grand danger qui guette
la relation : « la routine, le train-train, puis la
perte du désir de l’autre... ».
La vie sentimentale de ces femmes n’est pas
uniforme au sein du même parcours et entre
les parcours eux-mêmes. Certaines optent pour
des « histoires passionnelles mais qui durent »
avec des hommes mariés : « Je crois que je me
sens mieux dans la peau justement d’une maîtresse
que dans la peau d’une femme [...] parce que
j’arrive mieux à me protéger et à préserver mon
indépendance, tout simplement » (Christelle).
Pour d’autres, les investissements amoureux
défient d’autres normes comme le choix de
partenaires beaucoup plus jeunes : « Moi, je ne
suis pas attirée par les hommes de 55 ans, je ne
les trouve pas beaux et puis macho [...]. Alors
pourquoi faudrait-il qu’on prenne les plus vieux,
les plus vilains, les plus grincheux [...]. Moi, tous
ceux que j’ai aimés et qui m’ont aimée, c’était des
plus jeunes. Alors les femmes ont peur de vieillir,
forcément, si la seule perspective c’est de n’être
aimée que par des vieux ! » (Valérie).
Au quotidien, la maternité
implique davantage les femmes
L’élan porteur de la vie sentimentale pour ces
femmes leur fait-il oublier la question de l’enfant ? Il est clair que celle-ci n’était pas à l’ordre du jour au moment où elles se sont engagées dans la recherche de leur indépendance
financière ni même après, une fois installées
dans leur mode de vie. En réalité, les parcours
féminins dans lesquels le choix positif de ne
pas avoir d’enfant est posé précocement et
maintenu dans le temps sont rares.
Seules deux femmes se souviennent d’avoir
fait ce choix depuis leur adolescence. Ainsi,
pour l’une d’elles : « J’ai su très tôt que je ne
voulais pas d’enfant, et c’est quelque chose qui a
très peu bougé en fait. Il y a eu effectivement des
moments dans ma vie où je me suis reposé la
question et où la réponse a été toujours la même :
non » (Léa). Si le désir d’enfant a pu ponctuellement émerger dans le parcours de Léa, il
n’avait rien de celui classiquement inscrit dans
un projet de couple : « C’est vrai que cet homme
en avait envie, mais c’était au moment où ma
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RECHERCHES ET PRÉVISIONS N° 62 - 2000
grand-mère était mal et j’ai eu le sentiment, à ce
moment-là, que si je faisais un gamin, peut-être
qu’elle vivrait jusqu’au bout de ma grossesse, pour
le voir. Là effectivement, ça a été une grosse tentation ». Et Léa poursuit : « Bon c’était aussi une
très très mauvaise raison de faire un gamin ! ».
Pour la plupart des femmes, l’idée de la
maternité faisait partie de l’héritage familial
transmis et était de l’ordre des possibles mais
elles ont repoussé toujours plus loin cette
pensée. Ces choix ou ces reports ont tous la
même explication : le refus d’une maternité
dont l’engagement au quotidien les impliquerait bien davantage que leur conjoint. Et
même si elles reconnaissent la richesse de
cette expérience au niveau personnel, elles
ne sont pas prêtes à en payer le prix, sauf
dans l’espoir, « utopique » selon Céline, de
voir un jour les rôles s’inverser entre les
hommes et les femmes. « Si un conjoint m’avait
dit : "écoute, pour notre histoire, c’est important
qu’on conçoive un enfant", je pense que j’aurais
été capable de faire ce cadeau-là sans problème.
Mais à condition que, derrière, je sente qu’il y
avait quelqu’un qui avait la capacité de prendre
en charge en longue durée. Que moi, je sois
quelqu’un de moins permanent dans le rapport
à l’enfant. C’est-à-dire que les rôles soient un peu
inversés, pour que je puisse basculer » (Céline).
Chez les hommes,
un maître mot : liberté
Les trajectoires masculines de refus d’enfant
par choix délibéré se déclinent sous le maître
mot de « liberté » : « Moi c’est ma liberté, c’est
rien d’autre que ça ». Cette liberté revendiquée
est celle du refus des contraintes associées aux
responsabilités de la vie de famille, à l’attachement territorial, à la disponibilité temporelle et la charge mentale que celle-ci exige :
« Moi, dès le départ, j’ai toujours voulu faire ce
que j’avais envie. [...]. Disons qu’avoir une vie à
deux ou des enfants, pour moi, c’est un manque
de liberté, principalement » (Stéphan).
Pour ces hommes, la quête de liberté s’affirme
souvent depuis l’adolescence : « A 14 ans déjà,
je ne supportais pas les contraintes, c’est dans mon
caractère ». Parfois, comme pour Patrice, elle
passe par des conflits avec le père où les rap-
ENFANCE
ports de force s’illustrent par une démonstration virile, signifiant que la période de la soumission à la toute-puissance paternelle est
terminée.
