Faitesentrerlepatientvirtuel

Transcription

Faitesentrerlepatientvirtuel
L’expérimentation animale
questionnée Le Parlement européen
vient d’organiser des auditions
contradictoires, à la demande
des antivivisectionnistes. PA G E 2
Comme nous, la mouche connaît
la peur L’insecte éprouve une forme
de frayeur quand une ombre recouvre
ses yeux. Cette découverte pourrait
aider à traiter l’anxiété. PA G E 3
L’Europe dans le marathon
de l’innovation Le commissaire
européen à la recherche, Carlos
Moedas, souligne un déficit dans
l’effort de R&D privé. Entretien. PA G E
7
Faites entrer lepatient virtuel
Mannequins high­tech dotés de toutes les fonctions vitales, avatars numériques en3D, simulateurs chirurgicaux… LaFrancecomble sonretard
enadoptantces nouveaux outils qui révolutionnent l’enseignement desdisciplines desanté, larechercheet, de plusenplus, lespratiquesmédicales.
PAGES 4-5
Des chirurgiens en formation
s’exercent à une opération
par voie endonasale à la faculté
de médecine de Nancy.
MATHIEU CUGNOT POUR « LE MONDE »
Distorsion morale sur la correction du génome
J
carte blanche
Laurent
Alexandre
Chirurgien urologue,
président de DNAVision
[email protected]
(PHOTO: MARC CHAUMEIL)
usqu’à présent, les techniques d’ingénierie du
génome n’étaient utilisées que pour modifier cer­
tains tissus d’un individu, comme la rétine ou la
moelle osseuse, mais ne touchaient pas au gé­
nome des descendants. Quatre enzymes peuvent
modifier l’ADN de nos chromosomes: les méganu­
cléases, les TALEN, les nucléases à doigt de zinc et les
CRISPR­Cas9. Les trois premières sont complexes à
mettre en œuvre; la quatrième est plus facile mais peu
spécifique, c’est­à­dire qu’elle modifie l’ADN à des en­
droits non souhaités en plus de la cible médicale. Le
coût de ces enzymes a été divisé par 10000 en dix ans,
ce qui ouvre la voie à un bricolage de notre génome.
En mars, des chercheurs et industriels ont mis en
garde contre les tentatives de modifier des cellules
embryonnaires, ce qui modifierait l’hérédité humaine.
Les signataires s’inquiétaient des risques liés à l’utili­
sation des CRISPR­Cas9, qu’un étudiant en biologie
peut fabriquer en quelques heures. Ce moratoire sur
les thérapies géniques embryonnaires, comme beau­
coup d’autres avant lui, n’a pas été respecté. Une
équipe chinoise a publié, le 18avril, les premières
Cahier du « Monde » No 21877 daté Mercredi 20 mai 2015 ­ Ne peut être vendu séparément
modifications génétiques sur des embryons humains,
destinées à corriger une mutation responsable d’une
maladie du sang, la bêta­thalassémie. Cette expérience
ne pouvait aboutir à des bébés, car les 86 embryons
présentaient des anomalies chromosomiques mortel­
les avant même la manipulation. Modifier génétique­
ment un embryon destiné à naître supposerait un
«process» zéro défaut. Ce n’est pas le cas aujourd’hui
puisqu’une minorité seulement des embryons mani­
pulés ont vu la mutation ciblée corrigée.
Des « bébés à la carte »
Ces techniques ne seront opérationnelles sur l’em­
bryon humain que dans dix à quinze ans. Nous avons
donc le temps de réfléchir à l’immense pouvoir dont
nous allons disposer sur notre identité génétique.
Est­il imaginable d’empêcher les parents de concevoir
des «bébés à la carte» à partir de 2030 quand la tech­
nologie sera au point? En réalité, les parents du futur
exigeront des modifications génétiques embryonnai­
res pour prévenir le développement de maladies chez
leur enfant, mais aussi dans toute sa descendance. Il
n’est pas raisonnable d’imposer aux familles des thé­
rapies géniques successives à chaque génération
pour traiter les maladies très graves. Qui ne souhaite­
rait supprimer définitivement le risque d’avoir des
descendants atteints de myopathie ou de démence
de Huntington?
Le débat sur les modifications génétiques sur l’em­
bryon est d’autant plus décalé que la société est ultra­
eugéniste: l’élimination des trisomiques est sociale­
ment admise ! En 2015, 97% des enfants trisomiques
dépistés sont avortés, ce qui est jugé – à tort ou à raison
– parfaitement moral. En revanche, l’idée de corriger
sur l’embryon une mutation génétique qui entraîne
100% de chances de mourir pendant l’enfance de myo­
pathie ou d’une affection neurologique est perçue
comme un crime contre l’humanité. La France a ratifié
la convention d’Oviedo qui bannit les modifications du
patrimoine héréditaire de l’espèce humaine. Les géné­
rations futures se moqueront pourtant de cette in­
croyable distorsion morale, et feront le contraire de ce
qui nous semble éthique : elles corrigeront l’ADN des
embryons, au lieu d’avorter les bébés mal formés. p
2|
0123
Mercredi 20 mai 2015
| SCIENCE & MÉDECINE |
AC T UA L I T É
Débatrelancésur l’expérimentation animale
| Le Parlement européen a récemment accueilli uneauditionréclamée parles opposantsà la vivisection.
L’occasion d’argumenter sur la souffrance animale, mais aussi surla pertinence des recherches impliquantdes animaux
biomédecine
L
ram etwareea (« le temps »)
a Commission européenne don­
nera, le 3 juin, sa position vis­à­vis
d’une initiative citoyenne euro­
péenne (ICE) intitulée «Stop vivisec­
tion», qui réclame l’interdiction de
« l’utilisation d’animaux considérés
comme des modèles biologiques de l’homme à
des fins scientifiques». Derrière cette formula­
tion technique, elle demande simplement de
mettre fin à la vivisection dans la recherche
fondamentale et appliquée, dans l’enseigne­
ment de la biologie et de la médecine humaine
et dans la toxicologie.
L’initiative revient à l’association européenne
Antidote, dont les principaux animateurs sont
le Belge André Ménache, vétérinaire et zoolo­
giste, l’Italien Gianni Tamino, professeur de
biologie, et le Français Claude Reiss, biologiste
et ex­directeur de laboratoire au CNRS. «Stop
vivisection» s’est invité dans la politique euro­
péenne grâce à un nouvel instrument de démo­
cratie participative : depuis 2011, les citoyens
européens peuvent proposer des lois à condi­
tion que leur demande soit soutenue par au
moins 1 million de signatures valides, récoltées
dans pas moins de sept pays. Cette initiative, se­
lon ses promoteurs, a recueilli 1,2 million de pé­
titionnaires. La pétition appelle à l’usage «des
méthodes alternatives plus fiables et très sou­
vent plus économiques qui existent pour re­
cueillir des données pour l’homme».
C’est le contexte dans lequel le Parlement
européen a consacré deux audiences à l’écoute
des experts. La première, informelle, a donné
l’occasion à deux Prix Nobel de médecine 2014,
l’Anglo­Américain John O’Keefe et la Norvé­
gienne May­Britt Moser, récompensés pour
leurs travaux sur le système de «géoposition du
cerveau», de plaider pour l’utilisation de ron­
geurs dans la recherche. Selon eux, il y va de l’es­
poir dans la lutte contre la maladie d’Alzheimer.
« Le déficit d’information
sur l’expérimentation animale
laisse la voie libre
à tous les fantasmes »
ivan balansard
chercheur au CNRS
Lundi 11 mai, c’était au tour de la Française
Françoise Barré­Sinoussi, Prix Nobel de méde­
cine 2008 pour la découverte du VIH, avec le
professeur Luc Montagnier, de défendre la vivi­
section. Elle n’aurait, a­t­elle souligné, jamais
obtenu de tels résultats sans l’expérimentation
animale.
Mais il y avait aussi le médecin américain Ray
Greek, défenseur notoire de la cause animale. Il
s’est dit opposé à l’expérimentation animale
sur une base purement scientifique. Selon lui,
la recherche menée sur des bêtes est inutile
parce qu’elles ne constituent pas un modèle fia­
ble pour l’homme, chaque espèce réagissant
En France, en 2010, sur les 2,2 millions d’animaux utilisés en laboratoire, on comptait 60 % de souris.
KLAUS GULDBRANDSEN/SPL/COSMOS
différemment aux substances extérieures. A ce
propos, les «antivivisections» expliquent dans
leur argumentaire que même les expériences
menées sur les rats et les souris, qui sont pour­
tant des espèces proches de l’humain, ne don­
nent pas les mêmes résultats sur l’homme. Il y a
très peu de cas, soulignent­ils, où une thérapie
réussie sur un rongeur a été transposée avec
succès sur l’homme. La législation européenne
exige que tout nouveau médicament soit testé
sur des animaux avant d’être mis sur le marché.
Les opposants à la vivisection avancent aussi
des arguments qui touchent plus facilement le
grand public. Ils mettent ainsi en avant le chif­
fre de 500 millions d’animaux qui sont tués
chaque année dans les laboratoires, dont 60 %
dans la pharmacologie.
Le député européen allemand Vert Martin
Häusling a aussi porté le débat sur le plan éthi­
que en décriant la souffrance des animaux.
D’après lui, l’industrie doit explorer «des appro­
ches non animales qui existent et sont promet­
teuses». Pour sa part, l’UE n’ignore pas le débat
et a déjà considérablement limité le recours à
l’expérimentation animale, notamment en l’in­
terdisant pour les produits cosmétiques. Elle
songe également à mettre fin à des tests sur les
grands singes comme les gorilles, ainsi que sur
des chiens et des chats.
Ivan Balansard, vétérinaire et chargé de mis­
sion au CNRS, souligne d’emblée que ce n’est
qu’une minorité de la communauté scientifi­
que qui porte l’initiative « Stop vivisection ».
« Dans l’ensemble, la majorité s’oppose à l’arrêt
de l’expérimentation animale, surtout de façon
aussi radicale, comme le demande la pétition. »
Selon lui, les chercheurs font tout pour respec­
ter la directive 2010 de l’UE, qui régule l’utilisa­
tion d’animaux pour la recherche scientifique
et leur garantit un haut niveau de protection
et de bien­être. « Nous mettons aussi en place
une politique de transparence ; des visites de
parlementaires européens et nationaux dans
nos animaleries sont prévues ces prochains
mois », poursuit­il.
