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L’expérimentation animale questionnée Le Parlement européen vient d’organiser des auditions contradictoires, à la demande des antivivisectionnistes. PA G E 2 Comme nous, la mouche connaît la peur L’insecte éprouve une forme de frayeur quand une ombre recouvre ses yeux. Cette découverte pourrait aider à traiter l’anxiété. PA G E 3 L’Europe dans le marathon de l’innovation Le commissaire européen à la recherche, Carlos Moedas, souligne un déficit dans l’effort de R&D privé. Entretien. PA G E 7 Faites entrer lepatient virtuel Mannequins hightech dotés de toutes les fonctions vitales, avatars numériques en3D, simulateurs chirurgicaux… LaFrancecomble sonretard enadoptantces nouveaux outils qui révolutionnent l’enseignement desdisciplines desanté, larechercheet, de plusenplus, lespratiquesmédicales. PAGES 4-5 Des chirurgiens en formation s’exercent à une opération par voie endonasale à la faculté de médecine de Nancy. MATHIEU CUGNOT POUR « LE MONDE » Distorsion morale sur la correction du génome J carte blanche Laurent Alexandre Chirurgien urologue, président de DNAVision [email protected] (PHOTO: MARC CHAUMEIL) usqu’à présent, les techniques d’ingénierie du génome n’étaient utilisées que pour modifier cer tains tissus d’un individu, comme la rétine ou la moelle osseuse, mais ne touchaient pas au gé nome des descendants. Quatre enzymes peuvent modifier l’ADN de nos chromosomes: les méganu cléases, les TALEN, les nucléases à doigt de zinc et les CRISPRCas9. Les trois premières sont complexes à mettre en œuvre; la quatrième est plus facile mais peu spécifique, c’estàdire qu’elle modifie l’ADN à des en droits non souhaités en plus de la cible médicale. Le coût de ces enzymes a été divisé par 10000 en dix ans, ce qui ouvre la voie à un bricolage de notre génome. En mars, des chercheurs et industriels ont mis en garde contre les tentatives de modifier des cellules embryonnaires, ce qui modifierait l’hérédité humaine. Les signataires s’inquiétaient des risques liés à l’utili sation des CRISPRCas9, qu’un étudiant en biologie peut fabriquer en quelques heures. Ce moratoire sur les thérapies géniques embryonnaires, comme beau coup d’autres avant lui, n’a pas été respecté. Une équipe chinoise a publié, le 18avril, les premières Cahier du « Monde » No 21877 daté Mercredi 20 mai 2015 Ne peut être vendu séparément modifications génétiques sur des embryons humains, destinées à corriger une mutation responsable d’une maladie du sang, la bêtathalassémie. Cette expérience ne pouvait aboutir à des bébés, car les 86 embryons présentaient des anomalies chromosomiques mortel les avant même la manipulation. Modifier génétique ment un embryon destiné à naître supposerait un «process» zéro défaut. Ce n’est pas le cas aujourd’hui puisqu’une minorité seulement des embryons mani pulés ont vu la mutation ciblée corrigée. Des « bébés à la carte » Ces techniques ne seront opérationnelles sur l’em bryon humain que dans dix à quinze ans. Nous avons donc le temps de réfléchir à l’immense pouvoir dont nous allons disposer sur notre identité génétique. Estil imaginable d’empêcher les parents de concevoir des «bébés à la carte» à partir de 2030 quand la tech nologie sera au point? En réalité, les parents du futur exigeront des modifications génétiques embryonnai res pour prévenir le développement de maladies chez leur enfant, mais aussi dans toute sa descendance. Il n’est pas raisonnable d’imposer aux familles des thé rapies géniques successives à chaque génération pour traiter les maladies très graves. Qui ne souhaite rait supprimer définitivement le risque d’avoir des descendants atteints de myopathie ou de démence de Huntington? Le débat sur les modifications génétiques sur l’em bryon est d’autant plus décalé que la société est ultra eugéniste: l’élimination des trisomiques est sociale ment admise ! En 2015, 97% des enfants trisomiques dépistés sont avortés, ce qui est jugé – à tort ou à raison – parfaitement moral. En revanche, l’idée de corriger sur l’embryon une mutation génétique qui entraîne 100% de chances de mourir pendant l’enfance de myo pathie ou d’une affection neurologique est perçue comme un crime contre l’humanité. La France a ratifié la convention d’Oviedo qui bannit les modifications du patrimoine héréditaire de l’espèce humaine. Les géné rations futures se moqueront pourtant de cette in croyable distorsion morale, et feront le contraire de ce qui nous semble éthique : elles corrigeront l’ADN des embryons, au lieu d’avorter les bébés mal formés. p 2| 0123 Mercredi 20 mai 2015 | SCIENCE & MÉDECINE | AC T UA L I T É Débatrelancésur l’expérimentation animale | Le Parlement européen a récemment accueilli uneauditionréclamée parles opposantsà la vivisection. L’occasion d’argumenter sur la souffrance animale, mais aussi surla pertinence des recherches impliquantdes animaux biomédecine L ram etwareea (« le temps ») a Commission européenne don nera, le 3 juin, sa position visàvis d’une initiative citoyenne euro péenne (ICE) intitulée «Stop vivisec tion», qui réclame l’interdiction de « l’utilisation d’animaux considérés comme des modèles biologiques de l’homme à des fins scientifiques». Derrière cette formula tion technique, elle demande simplement de mettre fin à la vivisection dans la recherche fondamentale et appliquée, dans l’enseigne ment de la biologie et de la médecine humaine et dans la toxicologie. L’initiative revient à l’association européenne Antidote, dont les principaux animateurs sont le Belge André Ménache, vétérinaire et zoolo giste, l’Italien Gianni Tamino, professeur de biologie, et le Français Claude Reiss, biologiste et exdirecteur de laboratoire au CNRS. «Stop vivisection» s’est invité dans la politique euro péenne grâce à un nouvel instrument de démo cratie participative : depuis 2011, les citoyens européens peuvent proposer des lois à condi tion que leur demande soit soutenue par au moins 1 million de signatures valides, récoltées dans pas moins de sept pays. Cette initiative, se lon ses promoteurs, a recueilli 1,2 million de pé titionnaires. La pétition appelle à l’usage «des méthodes alternatives plus fiables et très sou vent plus économiques qui existent pour re cueillir des données pour l’homme». C’est le contexte dans lequel le Parlement européen a consacré deux audiences à l’écoute des experts. La première, informelle, a donné l’occasion à deux Prix Nobel de médecine 2014, l’AngloAméricain John O’Keefe et la Norvé gienne MayBritt Moser, récompensés pour leurs travaux sur le système de «géoposition du cerveau», de plaider pour l’utilisation de ron geurs dans la recherche. Selon eux, il y va de l’es poir dans la lutte contre la maladie d’Alzheimer. « Le déficit d’information sur l’expérimentation animale laisse la voie libre à tous les fantasmes » ivan balansard chercheur au CNRS Lundi 11 mai, c’était au tour de la Française Françoise BarréSinoussi, Prix Nobel de méde cine 2008 pour la découverte du VIH, avec le professeur Luc Montagnier, de défendre la vivi section. Elle n’aurait, atelle souligné, jamais obtenu de tels résultats sans l’expérimentation animale. Mais il y avait aussi le médecin américain Ray Greek, défenseur notoire de la cause animale. Il s’est dit opposé à l’expérimentation animale sur une base purement scientifique. Selon lui, la recherche menée sur des bêtes est inutile parce qu’elles ne constituent pas un modèle fia ble pour l’homme, chaque espèce réagissant En France, en 2010, sur les 2,2 millions d’animaux utilisés en laboratoire, on comptait 60 % de souris. KLAUS GULDBRANDSEN/SPL/COSMOS différemment aux substances extérieures. A ce propos, les «antivivisections» expliquent dans leur argumentaire que même les expériences menées sur les rats et les souris, qui sont pour tant des espèces proches de l’humain, ne don nent pas les mêmes résultats sur l’homme. Il y a très peu de cas, soulignentils, où une thérapie réussie sur un rongeur a été transposée avec succès sur l’homme. La législation européenne exige que tout nouveau médicament soit testé sur des animaux avant d’être mis sur le marché. Les opposants à la vivisection avancent aussi des arguments qui touchent plus facilement le grand public. Ils mettent ainsi en avant le chif fre de 500 millions d’animaux qui sont tués chaque année dans les laboratoires, dont 60 % dans la pharmacologie. Le député européen allemand Vert Martin Häusling a aussi porté le débat sur le plan éthi que en décriant la souffrance des animaux. D’après lui, l’industrie doit explorer «des appro ches non animales qui existent et sont promet teuses». Pour sa part, l’UE n’ignore pas le débat et a déjà considérablement limité le recours à l’expérimentation animale, notamment en l’in terdisant pour les produits cosmétiques. Elle songe également à mettre fin à des tests sur les grands singes comme les gorilles, ainsi que sur des chiens et des chats. Ivan Balansard, vétérinaire et chargé de mis sion au CNRS, souligne d’emblée que ce n’est qu’une minorité de la communauté scientifi que qui porte l’initiative « Stop vivisection ». « Dans l’ensemble, la majorité s’oppose à l’arrêt de l’expérimentation animale, surtout de façon aussi radicale, comme le demande la pétition. » Selon lui, les chercheurs font tout pour respec ter la directive 2010 de l’UE, qui régule l’utilisa tion d’animaux pour la recherche scientifique et leur garantit un haut niveau de protection et de bienêtre. « Nous mettons aussi en place une politique de transparence ; des visites de parlementaires européens et nationaux dans nos animaleries sont prévues ces prochains mois », poursuitil. Le chercheur du CNRS admet qu’il y a « un dé ficit d’information sur l’expérimentation ani male, ce qui laisse la voie libre à tous les fantas mes ». Il rejette par ailleurs