LE MARIAGE DE LA CARPE ET DU LAPIN : LA DIFFICILE UNION
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LE MARIAGE DE LA CARPE ET DU LAPIN : LA DIFFICILE UNION
LE MARIAGE DE LA CARPE ET DU LAPIN LA DIFFICILE UNION DES CITOYENS, DES EXPERTS ET DES GOUVERNANTS DANS LA DÉMOCRATIE DU RISQUE Résumé La fabrique de l’action publique est soumise à trois impératifs : la proximité, l’efficacité et l’imputabilité. Face à ces exigences, dans les régimes représentatifs, la participation apparaît comme un nouvel instrument des politiques publiques. Ce constat se pose avec acuité dans les politiques du risque gérant des objets incertains et souvent immatériels dans un contexte de controverse. La plus-value qui en découle, pour les rapports entre citoyens, experts et gouvernants, est diversifiée : échanges d’informations, alternatives au départ impensées, responsabilisation. Mais cette logique modifie profondément l’impératif d’imputabilité par lequel l’efficacité de la décision sera jugée au moment de la reddition des comptes, après que les citoyens aient été associés au processus décisionnel dans un souci de légitimité. L’article vise à étayer cette hypothèse à partir des théories élitistes et pluralistes de la démocratie, ainsi que d’une approche séquentielle des politiques publiques. -2- LE MARIAGE DE LA CARPE ET DU LAPIN LA DIFFICILE UNION DES CITOYENS, DES EXPERTS ET DES GOUVERNANTS DANS LA DÉMOCRATIE DU RISQUE 1. Introduction : démocratie et politiques publiques du risque Dans cet article, nous examinons l’articulation entre les concepts de démocratie, de risque et de politiques publiques à l’aune des principales tendances qui affectent la conduite de l’action publique contemporaine. A ce sujet, la littérature sur les mutations et les défis de l’action publique, publiée depuis presque vingt ans, place bien souvent la crise de légitimité au centre des explications en vue de comprendre l’initiative des réformes auxquelles sont confrontées les administrations publiques. Sans contester le rôle que peut jouer ce facteur, il nous semble tout d’abord nécessaire de présenter les différents registres d’explication, complémentaires ou concurrentiels, qui permettent d’appréhender avec plus de précisions les logiques qui sont actuellement à l’œuvre dans la plupart des démocraties occidentales et qui se répercutent dans l’élaboration et la gestion des politiques publiques du risque. 1.1. Les nouveaux impératifs de la fabrique de l’action publique La fabrique de l’action publique se déroule dans un environnement qui connaît de nombreuses mutations et attentes de la part des tous les acteurs concernés par l’intervention de l’État. Ces évolutions reflètent de nouveaux besoins et/ou des exigences originales des sociétés auxquels font face les décideurs et les gestionnaires publics. Inversement, elles constituent également des registres de justification que mobilisent ces acteurs pour légitimer leur (in)action. De nos jours, trois impératifs dominent les constructions de l’action publique : la proximité, l’efficacité et l’imputabilité. Le besoin de proximité se matérialise par une redéfinition des frontières et des relations entres l’État et la société 1. L’État, auparavant centre absolu et incontesté du processus des politiques, doit maintenant partager son pouvoir avec d’autres acteurs de la société civile. L’amenuisement de la hiérarchie de l’autorité de l’État et le recours à des instruments de politiques moins coercitifs visent à surmonter le désenchantement citoyen et la contestation de l’expertise qui est apparue au cours des dernières décennies du XXe siècle. 1 Jon Pierre, Guy Peters, Governance, Politics and the State, Political Analysis. Basingstoke, Macmillan, 2000. -3- Le souci d’efficacité et d’utilisation appropriée des ressources est un autre grand courant qui traverse les sociétés occidentales contemporaines et qui affecte le fonctionnement de l’État. Ce « paradigme de la performance » 2 s’accompagne de la promesse de meilleurs services publics, mieux définis et plus adaptés aux besoins des citoyens. Dans ce contexte, l’accent est mis sur la qualité des interventions, la résolution des problèmes ou l’atteinte des objectifs. Le projet managérial, axé sur la mesure de la performance, accroît les exigences de suivi à court terme et reconfigure les modes d’action des services publics. L’impératif d’imputabilité combine les ambitions du projet managérial et le besoin de proximité des citoyens. Ces derniers ne se contentent pas de services publics efficaces, mais ils attendent des décideurs et gestionnaires publics qu’ils rendent des comptes sur leurs actions. Ces éléments participent de la responsabilisation de la conduite de l’action publique. Nous distinguons plusieurs types d’imputabilité : électorale (ou directement politique : c’est la sanction par les urnes conditionnée par la reddition préalable des comptes), juridique (c’est la responsabilité qui incombe aux gouvernants une fois qu’investis de leur tâche, ils se soumettent aux lois qui régissent leur sphère de compétences) et sociales (respecter la déontologie et l’éthique mais aussi relever les défis soulevés par les trois impératifs de l’action publique). Dans ce contexte, les décideurs doivent démontrer aux citoyens (souvent par médias interposés) qu’ils ont pris les « bonnes » décisions. Cet impératif d’imputabilité encourage la transparence des processus décisionnels et administratifs puisque le citoyen ne se satisfait plus des fins (résultats) mais s’intéresse de plus en plus aux moyens utilisés. Dans cet article, nous cherchons à cerner l’articulation entre démocratie, risque et politiques publiques comme réponse à ces trois impératifs. La fabrique de l’action publique doit se positionner au carrefour de la participation (proximité) pour qu’une décision soit légitime (imputabilité) mais aussi efficace (sanctionnée au moment de la reddition des comptes). 1.2. La démocratie et les politiques du risque. Il est pertinent d’aborder la triangulation entre démocratie, risque et politiques publiques à partir d’une typologie des risques 3. Les risques naturels (cyclone, inondation, tremblement de terre, etc.) figurent parmi les plus anciens collectivement reconnus. Aujourd’hui, la 2 Marie-Pierre Hamel, Pierre Muller, « L'accès aux droits sociaux: un compromis entre performance gestionnaire et justice sociale », Politiques et management public, vol. 25 (n°3), 2007, p. 131. 3 Steve Jacob, Nathalie Schiffino, « Docteur Folamour apprivoisé? Les politiques publiques du risque », Politique et Sociétés, vol. 26 (n°2-3), 2007, p. 45-72. -4- terminologie évolue vers la notion de risques environnementaux. Ils sont conçus comme des « manifestations de la nature revêtant une ampleur et une intensité exceptionnelles, et entraînant généralement un nombre important de victimes humaines » 4. Une tendance marquante au sein des élites et des citoyens tend à rapprocher ces risques naturels des risques technologiques et industriels 5 en les imputant à l’action de l’homme. Ainsi, les travaux du Groupe International d’Experts sur le Climat 6 imputent directement aux activités humaines le réchauffement climatique et ses effets en termes de fonte des glaces, montée du niveau des océans, donc risque de catastrophes « naturelles » telles que les inondations, les cyclones, etc. Les risques sanitaires et alimentaires n’échappent pas à cette conception. Au-delà de la responsabilisation individuelle, ils peuvent être liés à des processus collectifs dont les citoyens ne décèlent pas des causes intentionnelles mais bien accidentelles : l’affaire du sang contaminé en France ou la crise de la dioxine en Belgique, par exemple. Les risques sociaux sont également intégrés au fonctionnement du système politique et économique. R. Castel 7 les définit comme des événements qui compromettent la capacité des individus à garantir eux-mêmes leur indépendance sociale : le chômage, l’accident de travail, le problème grave de santé, etc. 1.3. Considérations heuristiques. Pour étudier les relations entre les citoyens, les experts et les gouvernants dans la démocratie du risque, cet article s’appuie, à l’aide d’une revue de la littérature, sur une réflexion théorique illustrée par des exemples emblématiques8. Nous nous situons au carrefour de deux registres différents : (1) celui de la littérature de science politique sur la démocratie et (2) celui de l’analyse des politiques publiques. La première partie, focalisée sur le concept de démocratie, vise à exposer l’évolution de la conception représentative et participative de la gestion démocratique des risques au sein de nos sociétés contemporaines. Elle retrace les conceptions élitistes et pluralistes de la démocratie en les illustrant par des décisions politiques en matière de risque. La deuxième section, axée sur le concept de risque, explore la façon dont nos sociétés intègrent celui-ci. La 4 Corinne Lepage, « Risque et environnement », in Yves Dupont, Dictionnaire des risques, Paris, Armand Colin, 2003, p. 321-324. 