Compte-rendu de l`audition de Marie
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Compte-rendu de l`audition de Marie
Audition de Marie-Anne DUJARIER Marie-Anne DUJARIER est sociologue du travail et des organisations. Elle a publié des recherches sur l’organisation contemporaine des services de masse (L’idéal au travail, PUF, 2006), sur les nouvelles formes de la coproduction (La mise au travail du consommateur, La Découverte, 2008) et sur le travail social (Travailleurs sociaux en recherche-action. Education, insertion coopération. L’Harmattan, « Recherche-Action en pratiques sociales ». 2010). Bien que sociologue, elle entretient un dialogue étroit avec le courant d’ergonomie psychologique de langue française. Elle a analysé, au cours de ses recherches dans des hôpitaux, entreprises et ministères, les caractéristiques propres aux organisations contemporaines (idéalisation des prescriptions, délégation du travail d’organisation, instrumentalisation du consommateur pour produire et pour surveiller le salarié…) qui affectent les sujets, qu’ils soient salariés ou consommateurs. A propos des « risques psychosociaux », elle propose de situer la réflexion dans l’histoire sociale des concepts. Sans exhaustivité, elle indique quelques étapes importantes de la description de l’état des travailleurs. • Au XIXè siècle, les premières monographies (Le Play, Villermé…) ont formulé un problème hygiéniste et moral à propos des ouvriers de cette nouvelle civilisation industrielle et ouvrière naissante. • Marx, observant l’évolution de la société toute entière, a parlé d’« exploitation » et, dans une moindre mesure, d’« aliénation » au travail, lorsque celui-ci est déterminé par la dynamique du capital. La critique porte sur l’économie capitaliste et embrasse des collectifs larges, définis moins par leur activité ou leur profession que par leur place dans les rapports de production. • Durkheim montre l’apparition d’une nouvelle forme de suicide, dans le contexte d’industrialisation et de développement de la consommation à la fin du XIXè siècle. Il pointe les effets néfastes, sur l’individu, de l’apparition d’une norme sociale d’illimitation. Il souligne les effets délétères de la division du travail lorsqu’elle est « anormale » c’est-à-dire non solidaire. Ici encore, le sociologue prend un point de vue macro et cherche des déterminants sociaux aux phénomènes vécus. • Les sociologues américains des années 1930 et 40 ont enquêté sur l’attitude des travailleurs et son impact sur la productivité. E. Mayo et son équipe, notamment évoquent les questions de « satisfaction », de « fatigue » au travail. Le regard sur ces problématiques est alors resserré à un petit groupe d’ouvrières, dans l’usine et place les déterminants des comportements dans l’usine et même au sein de ce petit groupe, plus qu’en dehors d’eux. • La sociologie du travail après-guerre, avec la figure centrale de G. Friedmann, porte sur les effets de la rationalisation industrielle sur l’activité et les travailleurs. Elle fait la critique de ce « travail en miettes » et de son pendant, la société de consommation qui ne tient pas ses promesses compensatrices. Les études empiriques portent alors essentiellement sur les ateliers. Elles dénoncent « l’insatisfaction », « l’aliénation » et la « soif de culture » des ouvriers. • Dans les années 1980, après l’effacement des grandes théories (structuralisme, marxisme, fonctionnalisme), la focale se resserre sur les interactions entre individus. Le terme de « stress » se banalise pour parler du vécu des cadres, puis des autres travailleurs, notamment dans les services. Il qualifie le plus souvent ce qui se joue dans la relation entre deux personnes (chef / subordonné, ou consommateur / salarié ou encore usager / fonctionnaire, typiquement). • Le terme de « souffrance » a pris le devant de la scène dans les années 1990 : la réception sociale des ouvrages employant ce terme montre un glissement notoire vers l’expression d’une plainte subjective individuelle à propos de la manière de vivre le travail. Enfin, ce n’est que depuis récemment qu’est apparue l’expression de « risques psychosociaux », comme invention sémantique mobilisée pour les négociations entre employeurs, employés et Etat (et leurs représentants). Il désigne un ensemble flou de symptômes individuels tels que le stress, le harcèlement moral, violence, souffrance, suicides, dépressions, TMS. Comme l’a montré Marc Loriol, les désignations sociales et sociologiques de ces phénomènes au travail, comportent des enjeux importants, que la sociologie peut repérer et analyser. En l’occurrence, ces différents moments historiques indiquent un resserrement de la focale (allant de la civilisation au sujet isolé), une psychologisation des discours et le retour d’une critique morale, débouchant sur des préconisations d’actions centrées sur la réparation et la responsabilité individuelles plus que sur de la lutte collective. A propos de l’expression « Risques psychosociaux », Marie-Anne DUJARIER relève les ambigüités du terme. 