des chiffres «véhicu lés pour faire peur » et affirme qu’en Europe seulement 12 millions d’animaux, des rongeurs en grande majorité, font l’objet d’expérimenta tions chaque année. En France, le nombre a di minué de moitié en trente ans, passant de 4,5millions en 1984 à 2,2millions en 2011. p > Sur Lemonde.fr Lire les tribunes libres pour et con tre l’expérimentation animale sous l’onglet Sciences. Les principes européens: remplacer, réduire, raffiner L’initiative citoyenne européenne «Stop vivisec tion» demande à la Commission européenne d’abroger la directive 2010/63/UE relative à la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques et d’en proposer une nouvelle vi sant à mettre fin à l’expérimentation animale. La directive de 2010 promeut le principe dit des 3R: le remplacement et la réduction de l’utilisa tion d’animaux à des fins expérimentales et le raffinement des méthodes utilisées, «afin d’éli miner ou de réduire au minimum toute douleur, souffrance ou angoisse ou tout dommage dura ble susceptible d’être infligé aux animaux». Elle était décrite dans ses attendus comme «une étape importante vers (…) le remplacement total des procédures appliquées à des animaux vi vants à des fins scientifiques et éducatives, dès que ce sera possible sur un plan scientifique». La directive a été transposée en France en 2013 par des textes définissant les modalités d’agrément des établissements utilisant des animaux à des fins scientifiques, d’autorisation des projets et procédures, d’acquisition et de validation des compétences des personnels et de fourniture des établissements en animaux. En France, sur les 2,2 millions d’animaux utilisés en 2010, les souris en représentaient 60%, les poissons 16%, les rats 11% et les lapins 6%. Les animaux à sang froid comptaient pour 16% et les prima tes non humains, 0,08% (1 810individus). Lesiropd’érableàlarescoussecontreles bactéries résistantes Un extrait concentré de cette spécialitécanadienne a multiplié l’efficacité de moléculesantibiotiques A u Canada, premier pays producteur de sirop d’érable, un nouveau débouché pharmaceuti que point à l’horizon… Il pourrait permettre de répondre à «la crise mondiale de surutilisation d’anti biotiques qui alimente le dévelop pement de bactéries résistantes aux médicaments », affirme Nathalie Tufenkji. Professeure au département de génie chimique à l’université McGill (Québec), elle a déjà étudié le potentiel de dérivés de la canneberge pour combattre des bactéries pathogènes, en parti culier pour prévenir ou traiter des infections urinaires. Cette fois, avec son équipe de chercheurs, elle a réussi avec un extrait concentré de sirop d’érable à renforcer l’effet d’antibiotiques sur des bactéries, ouvrant la voie à une possible ré duction de l’utilisation de ces re mèdes de cheval. Les résultats de cette expérience viennent d’être mis en ligne dans la revue Applied and Environmental Microbiology. Le cercle vicieux du développe ment de bactéries résistantes aux médicaments, et donc d’infec tions bactériennes de plus en plus difficiles à traiter, est un problème majeur de santé publique. Pour le circonscrire, les chercheurs de Mc Gill ont eu l’idée de préparer un ex trait concentré de sirop d’érable et de tester son effet sur des souches de bactéries comme Escherichia coli, Pseudomonas aeruginosa et Proteus mirabilis, cette dernière étant souvent responsable des in fections urinaires. Ils se sont servis d’un procédé d’extraction testé par un cher cheur de l’université du Rhode Island, Navindra Seeram, qui avait démontré l’effet anticancérigène du sirop d’étable. «Nous avons en levé l’eau et le sucre d’une boîte de 540 millilitres de sirop d’érable Reste à vérifier la nontoxicité pour les cellules humaines pour en extraire 8 à 10millilitres de composés phénoliques», explique Mme Tufenkji. Les bactéries choi sies ont ensuite été exposées à l’extrait, avec une efficacité quali fiée de «légère». En revanche, en le combinant avec des antibiotiques très communs (le ciprofloxacin et le carbenicillin), il a été particuliè rement efficace comme agent antimicrobien. «L’effet synergique est tellement fort, ajoute la cher cheuse, qu’on peut diminuer dans certains cas jusqu’à 90% les doses d’antibiotiques utilisées normale ment et, du coup, ralentir le déve loppement de la résistance bacté rienne aux médicaments.» En poursuivant ses tests, l’équipe de McGill a identifié quatre méca nismes expliquant pourquoi les composés phénoliques du sirop d’érable ont un tel effet bénéfique. Alors que l’antibiotique a du mal à traverser la membrane d’une bac térie, son exposition à l’extrait na turel rend celleci plus perméable, facilitant ainsi le passage du médi cament. «Nous avons trouvé tout aussi excitant, note Mme Tufenkji, de constater que les pompes que la bactérie utilise pour rejeter l’anti biotique dont on la bombarde se bloquent quand on lui envoie l’ex trait concentré.» Celuici va même jusqu’à s’attaquer aux gènes de la bactérie qui sont liés à la résistance aux antibiotiques. Autre effet majeur, particulière ment intéressant dans le cas d’in fections difficiles à traiter: l’extrait de sirop combiné à un antibioti que attaque de plein fouet les bio films. Ces matrices protègent des communautés bactériennes comme les murailles d’un château fort, leur permettant de résister aux assauts. Les chercheurs ont découvert que l’extrait était aussi très efficace pour aider l’anti biotique à ralentir la formation d’un biofilm, ainsi que pour dé truire de l’intérieur, après avoir pé nétré la matrice, ceux qui se sont formés. Résoudre le problème causé par ces «communautés bac tériennes résistantes» serait une bénédiction pour les systèmes de santé publique du monde entier. Les EtatsUnis consacrent par exemple plus de 5 milliards de dol lars (4,4 milliards d’euros) par an à des traitements destinés à les combattre. Pour l’heure, il reste aux cher cheurs de McGill à vérifier la non toxicité de l’extrait de sirop d’éra ble pour les cellules humaines, avant d’entamer des tests sur des animaux, puis des essais cliniques, «d’ici cinq ans», espère Nathalie Tufenkji, qui rêve de capsules d’an tibiotiques incorporant l’extrait. p anne pélouas (montréal, correspondance) AC T UA L I T É | SCIENCE & MÉDECINE | L’ombredela peurplane surla mouche | A l’instardes mammifères, la drosophile est capable d’éprouver une émotion de base voisine de la peur. Un modèle pourétudierles mécanismes de l’anxiété éthologie I florence rosier l y eut jadis Bucéphale, le fa meux cheval d’Alexandre qui redoutait tant son ombre. Il y a désormais la mouche de Caltech, qui a prouvé qu’elle a peur de l’ombre qui la survole. Les chercheurs s’interrogeaient: une mouche, aussi fine soitelle, peutelle exprimer un comportement lié à une émotion? Quand elle fuit l’om bre qui la menace, évoquant un pré dateur, s’agitil d’un simple réflexe ou d’une réponse à un état émotion nel? Autrement dit, la «peur» atelle un sens pour cette créature que nous jugeons si éloignée de nous – à tort peutêtre? C’est à cette énigme qu’ont voulu répondre les auteurs d’une étude, publiée le 14 mai dans la revue Cur rent Biology. Au terme d’un rigou reux protocole, les chercheurs du Howard Hughes Medical Institute, au California Institute of Techno logy (Caltech, EtatsUnis), suggèrent que oui, Drosophila melanogaster (la mouche drosophile) ressent une « émotion primitive » qui s’appa rente à la peur que nous pouvons éprouver. Si cette peur est innée, la réponse des chercheurs n’était pas acquise. Car la tentation de l’anthropomor phisme, en éthologie, est éminem ment périlleuse. «J’en ai fait l’amère expérience en 2004, lorsque j’ai sou «Grâce à la simplicité de son système nerveux, la drosophile offre un excellent modèle d’étude des émotions primitives» william gibson chercheur au California Institute of Technology mis une étude à la revue Science, ra conte JeanRené Martin, qui étudie les bases neurales des comporte ments de la drosophile à l’Institut des neurosciences ParisSaclay (CNRS, GifsurYvette). Pour la pre mière fois, notre travail montrait comment la mouche évite le centre d’une arène et organise son parcours d’une manière très sophistiquée, avec une temporalité fractale. Nous par lions de “centrophobie”. Un terme jugé “inadmissible” par un des re viewers, qui affirmait : “Les inverté brés n’ont pas d’émotion!” Et Science a rejeté notre publication.» L |3 télescope Archéologie Des os moins résistants depuis l’avènement de l’agriculture L’étude des ossements de 1 842 indivi dus européens sur une période allant de – 33 000 ans au XXe siècle confirme que la sédentarité est un facteur ma jeur de diminution de leur robustesse (en tout cas en ce qui concerne les membres inférieurs). Un déclin impor tant de la résistance à la torsion du fé mur et du tibia sur l’axe antéroposté rieur (d’avant en arrière) a été constaté à partir du début du néolithique, avec l’avènement de l’agriculture, et s’est poursuivi jusqu’à la période romaine. Cette tendance était moins nette pour la torsion gauchedroite des membres inférieurs et la résistance de l’humérus (os long du bras). La robustesse du squelette évolue ensuite peu jusqu’à nos jours, ce qui suggère que la méca nisation agricole et l’urbanisation ont eu peu d’effet, par rapport à la baisse de mobilité induite par l’abandon du mode vie de type chasseurcueilleur du paléolithique. > Ruff et al., « PNAS », 19 mai. Physique Fin de vie standard pour une particule « Drosophila suzukii » femelle dans un laboratoire de recherche, à Villeurbanne. THIBAULT ANDRIEUX/NATURIMAGES Ces interrogations anthropomor phiques n’ont pas toujours troublé le monde scientifique. Ainsi le Prix No bel Eric Kandel, pionnier dans l’étude de la mémoire, évoquaitil la «peur apprise» chez la mouche, dans son ouvrage A la