Le chercheur du CNRS admet qu’il y a « un dé­
ficit d’information sur l’expérimentation ani­
male, ce qui laisse la voie libre à tous les fantas­
mes ». Il rejette par ailleurs des chiffres «véhicu­
lés pour faire peur » et affirme qu’en Europe
seulement 12 millions d’animaux, des rongeurs
en grande majorité, font l’objet d’expérimenta­
tions chaque année. En France, le nombre a di­
minué de moitié en trente ans, passant de
4,5millions en 1984 à 2,2millions en 2011. p
> Sur Lemonde.fr Lire les tribunes libres pour et con­
tre l’expérimentation animale sous l’onglet Sciences.
Les principes européens: remplacer, réduire, raffiner
L’initiative citoyenne européenne «Stop vivisec­
tion» demande à la Commission européenne
d’abroger la directive 2010/63/UE relative à la
protection des animaux utilisés à des fins
scientifiques et d’en proposer une nouvelle vi­
sant à mettre fin à l’expérimentation animale.
La directive de 2010 promeut le principe dit des
3R: le remplacement et la réduction de l’utilisa­
tion d’animaux à des fins expérimentales et le
raffinement des méthodes utilisées, «afin d’éli­
miner ou de réduire au minimum toute douleur,
souffrance ou angoisse ou tout dommage dura­
ble susceptible d’être infligé aux animaux». Elle
était décrite dans ses attendus comme «une
étape importante vers (…) le remplacement total
des procédures appliquées à des animaux vi­
vants à des fins scientifiques et éducatives, dès
que ce sera possible sur un plan scientifique». La
directive a été transposée en France en 2013 par
des textes définissant les modalités d’agrément
des établissements utilisant des animaux à des
fins scientifiques, d’autorisation des projets et
procédures, d’acquisition et de validation des
compétences des personnels et de fourniture
des établissements en animaux. En France, sur
les 2,2 millions d’animaux utilisés en 2010, les
souris en représentaient 60%, les poissons
16%, les rats 11% et les lapins 6%. Les animaux
à sang froid comptaient pour 16% et les prima­
tes non humains, 0,08% (1 810individus).
Lesiropd’érableàlarescoussecontreles bactéries résistantes
Un extrait concentré de cette spécialitécanadienne a multiplié l’efficacité de moléculesantibiotiques
A
u Canada, premier pays
producteur de sirop
d’érable, un nouveau
débouché pharmaceuti­
que point à l’horizon… Il pourrait
permettre de répondre à «la crise
mondiale de surutilisation d’anti­
biotiques qui alimente le dévelop­
pement de bactéries résistantes
aux médicaments », affirme
Nathalie Tufenkji. Professeure au
département de génie chimique à
l’université McGill (Québec), elle a
déjà étudié le potentiel de dérivés
de la canneberge pour combattre
des bactéries pathogènes, en parti­
culier pour prévenir ou traiter des
infections urinaires. Cette fois,
avec son équipe de chercheurs, elle
a réussi avec un extrait concentré
de sirop d’érable à renforcer l’effet
d’antibiotiques sur des bactéries,
ouvrant la voie à une possible ré­
duction de l’utilisation de ces re­
mèdes de cheval. Les résultats de
cette expérience viennent d’être
mis en ligne dans la revue Applied
and Environmental Microbiology.
Le cercle vicieux du développe­
ment de bactéries résistantes aux
médicaments, et donc d’infec­
tions bactériennes de plus en plus
difficiles à traiter, est un problème
majeur de santé publique. Pour le
circonscrire, les chercheurs de Mc­
Gill ont eu l’idée de préparer un ex­
trait concentré de sirop d’érable et
de tester son effet sur des souches
de bactéries comme Escherichia
coli, Pseudomonas aeruginosa et
Proteus mirabilis, cette dernière
étant souvent responsable des in­
fections urinaires.
Ils se sont servis d’un procédé
d’extraction testé par un cher­
cheur de l’université du Rhode
Island, Navindra Seeram, qui avait
démontré l’effet anticancérigène
du sirop d’étable. «Nous avons en­
levé l’eau et le sucre d’une boîte de
540 millilitres de sirop d’érable
Reste à vérifier
la non­toxicité
pour les cellules
humaines
pour en extraire 8 à 10millilitres de
composés phénoliques», explique
Mme Tufenkji. Les bactéries choi­
sies ont ensuite été exposées à
l’extrait, avec une efficacité quali­
fiée de «légère». En revanche, en le
combinant avec des antibiotiques
très communs (le ciprofloxacin et
le carbenicillin), il a été particuliè­
rement efficace comme agent
antimicrobien. «L’effet synergique
est tellement fort, ajoute la cher­
cheuse, qu’on peut diminuer dans
certains cas jusqu’à 90% les doses
d’antibiotiques utilisées normale­
ment et, du coup, ralentir le déve­
loppement de la résistance bacté­
rienne aux médicaments.»
En poursuivant ses tests, l’équipe
de McGill a identifié quatre méca­
nismes expliquant pourquoi les
composés phénoliques du sirop
d’érable ont un tel effet bénéfique.
Alors que l’antibiotique a du mal à
traverser la membrane d’une bac­
térie, son exposition à l’extrait na­
turel rend celle­ci plus perméable,
facilitant ainsi le passage du médi­
cament. «Nous avons trouvé tout
aussi excitant, note Mme Tufenkji,
de constater que les pompes que la
bactérie utilise pour rejeter l’anti­
biotique dont on la bombarde se
bloquent quand on lui envoie l’ex­
trait concentré.» Celui­ci va même
jusqu’à s’attaquer aux gènes de la
bactérie qui sont liés à la résistance
aux antibiotiques.
Autre effet majeur, particulière­
ment intéressant dans le cas d’in­
fections difficiles à traiter: l’extrait
de sirop combiné à un antibioti­
que attaque de plein fouet les bio­
films. Ces matrices protègent des
communautés
bactériennes
comme les murailles d’un château
fort, leur permettant de résister
aux assauts. Les chercheurs ont
découvert que l’extrait était aussi
très efficace pour aider l’anti­
biotique à ralentir la formation
d’un biofilm, ainsi que pour dé­
truire de l’intérieur, après avoir pé­
nétré la matrice, ceux qui se sont
formés. Résoudre le problème
causé par ces «communautés bac­
tériennes résistantes» serait une
bénédiction pour les systèmes de
santé publique du monde entier.
Les Etats­Unis consacrent par
exemple plus de 5 milliards de dol­
lars (4,4 milliards d’euros) par an à
des traitements destinés à les
combattre.
Pour l’heure, il reste aux cher­
cheurs de McGill à vérifier la non­
toxicité de l’extrait de sirop d’éra­
ble pour les cellules humaines,
avant d’entamer des tests sur des
animaux, puis des essais cliniques,
«d’ici cinq ans», espère Nathalie
Tufenkji, qui rêve de capsules d’an­
tibiotiques incorporant l’extrait. p
anne pélouas
(montréal, correspondance)
AC T UA L I T É
| SCIENCE & MÉDECINE |
L’ombredela peurplane surla mouche
| A l’instardes mammifères, la drosophile est capable d’éprouver une émotion
de base voisine de la peur. Un modèle pourétudierles mécanismes de l’anxiété
éthologie
I
florence rosier
l y eut jadis Bucéphale, le fa­
meux cheval d’Alexandre qui
redoutait tant son ombre. Il y
a désormais la mouche de
Caltech, qui a prouvé qu’elle a
peur de l’ombre qui la survole.
Les chercheurs s’interrogeaient: une
mouche, aussi fine soit­elle, peut­elle
exprimer un comportement lié à
une émotion? Quand elle fuit l’om­
bre qui la menace, évoquant un pré­
dateur, s’agit­il d’un simple réflexe
ou d’une réponse à un état émotion­
nel? Autrement dit, la «peur» a­t­elle
un sens pour cette créature que nous
jugeons si éloignée de nous – à tort
peut­être?
C’est à cette énigme qu’ont voulu
répondre les auteurs d’une étude,
publiée le 14 mai dans la revue Cur­
rent Biology. Au terme d’un rigou­
reux protocole, les chercheurs du
Howard Hughes Medical Institute,
au California Institute of Techno­
logy (Caltech, Etats­Unis), suggèrent
que oui, Drosophila melanogaster (la
mouche drosophile) ressent une
« émotion primitive » qui s’appa­
rente à la peur que nous pouvons
éprouver.
Si cette peur est innée, la réponse
des chercheurs n’était pas acquise.
Car la tentation de l’anthropomor­
phisme, en éthologie, est éminem­
ment périlleuse. «J’en ai fait l’amère
expérience en 2004, lorsque j’ai sou­
«Grâce à la simplicité
de son système nerveux,
la drosophile offre un
excellent modèle d’étude
des émotions primitives»
william gibson
chercheur au California Institute of Technology
mis une étude à la revue Science, ra­
conte Jean­René Martin, qui étudie
les bases neurales des comporte­
ments de la drosophile à l’Institut
des neurosciences Paris­Saclay
(CNRS, Gif­sur­Yvette). Pour la pre­
mière fois, notre travail montrait
comment la mouche évite le centre
d’une arène et organise son parcours
d’une manière très sophistiquée, avec
une temporalité fractale. Nous par­
lions de “centrophobie”. Un terme
jugé “inadmissible” par un des re­
viewers, qui affirmait : “Les inverté­
brés n’ont pas d’émotion!” Et Science
a rejeté notre publication.»
L
|3
télescope
Archéologie
Des os moins résistants depuis
l’avènement de l’agriculture
L’étude des ossements de 1 842 indivi­
dus européens sur une période allant
de – 33 000 ans au XXe siècle confirme
que la sédentarité est un facteur ma­
jeur de diminution de leur robustesse
(en tout cas en ce qui concerne les
membres inférieurs). Un déclin impor­
tant de la résistance à la torsion du fé­
mur et du tibia sur l’axe antéro­posté­
rieur (d’avant en arrière) a été constaté
à partir du début du néolithique, avec
l’avènement de l’agriculture, et s’est
poursuivi jusqu’à la période romaine.
Cette tendance était moins nette pour
la torsion gauche­droite des membres
inférieurs et la résistance de l’humérus
(os long du bras). La robustesse du
squelette évolue ensuite peu jusqu’à
nos jours, ce qui suggère que la méca­
nisation agricole et l’urbanisation ont
eu peu d’effet, par rapport à la baisse de
mobilité induite par l’abandon du
mode vie de type chasseur­cueilleur du
paléolithique.
> Ruff et al., « PNAS », 19 mai.
