Le temps long de la violence, Histoire de la communication parents

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Le temps long de la violence, Histoire de la communication parents
A PROPOS DE L'HISTOIRE DE LA COMMUNICATION PARENTS-ADOLESCENTS
Philippe Viard, Hôpital général de Bourganeuf, Françoise Gosselin, CMMP de la Creuse, psychologues (texte intégral)
Le temps long de la violence
Ce thème qui aujourd'hui nous paraît normal dans l'état actuel du droit et des sciences de
l'homme, ne va pas de soi. Que veut dire communiquer aujourd'hui dans le champ des
relations parents adolescents ? Que peut signifier ce mot après l'exploitation séculaire du
travail des enfants, la longue négation de leurs droits et de celui des femmes ? Il est difficile
d'oublier qu'enfants et adolescents ont eu leurs bagnes en France sur les îles de Tatihou et de
Belle-île, qu'il y a eu des battues organisées et de véritables scènes de poursuite. La célèbre
chanson des Frères Jacques sur des paroles de Prévert Chasse à l'enfant garde trace d'un passé
de violence et de meurtres. Les enfants, leur naissance même, furent redoutés à des moments
de l'histoire. Le massacre des Innocents par Hérode a marqué profondément la culture
chrétienne en Europe, mais sans doute pas suffisamment pour empêcher la tuerie des enfants
qualifiés de juifs, c'est-à-dire rats ou immondices, par les nazis. Les Innocents c'était pas pour
tous les enfants.
Le cri de Rachel n'est pas le fruit d'une fiction, il retentira souvent notamment lors des
événements de l'année 16 et de l'année 17 en France et en Allemagne, puis un peu plus tard du
côté de Drancy, de Varsovie, au Rwanda et dans les pays en guerre. Le cri de Rachel est
permanent et il transcende toutes les époques. Quand finira-t-il ?
Le roman de Louis Pergaud La guerre des boutons décrit, avec une verve rabelaisienne, le
climat de violence qui règne entre les adultes, entre les jeunes, entre les jeunes et les adultes.
Ce climat n'est pas sans rapport avec les tensions européennes. Les boutons évoquent le
dépeçage des pays colonisés, le pillage des richesses par les puissances impérialistes. Le livre
indique l'incident d'Agadir entre la France et l'Allemagne, c'est-à-dire la politique de la
canonnière dans les relations internationales. Comme en contre-point des querelles de village,
Pergaud met en épigraphe à l'un des chapitres du livre : « Les ambassadeurs des deux
puissances ont échangé des vues au sujet de la question du Maroc. »
Que vient faire une telle allusion dans un livre normalement destiné aux jeunes ? Pergaud a
donc conscience de projeter le théâtre des conflits européens sur un conflit de village et d'en
dénoncer la sauvagerie. Les titres de chapitres sont très explicites et détonnent dans un récit
d'enfance : « La déclaration de guerre », « Tension diplomatique », « Au poteau d'exécution ».
Après la destruction de la cabane et de son trésor par les rivaux, les gosses, trahis par l'un des
leurs, reviennent au village où les attend une correction. Les parents châtient, les enfants
hurlent, mais aucun adulte ne songe à parler avec les gamins. Pergaud décrit une
abomination, un déchaînement de violence qui laissera une trace indélébile et un grand
sentiment d'injustice chez les jeunes.
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« -Entends-tu ? Entendez-vous ?
-Ils les éreintent ! Pourquoi ?[...]
-Ecoute ! Ecoute !
Une bordée de sanglots et de râles et de cris et d'injures et de menaces s'évadait de chaque
maison, montait, se mêlait, emplissait la rue pour une effarante cacophonie, un sabbat
infernal, un vrai concert de damnés. »
Ce thème, dit actuel, presque banal, de la communication parents-adolescents se déploie sous
un horizon inquiétant dans lequel perdure le souvenir du temps long de la violence. Parler de
communication à propos des adolescents et de leurs parents dans l'ignorance de l'histoire de
la souffrance des enfants et des femmes équivaut assez souvent à cautionner les actes de
violence commis envers eux. Dans Mort à crédit Céline raconte l'impossibilité pour Ferdinand
d'aller aux toilettes sereinement et sans subir les remontrances. Dans l'histoire et les
légendes, enfants et adolescents ont servi de soldats, de supplétifs et de bouc émissaire.
Il existe en forêt de Sillé, du côté du Maine, un lieu dit qui s'appelle le saut du serf parfois
confondu avec le cerf ; un paysan poursuivi par des seigneurs à cheval s'y est précipité , dit-on,
de peur du haut d'une roche. On ne sait pas son âge, mais on peut se demander avec René
Girard et Freud combien de fois ce genre de scène de chasse s'est répété et combien de fois des
jeunes y ont été mêlés. Les ogres des contes pour enfants ne sont pas seulement imaginaires,
non plus que le martyrologue des enfants emprisonnés dans les colonies pénitentiaires, sans
parler des mauvais traitements et des vexations dans les familles. Jean Genet dans Le miracle
de la rose parle de la cruauté et de la pédophilie au bagne de Mettray. La colonie pénitentiaire
de Mettray est restée un siècle en activité (1838-1939).
Avant 1968, la question de la violence envers les jeunes aurait été différente voire incongrue
dans beaucoup de milieux bien que les revendications du Front populaire aient porté la
demande de suppression des bagnes pour enfants et de la violence des gardes chiourmes.
« Les gosses, à la maison, ça se tait, disait-on ». On ne parlait pas à table, ça ne se faisait pas et
souvent les instituteurs cognaient à la demande des parents en mal d'autorité ou croyant en la
vertu bienfaisante des frappes. Le mythe des coups de pied au cul qui se perdent a duré
longtemps comme si tout avec les jeunes se réglait par les coups. « Les coups » une chanson de
Johnny Halliday qui dit bien l'esprit du temps d'alors. Les humiliations étaient courantes, les
filles mères étaient montrées du doigt ou remarquées comme les femmes divorcées.
Les amours interdites des adolescents avec des adultes tournaient souvent à la tragédie.
Mourir d'aimer a marqué une génération. La contraception n'existait pas et certains médecins
pratiquaient le curetage à vif des femmes rescapées des avortements clandestins. Voyage au
bout de la nuit dit cette misère, mais aussi, très proches des temps actuels, les témoignages de
médecins comme Joëlle kaufmann ou Michèle Barzach. Comment l'oublier ? Comment oublier
ce que les parents disaient à voix basse à propos des femmes mortes dans les mains des
« faiseuses d'anges »? Comment ignorer la menace séculaire et brandie des maisons de
correction pour enfants ? Toujours chez Louis Pergaud, une sœur, la Marie Tintin, effrayée du
risque que son frère soit tué par le « paternel » tente d'intercéder par deux fois ; elle est
impitoyablement frappée, injuriée et menacée par sa propre mère. Tous les parents
heureusement n'étaient pas à la même enseigne et il y eut des enfances heureuses. Il est
impossible néanmoins d'aborder ce thème de la communication dans l'irénisme et l'ignorance
des réalités sociétales d'hier et de maintenant.