L’âge symbolique de la majorité concrétise cet
élan vers la liberté : « Moi, je n’attendais qu’une
chose, c’était pouvoir me barrer à 21 ans ». Pour
d’autres, la contestation est dans l’air du temps
et participe au mouvement collectif de
Mai 68 : « C’est vrai que les pavés contre les CRS,
ça, j’étais pas le dernier non plus. Je m’en rappelle
comme si c’était hier ! ». La conscience de la
force collective de ce mouvement qui rejaillit
au niveau individuel apparaît dans le récit de
Stéphan comme la clé d’explication centrale
de son choix de ne pas avoir d’enfant : « Ça
m’est jamais venu à l’idée de vouloir me marier,
avoir des gamins [...]. Ça vient peut-être aussi de
l’époque, des années soixante-dix, y a ça qui a fait
aussi. Moi je pense que ça viendrait plutôt de là
[...]. C’était une certaine liberté, tout le monde
revendiquait à droite, à gauche. C’était plus ou
moins être contre la famille, contre la société ».
La définition de soi comme
individu libre
Dans ces récits, les identités masculines se
construisent dans la définition de soi comme
individu libre, défiant l’obligation de se soumettre à un ordre social, de se plier à certaines
formes de servitude comme celles de la hiérarchie au travail ou de la stabilité du cadre
professionnel. Le souci de préserver la possibilité d’une mobilité physique et géographique est une constante dans tous ces entretiens :
« Je voulais pouvoir bouger [...], c’est pour ça que
je suis allé bosser sur contrats à l’étranger »
(Patrice). Pour ces hommes, le service militaire – rite de passage traditionnel dans la vie
adulte – a été le moment où s’est affirmée de
manière décisive l’orientation d’une trajectoire différente de celle des « copains d’armée » : « Moi, mes copains de l’armée m’ont invité
à leur mariage et tout. Je voyais bien qu’il y avait
une différence. Mais pour moi, cette voie-là ne
m’intéressait pas » (Stéphan).
Les univers qui dominent ces parcours
d’« hommes libres » sont ceux des amis, dont
la fidélité inconditionnelle ne s’affaiblit que
lorsque l’un d’eux cède à la tentation du retour
à la « norme » par les voies du couple et de
la création d’une famille. Dans les paroles de
Jacques, on peut déceler le danger qu’aurait
pu constituer l’arrivée d’un enfant pour le
maintien de ces liens amicaux : « A 25 ans,
j’avais une copine qui voulait un enfant. Moi, je
ne me voyais vraiment pas, ça m’aurait cassé mon
élan. Non, je ne voulais pas me faire piéger avec
ça, et toujours pas d’ailleurs [...]. Non. Puis, enfin,
je ne sais pas si t’as peur ou... Tu te dis, les copains,
ça va plus être pareil. D’ailleurs, ça se voit bien
après, quand t’as des copains qu’ont des mômes,
on ne les voit plus. C’est triste, c’est dommage ».
La vie amicale : lieu central
d’investissement identitaire
L’intensité de cette sociabilité masculine est
pour certains telle qu’elle semble remplir la
totalité du temps hors travail. Ce dernier n’est
pas désinvesti mais se réduit à sa stricte fonction de nécessité : « Le travail, c’est une chose,
mais bon, sorti du travail, ça me prend plus la
tête ». L’incitation aux études longues ne fait
pas partie du schéma familial dans lequel le
père occupe souvent un emploi manuel : « Moi
je sais qu’étant l’aîné, j’ai tout de suite opté pour
un CAP. Etant d’un milieu modeste, ce que je
voulais, c’était gagner ma vie le plus tôt possible.
Et puis être déjà indépendant de mes parents »
(Stéphan).
Cette vie amicale ne consiste pas seulement
en des occasions de sorties et de plaisirs
hédonistes. Elle est, au contraire, un lieu central
d’investissement identitaire. Au même titre
que la famille est le lieu de la reconnaissance
de soi par les proches, les amis sont ici les
« autrui significatifs » permettant la construction d’une identité « pour soi » positive, cohérente avec l’exigence individuelle de liberté.
De la même manière, les investissements
sportifs, souvent très engageants, ne sont pas
seulement des loisirs mais des formes de
réalisation personnelle qui, tout comme la
vie centrée sur les sorties entre amis, est
incompatible avec une conjugalité au quotidien. Stéphan, qui a toujours refusé la cohabitation, est conscient que sa conception de
l’indépendance a pu être à l’origine de la
rupture avec sa dernière compagne qu’il
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RECHERCHES ET PRÉVISIONS N° 62 - 2000
regrette : « Il fallait toujours que je bouge, les
week-ends à la montagne et tout [...]. Elle, ça ne
l’intéressait peut-être pas que je ne sois jamais
là [...]. C’est vrai que j’étais un peu égoïste à ce sujetlà ».
