Ciudad Juarez, la ville où meurent les jeunes filles.

Transcription

Ciudad Juarez, la ville où meurent les jeunes filles.
Plus de 400 femmes assassinées...
Ciudad Juarez, la ville où meurent les jeunes filles.
En moins de cinq ans, dans le désert qui entoure Ciudad Juárez, cité frontière du nord du Mexique,
on a découvert 121 cadavres de jeunes ouvrières des usines de la région. Est-ce loeuvre du serial
killer du siècle ? De gangs locaux ? Ou dune ville-champignon sauvage et prédatrice ?
Il naît au ras du sol, quelque part dans le grand désert de Chihuahua. Au départ, le « vent du
désert » nest quun petit souffle qui slalome entre les gros buissons dépineux et les cactus. Puis
très vite il sélance, hérisse le poil du renard des sables et la plume des vautours, les force à baisser
la tête, leur impose le respect. Gonflé par sa course, lourd dun sable au grain dur, maintenant il
menace, piquant et agressif, brouille le paysage et envahit lhorizon. Maître des lieux, le voilà devenu
tempête, capable de souffler et de siffler des jours entiers sur des centaines de kilomètres,
dobscurcir le ciel et de gifler une terre nue, désolée mais impuissante. Quand il vient du nord, une
fois le Texas et son orgueil balayé, le vent du désert se dresse devant lultime fortification de
lAmérique, El Paso et ses grands immeubles de brique et de verre quil enveloppe dun nuage jaune
sale. La frontière avec le Mexique est là, au milieu des eaux boueuses du Rio Grande. Entre les
Etats-Unis et le tiers-monde, il y a un drapeau étoilé, un bureau de douane, des tonnes de métal
grillagé, des barrières et des flics, véritable pont-levis de limmigration qui prétend arrêter larmée de
fourmis mexicaines. Le vent qui se joue des frontières sengouffre sur la longue passerelle. Au bout
du pont, il y a Ciudad Juárez la mexicaine, soeur jumelle dEl Paso, autrefois bled de frontière
endormi à lombre des sombreros, aujourdhui métamorphosée en une ville moderne de 1,3 million
dhabitants, pionniers venus de tout le pays qui se ruent vers cette cité sauvage comme vers une
nouvelle conquête de lor du travail. Du centre historique, il ne reste quune cathédrale à
lespagnole, entre bazar et hôtels miteux, surmontée de deux croix lumineuses comme des
enseignes de néon. De là part une voie de chemin de fer qui coupe en deux Ciudad Juárez. A
louest, de belles autoroutes lisses mènent vers des villas résidentielles glacées par la climatisation,
de riches centres commerciaux et des immeubles high-tech, sièges des 400 maquilas, usines de
sous-traitance installées le nez sur la frontière. A lest, à linfini, des pistes défoncées, du sable et
des terrains vagues qui relient les colonias, quartiers de maisons de ciment, étouffantes lété et
glaciales lhiver, où saccrochent des familles de misérables qui font la fortune de la région. Ici, la
poussière du désert fait pleurer les hommes, fantômes qui toussent, gorge sèche et yeux irrités, et
ne quittent lusine que pour se coucher, les nerfs à vif, dans des draps qui crissent de sable. Une
trentaine de kilomètres plus loin, le vent brûlant surchauffe le pénitencier de la ville avant datteindre
les dernières colonias, quartiers en chantier, derniers chaos urbains avant le silence du désert.
Soudain la rage du vent semble sapaiser en retrouvant son élément naturel, là où la vie retourne au
sable, comme sil voulait lui aussi reprendre haleine et déposer à terre tout ce qui la souillé au
contact de Ciudad Juárez. Cest là quon a découvert, le 30 avril, le corps dune femme, à moitié
décomposé et dévoré par les charognards du désert. Quand son père la reconnue grâce à sa
denture et à son bleu de travail brodé à ses initiales, on a appris quelle sappelait Maria Sagrario,
une ouvrière de 17 ans, jeune, jolie et mince, peau claire et longs cheveux noirs. Maria a été
enlevée, violée, étranglée et tailladée de cinq coups de couteau, deux dans lépaule et trois dans la
poitrine, à la hauteur des seins. Un assassinat sauvage comme la cité. Le 121e assassinat de
femme en moins de cinq ans. Qui se souvient de la première victime ? Alma, une adolescente
retrouvée, méconnaissable, à moitié enterrée dans une ride du désert. Un corps parmi dautres.