Physique
Fin de vie standard
pour une particule
« Drosophila suzukii » femelle dans un laboratoire de recherche, à Villeurbanne. THIBAULT ANDRIEUX/NATURIMAGES
Ces interrogations anthropomor­
phiques n’ont pas toujours troublé le
monde scientifique. Ainsi le Prix No­
bel Eric Kandel, pionnier dans
l’étude de la mémoire, évoquait­il la
«peur apprise» chez la mouche, dans
son ouvrage A la recherche de la mé­
moire (Odile Jacob, 2007). «En 1993,
Tim Tully, un généticien comporte­
mentaliste travaillant au laboratoire
de Cold Spring Harbor, développa un
élégant protocole d’examen de la mé­
moire à long terme pour la peur ap­
prise chez la mouche», racontait­il.
Mais il s’agissait là plutôt d’un con­
ditionnement nociceptif (perception
de la douleur): l’apprentissage d’une
association entre une odeur et un
choc électrique. «L’étude de Current
Biology est la première à s’intéresser
à la peur innée chez la mouche», es­
time Cyril Herry, qui travaille sur les
grands circuits cérébraux de la peur
chez les rongeurs au Neurocentre
Magendie de l’Inserm (Bordeaux).
On se doutait bien que la peur est
une émotion de base résultant de
l’évolution des espèces. Encore fal­
lait­il le prouver, chez un invertébré
comme la mouche. Dans cette étude,
les diptères ont été placés dans une
boîte de Petri, où ils ne pouvaient se
déplacer qu’en marchant. L’équipe
du Caltech a filmé puis quantifié
leurs réactions à leur survol par une
ombre. Résultats: le passage répété
de cette ombre produit des réactions
de fuite ou de sauts de plus en plus
rapides, en proportion de la fré­
quence du passage. Les insectes s’im­
mobilisent parfois, comme le font
les rongeurs effrayés. Leurs réac­
tions sont relativement persistantes
et généralisables à différents contex­
tes. Ainsi, l’ombre incite des mou­
ches qui ont jeûné à quitter des zo­
nes de nourriture placées au centre
de la boîte: «La répulsion créée par
l’ombre est plus forte que l’attraction
de la nourriture », commente Jean­
René Martin. Plus les mouches affa­
mées ont été exposées au passage de
l’ombre, plus elles mettent de temps
à revenir à la nourriture. «Ces pro­
priétés sont observées dans les réac­
tions de peur des rongeurs et de
l’homme. Il est donc raisonnable de
penser que les réponses des mouches
sont liées à des émotions proches de
la peur», commente Cyril Herry.
Bien plus qu’une fuite passagère, le
comportement des mouches traduit
un état physiologique durable, esti­
ment les auteurs. «Grâce à la simpli­
cité de son système nerveux, la droso­
phile offre un excellent modèle
d’étude des émotions primitives. Il de­
vrait permettre d’identifier de nou­
velles molécules intervenant dans le
contrôle des états émotionnels »,
assure William Gibson, premier
auteur. C’est toute la puissance de ce
système : manipuler le génome de la
mouche est très facile.
«La mouche présente un intérêt cer­
tain pour découvrir de nouvelles cibles
pharmacologiques, reconnaît Cyril
Herry. C’est un enjeu clinique impor­
tant, si l’on veut développer de
meilleurs traitements des troubles an­
xieux ou des syndromes de stress
post­traumatique, liés aux dérègle­
ments des circuits de la peur.»
Encore faudra­t­il confirmer la per­
tinence de ces cibles dans des modè­
les plus proches de l’homme. Chez les
rongeurs et l’humain, les circuits neu­
ronaux contrôlant la peur sont de
mieux en mieux connus, grâce à la fi­
nesse de l’outil optogénétique. Une
des structures­clés gouvernant les in­
formations émotionnelles est l’amyg­
dale, dans les lobes temporaux. Elle
est formée de 12 ou 13 noyaux : «Selon
que la peur est innée ou apprise, les
noyaux en jeu sont différents», précise
Cyril Herry. Chez l’homme, à la suite
d’une calcification de l’amygdale, les
patients sont incapables de reconnaî­
tre les émotions sur un visage.
N’éprouvant plus de peur, ils adop­
tent des comportements dangereux.
Une autre structure, située dans le
tronc cérébral, gouverne les réac­
tions motrices liées à la peur, comme
l’immobilisation, la fuite ou le com­
bat. Il s’agit de la substance grise pé­
riaqueducale. Enfin, c’est le cortex
préfrontal, centre de la «raison», qui
nous permet de ne pas céder à une
manifestation de peur infondée. p
Un «compas cérébral» pour l’orientation
es chercheurs seraient des
«tourmenteurs de mou­
ches». A ce fielleux poncif,
une étude, dont la vedette est
Drosophila melanogaster, offre
un démenti cinglant. Publiée
dans Nature le 13 mai, elle révèle
l’existence, dans le cerveau de
cet insecte, d’un groupe de cel­
lules homologues à l’un des
trois piliers du système de navi­
gation des mammifères: le fa­
meux «GPS cérébral», qui valut
le prix Nobel 2014 à ses trois dé­
couvreurs, John O’Keefe, May­
Britt Moser et Edvard Moser.
Chez les mammifères, au
moins trois catégories de neuro­
nes interviennent dans ce sys­
tème: les cellules de lieu, les cel­
lules de grille et les cellules de
direction de la tête. Ce sont ces
dernières qui ont été identifiées
chez la mouche.
L’étude publiée relève d’un ex­
ploit technologique: celui d’en­
registrer l’activité de neurones
individuels dans un cerveau pas
plus gros qu’une tête d’épingle,
0123
Mercredi 20 mai 2015
chez un animal en mouvement !
«Le cerveau de la mouche mesure
0,5 mm sur 0,5 et 0,3 mm. Il est
composé d’environ 150000 neuro­
nes, quand notre cerveau en
compte 85 milliards! Quant à la
structure du cerveau étudiée ici, le
corps ellipsoïdal, il mesure environ
50 millionièmes de mètre de dia­
mètre», précise Jean­René
Martin, de l’Institut des neuros­
ciences Paris­Saclay (CNRS).
Sur une boule
Les auteurs, du Janelia Research
Campus (Virginie), ont placé les
insectes dans une «arène de réa­
lité virtuelle», où chaque mouche
marchait sur une boule en rota­
tion à laquelle elle était liée, en
faisant face à un écran LED sur le­
quel étaient projetés des profils
de bandes visuelles. Par instinct,
les mouches se dirigent vers les
bandes verticales. Johannes Seelig
et Vivek Jayaraman ont synchro­
nisé la rotation des bandes proje­
tées à l’écran à la rotation de la
boule pour créer l’illusion d’un
mouvement du panorama quand
la mouche tournait.
En réponse aux images proje­
tées, les auteurs ont suivi l’activité
motrice de l’insecte et identifié les
neurones activés en temps réel. Ils
ont utilisé l’imagerie calcique, qui
enregistre l’activité de neurones
individuels. Quand un neurone
est activé, il se produit un flux
d’ions calcium, qui est quantifié
grâce à un marqueur fluorescent,
visualisé par microscopie par ba­
layage laser de fluorescence.
L’étude révèle chez la mouche
l’existence d’un «compas in­
terne» – des «cellules de direction
de la tête», situées dans le corps
ellipsoïdal, connu pour intervenir
dans l’activité locomotrice. «Tout
système d’orientation efficace re­
pose sur un “compas” calibré par
les informations visuelles externes
et par les informations internes
produites par le traitement des
mouvements. Ce compas permet à
l’animal de connaître son orienta­
tion tout en mesurant les change­
ments de sa trajectoire, explique
Bruno Poucet, du laboratoire de
neurosciences cognitives du
CNRS (université Aix­Marseille).
Ce système existe chez la mouche
et les mammifères. Et il semble régi
par les mêmes principes: à partir
d’une orientation donnée, les neu­
rones ne peuvent adopter que des
états d’activité compatibles avec la
réalité physique des mouvements
de l’animal.» Ce compas permet
aussi à la mouche de garder une
mémoire à court terme de son
orientation, même dans le noir.
Pour Bruno Poucet, cette étude
montre les convergences évoluti­
ves au travers d’espèces vivant
dans des environnements variés,
mais aussi ayant des morpholo­
gies cérébrales différentes. «C’est
probablement dû au fait que tou­
tes les espèces font face à des con­
traintes semblables: retrouver son
nid pour s’y abriter, localiser les
sources potentielles de nourriture,
etc., requièrent des capacités de na­
vigation sans lesquelles la vie de
l’animal serait en danger.» p
fl. r.
Pas de chance : les physiciens du CERN
ont observé qu’une particule, le mé­
son B étrange, se désintègre en deux
cousins de l’électron, exactement
comme prévu par la théorie standard.
Pourquoi être déçu ? Parce que les cher­
cheurs espéraient que cette forme de
mort très rare chez les particules (qua­
tre fois seulement sur 1 milliard de dé­
sintégrations) révélerait un indice
d’une nouvelle théorie, permettant de
dépasser l’actuelle. Le but étant de ré­
soudre de grands mystères, comme la
nature de la force qui accélère l’expan­
sion de l’Univers ou la raison de la dis­
parition de l’antimatière. Ces tests ont
été menés en combinant les données
de deux expériences du CERN, CMS et
LHCb. Tout espoir n’est pas perdu car
un cousin de ce méson sera étudié en
détail dans les prochains mois avec la
reprise au CERN des expériences à très
hautes énergies.
> CMS et LHCb collaboration,
« Nature », 13 mai.
244
C’est le nombre de «problèmes de
santé» rencontrés par Tintin au cours
de ses aventures, selon une étude pu­
bliée le 11 mai dans la revue La Presse
médicale. En reprenant les 23 albums
d’Hergé parus entre 1929 et 1976, les
auteurs de l’article ont recensé
191 événements traumatiques, princi­
palement des traumatismes crâniens ;
et 53 non traumatiques, les plus fré­
quents étant des troubles du som­
meil, des manifestations anxieuses et
des intoxications – au gaz ou au chlo­
roforme. Ce n’est pas la première fois
que le petit reporter fait l’objet d’étu­
des médicales. En 2004, des cher­
cheurs québécois avaient ainsi émis
l’hypothèse que les multiples trauma­
tismes crâniens encaissés par Tintin
avaient entraîné un déficit en hor­
mone de croissance (GH) et un hypo­
gonadisme d’origine centrale, d’où sa
petite taille, son retard de puberté et
son absence de libido.