5 Patrick Lagadec, Le risque technologique majeur, Paris, Pergamon, 1981 ; Mary Douglas, Aaron Widalsky, Risk and Culture, Berkeley, University of California Press, 1983. 6 GIEC, « Déclaration officiellement agréée du GIEC concernant l’atténuation des changements climatiques », 9e session du Groupe de travail III du GIEC, Bangkok – Thaïlande, mai 2007 [http://www.ipcc.ch]. 7 Robert Castel, L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Seuil, 2003, p. 25. 8 D’autres analyses de terrain plus approfondies permettront d’affiner davantage la théorisation élaborée ici. -5- troisième phase du texte examine les étapes successives de la formulation à l’évaluation d’une politique publique, afin de déterminer dans quelle mesure des modalités participatives sont possibles et/ou présentes. Elle tend à rendre visible l’articulation de la représentation et de la participation à chaque stade du processus (démocratique) en matière de risque. Enfin, la conclusion revient sur le paradoxe fondamental de la démocratie du risque qui doit combiner l’impératif d’imputabilité avec la recherche d’une décision légitime en situation de controverse. Il est important de noter que cet article aborde la relation entre citoyens, experts et élites politiques en plaçant les élus et les électeurs, les gouvernés et les dirigeants au centre de l’analyse. Les experts sont appréhendés comme un corps intermédiaire diversifié, tantôt conseiller des élites, tantôt informateurs des citoyens. Il ne s’agit pas d’un groupe monolithique comme l’attestent les analyses scientifiques qui reposent sur des données objectives 9. Il en est de même pour les gouvernés que nous considérons de deux points de vue complémentaires : (1) citoyens et (2) bénéficiaires finaux10. 2. La démocratie du risque : entre appréhension et défiance Il existe un constat largement étayé aujourd’hui dans la littérature scientifique : la décision politique a connu un changement majeur au cours des vingt dernières années en termes de gestion démocratique des risques publics. Si les années 1970 et 1980 privilégiaient les cénacles fermés de scientifiques spécialisés dans une discipline (les biologistes moléculaires autour des OGM, par exemple), les années 1990 et 2000 ont ouvert les arènes de délibération aux spécialistes d’autres disciplines (pour envisager les enjeux économiques et éthiques des biotechnologies, par exemple), voire même aux citoyens (des associations diverses intègrent les comités d’experts ou des conférences de consensus sont organisées). En fonction des risques probables auxquelles les politiques publiques doivent faire face (la nocivité potentielle des ondes électromagnétiques émises par les GSM, par exemple), les décideurs 9 Laurence Dumoulin, Stéphane Labranche, Cécile Robert et Philippe Warin (dir.), Le recours aux experts. Raisons et usages politiques, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2005 ; Steve Jacob, Jean-Louis Genard (dir.), Expertise et action publique, Bruxelles, Éditions de l’ULB, Coll. Sociologie politique, 2004 ; Steve Jacob, Nathalie Schiffino, op. cit., p. 45-72. 10 Nos travaux s’attachent à différencier les acteurs en fonction des registres du savoir : (1) citoyens « ordinaires » mobilisant des savoirs profanes, (2) citoyens ayant développé –seuls ou en association- une expertise reconnue, (3) experts extérieurs à la sphère politico-administrative, souvent issus du milieu académique, (4) experts administratifs qui maîtrisent la technicité et l’historique des dossiers, (5) décideurs politiques dont la tâche consiste précisément à mobiliser ces différents champs de compétences en vue de prendre la « meilleure décision politique possible ». -6- politiques favorisent une implication plus ou moins grande de la société civile. La dyade des élites politiques et des experts s’ouvre à une relation triangulaire incluant les citoyens 11 . Les travaux sur la démocratie participative montrent par ailleurs que l’intervention des citoyens dans les politiques publiques, que ce soit de manière consultative ou plus contraignante, a connu deux directions : d’abord des citoyens vers les élus et ensuite inverse. Dans les années 1960 et 1970, la participation constitue davantage un processus « bottomup » de contestation des politiques publiques. Après un ralentissement de la pratique participative dans les années 1980, les années 1990 et 2000 marque son retour, plutôt le long d’un axe « top-down », et dans une optique de concertation des décideurs publics avec les citoyens, autour de politiques publiques ayant principalement pour objet l’environnement 12. Au regard d’une analyse des politiques publiques du risque, deux caractéristiques de la participation citoyenne ressortent. Premièrement, les citoyens sont principalement sollicités par les élus au début du processus politique (mise à l’agenda, définition de la politique) conduisant in fine à la mise en œuvre et à l’évaluation d’une politique publique. Deuxièmement, la participation citoyenne procède généralement d’une information, voire d’une consultation, en vue de collecter des avis. Pour le propos qui va suivre, il est intéressant de noter d’emblée que, fréquemment, les élus considèrent la participation comme une transmission d’informations par laquelle les citoyens, comme les élus, pourront percevoir les répertoires d’action 13 dans lesquels va s’ancrer la politique publique. Au sein de nos démocraties représentatives, nous pouvons retenir deux modalités différentes de participation : celle qui, par voie référendaire, contraint les décideurs à suivre les directions imprimées par les citoyens et celles qui, sous forme par exemple de conférences de consensus, jurys citoyens, sondages délibératifs, forums, etc., permet aux décideurs de tâter le pouls de la société civile pour décider de la direction qu’ils doivent imprimer par les politiques publiques. Fondamentalement, c’est bien à une articulation de la représentation et de la participation que nous assistons. 11 Nathalie Schiffino, « Biotechnologies et démocratie : statut et évolution de l’expertise dans la prise de décision politique », in Steve Jacob, Jean-Louis Genard, Expertise et action publique, Bruxelles, Editions de l’ULB, Coll. Sociologie politique, 2004, p. 113-130. 12 Marie-Hélène Bacqué, Henri Rey, Yves Sintomer, Gestion de proximité et démocratie participative, Paris, La Découverte, 2005, p. 9-11 ; Loïc Blondiaux, Le nouvel esprit de la démocratie, Paris, Seuil, Coll. La République des Idées, 2008, p. 15-18. 