recherche de la mé moire (Odile Jacob, 2007). «En 1993, Tim Tully, un généticien comporte mentaliste travaillant au laboratoire de Cold Spring Harbor, développa un élégant protocole d’examen de la mé moire à long terme pour la peur ap prise chez la mouche», racontaitil. Mais il s’agissait là plutôt d’un con ditionnement nociceptif (perception de la douleur): l’apprentissage d’une association entre une odeur et un choc électrique. «L’étude de Current Biology est la première à s’intéresser à la peur innée chez la mouche», es time Cyril Herry, qui travaille sur les grands circuits cérébraux de la peur chez les rongeurs au Neurocentre Magendie de l’Inserm (Bordeaux). On se doutait bien que la peur est une émotion de base résultant de l’évolution des espèces. Encore fal laitil le prouver, chez un invertébré comme la mouche. Dans cette étude, les diptères ont été placés dans une boîte de Petri, où ils ne pouvaient se déplacer qu’en marchant. L’équipe du Caltech a filmé puis quantifié leurs réactions à leur survol par une ombre. Résultats: le passage répété de cette ombre produit des réactions de fuite ou de sauts de plus en plus rapides, en proportion de la fré quence du passage. Les insectes s’im mobilisent parfois, comme le font les rongeurs effrayés. Leurs réac tions sont relativement persistantes et généralisables à différents contex tes. Ainsi, l’ombre incite des mou ches qui ont jeûné à quitter des zo nes de nourriture placées au centre de la boîte: «La répulsion créée par l’ombre est plus forte que l’attraction de la nourriture », commente Jean René Martin. Plus les mouches affa mées ont été exposées au passage de l’ombre, plus elles mettent de temps à revenir à la nourriture. «Ces pro priétés sont observées dans les réac tions de peur des rongeurs et de l’homme. Il est donc raisonnable de penser que les réponses des mouches sont liées à des émotions proches de la peur», commente Cyril Herry. Bien plus qu’une fuite passagère, le comportement des mouches traduit un état physiologique durable, esti ment les auteurs. «Grâce à la simpli cité de son système nerveux, la droso phile offre un excellent modèle d’étude des émotions primitives. Il de vrait permettre d’identifier de nou velles molécules intervenant dans le contrôle des états émotionnels », assure William Gibson, premier auteur. C’est toute la puissance de ce système : manipuler le génome de la mouche est très facile. «La mouche présente un intérêt cer tain pour découvrir de nouvelles cibles pharmacologiques, reconnaît Cyril Herry. C’est un enjeu clinique impor tant, si l’on veut développer de meilleurs traitements des troubles an xieux ou des syndromes de stress posttraumatique, liés aux dérègle ments des circuits de la peur.» Encore faudratil confirmer la per tinence de ces cibles dans des modè les plus proches de l’homme. Chez les rongeurs et l’humain, les circuits neu ronaux contrôlant la peur sont de mieux en mieux connus, grâce à la fi nesse de l’outil optogénétique. Une des structuresclés gouvernant les in formations émotionnelles est l’amyg dale, dans les lobes temporaux. Elle est formée de 12 ou 13 noyaux : «Selon que la peur est innée ou apprise, les noyaux en jeu sont différents», précise Cyril Herry. Chez l’homme, à la suite d’une calcification de l’amygdale, les patients sont incapables de reconnaî tre les émotions sur un visage. N’éprouvant plus de peur, ils adop tent des comportements dangereux. Une autre structure, située dans le tronc cérébral, gouverne les réac tions motrices liées à la peur, comme l’immobilisation, la fuite ou le com bat. Il s’agit de la substance grise pé riaqueducale. Enfin, c’est le cortex préfrontal, centre de la «raison», qui nous permet de ne pas céder à une manifestation de peur infondée. p Un «compas cérébral» pour l’orientation es chercheurs seraient des «tourmenteurs de mou ches». A ce fielleux poncif, une étude, dont la vedette est Drosophila melanogaster, offre un démenti cinglant. Publiée dans Nature le 13 mai, elle révèle l’existence, dans le cerveau de cet insecte, d’un groupe de cel lules homologues à l’un des trois piliers du système de navi gation des mammifères: le fa meux «GPS cérébral», qui valut le prix Nobel 2014 à ses trois dé couvreurs, John O’Keefe, May Britt Moser et Edvard Moser. Chez les mammifères, au moins trois catégories de neuro nes interviennent dans ce sys tème: les cellules de lieu, les cel lules de grille et les cellules de direction de la tête. Ce sont ces dernières qui ont été identifiées chez la mouche. L’étude publiée relève d’un ex ploit technologique: celui d’en registrer l’activité de neurones individuels dans un cerveau pas plus gros qu’une tête d’épingle, 0123 Mercredi 20 mai 2015 chez un animal en mouvement ! «Le cerveau de la mouche mesure 0,5 mm sur 0,5 et 0,3 mm. Il est composé d’environ 150000 neuro nes, quand notre cerveau en compte 85 milliards! Quant à la structure du cerveau étudiée ici, le corps ellipsoïdal, il mesure environ 50 millionièmes de mètre de dia mètre», précise JeanRené Martin, de l’Institut des neuros ciences ParisSaclay (CNRS). Sur une boule Les auteurs, du Janelia Research Campus (Virginie), ont placé les insectes dans une «arène de réa lité virtuelle», où chaque mouche marchait sur une boule en rota tion à laquelle elle était liée, en faisant face à un écran LED sur le quel étaient projetés des profils de bandes visuelles. Par instinct, les mouches se dirigent vers les bandes verticales. Johannes Seelig et Vivek Jayaraman ont synchro nisé la rotation des bandes proje tées à l’écran à la rotation de la boule pour créer l’illusion d’un mouvement du panorama quand la mouche tournait. En réponse aux images proje tées, les auteurs ont suivi l’activité motrice de l’insecte et identifié les neurones activés en temps réel. Ils ont utilisé l’imagerie calcique, qui enregistre l’activité de neurones individuels. Quand un neurone est activé, il se produit un flux d’ions calcium, qui est quantifié grâce à un marqueur fluorescent, visualisé par microscopie par ba layage laser de fluorescence. L’étude révèle chez la mouche l’existence d’un «compas in terne» – des «cellules de direction de la tête», situées dans le corps ellipsoïdal, connu pour intervenir dans l’activité locomotrice. «Tout système d’orientation efficace re pose sur un “compas” calibré par les informations visuelles externes et par les informations internes produites par le traitement des mouvements. Ce compas permet à l’animal de connaître son orienta tion tout en mesurant les change ments de sa trajectoire, explique Bruno Poucet, du laboratoire de neurosciences cognitives du CNRS (université AixMarseille). Ce système existe chez la mouche et les mammifères. Et il semble régi par les mêmes principes: à partir d’une orientation donnée, les neu rones ne peuvent adopter que des états d’activité compatibles avec la réalité physique des mouvements de l’animal.» Ce compas permet aussi à la mouche de garder une mémoire à court terme de son orientation, même dans le noir. Pour Bruno Poucet, cette étude montre les convergences évoluti ves au travers d’espèces vivant dans des environnements variés, mais aussi ayant des morpholo gies cérébrales différentes. «C’est probablement dû au fait que tou tes les espèces font face à des con traintes semblables: retrouver son nid pour s’y abriter, localiser les sources potentielles de nourriture, etc., requièrent des capacités de na vigation sans lesquelles la vie de l’animal serait en danger.» p fl. r. Pas de chance : les physiciens du CERN ont observé qu’une particule, le mé son B étrange, se désintègre en deux cousins de l’électron, exactement comme prévu par la théorie standard. Pourquoi être déçu ? Parce que les cher cheurs espéraient que cette forme de mort très rare chez les particules (qua tre fois seulement sur 1 milliard de dé sintégrations) révélerait un indice d’une nouvelle théorie, permettant de dépasser l’actuelle. Le but étant de ré soudre de grands mystères, comme la nature de la force qui accélère l’expan sion de l’Univers ou la raison de la dis parition de l’antimatière. Ces tests ont été menés en combinant les données de deux expériences du CERN, CMS et LHCb. Tout espoir n’est pas perdu car un cousin de ce méson sera étudié en détail dans les prochains mois avec la reprise au CERN des expériences à très hautes énergies. > CMS et LHCb collaboration, « Nature », 13 mai. 244 C’est le nombre de «problèmes de santé» rencontrés par Tintin au cours de ses aventures, selon une étude pu bliée le 11 mai dans la revue La Presse médicale. En reprenant les 23 albums d’Hergé parus entre 1929 et 1976, les auteurs de l’article ont recensé 191 événements traumatiques, princi palement des traumatismes crâniens ; et 53 non traumatiques, les plus fré quents étant des troubles du som meil, des manifestations anxieuses et des intoxications – au gaz ou au chlo roforme. Ce n’est pas la première fois que le petit reporter fait l’objet d’étu des médicales. En 2004, des cher cheurs québécois avaient ainsi émis l’hypothèse que les multiples trauma tismes crâniens encaissés par Tintin avaient entraîné un déficit en hor mone de croissance (GH) et un hypo gonadisme d’origine centrale, d’où sa petite taille, son retard de puberté et son absence de libido. 