4|
0123
Mercredi 20 mai 2015
| SCIENCE & MÉDECINE |
ÉVÉNEMENT
Médecine
Simulerpourmieux soigner
formation
«Jamais la première fois surun patient»: cemot d’ordre devientune réalitéen France
avec la multiplication des plates­formes d’enseignement virtuel
P
sandrine cabut et pascale santi
onction lombaire, abla­
tion de vésicule, accou­
chement… Pour les actes
médicaux et chirurgi­
caux, le mot d’ordre est
désormais clair: «Jamais
la première fois sur un
patient.» A l’instar des si­
mulateurs de vol pour les pilotes d’avion,
l’enseignement virtuel devient de plus en
plus impératif dans les métiers de la santé.
En quelques années, les plates­formes
spécialisées se sont multipliées en
France. Il en existe désormais une tren­
taine, à peu près autant que de centres
hospitalo­universitaires (CHU). Afin
d’harmoniser le fonctionnement de ces
structures, actuellement très disparates,
la Haute Autorité de santé (HAS) – qui
avait fait ses premières recommanda­
tions fin 2012 sur le sujet de la simulation
en santé – devrait prochainement rendre
public un guide d’évaluation des centres.
L’engouement est aussi palpable du
côté des professionnels. Le nombre de
colloques consacrés à ce thème est en
plein boom, et chaque spécialité lui ac­
corde désormais un espace de choix dans
ses congrès. « La simulation médicale
bouscule [d]es archaïsmes de pensée et re­
met en question l’immobilisme académi­
que », déclare dans son éditorial Mat­
thieu Durand, directeur de la revue
What’s Up Doc?, le magazine des jeunes
médecins, qui consacre une enquête à ce
sujet dans son dernier numéro.
De quoi s’agit­il ? Pour la HAS, la simula­
tion en santé correspond à l’utilisation
d’un matériel (comme un mannequin,
un jeu, un logiciel…), de la réalité virtuelle
ou d’un «patient standardisé» (joué par
un acteur) pour reproduire des situations
ou des environnements de soin, dans le
but d’enseigner et de répéter des actes.
En se promenant dans les locaux
d’iLumens, le centre de simulation de la
faculté de médecine de Paris­Descartes,
on plonge immédiatement dans cet uni­
vers parallèle. Dans une salle, la victime
d’un accident grave de traumatologie est
allongée, avec une suspicion de fracture
de la colonne vertébrale. C’est, en fait, un
« mannequin haute­fidélité », doté de
toutes les fonctions vitales, qui repro­
duit le cas réel d’un patient. « Nous utili­
sons la simulation depuis 2012. L’équipe
est identique à celle d’une salle de décho­
quage d’un hôpital parisien : un médecin
senior, deux internes en anesthésie­réani­
L
mation, une aide­soignante et une infir­
mière de notre service », explique le doc­
teur Tobias Gauss (hôpital Beaujon,
AP­HP, Clichy), qui pilote les opérations
derrière une vitre teintée. « L’objectif est
d’améliorer le travail en équipe et la prise
de décision rapide dans ces situations où
le temps, le stress, etc., dictent notre com­
portement. » Une séance de debriefing,
systématique, permet ensuite de lever
d’éventuels conflits, d’optimiser les
stratégies.
Même principe pour la salle d’accou­
chement, où un mannequin femme sert
à simuler des accouchements normaux
ou difficiles, avec des bébés de différen­
tes tailles…
Depuis cette année, les 19 internes en
pneumologie d’Ile­de­France s’entraî­
nent virtuellement à l’endoscopie bron­
chique avant d’en pratiquer sur de vrais
malades. L’appareil peut simuler des si­
tuations comme une rupture bronchi­
que après un accident de la route, une
toux, un saignement important… «L’ap­
prentissage est ainsi bien plus rapide,
constate le docteur Christine Lorut,
pneumologue à l’hôpital Cochin, forma­
trice chez iLumens. Cela permet aussi
d’atténuer l’inconfort propre à cet exa­
men, qui procure une sensation d’étouffe­
ment très désagréable.»
Des bénéfices de ces approches ont déjà
été prouvés. Une étude présentée en 2014
au congrès de la Société française d’anes­
thésie et de réanimation a ainsi montré
qu’un programme de formation pour
une équipe entière intégrant l’apprentis­
sage par simulation réduit le temps
passé en salle de déchoquage de 39 à
29minutes. Et on sait que chaque minute
compte en traumatologie.
Des chirurgiens américains ont, eux,
conclu au rôle positif de l’utilisation de
check­lists (systématiques dans l’avia­
«Une méthode pédagogique incontournable»
e professeur Jean­Claude Granry,
président de la Société franco­
phone de simulation en santé
(Sofrasims), est responsable du centre
de simulation d’Angers (Maine­et­Loire)
et chef du pôle d’anesthésie et de réani­
mation au CHU d’Angers.
ques début juin des recommandations
pour l’évaluation des centres de simula­
tion. On espère, à terme, un label. La si­
mulation est aujourd’hui une méthode
pédagogique incontournable, un élé­
ment essentiel de formation. Elle né­
cessite toutefois une grande rigueur.
Vous avez piloté, début 2012, un
rapport sur la simulation en santé
pour la Haute Autorité de santé
(HAS). Où en est­on aujourd’hui ?
La France avait du retard, qu’on est en
train de combler. Nos instances natio­
nales (direction générale de la santé,
direction générale de l’offre de soins…)
sont intéressées par ce sujet. Ce n’est
pas le cas dans tous les pays, à l’excep­
tion des Etats­Unis, du Canada et sur­
tout de l’Australie qui a fait de la simula­
tion un enjeu national. Après le rapport
de 2012, la HAS a rédigé un guide des
bonnes pratiques et va rendre publi­
Ce n’est pourtant pas généralisé.
Quel est son statut dans la
formation des métiers de santé ?
Un arrêté de septembre 2014 a intro­
duit officiellement la simulation dans
les études d’infirmières. En revanche,
rien n’est officiel pour les études de
médecine. Dans les faits, en anesthésie
et réanimation par exemple, la plupart
des CHU font de l’enseignement par si­
mulation, mais ce n’est pas obligatoire.
L’enjeu est d’abord éthique. Un in­
terne qui n’a jamais fait de ponction
lombaire ne doit pas la faire la pre­
mière fois sur un patient. Et cela vaut
pour tous les gestes ou nouveaux ma­
tériels. Je dis souvent à mes étudiants:
«Quand on ne sait pas, on ne fait pas.»
Cet enjeu est fondamental.
Il a aussi été montré que la formation
par simulation pouvait permettre de
diminuer les infections nosocomiales.
Les règles d’hygiène en simulation doi­
vent être respectées comme dans la
vraie vie, ce qui n’est pas mis en
vigueur par tout le monde. Nous
menons ce combat avec la Société
française d’hygiène hospitalière.
Il y a aussi un enjeu pédagogique. Nos
étudiants ont de plus en plus de mal
avec les cours tels qu’ils sont dispensés
en amphi. L’enseignement doit être
pragmatique et palpable. L’étudiant
doit s’entraîner virtuellement, pas seu­
lement pour les gestes techniques, mais
aussi pour la communication. Trop
d’annonces de maladies graves sont fai­
tes dans de très mauvaises conditions.
Est­il, selon vous, nécessaire
d’évaluer les médecins ?
Dans les années 2020, entre 20% et
25% de l’évaluation des étudiants en
médecine sera très probablement faite
par la simulation. C’est déjà ainsi chez
les sages­femmes, en gynécologie obs­
tétrique. La simulation a été validée
comme une méthode à part entière de
validation du développement profes­
sionnel continu. Nous voyons souvent
des professionnels qui n’ont jamais
suivi de formation continue ou qui
reprennent leur travail après un arrêt
prolongé, et qui ne sont jamais évalués.
Cela peut poser d’énormes problèmes,
surtout dans certaines disciplines où le
risque est grand pour le patient: chirur­
gie, gynéco­obstétrique, anesthésie­réa­
nimation. On a là un vide important,
que la formation par simulation
pourrait aider à combler. p
propos recueillis par p. sa.
ÉVÉNEMENT
| SCIENCE & MÉDECINE |
|5
A Nancy,
la simulation
fait école
Formation à la chirurgie
cardio­vasculaire et viscérale
sur un mannequin, à la faculté
de médecine de Nancy.
PHOTOS : MATHIEU CUGNOT POUR « LE MONDE »
tion et le nucléaire), testées en simula­
tion, dans la prise en charge de patients
en situation extrême (arrêt cardiaque,
réaction allergique grave, accident...). Les
résultats de leurs travaux sont parus
dans le New England Journal of Medicine
en janvier 2013.
En analysant les études déjà publiées
sur le sujet, le docteur Sylvain Boet (anes­
thésiste­réanimateur français, désormais
médecin chercheur et formateur en si­
mulation à l’université d’Ottawa) a con­
firmé que l’entraînement virtuel des
équipes aux situations de crise améliore
la prise en charge des patients, voire leur
pronostic vital. Une nouvelle recherche
est en cours pour évaluer en simulation
l’impact du stress sur les performances
des praticiens, «une étude difficile à faire
dans la vraie vie», souligne Sylvain Boet.
« C’est un système où on apprend par
l’erreur, précise le docteur Antoine Tes­
nière, anesthésiste­réanimateur à l’hôpi­
tal Cochin (AP­HP) et directeur d’iLu­
mens. Le but n’étant pas de mettre en
échec les étudiants, mais de les aider à
comprendre comment ils peuvent pro­
gresser. » Dans les locaux d’iLumens, le
patient virtuel est programmé pour ne
jamais mourir!
Jusqu’ici, en France, les techniques de
simulation ne sont cependant pas encore
officiellement intégrées au cursus de for­
mation et d’évaluation des profession­
nels de santé. Même les chirurgiens ne
sont pas soumis à des épreuves pratiques
pour valider leur spécialité. Les critères
sont implicites mais non formalisés.
Mais le mouvement est lancé. « L’éva­
luation en médecine devrait bientôt arri­
ver en France, en dépit des lobbys, car c’est
du bon sens. En fin de compte, cela contri­
bue à améliorer la prise en charge des pa­
tients», insiste le docteur Tesnière.
En pratique, de nombreux problèmes
restent à résoudre. «Si la simulation a été
complètement intégrée dans le temps de
travail des compagnies aériennes, c’est
loin d’être le cas dans les établissements de
santé, où il y a parfois un problème ma­
jeur d’organisation du temps de travail»,
poursuit le directeur d’iLumens. « Le
grand défi est de libérer en même temps
les membres d’une équipe, qui sont de
moins en moins disponibles pour être for­
més ensemble», précise le docteur Gauss.
L’organisation des plates­formes et leur
modèle économique restent aussi à
0123
Mercredi 20 mai 2015
trouver. Pour l’instant, il y a de tout. Cer­
tains centres sont purement hospita­
liers, d’autres universitaires, ou mixtes.