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L'oeuvre émancipatrice d'écrivains, de médecins, d'enseignants et de journalistes ne doit pas
non plus être négligée, comme celle d'Alexis Danan (1899-1979), reporter à Paris-soir, qui
lancera des campagnes de presse contre les bagnes. Noir tableau, sûrement, mais non sans
lumières. Que reste-t-il de cette grande violence ? Si elle s'est atténuée la violence persiste
sous sa forme domestique. Châtiments corporels, gifles et fessées ne sont pas condamnés par
le droit interne, les martinets sont toujours en vente. Ces violences dites légères ne sont pas
punissables, écrit J.P Rosenczveig, Magistrat.
Elles s'exercent dans un contexte juridique inégal. Si l'enfant est bien titulaire de droits il
demeure un « incapable » car il ne peut les exercer par lui même. « L'enfant, écrit-il, est
d'abord objet de propriété familiale. » La Convention internationale des droits de l'enfant
signée par la France trouve ici une limite ; elle n'est pas insignifiante.
Une communication triangulaire
Avant 1914, dans la littérature et à l'école les enfants et adolescents sont éduqués dans une
tradition guerrière et nationaliste qui font d'eux de futurs soldats. Les Romans nationaux
légitiment cette violence guerrière où les enfants sont déjà des combattants à l'exemple de
Madame thérèse ou les volontaires de 92 de Erckmann-Chatrian (1863) qui dénoncent ,
cependant, les horreurs de la guerre et la lâcheté des hommes. Les relations internationales
ont joué un rôle non négligeable dans la communication parents-adolescents notamment en
France. C'est un fait qui est peu remarqué et souvent recouvert par la « psychologie de salon ».
La communication parents-adolescents est loin d'être une affaire purement privée ou une
affaire de famille. L'Etat s'invite au banquet familial et en dispose. Il peut par exemple accepter
ou rejeter les manuels scolaires, augmenter ou baisser certaines allocations ou aides. Le
manuel scolaire (le carnet scolaire aussi) est un des tiers de la communication parentsadolescents, il n'est pas le seul.
L'un de ces manuels, Le Tour de la France par deux enfants (1877), a tenu une place assez
considérable. Il contredit l'exaltation nationaliste et l'atténue au profit d'une morale religieuse
puis laïque étayée sur les principes de fraternité et de solidarité. La paix y est défendue contre
la guerre. Publié à plus de 7 millions d'exemplaires avant 1914, ce livre d'apprentissage de la
lecture courante a longtemps triangulé la communication des jeunes avec leurs parents. Le
sommet du triangle est une initiation à la France. Son influence sur l'école s'est éteinte vers les
années cinquante mais non le souvenir. L'auteure, dans la tradition des Lumières, soutient par
ses ouvrages la promotion sociale et l'insertion professionnelle des adolescents. Question
toujours d'actualité avec les mesures en faveur des adolescents et jeunes majeurs en difficulté
d'insertion. Hébergements et internats adaptés, apprentissage équitable manquent encore
trop à une partie de la jeunesse. A compter de 1906, l'auteure fait le choix de la morale laïque
au détriment de la religion. Ce livre exceptionnel vient d'être republié en 2012.
Parfois, les grandes institutions qui produisent le discours sur la jeunesse, sa formation et son
esprit entrent en conflit. Jacques et Mona Ozouf ont expliqué les remous du grand conflit
Eglise, République et Ecole sur les cadres de la communication parents-adolescents. En
d'autres termes, il y des tiers dans le champ de cette communication et des tiers puissants aux
intérêts quelquefois divergents. Mona Ozouf émet une mise en garde contre la surestimation
intellectualiste de l'enseignement et la foi dans l'école tout en reconnaissant que
« l'imprégnation républicaine de la conscience enfantine » n'est pas un mythe.
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Un autre tiers est la langue commune représentée par la littérature. Elle a joué un rôle crucial
pour l'amélioration de la condition des enfants et des adolescents ; elle ne s'est pas contentée
de témoigner. La communication parents-adolescents trouve des tiers dans les personnages
des romans qui ont un effet de référence, d'exemple, de leçon pour les jeunes et leurs parents.
L'intime des relations parents-adolescents, leur ressenti et leurs drames sont publiés par la
littérature, folcoche et Thénardier débusqués. Le législateur, le juge peuvent-ils l'ignorer ?
L'intime, le familial, le particulier sont donc reliés à des œuvres de culture qui brisent leur
secret ; l'adolescent n'est pas seul car il peut retrouver une partie de son histoire dans ces
œuvres, voire d'autres filiations. La famille n'est pas propriétaire de toutes les filiations et de
tous les héritages. Le grand-père qui emmène son petit fils à l'hôtel des invalides ou au Mont
Valérien fait un acte de culture et d'ouverture.
Cela, la littérature et les œuvres de culture l'affirment hautement ; elles dénouent les liens
d'appropriation des parents sur les jeunes. Avant 1914, par le jeu du manuel scolaire et de la
geste patriotique, c'était aussi signifier que les jeunes appartenaient à la Nation pour la
guerre. Le Code civil de 1804 ne prévoyait qu'une seule exception à la puissance paternelle :
l'engagement dans l'Armée.
En 1974, Jean Foyer (le premier président du Conseil constitutionnel) en fera souvenir dans le
débat sur l'IVG en y fondant l'argument principal de son opposition à la loi présentée par
Simone Veil. Le service des Armées à la frontière de l'est exige des familles nombreuses. La
question de la paix et de la guerre a troublé en France le domaine de la communication
parents-adolescent durant des décennies. Elle s'en est même emparée. Durant Verdun des
enfants ont couché volontairement par terre en solidarité avec les poilus.