4| 0123 Mercredi 20 mai 2015 | SCIENCE & MÉDECINE | ÉVÉNEMENT Médecine Simulerpourmieux soigner formation «Jamais la première fois surun patient»: cemot d’ordre devientune réalitéen France avec la multiplication des platesformes d’enseignement virtuel P sandrine cabut et pascale santi onction lombaire, abla tion de vésicule, accou chement… Pour les actes médicaux et chirurgi caux, le mot d’ordre est désormais clair: «Jamais la première fois sur un patient.» A l’instar des si mulateurs de vol pour les pilotes d’avion, l’enseignement virtuel devient de plus en plus impératif dans les métiers de la santé. En quelques années, les platesformes spécialisées se sont multipliées en France. Il en existe désormais une tren taine, à peu près autant que de centres hospitalouniversitaires (CHU). Afin d’harmoniser le fonctionnement de ces structures, actuellement très disparates, la Haute Autorité de santé (HAS) – qui avait fait ses premières recommanda tions fin 2012 sur le sujet de la simulation en santé – devrait prochainement rendre public un guide d’évaluation des centres. L’engouement est aussi palpable du côté des professionnels. Le nombre de colloques consacrés à ce thème est en plein boom, et chaque spécialité lui ac corde désormais un espace de choix dans ses congrès. « La simulation médicale bouscule [d]es archaïsmes de pensée et re met en question l’immobilisme académi que », déclare dans son éditorial Mat thieu Durand, directeur de la revue What’s Up Doc?, le magazine des jeunes médecins, qui consacre une enquête à ce sujet dans son dernier numéro. De quoi s’agitil ? Pour la HAS, la simula tion en santé correspond à l’utilisation d’un matériel (comme un mannequin, un jeu, un logiciel…), de la réalité virtuelle ou d’un «patient standardisé» (joué par un acteur) pour reproduire des situations ou des environnements de soin, dans le but d’enseigner et de répéter des actes. En se promenant dans les locaux d’iLumens, le centre de simulation de la faculté de médecine de ParisDescartes, on plonge immédiatement dans cet uni vers parallèle. Dans une salle, la victime d’un accident grave de traumatologie est allongée, avec une suspicion de fracture de la colonne vertébrale. C’est, en fait, un « mannequin hautefidélité », doté de toutes les fonctions vitales, qui repro duit le cas réel d’un patient. « Nous utili sons la simulation depuis 2012. L’équipe est identique à celle d’une salle de décho quage d’un hôpital parisien : un médecin senior, deux internes en anesthésieréani L mation, une aidesoignante et une infir mière de notre service », explique le doc teur Tobias Gauss (hôpital Beaujon, APHP, Clichy), qui pilote les opérations derrière une vitre teintée. « L’objectif est d’améliorer le travail en équipe et la prise de décision rapide dans ces situations où le temps, le stress, etc., dictent notre com portement. » Une séance de debriefing, systématique, permet ensuite de lever d’éventuels conflits, d’optimiser les stratégies. Même principe pour la salle d’accou chement, où un mannequin femme sert à simuler des accouchements normaux ou difficiles, avec des bébés de différen tes tailles… Depuis cette année, les 19 internes en pneumologie d’IledeFrance s’entraî nent virtuellement à l’endoscopie bron chique avant d’en pratiquer sur de vrais malades. L’appareil peut simuler des si tuations comme une rupture bronchi que après un accident de la route, une toux, un saignement important… «L’ap prentissage est ainsi bien plus rapide, constate le docteur Christine Lorut, pneumologue à l’hôpital Cochin, forma trice chez iLumens. Cela permet aussi d’atténuer l’inconfort propre à cet exa men, qui procure une sensation d’étouffe ment très désagréable.» Des bénéfices de ces approches ont déjà été prouvés. Une étude présentée en 2014 au congrès de la Société française d’anes thésie et de réanimation a ainsi montré qu’un programme de formation pour une équipe entière intégrant l’apprentis sage par simulation réduit le temps passé en salle de déchoquage de 39 à 29minutes. Et on sait que chaque minute compte en traumatologie. Des chirurgiens américains ont, eux, conclu au rôle positif de l’utilisation de checklists (systématiques dans l’avia «Une méthode pédagogique incontournable» e professeur JeanClaude Granry, président de la Société franco phone de simulation en santé (Sofrasims), est responsable du centre de simulation d’Angers (MaineetLoire) et chef du pôle d’anesthésie et de réani mation au CHU d’Angers. ques début juin des recommandations pour l’évaluation des centres de simula tion. On espère, à terme, un label. La si mulation est aujourd’hui une méthode pédagogique incontournable, un élé ment essentiel de formation. Elle né cessite toutefois une grande rigueur. Vous avez piloté, début 2012, un rapport sur la simulation en santé pour la Haute Autorité de santé (HAS). Où en eston aujourd’hui ? La France avait du retard, qu’on est en train de combler. Nos instances natio nales (direction générale de la santé, direction générale de l’offre de soins…) sont intéressées par ce sujet. Ce n’est pas le cas dans tous les pays, à l’excep tion des EtatsUnis, du Canada et sur tout de l’Australie qui a fait de la simula tion un enjeu national. Après le rapport de 2012, la HAS a rédigé un guide des bonnes pratiques et va rendre publi Ce n’est pourtant pas généralisé. Quel est son statut dans la formation des métiers de santé ? Un arrêté de septembre 2014 a intro duit officiellement la simulation dans les études d’infirmières. En revanche, rien n’est officiel pour les études de médecine. Dans les faits, en anesthésie et réanimation par exemple, la plupart des CHU font de l’enseignement par si mulation, mais ce n’est pas obligatoire. L’enjeu est d’abord éthique. Un in terne qui n’a jamais fait de ponction lombaire ne doit pas la faire la pre mière fois sur un patient. Et cela vaut pour tous les gestes ou nouveaux ma tériels. Je dis souvent à mes étudiants: «Quand on ne sait pas, on ne fait pas.» Cet enjeu est fondamental. Il a aussi été montré que la formation par simulation pouvait permettre de diminuer les infections nosocomiales. Les règles d’hygiène en simulation doi vent être respectées comme dans la vraie vie, ce qui n’est pas mis en vigueur par tout le monde. Nous menons ce combat avec la Société française d’hygiène hospitalière. Il y a aussi un enjeu pédagogique. Nos étudiants ont de plus en plus de mal avec les cours tels qu’ils sont dispensés en amphi. L’enseignement doit être pragmatique et palpable. L’étudiant doit s’entraîner virtuellement, pas seu lement pour les gestes techniques, mais aussi pour la communication. Trop d’annonces de maladies graves sont fai tes dans de très mauvaises conditions. Estil, selon vous, nécessaire d’évaluer les médecins ? Dans les années 2020, entre 20% et 25% de l’évaluation des étudiants en médecine sera très probablement faite par la simulation. C’est déjà ainsi chez les sagesfemmes, en gynécologie obs tétrique. La simulation a été validée comme une méthode à part entière de validation du développement profes sionnel continu. Nous voyons souvent des professionnels qui n’ont jamais suivi de formation continue ou qui reprennent leur travail après un arrêt prolongé, et qui ne sont jamais évalués. Cela peut poser d’énormes problèmes, surtout dans certaines disciplines où le risque est grand pour le patient: chirur gie, gynécoobstétrique, anesthésieréa nimation. On a là un vide important, que la formation par simulation pourrait aider à combler. p propos recueillis par p. sa. ÉVÉNEMENT | SCIENCE & MÉDECINE | |5 A Nancy, la simulation fait école Formation à la chirurgie cardiovasculaire et viscérale sur un mannequin, à la faculté de médecine de Nancy. PHOTOS : MATHIEU CUGNOT POUR « LE MONDE » tion et le nucléaire), testées en simula tion, dans la prise en charge de patients en situation extrême (arrêt cardiaque, réaction allergique grave, accident...). Les résultats de leurs travaux sont parus dans le New England Journal of Medicine en janvier 2013. En analysant les études déjà publiées sur le sujet, le docteur Sylvain Boet (anes thésisteréanimateur français, désormais médecin chercheur et formateur en si mulation à l’université d’Ottawa) a con firmé que l’entraînement virtuel des équipes aux situations de crise améliore la prise en charge des patients, voire leur pronostic vital. Une nouvelle recherche est en cours pour évaluer en simulation l’impact du stress sur les performances des praticiens, «une étude difficile à faire dans la vraie vie», souligne Sylvain Boet. « C’est un système où on apprend par l’erreur, précise le docteur Antoine Tes nière, anesthésisteréanimateur à l’hôpi tal Cochin (APHP) et directeur d’iLu mens. Le but n’étant pas de mettre en échec les étudiants, mais de les aider à comprendre comment ils peuvent pro gresser. » Dans les locaux d’iLumens, le patient virtuel est programmé pour ne jamais mourir! Jusqu’ici, en France, les techniques de simulation ne sont cependant pas encore officiellement intégrées au cursus de for mation et d’évaluation des profession nels de santé. Même les chirurgiens ne sont pas soumis à des épreuves pratiques pour valider leur spécialité. Les critères sont implicites mais non formalisés. Mais le mouvement est lancé. « L’éva luation en médecine devrait bientôt arri ver en France, en dépit des lobbys, car c’est du bon sens. En fin de compte, cela contri bue à améliorer la prise en charge des pa tients», insiste le docteur Tesnière. En pratique, de nombreux problèmes restent à résoudre. «Si la simulation a été complètement intégrée dans le temps de travail des compagnies aériennes, c’est loin d’être le cas dans les établissements de santé, où il y a parfois un problème ma jeur d’organisation du temps de travail», poursuit le directeur d’iLumens. « Le grand défi est de libérer en même temps les membres d’une équipe, qui sont de moins en moins disponibles pour être for més ensemble», précise le docteur Gauss. L’organisation des platesformes et leur modèle économique restent aussi à 0123 Mercredi 20 mai 2015 trouver. Pour l’instant, il y a de tout. Cer tains centres sont purement hospita liers, d’autres universitaires, ou mixtes. Certains sont 100 % publics, d’autres to talement ou partiellement privés. A Nancy, l’école de chirurgie bénéficie des locaux de la faculté de médecine (uni versité