Certains sont 100 % publics, d’autres to­
talement ou partiellement privés.
A Nancy, l’école de chirurgie bénéficie
des locaux de la faculté de médecine (uni­
versité de Lorraine), mais doit faire face à
des dépenses annuelles de 700000 à
1 million d’euros, hors investissements,
pour la maintenance, la mise à jour des lo­
giciels et le personnel. Le financement est
mixte, assuré pour un tiers par les reve­
nus des formations continues dispensées
à des praticiens, pour un autre tiers par
L’entraînement
virtuel des équipes
aux situations
de crise améliore
la prise en charge
des patients, voire
leur pronostic vital
les inscriptions aux diplômes d’univer­
sité de chirurgie. Le dernier tiers provient
d’accords avec des industriels, qui, par
exemple, utilisent les installations pour
tester des dispositifs médicaux.
«La France a mis très longtemps à adop­
ter la simulation, mais aujourd’hui elle
comble son retard de façon incroyable,
avec des initiatives très ambitieuses», es­
time le docteur Boet. Il reste cependant
beaucoup à faire pour rattraper les pion­
niers. Aux Etats­Unis et au Canada, où les
premiers centres de simulation médicale
ont ouvert leurs portes dans les années
1990, pratiquement toutes les universi­
tés de médecine en sont équipées.
«La question n’est plus de savoir si les si­
mulations sont utiles pour les apprentissa­
ges, mais comment en faire, résume
Sylvain Boet. Ce qui fait la différence d’un
endroit à l’autre, c’est l’organisation et la
qualité des enseignants. Le Canada a ins­
tauré un système d’accréditation des struc­
tures et des formateurs.» Pour la forma­
tion initiale et l’évaluation des médecins,
la simulation va prendre d’autant plus de
poids dans les années à venir qu’une ré­
forme profonde des études médicales se
met en place outre­Atlantique: la valida­
tion du cursus d’interne se fondera sur
l’acquisition d’un certain nombre de
compétences, et non plus sur le modèle
classique d’un certain temps passé en for­
mation. La simulation s’impose aussi aux
médecins déjà diplômés, dans le cadre de
leur formation continue (recertification).
Mais le cadre reste peu contraignant, pré­
cise Sylvain Boet : une séance tous les
cinq à dix ans, sous forme de simple par­
ticipation à une séance de simulation.
Dans les prochaines années, la simula­
tion numérique à grande échelle sera
une évolution marquante des études
médicales, prévoient les experts.
Ces nouveaux outils rebattent même
complètement les cartes de l’enseigne­
ment des sciences de la santé. « Je ne
comprends pas pourquoi il y a encore des
cours en amphithéâtre, sourit Sylvain
Boet. A Ottawa, les enseignements se font
en partie en e­learning et en partie par pe­
tits groupes. Les cours en amphithéâtre
ont été largement réduits.» Idem pour la
formation continue. « Actuellement, le
schéma est le même pour tous, mais il se­
rait plus logique de personnaliser en fonc­
tion de l’âge, des compétences, etc. »,
poursuit ce spécialiste.
Le champ est aussi vertigineux dans le
domaine de la recherche, y compris en
chirurgie, pour tester de nouvelles inter­
ventions. Sans compter le développe­
ment de serious games (« jeux sérieux »)
qui permettent d’élaborer un nombre
infini de scénarios sur écran. « Des pla­
tes­formes de serious games collaborati­
ves ouvertes pourraient apporter des ré­
ponses là où des formats d’études classi­
ques n’y sont pas parvenus », dans la
schizophrénie par exemple, expliquent
dans What’s Up Doc Antoine Taly (CNRS)
et Antoine Tesnière.
A terme, l’idée est aussi de créer des
avatars complets de patients, en partant
de cas, en cardiologie, anesthésie…
Objectif : tester sur des clones numéri­
ques des molécules et des stratégies thé­
rapeutiques. Une équipe de l’Institut de
recherche contre les cancers de l’appareil
digestif, à Strasbourg, travaille ainsi sur
la croissance tumorale pour modéliser, à
partir d’une centaine de malades, la
progression des tumeurs. p
C
améra endoscopique dans une main,
longue pince dans l’autre, la jeune
femme actionne ses instruments, en
contrôlant leur position sur un écran.
Un à un, elle retire quatre morceaux de cartilage
qui flottaient dans l’articulation de l’épaule. Ses
gestes sont hésitants, un peu brusques même.
Sitôt l’arthroscopie terminée, des scores s’affi­
chent sur la console: la pince a parcouru au to­
tal 130 centimètres (soit 30 de plus que l’objec­
tif), le logiciel a aussi chiffré le parcours de la ca­
méra, les contacts indus des instruments avec
les cartilages articulaires, côté humérus et omo­
plate… Pour une première, c’est plutôt pas mal.
La jeune femme ainsi que le jeune homme qui
reprend la pince pour faire à son tour l’exercice
ne sont qu’en troisième année de médecine.
«Ce matin, ils ont assisté à des arthroscopies au
bloc. Là, ils peuvent reproduire les gestes sur un
mannequin avec toutes les sensations, souligne
Adrien Jacquot, chef de clinique en orthopédie
au centre chirurgical Emile­Gallet de Nancy. Les
arthroscopies virtuelles sont aussi utiles pour les
internes en chirurgie, même si, dans notre spécia­
lité, il n’est pas encore possible de simuler toutes
les procédures complexes.»
Dans le bloc d’à côté, un chirurgien introduit
un cathéter au pli de l’aine d’un mannequin et
surveille sur l’écran sa progression dans l’aorte,
jusqu’au vaisseau cible qu’il va traiter et où il va
poser une prothèse (stent). «Ici, on peut vraiment
préparer une intervention de chirurgie endovas­
culaire pour un patient donné. Ses propres don­
nées d’imagerie sont intégrées, et les gestes sont
répétés virtuellement autant que nécessaires. Cela
permet de choisir la prothèse la plus adaptée au
malade, et d’être plus rapide le jour J, avec moins
de risques de complications opératoires», s’en­
thousiasme la tutrice, la docteure Nicla Settem­
bre, chirurgienne vasculaire au CHU de Nancy.
«La simulation est aussi un outil d’entraîne­
ment pour toute l’équipe. On peut provoquer des
pannes, des incidents, pour voir comment cha­
cun se comporte, évaluer les capacités décision­
nelles dans des situations difficiles, inconnues»,
ajoute le docteur Nguyen Tran, qui codirige
cette école de chirurgie lorraine.
Au centre
de simulation de
Nancy, étudiants
et professionnels
s’exercent
avec des outils
hautement
performants.
Formidable « terrain de jeu »
Répartis sur 1200 mètres carrés, dans un bâti­
ment de l’université de médecine de Nancy, ses
locaux offrent un formidable «terrain de jeu»
aux chirurgiens, apprentis ou chevronnés, mais
aussi aux infirmiers de bloc opératoire, ingé­
nieurs… Une aile est consacrée aux simulations
sur des modèles animaux classiques, une autre
aux simulations virtuelles.
La palette est très complète, allant des simula­
teurs «basiques», permettant de se familiariser
au maniement de pinces chirurgicales et aux
lunettes 3D, aux dispositifs les plus perfor­
mants – tel le robot Da Vinci –, identiques à
ceux des blocs opératoires hospitaliers. Les étu­
diants en médecine peuvent venir s’initier en
toute sécurité aux gestes simples de chirurgie
dès la deuxième année. Une façon, peut­être,
de susciter au plus tôt les vocations.
Quant aux chirurgiens en formation (initiale
ou continue), ils ont accès à des appareils spéci­
fiques, selon leur discipline. En ORL par exem­
ple, les docteurs Cécile Rumeau et Patrice Gallet
(Institut Louis­Mathieu, CHU de Nancy) ont
conçu toute une série d’exercices pour appren­
dre à opérer par voie endonasale, à poser un
implant cochléaire… Une collaboration a été
nouée avec une start­up locale, Deismed, qui fa­
brique, avec une imprimante 3D, des prototy­
pes très réalistes – y compris dans leur consis­
tance –, de nez ou d’oreille moyenne.
L’école de chirurgie nancéenne, qui se veut
une référence pour les formations et pour la re­
cherche, a une audience croissante au niveau
national et international, assure le docteur
Tran. «En 2006, année de sa création, nous
avons accueilli 20 inscrits. En 2015, on en est à
1350, précise­t­il, en insistant sur le rôle fonda­
mental des tuteurs. Les simulateurs ne sont que
des outils. Pour réussir, un centre a besoin de for­
mateurs motivés et créatifs. A Nancy, nous nous
appuyons beaucoup sur de jeunes chirurgiens,
selon le modèle du “maître ignorant”, qui permet
un vrai compagnonnage.»
Jusqu’ici, comme partout en France, la simula­
tion n’est pas officiellement intégrée aux pro­
grammes de formation initiale et continue.
Mais certaines spécialités sont dans les starting­
blocks. «En chirurgie viscérale et digestive, notre
collège a créé une grille d’une centaine d’items
pour la pratique, allant de la réalisation de gestes
à des interventions complètes comme l’ablation
de la vésicule biliaire. Une plate­forme est aussi
finalisée pour les cours théoriques», détaille le
professeur Laurent Bresler, chirurgien digestif et
codirecteur de l’école. D’ici deux ans, ses locaux
devraient accueillir les installations du centre de
simulation médicale, actuellement situé dans
un autre bâtiment de la faculté. «Nous aurons
ainsi un hôpital virtuel complet, avec même une
pharmacie», prévoit Nguyen Tran. p
s. ca. (nancy, envoyée spéciale)
6|
0123
Mercredi 20 mai 2015
| SCIENCE & MÉDECINE |
Le totem
des bêtes
à trompe
LeCoca­Colafait­il unbon spermicide ?
le livre
Enquête sur deux siècles
de tribulations d’un fossile
de proboscidien
vahé ter minassian
M
ais à quel animal appartiennent
donc ces restes fossilisés mis au
jour dans le Gers? Pour Charles
Léopold Laurillard, chargé en
1851 de diriger pour le compte du Muséum
d’histoire naturelle à Paris les fouilles sur le gi­
sement de Sansan, près d’Auch, ces ossements,
vieux de 15 millions d’années, proviennent
d’un «mastodonte». Quarante­sept ans aupa­
ravant, le naturaliste Georges Cuvier (1769­
1832) avait décrit, à partir d’une molaire trou­
vée dans la région, cette bête antédiluvienne
caractérisée par une «dent en forme de ma­
melle». Mais aucun squelette complet de ce
grand mammifère rappelant l’éléphant n’avait
été trouvé en Europe. Rien ne serait plus for­
midable, en ce milieu du XIXe siècle où les fos­
siles exposés sont encore rares, que d’en dé­
couvrir un et de le montrer en France. Encore
faudrait­il classer correctement le spécimen et
ne pas se tromper dans sa reconstitution. Ce
qui prendra cent cinquante ans!
