Notes sur la technique de la fumerie de l`opium

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Notes sur la technique de la fumerie de l`opium
Notes sur la technique de la fumerie de l'opium1
Ami-Jacques Rapin
Parmi tous les stupéfiants, l'opium est sans doute celui qui requiert le dispositif le plus
sophistiqué, lorsqu'il est consommé sous forme de fumée. A la différence des drogues qui
s'ingurgitent, s'injectent, s'inhalent ou encore se fument sans préparation savante, la prise d'opium
présuppose des apprêts minutieux et une technique éprouvée. Or, dans la représentation de la
substance, son mode de consommation joue un rôle déterminant, pratiquement aussi important
que ses effets physiologiques proprement dits. Si la fumerie de l'opium a exercé une véritable
fascination sur l'imaginaire occidental au tournant du XIXe et du XXe siècles, c'est peut-être
autant en raison des expériences sensorielles qu'elle induit que du contexte culturel auquel elle
renvoie. A une époque où la Chine compte vraisemblablement plus d'une dizaine de millions
d'intoxiqués, une partie des cercles d'opiomanes occidentaux envisagent l'usage de la drogue
comme un art, un procédé censé introduire celui qui le pratique aux mystères d'une Asie
fondamentalement exotique. Le modèle thébaïque extrême-oriental s'impose en Europe, et dans
une moindre mesure en Amérique du Nord, sous la forme d'un quasi-rituel qui sublime les
contraintes techniques de la pratique du stupéfiant. Tous les consommateurs occidentaux ne
partagent certes pas la recherche esthétique d'une petite élite qui laissera une trace durable dans
l'histoire de la littérature, il n'en demeure pas moins vrai que l'opiomanie est systématiquement
associée à l'Asie dans ses représentations narratives ou iconographiques.
Le rôle que joue l'opium dans les relations entre l'Asie et l'Occident ne se réduit naturellement
pas à cette seule tentative d'appropriation symbolique d'une pratique. Au contraire, on peut
envisager avec Philippe Le Failler que l'histoire de l'opium résume à elle seule des siècles de
contacts entre civilisations;2 c'est à ce titre qu'une abondante littérature spécialisée a été
consacrée à l'histoire de cette drogue. Nombre des synthèses récentes demeurent pourtant
évasives sur le processus socio-historique qui a abouti à l'invention de la fumerie de l'opium. Les
notes de recherche rassemblées dans ce texte ne visent ni à apporter de réponses définitives, ni
même à proposer une étude systématique de la question. Plus modestement, il s'agit de discuter
les hypothèses émises dans des travaux de seconde main, en les rapportant à des éléments d'une
«histoire matérielle» des usages du pavot à opium. Dans cette perspective, la maîtrise technique
-2que présuppose la pratique du produit a plus d'importance que la toxicomanie proprement dite,
et les échanges culturels qui ont permis l'élaboration d'une méthode et d'un outillage permettant
de fumer l'opium présentent plus d'intérêt que les échanges commerciaux qui ont approvisionné
les marchés de consommation. Mais avant d'aborder le problème sous cet angle, il est
indispensable d'évoquer deux aspects essentiels de la représentation de la fumerie. D'une part, la
formation de l'imaginaire occidental de l'opium – consommé sous forme de fumée – qui impose
durablement une image subjective du modèle thébaïque extrême-oriental. D'autre part, la
panoplie du fumeur d'opium, ainsi que le contexte de l'usage du produit, sur lesquels repose la
fascination que suscite la drogue.
Une reconstruction du modèle thébaïque extrême -oriental
Contrairement à ce qu'affirme Barbara Hodgson dans sa récente histoire de l'opium, la
pratique consistant à le fumer n'a pas été «introduite en Occident dans les années 1850 par des
voyageurs et des marins européens venus de Chine, et par des Chinois immigrés.»3 En Europe,
ce mode de consommation est indiscutablement plus précoce, comme en témoigne la nouvelle de
caractère autobiographique que publie Théophile Gautier, le 27 septembre 1838, dans La
Presse. L'écrivain français livre alors une brève description d'une pipe d'opium, qui donne son
titre au récit, attestant que ce mode de consommation de la substance est alors marginalement
pratiqué en Occident.4 Ce sont assurément des voyageurs de retour d'Extrême-Orient qui ont
rapporté cette technique de consommation dans leur pays d'origine – à l'exemple du docteur
Paul Emile Botta qui consacre sa thèse en 1829 à une drogue dont il fait lui-même usage5 – mais
quelques décennies plus tôt que ne le pense Barbara Hodgson. Il est en revanche exact de dire
que la fumerie de l'opium s'est propagée dans les sociétés d'Europe et d'Amérique du Nord dans
la seconde moitié du XIXe siècle, et surtout les premières années du XXe, en se traduisant à la
fois par un engouement extraordinaire parmi les milieux artistiques et par la multiplication des
fumeries dans les centres urbains et les cités portuaires. De ce point de vue, il faut considérer
Théophile Gauthier et son ami Alphonse Karr, également mis en scène dans La pipe d'opium,
comme des précurseurs. Mais comment expliquer ce décalage historique entre les
expérimentations du produit par les deux opiomanes parisiens et l'expansion différée de la
fumerie dans les sociétés occidentales ?
Tout d'abord, il faut considérer la propagation tardive de la fumerie de l'opium en fonction
des autres substances disponibles sur le marché occidental des stupéfiants au XIXe siècle. A
l'époque où Théophile Gauthier traduit son expérience dans le domaine littéraire, d'autres
opiacés rencontrent depuis de nombreuses années les faveurs des consommateurs, toutes
catégories de population confondues. Sous forme de laudanum ou de pilules, les préparations
-3opiacées sont largement utilisées dans la pharmacopée populaire, avant qu'une génération
d'écrivains y trouve la source de son inspiration. Coleridge, De Quincey, Poe et Baudelaire sont
«mangeurs d'opium», même s'il n'est pas exclu que ce dernier en ait occasionnellement fumé.
Solidement ancrée dans la culture occidentale, l'opiophagie se maintient au cours du siècle et ne
cède que progressivement face à une nouvelle pratique importée, que les échanges encore limités
avec l'Extrême-Orient ne permettent pas d'imposer instantanément.
Deux processus distincts semblent caractériser la diffusion de la fumerie de l'opium dans les
pays occidentaux. En règle générale, l'émigration chinoise constitue le vecteur privilégié de la
propagation internationale de la pratique. Les grandes vagues migratoires du second XIXe siècle
touchent naturellement l'Asie du Sud-Est, mais aussi les Etats-Unis, le Canada et l'Australie.6 La
concomitance de ces flux de population et du développement de cette nouvelle forme de
toxicomanie est suffisamment évidente pour que les contemporains puissent estimer que «partout
où apparaît le Chinois, l'opium apparaît avec lui.»7 Aux Etats-Unis, les milliers d'ouvriers chinois
employés à la construction du chemin de fer transcontinental amènent avec eux une pratique qui
ne tarde pas à se répandre dans l'ensemble du pays. Dès les années 1870, la presse américaine
s'alarme d'un phénomène qui toucherait, quelques années plus tard, près de 20'000 personnes
dans la seule ville de Chicago.8 En Angleterre, c'est également le «funeste usage » des marins
chinois qui, déjà en 1853, suscite l'inquiétude d'une presse dénonçant l'existence de fumeries
dans l'East End londonien.9
En France, le processus de dissémination de la fumerie semble répondre à une logique
différente de celle des pays anglo-saxons. Il faut attendre l'accroissement des mouvements de
personnes entre la Métropole et les territoires indochinois pour que l'habitude de «tirer sur le
bambou», acquise en Asie, accompagne le retour des marins, soldats, négociants ou
fonctionnaires dans leur patrie. Si elle mériterait sans doute d'être nuancée, la description de ce
processus que propose Georges Miraben en 1911 n'en demeure pas moins instructive. Selon cet
auteur, ce sont d'abord les ports de Toulon et de Marseille qui furent «contaminés» par une
pratique, qui se propagea progressivement à d'autres villes portuaires, telles que Rochefort,
Brest et Cherbourg, avant d'atteindre Paris ou Lyon.10 Inévitable point de chute des hommes de
mer, les maisons closes contribuèrent fortement à implanter dans les ports métropolitains l'usage
de l'opium, une prestation supplémentaire acquise au contact des marins que les prostituées ne
tardèrent pas à offrir à l'ensemble de leur clientèle.11 A Toulon, l'opium s'acclimate à la France
sous la dénomination argotique de «confiture», que lui accordent les prostituées locales, mais il
ne tarde pas à recouvrer tous ses attributs extrême-orientaux, dès lors qu'il trouve ses
thuriféraires dans une partie de l'élite intellectuelle du pays.
Ce passage de la pratique commune de la substance à sa représentation littéraire constitue un
facteur significatif qui explique, en partie, la fascination de la France de la Belle Epoque pour la
-4fumerie de l'opium. De ce point de vue, Miraben se trompe en affirmant que le «vice» était
inconnu dans son pays au cours des trente années qui précédèrent le temps de son écriture. Dès
les années 1850, l'opium est vraisemblablement fumé dans certains ports français;12 mais c'est
encore une pratique marginale, qui acquiert une visibilité sociale uniquement au moment où la
substance cesse d'être un simple stupéfiant pour devenir une drogue chargée de sens.
Entre l'apparition initiale de l'opium à fumer dans les ports français et sa grande vogue
quelques décennies plus tard, c'est une autre substance – dérivée de l'opium – qui domine le
marché métropolitain des stupéfiants. L'engouement que connaît la morphine dans le
prolongement de la guerre de franco-prussienne de 1870 illustre ainsi l'impact différé de la fumée
d'opium en France, tout en témoignant de l'importance des effets de mode dans la structuration
du marché des stupéfiants. Isolée au début du XIXe siècle, la morphine, principal alcaloïde de
l'opium, peut être injectée dès la mise au point de la seringue hypodermique au milieu du siècle.
Si cet analgésique suscite initialement un enthousiasme thérapeutique, il ne tarde pas à provoquer
ce qu'Arnould Liedekerke qualifie de «vogue surprenante, sans précédent dans les annales de la
toxicomanie, et dans laquelle on pourrait voir comme la première phase de l'histoire des drogues
modernes.»13 Dans les années 1880, le profil des toxicomanes est suffisamment établis aux yeux
des contemporains pour que chaque type de drogues renvoie à sa catégorie d'utilisateurs. Un
journaliste du Figaro peut écrire à ce propos: «La morphine a fait chez les femmes les mêmes
ravages que l'opium chez les Chinois. Elle les soulage de leurs nerfs, les console de leurs
chagrins, et les endort dans des rêves de fortune et de plaisirs.»14 En d'autres termes, la fumerie
de l'opium n'est pas encore sortie de sa marginalité en Europe, où la représentation de la
pratique demeure étroitement associée à son principe ethnique. Il faut attendre le tournant du
siècle pour que la fumerie rencontre un public d'esthètes et d'expérimentateurs qui va fortement
contribuer à ancrer dans les mentalités occidentales une représentation inédite de la méthode
thébaïque extrême-orientale. A la différence du laudanum, de l'éther ou de la morphine,
précédemment pratiqués en Occident, la fumée d'opium renvoie à un contexte culturel dont les
connotations dépassent les domaines de la thérapeutique ou d'un hédonisme strictement limité
aux effets des produits psychotropes qui sont consommés. Jean Cocteau, dans son Journal
d'une désintoxication, rend parfaitement compte de la perception et de l'évaluation distinctes
par le consommateur des différents stupéfiants disponibles sur le marché du début du XXe siècle:
«(...) L'opium est à l'opposé de la seringue Pravaz. Il rassure. Il rassure par son luxe,
par ses rites, par l'élégance antimédicale des lampes, fourneaux, pipes, par la mise au point
séculaire de cet empoisonnement exquis.»15
-5Technique importée d'Extrême-Orient, la fumerie ne doit pas son succès en France aux
mêmes causes qu'en Asie. Pour le critique intransigeant de la toxicomanie qu'est le docteur
Dupouy, «nos fumeurs d'opium [métropolitains] sont pris pour ainsi dire tous, parmi les
cérébraux.» Et plus précisément, dans une catégorie spécifique de «cérébraux», celle des
«imaginatifs», des «sensitifs», des «poètes» et des «artistes». L'auteur leur attribue une
motivation liée au goût pour «l'étrangeté» et le «nouveau», et le seul point commun qui lie le
consommateur occidental à son homologue asiatique réside dans cette considération toute
empreinte des stéréotypes de l'époque:
«L'opium recrute ses fervents parmi les esprits (...) avides d'un idéal de grand calme et
de grand repos. Or, cet idéal est précisément celui de l'Oriental, fataliste et paresseux,
s'élançant par le rêve jusqu'au nirvana surhumain, goûtant par-dessus tout le repos du
corps et de l'esprit et ne chérissant rien tant que son divan et sa pipe.»16
Dans la perspective ethnocentrique de Dupouy, les causes de la toxicomanie se rapportent
dans un cas aux traits culturels distinctifs d'un peuple, dans l'autre à une forme de déviance d'un
groupe d'individus. L'opiomanie occidentale, que ce soit aux colonies ou en Métropole,
reposerait ainsi sur deux facteurs principaux, «le déséquilibre mental» et la «contagion par
l'exemple».17 Nonobstant ses errements argumentatifs, Dupouy entrevoit les éléments significatifs
du processus de transposition de la fumerie de l'opium d'Asie en Occident. D'un phénomène
d'intoxication de masse en Extrême-Orient, la pratique se transforme en une vogue esthétique en
France. Bien évidemment, l'esthétisme ne saurait expliquer à lui seul des conduites
expérimentales en matière de stupéfiants. Toutefois, ce serait un tord de négliger les fondements
psycho-sociologiques qui motivent le consommateur à se diriger vers un type spécifique de
produit. Substance nouvelle, toute imprégnée de ses attributs extrêmes-orientaux, l'opium à
fumer s'inscrit dans des stratégies de distinction qui visent autant à instaurer une relation – fictive
– avec des horizons lointains qu'à prendre une distance manifeste avec la normalité répulsive de
la société d'origine. Chez Claude Farrère, cette perspective donne lieu à une plaisante inversion
des analyses proposées par le docteur Dupouy:
«Je sais aussi que d'autres intelligences voisines s'enfoncent simultanément dans
l'ivresse, et cela me remplit l'âme de joie fraternelle et d'affectueuse sécurité. L'opium,
réellement, est une patrie, une religion, un lien fort et jaloux qui resserre les hommes. Et je
me sens mieux frère des Asiatiques qui fument dans Fou-Tchéou-Road que des Français
inférieurs qui végètent à Paris où je suis né.»18
-6Pratique passablement élitaire en Occident, la fumerie, loin de toucher l'ensemble de la
population, à l'instar de l'opiaphagie en Angleterre, demeure circonscrite à certaines catégories
sociales qui ont subi directement – marins, soldats, fonctionnaires, marchands, colons – ou
indirectement – artistes, hommes de lettres, mondains, prostituées – l'influence du modèle
colonial de l'opium. Dans le cas français, entre la phase des précurseurs et celle de l'engouement
des consommateurs métropolitains, la fumerie est avant tout une question éminemment
indochinoise.