Il y a aussi des tiers commerciaux et techniques qui interviennent au sein des familles. Les
marques, des sites internet, les applications des smartphone agissent sur une communication
de plus en plus diversifiée et ouverte par ses modalités physiques. Et les parents habitués aux
anciens modes de communication, dont le téléphone en bakélite noire, le minitel, l'ordinateur
familial sont encore les témoins, ne savent pas toujours ce que les technologies produisent de
nouveau ou ce qu'elles prétendent produire. Cette « distance » créée par l'évolution des
technologies et des savoirs peut inquiéter des parents surpris dans leur univers mental
routinier et moins réactif que celui de leurs enfants. Les adolescents peuvent aussi ressentir
une anxiété face à des évolutions qui ajoutent à leurs propres bouleversements. Beaucoup de
livres ont été publié sur ce sujet. Les communes et les Conseils généraux développent des
initiatives pour « accompagner » adolescents et parents dans ces changements qui sont loin de
n'être que technologiques. On ne prépare plus, par exemple, un examen ou un concours dans
les mêmes conditions psychologiques qu'autrefois : les moteurs de recherche, le choix des
favoris dans son navigateur, la veille par alertes ont leur mot à dire.
Au-delà de ces banalités, que peut-on dire d'intelligent ? Après tout, l'informatique n'a détruit
ni le livre ni le vis à vis. Ce n'est pas elle qui inquiète mais plutôt les choix qui président à
l'écriture des logiciels et bien entendu la sécurité des opérations d'échange de données. Grâce
à l'informatique il est possible de communiquer sans rencontrer les personnes que l'on n'a pas
envie de voir, tout en les sommant par l'envoi d'un courriel dont chacun sait que l'on peut en
garder trace. La machine canalise la procédure d'échange d'informations pour l'intérêt
collectif quels que soient le contexte des relations personnelles ou les qualités morales des
intervenants. Il est possible de berner autrui par des faux, des filoutages mais l'affaire est plus
risquée.
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Les adolescents reçoivent parfois des messages non-désirés, inquiétants, des attaques
personnelles, des intrusions qui font effraction dans leur espace intime, et là l'affaire peut être
grave. C'est dire que l'univers mental des adolescents a été changé par l'évolution des
techniques. Mais l'est-il au point que certains le disent ?
L'on trouve des traits communs qui relient l'adolescence de Chateaubriand vécue sous la
monarchie, à celle d'Alain Fournier, de Victor Hugo ou de François Truffaut vécue sous des
cieux bien différents. La tentative de suicide du jeune François-René par le jugement de Dieu
(Ordalie) intéresse encore la psychologie de l'adolescent et lui parle. L'alphabétisation des
jeunes amplifiée par l'obligation scolaire et l'allongement des études met le livre et
l'informatique à portée des familles. Elle laboure le champ de la communication parentsadolescents car il y a, plus qu'avant, des tiers instruits que sont les professeurs, les sites
internet et les livres.
L'illettrisme reste toutefois une question d'actualité d'autant plus que l'écrit peut devenir
opaque, ostentatoire, par une écriture coupée de l'usage commun. La puissance parentale
trouve une limite dans celle du professeur dans la mesure où les familles ont délégué à l'école
leurs pouvoirs.
La loi est un tiers puissant dans la communication parents-adolescent, mais un tiers
malheureusement limité par l'appropriation familiale des jeunes et les représentations
fausses dont elle est l'objet. Souvent présentée à tort en tant que purement répressive, on
oublie qu'elle protège, qu'elle représente la souveraineté et la volonté du peuple français.
Devant cet état de chose, où la loi est caricaturée, des magistrats proposent la promotion et
l'instruction de la loi de la République afin de s'affranchir de la seule logique de répression.
Que dire de la religion ? Ancien tiers dans la communication parents-adolescents, la religion a
joué un rôle considérable dans l'instruction et la pacification des moeurs. Si l'on suit René
Girard, les textes évangéliques se sont radicalement opposés à la logique du bouc émissaire, ce
qui était révolutionnaire après des siècles de tueries en groupe contre le(s) représentant (s)
en chair et en os du mauvais œil, de la peste ou du scandale.
Mona Ozouf rappelle que des représentants du Christianisme ont oeuvré avec les Républicains
au processus d'émancipation des enfants par l'enseignement, elle cite Mgr Dupanloup, père de
la loi sur la liberté de l'enseignement supérieur et ancien confesseur de Talleyrand-Périgord.
La loi de séparation respecte la liberté de conscience, l'école n'est pas obligatoire, seul
l'enseignement l'est, l'école publique n'est pas la seule école. Nous avons conscience que des
développements seraient ici plus que nécessaires ; nous renvoyons le lecteur aux écrits de
Mona et Jacques Ozouf, à ceux de Chateaubriand et de René Girard.
Enfin, il nous semble impossible d'achever ce chapitre sans parler d'un autre tiers, un tiers
lourd et menaçant qui pèse sur des familles. Nous voulons parler de l'incertitude du
lendemain, c'est-à-dire de l'extension de la pauvreté et de la précarité en France. 8 millions de
personnes sont touchées par des exclusions (logement, santé, travail) et un million d'enfants
vivent en dessous du seuil de pauvreté. Comment envisager dans ces familles les conditions
d'une communication parents-adolescent sans y considérer ce qui par avance l'anéantit ?
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Le domaine perdu
L'Ordonnance de 1945 vient donc de très loin et clôt, si l'on peut dire, l'époque de la grande
violence institutionnelle. Elle donne un cadre entièrement nouveau à la communication
parents-adolescents, un horizon ouvert sous un ciel plus serein. L'exposé de ses motifs est
clair quand on y lit la phrase suivante restée célèbre : « La France n’est pas assez riche
d’enfants pour qu’elle ait le droit de négliger tout ce qui peut en faire des êtres sains. »
Lui répond en 2013 un des attendus sur les atouts de la France de la mission confiée à Mme
Lauvergeon sur l'innovation : « La France est également riche de sa jeunesse. Elle présente
le 2ème taux de natalité le plus élevé en Europe. En 2030, sa population sera plus
nombreuse que la population allemande,à politique migratoire constante. Cette jeunesse porte
avec elle de nouveaux comportements, en lien avec les tendances sociétales de fond. » La
jeunesse, sa formation, sa reconnaissance est réaffirmée en 2013 comme un des
éléments de la politique de puissance du pays. Ce discours tranche avec celui sur la
jeunesse des banlieues définie en tant que cible d'un enjeu sécuritaire. Voir au-delà
de l'horizon comme le fait la commission diligentée par le Premier ministre sur
l'innovation est un signal d'espoir pour la jeunesse comme le fut l'ordonnance de
1945.