Une vie à deux possible mais
dans un quotidien « partiel »
dessinent dans leurs parcours, l’une qui est
restée dans l’ombre jusqu’à ce qu’un événement déclenche le processus de « révélation »,
ouvrant sur une autre vie dont la lumière
éclaire d’un jour nouveau le passé et le présent. Ce nouveau regard sur soi et sur sa vie
constitue une rupture dans la biographie
subjective et procède d’une véritable transformation identitaire.
On l’aura compris, toute idée d’enfermement
ou même d’« attache » est rejetée par ces hommes. Et la vie amoureuse, si elle n’est pas
exclue, doit rester dans le cadre léger des
aventures, au moins pour un temps, qui peut
s’éterniser pour certains : « Non, c’est vrai que
jusqu’à 35-40 ans, j’avais des copines [...]. Mais
je ne pensais pas du tout fonder un foyer ». Les
modalités de vie sentimentale répondent à
cette règle prioritaire du refus des contraintes.
La cohabitation n’est possible que dans le
cadre limité d’un quotidien « partiel » ou définitivement rejetée.
Sans ce « travail » d’élaboration subjective et
de retour sur l’enfance, le désir d’enfant peut
être marqué par un interdit : la peur de reproduire des mécanismes de violence vécus avec
la mère. C’est le cas, par exemple, pour
Chantal : « Je ne supporte pas d’entendre des
gamins crier. Je me bloque. Je ressens la violence.
J’ai énormément de violence. Ma réaction, ce serait
de taper, ça je le sais. Et il me faut une énergie
absolument extraordinaire pour me retenir ! [...].
Donc il y a cet aspect, peur de reconduire la
violence, de pas être capable d’aimer les enfants ».
Dès que la relation s’installe dans la durée, que
la vie conjugale a pu s’établir, certes sous le
mode du compromis (vie à deux sauf le weekend, une semaine sur deux...), la question de
l’enfant est alors clairement annoncée : « Ah
moi, j’ai été franco dès le départ. Je lui ai dit :
"pas de mariage, pas de gamin !". Maintenant,
elle fait ce qu’elle veut, c’est à elle de décider...
Mais bon, apparemment, ça ne doit pas trop la
travailler parce que ça fait quatre ans que ça
dure » (Jacques).
Le vécu envahissant d’une
relation maternelle
Avec l’avancement dans le parcours de vie,
de nouvelles formes d’attachement sentimental se dessinent dans le sens d’une plus grande
stabilité et longévité des relations. Toutefois,
elles doivent rester compatibles avec les aspirations à la liberté qui se sont inscrites avec
le temps dans un mode de vie dominé par le
sentiment d’une libre appartenance.
Un troisième type de trajectoire dont les
contours se dessinent avec netteté est celui où
la question de l’absence d’enfant est présentée
comme intrinsèquement liée à la problématique familiale et à l’enfance. Pour ces hommes
et ces femmes, la reconstruction de soi, au sens
psychologique, était une nécessité pour accéder au désir d’enfant. Ainsi, deux vies se
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RECHERCHES ET PRÉVISIONS N° 62 - 2000
Pour d’autres, le vécu envahissant d’une relation maternelle semble avoir rendu impossible toute construction d’un soi autonome,
comme si le développement personnel s’était
figé précocement dans la dépendance initiale
à la mère : « J’ai eu une mère très possessive,
castratrice, étouffante [...]. J’avais besoin de naître,
donc c’était pas possible de faire naître quelqu’un ! »
(Lucie).
Contrairement à tous les autres récits, la place
de la question de l’enfant dans ces parcours
est longtemps statique, comme enfermée dans
une double temporalité : celle, indépassable,
de l’enfance et celle du parcours et des mouvements de la vie dans lesquels elles ne s’intègre pas. La vie amoureuse est peu habitée
par la question de l’enfant qui s’y maintient
en arrière-plan, masquée par la problématique personnelle. L’ouverture se dessine quand
le retour réflexif sur l’enfance permet de comprendre après coup les chaînes de causalité
qui relient entre elles toutes les expériences
vécues ensuite. Cette élaboration qui reconstruit la cohérence interne du parcours en même
temps que la reconstruction identitaire se
ENFANCE
réalise demande du temps : « Tout ça est très
long, et ce n’est que récemment que je commence
à comprendre ». La question de l’enfant est
alors une parmi d’autres, relatives à l’identité, qui accède progressivement à une certaine visibilité pour la personne : « Je crois
qu’avant d’en arriver là, ce que j’ai vécu jusqu’à
maintenant, c’était toujours l’enfant qui essayait
de sortir du giron de la mère. Donc si je suis
enfant, je ne peux pas imaginer avoir un enfant.