Deux temps marquent l'intérêt initial des auteurs français pour la fumerie de l'opium. Tout
d'abord, des approches descriptives — monographies médicales, récits de voyages et esquisses
ethnographiques — rendent compte de la pratique dans les populations asiatiques. Puis, elle
devient un fait de société significatif dans les territoires d'outre mer, dès lors qu'elle touche les
expatriés européens. Jusque-là, l'opiomanie indigène était au mieux considérée comme une
spécificité asiatique, au pire comme une ressource budgétaire.19 Son expansion aux cadres
coloniaux change les données d'un problème jugé d'autant plus inquiétant qu'il tend à se
généraliser, comme le montre un article de l'Avenir du Tonkin du 10 mars 1891:
«La proportion [d'intoxiqués européens] devient effrayante aujourd'hui, et nous ne
saurions pousser de nouveau un cri d'alarme assez retentissant (...) La situation actuelle est
trop grave; nos provinces troublées ne doivent pas être administrées du haut d'un lit de
camp et entre la fumée de deux pipes préparées par un coolie.»20
Cinq ans auparavant, le premier roman «colonial» consacré à l'opium partage cette vision
négative du stupéfiant, en décrivant la déchéance d'un fumeur français installé dans les colonies
d'Asie.21 Son auteur, Paul Bonnetain correspondant du Figaro en Indochine, cherchait à mettre
en évidence les effets pernicieux de la drogue au travers d'une trajectoire individuelle, et son
Opium visait à égaler L'Assomoire de Zola dans un registre différent de la toxicomanie.22
Cette perspective prophylactique n'est de loin pas partagée par les écrivains qualifiés de
«coloniaux» – dans le mesure où ils ont effectué un séjour de durée variable en Extrême-Orient
– qui font de l'opium un thème littéraire dans les premières années du XXe siècle. Plus ou moins
connus, mais doués d'un réel talent, ils proposent une vision inédite de la fumerie, qui tire sa
spécificité de la relation supposée que la pratique permettrait d'initier avec l'authenticité asiatique.
Parmi eux, Pierre Loti n'est ni un sectateur de l'opium, bien qu'il en soit un consommateur
occasionnel, ni même un auteur qui place la substance au coeur de son oeuvre. Il introduit
pourtant une dimension initiatique à la fumerie, dans laquelle la connotation exotique de la
pratique se conjugue à une capacité de compréhension de la civilisation asiatique. Dans Les
derniers jours de Pékin, alors que l'auteur a revêtu avec ses compagnons officiers de marine
-7des robes chinoises dans un temple de la ville, leur prise d'opium est décrite en ces termes:
«C'est un opium exquis, il va sans dire, dont la fumée, tournant en petites spirales
rapides, a tout de suite fait d'alourdir l'air en l'embaumant. Par degrés, il nous apportera
l'extase chinoise, l'oubli, l'allégement, l'impondérabilité, la jeunesse (...) Très tard la fumée
de l'opium nous tient en éveil, dans un état lucide et confus à la fois. Et nous n'avions
jamais à ce point compris l'art chinois; c'est vraiment ce soir, dirait-on, qu'il nous est révélé
(...) En causant, nous trouvons des suites de mots, des formules, des images rendant enfin
l'inexprimable, l'en-dessous des choses, ce qui n'avait jamais pu être dit.»23
Trois des thèmes majeurs du culte occidental de l'opium sont présents dans le lexique de Loti:
le décorum — les «robes asiatiques» — le ravissement — «l'extase» — et le discernement — la
«révélation». Mais il appartiendra à d'autres auteurs de les approfondir, en inventant une
dimension rituelle à la prise d'opium. 24
Si Albert de Pouvourville n'est pas le représentant le plus radical de cette posture
intellectuelle, son oeuvre a certainement contribué à promouvoir la nouvelle représentation de la
drogue dans son pays d'origine. Officier dans l'armée française lors de la pacification du Tonkin,
il publie successivement à partir de 1899 – soit sous son nom, soit sous le pseudonyme de
Matgioi – une série d'ouvrages dans lesquels il propose une véritable théorie de la fumerie.
Pouvourville consomme et théorise l'opium à l'image d'un rite qui, convenablement respecté,
ouvre la voie au discernement: c'est «comme une étape vers le savoir occulte et la Connaissance,
et c'est dans ce sens que la fumerie et son cérémonial magique sont sublimés.»25 Les vers des
Rimes chinoises résument cette conception transcendante de la fumerie:
«Doux regret du matin, doux sourire du soir,
Indifférent du los et mépriseur des blâmes,
Opium doré, muet conseiller, amorçoir
De tous les raffinés plaisirs que nous aimâmes,
Directeur du savoir, du pouvoir, du vouloir,
Créateur de concepts, générateurs de flammes,
Frère aîné du sommeil, père du nonchaloir,
Règle des sens, poison des coeurs, soutien des âmes,
Réconfort du songeur, espoir du continent,
(...)
Vin du cerveau contrit, pain de l'âme affamée,
Noir compagnon, baiser secret, maître immanent,
Viens, mon ami; viens, ma maîtresse; viens fumée.»26
-8Mais c'est dans l'Esprit des races jaunes. De l'opium, sa pratique que l'art de tirer sur le
bambou est le mieux exposé aux yeux du néophyte, au point que l'auteur livre ses «conseils
pratiques» au fumeur débutant, afin qu'il soit «parfaitement exercé et prêt pour les
expériences.»27 Chez Pouvourville, l'art de fumer est indissociable d'une quête spirituelle qui le
pousse à chercher dans la pensée «traditionnelle» de l'Asie une voie initiatique. Lorsque la mode
de l'opium se diffuse en Europe dans les premières années du XXe siècle, une confusion tend à
s'instaurer entre la fin et le moyen, et la prise d'opium finit par condenser à elle seule toute la
démarche initiatique d'un Pouvourville. Sans entrer dans le détail d'une littérature analysée par
Arnould Liedekerke, citons en un trait significatif déjà rencontré dans une citation de Claude
Farrère. Chez ses thuriféraires occidentaux, la fumerie de l'opium est entourée d'une étrange
dévotion qui confine à la religiosité:
«L'opium est tour à tour une «divinité», un «dieu», une «idole», un «maître»;
l'opiomanie un culte avec ses rites, ses mystères, ses accessoires, sa symbolique. Si la
fumerie et immanquablement comparée à une chapelle, à un temple ou à un autel, l'opium
en est «le Dieu» (...) Objet d'une mystique étonnante, vénéré, exalté, l'opium s'est annexé
le langage sacré traditionnel. La fumerie est un lieu saint, une liturgie dont les aiguilles, les
pipes et la lampe sont les instruments indispensables (...).»28
Les fondements psycho-sociologiques du rituel reposent ainsi sur les référents – réels ou
supposés – que les consommateurs occidentaux octroient à la fumerie. L'opium est plus qu'une
drogue, c'est une passerelle vers l'Asie. Sa prise dépasse la consommation d'un stupéfiant, c'est
un contact avec les gestes d'une civilisation millénaire et raffinée. L'endroit où elle s'effectue n'est
pas un simple lieu de consommation, c'est la reconstruction d'un ailleurs fondamentalement
exotique. 29 Dans le recueil de nouvelles qu'il publie en 1904 sous le titre de Fumée d'opium,
Claude Farrère illustre parfaitement le substrat asiatique de l'engouement occidental pour l'usage
de l'opium sous forme de fumée. Ainsi, le décor et l'ambiance de la fumerie constituent le cadre
indispensable de l'initiation à l'opium, alors que le fumeur aguerri peut s'abstraire de ces fauxsemblants pour s'adonner à sa seule passion:
«Autrefois (...) j'ai cru devoir aider la bonne drogue par la magnificence et la bizarrerie
du décor (...) Aujourd'hui, l'opium m'a lavé de mes inquiétudes curieuses. Et je n'ai plus
besoin de cadre compliqué, ni de femme lascive, ni de philosophe disert. Je fume seul (...)
et je fumerai de même dans ma chambre vide dont les murs seraient nus.»30
-9Au-delà du contexte de l'inhalation de la fumée, c'est la panoplie même du consommateur qui
renvoie à une civilisation asiatique immémoriale. Tout littéraire qu'il soit, l'extrait suivant de
l'oeuvre de Farrère véhicule une idée encore solidement ancrée chez les touristes occidentaux qui
agrémentent leur séjour en Asie du Sud-Est de quelques pipes d'opium, à savoir qu'ils pratiquent
l'une des plus anciennes méthodes hédonistes que connaissent les populations asiatiques:
«Dans ma fumerie, j'ai cinq pipes. Parce que la Chine, source d'opium, source de
sagesse, connaît cinq vertus primordiales. Ma première pipe (...) est vieille et précieuse
(...) A l'intérieur, la cendre coagulée de l'opium, le dros amer et riche en morphine, s'est
déposée peu à peu, par minces pellicules noires. Il y a là-dedans l'âme des pipées de
jadis. Ma deuxième pipe (...) est vieille et précieuse (...) Elle me parle minutieusement de
cette Chine méridionale où j'ai passé jadis de très douces années (...). Ma troisième pipe
(...) est plus vieille et plus précieuse que les deux premières. On l'a taillée dans un défense
d'éléphant. Elle est très épaisse et si lourde qu'on la devine faite pour les hommes de jadis,
plus robustes que nous (...) L'Inde féconde qui grouille du Gange au Dekkan; le Thibet
savant, accroupi sur ses steppes de neige; la Mongolie nomade, où trottent les chameaux
dégingandés; la Chine innombrable et divine, la Chine impériale et philosophique; la pipe
d'ivoire évoque mystérieusement toute l'Asie. Car elle est vieille, plus vieille que beaucoup
de civilisations. Je sais qu'une Reine Occidentale – perse, tartare, scythe ? – l'offrit un jour
historique à l'empereur chinois qu'elle visitait. Il y a trente siècle de cela (...) Trente fois
cent ans... Pipe d'ivoire, combien de bouches impériales t'ont pressée depuis ce temps ?
(...) Mais quand même, c'est elle [ma cinquième pipe] que je préfère à toutes les autres.
Car c'est elle que je fume, pas les autres, trop sacrées. C'est elle qui chaque soir, me verse
l'ivresse, m'ouvre la porte éblouissante des voluptés lucides, m'emporte triomphalement
hors de la vie vers les sphères subtiles des fumeurs d'opium; – les sphères philosophiques
et bienveillantes qu'habitent Hoang-Ti l'empereur du soleil – Kouong-Tseu le Parfaitement
Sage – et le dieu Sans-Nom qui le premier fuma.»31
Les littérateurs ne sont d'ailleurs pas seuls à propager cette représentation ancestrale de la
fumerie. En 1888, Ulysse Pila pouvait affirmer devant la Société d'économie politique de Lyon
que «de tous temps, plus ou moins, les Chinois ont fumé l'opium natif.»32 L'histoire et la culture
seraient ainsi l'assise d'une pratique d'essence initiatique. Singulière erreur de jugement, à laquelle
n'échappe pas un féru de traditions orientales comme Alexandre de Pouvourville. En réalité, la
fumerie de l'opium et une invention récente à l'échelle de l'histoire des civilisations d'ExtrêmeOrient. Elle excède à peine deux siècles – sous sa forme rudimentaire (infra) – au moment où les
littérateurs occidentaux s'en emparent, et elle doit plus à l'influence déterminante des échanges
- 10 économiques et culturels induits par la pénétration européenne en Asie orientale que ne le laisse
supposer la mise en scène de sa dimension traditionnelle.
La panoplie et la technique du fumeur d'opium
La fumerie, telle qu'elle est pratiquée dans l'Europe de la Belle Epoque, requiert un outillage
identique à celui utilisé simultanément en Extrême -Orient. Il se compose de quatre éléments
principaux – une pipe, une lampe, une aiguille et un pot contenant le produit à fumer – ainsi que
d'une série d'objets qui complètent cette panoplie sans être indispensables à la prise d'opium. La
forme et la matière de chacun de ces éléments peut varier, mais ils sont soumis aux contraintes
fonctionnelles de la pratique spécifique pour laquelle ils ont été élaborés.33
La pipe.