de Lorraine), mais doit faire face à des dépenses annuelles de 700000 à 1 million d’euros, hors investissements, pour la maintenance, la mise à jour des lo giciels et le personnel. Le financement est mixte, assuré pour un tiers par les reve nus des formations continues dispensées à des praticiens, pour un autre tiers par L’entraînement virtuel des équipes aux situations de crise améliore la prise en charge des patients, voire leur pronostic vital les inscriptions aux diplômes d’univer sité de chirurgie. Le dernier tiers provient d’accords avec des industriels, qui, par exemple, utilisent les installations pour tester des dispositifs médicaux. «La France a mis très longtemps à adop ter la simulation, mais aujourd’hui elle comble son retard de façon incroyable, avec des initiatives très ambitieuses», es time le docteur Boet. Il reste cependant beaucoup à faire pour rattraper les pion niers. Aux EtatsUnis et au Canada, où les premiers centres de simulation médicale ont ouvert leurs portes dans les années 1990, pratiquement toutes les universi tés de médecine en sont équipées. «La question n’est plus de savoir si les si mulations sont utiles pour les apprentissa ges, mais comment en faire, résume Sylvain Boet. Ce qui fait la différence d’un endroit à l’autre, c’est l’organisation et la qualité des enseignants. Le Canada a ins tauré un système d’accréditation des struc tures et des formateurs.» Pour la forma tion initiale et l’évaluation des médecins, la simulation va prendre d’autant plus de poids dans les années à venir qu’une ré forme profonde des études médicales se met en place outreAtlantique: la valida tion du cursus d’interne se fondera sur l’acquisition d’un certain nombre de compétences, et non plus sur le modèle classique d’un certain temps passé en for mation. La simulation s’impose aussi aux médecins déjà diplômés, dans le cadre de leur formation continue (recertification). Mais le cadre reste peu contraignant, pré cise Sylvain Boet : une séance tous les cinq à dix ans, sous forme de simple par ticipation à une séance de simulation. Dans les prochaines années, la simula tion numérique à grande échelle sera une évolution marquante des études médicales, prévoient les experts. Ces nouveaux outils rebattent même complètement les cartes de l’enseigne ment des sciences de la santé. « Je ne comprends pas pourquoi il y a encore des cours en amphithéâtre, sourit Sylvain Boet. A Ottawa, les enseignements se font en partie en elearning et en partie par pe tits groupes. Les cours en amphithéâtre ont été largement réduits.» Idem pour la formation continue. « Actuellement, le schéma est le même pour tous, mais il se rait plus logique de personnaliser en fonc tion de l’âge, des compétences, etc. », poursuit ce spécialiste. Le champ est aussi vertigineux dans le domaine de la recherche, y compris en chirurgie, pour tester de nouvelles inter ventions. Sans compter le développe ment de serious games (« jeux sérieux ») qui permettent d’élaborer un nombre infini de scénarios sur écran. « Des pla tesformes de serious games collaborati ves ouvertes pourraient apporter des ré ponses là où des formats d’études classi ques n’y sont pas parvenus », dans la schizophrénie par exemple, expliquent dans What’s Up Doc Antoine Taly (CNRS) et Antoine Tesnière. A terme, l’idée est aussi de créer des avatars complets de patients, en partant de cas, en cardiologie, anesthésie… Objectif : tester sur des clones numéri ques des molécules et des stratégies thé rapeutiques. Une équipe de l’Institut de recherche contre les cancers de l’appareil digestif, à Strasbourg, travaille ainsi sur la croissance tumorale pour modéliser, à partir d’une centaine de malades, la progression des tumeurs. p C améra endoscopique dans une main, longue pince dans l’autre, la jeune femme actionne ses instruments, en contrôlant leur position sur un écran. Un à un, elle retire quatre morceaux de cartilage qui flottaient dans l’articulation de l’épaule. Ses gestes sont hésitants, un peu brusques même. Sitôt l’arthroscopie terminée, des scores s’affi chent sur la console: la pince a parcouru au to tal 130 centimètres (soit 30 de plus que l’objec tif), le logiciel a aussi chiffré le parcours de la ca méra, les contacts indus des instruments avec les cartilages articulaires, côté humérus et omo plate… Pour une première, c’est plutôt pas mal. La jeune femme ainsi que le jeune homme qui reprend la pince pour faire à son tour l’exercice ne sont qu’en troisième année de médecine. «Ce matin, ils ont assisté à des arthroscopies au bloc. Là, ils peuvent reproduire les gestes sur un mannequin avec toutes les sensations, souligne Adrien Jacquot, chef de clinique en orthopédie au centre chirurgical EmileGallet de Nancy. Les arthroscopies virtuelles sont aussi utiles pour les internes en chirurgie, même si, dans notre spécia lité, il n’est pas encore possible de simuler toutes les procédures complexes.» Dans le bloc d’à côté, un chirurgien introduit un cathéter au pli de l’aine d’un mannequin et surveille sur l’écran sa progression dans l’aorte, jusqu’au vaisseau cible qu’il va traiter et où il va poser une prothèse (stent). «Ici, on peut vraiment préparer une intervention de chirurgie endovas culaire pour un patient donné. Ses propres don nées d’imagerie sont intégrées, et les gestes sont répétés virtuellement autant que nécessaires. Cela permet de choisir la prothèse la plus adaptée au malade, et d’être plus rapide le jour J, avec moins de risques de complications opératoires», s’en thousiasme la tutrice, la docteure Nicla Settem bre, chirurgienne vasculaire au CHU de Nancy. «La simulation est aussi un outil d’entraîne ment pour toute l’équipe. On peut provoquer des pannes, des incidents, pour voir comment cha cun se comporte, évaluer les capacités décision nelles dans des situations difficiles, inconnues», ajoute le docteur Nguyen Tran, qui codirige cette école de chirurgie lorraine. Au centre de simulation de Nancy, étudiants et professionnels s’exercent avec des outils hautement performants. Formidable « terrain de jeu » Répartis sur 1200 mètres carrés, dans un bâti ment de l’université de médecine de Nancy, ses locaux offrent un formidable «terrain de jeu» aux chirurgiens, apprentis ou chevronnés, mais aussi aux infirmiers de bloc opératoire, ingé nieurs… Une aile est consacrée aux simulations sur des modèles animaux classiques, une autre aux simulations virtuelles. La palette est très complète, allant des simula teurs «basiques», permettant de se familiariser au maniement de pinces chirurgicales et aux lunettes 3D, aux dispositifs les plus perfor mants – tel le robot Da Vinci –, identiques à ceux des blocs opératoires hospitaliers. Les étu diants en médecine peuvent venir s’initier en toute sécurité aux gestes simples de chirurgie dès la deuxième année. Une façon, peutêtre, de susciter au plus tôt les vocations. Quant aux chirurgiens en formation (initiale ou continue), ils ont accès à des appareils spéci fiques, selon leur discipline. En ORL par exem ple, les docteurs Cécile Rumeau et Patrice Gallet (Institut LouisMathieu, CHU de Nancy) ont conçu toute une série d’exercices pour appren dre à opérer par voie endonasale, à poser un implant cochléaire… Une collaboration a été nouée avec une startup locale, Deismed, qui fa brique, avec une imprimante 3D, des prototy pes très réalistes – y compris dans leur consis tance –, de nez ou d’oreille moyenne. L’école de chirurgie nancéenne, qui se veut une référence pour les formations et pour la re cherche, a une audience croissante au niveau national et international, assure le docteur Tran. «En 2006, année de sa création, nous avons accueilli 20 inscrits. En 2015, on en est à 1350, précisetil, en insistant sur le rôle fonda mental des tuteurs. Les simulateurs ne sont que des outils. Pour réussir, un centre a besoin de for mateurs motivés et créatifs. A Nancy, nous nous appuyons beaucoup sur de jeunes chirurgiens, selon le modèle du “maître ignorant”, qui permet un vrai compagnonnage.» Jusqu’ici, comme partout en France, la simula tion n’est pas officiellement intégrée aux pro grammes de formation initiale et continue. Mais certaines spécialités sont dans les starting blocks. «En chirurgie viscérale et digestive, notre collège a créé une grille d’une centaine d’items pour la pratique, allant de la réalisation de gestes à des interventions complètes comme l’ablation de la vésicule biliaire. Une plateforme est aussi finalisée pour les cours théoriques», détaille le professeur Laurent Bresler, chirurgien digestif et codirecteur de l’école. D’ici deux ans, ses locaux devraient accueillir les installations du centre de simulation médicale, actuellement situé dans un autre bâtiment de la faculté. «Nous aurons ainsi un hôpital virtuel complet, avec même une pharmacie», prévoit Nguyen Tran. p s. ca. (nancy, envoyée spéciale) 6| 0123 Mercredi 20 mai 2015 | SCIENCE & MÉDECINE | Le totem des bêtes à trompe LeCocaColafaitil unbon spermicide ? le livre Enquête sur deux siècles de tribulations d’un fossile de proboscidien vahé ter minassian M ais à quel animal appartiennent donc ces restes fossilisés mis au jour dans le Gers? Pour Charles Léopold Laurillard, chargé en 1851 de diriger pour le compte du Muséum d’histoire naturelle à Paris les fouilles sur le gi sement de Sansan, près d’Auch, ces ossements, vieux de 15 millions d’années, proviennent d’un «mastodonte». Quarantesept ans aupa ravant, le naturaliste Georges Cuvier (1769 1832) avait décrit, à partir d’une molaire trou vée dans la région, cette bête antédiluvienne caractérisée par une «dent en forme de ma melle». Mais aucun squelette complet de ce grand mammifère rappelant l’éléphant n’avait été trouvé en Europe. Rien ne serait plus for midable, en ce milieu du XIXe siècle où les fos siles