Le fait de se parler, de se regarder en se voyant est nouveau au sortir de la Libération après les
années noires. Le film de Cocteau Les parents terribles (1948) annonce des mœurs plus
enjouées, plus dégagées du fatalisme sombre : un adolescent peut se libérer de la tutelle
maternelle, appeler sa maman Sophie et vivre sa vie grâce à une tante qui aime la vie. Vipère
au poing paraît la même année ; Jean Rezeau se libère des machinations de sa mère Folcoche
destinées à l'envoyer en maison de correction. N'ayant plus peur d'elle, il lui rapporte l'argent
dissimulé par elle dans sa chambre ; il lui déclare : « Merci ma mère ! Je suis celui qui marche
une vipère au poing. » Dans le film de Jacques Rozier Adieu Philippine (1962) l'adolescente qui
reçoit un coup de fil d'un garçon est étroitement surveillée par sa mère assise sur son lit près
de l'écouteur. On reconnaît le célèbre téléphone en bakélite noire et sa sonnerie
caractéristique. La mère ne l'empêche cependant pas de sortir.
Il aura fallu les loisirs de 1936, des discussions dans les maquis, l'oeuvre du CNR et de Jean
Moulin, celle de Louis Joxe, la compassion de Charles de Gaulle pour l'enfance, l'action des
travailleurs sociaux, la voix de Françoise Dolto, les travaux de Pierre Mâle, des œuvres d'art,
pour que les parents et les adolescents puissent enfin mieux se parler, s'apprécier, c'est-à-dire
se reconnaître en tant qu'êtres appartenant à l'humanité.
L'architecture, la géographie du lieu de vie, le paysage, le voisinage ont aussi leur mot à dire.
Que veut dire communiquer dans une architecture non communicante, celle où l'on ne circule
pas facilement, qui inquiète ou indispose par ses espaces non pensés, ses lignes sans issues ou
sans perspectives, dénuée de rétro-espace, de champ et de contre-champ? La fête qui est
donnée au « Domaine perdu » dans Le grand Meaulnes met en valeur l'utilisation joyeuse
d'une architecture pourvoyeuse de lieux ouverts, de jardins, d'étang, d'allées, de cours dont les
invités jouissent sans être assignés à un seul espace. Architecture propice à des jeux, des
festivités, des mises en scène, des bals, des masques.
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Le jeune peut trouver dans la maison, ou à côté, des points ressources qui lui permettent de
s'éloigner de ses parents tout en restant proche, d'avoir une cagnotte, un passage d'escalier,
une porte de derrière, une clef, un tiers-confident, un pré, un bois, un chien, une rivière afin de
construire une indépendance relative, d'avoir des lieux psychiques et d'expression de sa
motricité. Meaulnes, Chateaubriand, François Seurel, Pierre Rivière, Arthur Rimbaud abattent
des kilomètres dans la campagne et les bois, vont et viennent, pêchent, remontent les cours
d'eau, atteignent des sources, attendent, courent. Ils acquièrent par ces expériences motrices
et émotionnelles la capacité de figurer, de frayer des voies de liaison de leurs affects avec
expériences, aventures et représentations mises en branle par les changements pubertaires et
psychiques. La communication concerne donc aussi celle du paysage psychique secoué de
l'adolescence entre ses territoires fragmentés. Comment parents et tiers peuvent-ils veiller à
faire que ces territoires fragmentés puissent communiquer ? Communication : communiquer
au sens de mettre en commun, faire communiquer au sens d'ouverture, de circulation.
L'adolescent a sa chambre (parfois il est dans la rue ou en prison), mais peut-il emprunter des
voies, parcourir des lieux, disposer d'un espace comme il l'entend pour ses besoins
psychiques ? Cette question est bien entendu vitale pour les adolescents qui subissent un
enfermement. « Comment prétendre éduquer des adolescents en lieu clos, artificiel, coupé du
milieu se demandait J. Bourquin, ancien directeur au service d'études du Centre National de
Formation des professionnels de la Protection Judiciaire de la Jeunesse et du ministère de la
Justice ? » En fait, dit-il, ces jeunes sont déjà éloignés et isolés, c'est pourquoi ils inquiètent.
Comment travailler cette distance qui est précisément l'adolescence ? Les espaces, les lieux,
les mouvements, les silences, les échappements, la solitude participent de l'adolescence et la
signifient. L'adolescence est d'un lieu.
Alain Fournier parle du Grand Meaulnes comme d'un chasseur de pistes, comme d'un être qui
paraît, disparaît, s'évanouit dans un taillis, un être dont on entend le pas dans un grenier, dont
on devine la présence. Il est le paysage qu'il trace, la rivière qu'il traverse, le chemin qu'il suit,
le froid et la pluie qu'il ressent. Meaulnes est l'absence même, l'être dont les mouvements de
l'âme sont devinés ou reconstruits à travers des lettres retrouvées, à partir de traces, de
vestiges et de témoignages. Pour sa mère, qui vient le confier à l'instituteur Seurel, Meaulnes
est un adolescent qui échappe, dont elle ne sait où il est passé ni ce qu'il fait et encore moins
ce qu'il pense. Mais cela on le devine, car elle ne le verbalise pas ; seuls les plis de son visage
trahissent ce sentiment ainsi que quelques paroles surprises par le jeune Seurel. Dévorée par
l'anxiété elle retrouve son assurance devant Madame Seurel pour lui présenter son fils.
Ce contraste entre le visage plié par l'anxiété et la parole assurée de la mère de Meaulnes en
vis à vis avec Mme Seurel, Alain Fournier l'expose sans l'expliciter. Un sentiment d'étrangeté se
détache de la personnalité de Meaulnes quand sa mère en parle.
Qui est-il, qui est-il pour elle qui le laisse à une famille d'accueil ? Habitée par l'angoisse avant
d'entrer dans la maison, elle décrit face à Mme Seurel, un fils qui a le souci d'elle, un fils qui lui
rapporte les œufs et animaux qu'il déniche le long des rivières et dans les bois. Pour sa mère
son fils est un chasseur cueilleur, un être aquatique et des forêts. Son frère cadet est mort noyé
dans un étang en fin de journée. Jamais Alain Fournier ne reviendra sur cette disparition et ce
qui aurait pu être une source de culpablité chez Meaulnes. La noyade du frère annonce-t-elle
l'évanouissement du Grand Meaulnes dans la nature et son retour trop tardif auprès de la
femme aimée ? Quand il revient à ce qui reste du Domaine perdu il ressemble à n'importe quel
paysan ou chasseur, il n'est pas reconnaissable.
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Peut-être n'est-il alors personne, que l'écart entre l'ombre et la lumière ? On saisit que Mme
Seurel et son fil françois aient pu être intrigués par le tableau de Meaulnes peint par sa mère :
le tableau est un paysage sur fond d'une noyade. Pourquoi les attentions de son fils, ses
déplacements paraissent-ils angoisser la mère ?
