LE MARIAGE DE LA CARPE ET DU LAPIN : LA DIFFICILE UNION

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LE MARIAGE DE LA CARPE ET DU LAPIN : LA DIFFICILE UNION
LE MARIAGE DE LA CARPE ET DU LAPIN
LA DIFFICILE UNION DES CITOYENS, DES EXPERTS ET DES GOUVERNANTS
DANS LA DÉMOCRATIE DU RISQUE
Résumé
La fabrique de l’action publique est soumise à trois impératifs : la proximité, l’efficacité et
l’imputabilité. Face à ces exigences, dans les régimes représentatifs, la participation apparaît
comme un nouvel instrument des politiques publiques. Ce constat se pose avec acuité dans
les politiques du risque gérant des objets incertains et souvent immatériels dans un contexte
de controverse. La plus-value qui en découle, pour les rapports entre citoyens, experts et
gouvernants, est diversifiée : échanges d’informations, alternatives au départ impensées,
responsabilisation. Mais cette logique modifie profondément l’impératif d’imputabilité par
lequel l’efficacité de la décision sera jugée au moment de la reddition des comptes, après que
les citoyens aient été associés au processus décisionnel dans un souci de légitimité. L’article
vise à étayer cette hypothèse à partir des théories élitistes et pluralistes de la démocratie, ainsi
que d’une approche séquentielle des politiques publiques.
-2-
LE MARIAGE DE LA CARPE ET DU LAPIN
LA DIFFICILE UNION DES CITOYENS, DES EXPERTS ET DES GOUVERNANTS
DANS LA DÉMOCRATIE DU RISQUE
1.
Introduction : démocratie et politiques publiques du risque
Dans cet article, nous examinons l’articulation entre les concepts de démocratie, de risque et
de politiques publiques à l’aune des principales tendances qui affectent la conduite de l’action
publique contemporaine. A ce sujet, la littérature sur les mutations et les défis de l’action
publique, publiée depuis presque vingt ans, place bien souvent la crise de légitimité au centre
des explications en vue de comprendre l’initiative des réformes auxquelles sont confrontées
les administrations publiques. Sans contester le rôle que peut jouer ce facteur, il nous semble
tout d’abord nécessaire de présenter les différents registres d’explication, complémentaires ou
concurrentiels, qui permettent d’appréhender avec plus de précisions les logiques qui sont
actuellement à l’œuvre dans la plupart des démocraties occidentales et qui se répercutent dans
l’élaboration et la gestion des politiques publiques du risque.
1.1. Les nouveaux impératifs de la fabrique de l’action publique
La fabrique de l’action publique se déroule dans un environnement qui connaît de
nombreuses mutations et attentes de la part des tous les acteurs concernés par l’intervention
de l’État. Ces évolutions reflètent de nouveaux besoins et/ou des exigences originales des
sociétés auxquels font face les décideurs et les gestionnaires publics. Inversement, elles
constituent également des registres de justification que mobilisent ces acteurs pour légitimer
leur (in)action. De nos jours, trois impératifs dominent les constructions de l’action publique :
la proximité, l’efficacité et l’imputabilité.
Le besoin de proximité se matérialise par une redéfinition des frontières et des relations
entres l’État et la société 1. L’État, auparavant centre absolu et incontesté du processus des
politiques, doit maintenant partager son pouvoir avec d’autres acteurs de la société civile.
L’amenuisement de la hiérarchie de l’autorité de l’État et le recours à des instruments de
politiques moins coercitifs visent à surmonter le désenchantement citoyen et la contestation
de l’expertise qui est apparue au cours des dernières décennies du XXe siècle.
1
Jon Pierre, Guy Peters, Governance, Politics and the State, Political Analysis. Basingstoke, Macmillan, 2000.
-3-
Le souci d’efficacité et d’utilisation appropriée des ressources est un autre grand courant qui
traverse les sociétés occidentales contemporaines et qui affecte le fonctionnement de l’État.
Ce « paradigme de la performance »
2
s’accompagne de la promesse de meilleurs services
publics, mieux définis et plus adaptés aux besoins des citoyens. Dans ce contexte, l’accent est
mis sur la qualité des interventions, la résolution des problèmes ou l’atteinte des objectifs. Le
projet managérial, axé sur la mesure de la performance, accroît les exigences de suivi à court
terme et reconfigure les modes d’action des services publics.
L’impératif d’imputabilité combine les ambitions du projet managérial et le besoin de
proximité des citoyens. Ces derniers ne se contentent pas de services publics efficaces, mais
ils attendent des décideurs et gestionnaires publics qu’ils rendent des comptes sur leurs
actions. Ces éléments participent de la responsabilisation de la conduite de l’action publique.
Nous distinguons plusieurs types d’imputabilité : électorale (ou directement politique : c’est
la sanction par les urnes conditionnée par la reddition préalable des comptes), juridique (c’est
la responsabilité qui incombe aux gouvernants une fois qu’investis de leur tâche, ils se
soumettent aux lois qui régissent leur sphère de compétences) et sociales (respecter la
déontologie et l’éthique mais aussi relever les défis soulevés par les trois impératifs de
l’action publique). Dans ce contexte, les décideurs doivent démontrer aux citoyens (souvent
par médias interposés) qu’ils ont pris les « bonnes » décisions. Cet impératif d’imputabilité
encourage la transparence des processus décisionnels et administratifs puisque le citoyen ne
se satisfait plus des fins (résultats) mais s’intéresse de plus en plus aux moyens utilisés.
Dans cet article, nous cherchons à cerner l’articulation entre démocratie, risque et politiques
publiques comme réponse à ces trois impératifs. La fabrique de l’action publique doit se
positionner au carrefour de la participation (proximité) pour qu’une décision soit légitime
(imputabilité) mais aussi efficace (sanctionnée au moment de la reddition des comptes).
1.2. La démocratie et les politiques du risque.
Il est pertinent d’aborder la triangulation entre démocratie, risque et politiques publiques à
partir d’une typologie des risques 3. Les risques naturels (cyclone, inondation, tremblement
de terre, etc.) figurent parmi les plus anciens collectivement reconnus. Aujourd’hui, la
2
Marie-Pierre Hamel, Pierre Muller, « L'accès aux droits sociaux: un compromis entre performance
gestionnaire et justice sociale », Politiques et management public, vol. 25 (n°3), 2007, p. 131.
3
Steve Jacob, Nathalie Schiffino, « Docteur Folamour apprivoisé? Les politiques publiques du risque »,
Politique et Sociétés, vol. 26 (n°2-3), 2007, p. 45-72.
-4-
terminologie évolue vers la notion de risques environnementaux. Ils sont conçus comme des
« manifestations de la nature revêtant une ampleur et une intensité exceptionnelles, et
entraînant généralement un nombre important de victimes humaines » 4. Une tendance
marquante au sein des élites et des citoyens tend à rapprocher ces risques naturels des risques
technologiques et industriels
5
en les imputant à l’action de l’homme. Ainsi, les travaux du
Groupe International d’Experts sur le Climat 6 imputent directement aux activités humaines le
réchauffement climatique et ses effets en termes de fonte des glaces, montée du niveau des
océans, donc risque de catastrophes « naturelles » telles que les inondations, les cyclones, etc.
Les risques sanitaires et alimentaires n’échappent pas à cette conception. Au-delà de la
responsabilisation individuelle, ils peuvent être liés à des processus collectifs dont les
citoyens ne décèlent pas des causes intentionnelles mais bien accidentelles : l’affaire du sang
contaminé en France ou la crise de la dioxine en Belgique, par exemple. Les risques sociaux
sont également intégrés au fonctionnement du système politique et économique. R. Castel
7
les définit comme des événements qui compromettent la capacité des individus à garantir
eux-mêmes leur indépendance sociale : le chômage, l’accident de travail, le problème grave
de santé, etc.