Enfin ça ne s’explique pas, mais je crois que
psychologiquement j’en étais là [...]. J’avais ce
mal-être intérieur à résoudre d’abord. La question
de l’enfant, c’était pas ma question [...]. Et je sens
bien que maintenant, l’ouverture s’est faite »
(Lucie).
Une « renaissance » peut
déboucher sur un avenir fermé
Mais le moment de cette « renaissance », qui
s’ouvre parfois sur la conscience d’un désir
d’enfant, peut déboucher sur un avenir fermé :
le temps est passé pour espérer le voir se
concrétiser. Le parcours de Danielle en est
l’illustration : lorsqu’elle découvre (à la fin
d’une longue psychanalyse) qu’elle pourrait
désirer être mère, cette éventualité ne peut se
réaliser qu’à travers l’adoption ou l’accueil
d’un enfant. En effet, l’homme que Danielle
a épousé a 70 ans aujourd’hui. Selon elle, le
choix de ce conjoint beaucoup plus âgé n’est
pas neutre. Il renvoie à la seule figure masculine positive qu’elle ait eue : celle de son
grand-père. Aussi explique-t-elle : « Pour moi
l’enfance, c’est de la souffrance […]. Donc pour
pouvoir réussir l’alchimie de faire un bébé, il fallait
forcément le magicien qui croyait à la beauté de
l’enfance […]. Je me suis choisi un magicien sans
baguette ! ».
Dans d’autres parcours, quand l’âge psychologique est enfin arrivé – ou le sentiment d’une
maturité psychique – pour penser à être mère
ou père, le décalage avec l’âge physiologique
ou social était parfois trop important pour
envisager l’idée de l’enfant à peine émergée.
Restent alors toutes les autres formes d’épanouissement de soi auxquelles « cette renaissance » permet également d’accéder, telle
qu’une activité artistique ou un investissement associatif.
A l’opposé des trajectoires de choix positif et
négatif, se trouvent celles, peu nombreuses
dans l’étude, où l’absence d’enfant renvoie à
une absence totale de choix : celles où le
souhait d’enfant s’est heurté au célibat non
choisi et à l’absence de rencontres amoureuses. « J’aurais bien voulu, oui. C’est parce que je
n’ai pas trouvé l’âme soeur, c’est tout » (Lucien).
Mais qu’en est-il de ces parcours biographiques où l’absence d’enfant ne peut se définir
ni véritablement sur le mode du choix volontaire ni totalement sur le mode du choix
subi, basculant parfois de l’un à l’autre ? La
réalité se situe dans l’entre-deux, dans cet
espace mouvant où se mêlent intentionnalité
et déterminations, choix et hasards de la vie.
Ces femmes et ces hommes n’ont ni choisi
de ne pas avoir d’enfant ni décidé d’en faire
un. Certains à un moment donné l’ont souhaité, d’autres n’y ont jamais vraiment songé,
c’est le cas de nombreux hommes : « J’ai pas
un rejet particulier, c’est un concours de circonstances, ça se fait ou ça se fait pas. Il n’y a pas
une volonté de ne pas en avoir [...]. Donc le choix
fondamental, c’est qu’en fait je suis assez indifférent à ce problème. Avoir un enfant ne m’aurait
pas déplu. Ne pas en avoir ne me gêne pas [...].
Bon maintenant, on ne peut jamais dire, si demain
l’occasion se présentait... » (Enzo).
Le jeu des
« circonstances de la vie »
Ni « désireux » ni « refusants », ces hommes
se seraient laissé volontiers entraîner dans la
parentalité si leur conjointe leur en avait fait
la demande, passant de « distants » à « consentants » potentiels : « Si j’avais eu une femme
qui exerce à mon égard une pression, même modérée,
pour qu’on fasse un enfant ensemble, je suis
persuadé qu’on l’aurait fait. Mais je n’ai jamais
eu cette demande de la part des femmes que j’ai
rencontrées » (Serge). Pour ces hommes projetés dans le mouvement de la vie, la question
de l’enfant a pu d’abord passer au second plan
puis s’effacer progressivement ou refaire
surface de temps à autre, sans jamais s’ancrer
dans un projet ou que ce dernier se concrétise.
Le jeu des « circonstances de la vie » (les
ruptures d’union, le désaccord sur la question
51
RECHERCHES ET PRÉVISIONS N° 62 - 2000
de l’enfant dans le couple...), les options qui
ont engagé, parfois malgré soi, dans d’autres
voies que celles de la maternité et de la paternité apparaissent comme autant d’impondérables biographiques qui ne relèvent réellement ni de stratégies rationnelles ni d’un
déterminisme absolu.
soi et de sa vie, mettent aussi hors d’actualité
la question de l’enfant : « Après mon premier
couple de dix ans là, il m’a fallu, oh oui, au moins
cinq ans pour faire le deuil, le deuil de cet homme,
de tout. C’est après, à 35 ans que j’ai rencontré
cet homme, et là je savais dès le départ que pour
lui il était pas question de faire des enfants »
(Eliane).