13 Charles Tilly, Sydney Tarrow, Politique(s) du conflit. De la grève à la révolution, Paris, Presses de Sciences Po, Coll. Sociétés en mouvement, 2008. -7- Pour appréhender cette articulation, il nous faut d’emblée rejeter l’acception caricaturale selon laquelle la représentation instaurerait des modalités élitistes de décision politique en vase clos alors que la participation inaugurerait des dispositifs pluriels de décision au sein d’arènes ouvertes. Fondamentalement, représentation et participation sont l’incarnation procédurale de la démocratie et leur articulation, plutôt que leur opposition, nourrit la réflexion sur la légitimité et l’efficacité des politiques publiques, tout particulièrement en matière de risque. Les expériences menées jusqu’à présent et les analyses qui les accompagnent montrent que la mobilisation des citoyens, quand ils sont invités à participer à la définition d’une politique publique, est « relativement faible quantitativement et très sélective socialement » 14 . En outre, nous avons déjà mentionné que la participation répond davantage, à l’époque contemporaine, à une logique descendante (comme proposition des élus aux citoyens) qu’ascendante (comme revendication des citoyens à l’adresse de élus). Dès lors, comment comprendre et expliquer l’injection récurrente de modalités participatives dans le processus de décision représentatif, depuis les années 1990, tout particulièrement dans les politiques publiques du risque, et donc notamment dans le secteur environnemental et de santé publique ? En d’autres termes, pourquoi les élus continuent-ils de proposer ces modalités participatives en complément à la décision représentative qui reste la logique dominante ? La participation, censée être gage d’ouverture, de transparence et d’inclusion, apparaît comme une solution unique que les élus apportent face à une double difficulté15. En effet, en matière de politiques publiques du risque, les élus sont confrontés à l’érosion de deux légitimités. La première forme de légitimité est celle dite primaire, par les inputs, et renvoie, lorsqu’elle est problématique, au déficit de représentativité des élus. Les théories de la démocratie investiguent le déficit de représentativité des élus et le désenchantement des citoyens face au politique et/ou à la démocratie 16 . La deuxième forme de légitimité, dite secondaire, passe par la production d’outputs et se réfère au bien-fondé des décisions qu’adoptent les élus. Grâce aux théories du risque et de la société incertaine 17, il est possible 14 Yves Sintomer, « Cinq défis de la démocratie participative », Territoires, n°434, 2003, p. 7. C’est dans cette perspective que l’on peut lire dans la directive européenne 2003/4/CE qu’elle vise à « changer la manière dont les autorités publiques abordent la question de l’ouverture et de la transparence, en instaurant des mesures destinées à garantir l’exercice du droit d’accès du public à l’information en matière d’environnement ». 16 Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006, p. 9-32. 17 Ulrich Beck, La société du risque, Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion, 1986 ; Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain, essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001. 15 -8- de constater une remise en question de l’infaillibilité prétendue des experts qui servaient, jusqu’aux années 1990, d’adjuvants quasi-monopolistiques à la décision politique. Autrement dit, la participation permet aux élus de continuer à prendre des décisions dans un contexte doublement complexe en ce qui concerne les politiques du risque : leur déficit de représentativité et l’incertitude liée à l’objet sur lequel ils doivent décider. En effet, en matière nucléaire, d’OGM, d’ondes électromagnétiques, de virus H5N1 par exemple, les connaissances scientifiques et les choix en découlant sont soumis à controverse. A une époque où la confiance dans les élus est entamée, renvoyer partiellement le choix du répertoire d’action aux citoyens en les associant à la définition de la politique publique permet en partie de sortir de l’impasse dans laquelle la seule logique représentative pourrait conduire les décideurs. J. Gusfield 18 a démontré que la manière dont les acteurs définissent un problème influence les solutions que ces mêmes acteurs y apportent. Dans le cas qui nous occupe, les citoyens configurent et légitiment d’emblée un registre déterminé de solutions dans lequel les décideurs vont puiser. Soyons clairs : il ne s’agit donc pas ici de réduire la participation à une « instrumentalisation » des citoyens par les élus, mais bien de comprendre le contexte politique de l’articulation entre représentation et participation. B. Manin 19 argumente que la représentation est davantage soumise à une métamorphose du gouvernement représentatif qu’à une crise en tant que telle. Dans la même perspective, nous postulons que l’articulation entre la participation et la représentation autour des politiques publiques du risque relève d’une évolution des modalités décisionnelles liée d’une part, au déficit de représentativité des élus et à la controverse autour des connaissances scientifiques et, d’autre part, au contexte d’incertitude et de complexité qui est inhérent aux objets des politiques du risque. L’articulation entre la participation et la représentation constitue un nouvel instrument des politiques publiques, et singulièrement de celles qui gèrent le risque. Elle vise à améliorer le processus décisionnel par un échange d’informations entre citoyens, experts et gouvernants, dans un contexte de controverse. La plus-value informative qui en découle doit être examinée à l’aune de l’impératif d’imputabilité. Pour étayer ce propos, nous proposons de reconsidérer 18 Joseph Gusfield, The culture of public problems: drinking-driving and symbolic order, Chicago, Chicago University Press, 1981. 19 Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 247-303. -9- l’évolution des théories de la démocratie à partir de la décision sur des objets à risque, et d’examiner comment celle-ci associe ou non les élus et les citoyens. 3. Démocratie : l’élitisme et le pluralisme à l’épreuve du risque Les modèles de démocratie font l’objet d’amples développements dans la littérature scientifique 20. Nous proposons de les aborder ici sous un angle d’attaque spécifique : celui de la relation entre élus et citoyens au regard des problématiques dites à risque (le nucléaire, les OGM, le virus du SIDA etc.). Dans des régimes démocratiques, l’articulation entre représentation et participation est-elle la conséquence d’un déficit de représentativité entre élites et citoyens et, en d’autres termes, un dispositif de politiques publiques peut-il remédier à la diminution de la légitimité des décisions collectives ? Cela renvoie à l’érosion de la légitimité politique primaire, celle des décideurs politiques confrontés à un déficit de représentativité. Ou est-elle due à l’émergence d’une société du risque 21 qui impliquerait inéluctablement de partager la responsabilité des décisions politiques entre élites et citoyens, à partir d’une logique qui reconnaîtrait les savoirs experts et profanes ? Cela renvoie à la contestation de la décision politique ouverte aux seuls experts alors que les connaissances scientifiques permettant de cerner tous les tenants et aboutissants de la décision sur le risque sont limitées ou controversées (légitimité secondaire par les outputs). Pour faire face aux défis que posent les nouveaux impératifs de la fabrique de l’action publique, les décideurs répondent bien souvent avec un seul instrument : la participation. Toutefois, cette réponse ne résout pas la question fondamentale de la légitimité et de l’efficacité de la démocratie 22 . Cette interrogation est également au cœur de l’analyse des politiques publiques : comment des décisions sur les risques doivent-elles être prises pour être suffisamment légitimes et efficaces, c’est-à-dire préserver les citoyens contre lesdits risques sans pour autant freiner les innovations 23 ? La question de l’articulation entre efficacité et légitimité est couplée à celle de l’articulation entre représentation et participation. Nous ne postulons nullement que la représentation ou la participation sont plus 20 David Held, « De l’urgente nécessité de réformer la gouvernance globale », Recherches sociologiques et anthropologiques, vol. 28 (n°1), 2007, p. 65-88. 21 Ulrich Beck, op. cit., 1986. 22 Seymour Martin Lipset, L’homme et la politique [Political Man], Paris, Seuil, 1963. 