Elle se compose de deux parties distinctes.
Premièrement, un fourneau qui sert de chambre de volatilisation à l'opium. Il est en terre cuite
à pâte fine, «comme celle de nos pipes en terre brune ou rouge que l'on trouve en France», écrit
le docteur Baurac en 1898,34 mais il peut également être de métal comme le précise Fernand
Papillon en 1873.35 Sa forme varie. Sphérique, demi-sphérique ou conique, il est creux, muni
d'une douille, sur sa base inférieure, qui s'adapte au tuyau de la pipe. Sa face supérieure est
percée centralement d'un trou d'un très faible diamètre, un millimètre environ selon Pouvourville
et généralement moins de trois millimètres. Cette très petite dimension de l'orifice du fourneau est
caractéristique de la pipe à opium extrême-orientale, et même de la méthode chinoise de la
fumerie par opposition à d'autres techniques utilisées en Asie (infra). Pour l'instant, disons
simplement qu'à chaque prise successive, seule une infime quantité d'opium est consumée et que
lorsque le fumeur procède par aspirations – après avoir présenté le fourneau à la chaleur d'une
flamme – le petit diamètre de la cheminée permet d'éviter un trop puissant appel d'air.
Après la séance, le fourneau est dégagé de son support, puis ses parois internes sont
soigneusement raclées à l'aide d'une fine curette, afin de récolter la «masse légère, charbonneuse,
pulvérulente, amère, qu'on appelle Dross.»36 Ce dépôt riche en principes toxiques peut à
nouveau être fumé ou chiqué, et il rencontre plus particulièrement les faveurs des fumeurs les plus
pauvres qui n'ont pas les moyens de consommer régulièrement du chandoo de qualité.37
- 11 -
La panoplie classique du fumeur d'opium
Source: Fortune, R., Three Years Wanderings in the Northern Provinces of China, 1847
Deuxièmement, un tuyau d'aspiration sur lequel vient se loger le fourneau. Ce tube de 4 à 5
centimètres de diamètre possède une longueur de 45 à 60 centimètres. Il est traversé d'un canal
dont le diamètre représente approximativement le dixième de celui du tube. L'extrémité du tuyau,
par laquelle s'aspire la fumée d'opium, est munie d'un embout que le fumeur place dans sa
bouche; quant à l'autre extrémité, elle est fermée. A une quarantaine de centimètres de l'embout,
le tuyau de la pipe est percé d'une ouverture à garniture métallique sur laquelle vient se loger le
fourneau.38 La distance moyenne qui sépare le fourneau de la bouche du fumeur ne doit rien au
hasard ou à l'esthétique, puisqu'elle correspond au chemin parcouru par la fumée, lui permettant
à la fois de se tempérer et de perdre une partie de sa toxicité. Pouvourville livre à ce sujet son
avis d'expert:
«Plus la pipe est courte, plus la fumée est chaude en arrivant au fumeur, et moins elle
abandonne en route de principes stupéfiants, mais aussi toxiques. La pipe de quarante
centimètres de tuyau est la meilleure, à condition qu'elle n'excède pas quatre millimètres de
largeur de tuyau évidé.»39
La matière dans laquelle est façonné le tuyau de la pipe influence directement la qualité de la
prise d'opium. Le bois de bambou est de règle, à la fois parce que cette matière commune est
facile à se procurer et car elle s'imprègne, au fil de la fumerie, de résidus riches en alcaloïdes que
dépose la fumée à l'intérieur du tuyau. Ce type de pipe est suffisamment répandu pour qu'il ait
donné son nom à une pratique connue comme «l'art de tirer sur le bambou». Parmi les autres
matières utilisées, Pouvourville considère que les métaux tels que l'or, l'étain ou le cuivre relèvent
d'une fantaisie peu recommandable, que l'ébène est détestable et que les peaux de reptile ou de
requin, l'os de buffle et la racine de thuya, bien que recherchés, sont inférieurs au bambou. Seuls
- 12 l'ivoire, l'écaille et la canne à sucre surpassent cette dernière matière, mais encore faut-il préciser
que c'est l'usage d'une pipe compris dans sa durée qui va déterminer la qualité de la fumerie.
Ainsi, la porosité de la canne à sucre permet-elle d'obtenir rapidement des performances
recherchées par le fumeur, qui sont cependant suivies d'une décrue rapide de cet effet, également
due à la porosité de la matière. A l'inverse, une pipe de bambou neuve ne sera pas agréable à
son propriétaire, alors qu'une pipe de même matière qui a été longuement usitée égalera des
pipes d'ivoire ou d'écaille.40
La lampe.
Sa forme peut varier sensiblement, tout en respectant sa double fonction dans la prise
d'opium. Sa base métallique, généralement cylindrique, fait office de réservoir à huile, dans lequel
baigne une mèche surélevée par un support de forme variable. Elle est coiffée d'une cloche
conique en verre, à l'extrémité rétrécie et ouverte, qui fonctionne à la fois comme une cheminée
et une veilleuse; cette enveloppe de verre doit dépasser la hauteur de la flamme produite par la
mèche incandescente.
L'aiguille.
Elle consiste en un fin stylet d'acier, d'une vingtaine de centimètres de longueur, dont la pointe
est effilée. Sa fonction est de permettre la saisie de la substance, afin de la façonner dans un
premier temps, puis ensuite de la charger dans le fourneau de la pipe. Si l'aiguille peut être en
argent chez le consommateur aisé, des baleines de parapluie tronquées conviennent parfaitement
à ceux qui sont moins fortunés.41
Le pot.
Simple récipient du chandoo (opium à fumer),42 sa matière n'est pas indifférente, selon la
consistance de ce dernier. Pour Pouvourville, les opiums les plus liquides sont à conserver dans
des pots de faïence ou de corne, dont les couvercles ne doivent pas être visés afin de permettre
une évaporation lente. Quant aux opiums plus secs, des boites en étain ou en ivoire conviennent
mieux à leur conservation.
Les accessoires.
Ils comprennent une spatule pour nettoyer le fourneau, un cendrier pour récolter le dross ou
résidus d'opium, des fourneaux de rechange sur un présentoir, des ciseaux pour couper la mèche
de la lampe, une éponge humide pour refroidir le fourneau43 ou le nettoyer, une balance pour
peser l'opium et un service à thé, boisson qui agrémente fréquemment la fumerie et permet au
consommateur de se désaltérer.
La technique.
La méthode de fumerie de l'opium varie sensiblement selon les régions et les époques prises
en considération. Il convient de distinguer, d'une part, la technique extrême-orientale se
rapportant à la panoplie précédemment décrite, ainsi qu'une variante rapportée en 1873 par
- 13 Fernand Papillon et, d'autre part, l'ensemble des méthodes plus rudimentaires d'aspiration de la
fumée d'opium, telles qu'elles sont pratiquées dans d'autres pays asiatiques.
Dans le modèle thébaïque classique, la prise d'opium débute par la préparation du produit à
fumer et le chargement de la pipe. L'aiguille est plongée dans le récipient contenant le chandoo,
puis la faible quantité de la substance se trouvant à son extrémité est soumise à la flamme de la
lampe, afin de la priver de son excédent d'humidité par dessiccation. La goutte d'opium se gonfle
sous l'effet de la chaleur et, une fois la substance ramollie, elle peut être façonnée sur le bord du
fourneau, 44 avant d'être placée dans son ouverture supérieure, en retirant brusquement l'aiguille
«par un double mouvement de torsion en deux sens.»45 La boulette ainsi chargée est percée
centralement du trou laissé par l'aiguille, qui permettra d'éviter que le fourneau soit totalement
obstrué par le chandoo. Bien que Pouvourville estime que la quantité d'opium chargée dans la
pipe pour une prise soit indifférente et varie selon la grosseur de cette pipe, il est possible
d'estimer cette quantité à 15 ou 30 centigrammes.46 Pour l'atteindre, le fumeur – ou la personne
qui lui prépare sa pipe – plonge à plusieurs reprises l'aiguille dans le chandoo, afin d'augmenter le
volume de la goutte initiale.
Schéma de la position du fumeur au moment de l'aspiration
Ensuite, le fumeur – couché sur le côté, la tête soutenue par un oreiller – place le fourneau de
sa pipe au dessus du verre de la lampe. La pipe est inclinée sur le côté, le fourneau soumis à la
chaleur de la flamme, sans toutefois que la température de celle-ci ne soit trop élevée, afin de ne
pas carboniser l'opium. L'opiomane peut alors aspirer lentement la fumée qu'il rejette par les
narines, en se couchant le plus souvent sur le dos. Le faible diamètre de la cheminée du fourneau,
adapté à la taille de la boulette d'opium, permet cette aspiration prolongée en n'autorisant le
passage qu'à un petit volume d'air. Il évite également que la source de chaleur soit soumise à un
brusque appel d'air aux conséquences fâcheuses pour l'échauffement du chandoo. Le nombre
- 14 d'aspirations nécessaires pour terminer une pipe varie selon les observateurs. Pour le docteur
Baurac, «une seule aspiration suffit aux bons fumeurs»,47 alors que Charles Lemire note que les
consommateurs cochinchinois procèdent par une «vingtaine d'aspirations».48 En fait, la taille de la
pipe et la quantité d'opium introduite dans le fourneau exercent concurremment leur influence
avec l'expérience du fumeur. Dans un même ordre d'idée, le nombre de pipes quotidiennes varie
en fonction de la trajectoire du consommateur, de la qualité de l'opium, de son mode de
préparation et des usages antérieurs de la pipe. Signalons simplement qu'un novice débutera
avec un nombre limité de pipes et que celui-ci augmentera au gré de ses expérimentations: une
seule pipe suffit à Théophile Gautier pour provoquer ses premiers rêves d'opiomane, Jean
Cocteau estime qu'une douzaine de pipes quotidiennes met moins en péril la santé du
consommateur qu'un verre de cognac ou trois cigares, le docteur Baurac avance la fourchette de
40 à 80 pipes et le cas d'un fumeur européen prenant 100 pipes par jour et évoqué par la presse
indochinoise.49 Quant aux nombres de «trois, quatre cents pipes chaque jour; plus qui sait ?»
mentionnés par Farrère, il faut sans doute les considérer comme relevant de l'expression
littéraires.50
L'ensemble des opérations qui précèdent l'aspiration de la fumée d'opium – de la préparation
de la boulette au chauffage du fourneau en passant par le chargement de la pipe – requiert une
dextérité qui ne s'acquiert que par la pratique. Pouvourville estime à cet égard que «l'agilité des
doigts, la sûreté du coup d'oeil, l'estimation du temps de cuisson sont des qualités qui doivent
s'exercer naturellement, et qui ne s'acquiert qu'avec une longue habitude. On brûlera bien des
gouttes, on gaspillera bien de l'opium avant de réussir et d'attacher au fourneau, du premier
coup, une pipe digne véritablement d'être fumée.»51 Pour cette raison, le néophyte doit
absolument compter sur l'assistance d'un préparateur, dont le concours ne sera pas négligé
même par le fumeur chevronné.
Ce dispositif répond aux gestes précis qui permettent de passer du chandoo à son inhalation,
et comme le souligne Pouvourville, «Il ne faut pas croire non plus que c'est la richesse ou
l'originalité du fumeur qui lui font rechercher des engins d'une forme ou d'une matière spéciale.
Pas un d'entre eux, pas un des mouvements qui les manient, ne sont indifférents dans le résultat à
obtenir.»52
Cette technique est vraisemblablement pratiquée en Chine et en Asie du Sud-Est au moins
depuis la première moitié du XIXe siècle. C'est elle qui se diffuse dans les pays occidentaux dans
la seconde moitié du XIXe, qui se pratique dans la France de la Belle Epoque et qui est encore
en usage chez les consommateurs du début du XXIe siècle.
En 1873, Fernand Papillon rapporte dans la Revue des deux mondes une intéressante
variante de la technique qui vient d'être exposée. Si la pipe qu'il décrit est en tout point conforme
à la pipe chinoise classique, sa méthode de préparation et de consommation diffère quelque peu
- 15 de la précédente. Selon cet auteur, une «cuiller» spéciale est utilisée pour puiser l'extrait
d'opium dans son récipient. Cet extrait est ensuite appliqué sur les bords de l'orifice central du
fourneau de la pipe pour «former une espèce de bourrelet», qui est directement présenté à la
flamme de la lampe, de façon à ce que «l'opium brûle en bouillonnant et en remplissant de fumée
l'intérieure de la pipe.» Cette opération a pour effet de boursoufler l'opium qui obstrue alors la
cheminée du fourneau. Les fumeurs remédient à cet inconvénient «en passant, après chaque
aspiration, une aiguille au milieu de la masse boursouflée, et rétablissent ainsi la communication
de l'air avec l'intérieur de la pipe.»53 La durée de consommation d'une pipe est allongée en
conséquence à environ cinq minutes, au rythme de douze à quinze aspirations. L'originalité de
cette méthode ne réside pas véritablement dans le chargement de la pipe, puisqu'une quarantaine
d'années plus tard le Régisseur de la Manufacture d'opium de Saigon décrit également la
technique consistant à faire adhérer l'opium aux bords de l'orifice du fourneau.54 C'est bien au
niveau du préchauffage et du chauffage de la boulette que s'établit une distinction par rapport à la
méthode précédemment décrite. A en croire Papillon, cette variante fait l'impasse sur la
dessiccation préalable du chandoo et son façonnage pour le chargement de la pipe. De surcroît,
tout porte à croire que l'opium est soumis à une chaleur plus intense que dans la technique
précédente. En effet, Papillon précise qu'on «aspire la flamme de manière à la diriger sur
l'opium», puis que cette flamme est «employée à brûler l'extrait narcotique», alors que
Pouvourville indique clairement que l'extrémité supérieure de la garniture de verre de la lampe,
«par où le fumeur cuit l'opium», laisse passer l'air et la chaleur, «mais dépasse sensiblement le
niveau de la flamme.»