La fragilité du lien amoureux,
élément déterminant
Les débuts d’une nouvelle union ne sont pas
davantage propices à l’idée de l’enfant. Comme
l’explique cet homme, la relation de couple a
besoin de temps pour se construire et ce n’est
que secondairement que l’idée de la venue
d’un enfant peut prendre forme : « Je me suis
tout de suite engagé dans une nouvelle relation.
Mais le temps de cette relation, il y a une période
qui est une perte de temps par rapport à avoir un
enfant ou pas. Le temps que cette relation s’organise, le temps a passé... » (Michel Yves).
La fragilité du lien amoureux est, dans l’ensemble de ces récits, l’élément le plus déterminant conduisant à la non-procréation. Nombreuses sont les trajectoires sentimentales qui
auraient potentiellement pu conduire au projet d’enfant si une rupture précoce n’était pas
survenue. La non-concrétisation de cette éventualité se transforme souvent en une mise à
distance de la question de l’enfant, définitivement oubliée quand l’engagement dans le
reste du parcours s’oriente dans une vie sentimentale sans quotidien partagé ou vers un
célibat durable.
Pour Julien, ne pas avoir d’enfant n’est pas un
choix mais la résultante indirecte d’une première expérience amoureuse douloureuse, au
moment où il débutait sa vie sentimentale :
« Moi je crois... j’ai eu une déception quand j’avais
24 ans et puis... après, j’étais un petit peu aigri.
Ça a même tourné plus ou moins un petit peu à
la boisson. J’ai fait la fête avec les copains, ça a
duré un certain temps. Puis les copains se sont
mariés. Ils ont eu eux des enfants, et je me suis
retrouvé un peu seul, relativement âgé, et plus très
envie de sortir. C’est un petit peu ça, je pense, le
fait que je n’ai pas eu d’enfant, c’est plutôt un truc
comme ça ». Pour Julien, cette première expérience est décisive dans la mesure où elle
correspond à la fin de sa vie sentimentale :
Julien a 50 ans aujourd’hui et n’a pas connu
d’autres femmes depuis.
Dans la plupart des parcours sentimentaux
aboutissant à une absence d’enfant, ni choisie
ni subie, les parenthèses de temps, parfois
assez longues, qui suivent une séparation sont
autant d’années de moins dans le temps potentiellement ouvert à la procréation. Ces
moments de deuils d’une relation, s’ils peuvent être l’occasion d’une reconstruction de
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RECHERCHES ET PRÉVISIONS N° 62 - 2000
La qualité de la relation :
une condition du désir d’enfant
Quand la question de l’enfant s’est posée dans
le cadre d’une relation de couple instaurée, le
refus du conjoint a conduit à la reporter jusqu’à ce que survienne la rupture. Les femmes,
dans cette étude, sont davantage en situation
d’attente de confirmation d’un désir partagé
par l’autre que les hommes. Le simple sentiment d’un décalage en leur défaveur a parfois
suffi pour mettre à distance leur désir qu’elles
ne se sont pas autorisées à revendiquer ni
même parfois à exprimer : « J’ai pas cherché à
imposer mon désir d’enfant ».
Ainsi, les désirs d’enfants qui ont pu émerger
à un moment donné de ces parcours sont
parfois restés dans le domaine de l’implicite,
hors de la sphère de la négociation conjugale.
Pour certains, la question de l’enfant est restée
longtemps en arrière-plan, se rattachant au
désir plus fort de l’autre : « Je n’ai jamais refusé
de faire un enfant. J’avais une vitesse un peu en
retard par rapport à elle, c’est vrai que je précipitais
moins la chose, je faisais moins systématiquement
ce qu’il fallait pour être sûr d’en avoir. Et peutêtre qu’elle le sentait ».
L’importance accordée à la qualité de la relation comme condition du désir d’enfant est
ENFANCE
partagée par tous et toutes. Les réticences
masculines renvoient à l’affaiblissement du
sentiment amoureux dans le processus de
durée du couple : « C’est sûrement que je devais
pas être très amoureux ». Pour les femmes, les
exigences du lien amoureux se conjuguent
avec des attentes en termes de fiabilité de
l’engagement du partenaire dans le temps long
et dans ses responsabilités de père potentiel.
Nombreuses sont celles, comme Sylvie, à dire
qu’elles n’ont « jamais trouvé le père qu’il fallait », et, précise-t-elle : « Je ne les sentais peutêtre pas vraiment sûrs, donc je me suis dit "je vais
me retrouver seule avec un gamin, puis dans trois
ans, je serai toute seule" » (Sylvie). Ces attentes
révèlent la conscience des enjeux plus lourds
pour elles des risques de rupture du couple.