exposés sont encore rares, que d’en dé couvrir un et de le montrer en France. Encore faudraitil classer correctement le spécimen et ne pas se tromper dans sa reconstitution. Ce qui prendra cent cinquante ans! Issu d’un mémoire de master 2, étoffé grâce au concours de deux enseignantscher cheurs du Muséum d’histoire naturelle, Le Secret de l’archéobélodon propose une plon gée dans l’histoire de la paléontologie et dans celle de l’une de ses plus prestigieuses institutions: le Jardin des plantes, à Paris. De puis sa découverte, en 1851, le «fossile de Sansan» n’a cessé de changer de nom, au fur et à mesure que les savants réussissaient à se retrouver dans l’écheveau des 170 espèces de la famille des «proboscidiens» («bêtes à trompe»), dont les éléphants sont les ulti mes représentants. Spécimen emblématique – il est l’un des clous de la collection de la Ga lerie d’anatomie comparée et de paléontolo gie, où l’on peut toujours l’admirer –, il aura été, durant un siècle et demi, un objet cons tant de controverses scientifiques et de que relles personnelles. En lui consacrant un livre, les auteurs, qui s’appuient sur une abondante documentation et de magnifiques illustrations, jettent un re gard nouveau sur la façon dont peut se cons truire une discipline. Parfois par le jeu d’intui tions fulgurantes. Mais le plus souvent par le truchement d’erreurs grossières, de fourvoie ments et de retours en arrière. A travers le ré cit des transformations successives apportées au squelette de celui qui est aujourd’hui con sidéré comme Archaeobelodon filholi et en le suivant dans ses déménagements successifs, ce qui est dévoilé ici c’est aussi les différentes manières dont la science a voulu se mettre en scène. Représentation chimérique d’un orga nisme ayant précédé l’homme de plusieurs millions d’années – il est fait d’ossements pro venant d’individus d’au moins deux espèces différentes –, le fossile de Sansan perd ainsi peu à peu de son animalité pour devenir, au fil des pages, une sorte de totem, une mani festation matérielle du cheminement com plexe de la pensée humaine. p Le Secret de l’archéobélodon. Deux siècles d’enquête sur un fossile mythique, de A. Mille, J.G. Michard et P. Tassy (Belin et Muséum national d’histoire naturelle, 208 p., 23 €). Agenda Colloque Les techniques du «faire croire» Quel rôle les objets techniques jouentils dans l’élaboration et la communication des savoirs et des croyances? Pendant trois jours, à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, anthropologues, historiens, socio logues, géographes ou astrophysiciens, venus du monde entier, confrontent leurs points de vue et examinent les circulations entre science et religion. > EHESS, 190198, avenue de France, Paris 13e. Du 27 au 29 mai. Programme : Cesor.ehess.fr RENDEZVOUS improbablologie Pierre Barthélémy Journaliste et blogueur Passeurdesciences.blog.lemonde.fr E (PHOTO: MARC CHAUMEIL) n 1886, John Pemberton, pharmacien d’Atlanta, inven tait le CocaCola. Vendu à l’époque en pharmacie, le soda était supposé avoir les vertus bénéfiques des boissons gazeuses, et son créateur disait qu’il soignait l’ad diction à la morphine (dont luimême était victime), la neurasthénie, les maux de tête et… l’impuissance (dont on ne sait si Pemberton y était sujet). Deux de ses composants originels étant les feuilles de coca (contenant de la cocaïne) et les noix de cola (con tenant de la caféine), on lui prêtait aussi des effets stimulants pour le cerveau. La firme d’Atlanta dut plus tard endurer un marathon juridique après avoir été poursuivie par le Bu reau de chimie du département de l’agriculture, en croisade contre la ca féine, accusée d’être un poison et une drogue. L’affaire se termina devant la Cour suprême des EtatsUnis, qui donna tort à CocaCola, exigea que l’entreprise paye les frais de justice et réduise le taux de caféine de son soda. On le voit à ce résumé historique, la réputation de la boisson la plus con nue du monde a souvent oscillé entre tonique et poison. Ce que personne n’aurait imaginé, c’est que certaines femmes s’en serviraient comme… spermicide post coïtum. Comme l’a rapporté, dans le British Medical Journal en 2008, Deborah Anderson, professeure de gynécologieobstétri que et de microbiologie à Boston, cette utilisation peu conventionnelle du soda s’est rencontrée surtout dans les années 1950 et 1960 par manque de moyens contraceptifs, mais l’auteure souligne que cet usage per dure de nos jours. Même si le produit n’est pas dénué d’aspects pratiques (agitez la bouteille et insérezla, le liquide gazeux fera le reste), il n’est pas vraiment conseillé de se faire une douche vaginale au Coca. Sensibilité au virus du sida Tout d’abord, le soda attaque les cel lules de l’organe femelle de la copula tion et leur fait perdre une partie de leur imperméabilité, le tout rendant le vagin plus sensible au virus du sida. Ensuite, le sucre contenu dans la bois son peut favoriser les infections fongi ques ou bactériennes et avoir des ef fets négatifs sur la flore vaginale (ce n’est pas une raison suffisante pour remplacer le Coca classique par du light…). Enfin, et c’est sans doute le plus important, les effets spermicides du CocaCola ne sont pas franchement avérés. Une première étude, publiée en 1985, avait montré, in vitro, qu’avec un rapport de cinq volumes de soda pour un volume de sperme, les sper matozoïdes étaient immobilisés en une minute. Une seconde étude, menée deux ans plus tard à Taïwan, a révélé une efficacité bien moindre. De toute manière, même si le Coca faisait un bon spermicide, étant donné que les spermatozoïdes par courent jusqu’à 3 millimètres par mi nute, nul doute que la douche vagi nale après le rapport sexuel ne pourrait venir à bout de tous les pré tendants de l’ovule et que certains se seraient déjà mis à l’abri dans le col de l’utérus. Une manière de remédier à cela serait d’utiliser la charmante petite bouteille avant le rapport. Mais, ainsi que le fait remarquer non sans humour Deborah Anderson, «comme peut en témoigner quicon que a jamais essayé d’avoir des rap ports sexuels dans une piscine ou dans la mer, un excès de fluide trop liquide dans le vagin peut affecter la lubrifica tion de manière négative». Conclu sion: même si, comme le montrait le film Les dieux sont tombés sur la tête, on peut faire beaucoup de choses avec une bouteille de «Coke», en matière de contraception mieux vaut laisser le Coca dans sa bouteille et sa bouteille dans le frigo. p LARABEE ET AL. Une fourmi catapultée par ses mandibules affaire de logique Les mandibules de la fourmi Odontomachus brunneus sont l’organe prédateur le plus rapide du monde animal: elles se ferment en 0,13milli seconde, à 320 km/h, pour broyer une proie, mais aussi catapulter leur propriétaire à l’écart d’un danger. C’est ce qu’a vérifié une équipe américaine en poussant une infortunée dans l’antre d’un fourmilion. Glissant dans ce piège de sable coni que vers cette larve avide, la fourmi faisait cla quer sur la paroi ses larges mandibules pour s’ex pulser. Une stratégie gagnante: le taux de survie chutait quand la catapulte était collée à la glu… p RENDEZVOUS propos recueillis par david larousserie et hervé morin C | SCIENCE & MÉDECINE | CLAUDE GASSIAN POUR « LE MONDE » zoologie nathaniel herzberg A Lors de votre passage à Paris, vous avez rencontré Manuel Valls, le premier minis tre. Quel était l’objet de votre visite ? Je suis venu rencontrer les responsables de la recherche et de l’innovation pour faire pas ser le message que la France est un pays phare de la science dans le monde. En témoi gnent notamment les quelque 500 bourses du Conseil européen de la recherche (ERC) et les 2000 bourses MarieCurie destinées à la mobilité des jeunes chercheurs, depuis leur lancement en 2007. Ensuite, nous souhai tions signer avec le ministre Macron un ins trument InnoFin lié au plan Juncker, pour l’innovation dans les petites et moyennes entreprises. Quel regard portezvous sur l’innovation française ? Nous venons de recevoir les résultats d’une étude sur l’innovation en Europe, qui montre que la France est dans le groupe des forts, mais pas des très forts, comme l’Allemagne, la Suède, la Finlande et le Danemark. De nombreux chercheurs s’inquiètent des répercussions du plan Junker sur le finan cement des bourses européennes. Aton une idée précise des transferts prévus ? Nous sommes en cours de discussion entre le Parlement, la Commission et le Conseil de l’UE. Soyons simple et pragmatique. A mon arrivée, il y avait deux instruments de finan cement pour la science et l’innovation: des fonds structurels (finançant des bâtiments et des infrastructures) pour un montant de 100 milliards d’euros et le plan Horizon 2020, doté d’environ 80 milliards. On va avoir un troisième instrument, le Fonds pour les inves tissements stratégiques – le plan Juncker –, qui va nous aider pour avoir plus d’investisse ments dans la science et l’innovation. Dans cinq ans, on saura combien on aura effective ment investi avec ces trois leviers. Deuxième chose: dans la proposition que nous avons faite, nous avons essayé d’encou rager davantage l’innovation proche du mar ché, tout en préservant les sciences fonda mentales. Nous proposons de ne pas toucher aux bourses ERC et MarieCurie. Il est impor tant de montrer que le plan Juncker va être axé sur la connaissance et l’économie de la science et de l’innovation. Cela doit rassurer la communauté scientifique. On est loin de l’ambition posée en 2000 au Conseil européen de Lisbonne d’atteindre 3 % du PIB des pays de l’Union consacrée à la R&D. Cet objectif toujours repoussé estil abandonné ? Il ne faut pas changer cette ambition. Mais, au niveau européen, le problème n’est pas l’investissement public. C’est plutôt la partie privée. Dans cet objectif de 3%, on considé