La technique décrite par Papillon en 1873 est-elle une pure variante de la méthode thébaïque
classique ou faut-il plutôt l'envisager en tant qu'une pratique moins élaborée, dont le
perfectionnement aboutit précisément à cette méthode ? Bien que les deux techniques coexistent
en Asie au cours du XIXe siècle, il est tout à fait plausible qu'elles ne datent pas de la même
époque et que l'une se soit provisoirement maintenue, malgré les améliorations apportées par
l'autre. En effet, le préchauffage de la boulette d'opium, ainsi que le procédé visant à éviter sa
carbonisation au moment de l'aspiration poussent à envisager la méthode décrite par Baurac,
Pouvourville et Miraben comme une authentique amélioration de la fumerie. 55 Dans cet ordre
d'idée, il est paraît évident que la méthode thébaïque classique ne peut être que l'aboutissement
historique d'une phase expérimentale, au cours de laquelle la technique d'inhalation de la fumée
d'opium s'est progressivement élaborée et perfectionnée.
Comparativement, les autres méthodes de fumerie qui coexistent avec le modèle extrêmeoriental apparaissent nettement moins sophistiquées. En Inde – pays où la consommation
d'opium se fait largement par voie d'ingurgitation – la panoplie du fumeur, le mode de
préparation de la substance, tout comme la technique de fumerie ne s'apparentent nullement à la
- 16 méthode chinoise. Bien que le chandoo soit également fumé dans ce pays – principalement par
les consommateurs endurcis ou les émigrés chinois 56 – la substance la plus largement pratiquée
est connue sous le nom de Madak. Elle est produite en mélangeant l'opium brut à de l'eau,
préparation qui est portée à ébullition et débarrassée de ses impuretés remontant à la surface. La
cuisson est poursuivie jusqu'à la formation d'une épaisse masse en suspension qui est filtrée par
une pièce d'étoffe, puis mélangée avec des feuilles d'Acacia arabica, de Phylanthus emblica,
d'Acacia leucophloea 57 ou de Piper betel.58 La pâte ainsi formée est roulée en boulettes, prêtes
à être fumées.59 La technique de fumerie du madak donne lieu à deux descriptions quelque peu
différentes. Pour Ram Nath Chopra, la boulette est légèrement chauffée et placée dans le
fourneau d'une pipe, avant d'y introduire un morceau de charbon brûlant. A cet instant, le fumeur
effectue plusieurs aspirations en inhalant profondément la fumée.60 Miraben, pour sa part, précise
que le fourneau de la pipe contient un grillage sur lequel est placé l'opium, puis le charbon, audessus duquel vient s'ajuster un récipient contenant du tabac. Aucune précision n'est apportée
sur la pipe elle-même, si ce n'est qu'elle ne ressemble en rien à la pipe chinoise et qu'elle n'exige
pas la position couchée.61 Il est probable qu'il s'agit, dans un cas, d'une bouffarde ordinaire – à
l'image des petites pipes en argile évoquées par Harald Tamps-Lyche dans sa récente
contribution sur l'usage de l'opium chez les Rajput62 – et peut-être, dans l'autre, d'une pipe à eau.
A l'instar du Moyen-Orient, l'usage de la pipe à eau est également en vigueur chez les
opiomanes d'Asie du Sud-Ouest. Dans les régions frontières du Pakistan, le madak est
consommé dans une hookah, la fumée d'opium passant dans le réservoir à eau avant d'être
inhalée.63 Plus rudimentaires que la méthode classique, ces différentes techniques fournissent des
indices sur la phase expérimentale qui a abouti, en Extrême-Orient, à l'invention de l'outillage
précédemment décrit. Le recours à des adjuvants, tout comme l'utilisation d'un dispositif matériel
qui n'est pas spécifique à la fumerie de l'opium, poussent à considérer que le processus
d'élaboration du modèle thébaïque extrême-oriental est indissociable de la consommation
d'autres substances stupéfiantes, ainsi que des techniques qui y sont afférentes. La fumerie de
l'opium résulterait ainsi de la fusion progressive de divers usages et de différents produits; une
fusion qui, dans un cas précis, mais promis à une large diffusion, aboutit à l'isolement de l'opium
de tout adjuvant. Cette thèse repose sur une idée clairement exprimée par Marie-Claude
Mahias:
«Lorsqu'on s'intéresse à la consommation des produits psychotropes, il est difficile
sinon impossible, de les considérer isolément. Tous les stupéfiants disponibles en un lieu, à
une époque, ont été associés de manière particulière selon les groupes sociaux. Un produit
nouveau est adopté en introduisant un goût, une odeur, un effet différent dans un mode de
consommation connu.»64
- 17 Dans cette perspective, il n'est pas inutile de revenir sur un exemple précédemment évoqué.
Théophile Gautier ne fume ni à la manière, ni avec l'outillage d'un Pouvourville un demi-siècle
plus tard. Sa pipe est de bois de cerisier, elle est munie d'un fourneau de porcelaine, le fumeur y
égoutte l'opium qui «flambe» après avoir été chauffé à une bougie.65 Précurseur de la fumerie de
l'opium en France, Gautier consomme la substance selon les modalités propres à son temps et sa
culture.
Une invention précoce ?
Jusqu'aux années 1960, une étude consacrée à l'origine de la fumerie de l'opium pouvait
entièrement porter sur les prémices asiatiques du modèle thébaïque classique,
approximativement situées entre le XVIIe et le début du XVIIIe siècles. A cette époque, des
chercheurs grecs avancèrent toutefois l'hypothèse iconoclaste d'une invention considérablement
plus ancienne, de surcroît non pas située en Asie, mais dans le bassin méditerranéen.
Dans un premier temps, le principal défenseur de cette thèse s'est basé sur son interprétation
de découvertes archéologiques effectuées sur les sites de Gazi en Crète et de Mycènes en
Grèce. Selon Pan Kritikos, deux vases de forme tubulaire trouvés à Gazi et datant de l'époque
minoenne 66 pouvaient faire office de récipients destinés à l'inhalation de l'opium. Le premier, qui
ne possède pas de fond, est décrit comme une «pipe ouverte» (open pipe) qui aurait pu être
placée sur un brasero. A l'intérieur, une pierre ou une tuile aurait été déposée directement sur le
charbon et, une fois préchauffée, on y aurait répandu l'opium dont les vapeurs concentrées par la
cheminée du vase auraient été inhalées par le consommateur crétois:
«Probable on the pipe place over the fire (...) a tile would be placed on which, when
well heated, opium would be poured; the vapours rising from it would be absorbed by
nasal inhalation.»67
Le second vase (closed pipe) possède un fond et des trous dans sa partie inférieure. Du
charbon aurait été déposé à l'intérieur et une tuile placée, soit directement sur la source de
chaleur, soit sur la partie supérieure du vase; les perforations inférieures étant destinées à
produire un appel d'air dans la cheminée. Le procédé d'inhalation serait identique au précédent.68
Kritikos complète sa théorie en supposant que les longues épingles métalliques, à tête de pavot
stylisée, découvertes sur plusieurs sites archéologiques méditerranéens – dont celui de Mycènes
– pouvaient être utilisées à des fins comparables à celles des aiguilles à opium contemporaines:
- 18 «We suggest to archaeologists that it would be interesting to find out whether the long
metal pins (...) were used as instruments for carrying the opium to the source of heat an
producing vapours, as is done today. If so, it would be natural to use metal pins (needles)
of greater length than those used today in order to insert the opium in the pipe for direct
heating and vapour inhalation.»69
Dans un deuxième temps, Kritikos révise sa théorie à la faveur d'une découverte effectuée à
Chypre au début des années 1970 sur le site de Kition. Parmi les objets mis à jour dans une
excavation remontant à 1220-1190 avant Jésus-Christ, un vase cylindrique et une «pipe» en
ivoire relancent les supputations relatives à la fumerie antique de l'opium. Si le récipient tubulaire
n'apportait pas d'indices nouveaux par rapport à ceux trouvés sur le site de Gazi, la découverte
d'un tube en ivoire de 13.5 centimètres – muni d'un orifice sur sa face supérieur, communiquant
avec un canal central – ne pouvait manquer de renforcer la conviction de Kritikos.
Coupe longitudinale, vue supérieure et extrémités de la «pipe» de Kition
D'après Merlin, Mark, On the Trail of the Ancient Opium Poppy, 1984
Consulté par Vassos Karageorghis sur cet objet, Kritikos en propose l'interprétation suivante:
«The sanctuaries of Kition have produced not only the same cylindrical vessel with two
perforations at the lower part and the pile of charcoal as at gazi, but furthermore a new
element, suitable for smoking, a cyclindrical pipe. We may, therefore, suggest the use of
opium at Kition, as at Gazi, and ever further, that the smoke of opium was inhaled at
Kition through a pipe which bears obvious signs of dark stains caused by fire round the
vertical perforation through which smoke entered (...) The cylindrical clay vessel with two
perforations at its lower part was used as a receptacle for burning charcoal on which
opium was placed; we may also suggest that opium was not placed directly on burning
charcoal but indirectly, on a clay plaque, which, having been heated on this charcoal, could
cause smokes from the opium which was thrown on it. The ivory cylindrical pipe was not
used for burning opium on it like the smoking of cigarettes; this fashion of smoking is of a
- 19 much later date. The way of smoking opium today is also the same, consisting of inhaling
the smoke through a pipe of a more perfected type. It is probable that during the act of
smoking the vertical opening of the pipe which has traces of dark stains all round it was
brought above the cylindrical clay vessel in which opium was burning; the actual smoking
(inhaling of smoke) was done through the perforation at the terminal of the pipe. The
function of the two perforation at the lower part of the cylindrical vessel was to create a
draught of air which keep the charcoal burning.»70
Comment Kritikos en est-il arrivé à formuler une thèse aussi audacieuse que fragile ? En
réalité, son raisonnement se fonde sur une pétition de principe et deux séries d'inférences pour le
moins contestables. Tout d'abord, il postule que les sources écrites de l'Antiquité démontrent que
la méthode d'inhalation de l'opium était pratiquée à cette époque:
«The above extracts from classical authors allow the following conclusions to be drawn
(...) 5- That the use of opium as an hypnotic drug taken by nasal inhalation of vapours –
the most suitable method of inducing sleep – was known, apart from its use through
internal, oral consumption and external application.»71
Ensuite, il cherche à mettre en relation des objets archéologiques susceptibles d'être utilisés
pour procéder à ce type de pratique avec des découvertes effectuées sur le même site et
corroborant son hypothèse: à Gazi, des représentations stylisées de capsules de pavot et des
traces de charbon, à Kition un vase identique à celui de Gazi et également des traces de
charbon. Enfin, il tente de reconstruire les usages supposés de ces objets. Or, même s'il
appartient aux spécialistes de l'Antiquité de trancher la question, il me semble possible d'avancer
une série d'objections, tant sur chacun des arguments particuliers que sur leur articulation.
En premier lieu, les sources écrites citées par Kritikos dans son article sont imprécises et
datent – naturellement – toutes d'une époque largement postérieure aux objets découverts dans
les fouilles archéologiques. La première référence se présente en ces termes:
«Diagoras (third century B.C.) (...) states that Epistratos (...) disapproved of the use of
opium for ear-ache and eye ailments (...), whereas Mnisidemos considered that the only
proper use of opium was «by inhalation for inducing sleep, all other uses being harmful».
Dioskourides adds that experience proves this to be untrue.»
Quant à la seconde:
- 20 «Galen states, «Opium is the strongest of the drugs which nimb the sens and induce a
deadening sleep; its effect are produced when it is soaked in boiling water, taken up on a
flock of wool and used as a suppository; at the same time some can be spread over the
forehead and in the nostrils» (...).»72
Dans un cas, on ne dispose de détails ni sur la substance (s'agit-il réellement d'opium brut ou
d'une décoction de pavot largement répandue dans la pharmacopée antique), ni sur la méthode
d'inhalation. Dans l'autre cas, la description du mode de préparation de l'opium est certes des
plus intéressantes, puisqu'elle n'est pas sans évoquer des techniques ultérieures, mais on ne
saurait considérer qu'il soit ensuite question d'une inhalation de la substance dans le sens propre
du terme.
Etonnement, Kritikos n'évoque que brièvement Hippocrate, sans mentionner un passage de
son oeuvre qui aurait permis d'appuyer sa thèse. En effet, le médecin grec se réfère non
seulement à de nombreuses décoctions à base de pavot, mais aussi à une méthode d'inhalation:
«Fumigations par lesquelles on purge les matrices si elles sont dures: vin très doux
coupé doux (...) Si les douleurs intenses surviennent subitement et qu'il y ait des
défaillances, feuille de rose, cinnamome, myrrhe pure, nétopon, suc de pavot, faire de tout
cela des pastilles du poids d'une drachme, les mettre sur un tesson de cruche, et quand il
est rouge, s'en servir en fumigation.»73
Notons cependant que chez Hippocrate: 1- L'inhalation n'est qu'un des modes thérapeutiques
de consommation du pavot et que tous les autres exemples donnés se réfèrent à des décoctions.