Davantage masculines, les préoccupations
d’ordre matériel et économique ont pu jouer
dans le sens du report de l’idée d’enfant, mais
rarement comme un empêchement à la réalisation d’un projet bien formalisé. Pour Roger, la mémoire de l’enfance est celle du
manque absolu, des crédits chez l’épicière, de
l’attente des allocations familiales ; il est aussi
le seul pour qui l’insuffisance des conditions
matérielles a déterminé son refus d’entrer dans
la paternité, au début de sa première vie
conjugale. Pour lui, la paternité signifiait avant
tout un devoir de responsabilité majeur : être
en mesure de garantir un quotidien « correct ». « Moi je voulais pouvoir assurer le beefsteak
tous les jours [...]. Elle, elle voulait des enfants,
moi je lui ai dit d’attendre un peu, qu’il y ait tout
ce qu’il fallait à la maison et que je puisse assurer.
Une fois, elle a été enceinte et puis, elle l’a fait
passer. Pour elle, cela n’a pas été une décision trop
facile, mais moi je lui disais "attends là, attends
un peu !" ».
L’importance d’une stabilité
professionnelle
« C’est le temps qui a passé » est une des phrases
qui revient le plus souvent dans ces récits.
Outre les temps « creux » pour la question de
l’enfant, ceux des deuils d’une relation où elle
est exclue, les moments où elle est reportée
peuvent être déterminants dans la suite du
parcours. Pour les hommes, l’importance d’une
stabilité professionnelle avant tout projet de
mise en couple a différé la question de l’enfant
bien au-delà des débuts de la vie adulte : « Moi
je ne concevais pas de fonder un foyer si je n’avais
pas une situation stable. Parce que c’est vrai que
la femme, à cette époque-là, elle ne travaillait pas
beaucoup encore » (Bruno).
Les temps très denses de l’investissement
professionnel, dans un « métier passionnant »,
ou l’entraînement dans une trajectoire d’ascension sociale sont présentés comme l’explication centrale de la mise à distance de la
paternité : « La période dans laquelle j’aurais pu
me marier était tellement intense, j’avais une vie
tellement trépidante, et je pensais gravir un petit
peu les échelons dans la société parce que le boulot
que j’effectuais ne me convenait pas. Donc il fallait
que je travaille. J’ai passé des concours jusqu’à
l’âge de 30-35 ans [...].Dans une période assez
longue, j’ai toujours eu des choses à passer qui ont
fait que je n’envisageais pas de construire une vie
familiale. Et puis, tout allait trop vite » (Didier).
L’ambition remet à plus tard la
question des enfants
Parmi les quelques femmes de l’étude qui ont
connu une trajectoire fortement ascendante,
Aleth est la seule à considérer qu’elle « a tout
sacrifié » à sa vie professionnelle. La brillante
carrière qu’elle a menée relève d’un défi
personnel et d’une très forte motivation
compte tenu de son origine ouvrière : « Jusqu’à ce que je satisfasse cette ambition professionnelle – 35 ans – la question d’avoir des
enfants était remise à plus tard, parce que l’objectif
était, venant d’un milieu socialement défavorisé,
une sorte de revanche à prendre ».
C’est aussi l’investissement pour sa réussite
professionnelle qui a détourné Aleth des
possibilités de rencontrer un homme avec qui
elle aurait « aimé fonder une famille ». Les
partenaires qu’elles a rencontrés par la suite
étaient, en effet, déjà engagés dans une vie
familiale. Pour l’un d’eux, ce n’était pas un
obstacle pour envisager une seconde famille
avec Aleth : « Lui il se voyait bien un peu… avoir
une double vie. Moi faire un enfant avec un homme
marié qui a une famille, c’était absolument exclu.
On ne détruit pas une famille comme ça, c’était
contre mes valeurs ».
53
RECHERCHES ET PRÉVISIONS N° 62 - 2000
La norme des bons âges pour la procréation,
avec une limite au-delà de laquelle il n’est plus
raisonnable de faire un enfant, a pu peser lourdement sur ces parcours conduisant à l’absence
d’enfant, surtout ceux des femmes, et parmi
elles, les moins scolarisées : « A 35 ans, c’était
trop tard. De toutes façons, je ne voulais pas faire
un enfant à cet âge-là » (Monique). Au demeurant, les hommes ont aussi intériorisé les bons
âges pour être père. Pour la plupart, l’accès à
la paternité au-delà de 45 ans relève de « l’égoïsme », du « manque de sérieux » et « tourne
au ridicule » : « Ce serait vraiment le grand-père
qui irait chercher ses petits-enfants à l’école... ».