23 Albert Weale (dir.), Risk, Democratic Citizenship and Public Policy, Oxford, Oxford University Press, 2002. - 10 - efficaces ou légitimes l’une que l’autre. Elles le sont autant l’une que l’autre 24 comme nous allons le voir ci-dessous. Dans les modèles élitistes de la démocratie, la logique dominante de la représentation est renforcée par le rôle central des élites dirigeantes 25 . Dans une telle perspective, les citoyens peuvent désigner les élites qu’ils souhaitent voir gouverner, mais ils ne peuvent pas influencer le fait que les choix de société soient précisément posés par ces élus. Au sein des partis politiques, et par extension dans toute organisation, la loi d’airain de l’oligarchie de R. Michels 26 repose sur une logique d’expertise, les élites disposant de compétences spécialisées, notamment organisationnelles, supérieures à celles des membres ordinaires desdits partis ou organisations. De même, J. Burnham 27 a démontré le poids d’une classe managériale capable de maîtriser les rouages décisionnels de nos sociétés grâce à son habileté administrative et à ses connaissances scientifiques et techniques. Dans la même optique, C. Wright Mills 28 a mis en lumière le triumvirat formé par les élites politiques, économiques et militaires aux plus hauts niveaux de la gestion étatique (américaine). Avec le concept d’entrepreneur politique (un terme particulièrement utilisé en analyse des politiques publiques), A. Downs 29 recourt à l’analogie entre le marché et la gestion démocratique. Les citoyens sont placés dans le rôle de consommateurs soucieux d’obtenir la satisfaction de leurs préférences. Les élites, agissant comme des entrepreneurs politiques, dominent le processus politique et doivent répondre aux demandes citoyennes sans pouvoir poser des choix de société optimaux. En effet, ces derniers sont soumis à plusieurs freins comme, par exemple, l'incertitude pesant sur les préférences des citoyens et sur l'effet des politiques publiques. Ceci permet déjà de relativiser la notion d’efficacité politique 30. Dans une telle conception, la reddition des comptes s’avère une logique dominante et se traduit par une participation conventionnelle à la démocratie : le vote. Les citoyens approuvent ou désavouent via la sanction électorale les choix de société posés par les élus. 24 Palle Svensson, “Direct and Representative Democracy – Supplementing, not Excluding Each Other”, ECPR Joint Sessions, Helsinki, 7-12 May 2007. 25 Le concept d’élites renvoie donc ici aux élus, aux détenteurs du pouvoir politique. 26 Roberto Michels, Political Parties: A Sociological Study of the Oligarchical Tendencies of Modern Democracy, New York, Collier, 1911/1962. 27 James Burnham, The Managerial Revolution, Harmondsworth, Penguin, 1941. 28 Charles Wright Mills, The Power Elite, New York, Oxford University Press, 1956. 29 Anthony Downs, An Economic Theory of Democracy, New York, Harper and Row, 1957. 30 Ici, il est possible de réaliser une analogie intéressante entre la loi de l’offre et de la demande d’une part, et l’injection de modalités participatives dans la décision représentative d’autre part. En matière de participation, la demande des citoyens est relativement faible à l’époque contemporaine. La participation est plutôt suscitée par les élus eux-mêmes. Pourquoi ces derniers continuent-ils à faire une offre de participation alors que la demande est réduite? C’est la question à laquelle notre article vise à répondre. - 11 - Les modalités démocratiques passent avant tout par la représentation. Lorsqu’apparaît une société du risque, cette logique de reddition des comptes et d’imputabilité pose question car les élus doivent soumettre au vote leur efficacité politique sur des objets incertains. Quelles sont les préférences des citoyens sur des objets dont on ne connaît qu’imparfaitement les origines, les contours, les enjeux ? Ici, il apparaît opportun d’introduire une distinction entre la reddition des comptes et l’imputabilité. Si l’on entend par reddition des comptes, le fait que les élus doivent faire état de leur travail au moment de la sanction électorale, la gestion de la démocratie du risque a peu d’impact sur ce mécanisme traditionnel de la représentation. Si par imputabilité, on considère la responsabilité des décisions (en l’occurrence en matière de risque) qui peut être assignée à des élus, la gestion de la démocratie du risque introduit des innovations dans le mécanisme traditionnel de la représentation. La responsabilisation n’est pas seulement électorale (reddition des comptes au moment de la sanction électorale), ou juridique (poids des lois devant un tribunal qui peut conduire au fait qu’un ministre soit « responsable mais pas coupable » 31), mais également sociale (répondre aux trois impératifs de l’action publique précités). La théorie pluraliste de la démocratie répondre aux préférences des 32 prend en considération le fait que les élus doivent citoyens. Les concepts de « responsiveness » et « accountability » désignent respectivement la nécessité, dans un régime représentatif, de réagir aux attentes des citoyens et de rendre des comptes pour les décisions adoptées. Mais Dahl réagit à la théorie élitiste de Mills en proposant, avec le concept de polyarchie, une dispersion plus grande du pouvoir au sein de la société. Selon l’école pluraliste, il existe beaucoup de situations où le pouvoir est éclaté: en fonction des domaines ou des problèmes qui se posent, ce sont des individus ou des groupes différents qui exercent de l’influence politique. Bachrach et Baratz 33 complètent l’analyse formelle de R. Dahl en prenant en considération l’aspect informel des non-décisions. Ainsi, le pouvoir des acteurs ne se mesure pas seulement par les actes et décisions qui le rendent visible. Qu’un acteur individuel ou collectif parvienne à bloquer une décision lui confère du pouvoir. 31 Cf. la déclaration de G. Dufoix lors de l’affaire du sang contaminé (1984-1999) en France. Robert Dahl, Who Governs? Democracy and Power in an American City, New Haven, Yale University Press, 1961. 33 Peter Bachrach, Morton Baratz, “Two Faces of Power”, The American Political Science Review, Volume 56 (n°4), 1962, p. 947-952. 32 - 12 - Dans cette logique, les principes d’inclusion (permettre à un grand nombre de citoyens de participer) et de libéralisation (permettre à des groupes de contester le pouvoir en place) permettent d’élargir la réflexion sur les choix de société à d’autres acteurs que les élus. Ceci permet d’investiguer l’implication, non seulement des élus, mais aussi des citoyens, dans les politiques du risque. Qu’un syndicat d’agriculteurs empêche la plantation d’un champ transgénique, ou qu’un débat public entrave l’installation d’un pylône à haute tension, ce sont là des illustrations qui dénotent l’articulation entre participation et représentation autour de politiques à risque. Cela montre que les élus doivent toujours rendre compte de leur travail et des options privilégiées pendant leur mandat, mais aussi que l’implication des citoyens à la définition d’une politique publique ou -en l’état pour ces deux exemples- à une décision politique précise, modifie le contexte de l’imputabilité. Ayant participé à la décision, ils contribuent à en dessiner les contours et endossent au moins partiellement une partie de la responsabilité dans le choix du répertoire d’action qui est sélectionné. 