1.3. Considérations heuristiques.
Pour étudier les relations entre les citoyens, les experts et les gouvernants dans la démocratie
du risque, cet article s’appuie, à l’aide d’une revue de la littérature, sur une réflexion
théorique illustrée par des exemples emblématiques8. Nous nous situons au carrefour de deux
registres différents : (1) celui de la littérature de science politique sur la démocratie et (2)
celui de l’analyse des politiques publiques.
La première partie, focalisée sur le concept de démocratie, vise à exposer l’évolution de la
conception représentative et participative de la gestion démocratique des risques au sein de
nos sociétés contemporaines. Elle retrace les conceptions élitistes et pluralistes de la
démocratie en les illustrant par des décisions politiques en matière de risque. La deuxième
section, axée sur le concept de risque, explore la façon dont nos sociétés intègrent celui-ci. La
4
Corinne Lepage, « Risque et environnement », in Yves Dupont, Dictionnaire des risques, Paris, Armand
Colin, 2003, p. 321-324.
5
Patrick Lagadec, Le risque technologique majeur, Paris, Pergamon, 1981 ; Mary Douglas, Aaron Widalsky,
Risk and Culture, Berkeley, University of California Press, 1983.
6
GIEC, « Déclaration officiellement agréée du GIEC concernant l’atténuation des changements climatiques »,
9e session du Groupe de travail III du GIEC, Bangkok – Thaïlande, mai 2007 [http://www.ipcc.ch].
7
Robert Castel, L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Seuil, 2003, p. 25.
8
D’autres analyses de terrain plus approfondies permettront d’affiner davantage la théorisation élaborée ici.
-5-
troisième phase du texte examine les étapes successives de la formulation à l’évaluation
d’une politique publique, afin de déterminer dans quelle mesure des modalités participatives
sont possibles et/ou présentes. Elle tend à rendre visible l’articulation de la représentation et
de la participation à chaque stade du processus (démocratique) en matière de risque. Enfin, la
conclusion revient sur le paradoxe fondamental de la démocratie du risque qui doit combiner
l’impératif d’imputabilité avec la recherche d’une décision légitime en situation de
controverse.
Il est important de noter que cet article aborde la relation entre citoyens, experts et élites
politiques en plaçant les élus et les électeurs, les gouvernés et les dirigeants au centre de
l’analyse. Les experts sont appréhendés comme un corps intermédiaire diversifié, tantôt
conseiller des élites, tantôt informateurs des citoyens. Il ne s’agit pas d’un groupe
monolithique comme l’attestent les analyses scientifiques qui reposent sur des données
objectives 9. Il en est de même pour les gouvernés que nous considérons de deux points de
vue complémentaires : (1) citoyens et (2) bénéficiaires finaux10.
2.
La démocratie du risque : entre appréhension et défiance
Il existe un constat largement étayé aujourd’hui dans la littérature scientifique : la décision
politique a connu un changement majeur au cours des vingt dernières années en termes de
gestion démocratique des risques publics. Si les années 1970 et 1980 privilégiaient les
cénacles fermés de scientifiques spécialisés dans une discipline (les biologistes moléculaires
autour des OGM, par exemple), les années 1990 et 2000 ont ouvert les arènes de délibération
aux spécialistes d’autres disciplines (pour envisager les enjeux économiques et éthiques des
biotechnologies, par exemple), voire même aux citoyens (des associations diverses intègrent
les comités d’experts ou des conférences de consensus sont organisées). En fonction des
risques probables auxquelles les politiques publiques doivent faire face (la nocivité
potentielle des ondes électromagnétiques émises par les GSM, par exemple), les décideurs
9
Laurence Dumoulin, Stéphane Labranche, Cécile Robert et Philippe Warin (dir.), Le recours aux experts.
Raisons et usages politiques, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2005 ; Steve Jacob, Jean-Louis
Genard (dir.), Expertise et action publique, Bruxelles, Éditions de l’ULB, Coll. Sociologie politique, 2004 ;
Steve Jacob, Nathalie Schiffino, op. cit., p. 45-72.
10
Nos travaux s’attachent à différencier les acteurs en fonction des registres du savoir : (1) citoyens
« ordinaires » mobilisant des savoirs profanes, (2) citoyens ayant développé –seuls ou en association- une
expertise reconnue, (3) experts extérieurs à la sphère politico-administrative, souvent issus du milieu
académique, (4) experts administratifs qui maîtrisent la technicité et l’historique des dossiers, (5) décideurs
politiques dont la tâche consiste précisément à mobiliser ces différents champs de compétences en vue de
prendre la « meilleure décision politique possible ».
-6-
politiques favorisent une implication plus ou moins grande de la société civile. La dyade des
élites politiques et des experts s’ouvre à une relation triangulaire incluant les citoyens
11
.
Les travaux sur la démocratie participative montrent par ailleurs que l’intervention des
citoyens dans les politiques publiques, que ce soit de manière consultative ou plus
contraignante, a connu deux directions : d’abord des citoyens vers les élus et ensuite inverse.
Dans les années 1960 et 1970, la participation constitue davantage un processus « bottomup » de contestation des politiques publiques. Après un ralentissement de la pratique
participative dans les années 1980, les années 1990 et 2000 marque son retour, plutôt le long
d’un axe « top-down », et dans une optique de concertation des décideurs publics avec les
citoyens, autour de politiques publiques ayant principalement pour objet l’environnement 12.
Au regard d’une analyse des politiques publiques du risque, deux caractéristiques de la
participation citoyenne ressortent. Premièrement, les citoyens sont principalement sollicités
par les élus au début du processus politique (mise à l’agenda, définition de la politique)
conduisant in fine à la mise en œuvre et à l’évaluation d’une politique publique.
Deuxièmement, la participation citoyenne procède généralement d’une information, voire
d’une consultation, en vue de collecter des avis. Pour le propos qui va suivre, il est intéressant
de noter d’emblée que, fréquemment, les élus considèrent la participation comme une
transmission d’informations par laquelle les citoyens, comme les élus, pourront percevoir les
répertoires d’action 13 dans lesquels va s’ancrer la politique publique.
Au sein de nos démocraties représentatives, nous pouvons retenir deux modalités différentes
de participation : celle qui, par voie référendaire, contraint les décideurs à suivre les
directions imprimées par les citoyens et celles qui, sous forme par exemple de conférences de
consensus, jurys citoyens, sondages délibératifs, forums, etc., permet aux décideurs de tâter le
pouls de la société civile pour décider de la direction qu’ils doivent imprimer par les
politiques publiques. Fondamentalement, c’est bien à une articulation de la représentation et
de la participation que nous assistons.
11
Nathalie Schiffino, « Biotechnologies et démocratie : statut et évolution de l’expertise dans la prise de
décision politique », in Steve Jacob, Jean-Louis Genard, Expertise et action publique, Bruxelles, Editions de
l’ULB, Coll. Sociologie politique, 2004, p. 113-130.
12
Marie-Hélène Bacqué, Henri Rey, Yves Sintomer, Gestion de proximité et démocratie participative, Paris, La
Découverte, 2005, p. 9-11 ; Loïc Blondiaux, Le nouvel esprit de la démocratie, Paris, Seuil, Coll. La République
des Idées, 2008, p. 15-18.
13
Charles Tilly, Sydney Tarrow, Politique(s) du conflit. De la grève à la révolution, Paris, Presses de Sciences
Po, Coll. Sociétés en mouvement, 2008.