rait que 1% devait provenir du public, le reste du privé, et, effectivement, dans le global, il faut plus d’investissement privé. La France a fait un effort énorme, en passant de 2 % à 2,3 % depuis 2000 [1,48 % privé, 0,81 % public]. Les Allemands sont à 3 %… … Et les Finlandais sont à 4%. Mon message, c’est: regardez ces pays qui ont maintenu des investissements forts en R&D. Ils ont mieux géré la crise. Il y a une corrélation totale. |7 Le premier poisson à sang chaud Carlos Moedas, à Paris, le 12 mai. arlos Moedas, le commissaire européen chargé de la recherche, de la science et de l’innovation, a effectué une visite officielle à Pa ris, les 11 et 12 mai. Ingénieur de formation, ce Portugais de 45 ans, qui a étudié à Paris, a entamé sa car rière dans le groupe Suez, avant de s’orienter vers la finance. Elu au Parlement portugais en 2011 sous les couleurs du Parti socialdé mocrate, il fait son entrée au gouvernement comme secrétaire d’Etat auprès du premier ministre, fonction qu’il a exercée jusqu’à sa nomination à la Commission, en 2014. Que lui manquetil ? Elle a de grands atouts en science fonda mentale, avec des centres d’excellence extra ordinaires. Mais mon message, qui vaut aussi pour l’Europe, c’est que si nous sommes bien armés pour transformer des euros en con naissances, nous sommes moins capables de transformer cette connaissance en produits. Et pour cela, il faut une vision plus large de l’innovation, qui n’est pas que de la technolo gie ou des inventions. On peut innover dans les usages, les procédés, le marketing… Je vous rappelle que le format MP3 a été inventé en Europe, mais que c’est aux EtatsUnis qu’il s’est transformé en «produit»… Pour les brevets, la France est à peu près dans la moyenne européenne, mais pourrait faire mieux. Elle pourrait attirer aussi plus de capi taux privés pour l’innovation. Il y a un équili bre à avoir entre l’effort public et l’effort privé. 0123 Mercredi 20 mai 2015 Carlos Moedas ppelezle lampris royal, lampris lune, saumon des dieux ou Lampris guttatus, si le latin de la classifica tion scientifique vous dépayse; ou encore opah, nom favori de ses amateurs, no tamment ceux qui, dans les restaurants d’Hawaï, apprécient la finesse de sa chair. C’est bien d’une espèce unique qu’il s’agit. Le pre mier poisson à sang chaud. Une équipe améri caine décrit, dans la revue Science du 15 mai, l’étonnant système de régulation thermique qui fait de cet animal jusqu’ici mal connu une véritable incongruité, doublée d’un redoutable prédateur des profondeurs. La découverte apparaît majeure tant la fron tière entre les classes semblait solidement éta blie. D’un côté les mammifères et les oiseaux, de l’autre les poissons. Sang chaud pour les uns, sang froid pour les autres. Ou plus exacte ment température corporelle constante – ou presque – pour les premiers ; variable, en fonc tion de celle de l’eau, pour les seconds. La rai son en est simple : le pouvoir calorifique de l’élément liquide. A même température, on perd vingtcinq fois plus de chaleur dans l’eau que dans l’air et un homme plongé dans une mer à 10 °C meurt en une heure et demie. Quelques gros poissons avaient légèrement fragilisé ce bel édifice. Certains thons et cer tains requins possèdent un système thermo régulateur qui réchauffe leur musculature lors de plongées profondes. Le marlin dispose, lui, d’un œil dopé par la haute température. Mais le phénomène restait local. Chez l’opah, c’est le corps entier qui est ré chauffé. «Nous avons vérifié la température de différents muscles et organes sur une vingtaine d’animaux pêchés, puis nous avons équipé un poisson de capteurs de température et l’avons relâché», explique Nick Wegner, biologiste au National Oceanic and Atmospheric Adminis tration. Résultat: du cœur au cerveau, qu’il évolue à 50 ou 300 mètres de profondeur, l’animal affiche une température supérieure, en moyenne, de 5°C à l’eau qui l’entoure. «Ilfautunevision pluslargedel’innovation» NOAA FISHERIES | DepassageàParis,lecommissaireeuropéen àlarecherche,lascienceetl’innovationexposesesobjectifs entretien On voit aussi la Chine monter en puissance: ses investissements en R&D ont dépassé ceux de l’Europe. Cela vous soucietil? Dans la mondialisation, il ne faut pas être protectionniste mais collaboratif. On regarde avec attention la Chine et la Corée, qui accélè rent cette course vers le futur. C’est comme un marathon, où il ne faut pas se laisser dépasser. Il y de bonnes et de mauvaises nouvelles. La bonne, c’est que, depuis sept ans, on réduit l’écart avec les EtatsUnis et le Japon. De leur côté, le Chine et la Corée du Sud courent aussi très vite. Il ne faut pas croire que l’Europe est arrivée, cette course ne s’arrêtera jamais. Project, qui connaît des déboires. Fautil multiplier ces initiatives ? J’aime l’idée de développer des instruments pour soutenir la science sur le long terme. Mais ce mécanisme est trop récent pour qu’on puisse l’évaluer et décider s’il faut le repro duire. En revanche, nous pouvons agir sur le dispositif existant, dit H2020, de financements de projets sur appels d’offres. Son amélioration est continue, en tenant compte des retours de la communauté scientifique. Nous l’avons déjà rendu plus simple à gérer pour les acteurs: des temps de réponse plus courts, une TVA plus fa cile à récupérer… Mais il y a encore à faire. On voit des investissements énormes de ces pays dans des infrastructures sur la gé nomique, le big data. L’Europe ne doitelle pas elle aussi se doter de tels outils ? Je m’intéresse beaucoup à la fusion entre les mondes physique et numérique. En Europe, on a la capacité d’être sur cette ligne de front. Mais il faut être attentif car des entreprises comme Google, qui ont déjà tout fait dans le numérique, commencent à investir dans des domaines industriels comme l’énergie. Face à ce mouvement aux EtatsUnis, il faut que nous parvenions à faire le mouvement in verse, depuis l’industriel, pour investir le champ du numérique, et faire cette fusion. Une initiative citoyenne contre l’expéri mentation animale vient d’être audition née par le Parlement européen. Redoutez vous une entrave à la recherche ? Je suis attentivement ces débats. Il faut que la science puisse servir de base pour la décision publique, tout en écoutant les citoyens. Dans cet esprit, j’ai annoncé la semaine dernière une nouvelle organisation d’un conseil scientifique pour la Commission, qui remplace le dispositif précédent du conseiller scientifique en chef [JeanClaude Juncker n’a pas reconduit à ce poste la biologiste Anne Glover, que les ONG esti maient trop proche des lobbies industriels]. Ce futur mécanisme s’appuiera sur la vaste pano plie d’expertises scientifiques disponibles en Europe (universités, organismes…), le tout étant coordonné par un groupe de scientifi ques indépendants de haut niveau. p L’Europe a aussi soutenu des grands pro jets sur le graphène, ou sur la modélisa tion du cerveau humain, le Human Brain Pour ce faire, l’imposant poisson (entre 25 kg et 60 kg) cache un double dispositif ingénieux. Là où la plupart de ses cousins des profondeurs ondulent, lui agite deux nageoires pectorales hyperactives, «presque des ailes», souligne Nick Wegner. Il en tire une grande rapidité de dépla cement mais surtout une source d’énergie in terne. Pour conserver cette chaleur, l’opah ca che, derrière ses branchies, ce que les ingénieurs, qui l’utilisent dans l’industrie, ap pellent un «échangeur thermique à contrecou rant». Il consiste à utiliser le sang chaud qui re vient des organes pour réchauffer le sang froid qui vient d’être purifié dans les branchies. Les vaisseaux qui acheminent le premier s’enrou lent autour de ceux qui transportent le second. La chaleur se trouve ainsi transférée. L’animal en tire «un important bénéfice, af firme M. Wegner. On a longtemps pensé que ce poisson se déplaçait lentement, comme la plu part de ses congénères de grands fonds. En réa lité, c’est un prédateur très actif, capable d’at traper des proies agiles comme des calmars et de migrer sur de longues distances.» Les chercheurs n’entendent pas en rester là. «Nous avons déjà étudié le régime alimentaire de l’opah, suivi ses déplacements, indique John Hyde, collègue de Nick Wegner dans le labora toire de La Jolla, en Californie. Nous allons pro chainement publier un article qui décrit les diffé rentes espèces présentes dans les trois grands océans: au moins cinq.» Reste à comprendre l’augmentation spectaculaire des captures d’opahs. «Il y a dix ans, on n’en trouvait qu’à Hawaï, poursuit John Hyde. Ici, c’était excep tionnel. Aujourd’hui, on en pêche à chaque sor tie.» Réchauffement des océans ? Modification des courants ? Raréfaction de la ressource ali mentaire ? Ou augmentation réelle de la popu lation ? Aux scientifiques de répondre. p 8| 0123 Mercredi 20 mai 2015 | SCIENCE & MÉDECINE | La caméra qui filme éternellement L’invention peut sembler extraordinaire: un appareil photo ou vidéo qui n’a (quasiment) pas besoin d’électricité pour fonctionner! Certes, pour l’instant, ses capacités sont loin des standards actuels: 1200pixels (30lignes×40colonnes) seulement et une image par seconde. «Cela produit quand même des images utiles», insiste Shree Nayar, de l’université Columbia, qui a reçu le premier prix pour ce travail lors d’une conférence à Houston les 24 et 26 avril. Il évoque l’intérêt de cette technique pour des applications en mobilité, demandant peu d’énergie. Un éclairage d’intérieur, et a fortiori extérieur, suffit à assurer un fonctionnement permanent. Nulle magie, bien sûr. L’énergie est apportée par la lumière elle même, comme dans une cellule solaire. L’astuce a été de modifier le circuit électronique derrière les pixels classiques afin d’utiliser différemment, et mieux, les électrons créés par la lumière. Des