2- La fumigation n'est recommandée que dans un cas très précis d'affection. 3- La substance
inhalée n'est pas de l'opium brut, mais une préparation dans laquelle il n'entre qu'au titre
d'adjuvant. 4- Il n'est fait aucune mention de l'utilisation d'objets quelconques susceptibles de
servir de cheminée lors de l'inhalation. Plus généralement, c'est précisément l'absence dans la
littérature antique de toute référence à un dispositif spécifique pour la fumerie de l'opium qui
constitue une des faiblesses principales de la thèse de Kritikos. Conscient du problème, il tente
de le contourner par l'argument suivant:
«No information has come down to us regarding the method of opium smoking
practised in antiquity, possibly because the use of the drug, primarily euphoric, remained
hidden behind the walls of sanctuaries, where many capsule-shaped objects have been
found. Perhaps opium vapours were used at prophetic shrines in the process of inducing
vaticination. Such a use of opium may provide the reason why physicians of classical
- 21 antiquity did not describe the method of taking opium «by nasal inhalation» (...).»74
Mais n'est-il pas tout aussi vraisemblable d'assumer que les auteurs antiques ne mentionnent
pas la fumerie de l'opium, parce que les procédés qui la permettent ne sont pas en possession
des hommes de cette époque ? Pline l'Ancien fournit un indice à ce sujet en attestant que
l'expérience consistant à soumettre l'opium brut à une source de chaleur a été pratiquée dès
l'antiquité, mais que l'inhalation de la fumée produite par sa combustion n'a manifestement pas été
pratiquée:
«Diagoras et Erasistate ont (...) défendu de l'instiller [l'opium, c'est-à-dire le suc du
«pavot noir» mis en pains et séché] (...) Mais plus tard son usage ne fut pas condamné
dans la célèbre préparation dite dia codyon. On prépare aussi avec la graine pillée des
pastilles qu'on prend dans du lait pour dormir (...) Dans la goutte, on en fait des
applications avec du lait de femme, les feuilles aussi s'emploient de cette façon; de même
dans du vinaigre pour pour l'érysipèle et les blessures. Je ne saurais toutefois approuver
qu'on en mette dans les collyres, et encore moins les potions dites lexipyrètes, peptiques et
céliaques. On donne cependant le pavot noir dans du vin contre les affections céliaques
(...) Le premier signe de la qualité de l'opium est son odeur – il est en effet impossible de
supporter celle de l'opium pur; le second est que, allumé à une lampe, il donne une flamme
pure et répand son odeur seulement après avoir été éteint.»75
D'un côté, les modes de préparation et de consommation de l'opium, de l'autre une méthode
pour tester sa qualité. Résumons en disant que les sources écrites de l'Antiquité démontrent que
la récolte du suc du pavot était pratiquée,76 que la technique de cuisson et de filtrage de l'opium
brut était maîtrisée pour la préparation de décoctions (Galien), que la mention de l'inhalation de
la substance concerne l'opium uniquement sous forme d'adjuvant (Hippocrate) et que l'exposition
de l'opium brut à une source de chaleur ne renvoie ni à une pratique thérapeutique, ni à un usage
hédoniste (Pline l'Ancien).
En deuxième lieu, les liaisons qu'effectue Kritikos entre les différents objets trouvés dans les
fouilles archéologiques, pour légitimes qu'elles soient, demeurent purement hypothétiques. La
présence simultanée de résidus de charbon, de représentations de capsules de pavot et de vases
tubulaires à Gazi ne prouvent nullement une connexion fonctionnelle entre ses éléments. L'auteur
argue certes qu'un des vases de Gazi possède une remarquable ressemblance avec des
récipients découverts à Java et servant à l'inhalation des vapeurs d'opium,77 il n'en demeure pas
moins vrai que la forme tubulaire est suffisamment élémentaire pour être largement répandue et
multifonctionnelle. Dans le cas des découvertes de Kition, c'est uniquement parce que Kritikos
- 22 postule qu'un des vases cylindriques possède la même fonction que ceux de Gazi qu'il déduit que
l'objet en ivoire trouvé à proximité peut être une «pipe» à opium.
En troisième lieu, les extrapolations de l'auteur sur la technique de fumerie antique de l'opium
semblent hasardeuses, du moins en ce qui concerne la «pipe» de Kition. D'une part, l'hypothèse
relative au positionnement de la pipe au-dessus du vase tubulaire ne résiste pas à une critique
ergonomique. En effet, l'objet en ivoire possédant une longueur de 13.5 centimètres,78 il en
résulte que son orifice supérieure se situe à 3.75 cm de son embouchure évidée (voir schéma cidessus). Or, on ne voit pas bien pourquoi cet orifice – censé être placé sur un vase d'un diamètre
de 19 centimètres sur sa partie supérieure79 – est si proche de l'ouverture par laquelle le fumeur
aspirerait les vapeurs émanant du vase et transitant par le canal de la «pipe». Ou autrement dit,
pourquoi confectionner une «pipe» trop courte pour reposer sur la circonférence de la
«cheminée», mais allongée au point que les deux tiers de sa longueur ne présente aucun intérêt
fonctionnel ? En poursuivant cette démonstration, il n'est pas inutile de rappeler que dans la
première hypothèse de Kritikos, les cheminées que forment les structures tubulaires trouvées à
Gazi ont pour fonction de concentrer les vapeurs d'opium en vue de leur inhalation. A l'encontre
de toute logique, sa deuxième hypothèse repose sur l'idée que l'orifice supérieur de la pipe – qui
possède un diamètre d'environ 1 centimètre – sert de canal de dérivation pour une «cheminée»
d'un diamètre de 19 centimètres. Sur la base de ces précisions, on imagine aisément la
proportion de fumée passant dans le canal de la «pipe» par rapport à celle s'échappant de la
«cheminée».
Sans nier l'intérêt des travaux de Kritikos, Papadaki et Karageorghis, il paraît toutefois
difficile de considérer qu'ils aient apporté la démonstration de la fumerie antique de l'opium. A
cet égard, L.D. Kapoor a sans doute été mal inspiré de reprendre sans perspective critique les
conclusions des chercheurs grecs dans son étude de référence sur le pavot à opium. 80 Les
sources écrites demeurant, à ma connaissance, silencieuses sur le sujet – toute civilisation
confondue, de l'antiquité jusqu'à la fin du XVIIe siècle – il est toujours possible d'envisager la
fumerie de l'opium comme une invention extrême-orientale, suscitée par les nouveaux échanges
culturels qui se développent dans cette région du monde à l'époque précitée.
Genèse du modèle thébaïque extrême -oriental
En 1938, le docteur Gaide publie dans le Bulletin des Amis du Vieux Hué un article
particulièrement stimulant sur l'histoire du pavot et de l'opium en Asie. Aujourd'hui encore, ce
texte demeure pertinent pour aborder la question de l'origine de la fumerie en Extrême-Orient.
Se basant sur la périodisation proposée par Li-Shi-Chang en 1578 dans son ouvrage De la
Matière médicale, Gaide distingue trois périodes dans l'histoire du pavot à opium en Chine. Du
- 23 VIIe au XIe siècles de notre ère, seule la graine de la plante était employée. Du XIIe au XVe
siècles, les propriétés médicales de la capsule du pavot sont découvertes et la préparation de
décoctions, soit de la capsule, soit de la plante entière, est pratiquée. Enfin, à partir du XVe
siècle, l'opium «véritable» – c'est-à-dire l'opium brut issu de la scarification de la capsule – est
importé par les «Mahométans», avant de connaître un grand succès dans la pharmacopée
chinoise.81
Il faut relever ici la découverte tardive du suc du pavot à opium,82 pour laquelle les Chinois
sont manifestement redevables de la civilisation islamique, tout comme il l'avait été pour
l'introduction de la plante quelques siècles plus tôt. Si les marchands arabes ont apporté dans un
premier temps le pavot à opium en Chine, puis y ont dans un deuxième temps diffusé l'opium
brut, ce sont d'autres échanges commerciaux, plus complexes, qui vont permettre l'avènement
d'une quatrième phase historique au cours de laquelle la fumerie de l'opium va se répandre en
Extrême-Orient. En Chine et en Asie du Sud-Est, la fumerie supplante massivement l'usage
consistant à manger la substance, contrairement à l'Inde où ce dernier se maintiendra
durablement.
Il existe aujourd'hui un large consensus pour affirmer que l'usage de l'opium sous forme de
fumée «procède de celui tabac»,83 selon l'expression de Louis Dermigny, réduisant ainsi à néant
les supputations sur la pratique millénaire de la fumerie en Asie ou encore sur sa dimension
«traditionnelle». Importé des Amériques, le tabac ne se diffuse en Asie orientale, via les
Philippines, qu'au tournant du XVIe et du XVIIe siècle. Le succès qu'il rencontre ne tarde pas à
provoquer son assimilation culturelle, au point que quelques générations plus tard, il est considéré
comme une plante indigène.84 Bien avant l'opium, il est frappé d'interdit dans des édits chinois de
1637 et 1643. 85 S'il est impossible de dater précisément l'innovation consistant à mélanger le
tabac et l'opium pour les fumer, le témoignage d'Engelbert Kaempfer permet d'affirmer que la
pratique est répandue à Java à la fin du XVIIe siècle. En 1712, le médecin et navigateur allemand
publie les observations qu'il a pu effectuer au cours de ses voyages des années 1680-1690, qui
le conduisirent de la Perse jusqu'au Japon, via l'Asie du Sud-Est. Alors qu'il a pu constater que
l'opiophagie était répandue en Perse, il note que les habitants de Java fument au moment de son
passage dans l'île (soit en 1689) des feuilles de tabac qu'ils ont au préalable trempées dans une
solution d'opium, puis vraisemblablement séchées et roulées. A cette occasion, Kaempfer décrit
également la première fumerie d'opium qui soit, à ma connaissance, mentionnée dans les sources:
«Opii etiam externus utus est apud nigritas: nam eodem aqua diluto Nicotiam inƒiciunt,
ut accensa caput vehementius turbet. Vidi in Java tabernas levidenses ex arundine, in
quibus id genus tabaci hauriendum exponebatur praetereuntibus. Nulla per Indiam merx
majori lucro divenditur à Batavis, quam Asiuum, quo carere adsueti non possunt, nec
- 24 potiri, nisi navibus Batavorum ex Bengala & Choromandela advecto.»86
Comme on peut le constater, il n'est encore question ni d'opium brut qui serait mélangé au
tabac, mais d'une solution d'opium, ni d'instruments spécifiques à la fumerie, mais de sorte de
cigares.
Avant de s'interroger sur la suite du processus qui conduit au modèle thébaïque extrêmeoriental, il convient d'examiner les conditions qui ont permis l'acclimatation dans les Indes
néerlandaises du mode de fumerie spécifique décrit par Kaempfer. Pour Louis Dermigny, «le
mouvement vient encore de l'Est», c'est-à-dire de l'Inde, et ce sont les Hollandais qui le
prolongent en Extrême-Orient.87 Cette hypothèse expliquerait non seulement l'expansion de la
pratique à Java, mais aussi son introduction à Formose et au Foukien dans le courant du XVIIe
siècle.88 C'est fort possible, mais on ne peut s'empêcher de relever que les spécialistes de
l'histoire des stupéfiants en Inde sont on ne peut plus circonspects sur la question de l'origine de
la fumerie de l'opium dans ce pays. Pour Ram Nath Chopra:
«Even up to the beginning of the 19th century no writer has recorded the smoking of
opium in India, although it prevailed in China. Tobacco-smoking was introduced into India
after the 16th century and it is not evident that, in the case of India as of China, opiumsmoking was simply an outcome of tobacco-smoking. It is uncertain how the habit was
brought into India but, fortunately, it never assumed such a menacing aspect as it did in
China. The Royal Opium Commission of 1893 described the habit as «comparatively rare
and novel» in India.»89
Quant à Marie-Claude Mahias, elle constate que l'époque et le contexte de l'introduction de
la fumerie de l'opium en Inde soulèvent «une immense question», sans parvenir à la trancher.90
Que le tabac se soit répandu en Inde antérieurement à sa large diffusion en Asie du Sud-Est est
une chose. Que l'opium introduit à Java par les Hollandais provienne du Bengale en est une
autre. Que la fumerie de l'opium en Extrême-Orient soit une importation indienne est une
troisième chose qui mériterait une démonstration documentée.
Quoi qu'il en soit, le témoignage de Kaempfer livre des renseignements fiables sur la
technique primitive de fumerie de l'opium. De la feuille de tabac humectée à la consommation de
l'opium brut, le processus qui conduit à la méthode thébaïque classique passe vraisemblablement
par une phase expérimentale que le docteur Gaide résume en ces termes:
«Lorsque les Chinois se rendirent dans les terres de l'archipel malais, ils s'adonnèrent à
cette méthode de fumer, et lorsqu'ils retournèrent dans leur patrie, ils s'ingénièrent à
- 25 perfectionner de plus en plus cette méthode. Ils joignirent au tabac, importé jusqu'alors
des Philippines, une certaine quantité d'extrait de têtes de pavot, augmentant les doses au
point de supprimer totalement le tabac et de le remplacer par l'opium. Ce n'est que vers la
fin du XVIIIe siècle que l'usage de la pipe à opium se répandit en Chine sur quelques
territoires des côtes du Sud.»91
Tout porte à penser, en effet, que les émigrés chinois d'Asie du Sud-Est jouèrent
concurremment avec les Hollandais un rôle dans la diffusion de la fumerie au niveau régional. Dès
le XVIIe siècle, ce sont des marchands chinois qui assurent la distribution de l'opium indien à
Java,92 et comment ne pas imaginer que leurs réseaux commerciaux contribuèrent à répandre la
nouvelle pratique sur les côtes de la mer de Chine ? Il appartient aux sinologues de documenter
la question, tout comme il leur revient le soin de préciser dans quelles conditions, à quel rythme,
sous quelle forme et avec quel outillage la fumerie de l'opium a pénétré dans le Céleste Empire.