Issu d’un mémoire de master 2, étoffé grâce
au concours de deux enseignants­cher­
cheurs du Muséum d’histoire naturelle, Le
Secret de l’archéobélodon propose une plon­
gée dans l’histoire de la paléontologie et
dans celle de l’une de ses plus prestigieuses
institutions: le Jardin des plantes, à Paris. De­
puis sa découverte, en 1851, le «fossile de
Sansan» n’a cessé de changer de nom, au fur
et à mesure que les savants réussissaient à se
retrouver dans l’écheveau des 170 espèces de
la famille des «proboscidiens» («bêtes à
trompe»), dont les éléphants sont les ulti­
mes représentants. Spécimen emblématique
– il est l’un des clous de la collection de la Ga­
lerie d’anatomie comparée et de paléontolo­
gie, où l’on peut toujours l’admirer –, il aura
été, durant un siècle et demi, un objet cons­
tant de controverses scientifiques et de que­
relles personnelles.
En lui consacrant un livre, les auteurs, qui
s’appuient sur une abondante documentation
et de magnifiques illustrations, jettent un re­
gard nouveau sur la façon dont peut se cons­
truire une discipline. Parfois par le jeu d’intui­
tions fulgurantes. Mais le plus souvent par le
truchement d’erreurs grossières, de fourvoie­
ments et de retours en arrière. A travers le ré­
cit des transformations successives apportées
au squelette de celui qui est aujourd’hui con­
sidéré comme Archaeobelodon filholi et en le
suivant dans ses déménagements successifs,
ce qui est dévoilé ici c’est aussi les différentes
manières dont la science a voulu se mettre en
scène. Représentation chimérique d’un orga­
nisme ayant précédé l’homme de plusieurs
millions d’années – il est fait d’ossements pro­
venant d’individus d’au moins deux espèces
différentes –, le fossile de Sansan perd ainsi
peu à peu de son animalité pour devenir, au
fil des pages, une sorte de totem, une mani­
festation matérielle du cheminement com­
plexe de la pensée humaine. p
Le Secret de l’archéobélodon. Deux siècles
d’enquête sur un fossile mythique, de A. Mille,
J.­G. Michard et P. Tassy (Belin et Muséum
national d’histoire naturelle, 208 p., 23 €).
Agenda
Colloque
Les techniques du «faire croire»
Quel rôle les objets techniques jouent­ils
dans l’élaboration et la communication des
savoirs et des croyances? Pendant trois
jours, à l’Ecole des hautes études en sciences
sociales, anthropologues, historiens, socio­
logues, géographes ou astrophysiciens,
venus du monde entier, confrontent leurs
points de vue et examinent les circulations
entre science et religion.
> EHESS, 190­198, avenue de France,
Paris 13e. Du 27 au 29 mai.
Programme : Cesor.ehess.fr
RENDEZ­VOUS
improbablologie
Pierre
Barthélémy
Journaliste et blogueur
Passeurdesciences.blog.lemonde.fr
E
(PHOTO: MARC CHAUMEIL)
n 1886, John Pemberton,
pharmacien d’Atlanta, inven­
tait le Coca­Cola. Vendu à
l’époque en pharmacie, le
soda était supposé avoir les vertus
bénéfiques des boissons gazeuses, et
son créateur disait qu’il soignait l’ad­
diction à la morphine (dont lui­même
était victime), la neurasthénie, les
maux de tête et… l’impuissance (dont
on ne sait si Pemberton y était sujet).
Deux de ses composants originels
étant les feuilles de coca (contenant
de la cocaïne) et les noix de cola (con­
tenant de la caféine), on lui prêtait
aussi des effets stimulants pour le
cerveau. La firme d’Atlanta dut plus
tard endurer un marathon juridique
après avoir été poursuivie par le Bu­
reau de chimie du département de
l’agriculture, en croisade contre la ca­
féine, accusée d’être un poison et une
drogue. L’affaire se termina devant la
Cour suprême des Etats­Unis, qui
donna tort à Coca­Cola, exigea que
l’entreprise paye les frais de justice et
réduise le taux de caféine de son soda.
On le voit à ce résumé historique, la
réputation de la boisson la plus con­
nue du monde a souvent oscillé entre
tonique et poison. Ce que personne
n’aurait imaginé, c’est que certaines
femmes s’en serviraient comme…
spermicide post coïtum. Comme l’a
rapporté, dans le British Medical
Journal en 2008, Deborah Anderson,
professeure de gynécologie­obstétri­
que et de microbiologie à Boston,
cette utilisation peu conventionnelle
du soda s’est rencontrée surtout dans
les années 1950 et 1960 par manque
de moyens contraceptifs, mais
l’auteure souligne que cet usage per­
dure de nos jours. Même si le produit
n’est pas dénué d’aspects pratiques
(agitez la bouteille et insérez­la, le
liquide gazeux fera le reste), il n’est
pas vraiment conseillé de se faire une
douche vaginale au Coca.
Sensibilité au virus du sida
Tout d’abord, le soda attaque les cel­
lules de l’organe femelle de la copula­
tion et leur fait perdre une partie de
leur imperméabilité, le tout rendant le
vagin plus sensible au virus du sida.
Ensuite, le sucre contenu dans la bois­
son peut favoriser les infections fongi­
ques ou bactériennes et avoir des ef­
fets négatifs sur la flore vaginale (ce
n’est pas une raison suffisante pour
remplacer le Coca classique par du
light…). Enfin, et c’est sans doute le
plus important, les effets spermicides
du Coca­Cola ne sont pas franchement
avérés. Une première étude, publiée
en 1985, avait montré, in vitro, qu’avec
un rapport de cinq volumes de soda
pour un volume de sperme, les sper­
matozoïdes étaient immobilisés en
une minute. Une seconde étude,
menée deux ans plus tard à Taïwan, a
révélé une efficacité bien moindre.
De toute manière, même si le Coca
faisait un bon spermicide, étant
donné que les spermatozoïdes par­
courent jusqu’à 3 millimètres par mi­
nute, nul doute que la douche vagi­
nale après le rapport sexuel ne
pourrait venir à bout de tous les pré­
tendants de l’ovule et que certains se
seraient déjà mis à l’abri dans le col
de l’utérus. Une manière de remédier
à cela serait d’utiliser la charmante
petite bouteille avant le rapport.
Mais, ainsi que le fait remarquer non
sans humour Deborah Anderson,
«comme peut en témoigner quicon­
que a jamais essayé d’avoir des rap­
ports sexuels dans une piscine ou dans
la mer, un excès de fluide trop liquide
dans le vagin peut affecter la lubrifica­
tion de manière négative». Conclu­
sion: même si, comme le montrait le
film Les dieux sont tombés sur la tête,
on peut faire beaucoup de choses
avec une bouteille de «Coke», en
matière de contraception mieux vaut
laisser le Coca dans sa bouteille et sa
bouteille dans le frigo. p
LARABEE ET AL.
Une fourmi catapultée
par ses mandibules
affaire de logique
Les mandibules de la fourmi Odontomachus
brunneus sont l’organe prédateur le plus rapide
du monde animal: elles se ferment en 0,13milli­
seconde, à 320 km/h, pour broyer une proie, mais
aussi catapulter leur propriétaire à l’écart d’un
danger. C’est ce qu’a vérifié une équipe américaine
en poussant une infortunée dans l’antre d’un
fourmilion. Glissant dans ce piège de sable coni­
que vers cette larve avide, la fourmi faisait cla­
quer sur la paroi ses larges mandibules pour s’ex­
pulser. Une stratégie gagnante: le taux de survie
chutait quand la catapulte était collée à la glu… p
RENDEZ­VOUS
propos recueillis par david larousserie
et hervé morin
C
| SCIENCE & MÉDECINE |
CLAUDE GASSIAN POUR « LE MONDE »
zoologie
nathaniel herzberg
A
Lors de votre passage à Paris, vous avez
rencontré Manuel Valls, le premier minis­
tre. Quel était l’objet de votre visite ?
Je suis venu rencontrer les responsables de
la recherche et de l’innovation pour faire pas­
ser le message que la France est un pays
phare de la science dans le monde. En témoi­
gnent notamment les quelque 500 bourses
du Conseil européen de la recherche (ERC) et
les 2000 bourses Marie­Curie destinées à la
mobilité des jeunes chercheurs, depuis leur
lancement en 2007. Ensuite, nous souhai­
tions signer avec le ministre Macron un ins­
trument InnoFin lié au plan Juncker, pour
l’innovation dans les petites et moyennes
entreprises.
Quel regard portez­vous sur l’innovation
française ?
Nous venons de recevoir les résultats d’une
étude sur l’innovation en Europe, qui montre
que la France est dans le groupe des forts,
mais pas des très forts, comme l’Allemagne,
la Suède, la Finlande et le Danemark.
De nombreux chercheurs s’inquiètent des
répercussions du plan Junker sur le finan­
cement des bourses européennes. A­t­on
une idée précise des transferts prévus ?
Nous sommes en cours de discussion entre
le Parlement, la Commission et le Conseil de
l’UE. Soyons simple et pragmatique. A mon
arrivée, il y avait deux instruments de finan­
cement pour la science et l’innovation: des
fonds structurels (finançant des bâtiments et
des infrastructures) pour un montant de
100 milliards d’euros et le plan Horizon 2020,
doté d’environ 80 milliards. On va avoir un
troisième instrument, le Fonds pour les inves­
tissements stratégiques – le plan Juncker –,
qui va nous aider pour avoir plus d’investisse­
ments dans la science et l’innovation. Dans
cinq ans, on saura combien on aura effective­
ment investi avec ces trois leviers.
Deuxième chose: dans la proposition que
nous avons faite, nous avons essayé d’encou­
rager davantage l’innovation proche du mar­
ché, tout en préservant les sciences fonda­
mentales. Nous proposons de ne pas toucher
aux bourses ERC et Marie­Curie. Il est impor­
tant de montrer que le plan Juncker va être
axé sur la connaissance et l’économie de la
science et de l’innovation. Cela doit rassurer
la communauté scientifique.
On est loin de l’ambition posée en 2000
au Conseil européen de Lisbonne
d’atteindre 3 % du PIB des pays de l’Union
consacrée à la R&D. Cet objectif toujours
repoussé est­il abandonné ?