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Mourir à Juárez est dune grande banalité. Surtout en avril, quand le vent méchant souffle sans
discontinuer. Chaque printemps, on fait en lespace de trois mois une bonne centaine dautopsies au
département médico-légal de la ville. Alors on a très vite oublié ce premier meurtre de gamine. Et on
a négligé de recenser les cadavres de jeunes femmes rendus par le désert : 17 corps en 1993, 11 à
peine en 1994, mais 24 en 1995. Cest au mois daoût de cette année-là, par 45¡C à lombre,
quapparaît le corps dElizabeth Castro, ouvrière de 20 ans, violée, étranglée et abandonnée au
kilomètre 5 de la Casas Grande. La jeune femme est à moitié nue, ses vêtements ont été arrachés.
Son sac est intact, pas de vol. Ses chaussures sont posées à côté delle, les lacets sont noués
autour des deux poignets réunis et on remarque ces mutilations à la poitrine : des traces de morsure,
au bout du sein gauche, violentes jusquà larrachement. Le tueur doit détester les femmes. Trois
jours plus tard, le 22 août, deux autres corps, au kilomètre 25 de la Casas Grande : deux femmes de
17 et 19 ans, décomposées, inidentifiables, mais tuées dans des conditions. identiques Une autre le
1er septembre, dans la même zone, à Lote Bravo, Silvia Elena Rivera, 17 ans. Et encore une autre,
le 5 septembre, toujours au même endroit... Cette fois, la presse salarme en gros titres : « Une
nouvelle femme immolée ! », « Série de découvertes macabres ! » On réalise soudain que depuis un
an les corps des femmes assassinées portent toutes des mutilations au sein droit, quelles sont
pauvres, petites ouvrières de maquilas, jeunes et minces, avec des cheveux longs, la peau claire,
âgées de 13 à 21 ans et souvent sages comme des images. Maria Sagrario se méfiait de tout, ne
sortait jamais danser et passait son temps libre à chanter dans le choeur de léglise ou à donner des
cours de catéchisme aux enfants. Rien à voir avec les crimes passionnels, les drames de la jalousie,
les bagarres de bars et les règlements de comptes des dealers de drogue qui font le quotidien de
cette douce ville. Cette fois, un type de meurtre répétitif correspond à un même type de victime...
« Attention, il y a un serial killer en ville ! », prévient un jeune criminologue. Du côté des autorités, on
fait mine de ne pas entendre. « Cest un psychopathe. Froid, intelligent, efficace. Il va
recommencer », insiste le spécialiste. Il fonce dans le bureau du sous-procureur, dépose un dossier
et explique la mentalité de ce genre de prédateur, sa façon prudente dagir au début, la sélection
soigneuse des victimes et puis, avec le temps, limpunité, le grand plaisir de la répétition et un
modus operandi plus hardi, des mutilations qui se sophistiquent et la multiplication des cadavres...
Nous y sommes ! Il faut durgence science et méthode : recenser tous les indices, approfondir le
profil du tueur, sidentifier à lui, trouver ses tics, ses manies, ses faiblesses. Et prendre un temps
davance sur son prochain meurtre. Face au professeur, le fonctionnaire écoute, lair agacé, avant
de lui rendre son épais dossier. Sans louvrir. Ici, les plus hauts magistrats peuvent être
commerçants ou experts-comptables, nommés pour six ans par leur parti, le temps dun mandat
politique. A la fin, ils sont souvent aussi peu compétents, mais toujours plus riches. En 1994, quand
le fils dun grand entrepreneur, nommé Wong, est abattu de plusieurs balles dans un restaurant, le
gouverneur donne lordre au sous-procureur et au chef de la police de soccuper personnellement de
laffaire. Trois jours plus tard, le meurtrier est arrêté. Mais quand deux cadavres douvrières sont
retrouvés, peu après, dans le désert, le gouverneur explique à la presse que... « deux femmes
assassinées ne font pas une statistique ». Le goût de la méthode, la motivation, les statistiques... On
les trouve ailleurs, dans lévaluation du boom économique de la frontière El Paso-Ciudad Juárez. Du
côté mexicain, une zone où on fabrique à bas prix des produits semi-finis pour lélectronique,
lautomobile ou laéronautique. Cent cinquante mille ouvrières qui passent deux heures de transport
dans les camions-bus, font les trois-huit dans les maquilas, disposent de deux pauses
chronométrées de cinq minutes pour aller aux toilettes, doivent êtres « gentilles » avec le
contremaître, et exhiber une fois par mois à linfirmerie une serviette hygiénique ensanglantée pour
prouver quelles ne sont pas enceintes, et donc ne pas être licenciées. Des paysannes venues de
Durango, de Zacatecas ou de Vera Cruz, régions de misère et de chômage, là où les conducteurs