-7-
Pour appréhender cette articulation, il nous faut d’emblée rejeter l’acception caricaturale
selon laquelle la représentation instaurerait des modalités élitistes de décision politique en
vase clos alors que la participation inaugurerait des dispositifs pluriels de décision au sein
d’arènes ouvertes. Fondamentalement, représentation et participation sont l’incarnation
procédurale de la démocratie et leur articulation, plutôt que leur opposition, nourrit la
réflexion sur la légitimité et l’efficacité des politiques publiques, tout particulièrement en
matière de risque.
Les expériences menées jusqu’à présent et les analyses qui les accompagnent montrent que la
mobilisation des citoyens, quand ils sont invités à participer à la définition d’une politique
publique, est « relativement faible quantitativement et très sélective socialement »
14
. En
outre, nous avons déjà mentionné que la participation répond davantage, à l’époque
contemporaine, à une logique descendante (comme proposition des élus aux citoyens)
qu’ascendante (comme revendication des citoyens à l’adresse de élus). Dès lors, comment
comprendre et expliquer l’injection récurrente de modalités participatives dans le processus
de décision représentatif, depuis les années 1990, tout particulièrement dans les politiques
publiques du risque, et donc notamment dans le secteur environnemental et de santé
publique ? En d’autres termes, pourquoi les élus continuent-ils de proposer ces modalités
participatives en complément à la décision représentative qui reste la logique dominante ?
La participation, censée être gage d’ouverture, de transparence et d’inclusion, apparaît
comme une solution unique que les élus apportent face à une double difficulté15. En effet, en
matière de politiques publiques du risque, les élus sont confrontés à l’érosion de deux
légitimités. La première forme de légitimité est celle dite primaire, par les inputs, et renvoie,
lorsqu’elle est problématique, au déficit de représentativité des élus. Les théories de la
démocratie investiguent le déficit de représentativité des élus et le désenchantement des
citoyens face au politique et/ou à la démocratie
16
. La deuxième forme de légitimité, dite
secondaire, passe par la production d’outputs et se réfère au bien-fondé des décisions
qu’adoptent les élus. Grâce aux théories du risque et de la société incertaine 17, il est possible
14
Yves Sintomer, « Cinq défis de la démocratie participative », Territoires, n°434, 2003, p. 7.
C’est dans cette perspective que l’on peut lire dans la directive européenne 2003/4/CE qu’elle vise à
« changer la manière dont les autorités publiques abordent la question de l’ouverture et de la transparence, en
instaurant des mesures destinées à garantir l’exercice du droit d’accès du public à l’information en matière
d’environnement ».
16
Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006, p. 9-32.
17
Ulrich Beck, La société du risque, Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion, 1986 ; Michel
Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain, essai sur la démocratie technique,
Paris, Seuil, 2001.
15
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de constater une remise en question de l’infaillibilité prétendue des experts qui servaient,
jusqu’aux années 1990, d’adjuvants quasi-monopolistiques à la décision politique.
Autrement dit, la participation permet aux élus de continuer à prendre des décisions dans un
contexte doublement complexe en ce qui concerne les politiques du risque : leur déficit de
représentativité et l’incertitude liée à l’objet sur lequel ils doivent décider. En effet, en
matière nucléaire, d’OGM, d’ondes électromagnétiques, de virus H5N1 par exemple, les
connaissances scientifiques et les choix en découlant sont soumis à controverse. A une
époque où la confiance dans les élus est entamée, renvoyer partiellement le choix du
répertoire d’action aux citoyens en les associant à la définition de la politique publique
permet en partie de sortir de l’impasse dans laquelle la seule logique représentative pourrait
conduire les décideurs. J. Gusfield
18
a démontré que la manière dont les acteurs définissent
un problème influence les solutions que ces mêmes acteurs y apportent.
Dans le cas qui nous occupe, les citoyens configurent et légitiment d’emblée un registre
déterminé de solutions dans lequel les décideurs vont puiser. Soyons clairs : il ne s’agit donc
pas ici de réduire la participation à une « instrumentalisation » des citoyens par les élus, mais
bien de comprendre le contexte politique de l’articulation entre représentation et
participation.
B. Manin
19
argumente que la représentation est davantage soumise à une métamorphose du
gouvernement représentatif qu’à une crise en tant que telle. Dans la même perspective, nous
postulons que l’articulation entre la participation et la représentation autour des politiques
publiques du risque relève d’une évolution des modalités décisionnelles liée d’une part, au
déficit de représentativité des élus et à la controverse autour des connaissances scientifiques
et, d’autre part, au contexte d’incertitude et de complexité qui est inhérent aux objets des
politiques du risque.
L’articulation entre la participation et la représentation constitue un nouvel instrument des
politiques publiques, et singulièrement de celles qui gèrent le risque. Elle vise à améliorer le
processus décisionnel par un échange d’informations entre citoyens, experts et gouvernants,
dans un contexte de controverse. La plus-value informative qui en découle doit être examinée
à l’aune de l’impératif d’imputabilité. Pour étayer ce propos, nous proposons de reconsidérer
18
Joseph Gusfield, The culture of public problems: drinking-driving and symbolic order, Chicago, Chicago
University Press, 1981.
19
Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 247-303.
-9-
l’évolution des théories de la démocratie à partir de la décision sur des objets à risque, et
d’examiner comment celle-ci associe ou non les élus et les citoyens.
3.
Démocratie : l’élitisme et le pluralisme à l’épreuve du risque
Les modèles de démocratie font l’objet d’amples développements dans la littérature
scientifique 20. Nous proposons de les aborder ici sous un angle d’attaque spécifique : celui de
la relation entre élus et citoyens au regard des problématiques dites à risque (le nucléaire, les
OGM, le virus du SIDA etc.). Dans des régimes démocratiques, l’articulation entre
représentation et participation est-elle la conséquence d’un déficit de représentativité entre
élites et citoyens et, en d’autres termes, un dispositif de politiques publiques peut-il remédier
à la diminution de la légitimité des décisions collectives ? Cela renvoie à l’érosion de la
légitimité politique primaire, celle des décideurs politiques confrontés à un déficit de
représentativité. Ou est-elle due à l’émergence d’une société du risque
21
qui impliquerait
inéluctablement de partager la responsabilité des décisions politiques entre élites et citoyens,
à partir d’une logique qui reconnaîtrait les savoirs experts et profanes ? Cela renvoie à la
contestation de la décision politique ouverte aux seuls experts alors que les connaissances
scientifiques permettant de cerner tous les tenants et aboutissants de la décision sur le risque
sont limitées ou controversées (légitimité secondaire par les outputs).
Pour faire face aux défis que posent les nouveaux impératifs de la fabrique de l’action
publique, les décideurs répondent bien souvent avec un seul instrument : la participation.
Toutefois, cette réponse ne résout pas la question fondamentale de la légitimité et de
l’efficacité de la démocratie
22
. Cette interrogation est également au cœur de l’analyse des
politiques publiques : comment des décisions sur les risques doivent-elles être prises pour
être suffisamment légitimes et efficaces, c’est-à-dire préserver les citoyens contre lesdits
risques sans pour autant freiner les innovations
23
? La question de l’articulation entre
efficacité et légitimité est couplée à celle de l’articulation entre représentation et
participation. Nous ne postulons nullement que la représentation ou la participation sont plus
20
David Held, « De l’urgente nécessité de réformer la gouvernance globale », Recherches sociologiques et
anthropologiques, vol. 28 (n°1), 2007, p. 65-88.
21
Ulrich Beck, op. cit., 1986.
22
Seymour Martin Lipset, L’homme et la politique [Political Man], Paris, Seuil, 1963.
23
Albert Weale (dir.), Risk, Democratic Citizenship and Public Policy, Oxford, Oxford University Press, 2002.
- 10 -
efficaces ou légitimes l’une que l’autre. Elles le sont autant l’une que l’autre
24
comme nous
allons le voir ci-dessous.