Une norme de la fin du bon âge
de la maternité
Seuls quelques hommes, artistes, plus distants des normes usuelles et des modèles
dominants, critiquent la rigidité de ces prescriptions sociales. Ainsi Enzo, qui au cours de
sa vie n’a « jamais trop pensé » à la question de
l’enfant, se plaît à rêver d’une paternité à l’âge
de la retraite. Olivier est le seul qui, n’ayant
pu réaliser son projet d’enfant dans son premier couple, l’envisage sérieusement dans un
avenir proche : « Il ne faut pas attendre 70 ans.
Il ne faut pas non plus exagérer. Mais là j’en ai
55. Dans les trois ans à venir, il faut que ça se
fasse ». La compagne qu’Olivier a choisie a
15 ans de moins que lui.
Pour les femmes, les critères médicaux et
l’intérêt de l’enfant – qui ne doit pas être « un
enfant de vieux » – fondent la norme de la fin
du bon âge de la maternité, situé par la plupart
autour de 40 ans. D’ailleurs, les médecins
apparaissent dans certains récits, rappelant
aux femmes qu’elles ne doivent pas oublier
de penser à la question de l’enfant : « Déjà mon
généraliste, c’était : "alors quand est-ce que vous
nous le faites ce petit ?". Et ma gynéco, elle aussi.
Comme si, là encore, cette sorte de pression c’est :
"vous n’êtes pas bancale, vous vivez en couple,
qu’est-ce que vous faites tous les deux sans... sans
faire d’enfant ?". Encore, quand on vous pose la
question : "est-ce que vous avez des enfants ?",
c’est un peu de curiosité parce que c’est souvent
un sujet de conversation. Mais quand on passe au
stade d’après : "mais pourquoi ?", alors moi, je le
sens comme une intrusion dans la vie intime ».
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RECHERCHES ET PRÉVISIONS N° 62 - 2000
Le temps limité de la procréation à la barrière
physiologique de la ménopause est une donne
intériorisée qui constitue une sorte de repère
temporel pour les femmes, qu’elles aient ou
non souhaité un enfant au cours de leur vie.
Ce seuil correspond à une potentialité qui
disparaît, une liberté de choix de vie qui s’efface pour les femmes – et à l’ancrage du regret
pour celles qui avaient encore de l’espoir –
alors que l’avenir reste ouvert pour les hommes.
La fermeture subjective que ce seuil impose
apparaît dans de nombreux récits de femmes, y compris celles comme Francine qui
n’ont jamais cherché à être mère : « J’ai 44 ans.
Honnêtement, c’est fini maintenant pour moi.
Mais en même temps, je me dis "ça alors c’est
injuste par rapport aux hommes parce que eux,
jusqu’à ce que mort s’en suive quasiment, ils
peuvent faire des enfants". Et là je me dis que
nous les femmes, mises au pied du mur comme
ça, on ne peut plus... Non pas pour se dire "je
le ferai cet enfant, mais j’ai la possibilité toujours
de dire non, de dire oui ou non" ».
Absence d’enfant : le temps des
regrets n’a pas sa place
Pour les hommes qui, sans l’avoir refusée,
n’ont jamais trop pensé à la paternité, l’idée
qu’ils resteront sans enfant s’est construite
progressivement, sans même qu’ils n’y prennent garde. En témoignent les hésitations de
Didier à situer le début de ce processus : « Je
ne sais pas, depuis... je dirais environ une dizaine
d’années... non, moins que ça… enfin, je ne sais
pas. Les choses se sont faites comme ça sans que... ».
La différence est que pour eux, tout n’est pas
joué, l’espace des possibles reste ouvert et, avec
lui, la possibilité du choix, la liberté de modifier
le cours de sa vie. Ainsi Didier poursuit : « Mais
je ne sais pas ce que l’avenir me réserve, tout peut
arriver et c’est tant mieux... ».
Le temps des regrets n’a pas sa place dans les
parcours de ceux et celles qui ont fait le choix
positif de ne pas avoir d’enfant. Les regrets
n’habitent pas non plus ceux qui ont fait ce
choix par crainte de « transmettre des choses
négatives » à l’enfant : « Il n’y a pas de manque,
c’est même un soulagement. J’ai souffert enfant,
et je pense que je n’avais rien de bon à trans-
ENFANCE
mettre à un enfant » (Simon). En revanche, les
regrets ont pu s’installer quand la maternité
et la paternité n’ont été ni refusées ni décidées,
dans un parcours à la fois choisi et subi.
(5) Pour Odile Bourguignon (1987), il est
« probable que les
femmes qui ne veulent
pas avoir d’enfant
auront bientôt l’autorisation culturelle de
ne plus en faire, abandonnant la maternité
à celles-là seules qui
la souhaitent. Participant du même mouvement culturel, les
hommes sont corrélativement contraints de
s’adapter, bon gré
mal gré, à cette nouvelle définition ».