des camions envoyés par les maquilas sarrêtent sur la place publique en criant : « Vous voulez du
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boulot ? Montez, cest gratuit ! » Au bout de la chaîne, 700 camions par jour attendent pour
transporter la marchandise à El Paso. Et ce trafic est passé de 2 à 4 milliards de dollars... 24
milliards de francs. De lautre côté, on stocke sans payer de taxes en attendant de fabriquer le
produit fini qui va entrer sur le marché américain. « Il y a ici un formidable, je dis bien formidable,
potentiel pour faire de largent ! », dit Dave Lehrscholl, industriel américain installé à Ciudad Juárez,
au paradis de la globalisation. Non loin de là, lusine dordinateurs Acer annonce une expansion de
120 millions de dollars en... un mois. Le centre local de RCA-Thompson est devenu le lieu privilégié
de production de télévisions pour les Etats-Unis, et Boeing prévoit dembaucher très vite un
demi-millier dingénieurs pour fabriquer des systèmes de guidage de missiles et des composants
pour les stations spatiales. Léconomie asiatique se casse la figure ? Tant mieux : « Nous recevons
un tas dinvestissements européens qui fuient la crise et nous leur conseillons El Paso-Ciudad
Juárez comme une zone préférentielle pour leurs industries », dit Frederick Shepperd, consultant.
Vive la crise ! Et la délocalisation permanente. Pour dépenser tout cet argent, suivez lune des deux
flèches : la première conduit aux boîtes- restaurants des quartiers riches où il ne se passe jamais
rien de dommageable ; la seconde, pour les pauvres, file vers la Juárez, une des avenues les plus
courues la nuit sur les bords du Rio Grande. Cest une succession de bars glauques, de restos bon
marché, de petits hôtels véreux et de clubs de billard. Sur le trottoir, des prostituées : dabord les
habituées, fardées, grosses et laides ; et les autres, occasionnelles, jeunes, brunes, tête baissée,
ouvrières en difficulté ou paysannes fraîchement arrivées. A 2 heures du matin, on slalome entre les
hommes ivres, les filles et les mariachis, faux cow-boys musiciens au sombrero noir planté détoiles
dargent. On avance en écartant la foule qui transpire, dans une odeur de bière, de whisky, de tacos,
de piment et de friture. Il y a de grands néons prétentieux : Joes Palace, Dallas, Las Vegas... et
toujours une bagarre qui éclate. On évite de sortir les revolvers, réservés aux choses sérieuses,
mais on casse volontiers une bouteille sur la table en sachant que lautre a toujours un cran darrêt
en poche et le patron un pic à glace qui traîne sous le comptoir. Il y a 700 gangs recensés à Ciudad
Juárez, 3 000 épiceries qui vendent de lalcool et exactement 3 684 bars où on trouve de la bière et
des femmes. Chaque nuit, ils sont plusieurs milliers à venir ici boire et manger, boire et danser, boire
et enlever une fille à bas prix. Le pont pour le Texas est au bout de la Juárez. DEl Paso arrivent des
voitures bourrées de gringos souvent très jeunes, mineurs interdits de boisson dans la vertueuse
Amérique, où la ville est triste et les prostituées trop chères. Ici, dans la fournaise mexicaine, le dollar
rend les choses faciles et des ribambelles dadolescents, enfants-géants à la gueule de lait, viennent
sencanailler à Ciudad Juárez et sen retournent, ivres morts, de lautre côté du pont, vers leur ville
trop blanche avec le sentiment de revenir de Pat-Pong ou de Saigon. Dans lautre sens, le jour, les
riches Mexicains conduisent vers les parcs dattractions leur famille de gosses riches, mal élevés
mais bien habillés. Les autres ? Ils essaient parfois de traverser clandestinement par le Rio Grande,
à pied ou sur une chambre à air. Mais ce soir les quais sont déserts : « Tu veux passer de lautre
côté, hombre ? » demande sans conviction un passeur professionnel. En face, à cent mètres à
peine, deux à trois rangées de barrières métalliques, les feux clignotants des voitures de la police
des frontières, une série de caméras infrarouge... La traversée est de plus en plus difficile. Alors, au
petit matin, une dernière bouteille à la main, le petit Mexicain de Juárez regarde clignoter les
lumières dEl Paso laméricaine comme une invitation permanente au bonheur interdit. Sharif, lui
aussi, aimait bien traîner la nuit dans les bars de la Juárez. De son vrai nom Sharif Abdul Latif Sharif,
lEgyptien copte né dans le delta du Nil aime boire et adore les femmes. Un brillant chimiste qui a
quitté une vingtaine dannées plus tôt son université du Caire pour conquérir lAmérique. Le 14 mai
1995, il passe la frontière pour commencer une nouvelle vie dans leldorado mexicain. Mauvais
calcul. Entre-temps, on a découvert en août le corps de Maria Sagrario et des autres victimes.