Dans les modèles élitistes de la démocratie, la logique dominante de la représentation est
renforcée par le rôle central des élites dirigeantes
25
. Dans une telle perspective, les citoyens
peuvent désigner les élites qu’ils souhaitent voir gouverner, mais ils ne peuvent pas
influencer le fait que les choix de société soient précisément posés par ces élus. Au sein des
partis politiques, et par extension dans toute organisation, la loi d’airain de l’oligarchie de R.
Michels
26
repose sur une logique d’expertise, les élites disposant de compétences
spécialisées, notamment organisationnelles, supérieures à celles des membres ordinaires
desdits partis ou organisations. De même, J. Burnham
27
a démontré le poids d’une classe
managériale capable de maîtriser les rouages décisionnels de nos sociétés grâce à son habileté
administrative et à ses connaissances scientifiques et techniques. Dans la même optique, C.
Wright Mills 28 a mis en lumière le triumvirat formé par les élites politiques, économiques et
militaires aux plus hauts niveaux de la gestion étatique (américaine). Avec le concept
d’entrepreneur politique (un terme particulièrement utilisé en analyse des politiques
publiques), A. Downs
29
recourt à l’analogie entre le marché et la gestion démocratique. Les
citoyens sont placés dans le rôle de consommateurs soucieux d’obtenir la satisfaction de leurs
préférences. Les élites, agissant comme des entrepreneurs politiques, dominent le processus
politique et doivent répondre aux demandes citoyennes sans pouvoir poser des choix de
société optimaux. En effet, ces derniers sont soumis à plusieurs freins comme, par exemple,
l'incertitude pesant sur les préférences des citoyens et sur l'effet des politiques publiques.
Ceci permet déjà de relativiser la notion d’efficacité politique 30.
Dans une telle conception, la reddition des comptes s’avère une logique dominante et se
traduit par une participation conventionnelle à la démocratie : le vote. Les citoyens
approuvent ou désavouent via la sanction électorale les choix de société posés par les élus.
24
Palle Svensson, “Direct and Representative Democracy – Supplementing, not Excluding Each Other”, ECPR
Joint Sessions, Helsinki, 7-12 May 2007.
25
Le concept d’élites renvoie donc ici aux élus, aux détenteurs du pouvoir politique.
26
Roberto Michels, Political Parties: A Sociological Study of the Oligarchical Tendencies of Modern
Democracy, New York, Collier, 1911/1962.
27
James Burnham, The Managerial Revolution, Harmondsworth, Penguin, 1941.
28
Charles Wright Mills, The Power Elite, New York, Oxford University Press, 1956.
29
Anthony Downs, An Economic Theory of Democracy, New York, Harper and Row, 1957.
30
Ici, il est possible de réaliser une analogie intéressante entre la loi de l’offre et de la demande d’une part, et
l’injection de modalités participatives dans la décision représentative d’autre part. En matière de participation,
la demande des citoyens est relativement faible à l’époque contemporaine. La participation est plutôt suscitée
par les élus eux-mêmes. Pourquoi ces derniers continuent-ils à faire une offre de participation alors que la
demande est réduite? C’est la question à laquelle notre article vise à répondre.
- 11 -
Les modalités démocratiques passent avant tout par la représentation. Lorsqu’apparaît une
société du risque, cette logique de reddition des comptes et d’imputabilité pose question car
les élus doivent soumettre au vote leur efficacité politique sur des objets incertains. Quelles
sont les préférences des citoyens sur des objets dont on ne connaît qu’imparfaitement les
origines, les contours, les enjeux ?
Ici, il apparaît opportun d’introduire une distinction entre la reddition des comptes et
l’imputabilité. Si l’on entend par reddition des comptes, le fait que les élus doivent faire état
de leur travail au moment de la sanction électorale, la gestion de la démocratie du risque a
peu d’impact sur ce mécanisme traditionnel de la représentation. Si par imputabilité, on
considère la responsabilité des décisions (en l’occurrence en matière de risque) qui peut être
assignée à des élus, la gestion de la démocratie du risque introduit des innovations dans le
mécanisme traditionnel de la représentation. La responsabilisation n’est pas seulement
électorale (reddition des comptes au moment de la sanction électorale), ou juridique (poids
des lois devant un tribunal qui peut conduire au fait qu’un ministre soit « responsable mais
pas coupable » 31), mais également sociale (répondre aux trois impératifs de l’action publique
précités).
La théorie pluraliste de la démocratie
répondre
aux
préférences
des
32
prend en considération le fait que les élus doivent
citoyens.
Les
concepts
de
« responsiveness » et
« accountability » désignent respectivement la nécessité, dans un régime représentatif, de
réagir aux attentes des citoyens et de rendre des comptes pour les décisions adoptées. Mais
Dahl réagit à la théorie élitiste de Mills en proposant, avec le concept de polyarchie, une
dispersion plus grande du pouvoir au sein de la société. Selon l’école pluraliste, il existe
beaucoup de situations où le pouvoir est éclaté: en fonction des domaines ou des problèmes
qui se posent, ce sont des individus ou des groupes différents qui exercent de l’influence
politique. Bachrach et Baratz
33
complètent l’analyse formelle de R. Dahl en prenant en
considération l’aspect informel des non-décisions. Ainsi, le pouvoir des acteurs ne se mesure
pas seulement par les actes et décisions qui le rendent visible. Qu’un acteur individuel ou
collectif parvienne à bloquer une décision lui confère du pouvoir.
31
Cf. la déclaration de G. Dufoix lors de l’affaire du sang contaminé (1984-1999) en France.
Robert Dahl, Who Governs? Democracy and Power in an American City, New Haven, Yale University Press,
1961.
33
Peter Bachrach, Morton Baratz, “Two Faces of Power”, The American Political Science Review, Volume 56
(n°4), 1962, p. 947-952.
32
- 12 -
Dans cette logique, les principes d’inclusion (permettre à un grand nombre de citoyens de
participer) et de libéralisation (permettre à des groupes de contester le pouvoir en place)
permettent d’élargir la réflexion sur les choix de société à d’autres acteurs que les élus. Ceci
permet d’investiguer l’implication, non seulement des élus, mais aussi des citoyens, dans les
politiques du risque. Qu’un syndicat d’agriculteurs empêche la plantation d’un champ
transgénique, ou qu’un débat public entrave l’installation d’un pylône à haute tension, ce sont
là des illustrations qui dénotent l’articulation entre participation et représentation autour de
politiques à risque. Cela montre que les élus doivent toujours rendre compte de leur travail et
des options privilégiées pendant leur mandat, mais aussi que l’implication des citoyens à la
définition d’une politique publique ou -en l’état pour ces deux exemples- à une décision
politique précise, modifie le contexte de l’imputabilité. Ayant participé à la décision, ils
contribuent à en dessiner les contours et endossent au moins partiellement une partie de la
responsabilité dans le choix du répertoire d’action qui est sélectionné.
4.
Le risque : un révélateur des divergences de vue entre les acteurs de la fabrique
de l’action publique
De ce qui précède, il ressort que l’ouverture des processus décisionnels à laquelle nous
assistons depuis les années 1990 à 2000, par l’addition de modalités participatives au
processus représentatif de décision, serait accentuée par le fait que les citoyens, les experts et
les élus ont des points de vue divergents sur les risques et la façon de les gérer.
Fondamentalement, cette divergence serait à l’origine de la double difficulté contextuelle que
nous connaissons : érosion de la légitimité primaire des élus et contestation de la décision sur
les risques aux mains des seuls experts.