Pour ma part, je me limiterai à rapporter le constat de Dermigny, qui stipule que la fumerie de
l'opium conserve longtemps un aspect «marginal» en Chine continentale, et que le régime
Mandchou ne découvre son existence que lors de la prise d'Amoy en 1683.93 En outre, il me
semble vraisemblable que le premier édit d'interdiction de la fumée d'opium, proclamé en 1729
par l'empereur Yung Cheng, ne concerne pas à proprement parler le modèle thébaïque
classique, tel qu'il a été précédemment décrit, mais un mode intermédiaire de fumerie, dérivé de
la technique observée par Kaempfer à Java quarante ans plus tôt. A l'appui de cette thèse, on
peut évoquer le témoignage de Huang Yu-pu, envoyé par le gouvernement impérial dans l'île de
Formose au milieu du XVIIIe siècle. Je cite ici la traduction figurant dans l'ouvrage de Martin
Booth, qui ne fournit malheureusement aucune référence relative à cette citation:
«Opium for smoking is prepared by mixing hemp and the grass cloth plant with opium,
then cutting them up small. The mixture is boiled with water, and the preparation mixed
with tabacco. A bamboo tube is also provided, the end of which is filled with coir fibres.
Many persons collect the opium to smoke it mixed with tobacco alone.»94
L'usage consistant à mélanger le tabac et l'opium semble s'être maintenu en Chine même tout
au long du XVIIIe siècle et même dans les premières années du XIXe. En 1816, le docteur Abel
Clarke écrit à ce sujet:
«No opium is exposed in the shops probably because it is a contreband article, but it is
used with tabacco in all part of the Empire. The Chinese, indeed, consider the smoking of
opium as one of the greatest luxuries; and if they are temperate in drinking, they are often
- 26 excessive in the use of this drug. They have more than one method of smoking it:
sometimes they envelop a piece of solid gum in tobacco and smoke it from a pipe with a
very small bowl, and sometimes they steep fine tobacco in a strong solution of it, and use it
in the same way.»95
Cette citation présente un double intérêt du point de vue de l'histoire matérielle de la fumerie.
D'une part, elle tend à montrer que la méthode décrite par Kaempfer lors de son passage à Java
constitue la matrice commune aux différentes techniques de fumerie pratiquées en Asie. De ce
point de vue, le modèle thébaïque classique s'apparente bien à une sophistication de la pratique
de l'opium sous forme de fumée et ne saurait être considéré comme une simple variante des
autres méthodes décrites précédemment. D'autre part, la relation du docteur Clarke indique
clairement la permanence historique du mélange tabac-opium dans la Chine impériale, qui ne se
serait par conséquent convertie que tardivement à l'usage du chandoo.
Le passage du modèle javanais au modèle classique n'a pu historiquement s'effectuer qu'au
travers d'une modification décisive du procédé instrumental permettant d'inhaler la fumée. Pour
que les fumeurs puissent progressivement abandonner l'usage du tabac au profit du seul opium,
encore fallait-il qu'ils disposent d'un instrument qui permettent, dans un premier temps, de
consommer le mélange, puis, dans un second temps, d'exclure l'une de ses composantes. Dans
son article, le docteur Gaide propose une série d'hypothèses formulées en Chine pour expliquer
l'introduction de cette première pipe à opium dans le pays:
«Suivant un traité de morale bouddhiste, l'invention de la pipe serait due aux moines,
des pèlerins bouddhiques revenant des Indes ayant rapporté à leurs compatriotes et la
pipe et la technique de la fumerie. Nous ne discuterons pas de cette assertion un peu
surprenante, avouons-le, de la part de religieux, dont la règle est si contraire à toute
servitude. D'après le délégué chinois à la première conférence internationale de Shanghai,
ce seraient les Espagnols qui, en introduisant le tabac en Chine, apprirent à le fumer
incorporé à l'opium. On sait que, par la suite, les Chinois abandonnèrent ce mélange pour
utiliser l'opium à l'état pur (...) Il existe une autre version, selon laquelle une femme de
Canton, nommée Ying-Sien, aurait été intriguée, un jour, par l'odeur de l'opium brûlé, ainsi
que par les effets ressentis en respirant cette fumée; elle en aurait conçu l'idée d'absorber
l'opium sous cette forme et de faire connaître le procédé. On ajoute que c'est elle aussi qui
se serait ingéniée à fabriquer les premiers fourneaux en terre, ceux qu'on désigne encore
de nos jours sous son nom (...) Certains auteurs chinois s'appliquent à rappeler que, vers
la fin de la dynastie Ming (1628), l'usage de mastiquer et sucer l'opium était répandu à
Canton, au Foukien, ainsi que dans les autres provinces avoisinant la mer. Au début, on ne
- 27 connaissait pas encore le mode de fumer à l'aide d'un tube; cette coutume aurait pris
naissance dans le Foukien, parmi quelques riches familles qui perfectionnèrent la pipe,
innovèrent le fourneau et possédèrent bientôt lampes, fourneaux et pipes, qu'ils tinrent
longtemps cachés et ignorés des vulgaires.»96
Ces thèses, apparemment antagonistes, ne sont pas forcément incompatibles, dès lors que
l'on considère qu'elles ne recèlent que des éléments de vérité.
La première d'entre elles peut parfaitement renvoyer à l'importation d'Inde, non pas de la pipe
à opium classique, mais de la pipe à eau qui est introduite dans ce pays dans les premières
années du XVIIe siècle.97 Quelques décennies plus tard, le voyageur allemand C. Schweitzer
décrit l'utilisation par les Chinois de Batavia de tels pipes à eau, nommées «Gurr-Gurr».98
D'autres pipes de ce type sont également décrites par S. de Laloubère lors de son voyage au
Siam à la fin du XVIIe siècle. Or, il existe quelques raisons de penser que la pipe à opium dérive
directement de la pipe à eau (infra).
La deuxième thèse, incriminant les Espagnols, dénote le rôle essentiel joué par le tabac dans
le processus qui conduit à l'invention de la fumerie de l'opium. Avec le tabac, les Européens
introduisent en Asie l'usage de la pipe, un instrument qui va rapidement subir une série de
modifications l'adaptant à ses sociétés d'accueil99. La pipe change de matière et de forme, elle se
perfectionne. Les plus simples sont en bambou, d'autres en ivoire, en ébène ou encore en métal.
Des embouts de porcelaine, de métal, d'ivoire ou de jade sont ensuite ajoutés au tuyau des pipes
en bambou100. A en croire le docteur Gaide, l'opium brut aurait été initialement fumé dans une de
ces pipes retravaillées à la mode asiatique, et plus précisément dans une pipe chinoise en cuivre
(infra).
La troisième version laisse entendre que le processus expérimental de la fumerie de l'opium
est entré dans une phase décisive sur les côtes méridionales de la Chine, au moment où se
développe le procédé consistant à fumer l'opium pur, un procédé impliquant une adaptation
technique des instrument de la fumerie. A cet égard, l'invention d'un fourneau en terre cuite,
spécifiquement adapté à la consommation des fragments d'opium, est incontestablement l'étape
déterminante sur le chemin conduisant du modèle javanais au modèle thébaïque classique.
Enfin, la quatrième thèse suggère que cette innovation ne fut pas subite, mais au contraire que
la panoplie du fumeur ne s'est instituée que très progressivement, au point de faire naître le
soupçon de sa dissimulation par ses initiateurs.
Est-il certain, comme l'affirme le docteur Gaide, que la première pipe utilisée à cette fin ne fut
«autre que la pipe à tabac (longue pipe chinoise en cuivre), dans laquelle on commença à fumer
l'opium pur» ? L'assertion est crédible, pour autant que l'on envisage l'apprentissage technique
de la fumerie comme une phase d'inévitables tâtonnements, d'expérimentations multiples, au cour
- 28 de laquelle plusieurs méthodes, divers instruments, furent soumis à l'épreuve de la pratique. Elle
est trop dogmatique, si elle implique une exclusion de la pipe à eau d'une généalogie matérielle de
la fumerie de l'opium. En effet, trop d'indices la rapproche de la pipe en bambou à fourneau de
terre cuite précédemment décrite. En 1617-1619, un voyageur anglais décrit la panoplie du
fumeur de tabac indien en ces termes:
«Ils ont de petits pots en terre, de la forme de nos pots de fleurs, avec un col étroit et
une ouverture ronde, dont le ventre est percé d'un petit bec, par où ils remplissent le pot
avec de l'eau; puis ils mettent du tabac dans le haut, et un charbon brûlant par dessus.
Ayant d'abord fixé dans ce bec un petit chalumeau droit et creux, long d'une demi-toise ou
d'une aune, ils aspirent par la bouche la fumée qui tombe d'abord sur la surface de l'eau et
la ternit.»101
C'est également dans une pipe à eau, dont on trouve des traces dans le vocabulaire du pays
dès le milieu du XVIIe siècle, que les fumeurs du Vietnam septentrional consomment leur tabac:
«Le diêu cày: la plus populaire et le plus répandue, la «pipe à eau des laboureurs» que
ceux-ci emportent aux champs, est «faite d'un bambou de 30 à 40 centimètres, dont un
oeuf forme le fond étanche et retient une nappe d'eau. Au tiers de la hauteur est un petit
fourneau contenant une pincée de tabac. Une longue et unique aspiration du fumeur fait
passer la fumée sur la couche d'eau de telle sorte qu'il la reçoit fraîche» (...).»102
On remarquera que les dimensions du tuyau en bambou se rapprochent de celles du tuyau de
la pipe à opium, et que le fourneau se positionne sur une même longueur du tube d'aspiration.
Par les matériaux utilisés pour leur fabrication et par leur ergonomie – du moins dans le cas de la
pipe vietnamienne – ces modèles s'apparentent beaucoup plus à la pipe à opium classique que
cette dernière ne se rapproche de la pipe à tabac chinoise en cuivre. Consécutivement, rien
n'interdit de penser que le mélange tabac-opium ait pu s'effectuer initialement dans une pipe à
eau, soit en Inde – marginalement, compte tenu de l'absence de références sur cette pratique –
soit à Java, île dans laquelle l'imprégnation de la feuille de tabac dans une solution d'opium est
décrite à une époque où la pipe à eau est utilisée dans la communauté chinoise, soit encore à
Formose ou en Chine continentale. La suite du processus d'innovation peut être extrapolée en
ces termes: suppression du réservoir à eau de la pipe, adaptation du fourneau à la consommation
d'un mélange dans lequel l'opium cesse peu à peu d'être un adjuvant pour être consommé à l'état
pur (c'est-à-dire une diminution progressive du diamètre de la cheminée du fourneau) et
introduction des accessoires ad hoc de la fumerie (supra). Tout porte à croire que cette
- 29 évolution a pris un caractère décisif dans les provinces méridionales de la Chine et que la ville de
Canton a dû jouer un rôle non négligeable dans ce processus. En effet, le perfectionnement
technique des instruments de la fumerie a certainement été conduit parallèlement à des
expériences successives d'adultération de l'opium brut, conduites en vue d'améliorer la substance
destinée à être fumée.103 Dans cette perspective, ce n'est probablement pas un hasard, si
l'invention du fourneau de la pipe à opium est précisément localisée par le discours commun dans
un endroit qui a laissé son nom à la plus élaborée des préparations de l'opium à fumer (supra).
Peut-on déduire de ce qui précède un cadre chronologique relatif à la phase expérimentale de
la fumerie ? Encore une fois, il appartient aux sinologues d'apporter toutes les précisions
afférentes à ce processus. Il me semble néanmoins possible de proposer quelques approximatifs
jalons temporels. Il est acquis que le mélange tabac-opium, sous une forme rudimentaire, était
pratiqué dès la seconde moitié du XVIIe siècle en Asie du Sud-Est. Le chargement d'une pipe
avec un mélange de ce type ou d'un genre sensiblement différent – à l'instar du madak – était
dès lors une possibilité ouverte. Pour le docteur Gaide, cette nouvelle méthode de la fumerie doit
être située dans les premières années du XVIIIe siècle:
«Etant donné que les anciens voyageurs (...) ne font aucunement mention des fumeries
d'opium, et que les auteurs chinois eux-mêmes ne paraissent point avoir connu ce mode
d'employer la drogue avant le XVIIIe siècle, on est en droit d'affirmer que l'utilisation de la
pipe, sous sa forme actuelle, n'a guère pu s'établir qu'à la suite de l'habitude du tabac mêlé
à l'opium, qui fut alors une pratique courante. En sorte que l'origine de la fumerie en Chine
serait contemporaine du début du XVIIIe siècle.»104
Je nuancerai simplement le propos de cet auteur, en supputant qu'à cette époque, la pipe à
opium ne devait certainement pas se présenter sous «sa forme actuelle», mais au contraire sous
une facture plus rudimentaire, voire sous la simple forme d'une pipe à eau ou à tabac. Ce n'est
que progressivement, au cours du XVIIIe siècle, qu'une série de perfectionnements, touchant à la
fois les instruments et la substance de la fumerie, aboutirent à l'élaboration de la panoplie et du
procédé caractéristiques de la méthode thébaïque classique. Sans pouvoir dater exactement le
terme de cette évolution, le témoignage du père Huc permet d'établir que cette méthode est
définitivement instituée dans la première moitié du XIXe siècle. La description qu'il nous livre
dans son Empire chinois correspond terme à terme à la fumerie telle qu'elle est pratiquée en
Extrême-Orient à la fin du XIXe siècle ou dans la France de la Belle Epoque:
«L'opium ne se fume pas de la même manière que le tabac. La pipe est composée d'un
tube ayant à peu près la longueur et la grosseur d'une flûte ordinaire. Un peu avant
- 30 l'extrémité de ce tube, on adapte une boule en terre cuite, ou d'une autre matière plus ou
moins précieuse, et qu'on perce d'un petit trou qui communique avec l'intérieur du tube.
