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1 SUPPORT DE COURS STRATIFICATION SOCIALE 2005-2006 Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 2 Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 3 LES ORIGINES DE LA STRATIFICATION SOCIALE MARX & WEBER Sciences sociales et historicité L’analyse des divisions sociales, est redevable des premiers auteurs qui ont créé des concepts pour rendre compte de ce qu’ils observaient à leur époque. Ces concepts offrent des manières de lire les différences sociales qui sont toujours valables aujourd’hui même si d’autres dimensions sont également à prendre en compte dans les sociétés actuelles du fait qu’elles ne sont plus les mêmes qu’il y a 150 ans. Marx (1813-1883) et Weber (1864-1920) que nous allons aborder ne sont pas tout à fait contemporains mais tous deux essayent de trouver des clefs de compréhension des divisions sociales qu’ils observent. Tous deux ont à comprendre le changement considérable qui est en œuvre : le passage d’une société d’ordres à une société moderne caractérisée par l’autonomisation croissante de l’économie. C’est un défi de penser ces changements et d’essayer de comprendre les nouvelles divisions sociales qui se donnent à voir. Les concepts qu’ils forgent disent sur quoi s’appuient les différences et les divisions internes à la société. Autrement dit, quels sont les éléments objectifs qui font des relations entre les groupes sociaux des relations de domination et qui rendent les chances des individus face à la vie inégales. Je rappelle donc qu’en faisant l’analyse de la stratification sociale, nous faisons deux choses : • Essayer de comprendre les logiques sociales qui font qu’il y a des groupes différents dans la société, essayer de rendre compte de ces groupes sociaux, de la logique des divisions • Et la deuxième chose, comprendre pourquoi ces divisions donnent lieu à des inégalités face à la vie en général. Ce qui est nouveau dans la pensée de ces deux auteurs, c’est qu’ils peuvent penser la société comme étant faite par l’homme. Elle n’est plus une donnée naturelle où la place de chacun dans la société aurait sa justification religieuse. Ce sont les êtres humains qui font l’histoire, donc ils peuvent également en changer le cours. La société, avec les révolutions, ne se présente plus comme un ordre naturel ou divin. Les inégalités de droit (l’aristocratie, etc.) fondées et légitimées par un ordre politique établi disparaissent ou sont remises en question. D’une part donc les inégalités deviennent inacceptables dans une société qui affirme l’égalité de tous politiquement. D’autre part, on peut mettre en évidence le caractère historique, changeant des sociétés et essayer ainsi de comprendre la dynamique des changements. Marx (1813-1883) Marx développe sa pensée dans un contexte où il peut voir à la fois des groupes sociaux qui sont des survivances du passé – les propriétaires terriens qui vivent de leurs rentes, les paysans, les artisans en corporations – et des groupes sociaux relativement nouveaux : les entrepreneurs capitalistes, tout un ensemble de travailleurs paupérisés et tout en bas, un ensemble composé de vagabonds, mendiants, délinquants, etc. Il a à faire à un tableau assez complexe qu’il est difficile de comprendre et de classifier à partir de critères uniques. On peut diviser l’approche de Marx en deux axes : 1. le premier axe est celui où il essaye de faire une sorte de sociologie des groupes sociaux en recensant ceux-ci et en essayant de comprendre leurs fondements. Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 4 2. le deuxième axe ou moment de son analyse est celui où il tranche dans la réalité observée pour désigner les groupes sociaux qu’il perçoit comme pouvant devenir des sujets historiques et changer ou abolir les inégalités : la lutte des classes entre prolétariat et bourgeois. Il croit en la capacité du prolétariat d’abolir la société de classes. Nous allons entrer dans les propositions de Marx en essayant de comprendre l’articulation de ces deux axes. Les classes sociales ou l’origine économique des divisions sociales Le concept de classe est certainement l’héritage le plus important que la sociologie doit à Marx. Même si ce n’est pas lui qui l’a inventé, le sens qu’il donne à ce concept est très particulier et c’est ce sens-là qu’on continue de mobiliser aujourd’hui pour rendre compte des inégalités économiques existantes. L’idée de classe chez Marx lui sert donc à montrer que de nouvelles inégalités existent dans la société qu’il observe et qui sont propres aux rapports qui s’établissent dans le processus de production entre les capitalistes et les travailleurs. La classe est donc un rapport, une notion relationnelle. Les classes n’existent pas en tant que telles mais dans les rapports qu’entretiennent des groupes sociaux particuliers : les rapports de production. Qu’est-ce que cela signifie ? Marx voir poindre dans la société une économie qui prend de plus en plus d’ampleur et qui voit s’opposer ceux qui ont la propriété des moyens de production et ceux qui n’ont pas cette propriété. Les moyens de production correspondent aux locaux, usines, machines, etc. dans lesquels investissent les capitalistes afin de produire quelque chose pour en tirer un profit. Pour Marx, la détention (vs non détention) des moyens de production est le critère déterminant dans la définition des positions de chacun dans la division du travail. Les ouvriers ne peuvent offrir que leur force de travail et se soumettre aux décisions de ceux qui détiennent le capital : ils ont accès aux biens nécessaires à leur (sur)vie en se soumettant. En revanche, les propriétaires n’ont pas besoin de leur travail pour s’assurer une vie décente, il leur suffit d’exploiter le travail des ouvriers en investissant leur capital dans l’organisation rationnelle de la production. Marx affirme donc le rôle essentiel des relations économiques et de la position des individus dans les rapports de production dans l’élaboration des différences sociales et des inégalités. L’apparition des classes est donc liée au développement du capitalisme, c’est-à-dire d’un mode de production orienté sur le calcul, la prévision et le profit. En investissant leur capital, les entrepreneurs capitalistes entendent multiplier dans un futur organisé leur mise de départ. Mais si ces propriétaires des moyens de production ont un avantage certain, en quoi consiste exactement l’exploitation du prolétariat. Pour Marx, l’exploitation est l’appropriation par les capitalistes de la plus-value. Ce qu’il appelle la plus-value est la différence entre le salaire payé aux ouvriers et le profit réalisé. Marx nous dit que le salaire versé aux ouvriers correspond au minimum nécessaire à la reproduction de leur famille, à leur maintien physique et moral. En revanche, les produits sont vendus au prix du travail effectué par les ouvriers, au prix de la force de travail qu’ils ont investi pour créer les marchandises. Les capitalistes usent de références différentes pour le prix du travail des ouvriers et celui du produit vendu. Il exploite donc la force de travail des ouvriers en les payant selon un minimum vital et s’approprie la plus-value, la valeur-travail des marchandises. En fin de compte, les classes sociales sont des collectivités qui occupent des positions semblables dans cette division du travail et qui ont des intérêts communs. La vision de l’histoire Marx explique le changement et l’émergence de la société de classe en opposant la société féodale prémoderne et la société capitaliste moderne. Le passage de l’une à l’autre est le fait de la montée de la Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 5 bourgeoisie. Au cours du XVIIIème siècle, des marchands sont devenus des capitalistes en investissant leur capital accumulé dans le but de faire du profit au travers des mécanismes de marché (produire plus à meilleur marché). Cette bourgeoisie nouvelle, en s’enrichissant va s’affranchir des contraintes de la société féodale, organisée hiérarchiquement autour de l’aristocratie. Elle remet ainsi en question l’ordre politique et religieux qui justifiait jusque-là les inégalités entre groupes sociaux et va petit à petit imposer comme seul critère de différenciation l’exploitation brute et nue à travers le calcul et l’égoïsme. Marx fait de l’émergence de la bourgeoisie le moteur d’une loi historique implacable, celle de la bipolarisation inéluctable de la société entre deux classes : le prolétariat et la bourgeoisie. Certes, l’auteur reconnaît-il l’existence d’autres groupes sociaux, mais pour lui, ils sont destinés à se fondre dans cette opposition fondamentale. Ainsi en est-il des petits artisans et commerçants qui n’ont pas assez de capital pour rivaliser avec les entrepreneurs capitalistes et vont sombrer dans le prolétariat. Ils sont dans une position contradictoire qui à n’est pas tenable à moyen terme. Il en est de même de classes secondaires comme les paysans ou les propriétaires terriens qui sont des survivances de la société féodale. Les paysans n’auront d’autre choix que de s’intégrer aux rapports de production dominants. Quant aux propriétaires terriens, leur pouvoir va s’amenuiser face au profit généré par les capitalistes. Si la bourgeoisie est à l’origine de l’écroulement des inégalités propres à la société féodale, Marx voit dans le prolétariat le sujet historique à même de changer la société dans son ensemble. C’est pour lui la seule classe susceptible de mobiliser les milieux populaires autour d’une action révolutionnaire destinée à abolir la société de classe. Il voit en elle une sorte de classe universelle, qui concentre tous les défauts de la société et qui cumule dénuement complet, conditions de vie précaires et une situation de domination à tous les niveaux. En d’autres termes, en luttant pour se libérer, elle sera en mesure de libérer toutes les classes et d’abolir les divisions dans la société. Classe en soi et classe pour soi Si le prolétariat est l’acteur rêvé du changement, rien ne permet qu’il forme un groupe qui a conscience d’exister et qui est susceptible de se mobiliser. Comment les classes sociales s’organisentelles et se mobilisent-elles ? Pour rendre compte des moyens de mobilisation collective d’un groupe social donné, Marx utilise une distinction conceptuelle qui aujourd’hui encore fondamentale pour penser le changement social. Ainsi la classe en soi est un agrégat d’individus qui partagent de fait la même position dans la division du travail. Ils se reconnaissent des similarités mais ne développent pas d’identité collective et ne s’identifient pas au terme de classe qui n’est alors pas employé. La classe pour soi est un groupe qui a conscience d’appartenir à un même destin, qui développe le sens de la communauté, une véritable conscience de classe liée à la confrontation prolongée aux mêmes rapports de production et à une domination quotidienne. C’est donc d’une confrontation prolongée à la classe dominante capitaliste que la conscience de classe peut prendre forme. Marx va cependant exprimer la nécessité de réveiller cette conscience de classe et il va s’y employer à travers ses activités politiques qui réunissent au départ surtout des intellectuels. Pour lui, les idées n’ont un impact sur la vie sociale que dans la mesure où elles entrent dans la conscience et l’action des classes sociales. En conclusion, Marx nous aide à entrer dans l’analyse de la stratification sociale en pointant les relations économiques comme l’un des critères ou l’une des clefs d’organisation des différences sociales. D’autre part, les classes sociales que les rapports de production contribuent à construire sont au fondement des conflits qui opposent les groupes sociaux composant la société. Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 6 Max Weber (1864-1920) Weber n’a pas été très systématique dans son analyse des divisions sociales de la société. Et pourtant, sa pensée est restée très importante pour aborder aujourd’hui encore la question de la stratification sociale. Je m’appuie en particulier sur John Scott (1996) pour reconstituer sa pensée sur ce thème. Trois remarques préalables sont nécessaires avant d’aborder la manière dont Weber traite de la stratification sociale pour dresser un premier portrait conceptuel de l’auteur : 1. Weber affirme que la distribution du pouvoir à l’intérieur de la société est inégale et qu’elle se fait au travers de trois critères : le status, la classe et le parti. 2. Pour Weber, le pouvoir est la capacité, la chance dont bénéficie chaque individu pour réaliser son destin personnel, ce qu’il souhaite faire de sa vie. C’est donc un potentiel, des ressources que les individus peuvent mobiliser dans leurs actions concrètes. Ce potentiel est déterminé et limité par des aspects contingents (des événements particuliers) mais surtout par des éléments structurels qui contraignent et enserrent le pouvoir d’action des individus. Tout le monde n’a donc pas le même accès dans la société à l’ensemble des possibles. 