4. Le risque : un révélateur des divergences de vue entre les acteurs de la fabrique de l’action publique De ce qui précède, il ressort que l’ouverture des processus décisionnels à laquelle nous assistons depuis les années 1990 à 2000, par l’addition de modalités participatives au processus représentatif de décision, serait accentuée par le fait que les citoyens, les experts et les élus ont des points de vue divergents sur les risques et la façon de les gérer. Fondamentalement, cette divergence serait à l’origine de la double difficulté contextuelle que nous connaissons : érosion de la légitimité primaire des élus et contestation de la décision sur les risques aux mains des seuls experts. Cette hypothèse trouve une illustration parmi d’autres dans la controverse entourant la décision d’implanter un port d’accueil des navires méthaniers qui transportent du gaz naturel liquéfié aux abords de Québec (projet Rabaska). En plus de recourir aux formes traditionnelles de contestations, les opposants à ce projet ont fait valoir leur point de vue auprès du Bureau d’Audiences Publiques sur l’Environnement (BAPE). Ce Bureau a pour mission « d’informer et de consulter la population sur des questions relatives à la qualité de l’environnement que lui soumet le ministre du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs afin d’éclairer la prise de décision gouvernementale » 34. Une analyse des travaux 34 www.bape.gouv.qc.ca [consulté le 7 avril 2008]. - 13 - du BAPE, menés depuis sa création en 1978, constate que le BAPE incarne un idéal participatif aux yeux des citoyens et qu’il est souvent perçu comme un obstacle au développement économique, un frein à l’innovation et une source de découragement pour les promoteurs 35. Ainsi, lorsque le BAPE a déclaré dans son rapport que les risques associés au projet Rabaska « paraissent acceptables », la controverse s’est déplacée et les opposants au projet ont contesté la légitimité et l’expertise du BAPE (« les dés étaient donc pipés », « faiblesses argumentaires », « ton complaisant »). Les espoirs déçus des attentes de la participation citoyenne semblent alimenter, voire renforcer, la défiance de la population comme en témoigne cette critique à l’encontre du président du BAPE : « Ce gars-là a travaillé pour l’entreprise privée et s’est fait l’avocat de la privatisation de l’eau (…). Et c’est lui qui est à la tête de la démocratie environnementale au Québec ? Là, il y a un problème »36. Au cours des vingt dernières années, de nombreuses contributions en science politique ont mis en exergue le déficit de représentativité des élites envers les citoyens. Dans nos démocraties contemporaines, dont le centre de gravité oscille entre l’opinion publique et les leaders médiatisés, ce déficit pourrait s’expliquer notamment par le rapprochement entre les citoyens dont le niveau de connaissances a augmenté et les élites politiques qui ne seraient plus perçues comme dotées d’une supériorité sociale, d’instruction ou de capacités 37. Sur la base de la reconnaissance du savoir profane, beaucoup d’auteurs proposent alors des modalités participatives 38. Celles-ci complètent la représentation mais elles ne modifient pas pour autant la nature du régime politique au sens où l’entendait Montesquieu 39 , c’est-à-dire en termes de nombre de gouvernants et de mode d’exercice du gouvernement. En effet, les citoyens sont associés au processus de décision mais celle-ci relève toujours de la responsabilité des élus. Les modalités participatives apparaissent d’autant plus utiles qu’une autre explication du déficit de la représentativité des dirigeants est leur manque d’emprise sur les décisions, notamment économiques, qui sont adoptées au niveau supranational et dans un contexte de mondialisation 40 . La perte de souveraineté sur la décision est un argument fréquemment 35 Mario Gauthier, Louis Simard, « La gouvernance par la mise en discussion publique des grands projets : le cas du BAPE », in Rouillard Christian, Burlone Nathalie (dir.), L'État et la société civile sous le joug de la gouvernance, Québec, Presses de l’Université Laval, à paraître 36 www.vigile.net/Rabaska-le-BAPE-est-pris-a-partie [consulté le 7 avril 2008]. 37 Bernard Manin, op. cit., 1995. 38 Yves Sintomer, « Du savoir d’usage au métier de citoyen? », CIERA, Journée d’études : Y-a-t-il un savoir citoyen mobilisable dans la démocratie participative ?, Paris, 27 février 2006. 39 Jean-Jacques Chevallier, Yves Guchet, Les grandes œuvres politiques, Paris, Armand Colin, 2005. 40 David Held, « De l’urgente nécessité de réformer la gouvernance globale », Recherches sociologiques et anthropologiques, vol. 28 (n°1), 2007, p. 65-88. - 14 - évoqué. Associer les citoyens à la préparation des décisions permettrait de faire ressentir à ces mêmes citoyens les difficultés pratiques des régulations du risque. Comment réguler le risque de dissémination d’un virus H5N1 au sein d’un Etat si des mesures ne sont pas envisagées au sein d’organisations internationales comme l’OMS et de pays voisins ? De quelle marge de manœuvre disposent des élus et des citoyens au sein d’un Etat pour sortir du nucléaire si une décision concertée dans ce sens n’est pas envisagée au niveau continental voire mondial ? En vertu de l’individualisme libéral, la démocratie devrait prendre en charge les problèmes collectifs, qui seraient dès lors dévolus à la sphère publique, tandis que la gestion de la sphère privée relèverait des individus eux-mêmes afin de préserver au mieux leur liberté. Dans une telle optique, la crainte que la démocratie puisse entraver la liberté des individus dans la sphère privée induit de la méfiance par rapport aux modalités participatives 41. Les politiques publiques du risque ; et tout spécialement celles qui ont trait à l’environnement, semblent contredire ce point de vue. Les risques environnementaux sont par excellence des problématiques collectives. D’une part, leurs causes et leurs effets concernent tout un chacun. D’autre part, elles impliquent des décisions de société qui ne peuvent suffire au niveau micro. Dans la suite logique de ce qui précède, elles sont prises en charge dans la sphère publique par une gestion démocratique. Or, de manière symptomatique, c’est dans le secteur environnemental que les modalités participatives sont particulièrement développées. Pour s’en rendre compte, il suffit de prendre en considération des textes supranationaux comme la Convention d’Aarhus de 1998 42 ou les directives européennes 2003/4/CE 43 et 2003/35/CE 44. Faut-il y voir un lien avec le fait que, soit les décisions adoptées limitent la liberté individuelle en imposant une série de comportements individuels et quotidiens (rationaliser les consommations d’énergie face aux changements climatiques, par exemple), soit les risques concernent tout citoyen quel que soit son profil (le nuage de Tchernobyl ne s’arrête pas aux frontières françaises mais touche n’importe quel potager français) ? 41 Andrew Heywood, Politics, New York, Palgrave MacMillan, 2007, p. 8 et 75. Convention sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement, Aarhus, 1998. 43 Directive 2003/4/CE du Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2003 concernant l’accès du public à l’information en matière d’environnement et abrogeant la directive 90/313/CEE du Conseil, Journal officiel de l’Union européenne, 28 janvier 2003, L 41, p. 26-32. 44 Directive 2003/35/CE du Parlement européen et du Conseil du 26 mai 2003 prévoyant la participation du public lors de l’élaboration de certains plans et programmes relatifs à l’environnement, et modifiant, en ce qui concerne la participation du public et l’accès à la justice, les directives 85/337/CEE et 96/61/CE du Conseil, Journal officiel de l’Union européenne, 25 juin 2003, L 156, p. 17-24. 