dispositifs précédents utilisaient deux capteurs, un pour l’image (pixel classique), l’autre pour stocker l’énergie (comme une cellule photovoltaïque). Mais ils nécessitaient plus d’une douzaine de transistors. Là, deux transistors et un seul capteur suffisent. La modification de l’électronique rend cependant l’ensemble quelque mille fois moins réactif que dans les appareils classiques. p david larousserie Mode classique (photoconducteur) Lumière Dans une caméra, l’intensité lumineuse est enregistrée sur les pixels grâce à la baisse de tension induite par la lumière et par une série de transistors alimentés par une source extérieure. Photodiode Le principe Lumière La lumière excite un électron et crée, en même temps, un déficit d’énergie ou trou. Dans un matériau classique, électron et trou se recombinent rapidement. Au contraire, une cellule solaire, composée d’un sandwich d’électrons et de trous, stocke les électrons. Couche chargée en électrons Couche chargée en trous Sujet Photodiode Nouveau mode (photovoltaïque) Les électrons sont stockés dans la cellule. La tension qui apparaît à ses bornes sert directement à « activer » les pixels. Boîte noire Lentille Puce de contrôle L’appareil Dans la « boîte noire », une lentille forme l’image de l’objet sur la matrice de capteurs. Une configuration électronique particulière active les bons pixels sans apport d’énergie. Un supercondensateur sert à stocker de l’énergie lorsqu’on ne prend pas d’images. Chaque seconde, une image est prise (comme dans la séquence ci-dessous). Supercondensateur INFOGRAPHIE : HENRI-OLIVIER SOURCES : SHREE K. NAYAR, COLUMBIA UNIVERSITY Selon Jacqueline Goy, attachée scientifique de l’Institut océanographie de Monaco, les méduses,parleurpropension à se répandre et à survivre, fontentrerles océans de la planète dans une nouvelle ère, le Médusocène Lesméduses,reinesdesocéans | Q ualifier d’anthropocène la période récente après le néolithique, pé riode dont l’homme est en train de modifier le fonctionnement par ses émissions massives de polluants, est une restriction qui ne s’applique qu’aux milieux terrestres, là où pul lulent 7 milliards d’individus. Et il devient de plus en plus évident que cette nouvelle ère géologique, «c’est l’humain qui la façonne avec le plus d’ampleur», écrit Bruno Latour dans Le Monde. Dans les océans, c’est une autre perspective qui s’annonce, avec une aug mentation spectaculaire d’organismes gélatineux, justifiant l’expression imagée de «gélification des océans». Et parmi ces organismes gélatineux, les mé duses représentent le fléau dominant. Elles sont lar gement répandues, avec des espèces si opportunistes que leurs invasions ne sont pas près de disparaître. En s’installant ainsi durablement grâce à leurs capacités de résistance et de reproduction, elles deviennent au sein des océans l’équivalent de l’homme sur Terre et s’y établissent, créant les conditions d’une nouvelle ère océanique, le «Médusocène». Comment, en quelques années, le milieu marin a til pu faire dévier sa production biologique vers une telle abondance d’animaux qui n’ont aucun intérêt économique puisqu’ils renferment 98 % d’eau ? Mange tes méduses !, titraient nos collègues Philippe Cury et Daniel Pauly sur leur récent ouvrage. Il s’agit plutôt de boire, et l’eau, si elle est indispensable à la vie, ne constitue pas un élément nutritif. Par ailleurs, seules deux ou trois espèces de méduses sont comestibles. Un petit rappel de zoologie n’est pas superflu pour identifier les possibilités dont disposent les méduses pour envahir les mers. Parmi le millier d’espèces, toutes ne pullulent pas, et moins d’une vingtaine posent de véritables problè mes environnementaux. Les autres sont trop petites pour être détectées, trop rarement observées, ou res tent confinées dans les eaux profondes. A part quelques espèces qui, comme la méduse de Méditerranée Pelagia noctiluca, ont un développe ment direct de l’œuf à l’adulte en pleine eau, les autres méduses ont des cycles de vie très complexes. Les sexes sont toujours séparés, la fécondation a lieu dans l’eau le plus souvent, puis la larve tombe sur le fond et s’y fixe. Elle commence à bourgeonner et forme une colonie de petits animaux, les polypes, qui s’installent durablement dans les biotopes littoraux. Dès que la température de l’eau augmente, au printemps, les po lypes relâchent des méduses : c’est le stade de la mul tiplication. Ces méduses grandissent et se reprodui sent : c’est le stade de la reproduction sexuée. Ces pro tribune | cessus se poursuivant, le milieu marin est vite envahi. Mais si l’environnement se dégrade, les animaux ré gressent, s’enkystent et attendent des conditions meilleures, et c’est le stade de la résistance. Eradiquer les méduses est donc impossible puis qu’elles ont dans leur biologie un stade de survie leur assurant une sorte d’immortalité. Dans les an nées 19601980, un biologiste allemand, Bernhard Werner, et un cytologiste suisse, Pierre Tardent, ont expliqué ces mécanismes par la cytogenèse des cel lules souches. S’il faut dater le phénomène d’entrée dans une nou velle ère océanique, comme le suggère Stéphane Fou cart dans Le Monde, on peut choisir l’été 1983 lorsque Mme Papandréou, la femme du premier ministre grec, se fait piquer par Pelagia noctiluca et a un choc ana phylactique. Aussitôt, le plan des Nations unies pour l’environnement déclenche une réunion de spécialis tes en novembre à Athènes. Trois points principaux ont été dégagés : l’impact des fluctuations climati ques sur les pullulations de cette méduse en Méditer ranée grâce aux observations du laboratoire de Ville franchesurMer ; les abondances permanentes de la méduse Aurelia aurita dans la mer Baltique devant les centrales nucléaires qui rejettent des eaux de refroi « Une augmentation spectaculaire d’organismes gélatineux justifie l’expression “gélification des océans” » dissement à des températures toujours élevées, sup primant ainsi la saisonnalité de la reproduction des méduses ; et l’invasion de la baie de Chesapeake (Etat Unis) par la méduse Chrysaora quinquecirrha après la quasidisparition des huîtres, surexploitées. Ainsi, dès 1983, l’augmentation de la température des eaux et les changements de la biodiversité étaient connus pour leurs effets sur la prolifération des mé duses. En 2000, une réunion d’experts en Alabama a constaté l’étendue du phénomène dans tous les océans, en a recensé les espèces et ciblé les scénarios : surpêche, pesticides, engrais, rejets médicamenteux qui tous perturbent la biodiversité marine. La surpêche a éliminé 85% des poissons. Dès lors, les méduses disposent de la nourriture qui n’est plus utilisée par les poissons. L’acidification des eaux a un effet sur les animaux à tégument calcaire : cara pace des crustacés, coquille des larves de mollus ques, épines d’oursins et même écailles des poissons sont fragilisées par cette nouvelle chimie de la mer. Plus mous, ces animaux deviennent plus digestes et sont désormais consommés par les méduses qui, mieux nourries, grandissent et se reproduisent plus vite. Si l’on ajoute que les polypes ont une affinité pour le plastique, selon notre collègue américaine Jennifer Purcell, on devine l’inquiétude que repré sentent les grands gyres de plastique qui dérivent dans tous les océans. Depuis 1972, les grandes conventions internationa les se sont engagées à améliorer les conditions de gestion des productions de la mer. En 1992, Rio a fait rêver à un avenir radieux dans les océans, avec la mise en place d’un développement durable dans le plus grand respect de la biodiversité. La mer était con sidérée comme la source de toutes les richesses et semblait un immense eldorado. Les projets ambi tieux mobilisaient le potentiel scientifique et techno logique pour des pêches toujours plus abondantes. Presque trente ans plus tard, la désillusion est totale, car les méduses ont remplacé les tonnes de poissons promises. Le Grenelle de la mer en 2007 constate que la gélification se généralise à tous les océans. En 2010, lors de la Convention sur la biodiversité, la prise de conscience de sa dégradation s’amorce avec, en 2015, une nouvelle proposition de loi pour la préserver. L’élan et la dynamique insufflés par ces gigantesques réunions laissent la place à une terrible constatation, car pendant tout ce temps passé en discussions, les méduses ont lentement mais sûrement occupé tout le milieu océanique ! Pour ne pas avoir entendu les cris d’alarme poussés par les naturalistes, les biologistes marins et les océa nographes depuis plus de quarante ans, les décideurs ont laissé se créer dans les océans des conditions de vie totalement déséquilibrées, qui éliminent les grands vertébrés, des requins aux baleines, et favori sent des organismes très primitifs comme les médu ses. Présentes depuis plus de 600 millions d’années, elles ont traversé toutes les vicissitudes des ères géo logiques, ce qui dénote une belle résistance et une re marquable adaptation, et elles s’imposent désormais dans l’économie des mers et dans un paysage marin nouveau, véritable Médusocène. p Méduses. A la conquête des océans, de Robert Calcagno et Jacqueline Goy (Editions du Rocher, 2014). Mange tes méduses ! Réconcilier les cycles de la vie et la flèche du temps, de Philippe Cury et Daniel Pauly (Odile Jacob, 2013). « Jellyfish Blooms », de Jennifer Purcell et al., (« Hydrobiologia », 2001, vol. 451). « Development and Cellular Biology of Coelenterates », de P. & R. Tardent (« Elsevier », 1979). ¶ Jacqueline Goy, attachée scientifique de l’Institut océanographique, Fondation AlbertIer Prince de Monaco. Le supplément « Science & médecine » publie chaque semaine une tribune libre ouverte au monde de la recherche. Si vous souhaitez soumettre un texte, prière de l’adresser à [email protected]