Soudain on réalise que 39 femmes ont disparu en moins de deux mois. La presse senflamme et la
police demande aux jeunes filles de ne plus sortir quen groupe. En septembre, le désert semble
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peuplé de corps qui remontent à la surface du sable : « On en retrouvait un, parfois deux par jour, se
rappelle un photographe local. On vivait dans nos voitures, à lécoute de la radio, prêts à foncer vers
ce sale coin de Lote Bravo. Là-bas, il y avait toujours un cadavre qui nous attendait. Cétait fou ! Et
monstrueux. » Un monstre ? Oui, il faut arrêter « le Monstre » ! Sharif létranger est soupçonné. On
découvre quil a été inculpé deux fois pour « viol avec violences » ; dabord en Floride, où il est
condamné à cinq ans de prison avec sursis ; puis au Texas, où, condamné à onze mois de prison, il
en purge sept avant de se voir indiquer la première frontière. Voilà un Monstre tout à fait acceptable,
dautant que des lettres de Floride, écrites par son ancien associé et son ancienne femme, le
décrivent comme un « homme violent, agressif », qui passe son temps à entraîner des mineures
chez lui. Sharif est arrêté le 3 octobre 1995, au plus fort de lémotion publique. Trois heures après,
on présente aux photographes un homme hagard contre lequel on a retenu 77 chefs dinculpation :
corruption de mineurs, viols avec violences, kidnapping, meurtres. « Je suis en prison depuis deux
ans, sept mois, quatre jours et deux heures... Jen peux plus ! », dit Sharif. Ainsi, le Monstre, cest
lui. Dans sa cellule, sans menottes, face à face, il est impressionnant : grand, 1,86 mètre, moustache
noire, chaîne autour du cou, des épaules puissantes, solide. Mais si nerveux ! Toujours en sueur,
agité, fumant cigarette sur cigarette, tantôt vindicatif, tantôt suppliant. Pendant trois heures, il hurle
son innocence, réclame une expertise ADN, quon lui refuse, parle de conspiration danciens
associés, de jalousie, de revanche. Longue histoire. Le chimiste est un génie du zirconium, il a
déposé cent brevets dinvention sur les déodorants, les textiles, le pétrole, les produits synthétiques cest vrai. Des sénateurs et des hommes daffaires lui ont rendu hommage - cest encore vrai. Il est
venu volontairement au Mexique, nest ni jaloux ni violent et na jamais brutalisé une femme - on le
croit moins. Derrière le regard intelligent et combatif, il y a la détresse. Et surtout les faits. Il y a eu
dautres victimes avant même son arrivée au Mexique, et « 66 femmes assassinées depuis mon
arrestation ! ». Cest encore vrai. Dailleurs, sur les 77 charges initiales, le sous-procureur nen a
gardé quune seule, histoire de le maintenir en prison. Trois heures avec lui suffisent pour
comprendre que Sharif est une grande gueule, qui aime sortir et séduire, homme du Sud jaloux et
excessif, pas un psychopathe froid qui tue avec méthode. Deux femmes, son ex-épouse et une
maîtresse, ont réussi à porter plainte contre lui : « Or un serial killer sattaque rarement à ses
proches. Et il ne laisse jamais ses victimes vivantes... », confirme le criminologue Oscar Maynes.