Cette hypothèse trouve une illustration parmi d’autres dans la controverse entourant la
décision d’implanter un port d’accueil des navires méthaniers qui transportent du gaz naturel
liquéfié aux abords de Québec (projet Rabaska). En plus de recourir aux formes
traditionnelles de contestations, les opposants à ce projet ont fait valoir leur point de vue
auprès du Bureau d’Audiences Publiques sur l’Environnement (BAPE). Ce Bureau a pour
mission « d’informer et de consulter la population sur des questions relatives à la qualité de
l’environnement que lui soumet le ministre du Développement durable, de l’Environnement
et des Parcs afin d’éclairer la prise de décision gouvernementale » 34. Une analyse des travaux
34
www.bape.gouv.qc.ca [consulté le 7 avril 2008].
- 13 -
du BAPE, menés depuis sa création en 1978, constate que le BAPE incarne un idéal
participatif aux yeux des citoyens et qu’il est souvent perçu comme un obstacle au
développement économique, un frein à l’innovation et une source de découragement pour les
promoteurs 35. Ainsi, lorsque le BAPE a déclaré dans son rapport que les risques associés au
projet Rabaska « paraissent acceptables », la controverse s’est déplacée et les opposants au
projet ont contesté la légitimité et l’expertise du BAPE (« les dés étaient donc pipés »,
« faiblesses argumentaires », « ton complaisant »). Les espoirs déçus des attentes de la
participation citoyenne semblent alimenter, voire renforcer, la défiance de la population
comme en témoigne cette critique à l’encontre du président du BAPE : « Ce gars-là a travaillé
pour l’entreprise privée et s’est fait l’avocat de la privatisation de l’eau (…). Et c’est lui qui
est à la tête de la démocratie environnementale au Québec ? Là, il y a un problème »36.
Au cours des vingt dernières années, de nombreuses contributions en science politique ont
mis en exergue le déficit de représentativité des élites envers les citoyens. Dans nos
démocraties contemporaines, dont le centre de gravité oscille entre l’opinion publique et les
leaders médiatisés, ce déficit pourrait s’expliquer notamment par le rapprochement entre les
citoyens dont le niveau de connaissances a augmenté et les élites politiques qui ne seraient
plus perçues comme dotées d’une supériorité sociale, d’instruction ou de capacités 37.
Sur la base de la reconnaissance du savoir profane, beaucoup d’auteurs proposent alors des
modalités participatives 38. Celles-ci complètent la représentation mais elles ne modifient pas
pour autant la nature du régime politique au sens où l’entendait Montesquieu
39
, c’est-à-dire
en termes de nombre de gouvernants et de mode d’exercice du gouvernement. En effet, les
citoyens sont associés au processus de décision mais celle-ci relève toujours de la
responsabilité des élus.
Les modalités participatives apparaissent d’autant plus utiles qu’une autre explication du
déficit de la représentativité des dirigeants est leur manque d’emprise sur les décisions,
notamment économiques, qui sont adoptées au niveau supranational et dans un contexte de
mondialisation
40
. La perte de souveraineté sur la décision est un argument fréquemment
35
Mario Gauthier, Louis Simard, « La gouvernance par la mise en discussion publique des grands projets : le
cas du BAPE », in Rouillard Christian, Burlone Nathalie (dir.), L'État et la société civile sous le joug de la
gouvernance, Québec, Presses de l’Université Laval, à paraître
36
www.vigile.net/Rabaska-le-BAPE-est-pris-a-partie [consulté le 7 avril 2008].
37
Bernard Manin, op. cit., 1995.
38
Yves Sintomer, « Du savoir d’usage au métier de citoyen? », CIERA, Journée d’études : Y-a-t-il un savoir
citoyen mobilisable dans la démocratie participative ?, Paris, 27 février 2006.
39
Jean-Jacques Chevallier, Yves Guchet, Les grandes œuvres politiques, Paris, Armand Colin, 2005.
40
David Held, « De l’urgente nécessité de réformer la gouvernance globale », Recherches sociologiques et
anthropologiques, vol. 28 (n°1), 2007, p. 65-88.
- 14 -
évoqué. Associer les citoyens à la préparation des décisions permettrait de faire ressentir à
ces mêmes citoyens les difficultés pratiques des régulations du risque. Comment réguler le
risque de dissémination d’un virus H5N1 au sein d’un Etat si des mesures ne sont pas
envisagées au sein d’organisations internationales comme l’OMS et de pays voisins ? De
quelle marge de manœuvre disposent des élus et des citoyens au sein d’un Etat pour sortir du
nucléaire si une décision concertée dans ce sens n’est pas envisagée au niveau continental
voire mondial ?
En vertu de l’individualisme libéral, la démocratie devrait prendre en charge les problèmes
collectifs, qui seraient dès lors dévolus à la sphère publique, tandis que la gestion de la sphère
privée relèverait des individus eux-mêmes afin de préserver au mieux leur liberté. Dans une
telle optique, la crainte que la démocratie puisse entraver la liberté des individus dans la
sphère privée induit de la méfiance par rapport aux modalités participatives 41. Les politiques
publiques du risque ; et tout spécialement celles qui ont trait à l’environnement, semblent
contredire ce point de vue.
Les risques environnementaux sont par excellence des problématiques collectives. D’une
part, leurs causes et leurs effets concernent tout un chacun. D’autre part, elles impliquent des
décisions de société qui ne peuvent suffire au niveau micro. Dans la suite logique de ce qui
précède, elles sont prises en charge dans la sphère publique par une gestion démocratique. Or,
de manière symptomatique, c’est dans le secteur environnemental que les modalités
participatives sont particulièrement développées. Pour s’en rendre compte, il suffit de prendre
en considération des textes supranationaux comme la Convention d’Aarhus de 1998 42 ou les
directives européennes 2003/4/CE 43 et 2003/35/CE 44. Faut-il y voir un lien avec le fait que,
soit les décisions adoptées limitent la liberté individuelle en imposant une série de
comportements individuels et quotidiens (rationaliser les consommations d’énergie face aux
changements climatiques, par exemple), soit les risques concernent tout citoyen quel que soit
son profil (le nuage de Tchernobyl ne s’arrête pas aux frontières françaises mais touche
n’importe quel potager français) ?
41
Andrew Heywood, Politics, New York, Palgrave MacMillan, 2007, p. 8 et 75.
Convention sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la
justice en matière d’environnement, Aarhus, 1998.
43
Directive 2003/4/CE du Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2003 concernant l’accès du public à
l’information en matière d’environnement et abrogeant la directive 90/313/CEE du Conseil, Journal officiel de
l’Union européenne, 28 janvier 2003, L 41, p. 26-32.
44
Directive 2003/35/CE du Parlement européen et du Conseil du 26 mai 2003 prévoyant la participation du
public lors de l’élaboration de certains plans et programmes relatifs à l’environnement, et modifiant, en ce qui
concerne la participation du public et l’accès à la justice, les directives 85/337/CEE et 96/61/CE du Conseil,
Journal officiel de l’Union européenne, 25 juin 2003, L 156, p. 17-24.