Il ne faut pas changer cette ambition. Mais,
au niveau européen, le problème n’est pas
l’investissement public. C’est plutôt la partie
privée. Dans cet objectif de 3%, on considé­
rait que 1% devait provenir du public, le reste
du privé, et, effectivement, dans le global, il
faut plus d’investissement privé. La France a
fait un effort énorme, en passant de 2 % à
2,3 % depuis 2000 [1,48 % privé, 0,81 % public].
Les Allemands sont à 3 %…
… Et les Finlandais sont à 4%. Mon message,
c’est: regardez ces pays qui ont maintenu des
investissements forts en R&D. Ils ont mieux
géré la crise. Il y a une corrélation totale.
|7
Le premier
poisson
à sang chaud
Carlos Moedas,
à Paris, le 12 mai.
arlos Moedas, le commissaire
européen chargé de la recherche,
de la science et de l’innovation, a
effectué une visite officielle à Pa­
ris, les 11 et 12 mai. Ingénieur de
formation, ce Portugais de
45 ans, qui a étudié à Paris, a entamé sa car­
rière dans le groupe Suez, avant de s’orienter
vers la finance. Elu au Parlement portugais
en 2011 sous les couleurs du Parti social­dé­
mocrate, il fait son entrée au gouvernement
comme secrétaire d’Etat auprès du premier
ministre, fonction qu’il a exercée jusqu’à sa
nomination à la Commission, en 2014.
Que lui manque­t­il ?
Elle a de grands atouts en science fonda­
mentale, avec des centres d’excellence extra­
ordinaires. Mais mon message, qui vaut aussi
pour l’Europe, c’est que si nous sommes bien
armés pour transformer des euros en con­
naissances, nous sommes moins capables de
transformer cette connaissance en produits.
Et pour cela, il faut une vision plus large de
l’innovation, qui n’est pas que de la technolo­
gie ou des inventions. On peut innover dans
les usages, les procédés, le marketing… Je
vous rappelle que le format MP3 a été inventé
en Europe, mais que c’est aux Etats­Unis qu’il
s’est transformé en «produit»…
Pour les brevets, la France est à peu près dans
la moyenne européenne, mais pourrait faire
mieux. Elle pourrait attirer aussi plus de capi­
taux privés pour l’innovation. Il y a un équili­
bre à avoir entre l’effort public et l’effort privé.
0123
Mercredi 20 mai 2015
Carlos Moedas
ppelez­le lampris royal, lampris­
lune, saumon des dieux ou Lampris
guttatus, si le latin de la classifica­
tion scientifique vous dépayse; ou
encore opah, nom favori de ses amateurs, no­
tamment ceux qui, dans les restaurants
d’Hawaï, apprécient la finesse de sa chair. C’est
bien d’une espèce unique qu’il s’agit. Le pre­
mier poisson à sang chaud. Une équipe améri­
caine décrit, dans la revue Science du 15 mai,
l’étonnant système de régulation thermique
qui fait de cet animal jusqu’ici mal connu une
véritable incongruité, doublée d’un redoutable
prédateur des profondeurs.
La découverte apparaît majeure tant la fron­
tière entre les classes semblait solidement éta­
blie. D’un côté les mammifères et les oiseaux,
de l’autre les poissons. Sang chaud pour les
uns, sang froid pour les autres. Ou plus exacte­
ment température corporelle constante – ou
presque – pour les premiers ; variable, en fonc­
tion de celle de l’eau, pour les seconds. La rai­
son en est simple : le pouvoir calorifique de
l’élément liquide. A même température, on
perd vingt­cinq fois plus de chaleur dans l’eau
que dans l’air et un homme plongé dans une
mer à 10 °C meurt en une heure et demie.
Quelques gros poissons avaient légèrement
fragilisé ce bel édifice. Certains thons et cer­
tains requins possèdent un système thermo­
régulateur qui réchauffe leur musculature lors
de plongées profondes. Le marlin dispose, lui,
d’un œil dopé par la haute température. Mais
le phénomène restait local.
Chez l’opah, c’est le corps entier qui est ré­
chauffé. «Nous avons vérifié la température de
différents muscles et organes sur une vingtaine
d’animaux pêchés, puis nous avons équipé un
poisson de capteurs de température et l’avons
relâché», explique Nick Wegner, biologiste au
National Oceanic and Atmospheric Adminis­
tration. Résultat: du cœur au cerveau, qu’il
évolue à 50 ou 300 mètres de profondeur,
l’animal affiche une température supérieure,
en moyenne, de 5°C à l’eau qui l’entoure.
«Ilfautunevision
pluslargedel’innovation»
NOAA FISHERIES
| DepassageàParis,lecommissaireeuropéen
àlarecherche,lascienceetl’innovationexposesesobjectifs
entretien
On voit aussi la Chine monter en puissance:
ses investissements en R&D ont dépassé
ceux de l’Europe. Cela vous soucie­t­il?
Dans la mondialisation, il ne faut pas être
protectionniste mais collaboratif. On regarde
avec attention la Chine et la Corée, qui accélè­
rent cette course vers le futur. C’est comme un
marathon, où il ne faut pas se laisser dépasser.
Il y de bonnes et de mauvaises nouvelles. La
bonne, c’est que, depuis sept ans, on réduit
l’écart avec les Etats­Unis et le Japon. De leur
côté, le Chine et la Corée du Sud courent aussi
très vite. Il ne faut pas croire que l’Europe est
arrivée, cette course ne s’arrêtera jamais.
Project, qui connaît des déboires.
Faut­il multiplier ces initiatives ?
J’aime l’idée de développer des instruments
pour soutenir la science sur le long terme. Mais
ce mécanisme est trop récent pour qu’on
puisse l’évaluer et décider s’il faut le repro­
duire. En revanche, nous pouvons agir sur le
dispositif existant, dit H2020, de financements
de projets sur appels d’offres. Son amélioration
est continue, en tenant compte des retours de
la communauté scientifique. Nous l’avons déjà
rendu plus simple à gérer pour les acteurs: des
temps de réponse plus courts, une TVA plus fa­
cile à récupérer… Mais il y a encore à faire.
On voit des investissements énormes de
ces pays dans des infrastructures sur la gé­
nomique, le big data. L’Europe ne doit­elle
pas elle aussi se doter de tels outils ?
Je m’intéresse beaucoup à la fusion entre les
mondes physique et numérique. En Europe,
on a la capacité d’être sur cette ligne de front.
Mais il faut être attentif car des entreprises
comme Google, qui ont déjà tout fait dans le
numérique, commencent à investir dans des
domaines industriels comme l’énergie. Face à
ce mouvement aux Etats­Unis, il faut que
nous parvenions à faire le mouvement in­
verse, depuis l’industriel, pour investir le
champ du numérique, et faire cette fusion.
Une initiative citoyenne contre l’expéri­
mentation animale vient d’être audition­
née par le Parlement européen. Redoutez­
vous une entrave à la recherche ?
Je suis attentivement ces débats. Il faut que la
science puisse servir de base pour la décision
publique, tout en écoutant les citoyens. Dans
cet esprit, j’ai annoncé la semaine dernière une
nouvelle organisation d’un conseil scientifique
pour la Commission, qui remplace le dispositif
précédent du conseiller scientifique en chef
[Jean­Claude Juncker n’a pas reconduit à ce poste
la biologiste Anne Glover, que les ONG esti­
maient trop proche des lobbies industriels]. Ce
futur mécanisme s’appuiera sur la vaste pano­
plie d’expertises scientifiques disponibles en
Europe (universités, organismes…), le tout
étant coordonné par un groupe de scientifi­
ques indépendants de haut niveau. p
L’Europe a aussi soutenu des grands pro­
jets sur le graphène, ou sur la modélisa­
tion du cerveau humain, le Human Brain
Pour ce faire, l’imposant poisson (entre 25 kg
et 60 kg) cache un double dispositif ingénieux.
Là où la plupart de ses cousins des profondeurs
ondulent, lui agite deux nageoires pectorales
hyperactives, «presque des ailes», souligne Nick
Wegner. Il en tire une grande rapidité de dépla­
cement mais surtout une source d’énergie in­
terne. Pour conserver cette chaleur, l’opah ca­
che, derrière ses branchies, ce que les
ingénieurs, qui l’utilisent dans l’industrie, ap­
pellent un «échangeur thermique à contre­cou­
rant». Il consiste à utiliser le sang chaud qui re­
vient des organes pour réchauffer le sang froid
qui vient d’être purifié dans les branchies. Les
vaisseaux qui acheminent le premier s’enrou­
lent autour de ceux qui transportent le second.
La chaleur se trouve ainsi transférée.
L’animal en tire «un important bénéfice, af­
firme M. Wegner. On a longtemps pensé que ce
poisson se déplaçait lentement, comme la plu­
part de ses congénères de grands fonds. En réa­
lité, c’est un prédateur très actif, capable d’at­
traper des proies agiles comme des calmars et
de migrer sur de longues distances.»
Les chercheurs n’entendent pas en rester là.
«Nous avons déjà étudié le régime alimentaire
de l’opah, suivi ses déplacements, indique John
Hyde, collègue de Nick Wegner dans le labora­
toire de La Jolla, en Californie. Nous allons pro­
chainement publier un article qui décrit les diffé­
rentes espèces présentes dans les trois grands
océans: au moins cinq.» Reste à comprendre
l’augmentation spectaculaire des captures
d’opahs. «Il y a dix ans, on n’en trouvait qu’à
Hawaï, poursuit John Hyde. Ici, c’était excep­
tionnel. Aujourd’hui, on en pêche à chaque sor­
tie.» Réchauffement des océans ? Modification
des courants ? Raréfaction de la ressource ali­
mentaire ? Ou augmentation réelle de la popu­
lation ? Aux scientifiques de répondre. p
8|
0123
Mercredi 20 mai 2015
| SCIENCE & MÉDECINE |
La caméra qui filme éternellement
L’invention peut sembler
extraordinaire: un appareil photo
ou vidéo qui n’a (quasiment) pas
besoin d’électricité pour
fonctionner! Certes, pour
l’instant, ses capacités sont loin
des standards actuels: 1200pixels
(30lignes×40colonnes)
seulement et une image par
seconde. «Cela produit quand
même des images utiles», insiste
Shree Nayar, de l’université
Columbia, qui a reçu le premier
prix pour ce travail lors d’une
conférence à Houston les 24 et
26 avril. Il évoque l’intérêt de cette
technique pour des applications
en mobilité, demandant peu
d’énergie. Un éclairage d’intérieur,
et a fortiori extérieur, suffit à
assurer un fonctionnement
permanent.