Souvent, les parents tentent de comprendre par des signes indirects les complications de
l'adolescence, ses blancs, ses moments énigmatiques, à travers ce qu'ils peuvent ressentir en
eux de leur propre enfance ; ils sont ces chasseurs de pistes du Domaine perdu. Ils ont affaire
au dissemblable de l'adolescence. Ils tentent alors de rentrer en communication avec ce qui
échappe à la communication, s'y refuse. La mère de Meaulnes semble ne pas le comprendre, il
lui est comme étranger et elle le confie, inquiète, à une famille d'accueil bien qu'elle soit aisée.
Cette femme ne peut plus entretenir de proximité avec un être qui quitte le sol de l'enfance,
qui annonce aussi à Seurel ce changement sous l'apparence de l'obscur qui envahit un tableau,
celui d'une famille heureuse.
« Mais quelqu'un est venu qui m'a enlevé à tous ces plaisirs d'enfant paisible. Quelqu'un a
soufflé la bougie qui éclairait pour moi le doux visage maternel penché sur le repas du soir. »
Meaulnes, lumière et obscurité, ombre portée par le flambeau lui-même, agit comme le ferait
une peinture de George de La Tour ou du Caravage.
« C'était un grand garçon de dix-sept ans environ. Je ne vis d'abord de lui, dans la nuit
tombante, que son chapeau de feutre paysan coiffé en arrière et sa blouse noire sanglée d'une
ceinture comme porte les écoliers. Je pus distinguer aussi qu'il souriait... […] A la lueur de la
fin du jour, je regardais, en marchant, sa face anguleuse, au nez droit, à la lèvre duvetée»
Meaulnes n'a pas vraiment de visage personnalisé, il ressemble à tout le monde mais est en
même temps porteur du dissemblable. Etre qui apparaît avec la fin du jour il produit comme
par contre-point de la lumière avec les vestiges d'un feu d'artifice. Et la mère de François
Seurel reste silencieuse.
Comment l'adolescent pourrait-il figurer l'infigurable de son existence, une façon nouvelle
d'être au monde sous l'effet de l'éloignement du monde de l'enfance et de la force de la libido
sexualis ? Quel est ce commun ou ce non commun auxquels ont affaire les protagonistes de ce
qui passe ou prétend être de l'ordre de la communication ? Est-il aisé d'identifier les
partenaires de la communication parents-adolescents devant ce qui semble si évident ?
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Le sens des mots
Les mots de parents et d'adolescent n'ont rien d'évident ; toujours le métier aura été remis sur
leur sens . Adolescence vient du latin grandir (adolescere), mais que peut-on en dire après, si
ce n'est que le droit Romain distinguait le pubère de l'impubère pour y fonder une procédure?
L'adolescence est ce qui est aussi de l'ordre du dissemblable, donc de ce qui fait problème
dans ce que les adultes vivent comme étant le monde commun. Les adolescents le signifient
d'ailleurs par leurs tenues, leurs langages, des signes et des symptômes.
Le concept d'adolescence émerge en France peu avant 1914 avec celui de bébé dérivé du mot
anglais baby. Le psychologue Pierre Mendousse fait paraître deux ouvrages L' Âme de
l'adolescent et L'Âme de l'adolescente en 1907 et 1909, ouvrages qui sont lus par le public et
réédités. C'est un fait de société. Ces parutions avaient été précédées par celle de deux livres
de G. Bruno (Augustine Fouillée) destinés à sensibiliser le public sur la formation des
adolescents : Francinet (1885) et Les enfants de marcel (1887). On s'intéresse à l'adolescence,
notamment les écrivains, des pédagogues comme Jean Macé, des membres de la Commune de
Paris, des Chrétiens aussi. Alain Fournier commence à publier Le Grand Meaulnes en 1913
dans La Nouvelle Revue Française et rate le prix Goncourt de peu. Le pays sans nom, premier
titre du manuscrit, marque la jeunesse et les lettres françaises.
La psychologie de l'enfant sort des sentiers battus. En 1905, Freud publie à Vienne les Trois
essais sur la vie sexuelle qui sont plutôt bien acceptés par le public des spécialistes lors de leur
parution. Karl Abraham explore à Berlin les phases précoces de la psychologie du bébé et de
l'enfant, il aura pour « élève » et analysante Mélanie Klein.
En 1912 (loi du 22 juillet) sont créés les tribunaux pour enfants et adolescents. Le législateur
a donc conscience d'une différence. Différence dont avait aussi conscience le rédacteur du
Code pénal de 1810 par sa distinction entre les enfants discernants et ceux non discernants,
distinction de grande portée mais qui se révélera funeste pour les enfants non discernants
obligés de restés enfermés à des fins éducatives jusqu'à 21 ans. Toutefois, le Code Napoléon en
distinguant les enfants délinquants des adultes incarcérés permettra leur enfermement dans
des lieux séparés (arrêté du 25 décembre 1819). Le législateur de l'ordonnance de 1945 rend
hommage à l'oeuvre de la loi du 22 juillet 1912 ; il écrit dans l'exposé de ses motifs :
« Le statut de l’enfance traduite en justice a été fixé en France par la loi du 22 juillet 1912, qui
a constitué à l’époque, si l’on tient compte de l’évolution du droit criminel et de la science
pénitentiaire depuis le code pénal jusqu’à nos jours, l’étape la plus importante qu’ait jamais
franchie le législateur pour se dégager des cadres traditionnels de notre droit, dont on est
d’accord pour juger qu’ils ne sauraient assurer utilement le relèvement de l’enfance. Les
principes directeurs qui ont inspiré la loi de 1912, institution d’une législation pénale pour les
mineurs, substituant aux mesures répressives des mesures d’éducation et de redressement,
création d’une juridiction spéciale pour juger les enfants, institution du régime de la liberté
surveillée, n’ont point fait faillite et leur abrogation n’a jamais été demandée. »
En 1914 Freud écrit « Pour introduire le narcissisme », texte qui subjective une première
topique de la psyché passablement trop physique : il y a du sujet, du désir, un gosse, pas
seulement l'effet des jeux de forces, de vannes hydrauliques, de canaux ou de réseaux de
neurones. C'est une étape pour la psychologie des adolescents. En août 14 débute le suicide de
la civilisation européenne dans les tranchées et il n'y eut plus d'espoir (Tardi)
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Il a donc fallu beaucoup de temps pour que l'on veuille bien comprendre, après la résurgence
du concept d'enfant au 17ème siècle grâce aux enseignants religieux et aux moralistes, qu'un
temps spécifique, un passage singulier, existe dans le devenir de l'enfant avant l'âge adulte. Le
mot adolescence apparaît au 13ème siècle dans notre langue selon le Dictionnaire
étymologique de Wartburg et Bloch. Il entre dans la règle de droit française sept siècles plus
tard par la loi du 16 juillet 1949 relative aux publications destinées à la jeunesse. L'adolescent
est ainsi distingué dans le public des lecteurs à qui sont interdits certains ouvrages dits
« licencieux ». C'est par le droit de lire que adolescence fait son entrée dans la loi. On se soucie
donc de ce que lit un enfant qui ne l'est plus tout à fait, de l'influence de certaines lectures, des
« mauvaises » lectures et de ce qu'il convient de lire ou de ne pas lire selon l'âge.