42
- 15 -
Mais on peut étendre cette réflexion à d’autres domaines d’action publique comme celui de la
santé. Ainsi, au Canada, le gouvernement fédéral a dû, fin 2007, procéder à un arbitrage
mettant clairement en exergue les dilemmes de la gestion du risque. En effet, un réacteur
nucléaire, destiné à la production d’isotopes médicaux
45
, arrêté pour une opération de
maintenance, n’a pas pu reprendre ses activités en raison de failles dans le dispositif de
sécurité
46
. L’arrêt de ce réacteur a entraîné une rupture d’approvisionnement dans les
hôpitaux et a déclenché un vif débat politique. Quelques jours après l’interruption du
réacteur, le Parlement a adopté une loi d’urgence contraignant la reprise des activités de la
centrale sans tenir compte des objections de la Commission Canadienne de Sûreté Nucléaire
(CCSN). Dans ce cas, nous observons une opposition entre les élus et les experts à laquelle
assistent les citoyens par médias interposés. Cet exemple ne porte pas sur une expérience de
participation citoyenne. Mais il illustre la complexité à l’œuvre dans la gestion du risque
puisque les décideurs devaient choisir entre la prévention d’un risque sanitaire immédiat et
celle d’un risque nucléaire potentiel. Le Premier ministre a privilégié l’urgence de la situation
et a critiqué la présidente 47 de la CCSN en lui reprochant d’avoir menacé la vie et la santé de
la population. Les environnementalistes, qui traditionnellement considèrent que la CCSN est
du côté de l’industrie nucléaire, ont soutenu la Commission dans ce dossier et ont demandé la
tenue d’une enquête publique.
Il est frappant de constater que les modalités participatives concernent moins des politiques
publiques relatives à la finance, l’économie, la sécurité sociale. De manière significative, la
directive européenne 2003/35/CE prévoit en ses articles 2 et 3 que la participation des
citoyens ne s’applique ni aux besoins de la défense d’un Etat ni aux situations d’urgence
civile (or les risques naturels y sont souvent liés, cf. infra). Dans ces secteurs, les risques sont
sans doute plus inégalement répartis et la possibilité de mécanismes assurantiels offrent des
garde-fous rendant moins cruciale la concertation de tous par des modalités participatives.
45
Les isotopes servent à l’imagerie médicale, aux diagnostics et aux thérapies par radiation pour les maladies
cardiovasculaires et le cancer. Le réacteur de Chalk River dont il est question dans cette affaire est la seule
source de production d’isotopes en Amérique du Nord et il produit la moitié des isotopes utilisés dans le monde.
Ce réacteur est âgé de 50 ans et aurait dû être remplacé par deux autres réacteurs dont la construction est
retardée en raison d’une gestion déficiente.
46
Depuis plus d’un an, le réacteur ne disposait pas des installations de sauvegarde nécessaires pour assurer le
refroidissement des pompes en cas de défaillance ou de tremblement de terre.
47
Suite à cette affaire, la présidente de la CCSN a été licenciée.
- 16 -
La littérature scientifique 48 établit un lien entre la visibilité accrue des risques et l’association
de nouveaux acteurs à la décision politique. C’est l’émergence du risque, de l’incertitude et
des effets visibles des dysfonctionnements amenés par le développement économique et
technologique (la destruction de la couche d’ozone, la montée du niveau de mers, les
questionnements éthiques sur les tests génétiques, par exemple) qui amènent des
changements substantiels dans le processus de décision démocratique. Un changement
majeur est la rupture avec un paradigme consensuel au sein du monde scientifique et
technique sur la direction des inventions. En d’autres termes, la communauté scientifique se
divise sur les effets des progrès scientifiques et techniques. Il suffit d’en prendre pour
illustration les débats dichotomiques entre opposants et partisans des OGM ou des GSM. Ces
divisions sont relayées parmi les citoyens et parmi les élus.
Chacune de ces trois catégories d’acteurs peut donc s’opposer à l’autre, et plus
particulièrement les citoyens aux élus sur base de la controverse scientifique. Mais chacune
de ces catégories peut également être divisée à l’interne et, le long d’un clivage partisan par
exemple, des coalitions d’acteurs peuvent se former (réunissant dans un même réseau des
élus, des citoyens et des experts). Le cas des OGM est un exemple emblématique : les experts
sont divisés sur les avantages et les risques, la société civile est réticente aux applications
alimentaires mais plus ouverte aux produits pharmaceutiques, les décideurs européens sont
passés d’une attitude d’encouragement à la technique à une prudence décisionnelle.
En résumé, la participation citoyenne permet d’associer les citoyens à la préparation d’une
décision complexe dans un contexte où les divergences de vues entre les citoyens et les élus
sur les politiques du risque sont alimentées par les incertitudes qui caractérisent ces
politiques, et où les experts comme les citoyens sont divisés sur l’objet controversé et donc
sur l’orientation à donner à ces politiques. Cette ouverture du processus décisionnel
représentatif (traditionnel) permet de diminuer la probabilité de blocage ultérieur et la
contestation de l’efficacité de la politique ou de la décision.
5.
Ouverture rime-t-elle avec légitimité et efficacité ?
48
Ulrich Beck, op. cit., 1986 ; Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde
incertain, essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001.
- 17 -
Plusieurs formes de participation sont venues se greffer au dispositif décisionnel représentatif
49
. Selon les procédures retenues, l’implication des citoyens est éminemment variable. Quel
cas de figure, celui qui associe les citoyens à la définition de la politique, à la préparation de
la décision, ou celui plus contraignant qui les associe à la mise en œuvre, serait le plus
légitime et le plus efficace, servirait au mieux la légitimité primaire et secondaire ?
Dans une perspective centrée sur la résolution de problème, une politique publique, et sans
doute a fortiori lorsque celle-ci est liée à un risque, présuppose l’existence d’un problème,
c’est-à-dire d’un écart entre une situation telle qu’elle existe et une situation telle qu’elle est
désirée 50. Mais beaucoup de problèmes peuvent émerger sans pour autant être mis à l’agenda
politique. Pour ce faire, une (re)construction sociale du problème est nécessaire. Celle-ci peut
se produire par l’intermédiaire des médias, par la mobilisation du tissu associatif, par
l’anticipation des acteurs politiques influents, par l’aiguillon de la communauté scientifique
qui attire l’attention sur un problème. Lors de cette première étape, le rôle des citoyens peut
s’avérer particulièrement important, et singulièrement pour les politiques publiques du risque.
Dans une logique d’analyse « bottom-up » des politiques publiques, il y lieu d’interroger le
rôle de catalyseur que jouent les citoyens. La Convention d’Aarhus de 1998 et la directive
européenne 2003/4/CE postulent que l’accès des citoyens à l’information environnementale,
ainsi que leur participation aux décisions en la matière, les sensibilisent aux problèmes
environnementaux, favorisent le libre échange d’idées, leur donnent la possibilité de formuler
des préoccupations. Dans le secteur médical, autre exemple de secteur à risque, il n’est pas
rare qu’une régulation soit impulsée par des médecins et chercheurs. Dans ce cas de figure, ce
sont les experts qui jouent un rôle clé. Que ce soit par des corps intermédiaires ou par une
participation plus directe des citoyens, la légitimité des décisions peut se trouver accrue par
l’association des groupes et des individus à l’émergence des problèmes. Cet exemple, montre
qu’une problématique soulève des enjeux différenciés dont certains se rattachent directement
aux politiques publiques du risque alors que d’autres en sont plus éloignés. La formulation du
problème en fonction du registre d’action privilégié aura donc un impact important sur la
perception et la gestion de la situation.
La mise à l’agenda politique peut provenir de la prise en compte par les élus des demandes de
décisions et d’activités qui émanent des citoyens et des groupes sociaux. Elle peut également
être incitée par des acteurs politico-administratifs eux-mêmes et n’en sera bien sûr pas moins
49
50
Marie-Hélène Bacqué, Henri Rey, Yves Sintomer, op. cit., 2005, p. 14-24.
Rudolf Rezsohazy, Théorie et critique des faits sociaux, Louvain-La-Neuve, CIACO, 1984.
- 18 -
légitime pour autant. Par un modèle d’anticipation interne, les acteurs publics peuvent être
eux-mêmes demandeurs de politiques publiques, parce qu’ils ont diagnostiqué des problèmes
et, en l’occurrence, des risques à gérer. Ainsi, la régulation de la prostitution relève
généralement d’une régulation impulsée par les acteurs politico-administratifs devant faire
face à des problèmes de santé publique (propagation du virus du SIDA notamment), des
problèmes d’ordre public (délinquance, trafic de drogues dans les quartiers concernés) et de
traite des êtres humains (coordination horizontale avec la politique d’immigration).