L'opium est une pâte noirâtre et visqueuse qu'on est obligé de préparer de la manière
suivante avant de fumer. On prend avec l'extrémité d'une longue aiguille une portion
d'opium de la grosseur d'un pois, on le chauffe ensuite à une petite lampe jusqu'à ce qu'il
se gonfle et soit parvenu à la cuisson et à la consistance voulues. Alors on dispose cet
opium ainsi préparé au-dessus du trou de la boule, de manière à lui donner la forme d'un
petit cône qu'on a le soin de percer avec l'aiguille, pour qu'il y ait communication avec la
cavité du tube. On approche alors cet opium de la flamme de la lampe. Après trois ou
quatre aspirations, le petit cône est entièrement brûlé, et toute la fumée est passée dans la
bouche du fumeur, qui la rejette insensiblement par les narines. On recommence ensuite la
même opération, ce qui rend cette manière de fumer longue et minutieuse. Les Chinois
préparent et fument l'opium toujours couchés, tantôt sur un côté et tantôt sur l'autre; ils
prétendent que cette position est la plus favorable.»105
Ces observations remontent à un voyage de 1847. Est-il besoin de préciser qu'elles
n'indiquent pas la date à laquelle la méthode est apparue; mais plus prosaïquement que la fumerie
de l'opium, sous cette forme, était suffisamment diffusée à cette époque en Chine pour être
visible à un voyageur étranger. Sur la base de cette dernière remarque, ainsi que des réflexions
qui précèdent, il est raisonnable d'envisager que la structuration définitive de la méthode
thébaïque classique est postérieure d'environ un siècle – ou du moins plusieurs décennies – à
l'estimation avancée par le docteur Gaide pour dater l'origine de la fumerie en Chine.
Conclusion
D'un point de vue diachronique, l'histoire du pavot à opium et des substances qui en sont
dérivées fournit un exemple, si ce n'est unique du moins atypique, de produits dont la diffusion
repose sur une étonnante collaboration entre civilisations. La plante, qui ne pousse pas à l'état
sauvage, a vraisemblablement été domestiquée en Europe dès la préhistoire.106 Elle pénètre
tardivement en Extrême-Orient par l'intermédiaire des marchands arabes, sans toutefois que la
technique d'extraction du suc de la capsule du pavot soit maîtrisée par les natifs. Importé dans un
premier temps d'Arabie et produit dans un second temps en Inde sur une large échelle, l'opium
brut se répand sur les marchés du Sud-Est asiatique avant l'arrivée des Européens dans la
région.107 Dès cette époque, ceux-ci ne donnent pas unique ment une extension nouvelle à ce
commerce, mais contribuent de manière décisive à modifier le mode de consommation de la
substance, en introduisant en Asie le tabac des Amériques. Les côtes de la mer de Chine et de la
- 31 mer de Java sont alors le creuset d'une fusion entre l'opium brut de provenance indienne, le tabac
d'origine américaine et des techniques de fumerie indigènes également élaborées sur la base
d'influences extérieures. S'il n'est pas exclu que le mélange tabac-opium ait pu être expérimenté
en Inde même, ce n'est qu'en Asie du Sud-Est qu'il suscite historiquement le développement d'un
mode de fumerie spécifique qui débouche sur l'invention du modèle thébaïque classique. Son
expansion massive dans la Chine du XIXe siècle, ainsi que dans la diaspora chinoise d'Asie du
Sud-Est, favorise sa pénétration en Occident, dans le sillage de l'émigration chinoise pour les
pays anglo-saxons et dans le prolongement de la colonisation de l'Indochine dans le cas français.
Quelques décennies plus tard, un autre dérivé du pavot à opium suivra synchroniquement un tel
cheminement. Isolée dans la dernière décennie du XIXe siècle par un chimiste allemand, l'héroïne
est massivement produite dans le second XXe siècle en Asie du Sud-Est et submerge bientôt le
marché des stupéfiants en Europe et en Amérique du Nord108 .
Indûment assimilée à une pratique traditionnelle des sociétés asiatiques par certains de ses
thuriféraires occidentaux, la fumerie de l'opium s'apparente beaucoup plus à une création
récente, une oeuvre hybride, qui ne doit pas grand chose aux coutumes séculaires de la Chine et
de l'Extrême-Orient, mais beaucoup aux changements culturels, technologiques et économiques
introduits par les Européens dans cette partie du monde.
CERIA, Lectures libres, août 2000.
- 32 -
1
J'emploie le terme de fumerie dans son acception spécialisée, tel qu'il est utilisé par les auteurs de la fin du
XIXe et du début du XXe siècle, à savoir l'action de fumer de l'opium. Lorsque le mot désigne le lieu où l'action
est pratiquée, le contexte permet clairement de l'identifier.
2
Le Failler, Philippe, «L'empreinte de l'opium en Asie», Opiums. Les plantes du plaisirs et de la convivialité
en Asie, Paris, L'Harmattan, 2000, p. 166.
3
Hodgson, Barbara, Opium. Histoire d'un paradis infernal, Paris, Seuil, 1999, p. 5.
4
Gautier, Théophile, «La pipe d'opium», Récits fantastiques, Paris, Flammarion, 1981, p. 153.
5
Yvorel, Jean-Jacques, Les poisons de l'esprit. Drogues et drogués au XIXe siècle, Paris, Quai Voltaire, 1993,
p. 167.
6
Pan, Lynn, Sons of the Yellow Emperor. A History of the Chinese Diaspora, New York, Kodansha, 1994, pp.
84-86.
7
Cette formule du docteur Millaut est citée par Miraben, Georges, «Comment on fume l'opium», Revue
politique et littéraire, n° 11, septembre 1912, p. 343.
8
idem.
9
idem., p. 342.
10
idem.
11
En 1910, Claude Farrère publie Les petites alliées, un ouvrage dont le titre reprend la dénomination sous
laquelle étaient connues les prostituées pratiquant l'opium. Comme d'autres écrivains évoqués dans la suite
du texte, Farrère était lui-même fumeur d'opium, et il fit de la drogue un thème central de sa production
littéraire.
12
Liedekerke, Arnould, La belle époque de l'opium, Paris, Editions de la Différence, 1984, p. 145.
13
ibid., p. 83.
14
La Bruyère, «Les morphinomanes», Le Figaro , 01.06.1886, cité par Liedekerke, op. cit., p. 98. Sur la
dimension sexuée de la morphinomanie, voir également ce dernier auteur.
15
Cocteau, Jean, Opium. Journal d'une désintoxication, Paris, Stock, 1930, p. 82.
16
Dupouy, R., «L'opiomanie», Revue politique et littéraire, n° 15, octobre 1911, p. 469.
17
idem., p. 470.
18
Farrère, Claude, Fumée d'opium, Paris, Flammarion, 1904, p. 148.
19
L'opium était soumis à un régime de monopole, dont les recettes jouèrent un rôle essentiel dans les
budgets coloniaux, en particulier en Indochine. Voir, Descours-Gatin, Chantal, Quand l'opium finançait la
colonisation de l'Indochine, Paris, L'Harmattan, 1992.
20
ibid., p. 229.
21
«Au début, c'était comme un apaisement, comme une détente bienheureuse (...) Marcel vivait ainsi dans
une atmosphère exceptionnelle, jouait avec des idées ainsi qu'un enfant joue avec des pièces d'argent ou d'or,
pour lui sans valeur ou qu'il ne saurait employer (...) Le soir, après le diner, lorsqu'il retournait chez Hertol, ses
hantises demeuraient pareilles à celles de la sieste, comme précision, comme imprévu, mais il en était une plus
triste, la seule qui se répétât, dont il ne se réjouissait point: celle de son cauchemar, la nuit de son initiation à
l'opium (...) Il s'éveillait d'un effort géant, se dressait dans l'obscurité de son moustiquaire, les bras en avant,
éperdu. Il claquait des dents; des souffles glissaient sur son visage; son poil se hérissait (...) Il essuyait la
moiteur glacée de son front, mais elle le hantait, jusqu'à l'aube, la vision de la fosse fraîche, creusée pour lui
(...).» Bonnetain, Paul, L'Opium, Paris, Charpentier, 1886, pp. 280-284. Sur les évocations littéraires de l'opium
dans les deux dernières décennies du XIX e siècle, on se rapportera à l'étude d'Arnould Liedekerke,
précédemment citée, aux pages 172 et 173.
22
Liedekerke, op. cit., p. 150.
23
Loti, Pierre, Les derniers jours de Pékin, Paris, Calmann Lévy, 1901, pp. 236-237.
24
Onze ans avant Loti, Jules Boissière publie à Hanoi un récit autobiographique, Propos d'un intoxiqué, qui
relate son expérience de l'opium. Cependant, l'ouvage ne fait l'objet que d'un tirage confidentiel. Quelques
années plus tard, le même auteur fait paraître à Paris un recueil de sept nouvelles, intitulé Fumeurs d'opium,
dans lequel la société annnamite est saisie à travers sa culture, ses rites et ses légendes. Dans les deux cas,
- 33 l'opium est pour l'auteur, «le plus sûr moyen de voir de près les Chinois et les Annamites, d'étudier des
moeurs nouvelles», Propos d'un intoxiqué, cité par Liedekerke, op. cit., p. 152.
25
ibid., p. 155.
26
Matgioi [Pouvourville, Albert de], Rimes chinoises, Paris, Lemerre, 1904.
27
Matgioi [Pouvourville, Albert de], L'Esprit des races jaunes. L'opium, sa pratique, Paris, Ollendorff, 1902.
En 1925, il récidive en publiant, sous le pseudonyme de Nguyen-Te-Duc-Lat, Physique et psychique de
l'opium, un ouvrage qui contient toutes les indications utiles à celui qui désirerait expérimenter la fumerie.
28
Liedekerke, op. cit., p. 175.
29
Dans son étude consacrée à la représentation de l'Asie, et plus particulièrement de l'Indochine, dans la
littérature française, Louis Malleret souligne ce point: «Mais, le plus souvent, l'opium a été considéré comme
une initiation aux énigmes de la civilisation et de l'âme asiatique. Sous cet aspect, il est l'un des moyens mis
en oeuvre pour atteindre le subconscient des Jaunes.», Malleret, Louis, L'exotisme indochinois dans la
littérature française depuis 1860, Paris, Larose, 1934, p. 212.
30
Farrère, op. cit., pp. 168-169.
31
ibid., pp. 155-166.
32
Pila, Ulysse, Tonkin, politique de la France, Union Indo-Chinoise, avenir commercial, Lyon, Bonnaviat,
1888, p. 36. Extrait en annexe de Le Failler, Philippe, Le mouvement international anti-opium et l’Indochine,
(1906-1940), thèse de doctorat nouveau régime, Université de Provence, 1993, p. 508.
33
En cas de nécessité, le plus démuni des fumeurs, ou celui qui est privé de ses instruments, peut recourir à
des succédanés. Jean Cocteau évoque des Annamites de Marseille qui utilisent des tuyaux à gaz, des
bouteilles de bénédictine percée d'un trou et des épingles à chapeau pour leur fumerie de l'opium, Cocteau,
op. cit., p. 126. Comme on peut le constater, cette panoplie alternative est une simple reproduction, au moyen
d'instruments de récupération, de la panoplie classique. Citons encore l'exemple du vieux Hmong de Laïchau,
dans l'ouvrage de Larteguy, qui possède une lampe faite d'un tesson de bouteille et d'un fond de boite de
conserve, Larteguy, Jean, La fabuleuse aventure du peuple de l'opium, Paris, Presses de la Cité, 1979, p. 39.
34
Baurac, J.-C., «L'opium», Bulletin de la société des études indo-chinoises, 1898, p. 33. Bien que l'utilisation
de la terre cuite soit généralisée, Barbara Hodgson signale l'emploi de fourneaux en métal et en porcelaine, op.
cit., p. 61.
35
Papillon, Fernand, «Les fumeurs et les mangeurs d'opium en Chine», Revue des deux mondes, 1er mai 1873,
p. 239.
36
Notice sur l'opium, Manufacture de Saigon, s.d., Centre des Archives d'Outre Mer, Aix-en-Provence,
Agence FOM, 240, d. 312.
37
En Indochine à la fin du XXe siècle, la Régie générale chercha une solution pour récupérer le dross dans les
fumeries d'opium, ceci afin d'éviter que la substance n'alimente le marché clandestin et concurrence ainsi les
ventes du chandoo commercialis é par l'administration coloniale.
38
L'emplacement du fourneau sur le tuyau d'aspiration varie en foncion des groupes sociaux qui ne
pratiquent pas rigoureusement la technique chinoise de fumerie. Chez certaines minorités ethniques d'Asie
du Sud-Est, le fourneau, qui a la forme stylisée d'une capsule de pavot, se situe à l'extrémité du tuyau.
39
Matgioi [Pouvourville, Albert de], L'Esprit des races jaunes,op. cit.