42 - 15 - Mais on peut étendre cette réflexion à d’autres domaines d’action publique comme celui de la santé. Ainsi, au Canada, le gouvernement fédéral a dû, fin 2007, procéder à un arbitrage mettant clairement en exergue les dilemmes de la gestion du risque. En effet, un réacteur nucléaire, destiné à la production d’isotopes médicaux 45 , arrêté pour une opération de maintenance, n’a pas pu reprendre ses activités en raison de failles dans le dispositif de sécurité 46 . L’arrêt de ce réacteur a entraîné une rupture d’approvisionnement dans les hôpitaux et a déclenché un vif débat politique. Quelques jours après l’interruption du réacteur, le Parlement a adopté une loi d’urgence contraignant la reprise des activités de la centrale sans tenir compte des objections de la Commission Canadienne de Sûreté Nucléaire (CCSN). Dans ce cas, nous observons une opposition entre les élus et les experts à laquelle assistent les citoyens par médias interposés. Cet exemple ne porte pas sur une expérience de participation citoyenne. Mais il illustre la complexité à l’œuvre dans la gestion du risque puisque les décideurs devaient choisir entre la prévention d’un risque sanitaire immédiat et celle d’un risque nucléaire potentiel. Le Premier ministre a privilégié l’urgence de la situation et a critiqué la présidente 47 de la CCSN en lui reprochant d’avoir menacé la vie et la santé de la population. Les environnementalistes, qui traditionnellement considèrent que la CCSN est du côté de l’industrie nucléaire, ont soutenu la Commission dans ce dossier et ont demandé la tenue d’une enquête publique. Il est frappant de constater que les modalités participatives concernent moins des politiques publiques relatives à la finance, l’économie, la sécurité sociale. De manière significative, la directive européenne 2003/35/CE prévoit en ses articles 2 et 3 que la participation des citoyens ne s’applique ni aux besoins de la défense d’un Etat ni aux situations d’urgence civile (or les risques naturels y sont souvent liés, cf. infra). Dans ces secteurs, les risques sont sans doute plus inégalement répartis et la possibilité de mécanismes assurantiels offrent des garde-fous rendant moins cruciale la concertation de tous par des modalités participatives. 45 Les isotopes servent à l’imagerie médicale, aux diagnostics et aux thérapies par radiation pour les maladies cardiovasculaires et le cancer. Le réacteur de Chalk River dont il est question dans cette affaire est la seule source de production d’isotopes en Amérique du Nord et il produit la moitié des isotopes utilisés dans le monde. Ce réacteur est âgé de 50 ans et aurait dû être remplacé par deux autres réacteurs dont la construction est retardée en raison d’une gestion déficiente. 46 Depuis plus d’un an, le réacteur ne disposait pas des installations de sauvegarde nécessaires pour assurer le refroidissement des pompes en cas de défaillance ou de tremblement de terre. 47 Suite à cette affaire, la présidente de la CCSN a été licenciée. - 16 - La littérature scientifique 48 établit un lien entre la visibilité accrue des risques et l’association de nouveaux acteurs à la décision politique. C’est l’émergence du risque, de l’incertitude et des effets visibles des dysfonctionnements amenés par le développement économique et technologique (la destruction de la couche d’ozone, la montée du niveau de mers, les questionnements éthiques sur les tests génétiques, par exemple) qui amènent des changements substantiels dans le processus de décision démocratique. Un changement majeur est la rupture avec un paradigme consensuel au sein du monde scientifique et technique sur la direction des inventions. En d’autres termes, la communauté scientifique se divise sur les effets des progrès scientifiques et techniques. Il suffit d’en prendre pour illustration les débats dichotomiques entre opposants et partisans des OGM ou des GSM. Ces divisions sont relayées parmi les citoyens et parmi les élus. Chacune de ces trois catégories d’acteurs peut donc s’opposer à l’autre, et plus particulièrement les citoyens aux élus sur base de la controverse scientifique. Mais chacune de ces catégories peut également être divisée à l’interne et, le long d’un clivage partisan par exemple, des coalitions d’acteurs peuvent se former (réunissant dans un même réseau des élus, des citoyens et des experts). Le cas des OGM est un exemple emblématique : les experts sont divisés sur les avantages et les risques, la société civile est réticente aux applications alimentaires mais plus ouverte aux produits pharmaceutiques, les décideurs européens sont passés d’une attitude d’encouragement à la technique à une prudence décisionnelle. En résumé, la participation citoyenne permet d’associer les citoyens à la préparation d’une décision complexe dans un contexte où les divergences de vues entre les citoyens et les élus sur les politiques du risque sont alimentées par les incertitudes qui caractérisent ces politiques, et où les experts comme les citoyens sont divisés sur l’objet controversé et donc sur l’orientation à donner à ces politiques. Cette ouverture du processus décisionnel représentatif (traditionnel) permet de diminuer la probabilité de blocage ultérieur et la contestation de l’efficacité de la politique ou de la décision. 5. Ouverture rime-t-elle avec légitimité et efficacité ? 48 Ulrich Beck, op. cit., 1986 ; Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain, essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001. - 17 - Plusieurs formes de participation sont venues se greffer au dispositif décisionnel représentatif 49 . Selon les procédures retenues, l’implication des citoyens est éminemment variable. Quel cas de figure, celui qui associe les citoyens à la définition de la politique, à la préparation de la décision, ou celui plus contraignant qui les associe à la mise en œuvre, serait le plus légitime et le plus efficace, servirait au mieux la légitimité primaire et secondaire ? Dans une perspective centrée sur la résolution de problème, une politique publique, et sans doute a fortiori lorsque celle-ci est liée à un risque, présuppose l’existence d’un problème, c’est-à-dire d’un écart entre une situation telle qu’elle existe et une situation telle qu’elle est désirée 50. Mais beaucoup de problèmes peuvent émerger sans pour autant être mis à l’agenda politique. Pour ce faire, une (re)construction sociale du problème est nécessaire. Celle-ci peut se produire par l’intermédiaire des médias, par la mobilisation du tissu associatif, par l’anticipation des acteurs politiques influents, par l’aiguillon de la communauté scientifique qui attire l’attention sur un problème. Lors de cette première étape, le rôle des citoyens peut s’avérer particulièrement important, et singulièrement pour les politiques publiques du risque. Dans une logique d’analyse « bottom-up » des politiques publiques, il y lieu d’interroger le rôle de catalyseur que jouent les citoyens. La Convention d’Aarhus de 1998 et la directive européenne 2003/4/CE postulent que l’accès des citoyens à l’information environnementale, ainsi que leur participation aux décisions en la matière, les sensibilisent aux problèmes environnementaux, favorisent le libre échange d’idées, leur donnent la possibilité de formuler des préoccupations. Dans le secteur médical, autre exemple de secteur à risque, il n’est pas rare qu’une régulation soit impulsée par des médecins et chercheurs. Dans ce cas de figure, ce sont les experts qui jouent un rôle clé. Que ce soit par des corps intermédiaires ou par une participation plus directe des citoyens, la légitimité des décisions peut se trouver accrue par l’association des groupes et des individus à l’émergence des problèmes. Cet exemple, montre qu’une problématique soulève des enjeux différenciés dont certains se rattachent directement aux politiques publiques du risque alors que d’autres en sont plus éloignés. La formulation du problème en fonction du registre d’action privilégié aura donc un impact important sur la perception et la gestion de la situation. La mise à l’agenda politique peut provenir de la prise en compte par les élus des demandes de décisions et d’activités qui émanent des citoyens et des groupes sociaux. Elle peut également être incitée par des acteurs politico-administratifs eux-mêmes et n’en sera bien sûr pas moins 49 50 Marie-Hélène Bacqué, Henri Rey, Yves Sintomer, op. cit., 2005, p. 14-24. Rudolf Rezsohazy, Théorie et critique des faits sociaux, Louvain-La-Neuve, CIACO, 1984. - 18 - légitime pour autant. Par un modèle d’anticipation interne, les acteurs publics peuvent être eux-mêmes demandeurs de politiques publiques, parce qu’ils ont diagnostiqué des problèmes et, en l’occurrence, des risques à gérer. Ainsi, la régulation de la prostitution relève généralement d’une régulation impulsée par les acteurs politico-administratifs devant faire face à des problèmes de santé publique (propagation du virus du SIDA notamment), des problèmes d’ordre public (délinquance, trafic de drogues dans les quartiers concernés) et de traite des êtres humains (coordination horizontale avec la politique d’immigration). Quel que soit le secteur de