3. Le pouvoir est ainsi structuré dans des rapports sociaux stables, réguliers et qui se répètent au quotidien. Weber parle alors de structures de domination pour désigner des rapports sociaux qui mettent au prise des individus dominés et des individus dominants de façon durable (p.ex. capitalistes et prolétaires dans l’exemple de Marx qui sont pris dans des rapports de production dans lesquels ce sont toujours les capitalistes qui sortent gagnants). En résumé, on peut dire que pour Weber, la stratification s’explique par une distribution inégale du pouvoir. La distribution est fonction de structures de domination stables à l’intérieur de la société que l’on peut approcher au travers de trois critères : la situation de classe, la situation statutaire et la situation de commandement. Nous allons développer tour à tour ces trois composants des divisions sociales qui cvorrespondent également à des sphères d’activités différentes dans la société (l’ordre économique, l’ordre social et l’ordre politique). La situation de classe Pour Weber, contrairement à Marx, la situation de classe n’est qu’une dimension de la stratification sociale parmi d’autres. Cette situation de classe correspond à la situation occupée par les individus sur le marché. Le pouvoir que les individus sont en mesure d’exercer dans le monde du travail ou sur le marché des capitaux est dépendant des types de biens et de services (force de travail p.ex.) qu’ils possèdent et qu’ils peuvent apporter sur le marché dans le but de générer un revenu. Autrement dit, c’est la propriété (ou l’absence de propriété) qui détermine les situations de classe, c’est-à-dire les opportunités d’exercer un pouvoir dans la sphère économique (qui prend la forme du marché dans la société capitaliste du XIXème siècle). Ces situations de classes constituent ainsi un déterminant important des chances des individus face à la vie. Le degré de pouvoir que l’on est en mesure d’exercer sur le marché donne lieu en effet à des conditions de vie et des expériences différentes. Les gens occupent des situations de classes similaires lorsqu’ils ont les mêmes habilités et les mêmes ressources pour atteindre leurs buts économiques (ils ont les mêmes « chances typiques »). A l’objection que les situations de classe ainsi définies existaient déjà dans toute société où la propriété est inégalement répartie, Weber répond que c’est uniquement dans la société capitaliste que le marché et la sphère économique a pris tant d’ampleur dans la détermination de la vie et des chances de vie des individus. L’économie de marché contraint les individus à générer un revenu au travers d’un réseau d’échange de contrat où se distribue le pouvoir économique. Ceux qui ont des propriétés ont un avantage certain dans ces transactions. La différenciation des situations de classe est à considérer d’une part selon le type de possession dont on tire des bénéfices : selon cette première distinction, on trouve d’un côté les rentiers (classes possédantes) qui possèdent des terres, des gens, des minerais, des navires, des maisons, etc. et de Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 7 l’autre, les entrepreneurs qui mettent leur capital au travail pour produire de nouvelles richesses (classes d’acquisition). A ce premier critère de différenciation des situations de classe, Weber ajoute celui du type de services que l’on peut offrir sur le marché : selon cette deuxième distinction, on trouve d’un côté les classes de production « positivement privilégiées » que sont les professions libérales et tous ceux qui travaillent en offrant des services de haute qualité ; de l’autre côté, on trouve les classes de production « négativement privilégiées » qui n’ont que leur force de travail brute à offrir (les ouvriers). Selon ces distinctions, on peut décrire de nombreuses situations de classe différentes, mais ces situations ne forment pas pour autant de groupes réels. Weber nous dit alors qu’on peut parler de groupes sociaux réels, c’est-à-dire dans son vocabulaire de classes sociales, uniquement lorsque à l’intérieur d’un ensemble de situations de classe, on constate des régularités dans les mouvements générationnels (chances typiques d’accéder à une certaine position pour les fils et filles d’ouvriers par exemple) et que des liens démographiques se constituent entre ces situations de classe (homogamie, homosocialité). Autrement dit, la classe au sens de Weber et un groupe réunissant dans un dynamique de reproduction familiale des situations de classes proches socialement. En fin de compte, Weber distingue 4 classes sociales : la classe ouvrière, la petite bourgeoisie (petits artisans et commerçants) les intellectuels et les techniciens sans possessions (employés de commerce, techniciens, fonctionnaires) et la classe possédante. La situation statutaire Après la question de la situation de classe, Weber défend que la société est structurée par autre chose que le système de marché. Des liens de nature extra-économique associent les individus et les intègrent socialement. Ainsi la situation statutaire est fondée sur le prestige dont bénéficie un individu dans l’ordre social ou dans sa communauté. La distribution inégale du prestige est par conséquent à la base d’une autre hiérarchie que celle qui prévaut face au marché. Elle donne lieu à la constitution de groupes de statuts qui ont un prestige différent à l’intérieur de la société. Le prestige selon Weber est un privilège positif ou négatif de considération sociale qui est fondé sur son style de vie ou son niveau d’instruction reconnu ou encore lié à sa naissance (aristocratie) ou à l’exercice d’une profession particulière (médecin, avocat p.ex.). La situation statutaire est donc une réalité intersubjective (soumise à la considération et à la perception des autres) qui s’appuie sur des éléments objectifs (niveau d’instruction, famille d’origine, etc.). La reconnaissance ou non de la part des autres est fonction de la conformité de notre style de vie par rapport à ce qui est le plus valorisé dans la société. En résumé, Weber dit que les classes sociales sont stratifiées en fonction de leur rapport à la production et à l’acquisition de biens alors que les groupes de statut le sont selon leurs « principes de consommation », donc de leurs styles de vie. Les groupes de statuts regroupent des situations statutaires différentes au travers de mécanismes d’inclusion/ exclusion. Ils dressent des barrières sociales par l’intermédiaires de pratiques culturelles excluantes et en formant des cercles sociaux qui partagent les mêmes marqueurs statutaires. Ces pratiques communes peuvent entraîner également une ségrégation sociale et spatiale (quartiers riches, loisirs réservés aux plus prestigieux, vêtements portés, etc.). La distinction symbolique est donc une pratique centrale dans ce phénomène de discrimination. Weber introduit enfin une distinction historique des groupes de statut. Dans les sociétés d’Ancien régime, les groupes privilégiés ont un monopole de droit : ils s’approprient les fonctions les plus importantes (religieuses, militaires, politiques) et forment des ordres presque naturels. Dans ces sociétés, les différences de statut sont fondatrices des divisions sociales (ex. des castes en Inde). En revanche, dans les sociétés modernes qu’il appelle aussi « sociétés de classes », les groupes privilégiés ont des monopoles de fait : la distribution du pouvoir est plus dépendante de la situation de classe. En ce sens, les conditions statutaires peuvent se confondre avec les situations de classe (on a du prestige parce qu’on est entrepreneur capitaliste). L’articulation entre situation statutaire et situation de classe varie en fonction des moments historiques. Dans les sociétés moderne, les situations de classe ont Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 8 tendance à se confondre avec les situations statutaires et à constituer des communautés fondées sur la position sur le marché du travail (condition ouvrière p.ex.). Des « partis » à la situation de commandement Weber introduit une troisième dimension pour essayer d’expliquer le fait que certaines classes sociales ou certains groupes de statut passent à l’action et se mobilisent autour d’intérêts communs. Ainsi, le parti est un ensemble de personnes qui s’engagent pour une cause et dans une action conjointe pour conquérir le pouvoir. Que cette action collective soit liée à des groupes sociaux réels ou non, son but est d’acquérir le pouvoir d’Etat. Mais cette question des partis, peu développée par Weber, peut être vue comme une troisième sphère dans laquelle et à partir de laquelle se créent des divisions : John Scott (1996), en analysant les travaux de Weber dans leur globalité parle de sphère de l’autorité. Ainsi, parallèlement à la situation de classe et la situation de statut, nous aurions à faire à des situations de commandement différenciées. C’est en quelque sorte une troisième dimension de la stratification sociale à même de déterminer les chances des individus face à la vie. La distribution du pouvoir de commander (dans l’Etat ou les autres organisations comme les entreprises ou l’église) n’est pas répartie de manière égalitaire. En outre, avec le développement des organisations bureaucratiques – que Weber met en évidence dans son œuvre – la situation de commandement des individus prend une importance grandissante dans les chances qu’ils ont de réaliser leur destin personnel. En comparaison avec les deux dimensions précédentes, on parlera alors de groupes de commandement pour désigner les élites qui partagent la même position de commandement face à d’autres. Sphères d’activité En résumé, Weber développe trois dimensions principales de la stratification sociale qui correspondent également avec trois sphères d’activités différentes. C’est autour de ces trois dimensions que se cristallise la distribution (inégale) du pouvoir dans la société. Le tableau qui suit schématise et résume ce que nous venons de voir. Situation de pouvoir Strate sociale Economie Situation de classe Classes sociales Communauté Situation statutaire Groupes statutaires Bureaucratie/ autorité Situation de commandement Groupes de commandement/ blocs sociaux Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 9 SOCIOLOGIE DES ELITES MOSCA, PARETO, MICHELS Le sens de l’histoire Comme Marx, mais en s’opposant à lui, les sociologues des élites – et en particulier Mosca et Pareto – cherchent à identifier et décrire les groupes sociaux qui déterminent le sens de l’histoire, le changement historique. Pour eux, le changement et la maîtrise de l’évolution du monde social est aux mains d’une minorité dominante à laquelle Pareto va donner le nom d’élite. La clef de l’histoire est donc à trouver, pour ces auteurs, dans les luttes pour le pouvoir que se livrent ces minorités dominantes. Leur point d’entrée dans l’analyse de la stratification sociale est clairement le pouvoir politique, c’està-dire la capacité d’un groupe social donné de dire ce que sont les règles et d’exercer l’autorité face au reste de la population d’un pays. Ils mettent donc en avant la centralité de l’Etat et de son appareil de pouvoir politique. En ce sens, ils remettent en question le réductionnisme économique de Marx pour lequel ce sont les rapports de production qui seraient au fondement des divisions sociales et de la logique historique. Ils développent une véritable sociologie politique qui puise dans une tradition de pensée qu’on peut rapporter en particulier à Machiavel. Pour ces auteurs, les agents de transformation de la société ne sont pas à chercher dans le prolétariat mais dans les minorités qui luttent pour l’accès au pouvoir politique. Gaetano Mosca (1858-1941) Mosca n’utilise pas directement le concept d’élite pour désigner la minorité dirigeante mais parle d’une classe politique qui fait partie d’une classe plus large qu’il appelle classe dirigeante. Cette dernière, en plus de la minorité qui détient le pouvoir politique, comprend les dominants du champ politique, religieux, militaire, etc. Le travail de Mosca a surtout cherché à décrire et analyser l’élite politique et à établir une classification des formes de domination politique au-delà des nomenclatures officielles des régimes politiques (monarchie, démocratie, aristocratie, etc.). Autrement dit, que l’on se trouve dans un pays démocratique ou monarchique, il y a toujours pour Mosca un petit groupe social qui détient les clefs du pouvoir politique et face à eux, une grande classe de dominés qui sont exclus de la participation au gouvernement du pays. La détention et l’exercice du pouvoir politique est donc l’élément qui permet de différencier, quel que soit le régime politique, les dominants des dominés. La classe politique est une minorité organisée qui monopolise le pouvoir politique, qui exerce l’autorité publique et jouit des avantages de cette position. Pour reprendre la distinction de Marx, la classe politique existe en soi de par les positions semblables occupées par un certain nombre d’individus dans l’organisation du pouvoir ; mais elle existe également pour soi puisqu’elle a conscience de son existence et s’organise elle-même à travers un réseau de relations stable. Mosca nous dit ensuite que la pérennité de cette classe politique n’est assurée que si cette dernière représente toutes les forces sociales d’une pays. Par ce terme, il fait référence aux groupes sociaux qui ont des habilités ou des qualifications dont dépend toute la société : les militaires, le clergé, les détenteurs des richesses financières et foncières, l’intelligentsia, etc. Pour lui donc, si la classe politique n’est pas ouverte à l’intégration de ces différentes forces sociales dans le gouvernement du pays, elle court à sa perte. Ces autres groupes sociaux occupent en effet d’autres positions de commandement dans la société. Leur pouvoir, s’il n’est pas associé à celui de l’Etat, peut prendre de l’ampleur et remettre en question la classe politique en place. Autrement dit, si ces autres membres de la classe dirigeante sont exclus du pouvoir d’Etat, ils peuvent devenir une menace pour les élites politiques qui se transmettraient le pouvoir héréditairement. L’histoire est ainsi faite, pour Mosca, du conflit entre deux tendances : celle des dominants en place qui cherchent à monopoliser le pouvoir et à le transmettre par héritage et celle d’outsiders qui visent à démanteler les groupes qui détiennent le pouvoir politique pour prendre leur place. Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 10 Roberto Michels qui est un contemporain de Mosca fait une classification plus précise des différentes élites (forces sociales) qui sont présentes dans la société : l’élite politique qui se caractérise par la recherche du pouvoir d’Etat ; les élites économiques dont le pouvoir est ancré dans la richesse (banques, assurances, industrie, etc.) ; les élites intellectuelles qui tirent leur pouvoir de la manipulation des mots, des symboles et de la science1. Ces différentes catégories sont des types-idéaux au sens de Weber, c’està-dire qu’elles sont épurées. En réalité, il y a souvent confusion des pouvoirs dans plusieurs formes de domination dans la société. Mosca se pose ensuite la question de la manière dont les élites assurent la légitimité de leur pouvoir. Pour lui, les élites développent des formules politiques à même de justifier leur pouvoir. Ces formules peuvent faire référence à des éléments surnaturels (p.ex. le roi-soleil (Louis XIV) dont la légitimité vient directement de Dieu) ou renvoyer à des mécanismes rationnels (le suffrage universel). Il distingue ainsi deux formes de légitimation : La forme autocratique : dans ce cas, l’autorité est imposée du haut vers le bas et la légitimité est définie par ceux qui détiennent le pouvoir ; La forme libérale : l’autorité dans ces cas de figure est attribuée au travers des mécanismes électoraux (du bas vers le haut). Pour compléter sa typologie des formes de légitimité du pouvoir des élites, Mosca identifie deux modes de recrutement des élites qu’il s’agit de considérer en parallèle des formes de légitimation. Le mode aristocratique : l’appartenance à l’élite est héréditaire, c’est-à-dire que pour y accéder il faut appartenir au bon lignage familial. Le mode démocratique : ce mode de recrutement est ouvert contrairement au précédent ; il assure le renouvellement de l’élite par l’accès de personnes extérieures aux positions de pouvoir. Modes de recrutement et formes de légitimation du pouvoir permettent à Mosca de construire une typologie à 4 cadrans. Pour l’auteur, cette typologie rassemble les différentes configurations au travers desquelles se donnent à voir les élites dans des contextes nationaux divers. Formes de légitimation Modes de recrutement Aristocratique Démocratique Autocratique Type 1 Type 2 Libérale Type 3 Type 4 Les types 1 et 4 sont les plus cohérents et les plus répandus au moment où Mosca construit sa typologie. Il dit en revanche que de plus en plus de sociétés ont tendance à se retrouver dans des configurations hybrides de type 2 ou 3. C’est le cas de la Chine traditionnelle où l’accès au pouvoir clairement autocratique était déterminé par des compétitions et des joutes au bout desquelles c’était les meilleurs qui méritaient le nom d’élite (type 2). De même, la Grande-Bretagne du XXème siècle rend compte d’une configuration de type 3 dans le sens où elle allie (ex. de la chambre des lords et des 1 Cette catégorie d’élite a été étudiée pour elle-même et mise en avant plus tard à travers le terme de « new class » par Charles Whright Mills dans les années 60 et plus récemment à travers celui de « manipulateurs de symbole » par Robert Reich. Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 11 pouvoirs monarchique), des mécanismes de légitimation électoraux avec un mode de recrutement aristocratique (on devient membre de la chambre des Lords par hérédité aristocratique). L’intérêt des travaux de Mosca est d’avoir montré l’existence d’un groupe restreint de personnes qui commande aux destinées d’un pays en monopolisant la gestion de l’Etat et en occupant les positions les plus importantes en termes de pouvoir d’action sur la vie du reste de la population. Ce critère d’autorité ou de position de commandement peut être mis en relation avec la notion de « parti » de Weber. En ce sens il nous fournit, après la classe (critère économique) et le status (critère de prestige), une troisième entrée possible dans la description des divisions sociales. De Pareto, nous retiendrons surtout qu’il est le premier à populariser le terme d’élite. D’autre part, son idée de circulation des élites est reprise aujourd’hui encore pour expliquer l’ascension et le déclin des élites dirigeantes au cours de l’histoire. Pour Pareto, la composition sociale des élites dépend des freins à la mobilité sociale et donc des barrières existantes dans l’accession à l’élite dans une société donnée. L’idéal pour lui serait un système de marché où seul le talent ou le travail (il faut être le meilleur dans son domaine propre : droit, économie, etc.) donnerait accès à la « classe élue » et aux commandes de la société. Pareto constate que les élites se substituent sans cesse les unes aux autres. Cette circulation assure la montée en puissance régulière des meilleurs qui assument ainsi le changement social. Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 12 LES APPROCHES STRATIFICATIONNISTES LLOYD WARNER, TALCOTT PARSONS Stratificationnistes et marxistes On oppose souvent dans la littérature sur la stratification sociale, des approches marxistes se caractérisant par la focalisation sur les rapport de classe, les conflits, l’opposition fondamentale entre prolétariat et bourgeoisie, et des approches stratificationnistes qui privilégient une représentation nonconflictuelle de la société comme une gradation régulière de strates du bas vers le haut. Cette deuxième approche rassemble une grande variété d’auteurs qui essayent de classer les agents sociaux en fonction de leur valeur sociale et le rang dans la société. Pour ce cours, nous nous intéresserons à la manière dont le fonctionnalisme a abordé cette question et nous prendrons l’exemple de recherche connu de Warner qui illustre bien la position fonctionnaliste de la stratification sociale. Le fonctionnalisme Le fonctionnalisme est un courant important de la sociologie qui postule, pour aller vite, que tous les éléments et les caractéristiques du monde social sont là parce qu’ils sont nécessaires au fonctionnement de la société dans son ensemble. Pour Talcott Parsons (1902-1979), principal représentant du fonctionnalisme américain, la stratification est une hiérarchie d’unités dans un système social et cette hiérarchie est liée à un système commun de valeurs. Autrement dit, on peut classer les individus dans la société en fonction de la valeur sociale qu’ils possèdent, eu égard aux valeurs reconnues comme les plus significatives et les plus partagées par les membres de la société (par exemple, la réussite individuelle aux Etats-Unis). C’est donc le status au sens de Weber qui est au centre de la perspective adoptée sur la stratification sociale. Mon status social est ainsi le résultat du jugement des autres ; jugement qui se forge dans la plus ou moins grande distance que mon style de vie entretient avec les valeurs reconnues dans la société, dans la plus ou moins grande conformité des mes manières d’agir, de m’habiller, de vivre, etc. aux normes dominantes de la société. En d’autres termes, le status social d’une personne est mesuré à son prestige, à la reconnaissance dont il fait l’objet ; et le « standing » d’un groupe déterminé par l’évaluation sociale qui est faite des différents aspects de son style de vie (habits, manières de manger, de dépenser son argent, de passer son temps de loisirs, la fonction sociale occupée, les professions auxquelles les membres du groupe peuvent prétendre, les relations entretenues ou possibles avec d’autres groupes, etc.). Plus précisément pour Parsons, ce sont les rôles sociaux qui sont au fondement de la stratification sociale. En tant que systèmes d’attentes réciproques, ils fixent les conduites des individus et leur donne leur place et leur valeur dans la société (rôle de père/mère, de médecin, d’ami-e, etc.). Dans les sociétés contemporaines, et en particulier aux Etats-Unis, c’est la position professionnelle, le rôle professionnel qui a l’importance la plus déterminante dans la définition du prestige d’une personne. C’est en effet ce rôle-là qui est au cœur de la répartition des fonctions que chacun remplit dans la société : un médecin a une fonction plus importante dans la société qu’un concierge donc il bénéficie d’un plus grand prestige. Les positions professionnelles sont donc bien les unités de base de la hiérarchie du système de stratification mais elles ne sont pas forcément les objets directs de l’évaluation et du jugement des autres. Ce sont bien plutôt les propriétés et attributs attachés à ces positions professionnelles différentes qui sont évalués. Ou, dit autrement, ce sont les qualités attachées à ces positions sociales qui sont culturellement significatives que les autres seront enclin à juger (on ne juge pas une position sociale mais ses propriétés). Parsons accorde ainsi une grande importance au système culturel, à la culture partagée qui est une sorte de grammaire commune permettant l’expression d’une grande variété de jugements. C’est à ce niveau-là que sont évalués les autres et qu’on leur attribue un status social particulier. Il s’agit en fait d’une sorte de distribution sociale Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 13 institutionnalisée des sanctions symboliques. En résumé, Parsons nous dit que la stratification sociale, l’échelle graduelle des status, consiste en un classement des positions sociales, mais à partir des qualités, des performances et des propriétés qui y sont attachées. Lloyd Warner (1898-1970) Warner est un anthropologue qui s’est engagé, après des terrains ethnologiques « exotiques », dans de vastes études sur les communautés américaines. L’une d’entre elles qui s’est déroulée entre 1930 et 1935 dans une petite ville des Etats-Unis est restée connue par son apport dans la sociologie de la stratification. Warner postule au départ qu’il « existe dans toute société une structure intégrative, sorte de clef de voûte sociale qui surdétermine les destins personnels (Lallement : 1993, p.67) ». Si c’est le système de parenté qui joue ce rôle intégrateur dans les sociétés traditionnelles, c’est en revanche sur le système de stratification sociale que sont construites les communautés modernes et urbaines. Chaque ville développe ainsi un système de stratification qui fournit un cadre favorable à l’intégration de tous dans la vie de la communauté. Le système de stratification est donc aussi un système d’appartenance. Il va donc s’employer à étudier empiriquement une petite ville afin de déterminer la hiérarchie sociale implicite qui y prévaut. Pour cela, il va s’intéresser principalement à la manière dont les individus euxmêmes se classent et classent les autres. C’est donc l’évaluation ou les perceptions subjectives des individus de la communauté qui seront sollicitées dans un premier temps. En demandant à des informateurs puisés à différents niveaux de la hiérarchie sociale, Warner et ses collaborateurs partent du principe que tous les gens utilisent une certaine image ou représentation des différences pour organiser les relations avec les autres. Ils sont donc en mesure de classer les autres dans une hiérarchie en fonction de leur prestige, de leur infériorité ou leur supériorité en relation avec les normes et valeurs sociales les plus importantes. Ces jugements et évaluations subjectifs rendent également compte de la manière dont les individus acceptent les autres dans leur groupe ou les rejettent. Cette première approche empirique va conduire à la délimitation de 6 groupes que Warner va appeler classes sociales bien que représentant des groupes de statut. Les chercheurs reconstituent ainsi la carte des strates propres à cette communauté à partir des évaluations implicites et des procédures quotidiennes de jugement des individus. Classes sociales en % de la population Upper-upper class 1,44% Lower-upper class 1,56% Upper-middle class 10,22% Lower-middle class 23,12% Upper-lower-class 32,6% Lower-lower class 25,2% Identification Caractéristiques sociales High WASP (White Anglo-Saxon riches familles ayant une position Protestants), milieu fermé, tendance à importante depuis plusieurs générations. l’endogamie Milieux supérieurs fortunés: Imitation de la upper-upper class mais richesse plus récente, “parvenus”, considérée comme moins distinguée nouveaux riches Actifs dans le fonctionnement de la cité, Classe moyenne aisée : et/ou exercice de Hommes d’affaire, professions libérales revendication responsabilités sociales ; entourés de (avocats, médecins) respect. Moralité affichée, souci de Petite bourgeoisie: Petits patrons, commerçants, cols blancs respectabilité, désir de réussite sociale. au statut confirmé Classe inférieure « honnête » : Modeste aisance, considérés comme Boutiquiers, petits employés, ouvriers honnêtes et respectables qualifiés Déclassés socialement, habitat dégradé, Population à statut précaire: considérés comme Travailleurs saisonniers, chômage comportements fréquent, forte représentation de « asociaux ». minorités (Noirs, Italiens, etc.) Tiré de Bosc (1993, p.25) Aristocratie sociale: Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 14 Puis, une fois ces différentes strates définies, il vont constituer un indice statutaire composé de 4 éléments (profession, revenu, quartier habité, type d’habitat) pour classer n’importe quel individu dans ces classes implicites, livrées par les informateurs. Cette classification est donc le résultat de perceptions subjectives mais s’appuyant sur des conditions de vie objectives. Un dernier point mis en évidence par Warner montre que suivant où l’on se situe dans la hiérarchie, les individus ne voient les strates à partir du même point de vue et ne voient pas des différences là où en voient des autres. Ainsi chez ceux qui se situent en bas de la hiérarchie, les hautes strates leur apparaissent beaucoup moins différenciées ; ils mettent par exemple dans le même panier les deux premiers groupes. A contrario, les « upper-classes » se représentent ces 6 classes mais en fournissant plus de détails et de différenciations pour les groupes situés en haut de la hiérarchie. Nous avons donc à faire, avec Warner à des groupes réels puisque identifiés par chacun. En résumé, le fait que les individus puissent utiliser au quotidien des procédures d’évaluation – répétées dans chaque face-à-face avec les autres - suggère l’existence d’un ordre social, de niveaux sociaux structurellement stables que le chercheur est en mesure de dégager avec des outils empiriques. Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 15 LES NEO-MARXISTES WRIGHT, DAHRENDORF Le sens de l’histoire Les deux auteurs s’opposent à cette époque au fonctionnalisme et réintroduisent le marxisme dans la compréhension de leur société contemporaine. Tous deux pensent également que la tendance économique la plus importante du XXe siècle est la croissance de la bureaucratie à grande échelle. Ralf Dahrendorf Dahrendorf se situe dans la lignée des travaux de Mosca et s’appuie sur le marxisme pour montrer qu’il est dépassé face aux nouvelles conditions qu’il observe à la fin des années 50. Cette remise en question du marxisme comme théorie du monde social est liée à la bureaucratisation importante des entreprises et de l’Etat. On a à faire pour Dahrendorf à une révolution managériale qui a établi les bases d’une forme de société industrielle post-capitaliste avec la croissance des managers. Il y a eu pour lui une séparation progressive, dans les entreprises, entre la propriété et le contrôle. Si la propriété légale des moyens de production est séparée du contrôle effectif, le modèle marxien de classe n’est plus applicable. Pour Marx, ces deux rôles se confondaient dans la figure de l’entrepreneur capitaliste qui avait une possession personnelle des moyens de production et exerçait de fait le contrôle de l’entreprise au quotidien. Dans les entreprises par actions, le rôle du capitaliste est différencié entre les actionnaires (qui sont seulement propriétaires d’une part de l’entreprise mais qui n’ont aucun droit sur les moyens de production aucune responsabilité en termes de gestion proprement dite) et les gestionnaires-managers. L’actionnaire n’a pas de place dans la hiérarchie formelle de l’autorité dans l’entreprise. Avec l’augmentation du nombre d’actionnaires, ceux-ci ont de moins en moins leur mot à dire sur la marche des affaires. De l’autre côté, se forme une bureaucratie à la tête de laquelle se trouvent des salariés qui n’ont en principe pas de participation au capital de l’entreprise. Le pouvoir des managers augmente d’autant plus que celui des actionnaires diminue pour Dahrendorf. De ce fait, l’auteur défend l’idée qu’il faut remplacer le critère de la possession/ non-possession (Marx) par celui de la participation/non-participation à l’autorité pour expliquer la formation des classes. La légitimité de l’autorité managériale ne vient pas des droits attachés à la propriété mais du consentement des subordonnés. Il y a donc une tendance dans le fonctionnement de la société à s’éloigner des structures d’autorité liées à la propriété des moyens de production. Pour Dahrendorf donc, ce sont les relations d’autorité qui définissent les classes et le contrôle basé sur la possession personnelle n’était qu’une forme historiquement donnée de ce critère de base qui est l’autorité. Les changements dans les formes d’autorité produisent des changements de relations de classe. De même, il n’utilise pas le terme de capitalisme qui n’est pour lui qu’une forme prise à un moment donné par la société industrielle. C’est une manière de rejeter le déterminisme historique de Marx.. Il donne donc le nom de capitalisme uniquement à un moment historique donné de la société industrielle au cours duquel la propriété et les relations de marché étaient à la base des divisions sociales. Au moment où il écrit (à la fin des années 50 en particulier), Dahrendorf distingue des sociétés post-capitalistes de 2 types : démocratique-pluraliste et totalitaire (Union soviétique). Dahrendorf nomme – ce qui ajoute à la confusion - les situations de pouvoir desquelles naissent des collectivités, des classes. Son argument principal pour résumer est le suivant : l’occupation de positions de commandement dans cette période d’expansion des structures d’autorité est devenu la principale composante causale des chances des individus face à la vie. Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 16 La définition qu’il donne de l’autorité est la suivante : structure de relations sociales dans laquelle il y a une probabilité définie que des ordres spécifiques soient obéis. Il y a ainsi des organisations autoritaires (surtout l’Etat et les entreprises) qui sont les sources principales de division sociale. Les situations de commandement propres à ces organisations autoritaires forment des quasi-groupes que Dahrendorf nomme classes ou groupes de conflit et qui peuvent impliquer des engagements dans des actions collectives. La diversité des situations de commandement se réduit toujours à une opposition entre les groupes dirigeants et les groupes soumis/ dominés. Les élites et les autres groupes impliqués dans ces relations sont des quasi-groupes dans le sens où ils ont des intérêts latents en commun qu’ils peuvent mobiliser pour agir en fonction de leurs rôles respectifs (actionnaires, travailleurs, gestionnaires, etc.). Ces intérêts sont latents tout pendant que les individus restent inconscients de ceux-ci. Ceux qui occupent des positions semblables ont donc des intérêts communs qui ne donnent lieu à une mobilisation collective que lorsqu’ils deviennent manifestes, c’est-à-dire qu’ils deviennent des réalités subjectives ou « psychologiques » pour les acteurs concernés. Ces intérêts devenus manifestes deviennent les supports de groupes d’intérêts organisés avec un programme, etc. Ce sont ces groupes d’intérêts qui entrent dans les conflits les plus significatifs socialement et qui deviennent les agents du changement. Pour Dahrendorf, dans son examen des formes spécifiques que prend la stratification sociale dans les sociétés post-capitalistes, dit que les hiérarchies d’autorité prennent la forme de hiérarchie d’occupations/ professions. La structure des professions/occupations devient une structure de récompenses, d’avantages et de désavantages. C’est à travers la structure occupationnelle que les relations d’autorité s’articulent avec des différences de statut. Donc, les individus qui participent à des mêmes rôles professionnels forment un ensemble qui a les mêmes chances face à la vie. Les changements de la stratification sociale dans le temps sont liés au changements qui touchent la division du travail et par conséquent le système occupationnel. Il identifie 3 grandes transformations dans le système professionnel : - La décomposition du capital : vient de la séparation des rôles dans les entreprises entre actionnaires et gestionnaires engagés non pour leurs possessions mais pour leurs compétences administratives ou la spécificité de leur formation. Les propriétaires d’actions n’ont plus de contrôle sur le processus de production qui est le fait de gestionnaires salariés. - Décomposition du travail : il y a division du travail parmi les salariés entre les personnes hautement qualifiées, semi-qualifiées ou sans qualification. De ce fait, Dahrendorf dit qu’il devient difficile de parler de classe ouvrière tant les positions en terme de revenu et de prestige se sont différenciées parmi les salariés. Pour classer ce « mix » de professions à l’intérieur du salariat, il distingue les groupes sociaux bénéficiant d’une délégation d’autorité des autres groupes sociaux exclus de l’exercice du pouvoir et qui occupent une position subordonnée dans la hiérarchie : il s’agit d’un côté des bureaucrates et de l’autre, des travailleurs cols blancs. Les bureaucrates, du fait de leurs intérêts latents, sont alignés sur les positions des groupes dirigeants pendant que les autres s’alignent sur les groupes dominés. Quelles sont les tendances dans lesquelles s’inscrit cette structure occupationnelle ? - L’institutionnalisation de la mobilité sociale : avec l’éducation, les positions occupées sur le marché du travail ne sont plus déterminées uniquement par les parents. La formation devient un moyen essentiel dans l’accès à certaines positions. Les attentes/ aspirations sont institutionnalisées. Il y a de plus accroissement de la mobilité intra et inter-générationnelle. - Institutionnalisation de la citoyenneté : l’extension de la citoyenneté et des droits sociaux qui lui sont attachés a limité la croissance des inégalités et a même facilité une relative égalisation des chances et une capacité - quelle que soit la position occupée - à participer à la société de consommation (politiques redistributives, état social, etc.). De ce fait il y a une plus grande uniformité dans les styles de vie et une diminution des distinctions de statut. Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 17 Etant donné le démantèlement et l’ouverture plus grande de la stratification sociale, Dahrendorf s’intéresse en particulier aux groupes dirigeants qui selon lui ne représentent plus une minorité du fait du développement considérable de la bureaucratie. Pour lui, ces groupes sont présents dans deux sphères distinctes et indépendantes : la sphère politique et la sphère économique. Dans l’industrie, les blocs sociaux en présence ne donnent pas lieu à un affrontement entre bourgeoisie et prolétariat dans le sens où les conflits sont institutionnalisés (règles du jeu de la négociation, conventions collectives, etc.). Dans le cadre de l’Etat, la classe politique forme un groupe dominant avec les bureaucrates et les travailleurs en col blanc qui fait face à un groupe important composé de citoyens dominés hors de l’appareil d’Etat (qui correspondent souvent aux dominés dans l’industrie) et des employés d’Etat subordonnés (concierges, etc.). A partir de cette analyse autour des situations de commandement, Dahrendorf essaye de construire un classement des divers groupes sociaux qu’il nomme classes bien qu’ils ne soient pas construits sur le critère économique. La séparation entre industrie et Etat (qu’on utilise aujourd’hui encore dans la distinction entre public et privé) et la question de la qualification sont deux autres éléments qu’il prend en compte dans sa classification. Classes sociales En % de population Elite 1 Classe de service 12 Ancienne classe moyenne 20 Elite de la classe ouvrière 5 Fausse classe moyenne 12 Classe ouvrière 45 Classe inférieure (underclass/ lumpenprolétariat) 5 la L’élite correspond à ceux qui occupent (dans toutes les sphères de la vie sociale) des positions de commandement, dont les gestionnaires et l’élite politique. La classe de service se réfère aux bureaucrates et la fausse classes moyenne aux travailleurs en col blanc qui occupent une position subordonnée dans les structure d’autorité. L’ancienne classe moyenne regroupe les entrepreneurs qui sont propriétaires des moyens de production. Enfin, Dahrendorf divise la classe ouvrière (allemande) en trois groupes selon leur situation de commandement : l’élite de la classe ouvrière bénéficie d’une certaine autonomie dans son travail, la classe inférieure est inemployable et la classe ouvrière traditionnelle représente toujours la grande part de ce groupe social. E.O. Wright Dans ses analyses et contrairement à Dahrendorf, Wright reste dans le schéma marxiste classique (dual) en essayant cependant de comprendre et d’intégrer à ce schéma l’apparition d’une couche intermédiaire qu’on commence à nommer la « new middle class ». Le schéma marxiste définit l’opposition entre deux classes dites « productives », l’une se référant au facteur travail (le prolétariat) et l’autre au capital (bourgeoisie). La solution de Marx pour résoudre l’incomplétude de son modèle avait exclues les professions intermédiaires de son analyse duale de par leur caractère « improductif ». Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 18 Wright propose une autre solution à ce problème tout en restant cependant dans le schéma marxiste : on peut prendre en compte cette classe intermédiaire à condition de reconnaître le fait qu’elle combine des éléments de ces deux situations de classe que sont le prolétariat et la bourgeoisie. Il va s’intéresser ainsi à la manière dont les relations capitalistes se sont transformées du XIXème siècle au XXème siècle en générant la formation de nouvelles situations de classe intermédiaires. L’élément principal de cette transformation est pour Wright la différenciation des relations de propriété. Il parle ainsi d’une propriété légale (actionnaires) et d’une propriété économique (ceux qui ont le contrôle effectif des moyens de production en les affectant là où ils veulent les affecter). Au XIXème siècle, ces deux types de propriété se confondait dans la figure de l’entrepreneur capitaliste. Avec le développement des sociétés par action, ce n’est plus le cas : la possession personnelle prend une forme plus indirecte. Dans ces derniers travaux, il reconnaît toutefois qu’il existe encore des personnes qui cumulent les deux rôles : celui de l’autorité liée à un poste de direction et celui qui est lié à la part d’action possédée dans l’entreprise. Mais avec l’accroissement de la grandeur des entreprises, il devient de plus en plus difficile pour un directeur d’avoir le contrôle sur tout ce qui se passe, il doit déléguer. Donc un groupe croissant de managers va jouer le rôle du contrôle au quotidien des moyens de production. Cette distinction des rôles est à son comble lorsque des entreprises possèdent une part de capital dans une autre. Là il y a totale dissociation entre le rentier et le gestionnaire. La possession devient totalement impersonnelle. En résumé, nous avons à faire pour Wright à une évolution qui va de la possession personnelle à la possession impersonnelle. Cette évolution entraîne une différenciation des rôles entre actionnaires, directeurs et managers. Les mécanismes de la propriété personnelle ne sont plus centraux dans la structuration des situations de classe. Les directeurs et managers développent en effet leurs chances face à la vie non seulement en fonction de leur situation dans la division du travail (travail qualifié et bien payé) mais également en fonction de la situation de commandement qu’ils occupent au service du capital : ils travaillent en quelque sorte au service du capital. Donc, l’autorité qu’ils acquièrent dans les organisations est un élément que Wright prend en compte dans sa définition de la classe. Wright va donc concevoir une classification qui intègre toutes les positions contradictoires entre capital et travail. Les petits employeurs (petite affaire proche de la petite bourgeoisie mais ils ont des employés) occupent une position contradictoire entre la bourgeoisie et la petite bourgeoisie ; les managers et directeurs (pouvoir sur les moyens de production) ont une position contradictoire entre bourgeoisie et prolétariat ; et les travailleurs semi-autonomes (une certaine autonomie dans leur travail) ont une position qui se situe entre la petite bourgeoisie et le prolétariat. Les superviseurs ont un certain pouvoir sur le travail des autres. Dans sa description, Wright parle de différentes positions de classe. La moitié de la population se situe dans le prolétariat, le tiers dans les managers et superviseurs, et la bourgeoisie représente 1 à 2 % de la population. Bourgeoisie Petits employeurs Managers Superviseurs Petite bourgeoisie Travailleurs semiautonomes Prolétariat Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 19 Plus tard, Wright, pour revenir à la position marxiste, va évacuer la question de l’autorité pour revenir à l’idée d’exploitation : dans ce sens les managers forment une classe qui exploite d’autres de par leurs avantages dans les organisations bureaucratiques même si n’ont plus la possession du capital. D’autre part, il va encore complexifier sa classification tout en conservant les mêmes idées de base. En conclusion, on peut dire que ces deux auteurs essayent de prendre en compte le développement important de la bureaucratie dans leurs comptes-rendus de la stratification sociale. Cela les amène à revoir les critères de classement qu’ils héritent des auteurs classiques. Chacun construit un bricolage propre de ces critères pour rendre intelligible les divisions sociales de leurs sociétés respectives. Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 20 LA SOCIOLOGIE EMPIRIQUE ANGLAISE JOHN GOLDTHORPE, RICHARD HOGGART Jusque dans les années 70, le champ de la sociologie anglaise est marqué par une quasi-absence d’écoles théoriques spécifiques. On a plutôt à faire à une pluralité de chercheurs qui investiguent de manière empirique les phénomènes sociaux centraux de cette époque. Certaines de ces études empiriques, de part leur caractère d’originalité et de sérieux scientifique, continuent d’être mobilisées aujourd’hui comme classiques de l’histoire de la sociologie. John Goldthorpe et Richard Hoggart vont tous deux s’intéresser à la classe ouvrière et à son évolution. Ce thème des transformations de la classe ouvrière est au centre des débats à la fin des années 50 en sociologie. Certains auteurs soutiennent que la classe ouvrière est en voie de « s’embourgeoiser ». Pour soutenir cette thèse de l’embourgeoisement de la classe ouvrière, ils s’appuient sur des constats unanimement reconnus. Après la deuxième guerre mondiale, la rationalisation de la production dans le monde industriel permet des avancées sociales certaines : la réduction des horaires de travail, l’introduction des congés payés qui inaugurent pour le monde ouvrier une vie de loisirs et de vacances, une vie hors temps de travail inconnue jusque-là. D’autre part, les revenus de cette partie de la population croissent sensiblement ainsi que les protections sociales attachées au travail. Les ouvriers se trouvent dans une configuration nouvelle qui leur permet de développer de nouveaux modes de vie. Les auteurs de la thèse de l’embourgeoisement vont alors interpréter ces changements comme des signes de l’intégration des milieux ouvriers aux pratiques culturelles de la petit-bourgeoisie ou de ce qu’on appellerait plus généralement aujourd’hui les classes moyennes. Les deux auteurs que nous abordons brièvement vont tous deux s’opposer à cette interprétation qui postule la fin de l’exception ouvrière à travers des enquêtes empiriques centrées sur le milieu ouvrier. John Goldthorpe (né dans les années 30) John Goldthorpe et son équipe (cf. bibliographie) vont donc mettre à l’épreuve la thèse de l’embourgeoisement à travers une large étude empirique réalisée entre 1962 et 1963. Ils vont ainsi interroger 229 ouvriers dans une petite ville du sud-ouest de l’Angleterre appelée Luton. Ces ouvriers se caractérisent par un niveau de vie plus élevé, à cette époque, que la plupart des ouvriers des régions industrielles plus traditionnelles (mono-industries minières ou métallurgiques par ex. qui sont présentes dans toute l’Europe). Luton se distingue par la présence en son sein de trois grosses entreprises dans les secteurs de l’automobile (General Motors)2, le secteur de la métallurgie et celui de la chimie. Trois entreprises connues pour leurs salaires élevés, une stabilité de l’emploi garantie et un personnel relativement bien formé. De plus, les ouvriers habitent pour la plupart dans des quartiers résidentiels composés de lotissements privés qui sont plus hétérogènes que les quartiers ouvriers traditionnels de l’Angleterre de cette époque. Le contexte de cette ville reflète particulièrement bien l’évolution de la classe ouvrière et de ses conditions de vie. C’est donc un « terrain » propice à la vérification de la thèse de l’embourgeoisement qui serait réputée vraie, si et seulement si les auteurs constataient l’adoption de la part de ces ouvriers, de pratiques et de valeurs s’éloignant de leur condition d’origine : visée individualiste dans la consommation, loisirs individuels ou exclusivement familiaux, désir d’ascension sociale, adoption des valeurs méritocratiques, hétérosocialité (invitation et constitution d’un réseau d’amis hors du monde ouvrier), etc. A l’opposé, on trouve les valeurs et pratiques traditionnelles du monde ouvrier : communauté homogène qui défend des valeurs de solidarité, qui partage les mêmes loisirs, qui refuse toute hiérarchie interne, communauté dans laquelle la mobilité sociale et géographique est quasi absente, etc. Pour pouvoir vérifier la plausibilité de la thèse de l’embourgeoisement, Goldthorpe et son équipe vont poser toute une série de questions aux ouvriers qui ont trait aussi bien à la sphère du 2 Aujourd’hui cette entreprise existe toujours à Luton. Il s’agit de Volkswagen. Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 21 travail que la vie familiale et les loisirs. Les chercheurs vont essayer de comprendre à travers leurs questions quel sens les ouvriers donnent à leurs pratiques et leurs prises de position sur certains sujets. C’est à cet égard une approche typiquement wébérienne. L’orientation instrumentale envers le travail Le résultat central de cette étude est le suivant : malgré les nombreux motifs d’insatisfaction au travail avancés par les ouvriers, très peu disent vouloir changer d’emploi. Les raisons les plus souvent évoquées pour justifier cet attachement à leur travail sont le salaire et la stabilité de l’emploi. Les auteurs de l’étude en concluent que l’aspect instrumental du travail prime pour ces ouvriers sur ses aspects non-économiques comme l’intérêt du travail lui-même, sa pénibilité, les relations avec les autres ouvriers, la reconnaissance de leur travail par la hiérarchie, etc.). Les ouvriers privilégient donc le maintien ou l’augmentation de leur niveau de vie à l’épanouissement dans leur travail. Ils sont donc plus « consommateurs » que « producteurs ». Le travail n’est pas un but en soi, mais un moyen de parvenir à des satisfactions hors-travail. Les insatisfactions internes au travail sont de ce fait secondaire face à cet objectif premier du niveau de vie. Ces « ouvriers de l’abondance » comme les appelle Goldthorpe, ont donc une orientation instrumentale envers le travail qui se distingue sur plusieurs points de l’orientation solidariste constatée chez les « ouvriers traditionnels ». Ces derniers privilégient en effet le groupe de travail dans leur activité professionnelle plutôt que la rémunération, même si celle-ci reste importante pour eux. Le travail est, pour les ouvriers traditionnels avant tout une activité de groupe. Ils peuvent en ce sens accepter de limiter leurs gains ou leurs possibilités d’ascension sociale si cela menace la solidarité de groupe. Les relations sociales au travail sont en quelque sorte « rémunératrices » et le travail satisfait un « besoin d’expression et d’affectivité ». De plus, la communauté de travail continue d’exister en dehors de l’usine (sociabilité de bistrot, clubs de loisirs des entreprises paternalistes, etc.). Sur ces différents points, les ouvriers de l’abondance ont des pratiques et des attitudes divergentes. La majorité des ouvriers interrogés à Luton manifestent un faible degré d’engagement avec leurs collègues. 45% d’entre eux disent par exemple ne pas compter d’amis intimes parmi leurs collègues ; 70% ne se sentiraient pas affectés si on les séparait de leurs collègues actuels. Ils attendent donc peu des « satisfactions sociales » de leur activité professionnelle. Goldthorpe et son équipe vont constater la même distance face au travail en explorant d’autres indicateurs : les ouvriers de l’abondance ont une attitude positive et non-conflictuelle face à leur entreprise, ils conçoivent les syndicats comme un « service » individuel qui doit fonctionner en cas de besoin (et non comme porte-parole d’un mouvement collectif), ils refusent la mobilité (devenir contremaître par exemple) parce que l’augmentation de salaire qui en résulterait serait trop faible par rapport à l’engagement supplémentaire (en temps) que cela impliquerait. Bref, ces ouvriers dont les conditions sont meilleures que celles des ouvriers traditionnels rêvent d’améliorer leur pouvoir d’achat, d’avoir plus de temps pour leurs loisirs et d’assurer une situation au moins aussi bonne que la leur à leurs enfants. Le travail est pour eux un moyen de parvenir à un épanouissement hors du travail. La thèse de la convergence Que concluent donc les auteurs de ces résultats face à la thèse de l’embourgeoisement ? Pour eux, cette enquête contredit le postulat de la disparition de la classe ouvrière sur un point théorique central : les ouvriers de l’abondance n’adhèrent pas aux normes et valeurs de la classe moyenne, mais ils adaptent les normes et valeurs de leur milieu d’origine à leurs nouvelles conditions de vie (plus de temps libre et plus de revenus). En effet, l’étude de Goldthorpe montre entre autres l’absence de désir de promotion sociale, la faiblesse des liens avec les individus de classe moyenne qui vivent dans les mêmes zones résidentielles et le maintien de ces ouvriers dans une situation de domination (ils échangent toujours leur travail contre un salaire à l’heure). Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 22 GROUPE DE REFERENCE GROUPE D’APPARTENANCE Position non intégrée Position intégrée Adhésion aux normes de la classe ouvrière Adhésion aux normes de la classe moyenne (B) Ouvrier coupé de son milieu (C) Ouvrier aspirant à une promotion sociale (D) (A) Ouvrier traditionnel Ouvrier assimilé A travers le schéma ci-dessus, Goldthorpe réfute la thèse de l’embourgeoisement qui supposerait une assimilation/ aspiration de la classe ouvrière aux classes moyennes. Pour que ceci soit vrai, il faudrait que les ouvriers fassent le chemin de (A) à (D) en commençant par se couper de leur milieu d’appartenance, en entrant dans une logique d’ascension sociale et d’adoption des normes de classe moyenne et, enfin, en étant assimilés par les classes moyennes. L’enquête de Luton et les études ultérieures entreprises par Goldthorpe vont montrer plutôt une convergence entre les ouvriers de l’abondance et la classe moyenne inférieure (composée de petits employés/ salariés). Ces auteurs concluent par conséquent à une certaine perméabilité entre la classe ouvrière supérieure (les ouvriers de l’abondance) et la classe moyenne inférieure étant donnée la proximité sociale de ces deux groupes sociaux. En revanche, les ouvriers de l’abondance restent très éloignés des normes et modes de vie des fractions dominantes de la classe moyenne (professions libérales, cadres moyens, etc.). Richard Hoggart Richard Hoggart, professeur de littérature dans une université de Grande-Bretagne est un transfuge des classes populaires. Il va utiliser cette expérience pour proposer une étude ethnographique qui va entrer de plein pied dans le débat sur la massification de la culture dans les années 50. On parle beaucoup dans ces années-là chez les intellectuels - et alors que la radio, la publicité et la télévision se répandent dans la population – de l’émergence d’une culture de masse susceptible « d’abrutir » les classes populaires. Le postulat de ces intellectuels est celui d’une disparition de la culture de la classe ouvrière qui serait pervertie par ces nouveaux contenus culturels de masse. Richard Hoggart, en puisant dans ses souvenirs et connaissances intimes du monde ouvrier, souhaite montrer que les pratiques culturelles des ouvriers sont en premier lieu liées à leurs conditions d’existence. Il rejette donc l’ethnocentrisme de classe des intellectuels. Ceux-ci sont enfermés selon Hoggart soit dans une posture populiste (« les ouvriers sont les seuls qui vivent une vie authentique ») soit dans une posture snob/ aristocratique (« les ouvriers sont abrutis par cette culture de masse, ils ne sont pas capables de voir ce qui est bien pour eux »). Son livre, « la culture du pauvre » ou en anglais « Uses of literacy » (littéralement, ce qu’ils ont fait de leur capacité à lire et à écrire) paru en 1957 vise à analyser comment a évolué la culture populaire à Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 23 partir du moment où les ouvriers ont eu accès au « monde extérieur » (à leur milieu de vie quotidien) par l’entremise des revues, de la radio, des romans-photos, de la publicité, etc. Hoggart fait l’hypothèse que ces sollicitations extérieures au monde ouvrier ne changent pas fondamentalement les traits les plus importants de cette culture. En réalité, les ouvriers prennent, dans l’ensemble des incitations de l’industrie culturelle à consommer (radio, journaux, télévision) ce qui confirme leur manière de voir le monde, leurs valeurs et leurs attitudes fondamentales face à la vie. Il y a donc selon lui une adaptation des styles de vie plutôt qu’une disparition des valeurs traditionnelles du milieu ouvrier. Pour vérifier cette hypothèse, il met en regard les valeurs traditionnelles des milieux populaires (telles qu’il les a vécues tout au long de son enfance) avec les propositions des publicitaires, des journaux de grande presse, des revues à scandale, etc. Hoggart montre alors à travers de nombreux exemples comment cette industrie culturelle « exploite » ce qu’elle imagine être les attentes des milieux populaires : p.ex. on rend ordinaires les gens importants et rend dignes de considération les petites gens ; on flatte le rejet des intellectuels ou des politiciens propre aux milieux ouvriers ; on utilise le pragmatisme populaire et la tolérance désabusée qui le caractérise pour faire passer des situations à scandale et installer une sorte de complaisance face à ce qui est « nouveau », etc. Bref, l’industrie culturelle s’appuie sur un des traits les plus communs des milieux populaires qui consiste à séparer clairement le « monde privé » (qu’on connaît et qu’on protège) du « monde public » (qui est inconnu et que l’on appréhende à travers des stéréotypes afin d’essayer de le maîtriser au moins par des mots), pour augmenter ses gains financiers. Cependant, Hoggart montre que cette exploitation ne s’exerce pas de façon unilatérale puisque les ouvriers eux-mêmes s’approprient ces contenus à travers le prisme de leur style de vie et de leurs valeurs. Les classes populaires ne sont donc pas conditionnées par leurs lectures, mais ils exercent ce qu’il appelle un « regard oblique » sur celles-ci, mêlé de distance et de plaisir. En réalité, les gens des milieux populaires ne prennent de ces incitations que ce qui les divertit ; mais, comme le montre Hoggart, ils maintiennent une forte barrière entre ce qui est du domaine du divertissement et ce qui est la « vie réelle ». On peut « rêver » un instant, comme le dit une femme dans le livre de Hoggart qui lit des romans-photos et l’histoire de la famille royale, mais ce n’est pas la « vie réelle ». Autrement dit, les gens trouvent un certain plaisir à consommer ls produits de l’industrie culturelle parce qu’ils leur permettent de sortir de leur vie quotidienne, mais cela ne change pas pour autant leurs habitudes ni leur identité. En conclusion, Richard Hoggart démontre que les influences culturelles liées aux nouveaux moyens de communication (qui entrent pourtant physiquement dans les foyers) ont une action très lente. Des pans entiers de la vie ouvrière ne sont pas du tout affectés par les messages diffusés : le langage utilisé reste le même, le scepticisme face à ce qui vient de l’extérieur ne s’altère pas, l’importance des relations humaines reste forte malgré les propositions d’uniformité véhiculées par ces médias, etc. Pourtant l’auteur nuance ce propos par une note beaucoup moins positive. L’accroissement de la consommation de divertissement dans les classes populaires vient surtout d’une incitation organisée des producteurs de divertissement et non de « besoins » supposés de ces mêmes classes populaires. De ce fait, nous avons à faire à une sorte « d’exploitation culturelle ». Après s’être émancipés en partie matériellement (ils ont sensiblement amélioré leurs conditions de vie), les ouvriers seraient privés des moyens de définir une image d’eux-mêmes, de revendiquer une culture de classe. Au lieu de cela, l’industrie culturelle diffuse une culture uniforme, stéréotypée qui est une culture sans classes ou « sans visage » comme la nomme Hoggart ; culture qui laisse peu de place à une auto-définition. L’exploitation économique laisserait ainsi la place à une forme d’exploitation culturelle. Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 24 ESPACE PIERRE BOURDIEU SOCIAL ET ESPACE SYMBOLIQUE Pierre Bourdieu (1930-2002) L’approche de Bourdieu marque un tournant important dans l’analyse de la stratification sociale. Tout en reprenant l’idée de distinction des travaux de Weber, Bourdieu va développer une conception structurale et en partie marxiste (opposition entre dominants et dominés) de l’espace social. L’essentiel de ses travaux qu’on peut rapporter au thème de ce cours se trouve dans son ouvrage La Distinction (1979). Dans cette œuvre centrale, il cherche à comprendre les logiques sociales qui sont au fondement de la question du goût (culturel, esthétique, etc.) et des jugements de goût que nous faisons tous par rapport aux autres. Il va montrer au travers d’analyses empiriques fouillées comment les classements que nous faisons des goûts des autres sont liés à la position objective que nous occupons dans l’espace social. En ce sens, le goût est une sorte de sens de l’orientation sociale. Mais il développe également dans d’autres ouvrage (La Noblesse d’Etat en particulier), une véritable théorie du pouvoir qui renvoie cette fois à la question de la domination liée à une position de décision de la destinée des autres. L’espace social Le concept d’espace social forgé par Bourdieu vise à appréhender le monde social de manière relationnelle. Chaque individu occupe une position sociale qui a une certaine existence et une certaine stabilité uniquement parce qu’elle est relativement différente de celle d’autres individus ou d’autres groupes. En d’autres termes, la position que j’occupe dans l’espace social n’a de réalité que parce qu’elle est proche ou éloignée d’autres positions, au-dessus ou au-dessous d’autres encore, entre telle et telle position enfin (je suis ouvrier en opposition aux patrons ou aux intellectuels). « Il n’y a pas de position qui puisse uniquement se définir en soi » (Accardo : 1997, p.44). En résumé, comme le définit Bourdieu, l’espace social est « un ensemble de positions distinctes et coexistantes, extérieures les unes aux autres, définies les unes par rapport aux autres, par leur extériorité mutuelle et par des relations de proximité, de voisinage et d’éloignement et aussi par des relations d’ordre, comme au-dessus, audessous et entre » (Bourdieu : 1994, p.20). Par cette formulation, l’auteur réfute aussi bien les positions objectivistes (classer les groupes selon des critères que choisit le sociologue indépendamment de la conscience des individus) que les positions subjectivistes (ne prendre en compte que les perceptions qu’ont les individus de la position des autres par rapport à la sienne). Il essaye donc de rassembler ces positions en affirmant que structures objectives et structures mentales sont liées dans le monde social. En premier lieu donc, l’espace des positions sociales est objectivement structuré. La position sociale occupée par un individu est dépendante du volume et de la structure du capital qu’il possède. La nouveauté par rapport au marxisme est d’ajouter au capital économique (ensemble des richesses matérielles) – qui reste essentiel - le capital culturel (capacités intellectuelles, biens culturels possédés et titres scolaires) qui est transmis par le milieu social d’origine et renforcé par l’école et la formation. Au-delà du volume de capital (toutes espèces de capital confondues) qui donne une idée de la position hiérarchique des individus, Bourdieu met donc l’accent sur la différenciation du capital pour placer les individus et les groupes dans l’espace social. La première dimension hiérarchique du volume du capital oppose entrepreneurs, professions libérales et professeurs aux plus démunis en capital économique et culturel comme les ouvriers sans qualifications. Selon la seconde dimension (différenciation du capital), on verra s’opposer en haut professeurs (plus riches relativement en capital culturel qu’en capital économique) aux entrepreneurs (plus riches, relativement, en capital économique qu’en capital culturel). A un niveau inférieur, on peut faire le même constat dans l’opposition à gauche et à droite du schéma annexé entre instituteurs et petits commerçants. En fin de compte, l’espace social n’est donc pas qu’un ensemble différencié qui comprendrait autant de positions qu’il existe d’individus. On peut déceler dans cet espace social des proximités entre des Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 25 positions sociales ou comme les nomme Bourdieu, des classes de conditions d’existence. Ce ne sont pas des classes réelles comme les définit Marx de l’extérieur, mais des classes théoriques, probables, qu’on peut essayer de saisir à travers des outils de mesure statistique portant sur un grand nombre de personnes. L’espace des styles de vie A cet espace des positions sociales, correspond pour Bourdieu un même système d’écarts entre des propriétés, c’est-à-dire des pratiques et des biens possédés. Autrement dit, à des groupes de positions (ou classes de positions) correspondent « un ensemble systématique de biens et de propriétés, unis entre eux par une affinité de style » (Bourdieu : 1994, p.23). Ainsi, on trouvera des liens forts entre le fait d’être ouvrier, d’aimer le vin rouge ordinaire (le goron ou le gamay), de faire du football, d’écouter de l’accordéon, de regarder la télévision dans ses loisirs et d’aller en vacances au club Med. Ou encore, il y a affinité entre une position sociale de professeur et la fréquentation des musées, la participation à des spectacles de théâtre, l’écoute de musique classique, la possession d’une maison de vacances, la lecture du Temps ou de la NZZ et la préférence pour le whisky single malt. Les propriétés, biens et pratiques, des agents sociaux correspondent donc statistiquement à leur position sociale et plus particulièrement à la classe de conditions d’existences à laquelle ils appartiennent. Il y a ainsi homologie entre l’espace des positions sociales et l’espace des styles de vie composé des différentes propriétés et choix des individus. Des combinaisons (statistiques) modales ou typiques sont ainsi mesurables entre des groupes de positions sociales (définies par le volume et la structure du capital) et les propriétés des individus (au sens de choix de biens et de pratiques). Bourdieu propose par conséquent une vision probabiliste. Lorsque l’on est (naît) ouvrier, il y a de grandes probabilités qu’on adopte telles pratiques, qu’on aime telles choses et qu’on achète tels objets. Un espace théorique : l’habitus Mais comment comprendre l’homologie et le passage entre ces deux espaces ? Qu’est-ce qui permet de comprendre cette distribution structurée et probable des préférences des individus et des groupes d’individus proches dans l’espace social ? Entre l’espace des positions sociales et l’espace des styles de vie, Bourdieu introduit un espace théorique à travers la notion d’habitus compris comme principe générateur et unificateur qui est structuré (par la position sociale) et structurant (des choix en termes de pratiques, de biens, de prises de positions politiques, etc.). L’habitus est donc cette formule génératrice qui transforme une condition sociale en un style de vie distinct et distinctif. En d’autres termes, en amont, les habitus de classe ou les goûts propres à une classe sont les résultats de conditionnements sociaux, de structures sociales (objectives) incorporées. En aval, ce sont des principes de classement des pratiques des autres, de vision et de division du monde social. Cette double fonction de l’habitus est illustrée ci-dessous par Bourdieu : • L’habitus comme produit de conditions d’existence « Les habitus sont des principes générateurs de pratiques distinctes et distinctives – ce que mange un ouvrier et surtout sa manière de le manger, le sport qu’il pratique et sa manière de le pratiquer, les opinions politiques qui sont les siennes et sa manière de les exprimer diffèrent systématiquement des consommations ou des activités correspondantes du patron d’industrie (Bourdieu :1994, p.23) ; » • L’habitus comme producteur de classements Les habitus sont aussi « des schèmes classificatoires, des principes de classement, des principes de vision et de division, des goûts, différents. Ils [les habitus ]font des différences entre ce qui est bon et ce qui est mauvais, entre ce qui est bien et ce qui est mal, entre ce qui est distingué et ce qui est vulgaire, etc., mais ce ne sont pas les mêmes. Ainsi, par exemple, le même comportement Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 26 ou le même bien peut apparaître distingué à l’un, prétentieux ou m’as-tu-vu à l’autre, vulgaire à un troisième. (Bourdieu, ibidem) » En résumé, on peut dire que l’habitus est tout d’abord l’ensemble des goûts, des préférences, des dispositions à agir, à parler, à sentir les choses que l’on hérite de par la transmission et l’apprentissage familial. C’est en premier lieu une sorte de programmation, de transposition des structures sociales externes en personnalités (recevoir une éducation, c’est avant tout recevoir une éducation de classe). Mais c’est aussi une grille de lecture des nouvelles situations que l’on rencontre, qui nous permet de classer les gens, les pratiques, de reconnaître ce qui est adapté à notre condition sociale et à faire des choix ajustés à ce qui nous a été inculqué. Ce concept permet par conséquent de comprendre comment une position sociale peut être retraduite en style de vie. Espaces des positions sociales Capital économique & Capital culturel Espace théorique : l’habitus Espace des styles de vie Les propriétés des agents sociaux L’existence des classes comme enjeu de luttes L’espace social est cependant, nous dit Bourdieu, une construction intellectuelle, une réalité invisible à l’œil nu. Personne depuis son propre point de vue lié à sa position social n’est en mesure d’embrasser du regard l’ensemble des positions et des points de vue de l’espace social. On peut pourtant construire des classes théoriques à partir des deux déterminants majeurs des pratiques et des propriétés que sont le capital économique et le capital culturel. Ces classes sont théoriques dans le sens où elles n’existent que sur le papier, sous le regard statistique du sociologue ; ce sont des groupes fictifs qui dessinent en pointillés les plis les plus probables de l’espace social. Ces classes théoriques ne deviennent pas des classes réelles par simple décision du chercheur. Si les gens proches dans l’espace social ont toutes les chances d’avoir des affinités entre eux, cela ne signifie pas pour autant qu’ils constituent un groupe mobilisé (une classe pour soi au sens de Marx). Ils définissent par contre des classes probables, qui ont une prétention à exister mais qui, pour exister réellement, doivent s’engager dans un processus de mobilisation collective. C’est dans ce sens que Bourdieu dit que l’existence des classes est un enjeu de luttes. Les discours politiques peuvent favoriser ou non la prise de conscience des différences et favoriser ou non l’identité collective de groupes qui partagent les mêmes conditions d’existence. Mais tout discours politique est à mettre en relation avec les positions sociales des individus qui les prononcent. Suivant où l’on se situe dans l’espace social on a plus ou moins intérêt à le conserver en son état ou à le transformer. En Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 27 d’autres termes, exister en un point de l’espace social c’est aussi développer un point de vue sur cet espace social, une perspective profondément liée à la position objective occupée. Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 28 LA THESE DE L’INDIVIDUALISATION & DU DECLIN DES CLASSES SOCIALES ULRICH BECK, PIERRE ROSANVALLON Ces deux auteurs contemporains ont été choisi parmi d’autres afin de montrer comment la plupart des sociologues d’aujourd’hui inscrivent la question des inégalités sociales en dehors de la rhétorique des classes sociales. Les analyses que produisent ces auteurs nous renseignent particulièrement bien sur l’aller-retour entre la réalité observée et la manière de la nommer, de la conceptualiser. Conserver ou abandonner le concept de classe est non seulement un enjeu d’analyse de la réalité sociale, mais aussi un enjeu politique tant cette notion à servi de point de repère et d’identification pour plusieurs générations d’ouvriers. Beck : Persistance des inégalités sociales, disparition des classes sociales Le propos d’Ulrich Beck dans son ouvrage central (La société du risque) est de démontrer à la fois l’accroissement des inégalités sociales depuis la fin des années 70 et l’inadaptation du concept de classe pour penser cette nouvelle réalité. Il propose pour combler ce décalage entre concept et réalité de parler d’individualisation des inégalités sociales. Avant d’en arriver là, Beck dépeint les changements essentiels qui ont entraîné la disparition des classes telles qu’on les concevait depuis le XIXème siècle. L’effet d’ascenseur La première évolution centrale se résume dans ce qu’il appelle l’effet d’ascenseur que la citation cidessous reprend en quelques mots : « Suite à l’élévation du niveau de vie au cours de la reconstruction économique des années 50 et 60, et à l’expansion de la formation dans les années 60 et 70, de larges pans de la population ont fait l’expérience de transformations et d’améliorations de leurs modes de vie, plus décisives au regard de leur propre expérience que les écarts persistants entre leur situation et celles des autres grands groupes (p. 167) ». L’augmentation de l’expérience de vie, la diminution du temps de travail (période d’activité professionnelle durant la vie s’est rétrécie) et la croissance des revenus ont transformé les relations entre le travail et l’existence. Le temps hors-travail s’est ainsi accru en même temps que la marge financière de tous les salariés. De ce fait, les individus ont pu s’émanciper de leurs conditions de vie à l’extérieur de leur vie professionnelle. La consommation de masse a coïncidé avec ce nouveau temps libre et cette augmentation du revenu disponible. Les modes de vie se sont ainsi décloisonnés des milieux sociaux traditionnels et les contacts se sont multipliés entre les cercles sociaux. A la place des différentes cultures de classes fermées (golf, lieux de vacances, sociabilité de bistrot, etc.) s’installent des styles de consommation inégaux (magasin d’antiquité, Ikea, etc.). La mobilité sociale est un autre élément qui plaide pour la thèse de l’émancipation des individus de leur origine sociale. Dans tous les pays européens, on constate que le tiers inférieur de la société a bénéficié de l’essor du secteur des services (passage d’ouvrier à employé) et de la bureaucratie d’Etat (Beck montre qu’en Allemagne, plus de la moitié des petits fonctionnaires et employés inférieurs provenaient dans les années 70 des familles ouvrières et près d’un tiers des employés supérieurs). Même si les écarts entre les grands groupes qui composent la société se maintiennent, l’ensemble de la structure sociale à été en quelque sorte translatée vers le haut et c’est ce phénomène sur lequel s’appuie Beck pour justifier sa thèse de l’émancipation des milieux traditionnels. L’existence des gens s’autonomise par rapport aux liens d’origine et les trajectoires individuelles se complexifient (on Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 29 recrée des cercles sociaux étrangers à ceux dont on provient, (p.ex. passage d’un milieu ouvrier au milieu universitaire)). La formation est un autre facteur déterminant dans cet effet d’ascenseur. Dès la fin des années 60, il y a une généralisation de la formation : alors qu’à la fin de la seconde guerre mondiale, en Allemagne, environ 80% des jeunes avaient mis un terme à leur scolarité, ils ne sont plus que 40% au début des années 80 dans la même situation. Si auparavant l’accès à la formation était clairement lié au milieu social (boursiers/ héritiers), aujourd’hui il est généralisé (accès à l’université des jeunes d’origine ouvrière en Allemagne : 2% en 1928, 18% au début des années 80) ce qui entraîne une rupture entre générations. Rupture qui met fin pour Beck aux liens avec la culture de classe (culture politique, relations de sexes dans le couple, modèle éducatif, etc.) tant les savoirs formalisés touchent une part grandissante des nouvelles générations à partir de la fin des années 60 et remettent en question ce qui était transmis par la famille et le milieu d’origine. Toutes ces évolutions sont le résultat d’un processus d’individualisation qui détruit les cadres de la classe d’origine et de la famille (inégalités de sexe). Individualisation de l’inégalité sociale Avec l’attachement de droits sociaux au salariat, les salariés se sont émancipés des rapports de classes concrets qui s’étaient constitués au XIXème siècle dans la phase naissante du capitalisme (voire Castel). Pour Beck, ce phénomène est le résultat des luttes du mouvement ouvrier qui, par ses succès, a transformé ses propres conditions d’existence. Chacun est désormais renvoyé à lui-même pour assurer ses propres conditions matérielles. Cette individualisation est donc liée aux nouvelles conditions du marché du travail et non pas, comme au XIXème, à la possession de capital (bourgeoisie). Il y a eu un transfert du mouvement ouvrier (rempart contre l’individualisation, solidarité contre la paupérisation) de la rue vers les couloirs de l’administration : émergence de droits individuels, protection contre les risques, conventions collectives, professionnalisation des syndicats, etc. Retour à Marx. En référence à Marx, Beck dit qu’il y a donc aujourd’hui un capitalisme sans classes (classe étant entendu dans le sens hérité du XIXème : conditions de paupérisation qui entraînent la solidarité entre les gens) et sans classe ouvrière. Ce qui ne veut pas dire que si les inégalités sociales se creusent par la suite, il ne puisse y avoir à nouveau constitution de classes sur d’autres bases. Retour à Weber. Mais pour Beck, l’approche des classes sociales de Weber n’est pas plus valable que celle de Marx aujourd’hui. Pour rappel, Weber défendait l’idée selon laquelle la société capitaliste du XIXème est une adaptation de la société féodale par « états » - i.e. des communautés séparées par des liens de mariage, de voisinage et d’entraide – au capitalisme naissant. Au XIXème siècle, c’est le rapport de ces communautés au marché du travail qui donne lieu à des conditions de classes différenciées. Pour Beck, les divers groupes communautaires (qu’ils se justifient par une situation de status commune (période féodale) ou une situation de classe commune (capitalisme)) se sont destructurés avec l’essor de l’Etat-providence. La fin des grands groupes (classes, strates ou états). Pour Beck, on ne peut plus continuer de définir la société en termes de classes ou de strates si les individus ne se perçoivent plus dans ces catégories ni n’agissent en fonction de celles-ci : il y a un décalage avec la réalité. Il en est de même des théories de la stratification sociale qui sont une version édulcorée des classes sociales en étirant et diluant les classes sociales en strates plus floues. Pour Beck, les approches en termes de classes ou de strates confondent deux choses : la persistance des écarts entre les grands groupes dont on présuppose l’existence et la question de savoir si la structure sociale répond à une logique de classe ou de stratification sociale. Pour Beck donc, les relations d’inégalités sociales et leur caractère de classe peuvent évoluer séparément. Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 30 Beck propose ainsi une autre analyse et une autre conceptualisation à partir de deux observations de base de la situation actuelle : 1. Comme nous venons de le voir, dans une situation où les écarts de revenus sont restés constants (même si à un palier plus élevé), les classes se sont détraditionnalisées, dissoutes. 2. D’autre part, la dissolution des classes ou des strates s’accompagne aujourd’hui - à travers le chômage de masse - d’une augmentation des inégalités sociales. La nouvelle pauvreté et le chômage de masse : un effet d’ascenseur inversé Le phénomène de la nouvelle pauvreté avec le chômage de longue durée vient renforcer la thèse de l’individualisation. Le chômage est un risque qui touche les individus à un moment de leur existence et ils ont à y faire face individuellement, sans pouvoir se raccrocher à un destin de classe, c’est un destin individuel. Le clivage qui scinde la société est celui qui sépare une majorité de personnes actives (en déclin) et une minorité croissante de chômeurs, travailleurs occasionnels ou précaires, de pré-retraités ou de personnes n’ayant plus accès au marché du travail. Nous avons à faire aujourd’hui à un face-à-face individuel au marché du travail dans lequel aucune identité collective n’est mobilisable. Le phénomène du chômage et de la précarité est ambigu : il peut toucher toutes les catégories de la population (un tiers de la population en a fait l’expérience en Allemagne) mais en réalité, il en touche plus certaines que d’autres. En même temps il ne donne pas lieu à des conditions de vie spécifiques qui rapprocheraient les gens les uns des autres et ne s’inscrit pas dans des rapports de classes même si l’origine sociale n’y est pas pour rien. Pour montrer l’ambiguïté du phénomène, Beck utilise la métaphore du métro : la majorité des chômeurs font des va-et-vient (chômeurs d’origine assis, les autres montent et descendent, seule la nuit permet aux gens restés dedans de se côtoyer, de se connaître et de partager des expériences communes). Il s’agit ainsi d’un phénomène de masse mais qui reste individualisé du fait d’une grande proportion d’individus nomades (qui montent et descendent). La visibilité du problème est rendue d’autant plus difficile que la politique du chômage contribue à faire de cette expérience une expérience individuelle de laquelle il faut se sortir rapidement et seul (périodes d’indemnisation courtes, statistiques peu claires, tournus, etc.). Beck fait le même raisonnement lorsqu’il aborde la nouvelle pauvreté. Marquée par le divorce et des conditions de travail précaires, la nouvelle pauvreté (working poors, familles monoparentales) est peu visible puisqu’elle reste cantonnée dans la sphère privée. Conclusion de Beck : les inégalités sociales qui prenaient la forme d’oppositions de groupes, s’insinuent maintenant dans des oppositions entre des moments déterminés de l’existence : répartition biographique des inégalités sociales. Les aspirations des gens aujourd’hui tournent plus autour de la question du sens du travail qu’autour de l’accès à un revenu plus et/ ou à un mode de vie bourgeois. Il y a individualisation concrète des conditions de vie et des catégories à disposition pour se situer dans la société (langage psy, destin personnel, culpabilisation face à l’échec, dépression, etc.). Pour Beck, les indicateurs statistiques et les débats publics sont dépassés face à ces réalités et ils forment un voile face à l’accroissement des inégalités. Les inégalités restent dans une zone de flou alors que d’autres inégalités reviennent au premier plan : inégalités ethniques, hommes/ femmes, de génération en particulier. Rosanvallon : les deux inégalités Rosanvallon suit les mêmes constats que Beck quand à la perte de lisibilité de la société : les catégories de classes sociales n’ont plus le pouvoir explicatif qu’elle avaient auparavant et elles ne constituent plus, pour les individus, des clefs de lecture de leur situation. Nous n’allons pas revenir sur les changements qui ont abouti à cette situation mais focaliser notre attention sur le thèse centrale de son livre (Le nouvel âge des inégalités), c’est-à-dire la définition de deux types d’inégalités : les inégalités structurelles et les inégalités dynamiques. L’intérêt de cette approche réside dans un allerretour entre la mesure des inégalités et la perception des inégalités. Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 31 Pour Rosanvallon, si certaines inégalités sont restées stables, d’autres inégalités, non encore perceptibles au travers des outils statistiques à disposition, se sont accrues. La perception précède donc la mesure de la réalité. Inégalités structurelles : les inégalités sont structurelles au sens où, héritées d’un passé long, elles ont été partiellement intériorisées par la société (inégalités mesurées par la différence de revenu entre catégories sociales par exemple : professions libérales, cadres, dirigeants, employés, ouvriers). Ces inégalités sont institutionnalisées, elles sont confirmées par tout un ensemble de dispositifs : conventions collectives, catégories socio-professionnelles qui sont au fondement des grilles de salaires, etc. Inégalités dynamiques : il y a inégalité dynamique lorsque les individus au sein d’une même catégorie, ne sont pas confrontés aux mêmes situations ; certains salariés seront au chômage, d’autres précaires, d’autres en sous-emploi, etc. Lorsque les mécanismes régulateurs du système économique fonctionnent (croissance économique reprend), ces inégalités sont transitoires. Par contre, lorsqu’elles prennent de l’importance comme c’est le cas aujourd’hui, elles ont pour effet de fractionner les catégories et de rendre moins lisible la société. Il n’y a parfois plus de différence de revenu entre un entrepreneur en faillite, un cadre au chômage ou un salarié en emploi précaire. La croissance de ces inégalités dynamiques finissent par modifier la structure sociale et par en affaiblir la cohérence. Ces inégalités produisent une rupture d’appartenance pour ceux qui sont exclus de leur catégorie du fait d’un accident de parcours. Pour Rosanvallon, la perception d’une augmentation des inégalités (qui est justifiée), est la conséquence de trois catégories d’événements : • Un affaiblissement des principes d’égalité qui étaient auparavant partagés par tous. • Une croissance des inégalités structurelles : inégalités de revenu, de dépenses, de patrimoine, d’accès à l’éducation, etc. • L’émergence d’inégalités nouvelles, conséquences des évolutions techniques, juridiques, et économiques. Les problèmes de la statistique La généralisation du chômage, la différenciation des ménages (il existe différents modèles de ménages qui ne sont plus mesurables à travers le revenu du chef de famille (deux personnes travaillent), stabilité des couples, familles recomposées, etc.), la variabilité des droits sociaux selon situation d’emploi, etc. complexifient la mesure traditionnelle des inégalités. Les catégories socio-professionnelles ne permettent de comprendre la société qu’à condition de compléter cet indicateur par plusieurs autres : le statut d’emploi (contrat à durée déterminée/ indéterminé), la génération de naissance, l’ancienneté dans l’entreprise, la qualification, le patrimoine accumulé, le capital social, etc. Les inégalités nouvelles ne s’observent donc vraiment qu’au prix d’un suivi dans la durée des trajectoires individuelles : ce sont pour beaucoup des inégalités de parcours. Quelles sont donc plus précisément ces inégalités nouvelles qui sont issues du changement social : • Avec l’effritement du salariat ou la « déstabilisation des stables » (Castel) on voit s’opposer un monde du travail précaire ou du travail indépendant à des carrières professionnelles linéaires. La nouveauté vient du fait que l’affectation à un monde ou l’autre est perçu comme aléatoire : deux personnes ayant fait les mêmes études peuvent se retrouver quelques années plus tard dans un statut totalement différent. C’est de cette inégalité de parcours qu provient le sentiment d’injustice. Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 32 • Le travail des femmes : la proportion des femmes sur le marché du travail a considérablement augmenté depuis les années 70, mais les inégalités en leur défaveur sont importantes : différences de salaires avec les hommes, plus concernées par des postes précaires (temps partiels contraints), taux de chômage plus élevé, etc. • Les inégalités géographiques : part du fonctionnariat ou des postes de travail publics selon les régions (cf. la poste ou les CFF en Suisse : fermetures de gares et de bureaux de poste dans les régions périphériques). • Les inégalités entre générations : il y a des choix de société qui concernent les générations, ponts pour les préretraités ou pour les plus âgés qui sont au chômage, augmentation des cotisations et de l’âge de la retraite pour les actifs, diminution ou suppression pour les jeunes de l’assurance chômage. Les décisions prises en matière de redistribution entre les générations est un enjeu majeur qui construit des inégalités en fonction de l’âge de naissance. • Les inégalités de prestations sociales : en Suisse, on peut penser par exemple aux subventions d’assurance maladie, aux bourses d’études, aux logements sociaux, etc. qui sont octroyés en fonction de seuils et de limites de revenus. Ces seuils d’accès aux prestations sociales installent des différences de revenu importantes entre des ménages qui ont un niveau de vie très proche. • Inégalités face au système financier : inégalités dans l’accès au crédit, à la rémunération des comptes bancaires (selon le revenu) et inégalités de service (Cf. limites au retrait posées par les grandes banques (UBS, CS, etc.)). • Les inégalités de la vie quotidienne : inégalités devant la santé lorsque l’hôpital régional a fermé ses portes, inégalités face au bruit (ex. des autoroutes), aux incivilités suivant le quartier dans lequel on habite, face aux transports publics. Ce qui pose problème, c’est que ces inégalités sont souvent cumulatives et qu’elles se concentrent sur certaines populations. Principes d’égalité Le travail des inégalités dynamiques est de produire de la différence de proximité et de la désappartenance sociale. Les personnes qui partageaient auparavant les mêmes conditions, la même appartenance, se retrouvent aujourd’hui dans des situations différentes ce qui entraîne des sentiments d’injustice. La multiplicité de ces inégalités de parcours aboutit à la question suivante : pourquoi le sort de l’autre est-il différent du mien ? Le problème des inégalités dynamiques, c’est qu’elles n’apparaissent légitimées par aucun principe d’égalité connu ; ils s’appuient tous en effet sur la confiance et la croyance en un avenir meilleur (a travail égal salaire égal, égalité des chances face à l’école, etc.). Or, dans la situation actuelle, les lendemains sont perçus comme potentiellement moins bons qu’aujourd’hui. Les conditions initiales dans lesquelles chacun aborde la vie sont donc d’un poids plus lourd. C’est ainsi d’aujourd’hui et non de demain que l’on attend l’égalité des conditions. Il y a donc remise en question des principes d’égalité tendus vers le futur et ce, d’autant plus qu’ils apparaissent comme totalement bafoués par les élites au pouvoir (cf. débâcle de Swissair et primes de départ, salaires des dirigeants de Swisscom ou des dirigeants d’entreprises en difficulté, familles riches recevant des prestations sociales, etc.). Souffrances individuelles et sentiment d’injustice n’ont ainsi plus de mots pour se dire, ni de référence collective pour être reconnues. Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 33 LA CULTURE DES INDIVIDUS BERNARD LAHIRE Bernard Lahire est un sociologue français contemporain que nous retenons dans ce cours principalement pour son livre « La culture des individus » qui fait écho plus de 20 ans après à « La distinction » de Bourdieu. Dans ce livre d’enquête sur les préférences culturelles des Français-es, il défend la thèse selon laquelle la majorité des individus vivent des dissonances dans leurs goûts et pratiques culturels. Cela signifie que la plupart des gens ont à la fois des goûts légitimes (fréquentation des musées, du théâtre, lecture de romans, pratique des En psychologie, la dissonance échecs) qui coexistent avec des goûts peu légitimes cognitive est l’état de malaise (regarder love story à la TV, lire la presse people, qui survient chez un individu etc.). Ce constat l’amène à revoir un élément central de qui rencontre une situation ou l’approche de Bourdieu selon laquelle la séparation une information qui contredit entre goûts légitimes et non-légitimes (« vulgaires ») son système de croyances. rendrait compte de la séparation entre classes sociales ; Concept issu de la théorie de la le goût légitime étant le fait des classes dominantes. dissonance cognitive de Leon Le constat de mixité des profils culturels (la plupart Festinger. des gens n’ont pas des goûts homogènes) fait que les individus ne vivent pas seulement la distinction entre légitime et illégitime comme une frontière de groupe mais aussi et surtout : comme une ligne de démarcation qui différencie les membres d’un même groupe ; les « jugements de nullité » (« c’est ringard de faire de la fanfare ») sont souvent portés sur les gens qui nous sont le plus proches (famille, amis, etc.). comme une ligne de partage entre soi et soi ; on peut porter des jugements sur ses propres pratiques ou on est amené à justifier certaines pratiques qu’on sait peu légitimes (« Love story c’est superficiel mais ça me fait oublier mes soucis »). Pour démontrer cela, Lahire va tout d’abord analyser les statistiques sur les pratiques culturelles des Français-es à travers d’autres lunettes que l’analyse habituelle par catégories socio-professionnelles. Il nous dit qu’en mettant en relation les groupes sociaux traditionnels (cadres, ouvriers, professions intellectuelles, etc.) avec les goûts et pratiques culturels, on constate toujours aujourd’hui des différences marquées dans la probabilité de pratiquer telle pratique culturelle suivant le milieu d’appartenance. Mais en analysant ces données à une échelle plus individuelle, on peut voir d’autres nuances : Premier élément d’analyse (tableau 1) : on constate au niveau des groupes sociaux dominants des pourcentages élevés de certaines pratiques peu légitimes et à l’inverse des pourcentages faibles dans l’exercice de pratiques culturelles très légitimes. Cette première lecture à contre-courant remet déjà en question la relation suivante : si on est cadre on a des pratiques culturelles légitimes. La réalité est plus nuancée. Lahire définit statistiquement la légitimité d’une pratique par l’écart dans l’exercice d’une pratique culturelle entre les « cadres et professions intellectuelles supérieures » et les « ouvriers non-qualifiés » (p.ex. pourcentage de cadres écoutant de la musique classique – pourcentage d’ouvriers écoutant de la musique classique). Si cet écart est positif (ex.+34%), on peut considérer que cette pratique culturelle est plus valorisée socialement. Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 34 Tableau 1 : Lectures à contre-courant DES PRATIQUES CULTURELLES BIEN PEU LEGITIMES DANS LES MILIEUX CADRES ET PROFESSIONS INTELLECTUELLES SUPERIEURES 61% regardent la TV chaque jour 46% sont allés à une fête foraine les douze derniers mois 39% écoutent le plus souvent des chansons de variété française 32% sont allés en discothèque au cours des douze derniers mois 32% sont allés à un match au cours des douze derniers mois 30% utilisent personnellement le plus souvent les jeux et divertissements sur leur micro-ordinateur etc… UN RAPPORT DISTANT A LA CULTURE LEGITIME DOMINANTE Seulement… 3% déclarent comme genre de musique préféré l’opéra 4% écoutent essentiellement la radio pour la musique classique 12% déclarent comme genre de livres préférés la littérature classique 13% sont allés au cours des douze derniers mois à un concert de musique classique etc… Tiré de Lahire (2004, p. 137) Deuxième élément d’analyse : Lahire constate ensuite que lorsqu’on analyse statistiquement les pratiques individuelles, il y a souvent des associations de pratiques très légitimes et très peu légitimes (cf. tableau 2). Puis il montre que plus on prend en compte un nombre élevé de variables dans l’analyse des profils culturels (goûts et pratiques en matière de musique, films, TV, loisirs, sorties, etc.), plus la part des profils culturels dissonants augmente. Plus encore, la part des profils consonants (on a que des pratiques peu légitimes par ex.) est largement minoritaire dans les analyses statistiques à partir de trois variables prises en compte. Tableau 2 : L’association des contraires Parmi ceux qui préfèrent la musique peu légitime (rap, chansons, variétés françaises, hard rock, punk, trash, variétés internationales) : 43,8% ont fait au moins une visite culturelle très légitime au cours des douze derniers mois (ex. musée) 21,5% lisent le plus souvent des livres très légitimes (ex. littérature classique, essais 16,8% regardent Arte au moins une fois par semaine etc… Tiré de Lahire (2004, p. 161) Dans un deuxième temps, Lahire analyse toute une série d’entretiens individuels qui montrent comment les individus rendent compte de leurs pratiques culturelles et de la variété de celles-ci. Il aboutit à travers cette analyse à plusieurs conclusions : Premièrement, dans un monde social de plus en plus différencié – individualisation des parcours, mobilité sociale et géographique, etc. – on est rarement socialisé à un seul « style de vie » (à haute légitimité culturelle/ illégitimité culturelle). Dans ce contexte, le besoin de se différencier des autres (et en particulier de ceux qui sont proches de notre quotidien) est essentiel. C’est selon Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 35 Lahire un processus de distinction positive par rapport aux autres qui est une nécessité pour chaque être social : on a besoin de se sentir justifié d’exister quelque soi notre origine sociale. Deuxièmement, les jugements culturels sont un des ces principes de différenciation. Ils ont pour enjeu la légitimité de notre propre manière de vivre (goûts, préférences, passions). L’enjeu est d’imposer sa manière de vivre comme au moins aussi légitime voire plus légitime que les autres. A cet égard, les jugements culturels sont devenus de plus en plus fins et variés. De plus, les individus ont une palette de termes plus importante pour juger négativement une pratique culturelle (et ceux qui l’exercent) que pour la juger positivement. Enfin, la « guerre symbolique » de tous contre tous ne signifie pas que tout le monde a à sa disposition les mêmes moyens d’imposer sa manière de vivre comme légitime. Les rapports de force objectifs entre jugements culturels dominants et dominés restent, même si un ouvrier peut critiquer les gens « snobs » qui ne fréquentent pas les stades de foot. Lahire prend un exemple pour illustrer cette lecture à deux niveaux : un ouvrier peut bien critiquer son patron et penser qu’il ne gère pas bien l’entreprise, il peut même l’humilier dans une conversation, mais cela ne remet pas en question les rapports de production au fondement de cette relation (l’ouvrier vent sa force de travail au patron qui en dispose). De même, les arbitraires culturels dominants s’imposent dans de nombreux endroits du monde social. L’école en est un bon exemple qui valorise certaines pratiques culturelles et déconsidère d’autres préférences. Les enfants dès leurs premières années d’école intériorisent ainsi la hiérarchie des jugements culturels et ont plus ou moins de facilité à accéder aux pratiques les plus reconnues (littérature p.ex.) selon qu’ils les ont déjà expérimentées dans leur famille. En résumé, Lahire montre que l’origine sociale n’entraîne pas forcément des préférences culturelles homogènes. C’est même plutôt la mixité des pratiques culturelles qui prévaut chez les individus. Mais cette variété des profils culturels à l’intérieur des groupes sociaux réputés homogènes ne remet pas en question la hiérarchie des goûts culturels existante. Faire un écart vers le haut pour ceux qui bénéficient d’une mobilité sociale (une fille d’ouvrier qui devient cadre p. ex.), c’est-à-dire se mettre à adopter des pratiques très légitimes, prend souvent un sens positif pour les individus lié à une recherche de prestige. En revanche, faire un écart vers le bas entraîne souvent un besoin de justification (« c’est pour me détendre »). L’opposition légitime/illégitime est donc toujours présente dans le processus de distinction des individus les uns par rapport aux autres. Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb 36 Quelques références complémentaires ACCARDO ALAIN, 1997, Introduction à une sociologie critique : lire Bourdieu, Bordeaux, Le Mascaret. BECK ULRICH, 2001, La société du risque: sur la voie d’une autre modernité, Paris, L’Aubier. BOSC SERGE, 1993, Stratification et classes sociales, Paris, Nathan. BOURDIEU PIERRE, 1994, Raisons pratiques : sur la théorie de l’action, Paris, Le Seuil. BOURDIEU PIERRE, 1997, Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil. FITOUSSI JEAN-PAUL, ROSANVALLON PIERRE, 1996, Le nouvel âge des inégalités, Paris, Le Seuil. GOLDTHORPE JOHN H., LOCKWOOD DAVID, BECHHOFER FRANK, PLATT JENNIFER, 1972, L’ouvrier de l’abondance, Paris, éd. du Seuil. 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