Le mot adolescent intègre une loi de rang constitutionnel du 23 décembre 1958 : l'ordonnance
relative à la Protection de l'enfance. Cette ordonnance fait partie des actes constitutionnels
qui fondent la Cinquième République. Le mot n'est pas présent dans les conventions
internationales signées par la France.
La communication parents-adolescents n'est en fait libre, réelle, équitable que si ses
protagonistes jouissent de droits reconnus et les parents, entre-eux, d'une égalité dans
l'exercice de l'autorité parentale. Encore faut-il que ces termes soient définis et bien compris.
Que voudrait dire communiquer au sens de se parler en confiance dans la situation où le père
par exemple jouirait du principe de puissance paternelle et l'adolescent serait dans la crainte ?
Il en a été ainsi, bon an mal an, jusqu'au 1er janvier 1971, date de l'exercice à rang égal de
l'autorité (sans le qualificatif de parental) au sein de la famille par le père et la mère.
Entre le vote de la loi au Parlement le 4 juillet 1970 et sa promulgation au Journal officiel le
1er janvier 1971, six mois se seront écoulés ; c'est dire toute la difficulté de son application au
milieu du maquis réglementaire même si ce fait n'est pas exceptionnel. La parfaite égalité dans
l'exercice commun de cette autorité est très récente. Trois lois complémentaires seront
nécessaires en 30 ans [1987, 1993 et 2002]. Le droit de l'adolescent à être consulté par
l'autorité parentale, à donner son avis au sein de la famille en fonction de son degré de
maturité, est lui aussi très récent. Ce droit lui est reconnu par la loi du 4 mars 2002 votée à
l'initiative du député Jean-Marc Ayrault.
La loi du 4 mars 2002 substitue au mot « autorité », d'allure très consulaire, l'expression
« autorité parentale », expression qui figure, détachée, dans une ligne à part du texte et en
première ligne. Elle peut être déléguée. S'il ne figure pas dans le corps de la loi, le concept de
coparentalité est inscrit dans les motifs de la loi du 4 mars 2002. Trente ans se seront donc
écoulés pour que « l'autorité parentale » scelle l'égalité des parents dans l'exercice commun de
leurs droits et devoirs dans l'intérêt de leur progéniture. Que le législateur ait tenu à préciser
dans la loi que les jeunes se devaient d'être consultés au sein de la famille pour les décisions
qui les concernent, en fonction de leur maturité, en dit long sur la survivance du climat
répressif ou d'incompréhension. Le mot parents viendra à la place de père et mère le 19 mai
2013 dans un projet de loi défendu par Mme Taubira.
Il convient de remarquer que la notion de père et mère est relativisée dès 1804 dans la loi par
celle d'ascendants puis de tiers en responsabilité matérielle, affective et éducative. Bonaparte
fera inscrire dans le Code civil l'acte de courage d'un plus jeune envers un tiers adulte comme
fondement possible d'un lien adoptif à rang égal au droit du sang.
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La tradition républicaine confère à la fraternité le fondement de l'acte d'adopter un être
humain reconnu dans sa citoyenneté. L'adoption républicaine va de pair avec l'élévation au
rang de citoyen, c'est un acte d'émancipation.
Initiés à la terre de France les deux enfants orphelins du Tour de la France, André et Julien
Volden, trouvent une famille dans la ferme de La Grand'Lande. Mais, depuis leur sortie de
Phalsbourg André et Julien avaient trouvé des parents chez tous ceux qui les avaient accueilli
et protégé, tous les citoyens qu'ils avaient rencontré avaient joué un rôle de parents. La
fraternité alliée à l'hospitalité a fondé une possibilité de parentalité étayée sur l'action
concrète en faveur d'autrui ou l'engagement.
Hugo en donne l'exemple dans un épisode des guerres de Vendée au lieu dit le bois de la
saudraie. Le bataillon du Bonnet-Rouge qui fait partie de l'armée des bleus se déclare père
d'enfants trouvés avec leur mère perdus au milieu des combats. La mère, qui se dit de
Bretagne et non point de France, accède au rang de citoyenne après un interrogatoire mené
tambour battant. Le bataillon, qui en discute, reconstruit par l'adoption une filiation détruite
par les guerres, les privations, l'oppression et la tyrannie. La paternité est ici celle d'une
formation, d'un collectif soudé par la fraternité de combat ; elle est portée par un idéal, un
geste (les main tendues du sergent Radoub au-dessus des têtes) , une acclamation (le
bataillon) et une embrassade (la vivandière) ; c'est donc une reconnaissance par rite et
symboles. La vivandière y représente les femmes, ce qui signifie que l'adoption n'est pas
l'oeuvre des hommes seuls, c'est d'ailleurs elle qui embrasse la mère et ses enfants et les sauve
de la mitraille eux, méconnaissables, cachés dans un taillis.
L'adoption est célébrée sur les ruines de la paternité biologique, de l'enfermement de pays, de
l'oppression, des superstitions ou préjugés. On n'a plus à appartenir d'une paroisse, d'une
religion, d'une famille pour devenir père et parents. L'adoption révèle le sens du mot
paternité : reconnaissance, amour, émancipation et responsabilité. Chez Hugo c'est déjà une
coparentalité. Dans le Code civil, le combat, la noyade, les flammes fourniront ces situations
d'adoption où un adulte peut adopter légalement le plus jeune qui lui sauve la vie. La
communication s'entend donc aussi avec tiers, ascendants et citoyens à partir de leurs actes et
engagements. La loi du 4 juillet 1970 stipule même un mode de communication particulier de
l'enfant avec sa parenté et tiers : la correspondance. Céline dans Mort à crédit accorde à
Ferdinand l'attention d'un oncle qui le tire par épisode de sa situation affreuse ; c'était dire
que la puissance paternelle peut déboucher sur l'atrocité malgré l'existence des lois de
protection.