politique publique concerné, il est utile de remarquer que les citoyens sont généralement en attente d’un positionnement de la part des élus : qu’il s’agisse d’une autorisation ou d’une interdiction, d’une décision ou d’une non-décision. En matière de risque, les élus sont amenés à prendre en considération (à mettre à l’agenda donc) des activités qui suscitent souvent la méfiance voire l’opposition des citoyens : l’installation d’une décharge, la construction d’un pylône électrique ou d’une antenne émettant des ondes électromagnétiques, par exemple. La demande citoyenne peut porter, au minimum, sur une diffusion d’information ou l’application du principe de précaution. Mais il peut aussi y avoir une offre politique, de la part des élus, d’informer les citoyens, d’en recueillir les avis. Dans ce contexte, il est utile de rappeler la notion de filtres introduite par D. Easton 51 . Elle évite l’implosion du système politique en sélectionnant les risques qui ne sont pas considérés comme des priorités, ceux qui peuvent être pris en charge et traités par les élus, et comment ils le sont. Le positionnement des citoyens, des experts et des élus évolue en fonction de l’état des connaissances. Le savoir profane se trouve confronté aux expertises, qu’elles proviennent du monde scientifique, de la fonction publique, de la société civile elle-même dont les acteurs (associations) se sont professionnalisés. Au stade de la formulation et de l’adoption d’un programme d’action, ultérieur à l’émergence du problème et à la mise à l’agenda, les élus, les experts et/ou les citoyens pointent le groupe cible dont le comportement doit être modifié pour qu’une solution soit apportée au problème. Cette désignation et l’ensemble des mesures à prévoir relèvent des acteurs publics (ministres, conseillers, administration). Mais ces derniers peuvent organiser une concertation avec les groupes sociaux concernés, les citoyens et, à tout le moins, les bénéficiaires finaux de la politique 52, tenir compte d’avis émis et/ou de demandes adressées. Cette étape donnant lieu à l’énoncé d’alternatives, il apparaît d’autant plus important pour les élus, dans un souci de 51 David Easton, L’analyse du système politique, Paris, Armand Colin, Coll. Analyse politique, 1974. L’inscription de notre propos dans deux registres, celui de la littérature de science politique sur la démocratie et celui de l’analyse des politiques publiques, nous amène à différencier « citoyens » et « bénéficiaires finaux ». 52 - 19 - gestion efficace et légitime, d’associer les citoyens. L’objet de la directive 2003/35/CE est précisément d’associer les citoyens à l’élaboration de certains plans d’action et de programmes relatifs à l’environnement. Elle prévoit que les citoyens émettent des observations et des avis lorsque toutes les options sont envisageables, avant l’adoption des décisions concernant les plans et programmes. Le programme politico-administratif comprenant les objectifs à atteindre et les moyens mobilisés pour ce faire, il véhicule par excellence la potentialité d’une gestion démocratique du problème collectif à résoudre. En effet, il est alors possible de choisir les instruments d’action publique (une loi sur la sortie du nucléaire qui incarne au premier chef la représentation démocratique, la taxe sur la pollution émise par les véhicules et qui possède des implications concrètes sur le quotidien des citoyens, etc.) et les procédures (commissions ou débat parlementaire qui sont représentatifs par essence, formulaire en ligne ou panel de citoyens qui relèvent de modalités participatives, etc.) pour apporter une solution au problème. C’est également à ce moment que la divergence des vues entre citoyens et élus se trouve à un point nodal : les élus vont-ils aller dans la direction souhaitée par les citoyens si celle-ci diverge de l’option que privilégient les élus et/ou que recommandent les experts ? La décision est d’autant plus complexe à prendre que la communauté des experts, les groupes de citoyens et les élus sont divisés à l’interne et/ou entre eux. C’est dans la phase de mise en œuvre du programme politico-administratif que vont apparaître les premières concrétisations de la politique mais aussi, potentiellement, les (dys-) fonctionnements de ses modalités (démocratiques). La politique publique apparaît dans sa complexité: des lacunes dans l’exécution peuvent surgir, le caractère partiel de la concrétisation du programme devient visible. Ainsi, quel est le véritable impact de l’étiquetage des produits alimentaires contenant un pourcentage d’OGM ? Peut-on légitimement se contenter de responsabiliser les citoyens à lire les notices de ces produits ? Dans son préambule, la Convention d’Aarhus stipule que l’accès à l’information et la participation conduisent à prendre de meilleures décisions et les appliquer plus efficacement. Dans quelle mesure les pouvoirs publics associent-ils aujourd’hui les citoyens à la mise en œuvre des politiques publiques ? Privilégient-ils des modalités représentatives une fois que la phase d’investigation du problème cède la place à celle de sa résolution concrète ? En France, par exemple, la loi 2002-276 du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité prévoit que la participation du public est organisée pendant l’élaboration d’un projet jusqu’à la clôture de l’enquête publique. Jusqu’à aujourd’hui, il semble que la participation des citoyens - 20 - soit axée sur la prévention des risques davantage que sur la mise en œuvre des régulations pour les juguler. En fonction de la mise en œuvre du programme d’action, les citoyens se sentiront plus ou moins partie prenante de la gestion du risque qui est réalisée, se montreront plus ou moins exigeants envers les élites, acquiesceront plus ou moins à la régulation qui en est faite. Cela se révélera déterminant au moment de la reddition des comptes et dans le processus d’imputabilité. Plus les procédures de décisions sont transparentes, plus les élus doivent justifier leurs décisions si elles sont divergentes par rapport aux avis que les citoyens ont émis pendant la phase de préparation de la décision. S’il est évident que la mise en œuvre des politiques reste aujourd’hui une compétence des fonctionnaires dans le cadre de la démocratie représentative, la participation des citoyens aux phases qui l’ont précédée en modifient la perception. Ce n’est pas sans conséquence sur le processus d’imputabilité. In fine, l’évaluation est sans doute une étape qui contribue à rendre dynamique l’analyse des politiques publiques. En effet, elle suppose un feedback sur le problème initial. Sur la base de l’évaluation, les élus et les gestionnaires publics peuvent, le cas échéant, redéfinir le programme d’action. C’est la perception même du problème qui peut s’en trouver modifiée. Les régulateurs internationaux ne s’y sont pas trompés : la directive 2003/35/CE prévoit que les citoyens participent non seulement à la préparation mais aussi à la modification ou au réexamen des plans ou des programmes en matière de déchets, de pollution par les nitrates, de qualité de l’air, etc. Ici encore, l’articulation entre la représentation et la participation est riche d’enseignements. L’évaluation porte, entre autres, sur les conséquences de la politique publique auprès des citoyens (ou pour reprendre un terme d’analyse des politiques publiques, des bénéficiaires finaux), – qu’ils soient individuels ou collectifs. Ils sont concernés au premier plan par la politique publique, et mobilisés par l’information sur celle-ci en aval du processus. De manière symptomatique, l’évaluation est traversée par les mêmes courants que ceux que nous avons décrits dans cet article. Elle n’est plus considérée comme une parole d’expert et les évaluateurs sont soumis aux mêmes critiques que les experts. Dans ce contexte, nous assistons à un foisonnement de démarches d’évaluation démocratiques, participatives voire même émancipatrices. Pour les tenants de ces approches, l’évaluation ne doit pas simplement être un instrument de transparence et de reddition des comptes mais doit permettre une - 21 - implication des parties prenantes à l’évaluation 53. Toutefois, dans ce domaine la rhétorique et les intentions dépassent souvent les concrétisations, et les secteurs dans lesquels elles se développent portent rarement sur les politiques du risque. 