(6) C’est aussi ce
que montre une
étude anglaise récente (McAllister
et Clarke, 1998)
ayant une approche
assez ouverte de
« l’infécondité volontaire », c’est-àdire non exclusivement centrée sur
des personnes ayant
fourni la preuve de
leur choix (personnes stérilisées et militant dans une association de non-parents...). Ainsi aux
Etats-Unis, les membres de la National
Organization of NonParents, fondée en
1972 et militant pour
la reconnaissance
sociale des personnes refusant la parentalité, ont été régulièrement enquêtés.
Quand à 30 ans, Marcel rencontre sa compagne actuelle, le fait qu’elle ait neuf ans de plus
que lui et trois grands enfants « n’était pas un
problème. De toute façon, on ne sait jamais si ça
va durer au début ». Aujourd’hui, Marcel a 49 ans
et regrette de ne pas avoir d’enfant. Il sait qu’il
ne pourra pas réaliser ce souhait, sa compagne
ayant déjà quelques petits-enfants... Il a vécu
chacune de leur naissance comme « une
épreuve », d’autant plus qu’il sait s’être volontairement détourné de la possibilité de
connaître l’expérience de la paternité : l’IVG
que sa compagne et lui ont décidée peu après
leur rencontre est un souvenir qui ravive son
regret actuel.
A travers la diversité des causalités en jeu dans
la non-procréation, un constat s’impose : les
cadres sont trop étroits et la frontière trop
rigide entre les catégories de « l’infécondité
volontaire » et de « l’infécondité involontaire ».
Leur limite tient au peu de place laissé au jeu
des passages et des inversions entre choix et
non-choix dans la dynamique temporelle, ainsi
qu’à l’incertitude et à l’indécision. Mais elle
tient surtout au présupposé de l’intention
décisionnelle comme étant au principe de la
venue des enfants, de leur retard et de leur
absence définitive. Or la procréation ne semble pas toujours s’inscrire dans l’espace de la
rationalité individuelle.
Restées en filigrane tout au long de cette
étude, certaines questions prennent, au terme
de cette présentation, des contours plus précis.
La première concerne la validité de l’idée
dominante selon laquelle les femmes, en
maîtrisant la contraception, maîtriseraient
aussi la procréation. Si la plupart des enfants
qui naissent aujourd’hui ont été désirés, ces
parcours biographiques montrent que bien
des désirs d’enfant n’ont pu être réalisés. La
seconde vise à nuancer la thèse (5) selon
laquelle les femmes, en refusant la maternité,
entraîneraient les hommes dans leur choix,
ces derniers ayant perdu leur pouvoir décisionnel sur la procréation avec l’arrivée de
la pilule. Les hommes aussi font le choix de
ne pas avoir d’enfant et le font beaucoup plus
souvent que les femmes (6).
L’accent porté sur les différences de genre
– sans doute aux dépens des différences de
classe dans cette approche – fait apparaître
des choix de non-procréation sexuellement
différenciés. Le choix de ne pas avoir d’enfant au masculin comme condition de la
garantie d’une liberté sans contrainte se
fonde sur l’incompatibilité de la coexistence
de l’engagement privé et d’une vie extérieure
et renforce le clivage du féminin et du masculin et le primat de ce dernier dans la sphère
publique. La dynamique féminine du choix
de ne pas avoir d’enfant, quant à elle, questionne les rapports sociaux de sexe à travers
l’accès à l’autonomie et la recherche d’une
réalisation personnelle tant dans la sphère
professionnelle que privée. La priorité donnée par les femmes à d’autres investissements sur l’engagement maternel renvoie au
coût plus important de ce dernier pour elles,
dans le contexte actuel des rapports entre les
hommes et les femmes.
Une nouvelle conception de la
parentalité
Les trajectoires de reconstruction psychologique de soi sont une des expressions de l’importance accordée aujourd’hui à l’identité individuelle. Certes, l’attraction pour les
sciences de l’introspection comme la psychologie et la psychanalyse n’est pas partagée
par tous, quel que soit le milieu d’origine et
le sexe. Elle suppose déjà que les contraintes
environnementales n’occupent pas la première
place dans l’ordre des difficultés existentielles.
Mais on peut penser qu’avec la diffusion de
plus en plus large de la culture psychologique
qui accompagne, en le renforçant, le processus
d’individualisation, la remise en cause personnelle de ses propres compétences à la maternité
et à la paternité sera de plus en plus légitime.
Affaiblissant l’évidence du désir d’enfant, ces
questionnements correspondent à l’envers de
la médaille de la nouvelle conception de la
parentalité comme une source d’épanouissement personnel, fondée sur la qualité des
relations interindividuelles.
55
RECHERCHES ET PRÉVISIONS N° 62 - 2000
Références bibliographiques
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RECHERCHES ET PRÉVISIONS N° 62 - 2000