Le fait qu'un enfant puisse correspondre avec sa parentèle est significatif de la volonté du
législateur de ne pas l'enfermer dans un tête à tête avec ses parents. Libéré de son socle
biologique, coutumier et religieux, le fait de devenir parent étendu à des actes concrets
d'engagements et de responsabilité vis à vis d'un jeune fonde la parentalité républicaine et
laïque. Cette parentalité, plus exactement sa possibilité d'advenir dans un cadre légal, protège
théoriquement l'enfant et l'adolescent des querelles intestines qui divisent la famille par le jeu
du particulier, du local et des histoires de famille ou de voisinage. Ces divisions contraignent
l'enfant et l'adolescent à restreindre sa puissance à être (conatus) et donc à fragmenter sa vie
psychique. Fragmentée, découpée , la vie psychique se névrotise et son fonctionnement est
alors contraint de faire des détours, de se travestir, de se compliquer pour continuer de vivre.
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On ne peut bien circuler dans sa maison sans se confronter à un mur mal placé, une porte trop
basse ou fermée, une pièce sans issue ou aveugle, l'étroitesse d'un couloir, un escalier mal
commode et l'absence de perspectives ou de « surprises» qui animent une architecture même
simple. Ses territoires ou strates se démembrent en isolats.
Visité en 1968 par des étudiants en psychologie de Toulouse, Fernand Deligny leur parle de
théâtre et non de théories psychologiques ; en fait il leur parle de l'augmentation de la
puissance à être des jeunes par l'activité scénique, autrement dit de leur émancipation des
assignations formelles de la vie quotidienne, du désenfermement de la famille. Le jeu des
identifications devient plus ouvert et souple et l'on peut avoir plusieurs parents ne serait-ce
que dans les auteurs des pièces et de leurs rôles que l'on représente sur scène. Il n'y a là rien
de nouveau, pourtant il semble nécessaire de le rappeler. Pourquoi ce sentiment, d'où vient-il ?
La coparentalité contribue, depuis la loi Taubira, à réduire, quant à elle, l'enfermement dans
un genre, un rôle. On ne dit plus père et mère mais parents. Ce qui compte avec la notion de
parentalité est la responsabilité commune dont le lien est l'amour, une responsabilité ouverte
aux tiers autorisés et légitimés par leur action même au service de l'intérêt de l'enfant et de
l'adolescent. Elle atténue la prépondérance des liens du sang ou de la filiation au profit du
droit tout court et de l'engagement moral et matériel des futurs parents.
Les empêchements du père aimant
Jusqu'à 1971 le père de famille était réputé gardien de la tranquillité publique et l'adolescent
un être nécessitant protection et dont on devait se méfier de ses éventuels débordements. Le
père ne perdra son pouvoir de correction des enfants au profit de l'assistance éducative qu'en
1935 (décret du 30 octobre), ultime souvenir de la lettre de cachet et de la puissance viagère
du patria potestas. Mais il conservera jusqu'en 1970 son droit de correction via la saisie du
tribunal afin de régler, notamment, des affaires d'héritage. Ainsi une fille trop « coquette », un
garçon trop « volage » pouvaient être placés sous main de justice à la demande du Chef de
famille au motif de l'intérêt de la famille et de ses biens. Les lois scolaires de Jules Ferry (18811882) prolongent l'autorité paternelle et les conventions sociales : l'instruction est seule
obligatoire, l'instituteur est l'auxiliaire du père de famille voire son suppléant.
La circulaire qu'il adresse aux écoles le 17 novembre 1883 commande aux enseignants de
s'abstenir d'intervenir en classe s'ils ne sont pas certains d'emporter la conviction de
l'assemblée imaginaire des pères de famille en matière de vérité morale. Le pouvoir
d'objection, de contradiction, même philosophique, leur est interdit. Ferry ne dit rien de
l'assentiment des mères de famille parce qu'elles n'ont rien à dire ou à objecter. Sont-elles
muettes ? La force jointe à l'autorité assène par la parole la vérité incontestable. La sagacité de
Voltaire, le réalisme social de Chamfort, les réflexions d'un Pierre Bayle n'ont pas vraiment
leur place dans l'école de Ferry. Et cette école, désireuse sans doute de ne pas heurter les idées
monarchistes encore vives, sera pourtant accusée de diffuser des idées révolutionnaires.
Ferry semble opposer l'assemblée des pères de famille au corps du roi ou à faire de ces
derniers ses dépositaires. C'était de bonne politique contre les monarchistes. L'Etat s'est
longtemps déchargé sur le père d'une fonction d'autorité et de contrôle social, fonction qui a
écrasé le père aimant. Marivaux et l'abbé Prévost réhabiliteront ce dernier : le père, libéré de
sa charge d'ordre public, peut être un homme qui aime ses enfants. Le Chevalier des Grieux
cherche un soutien en son père et trouve un homme rigoureux.
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Il veut faire appel à lui mais craint ses réactions :
«Il me vint plusieurs fois à l'esprit d'écrire à mon père, et de feindre une nouvelle conversion,
pour obtenir de lui quelque secours d'argent ; mais je me rappelai aussitôt que, malgré toute
sa bonté, il m'avait resserré six mois dans une étroite prison, pour ma première faute ; j'étais
bien sûr qu'après un éclat tel que l'avait dû causer ma fuite de Saint-Sulpice, il me traiterait
plus rigoureusement. »
Le chevalier des Grieux trouve en son ami Tiberge la compassion espérée près du père. Le
pouvoir de faire incarcérer son fils pour le corriger éloigne ce dernier qui est contraint à des
expédients comme le mensonge afin de solliciter sa bienveillance.
Qui mieux que Tartuffe résume la place du père, du père représentant du Roi, du père
défaillant dans sa propre maison, vacance dans laquelle on devine le désir des enfants et des
femmes à gouverner leur existence propre ?
En Elmire, en son intelligence, en l'abaissement de son mari qu'elle cache sous une table pour
qu'il entende son erreur, pointe une vision plus aimante et plus égalitaire de la famille, un
tableau où la puissance paternelle s'évanouit ; il est vrai que la pièce est à Paris, pays du droit
coutumier de la prévôté d'Île de France, plus libéral que le droit romain de Provence.
L'arrestation imprévue de l'imposteur montre la réalité politique de la fonction paternelle.
Le père, auxiliaire de l'Etat, est suppléé par l'intervention du lieutenant de police qui arrête
Tartuffe : il ne fallait pas que l'autorité royale puisse être mise en cause par l'inconséquence
d'un père de famille. Molière, persécuté par le parti des dévots à la cour, avait bien vu où
menait la divagation du mari d'Elmire et ce qu'elle signifiait. Guitry verra poindre dans la
représentation de la pièce à Versailles l'esprit révolutionnaire.