6. Conclusion : comment gérer de l’incertain sur de l’immatériel ? Les politiques publiques du risque sont délicates pour les décideurs politiques car ils doivent être évalués sur leur gestion alors que, par définition, l’objet de ces politiques est complexe et difficile. Les élus ont peu de certitude sur le risque, les connaissances scientifiques ne permettent pas de le circonscrire, le savoir profane réclame un droit de cité, les effets voire l’objet lui-même sont souvent immatériels (des ondes électromagnétiques, des modifications génétiques, de la radioactivité, des tensions électriques, des virus, etc.). Face à cette complexité, la société contemporaine a donc proposé d’articuler davantage participation et représentation. C’est donc bien le risque qui remet au goût du jour la participation citoyenne. Nos démocraties représentatives gardaient un idéal athénien en tête tout en mettant en exergue les difficultés pratiques de sa mise en œuvre : taille des Etats, augmentation de la population, complexité des questions à traiter. Dès la fin du vingtième siècle, cette complexité n’est plus un argument recevable : la complexité et l’incertitude sont si grandes que la représentation ne semble plus pouvoir l’assumer seule. L’émergence d’une société incertaine et risquée sonne le retour des citoyens dans la sphère de la décision politique. La représentativité des élus est en crise, l’infaillibilité et le monopole des experts aussi : les citoyens souhaitent et/ou sont invités à participer pour y remédier. Il s’agit bien de deux directions possibles : soit une invitation des élus soit une revendication citoyenne. Pourtant, cette solution unique (la participation) à une double difficulté (l’érosion de la légitimé primaire et la remise en cause de l’infaillibilité des experts) véhicule un paradoxe fondamental : il faut combiner l’implication des citoyens et leur droit d’imputabilité. Autrement dit, pour répondre à l’érosion de la légitimité politique, on instaure la participation. Or celle-ci induit une articulation problématique des rôles des citoyens, des experts et des élites. Pour répondre à la contestation de la décision experte, on favorise aussi la participation. Mais, si les citoyens ont participé à une décision ne fut-ce que par le choix de 53 Steve Jacob, Pierre-Marc Daigneault, « Gouvernance et implication des parties prenantes dans l’évaluation des politiques : panacées ou boîte de pandore ? », in Rouillard Christian, Burlone Nathalie (dir.), L'État et la société civile sous le joug de la gouvernance, Québec, Presses de l’Université Laval, à paraître. - 22 - registre dans lequel va s’inscrire l’action publique, n’est-il pas alors plus difficile pour eux de la critiquer ? S’agit-il d’améliorer la réflexivité des citoyens par l’information ? Cela pourrait tout aussi bien conduire les citoyens dans une impasse. Auquel cas, la participation ne servirait pas la métamorphose de la démocratie représentative. L’articulation entre participation et représentation doit être d’autant mieux (re)pensée lorsque des divergences de vues surgissent entre les citoyens et les élus et/ou les experts. En ce sens, le marqueur de la légitimité ne serait pas tant la participation que la controverse. Autrement dit, une décision sur un objet à risque peut être légitime si elle prise par des cénacles fermés en l’absence de controverse ; mais elle doit faire l’objet d’une articulation entre participation et représentation s’il existe une controverse. La participation pourrait se limiter à un échange d’informations au début du cycle de politique publique. Ce qui importe, c’est que les citoyens soient associés au processus décisionnel. La décision en tant que telle relève des décideurs publics uniquement : c’est la condition sine qua non pour préserver l’impératif d’imputabilité en démocratie. Faire participer les citoyens à la formulation du problème ou à son évaluation, c’est les associer au processus décisionnel ou, en d’autres termes, à la fabrique de l’action publique. La décision elle-même (dans le langage des politiques publiques : la définition d’un programme et sa mise en œuvre) relève des représentants, de leur responsabilité, de façon à ce que le mécanisme d’imputabilité qui sous-tend le gouvernement représentatif puisse fonctionner. C’est en cela qu’il y a articulation de la participation et de la représentation. Une telle articulation n’est pas nécessaire en soi : une décision politique peut être légitime si le processus décisionnel n’a pas été ouvert aux citoyens. Il peut même y gagner en efficacité 54 . Mais, dans ce cas, il ne devrait pas y avoir de controverse, ni sur le processus décisionnel (légitimité primaire, sur les inputs) ni sur son résultat (légitimité secondaire, par les outputs). Or les politiques publiques du risque sont un secteur dans lequel se développent par excellence des controverses, nous l’avons souligné. Cela expliquerait en partie que les citoyens soient surtout associés aux politiques publiques du risque au début du processus décisionnel, pour leur préparation, ou au terme de celles-ci : lors de leur évaluation. Cela permettrait de limiter les perturbations auxquels serait soumis le système politique car chaque 54 Simone Chambers, « Behind Closed Doors: Publicity, Secrecy, and the Quality of Deliberation », The Journal of Political Philosophy, vol. 12 (n°4), 2004, p. 389-410. - 23 - acteur devient partie prenante de la décision à adopter, est associé à la sélection des registres d’action et intervient dans la controverse. Au terme de notre réflexion, il est possible d’identifier de nouvelles pistes à explorer. Au moins deux constats nous y encouragent. Tout d’abord, des expériences de démocratie participative soulignent le faible investissement des citoyens lorsque celui-ci est rendu possible. Manque de temps, repli sur la sphère privée, désintérêt pour les choix collectifs, mise à distance d’une élite dont la légitimité et l’efficacité sont contestées, manque de confiance dans le savoir profane et sa portée, … En sortant de la démarche participative, les citoyens recouvrent leur droit à sanctionner les élus par la traditionnelle reddition des comptes. Des auteurs comme Rosanvallon 55 déconstruisent d’ailleurs le mythe du citoyen apathique, passif ou désintéressé. Il y aurait des citoyens critiques et défiants. Un deuxième constat irait dans le même sens : la formation d’une société civile professionnalisée autour des politiques publiques du risque. Mieux informée, plus formée, davantage communicative, les citoyens et les groupes investissent dans les choix collectifs, surtout lorsque ces derniers ont trait à l’environnement et la santé. Cette articulation peut procéder d’une institutionnalisation ou relever d’une logique protestataire à la marge du processus décisionnel. Dans l’hypothèse d’institutionnalisation de l’articulation, la légitimité de la décision publique est recherchée par tous les acteurs, y compris ceux qui ne participent pas au dispositif. Dans l’hypothèse protestataire, la légitimité de la décision est remise en cause par quelques acteurs (des citoyens) qui contestent, dans le secteur des politiques publiques du risque, l’innovation technologique et son utilité sociale. Dans les deux cas, la démocratie s’en trouve vitalisée : des représentants, des experts et des citoyens interagissent autour d’objets controversés que l’action publique est amenée à réguler, dans un souci d’efficacité, et en préservant la légitimité tant du processus décisionnel que de son résultat (la décision) sur lequel les élus devront rendre des comptes. La démocratie est fascinante parce qu’elle nous invite continuellement à (re)penser nos modes de pensée et de fonctionnement. 55 Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006, p. 24-28. - 24 -