Avec la nuit, on quitte la cellule du pénitencier en laissant derrière soi un géant désemparé . Exit le
Monstre parfait. Et retour sur un hiver 1996, terrible et glacial. Le désert gèle. Au printemps, les
premières vagues de sable mou ramènent à la surface leur lot de jeunes filles martyrisées. La presse
met laccent sur les traces de morsures. Du coup, le tueur change de « signature » ; désormais, il
taillade à la lame le sein gauche de ses victimes. Vingt-huit morts : lhécatombe est sans précédent,
les obsèques et les convois funéraires se succèdent sous loeil des caméras, les mères des victimes
hurlent leur douleur et la foule gronde. La police décide denvoyer des femmes-inspecteurs
déguisées en prostituées pour infiltrer les bars de la Juárez. Au Joes Palace, les flics repèrent le
gang des Rebeldes, durs, sanguinaires et amateurs de viols. A leur tête, « El Diablo », 25 ans - il en
paraît dix de plus -, un corps de lutteur de foire et une mâchoire carrée, puissante. Une nuit davril
1996, une armée de flics équipés de fusils à pompe cerne tout le centre-ville. Vaste coup de filet. El
Diablo et ses hommes rejoignent Sharif à la prison, aux portes du désert. Cette fois, Ciudad Juárez
respire. Dans les maquilas, les jeunes ouvrières essaient doublier le souvenir de ces années de
cauchemar. Plus de disparitions ; plus de morts. Le désert redevient silencieux. Pour six mois.
Jusquà ce jour de septembre où un motocycliste sarrête, intrigué par ces pieds qui émergent dune
dune : une jeune femme, mince, cheveux longs et noirs... Tout recommence. Depuis, on a compté
vingt-cinq cadavres de femmes en 1997 et déjà seize pour les premiers mois de cette année.
Infernal.« Nous sommes saturés par les corps à autopsier. Il y en a trop ! », grince le docteur Del
Hierro à linstitut médico-légal de Ciudad Juárez. Il marche entre les tables de dissection, montre un
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crâne fracassé, reconstitué et posé sur un trépied : « Cest celui de Maria Sagrario... » Maria, la
jeune fille si sage, choriste et catéchiste, dont le père, ancien bûcheron, sest décidé à venir
sinstaller ici en espérant envoyer ses filles à luniversité. Le docteur Del Hierro montre des dizaines
de photos, cadavres défigurés, visages momifiés, cartonnés, noirs, affreux : « Avec la chaleur et les
animaux du désert, en trois jours les corps ne sont plus reconnaissables. Et en deux semaines il ne
nous reste plus grand-chose à analyser ! » Alors on saccroche à un bout de tissu, une étiquette, des
restes dempreintes digitales ou cette couleur rosée des dents qui signe lasphyxie par étranglement.
« Heureusement, on a pu récupérer la marque dune morsure sur un sein. Et la comparer aux
mâchoires des suspects. » Sharif lEgyptien ? « Non, ce nest pas lui, il porte une prothèse dentaire.
Trop fragile pour infliger une telle blessure. » Le légiste a remarqué que la morsure révélait une dent
en retrait, et surtout une pression plus forte sur la canine gauche... « Quand El Diablo a passé le
test, il a mordu si fort dans le moule quil a cassé sa canine gauche ! Cétait lui. » Pour un crime au
moins. Et les autres meurtres ? « Il y a toujours autant de femmes assassinées. Mais les lieux, la
façon de tuer, les coups, la strangulation, le poignard...Tout évolue. Soit "il" change de technique,
soit on limite, soit ils sont plusieurs. On sy perd ! » On se retrouve dehors la tête vide, face à cette
ville folle, dévastée par le lucre et la pauvreté, la corruption, la violence et lincompétence. Où les
flics arrêtent un suspect, lui mettent une douzaine de crimes sur le dos et classent le dossier. Une
cité du Nord, frustrée, peuplée dimmigrants le nez plaqué à la frontière et qui se nourrissent de la
culture bruyante de lavenue Juárez, ou chez eux de séries B américaines, bourrées dhistoires de
viols et de meurtres. Une cité du nord du Mexique où les hommes portent chapeau et bottes de
cow-boy et ne supportent pas de voir les femmes vivre seules et gagner le salaire de la famille. Où
les voyous des gangs, les contremaîtres et les patrons de maquilas prennent tout ce quils peuvent
aux femmes de Ciudad Juárez. Leur travail, bien sûr, leur soumission desclaves des maquilas, et
quand il le faut ce quelles refusent de leur donner, même contre argent : dabord leur corps, violé et
mutilé, et ensuite leur vie, étranglée. Jusquà la disparition par décomposition dans ce grand désert
complice. Jamais le tueur psychopathe qui doit errer quelque part dans ces rues ne pouvait espérer
meilleur abri, plus grande communion quavec Ciudad Juárez, ville prédatrice. Soudain on respire du
sable. Et on regarde autour de soi se lever le vent du désert. Enervant.
JEAN-PAUL MARI
Post-scriptum : Depuis ce reportage, dautres femmes ont été assassinées à Ciudad Juarez. Au total, les corps de 400
femmes ont été retrouvées dans le désert.
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