Nulle magie, bien sûr. L’énergie est
apportée par la lumière elle­
même, comme dans une cellule
solaire. L’astuce a été de modifier
le circuit électronique derrière les
pixels classiques afin d’utiliser
différemment, et mieux, les
électrons créés par la lumière. Des
dispositifs précédents utilisaient
deux capteurs, un pour l’image
(pixel classique), l’autre pour
stocker l’énergie (comme une
cellule photovoltaïque). Mais ils
nécessitaient plus d’une douzaine
de transistors. Là, deux transistors
et un seul capteur suffisent. La
modification de l’électronique
rend cependant l’ensemble
quelque mille fois moins réactif
que dans les appareils classiques. p
david larousserie
Mode classique
(photoconducteur)
Lumière
Dans une caméra,
l’intensité lumineuse est
enregistrée sur les pixels
grâce à la baisse
de tension induite par
la lumière et par une série
de transistors alimentés
par une source extérieure.
Photodiode
Le principe
Lumière
La lumière excite un électron et crée,
en même temps, un déficit d’énergie
ou trou. Dans un matériau classique,
électron et trou se recombinent
rapidement. Au contraire, une cellule
solaire, composée d’un sandwich
d’électrons et de trous, stocke
les électrons.
Couche
chargée
en électrons
Couche
chargée
en trous
Sujet
Photodiode
Nouveau mode
(photovoltaïque)
Les électrons sont stockés
dans la cellule. La tension
qui apparaît à ses bornes
sert directement
à « activer » les pixels.
Boîte noire
Lentille
Puce de contrôle
L’appareil
Dans la « boîte noire », une lentille forme
l’image de l’objet sur la matrice de capteurs.
Une configuration électronique particulière
active les bons pixels sans apport d’énergie.
Un supercondensateur sert à stocker de
l’énergie lorsqu’on ne prend pas d’images.
Chaque seconde, une image est prise
(comme dans la séquence ci-dessous).
Supercondensateur
INFOGRAPHIE : HENRI-OLIVIER
SOURCES : SHREE K. NAYAR, COLUMBIA UNIVERSITY
Selon Jacqueline Goy, attachée scientifique de l’Institut océanographie de Monaco, les méduses,parleurpropension
à se répandre et à survivre, fontentrerles océans de la planète dans une nouvelle ère, le Médusocène
Lesméduses,reinesdesocéans
|
Q
ualifier d’anthropocène la période
récente après le néolithique, pé­
riode dont l’homme est en train de
modifier le fonctionnement par ses
émissions massives de polluants,
est une restriction qui ne s’applique
qu’aux milieux terrestres, là où pul­
lulent 7 milliards d’individus. Et il devient de plus en
plus évident que cette nouvelle ère géologique, «c’est
l’humain qui la façonne avec le plus d’ampleur», écrit
Bruno Latour dans Le Monde. Dans les océans, c’est
une autre perspective qui s’annonce, avec une aug­
mentation spectaculaire d’organismes gélatineux,
justifiant l’expression imagée de «gélification des
océans». Et parmi ces organismes gélatineux, les mé­
duses représentent le fléau dominant. Elles sont lar­
gement répandues, avec des espèces si opportunistes
que leurs invasions ne sont pas près de disparaître. En
s’installant ainsi durablement grâce à leurs capacités
de résistance et de reproduction, elles deviennent au
sein des océans l’équivalent de l’homme sur Terre et
s’y établissent, créant les conditions d’une nouvelle
ère océanique, le «Médusocène».
Comment, en quelques années, le milieu marin a­
t­il pu faire dévier sa production biologique vers une
telle abondance d’animaux qui n’ont aucun intérêt
économique puisqu’ils renferment 98 % d’eau ?
Mange tes méduses !, titraient nos collègues Philippe
Cury et Daniel Pauly sur leur récent ouvrage. Il s’agit
plutôt de boire, et l’eau, si elle est indispensable à la
vie, ne constitue pas un élément nutritif. Par
ailleurs, seules deux ou trois espèces de méduses
sont comestibles.
Un petit rappel de zoologie n’est pas superflu pour
identifier les possibilités dont disposent les méduses
pour envahir les mers.
Parmi le millier d’espèces, toutes ne pullulent pas, et
moins d’une vingtaine posent de véritables problè­
mes environnementaux. Les autres sont trop petites
pour être détectées, trop rarement observées, ou res­
tent confinées dans les eaux profondes.
A part quelques espèces qui, comme la méduse de
Méditerranée Pelagia noctiluca, ont un développe­
ment direct de l’œuf à l’adulte en pleine eau, les autres
méduses ont des cycles de vie très complexes. Les
sexes sont toujours séparés, la fécondation a lieu dans
l’eau le plus souvent, puis la larve tombe sur le fond et
s’y fixe. Elle commence à bourgeonner et forme une
colonie de petits animaux, les polypes, qui s’installent
durablement dans les biotopes littoraux. Dès que la
température de l’eau augmente, au printemps, les po­
lypes relâchent des méduses : c’est le stade de la mul­
tiplication. Ces méduses grandissent et se reprodui­
sent : c’est le stade de la reproduction sexuée. Ces pro­
tribune
|
cessus se poursuivant, le milieu marin est vite envahi.
Mais si l’environnement se dégrade, les animaux ré­
gressent, s’enkystent et attendent des conditions
meilleures, et c’est le stade de la résistance.
Eradiquer les méduses est donc impossible puis­
qu’elles ont dans leur biologie un stade de survie
leur assurant une sorte d’immortalité. Dans les an­
nées 1960­1980, un biologiste allemand, Bernhard
Werner, et un cytologiste suisse, Pierre Tardent, ont
expliqué ces mécanismes par la cytogenèse des cel­
lules souches.
S’il faut dater le phénomène d’entrée dans une nou­
velle ère océanique, comme le suggère Stéphane Fou­
cart dans Le Monde, on peut choisir l’été 1983 lorsque
Mme Papandréou, la femme du premier ministre grec,
se fait piquer par Pelagia noctiluca et a un choc ana­
phylactique. Aussitôt, le plan des Nations unies pour
l’environnement déclenche une réunion de spécialis­
tes en novembre à Athènes. Trois points principaux
ont été dégagés : l’impact des fluctuations climati­
ques sur les pullulations de cette méduse en Méditer­
ranée grâce aux observations du laboratoire de Ville­
franche­sur­Mer ; les abondances permanentes de la
méduse Aurelia aurita dans la mer Baltique devant les
centrales nucléaires qui rejettent des eaux de refroi­
« Une augmentation spectaculaire
d’organismes gélatineux justifie
l’expression “gélification des océans” »
dissement à des températures toujours élevées, sup­
primant ainsi la saisonnalité de la reproduction des
méduses ; et l’invasion de la baie de Chesapeake (Etat­
Unis) par la méduse Chrysaora quinquecirrha après la
quasi­disparition des huîtres, surexploitées.
Ainsi, dès 1983, l’augmentation de la température
des eaux et les changements de la biodiversité étaient
connus pour leurs effets sur la prolifération des mé­
duses. En 2000, une réunion d’experts en Alabama a
constaté l’étendue du phénomène dans tous les
océans, en a recensé les espèces et ciblé les scénarios :
surpêche, pesticides, engrais, rejets médicamenteux
qui tous perturbent la biodiversité marine.
La surpêche a éliminé 85% des poissons. Dès lors,
les méduses disposent de la nourriture qui n’est plus
utilisée par les poissons. L’acidification des eaux a
un effet sur les animaux à tégument calcaire : cara­
pace des crustacés, coquille des larves de mollus­
ques, épines d’oursins et même écailles des poissons
sont fragilisées par cette nouvelle chimie de la mer.
Plus mous, ces animaux deviennent plus digestes et
sont désormais consommés par les méduses qui,
mieux nourries, grandissent et se reproduisent plus
vite. Si l’on ajoute que les polypes ont une affinité
pour le plastique, selon notre collègue américaine
Jennifer Purcell, on devine l’inquiétude que repré­
sentent les grands gyres de plastique qui dérivent
dans tous les océans.
Depuis 1972, les grandes conventions internationa­
les se sont engagées à améliorer les conditions de
gestion des productions de la mer. En 1992, Rio a fait
rêver à un avenir radieux dans les océans, avec la
mise en place d’un développement durable dans le
plus grand respect de la biodiversité. La mer était con­
sidérée comme la source de toutes les richesses et
semblait un immense eldorado. Les projets ambi­
tieux mobilisaient le potentiel scientifique et techno­
logique pour des pêches toujours plus abondantes.
Presque trente ans plus tard, la désillusion est totale,
car les méduses ont remplacé les tonnes de poissons
promises. Le Grenelle de la mer en 2007 constate que
la gélification se généralise à tous les océans. En 2010,
lors de la Convention sur la biodiversité, la prise de
conscience de sa dégradation s’amorce avec, en 2015,
une nouvelle proposition de loi pour la préserver.
L’élan et la dynamique insufflés par ces gigantesques
réunions laissent la place à une terrible constatation,
car pendant tout ce temps passé en discussions, les
méduses ont lentement mais sûrement occupé tout
le milieu océanique !
Pour ne pas avoir entendu les cris d’alarme poussés
par les naturalistes, les biologistes marins et les océa­
nographes depuis plus de quarante ans, les décideurs
ont laissé se créer dans les océans des conditions de
vie totalement déséquilibrées, qui éliminent les
grands vertébrés, des requins aux baleines, et favori­
sent des organismes très primitifs comme les médu­
ses. Présentes depuis plus de 600 millions d’années,
elles ont traversé toutes les vicissitudes des ères géo­
logiques, ce qui dénote une belle résistance et une re­
marquable adaptation, et elles s’imposent désormais
dans l’économie des mers et dans un paysage marin
nouveau, véritable Médusocène. p
Méduses. A la conquête des océans, de Robert
Calcagno et Jacqueline Goy (Editions du Rocher, 2014).
Mange tes méduses ! Réconcilier les cycles de la vie
et la flèche du temps, de Philippe Cury et Daniel
Pauly (Odile Jacob, 2013).
« Jellyfish Blooms », de Jennifer Purcell et al.,
(« Hydrobiologia », 2001, vol. 451).
« Development and Cellular Biology of
Coelenterates », de P. & R. Tardent (« Elsevier », 1979).
¶
Jacqueline Goy,
attachée scientifique
de l’Institut
océanographique,
Fondation Albert­Ier ­
Prince de Monaco.
Le supplément « Science
& médecine » publie
chaque semaine une
tribune libre ouverte au
monde de la recherche.
Si vous souhaitez
soumettre un texte,
prière de l’adresser à
[email protected]