Quel que soit le secteur de politique publique concerné, il est utile de remarquer que les
citoyens sont généralement en attente d’un positionnement de la part des élus : qu’il s’agisse
d’une autorisation ou d’une interdiction, d’une décision ou d’une non-décision. En matière de
risque, les élus sont amenés à prendre en considération (à mettre à l’agenda donc) des
activités qui suscitent souvent la méfiance voire l’opposition des citoyens : l’installation
d’une décharge, la construction d’un pylône électrique ou d’une antenne émettant des ondes
électromagnétiques, par exemple. La demande citoyenne peut porter, au minimum, sur une
diffusion d’information ou l’application du principe de précaution. Mais il peut aussi y avoir
une offre politique, de la part des élus, d’informer les citoyens, d’en recueillir les avis. Dans
ce contexte, il est utile de rappeler la notion de filtres introduite par D. Easton
51
. Elle évite
l’implosion du système politique en sélectionnant les risques qui ne sont pas considérés
comme des priorités, ceux qui peuvent être pris en charge et traités par les élus, et comment
ils le sont. Le positionnement des citoyens, des experts et des élus évolue en fonction de l’état
des connaissances. Le savoir profane se trouve confronté aux expertises, qu’elles proviennent
du monde scientifique, de la fonction publique, de la société civile elle-même dont les acteurs
(associations) se sont professionnalisés.
Au stade de la formulation et de l’adoption d’un programme d’action, ultérieur à l’émergence
du problème et à la mise à l’agenda, les élus, les experts et/ou les citoyens pointent le groupe
cible dont le comportement doit être modifié pour qu’une solution soit apportée au problème.
Cette désignation et l’ensemble des mesures à prévoir relèvent des acteurs publics (ministres,
conseillers, administration). Mais ces derniers peuvent organiser une concertation avec les
groupes sociaux concernés, les citoyens et, à tout le moins, les bénéficiaires finaux de la
politique 52, tenir compte d’avis émis et/ou de demandes adressées. Cette étape donnant lieu à
l’énoncé d’alternatives, il apparaît d’autant plus important pour les élus, dans un souci de
51
David Easton, L’analyse du système politique, Paris, Armand Colin, Coll. Analyse politique, 1974.
L’inscription de notre propos dans deux registres, celui de la littérature de science politique sur la démocratie
et celui de l’analyse des politiques publiques, nous amène à différencier « citoyens » et « bénéficiaires finaux ».
52
- 19 -
gestion efficace et légitime, d’associer les citoyens. L’objet de la directive 2003/35/CE est
précisément d’associer les citoyens à l’élaboration de certains plans d’action et de
programmes relatifs à l’environnement. Elle prévoit que les citoyens émettent des
observations et des avis lorsque toutes les options sont envisageables, avant l’adoption des
décisions concernant les plans et programmes.
Le programme politico-administratif comprenant les objectifs à atteindre et les moyens
mobilisés pour ce faire, il véhicule par excellence la potentialité d’une gestion démocratique
du problème collectif à résoudre. En effet, il est alors possible de choisir les instruments
d’action publique (une loi sur la sortie du nucléaire qui incarne au premier chef la
représentation démocratique, la taxe sur la pollution émise par les véhicules et qui possède
des implications concrètes sur le quotidien des citoyens, etc.) et les procédures (commissions
ou débat parlementaire qui sont représentatifs par essence, formulaire en ligne ou panel de
citoyens qui relèvent de modalités participatives, etc.) pour apporter une solution au
problème. C’est également à ce moment que la divergence des vues entre citoyens et élus se
trouve à un point nodal : les élus vont-ils aller dans la direction souhaitée par les citoyens si
celle-ci diverge de l’option que privilégient les élus et/ou que recommandent les experts ? La
décision est d’autant plus complexe à prendre que la communauté des experts, les groupes de
citoyens et les élus sont divisés à l’interne et/ou entre eux.
C’est dans la phase de mise en œuvre du programme politico-administratif que vont
apparaître les premières concrétisations de la politique mais aussi, potentiellement, les (dys-)
fonctionnements de ses modalités (démocratiques). La politique publique apparaît dans sa
complexité: des lacunes dans l’exécution peuvent surgir, le caractère partiel de la
concrétisation du programme devient visible. Ainsi, quel est le véritable impact de
l’étiquetage des produits alimentaires contenant un pourcentage d’OGM ? Peut-on
légitimement se contenter de responsabiliser les citoyens à lire les notices de ces produits ?
Dans son préambule, la Convention d’Aarhus stipule que l’accès à l’information et la
participation conduisent à prendre de meilleures décisions et les appliquer plus efficacement.
Dans quelle mesure les pouvoirs publics associent-ils aujourd’hui les citoyens à la mise en
œuvre des politiques publiques ? Privilégient-ils des modalités représentatives une fois que la
phase d’investigation du problème cède la place à celle de sa résolution concrète ? En France,
par exemple, la loi 2002-276 du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité prévoit
que la participation du public est organisée pendant l’élaboration d’un projet jusqu’à la
clôture de l’enquête publique. Jusqu’à aujourd’hui, il semble que la participation des citoyens
- 20 -
soit axée sur la prévention des risques davantage que sur la mise en œuvre des régulations
pour les juguler.
En fonction de la mise en œuvre du programme d’action, les citoyens se sentiront plus ou
moins partie prenante de la gestion du risque qui est réalisée, se montreront plus ou moins
exigeants envers les élites, acquiesceront plus ou moins à la régulation qui en est faite. Cela
se révélera déterminant au moment de la reddition des comptes et dans le processus
d’imputabilité. Plus les procédures de décisions sont transparentes, plus les élus doivent
justifier leurs décisions si elles sont divergentes par rapport aux avis que les citoyens ont émis
pendant la phase de préparation de la décision. S’il est évident que la mise en œuvre des
politiques reste aujourd’hui une compétence des fonctionnaires dans le cadre de la démocratie
représentative, la participation des citoyens aux phases qui l’ont précédée en modifient la
perception. Ce n’est pas sans conséquence sur le processus d’imputabilité.
In fine, l’évaluation est sans doute une étape qui contribue à rendre dynamique l’analyse des
politiques publiques. En effet, elle suppose un feedback sur le problème initial. Sur la base de
l’évaluation, les élus et les gestionnaires publics peuvent, le cas échéant, redéfinir le
programme d’action. C’est la perception même du problème qui peut s’en trouver modifiée.
Les régulateurs internationaux ne s’y sont pas trompés : la directive 2003/35/CE prévoit que
les citoyens participent non seulement à la préparation mais aussi à la modification ou au
réexamen des plans ou des programmes en matière de déchets, de pollution par les nitrates,
de qualité de l’air, etc.
Ici encore, l’articulation entre la représentation et la participation est riche d’enseignements.
L’évaluation porte, entre autres, sur les conséquences de la politique publique auprès des
citoyens (ou pour reprendre un terme d’analyse des politiques publiques, des bénéficiaires
finaux), – qu’ils soient individuels ou collectifs. Ils sont concernés au premier plan par la
politique publique, et mobilisés par l’information sur celle-ci en aval du processus. De
manière symptomatique, l’évaluation est traversée par les mêmes courants que ceux que nous
avons décrits dans cet article. Elle n’est plus considérée comme une parole d’expert et les
évaluateurs sont soumis aux mêmes critiques que les experts. Dans ce contexte, nous
assistons à un foisonnement de démarches d’évaluation démocratiques, participatives voire
même émancipatrices. Pour les tenants de ces approches, l’évaluation ne doit pas simplement
être un instrument de transparence et de reddition des comptes mais doit permettre une
- 21 -
implication des parties prenantes à l’évaluation 53. Toutefois, dans ce domaine la rhétorique et
les intentions dépassent souvent les concrétisations, et les secteurs dans lesquels elles se
développent portent rarement sur les politiques du risque.