40
ibid.
41
Miraben, art. cit., p. 338.
42
Selon les opérations subies pour leur prépration, on dis tingue: 1- L'opium brut qui n'a reçu d'autres
manipulations que celles effectuées lors de la récolte du suc du pavot et de sa mise en pains. 2- L'opium
conditionné «qui a reçu d'autres manipulations que celle [de l'opium brut], mais sans que pourtant sa
composition en ait été en rien modifiée.» 3- L'opium préparé qui a subi des opérations altérant sa
composition, à savoir l'ébullition, la fermentation ou le grillage. Le chandoo est une variété d'opium préparé
qui a été débarassé de ses «principes vireux», afin de le rendre fumable. Gaide, L., «Généralités sur le pavot
somnifère et l'opium», Bulletin des amis du vieux Hué, n° 2-3, 1938, pp. 103-113. Différentes méthodes de
préparation du chandoo peuvent être utilisées. L'une des plus complète est dite méthode cantonnaise ou de
Canton, qui fournit un produit de qualité supérieure. Elle dure trois jours et comporte une succession de
cuisson, de macération, de brassage et de filtration. C'est cette méthode qui est pratiquée dans l'Indochine
- 34 française, du moins à la manufacture de Saïgon, puisque l'éphémère bouillerie de Luang Prabang en
appliquait une plus rudimentaire dans les dernières années du XIXe siècle.
43
Au cas où le fumeur ne dispose pas de plusieurs pipes; l'une se refroidissant pendant qu'il se sert de
l'autre.
44
«La goutte s'enfle, jaunit et bourgeonne. Il [le préparateur] la pétrit et la malaxe contre le fourneau de la
pipe; il la roule, l'étire, l'assouplit, et finalement la colle d'une pression brusque au centre du fourneau, contre
l'orifice du tuyau mince», Farrère, op. cit., p. 147.
45
Baurac, art. cit., p. 34.
46
Sur ce point, les avis de Baurac et de Miraben sont concordants avec une estimation de 20 à 30
centigrammes. Pour sa part, le Régisseur de la Manufacture d'opium de Saigon avance les chiffres de 15 à 20
centigrammes pour le chargement d'une pipe. Notice sur l'opium, Manufacture de Saigon, s.d., Centre des
Archives d'Outre Mer, Aix-en-Provence, Agence FOM, 240, d. 312.
47
Baurac, art. cit., p. 35.
48
Lemire, Charles, Cochinchine française et royaume du Cambodge, Paris, Challamel, 1887, p. 222.
49
Gautier, op. cit., p. 153; Cocteau, op. cit., p. 84; Baurac, art. cit., p. 35; L'Avenir du Tonkin, 10 mars 1897, cité
in Descours-Gatin, op. cit., p. 229.
50
Farrère, op. cit., p. 281.
51
Matgioi [Pouvourville, Albert de], L'Esprit des races jaunes,op. cit.
52
ibid.
53
Papillon, art. cit., p. 239.
54
Notice sur l'opium, Manufacture de Saigon, s.d., Centre des Archives d'Outre Mer, Aix-en-Provence,
Agence FOM, 240, d. 312.
55
Le chauffage excessif du chandoo provoque l'émanation de principes toxiques, nocifs pour le fumeur.
Pouvourville recommande à cet égard la destruction de toute boulette d'opium chauffée au-delà de trois cents
degrés.
56
Chopra, Ram Nath, «Quasi-medical Use of Opium in India and Its Effects», Bulletin on Narcotics, n° 3,
1955, p. 14.
57
«The Abolition of Opium Smoking in India», Bulletin on Narcotics, n° 3, 1957, p. 1.
58
Hodgson, op. cit., p. 80. L'auteur se réfère en l'occurence à l'Assam Opium Enquiry de 1925. On comparera
cette méthode de préparation avec celle du chandoo évoquée dans la note 40.
59
Chez les minorités ethniques d'Asie du Sud-Est, la préparation de l'opium à fumer est plus proche de cette
technique que des méthodes sophistiquées développées en Chine. L'opium brut est mis à bouillir dans un
récipient métallique, maintenu au-dessus d'un feu au moyen de pinces. Après cuisson, il est filtré et conservé
dans différents type de récipients selon sa consistance.
60
Chopra, art. cit., p. 14.
61
Miraben, art. cit., p. 339.
62
Tambs-Lyche, Harald, «La substance du courage. Du rôle de l'opium chez les Rajput de l'Ouest de l'Inde»,
Opiums. Les plantes du plaisir et de la convivialité en Asie, Paris, L'Harmattan, 2000, p. 190.
63
Masood, Alauddin, «Opium Smoking in the Frontier Province of Pakistan», Bulletin on Narcotics, n° 1,
1979, p. 59.
64
Mahias, Marie-Claude, «Le tabac et l'opium en Inde. Leur rôle dans l'histoire des Nilgiri», Opiums. Les
plantes du plaisir et de la convivialité en Asie, Paris, L'Harmattan, 2000, pp. 232-233.
65
Gautier, op. cit., p. 153.
66
Soit plus de mille ans avant Jésus-Christ.
67
Kritikos, Pan G. et Papadaki, S.P., «The History of the Poppy and of Opium and Their Expansion in
Antiquity in the Eastern Mediterranean Area», Bulletin on Narcotics, n° 4, 1967, p. 7. Cet article, paru dans
deux livraisons de la revue onusienne, avait été initialement publié en grec dans une version étendue par
l'Archaiologike Ephemeris d'Athène en 1963.
68
idem.
- 35 69
idem.
Karageorghis, Vassos, «A Twelfth-Century B.C. Opium Pipe from Kition», Antiquity, vol. 50, p. 129.
71
Kritikos, Pan G. et Papadaki, S.P., «The History of the Poppy and of Opium and Their Expansion in
Antiquity in the Eastern Mediterranean Area», Bulletin on Narcotics, n° 3, 1967, p. 21.
72
idem., pp. 19 et 20.
73
Hippocrate, Oeuvres complètes , Amsterdam, Adolf M. Hakkert, 1961, vol. VIII, p. 399.
74
Kritikos, Pan G. et Papadaki, S.P., «The History of the Poppy and of Opium and Their Expansion in
Antiquity in the Eastern Mediterranean Area», Bulletin on Narcotics, n° 4, 1967, p. 7.
75
Pline l'Ancien, Histoire naturelle, Paris, Les Belles Lettres, 1966, vol. 20, p. 99.
76
«Le pavot noir donne un soporifique par incision de la tige (...) On recommande de l'inciser sous la tête et
sous le calice, et c'est la seule espèce dont on incise la tête. Ce suc, comme celui de toute plante, est recueilli
sur de la laine ou, s'il y en a peu, sur l'ongle du pouce (...) le suc du pavot qui est abondant, se recueille aussi
plus encore le lendemain quand, ayant séché, il s'est épaissi; on le pétrit en petits pains et on le fait sécher à
l'ombre (...) On l'appelle opium», ibid., pp. 97 -98. «The collection of the juice from plants from which it is
collected is mostly done in summer (...) The collection of juice is made either from the stalks (...) or from the
roots, or thirdly from the head, as in the case of the poppy; for this is the only plant which is so treated and
this is its peculiarity. In some plants the juice collects of this own accord in the from of a sort of gum (...) but
in most it is obtained by incision», Theophrastus, Enquiry into Plants, London, Harvard University Press,
vol. 2, 1977, p. 253.
77
Kritikos, art. cit., p. 22.
78
Merlin, Mark D., On the Trail of the Ancient Opium Poppy, London, Associated University Press, 1984, p.
246.
79
Karageorghis, art. cit., p. 128.
80
Kapoor, L.D., Opium. Botany, Chemistry, and Pharmacology, New York, Food Products Press, 1995, p. 5.
81
Gaide, L. «Historique du pavot et de l'opium», Bulletin des Amis du vieux Hué, n° 2-3, 1938, p. 122.
82
Olof Hoijer le souligne, treize ans avant le docteur Gaide, dans son étude sur le trafic international de
l'opium. Hoijer, Olof, Le trafic de l'opium et d'autres stupéfiants. Etude de droit international et d'histoire
diplomatique, Paris, Editions Spes, 1925, p. 3.
83
Dermigny, Louis, La Chine et l'Occident. Le commerce à Canton au XVIIIe siècle, 1719-1833, thèse pour
le doctorat ès Lettres, Paris, Ecole pratique des hautes études, vol. III, 1964, p. 1253.
84
Höllmann, Thomas O., «The Introduction of Tobacco into Southeast Asia», Opiums. Les plantes du
plaisir et de la convivialité en Asie, Paris, L'Harmattan, 2000, p. 305.
85
Dermigny, op. cit., p. 1253.
86
Kaempfero, Engelberto, Amoenitatum Exoticarum, Politico-Physico Medicarum, Fasciculi V, Quibus
continentur Varriae Relationes. Obse rvationes & Descriptiones Rerum Persicarum & Ulterioris Asiae
Multa Attentione, in Peregrinationibus per Universum Orientum, Collecte, Lemgoviae, 1712, pp. 649-650. A
ma connaissance, il n'existe pas de traduction française de ce texte. J'en propose par conséquent une qui est
sans doute approximative, mais qui rend compte du sens de la citation: «Parmi les nigritas [les indigènes ou
les habitants de Java], l'opium est l'objet d'un usage externe, ils mélangent de l'opium délayé dans de l'eau à
du tabac, de sorte qu'une fois enflammé la tête leur en tourne plus violemment. J'ai vu à Java des masures
sans solidité dans lesquelles cette sorte de tabac était présenté à ceux qui passaient. Aucun produit au
travers des Indes n'est colporté avec un plus grand profit par les Hollandais que l'opium, dont les
consommateurs ne peuvent se passer et qu'ils ne peuvent se procurer que par les navires hollandais qui
l'apportent du Bengal et de [la cote de] Coromandel.»
87
Dermigny, op. cit., p. 1255.
88
C'est également la thèse soutenue par Owen, David, British Opium Policy in China and India, London,
1968, pp. 15-16.
89
Chopra, art. cit., p. 20. Si l'auteur émet des réserves sur le rôle initial du tabac dans la genèse de la fumerie
de l'opium, il ne propose toutefois pas d'exp lication alternative.
90
Mahias, art. cit., p. 222.
70
- 36 91
Gaide, art. cit., p. 127. En réalité, le docteur Gaide cite un ouvrage de Max Stein, Die Opiumraucher, paru en
1894 à Einsiedeln. Je n'ai malheureusement pas eu l'opportunité d'en trouver un exemplaire.
92
Wills, John E., «China's Farther Shores; Continuities and Changes in the Destination Ports of China's
Maritime Trade, 1680-1690», Emporia, Commodities and Entrepreneurs in Asian Maritime Trade, C. 14001750, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1991, p. 60.
93
Dermigny, op. cit., p. 1255
94
Booth, Martin, Opium. A History, New York, St. martin's Griffin, 1999, p. 106.
95
ibid.
96
Gaide, art. cit., pp. 122-125.
97
La hookah a selon toute vraisemblance été inventée en Perse et rapidement diffusée en Afrique et en Asie
par les marchands arabes. Goodman, Jordan, Tobacco in History. The Cultures of Dependence, London,
Routledge, 1993, p. 87.
98
Höllmann, art. cit., p. 309.
99
Goodman, op. cit., p. 86.
100
Samson, O.W., «The Geography of Pipe Smoking», Geographical Magazine, n° 33, 1960, p. 22.
101
Cité par Mahias, art. cit., p. 212.
102
Tung, Nguyen et Krowolski, Nelly, «D'amour et de bétel et de quelques autres excitants au Viet Nam»,
Opiums. Les plantes du plaisir et de la convivialité en Asie, Paris, L'Harmattan, 2000, pp. 60-61.
103
De ce point de vue, Carl Trocki me semble insuffisamment dialectique lorsqu'il affirme «qu'en plus» de la
pratique consistant à fumer l'opium, une nouvelle méthode de préparation de l'opium brut a fait son apparition
au XIXe siècle. Trocki, Carl A., Opium, Empire and the Global Political Economy, London, Routledge, 1999,
p. 36. Tout porte à croire que le modèle thébaïque classique procède en réalité des deux processus simultanés
d'innovation, qui sont donc indissociables du point de vue de l'histoire des techniques.
104
Gaide, art. cit., p. 121.
105
Huc, Evariste-Régis, L'empire chinois: faisant suite à l'ouvrage intitulé «Souvenirs d'un voyage dans la
Tartarie et le Tibet», Monaco, Editions du Rocher, 1980, p. 45, (texte intégral de l'édition de 1854).
106
L'origine moyenne orientale du pavot à opium a été contestée par Krikorian, Abraham D., «Were the
opium Poppy and Opium Known in the Ancient Near East ?», Journal of the History of Biology, vol. 8, 1975,
pp. 95-114. Sur l'histoire naturelle du pavot à o pium, on se référera plus utilement à la discussion du problème
par Mark David Merlin, qu'aux brefs développements de L.D. Kapoor.
107
Bouchon, Geneviève, «Notes on the Opium Trade in Southern Asia during the Pre-Colonial Period»,
Emporia, Commodities and Entrepreneurs in Asian Maritime Trade, C. 1400-1750, Stuttgart, Franz Steiner
Verlag, 1991, pp. 98-104.
108
Sur ce point, on se rapportera à l'étude qui fait réfèrence sur l'histoire contemporaine des drogues en Asie
du Sud-Est: McCoy, Alfred W., The Politics of Heroin. CIA Complicity in the Global Drug Trade, New York,
Lawrence Hill Books, 1991.