Bref, à l'exception peut-être de la courte période qui va de 1789 à 1795 (date de la réaction
thermidorienne), l'histoire de la communication des parents avec l'adolescent se résume
souvent, sauf exceptions de l'amour, à la communication des biens, aux mariages forcés, à la
correction et à l'histoire du droit de se taire. Beaucoup plus tard, au long d'une histoire
jalonnée notamment par l'affaire Pierre Rivière à Caen (1834), le projet social de la seconde
République et de la Commune, les livres Indiana et l'autobiographie de George Sand, les écrits
de Victor Hugo, la mobilisation des jeunes et leur sacrifice durant la Grande Guerre, les
manifestes poétiques et esthétiques, la révolte des jeunes bagnards de Belle-île en 1934, les
journées de 1936, l'engagement des jeunes dans la Résistance, la parution de Graine de
crapule de Fernand Deligny, la révolution juridique de l'Ordonnance de 1945, surviennent des
films comme La belle et la bête (1946) et Le testament d'Orphée (1960) de Jean Cocteau, Les
quatre cents coups (1959) et Baisers volés (1968) de François Truffaut. Ces œuvres littéraires
et politiques célèbrent un esprit de liberté et d'émancipation de formes sociales et esthétiques
jugées oppressives. L'enfant sauvage de Truffaut (1969) apporte aussi sa pierre à la réflexion
sur la condition de l'enfance et de l'adolescence.
Ces films bousculent les modèles familiaux, représentatifs et parentaux ou du moins les
interrogent. La recherche par de jeunes cinéastes d'une filiation nouvelle dans une autre façon
de faire du cinéma est emblématique de cette époque. Le 19ème siècle s'achèvera sans doute
dans les rues de Paris et les usines occupées en 1968. Et l'esthétique y aura sa part comme la
littérature, le cinéma et l'action politique.
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Certains ont cru voir dans ce mouvement de la jeunesse une révolte contre le père. Avaient-ils
oublié l'histoire de Manon Lescaut où l'on voit la main de l'Etat dans une fonction paternelle
qui ne peut aimer sans réprimer, en laquelle l'enfant ne peut se confier ? Et il ne s'agit pas là
d'un vague père symbolique (celui qui fait lien) mais du produit de la dévolution au chef de
famille d'une prérogative de l'Etat, fruit d'un démembrement de l'Etat. Ce père guignolesque
ne relève ni du père imaginaire, ni du père réel, ni du père symbolique mais d'un
travestissement, bref, d'une ruse de l'Etat pour surveiller les familles. Ce père était donc partie
prenante, peut-être à son insu, de la relation gouvernants/gouvernés, et, en conséquence,
pouvait encourir une déchéance s'il fautait.
A le considérer aujourd'hui on pourrait parler de lui comme d'une Autorité administrative
indépendante. Prévost ira jusqu'à faire précéder le père du Chevalier des Grieux par le
Lieutenant de police et présenter ce dernier sous un jour plus libéral, ce qui est un comble :
« Avant que de recevoir sa visite [celle de son père], à laquelle j'étais fort éloigné de
m'attendre sitôt, je reçus celle de M. le Lieutenant général de Police, ou pour expliquer les
choses par leur nom, je subis l'interrogatoire. Il me fit quelques reproches, mais ils n'étaient ni
durs ni désobligeants. Il me dit, avec douceur, qu'il plaignait ma mauvaise conduite ; que
j'avais manqué de sagesse en me faisant un ennemi de M. de G... M... ; qu'à la vérité il était aisé
de remarquer qu'il y avait dans mon affaire, plus d'imprudence et de légèreté que de malice ;
mais que c'était néanmoins la seconde fois que je me trouvais sujet à son tribunal, et qu'il avait
espéré que je fusse devenu plus sage, après avoir pris deux ou trois mois de leçon à SaintLazare. »
Les témoignages principaux des méandres et des déchirements de l'histoire de cette
incommunication des sentiments, de leurs déguisements, de leurs répressions, des peurs, des
enfermements, des suicides, des exils seront recueillis par la littérature, le théâtre, le cinéma,
l'opéra et les procès. Mais, au-delà du fait de recueillir, de consigner dans une archive, ces
œuvres auront, comme on dit aujourd'hui dans un langage un peu guerrier, « fait bouger les
lignes ». On pense à Elmire, à Agnès, à Manon, à Adolphe, à Werther, à Henriette de Mortsauf, à
Gavroche, à poil de carotte, à Violette Nozières, au Kid, à Antoine Doinel. On pense aux gosses
oubliés, morts, estropiés par les mauvais traitements, la drogue, les gangs le travail forcé ou
les guerres, ceux des quartiers dont le souvenir n'est pas écrit ou les histoires racontées. La
tâche des magistrats, des éducateurs, des écrivains n'est donc pas vaine, à l'image d'un JeanClaude Izzo qui fait revivre les enfants du Panier à Marseille ou de Pierre Joxe devenant avocat
d'enfants au barreau de Paris après avoir occupé les plus hautes fonctions de l'Etat.
Références
Hervé Bazin, Vipère au poing.
G. Bruno, Le tour de la France par deux enfants, première édition.
Louis-Ferdinand Celine, Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit.
Sigmud Freud, Totem et Tabou, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Puf, Oeuvres complètes.
Jean Genet, Le miracle de la rose
René Girard, La violence et le sacré, Paris, 1972.
Victor Hugo, Quatre vingt-treize.
Jean-Claude Izzo, Total Khéops, Chourmo, Solea, Paris, Gallimard.
Mona Ozouf, L'école, l'Eglise et la République, Paris, Seuil, 1992.
Louis Pergaud, La guerre des boutons.
Abbé Prévost, Manon Lescaut
Mireille Roques, Les bagnes d'enfant, histoire d'une tragédie, Lien Social, n° 963, 4 mars 2010.
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Sources documentaires
Cahier de doléances pour eux, Etats généreux pour l'enfance, 26 mai 2010, Paris, Editions PETRA.
Code Civil des Français, édition de 1804, Bnf.
Legifrance
Sénat
Assemblée Nationale
Rapport de la commission Lauvergeon sur l'innovation remis au Premier ministre, juillet 2013
Nos remerciements à Tiphaine Samoyault pour ses études sur Le Grand Meaulnes d'Alain Fournier et à Dominique
Terres-Graille du collectif pasdeodeconduite
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