6.
Conclusion : comment gérer de l’incertain sur de l’immatériel ?
Les politiques publiques du risque sont délicates pour les décideurs politiques car ils doivent
être évalués sur leur gestion alors que, par définition, l’objet de ces politiques est complexe et
difficile. Les élus ont peu de certitude sur le risque, les connaissances scientifiques ne
permettent pas de le circonscrire, le savoir profane réclame un droit de cité, les effets voire
l’objet lui-même sont souvent immatériels (des ondes électromagnétiques, des modifications
génétiques, de la radioactivité, des tensions électriques, des virus, etc.). Face à cette
complexité, la société contemporaine a donc proposé d’articuler davantage participation et
représentation. C’est donc bien le risque qui remet au goût du jour la participation citoyenne.
Nos démocraties représentatives gardaient un idéal athénien en tête tout en mettant en
exergue les difficultés pratiques de sa mise en œuvre : taille des Etats, augmentation de la
population, complexité des questions à traiter. Dès la fin du vingtième siècle, cette
complexité n’est plus un argument recevable : la complexité et l’incertitude sont si grandes
que la représentation ne semble plus pouvoir l’assumer seule.
L’émergence d’une société incertaine et risquée sonne le retour des citoyens dans la sphère de
la décision politique. La représentativité des élus est en crise, l’infaillibilité et le monopole
des experts aussi : les citoyens souhaitent et/ou sont invités à participer pour y remédier. Il
s’agit bien de deux directions possibles : soit une invitation des élus soit une revendication
citoyenne.
Pourtant, cette solution unique (la participation) à une double difficulté (l’érosion de la
légitimé primaire et la remise en cause de l’infaillibilité des experts) véhicule un paradoxe
fondamental : il faut combiner l’implication des citoyens et leur droit d’imputabilité.
Autrement dit, pour répondre à l’érosion de la légitimité politique, on instaure la
participation. Or celle-ci induit une articulation problématique des rôles des citoyens, des
experts et des élites. Pour répondre à la contestation de la décision experte, on favorise aussi
la participation. Mais, si les citoyens ont participé à une décision ne fut-ce que par le choix de
53
Steve Jacob, Pierre-Marc Daigneault, « Gouvernance et implication des parties prenantes dans l’évaluation
des politiques : panacées ou boîte de pandore ? », in Rouillard Christian, Burlone Nathalie (dir.), L'État et la
société civile sous le joug de la gouvernance, Québec, Presses de l’Université Laval, à paraître.
- 22 -
registre dans lequel va s’inscrire l’action publique, n’est-il pas alors plus difficile pour eux de
la critiquer ? S’agit-il d’améliorer la réflexivité des citoyens par l’information ? Cela pourrait
tout aussi bien conduire les citoyens dans une impasse. Auquel cas, la participation ne
servirait pas la métamorphose de la démocratie représentative.
L’articulation entre participation et représentation doit être d’autant mieux (re)pensée lorsque
des divergences de vues surgissent entre les citoyens et les élus et/ou les experts.
En ce sens, le marqueur de la légitimité ne serait pas tant la participation que la controverse.
Autrement dit, une décision sur un objet à risque peut être légitime si elle prise par des
cénacles fermés en l’absence de controverse ; mais elle doit faire l’objet d’une articulation
entre participation et représentation s’il existe une controverse. La participation pourrait se
limiter à un échange d’informations au début du cycle de politique publique. Ce qui importe,
c’est que les citoyens soient associés au processus décisionnel. La décision en tant que telle
relève des décideurs publics uniquement : c’est la condition sine qua non pour préserver
l’impératif d’imputabilité en démocratie.
Faire participer les citoyens à la formulation du problème ou à son évaluation, c’est les
associer au processus décisionnel ou, en d’autres termes, à la fabrique de l’action publique.
La décision elle-même (dans le langage des politiques publiques : la définition d’un
programme et sa mise en œuvre) relève des représentants, de leur responsabilité, de façon à
ce que le mécanisme d’imputabilité qui sous-tend le gouvernement représentatif puisse
fonctionner. C’est en cela qu’il y a articulation de la participation et de la représentation.
Une telle articulation n’est pas nécessaire en soi : une décision politique peut être légitime si
le processus décisionnel n’a pas été ouvert aux citoyens. Il peut même y gagner en efficacité
54
. Mais, dans ce cas, il ne devrait pas y avoir de controverse, ni sur le processus décisionnel
(légitimité primaire, sur les inputs) ni sur son résultat (légitimité secondaire, par les outputs).
Or les politiques publiques du risque sont un secteur dans lequel se développent par
excellence des controverses, nous l’avons souligné. Cela expliquerait en partie que les
citoyens soient surtout associés aux politiques publiques du risque au début du processus
décisionnel, pour leur préparation, ou au terme de celles-ci : lors de leur évaluation. Cela
permettrait de limiter les perturbations auxquels serait soumis le système politique car chaque
54
Simone Chambers, « Behind Closed Doors: Publicity, Secrecy, and the Quality of Deliberation », The Journal
of Political Philosophy, vol. 12 (n°4), 2004, p. 389-410.
- 23 -
acteur devient partie prenante de la décision à adopter, est associé à la sélection des registres
d’action et intervient dans la controverse.
Au terme de notre réflexion, il est possible d’identifier de nouvelles pistes à explorer. Au
moins deux constats nous y encouragent. Tout d’abord, des expériences de démocratie
participative soulignent le faible investissement des citoyens lorsque celui-ci est rendu
possible. Manque de temps, repli sur la sphère privée, désintérêt pour les choix collectifs,
mise à distance d’une élite dont la légitimité et l’efficacité sont contestées, manque de
confiance dans le savoir profane et sa portée, … En sortant de la démarche participative, les
citoyens recouvrent leur droit à sanctionner les élus par la traditionnelle reddition des
comptes. Des auteurs comme Rosanvallon
55
déconstruisent d’ailleurs le mythe du citoyen
apathique, passif ou désintéressé. Il y aurait des citoyens critiques et défiants.
Un deuxième constat irait dans le même sens : la formation d’une société civile
professionnalisée autour des politiques publiques du risque. Mieux informée, plus formée,
davantage communicative, les citoyens et les groupes investissent dans les choix collectifs,
surtout lorsque ces derniers ont trait à l’environnement et la santé. Cette articulation peut
procéder d’une institutionnalisation ou relever d’une logique protestataire à la marge du
processus décisionnel. Dans l’hypothèse d’institutionnalisation de l’articulation, la légitimité
de la décision publique est recherchée par tous les acteurs, y compris ceux qui ne participent
pas au dispositif. Dans l’hypothèse protestataire, la légitimité de la décision est remise en
cause par quelques acteurs (des citoyens) qui contestent, dans le secteur des politiques
publiques du risque, l’innovation technologique et son utilité sociale. Dans les deux cas, la
démocratie s’en trouve vitalisée : des représentants, des experts et des citoyens interagissent
autour d’objets controversés que l’action publique est amenée à réguler, dans un souci
d’efficacité, et en préservant la légitimité tant du processus décisionnel que de son résultat (la
décision) sur lequel les élus devront rendre des comptes. La démocratie est fascinante parce
qu’elle nous invite continuellement à (re)penser nos modes de pensée et de fonctionnement.
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Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006, p. 24-28.
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