1 • Tout d’abord, « RPS » n’indique pas si le « psychosocial » est la cause ou l’objet du risque. La dimension « psychosociale » du travail fait-elle courir des risques à certains acteurs de l’entreprise (il faudrait alors savoir de quels acteurs il est question, et quels risques ils encourent) ? Ou bien le travail génère-t-il des symptômes délétères, de nature psychosociale ? L’expression ouvre les deux possibilités d’interprétation, pourtant fort différentes. Surtout, elle invite à clarifier le rapport entre « facteur » et « symptôme », si l’on fait l’hypothèse que la dimension psychosociale est à la fois requise et produite dans l’activité. • Ensuite, cette expression laisse entendre qu’il existerait des risques non psychosociaux1. Selon la réponse donnée à la première question nous pouvons faire des hypothèses sur ce que serait le risque non psychosocial. Sans doute s’agit-il, dans cette représentation, des risques causés par les machines (mais celles-ci ne sont-elles pas conçues, construites et maniées par des hommes ?) ou des risques causant des dégâts matériels et corporels. Dans cette représentation implicite de l’homme et de son action sur le monde, affleure l’idée que le monde matériel (des objets, des techniques etc.) comme le corps sont des catégories séparées et étanches à la « psyché » et au « social ». Cette représentation est fort discutable d’un point de vue sociologique comme épistémologique. • Enfin, le risque est une notion qui renvoie au lexique gestionnaire. Parler de risque, c’est induire l’idée que l’on peut le connaître, l’anticiper, le « gérer ». Que l’on doit et que l’on peut contrôler l’incertitude et l’ampleur de ses effets, en renforçant les règles ou les dispositifs autour du travailleur, tout en lui donnant des consignes précises et normées de comportement. Cette approche bien connue du risque, que les experts nomment « bureaucratique », produit plus de prescriptions et tend à la désignation de Le rapport Nasse-Legeron de 2008, par exemple, définit explicitement les RPS comme étant « à côté des risques physiques, biologiques et chimiques ». victimes émissaires aux dépens d’une analyse des processus réels. En outre, cette expression peut récupérer et donc occulter la réalité du risque tel qu’il est vu du métier (risque acceptable, risque comme ressource, jeu avec le risque etc…), vu des consommateurs et vu des citoyens …et qui ont un tout autre aspect. La conception de Marie-Anne DUJARIER à propos du lien entre travail, organisation et santé, part d’un présupposé que tout travail est une activité. Celle-ci peut être définie comme ce qui consiste à sentir les situations, à élaborer des réponses et à produire des significations. L’activité est alors à la fois le lieu de construction du sens et de production de la santé. De ce point de vue, elle est toujours « risquée » puisqu’elle peut échouer, être empêchée, altérée, détournée. Le plus grand des risques serait alors le déni de ce risque-là. Le risque serait donc d’oublier (ou feindre d’oublier) que se joue dans l’activité, à la fois le sens de ce que nous faisons au monde et la santé des sujets. Il apparaît chaque fois que l’activité est réduite à ce qu’elle produit (plus qu’à ce qu’elle est), c’est-à-dire à sa dimension abstraite, comptable (son coût et sa productivité) et, conséquemment, lorsque celui qui la fait n’est socialement saisi que comme « ressource humaine ». Ce risque a été identifié dès les débuts du salariat. Entre la conception abstraite du travail par l’employeur et celle, concrète du travailleur, il existe une inévitable différence d’attentes et de perceptions. Dans bien des cas, elles sont en tension, voire en contradiction. Le premier cherche des gains de productivité qui passent le plus souvent par une dégradation du travail. Tâches parcellaires, répétitives, standardisées, sous pression temporelle, avec isolement… produisent en effet le plus souvent des sensations désagréables, réduisent les occasions d’élaboration et les possibilités de produire des significations collectives. Diminuer le « risque » pour le travailleur, consiste donc essentiellement à pouvoir opposer à la conception abstraite et quantitative du travail, celle de l’activité. Or les déterminants de ce rapport de force sont aussi extra-organisationnels. La législation portant sur l’état du marché du travail et la protection du salarié contre l’asymétrie salariale, notamment, ont une influence sur la qualité, l’intérêt et la dangerosité de l’activité. Les normes sociales, notamment en matière de risques acceptables selon les pays, les âges et les statuts, jouent également. La règlementation portant sur la circulation des capitaux, des produits et du travail est enfin décisive puisqu’elle induit une certaine division (sociale, géographique et organisationnelle) des activités productives. Les institutions expriment et concrétisent la manière dont le travail est situé dans une société donnée. Plus que la « moralisation » des employeurs, comme le suggèrent des rapports récents, c’est donc la règlementation de l’emploi, des conditions de travail, du capital et du marché des biens et services qui peuvent jouer significativement sur les conditions de vie au travail, dans un contexte de mondialisation. A un niveau plus méso, le rapport de force est également à l’œuvre avec les employeurs. Il porte sur les conditions de travail et la nature des tâches, ce que Marie-Anne DUJARIER appelle le « travail d’organisation » et qui se réalise à de nombreux niveaux et moments : entre l’employeur et le salarié, dans les instances (CE, CHSCT…), dans une équipe ou un métier et même dans l’interaction avec l’usager ou consommateur. Pascale MOLINIER demande s’il n’y a pas d’autres leviers de l’action que ceux qui portent sur les déterminants extra-organisationnels, ou que ceux qui sont au niveau de l’employeur : les salariés peuvent aussi mettre collectivement en place des aménagements efficaces au point de vue de la santé. Marie-Anne DUJARIER en convient : la théorie sociologique de la régulation, a bien montré l’importance de la « régulation autonome », des arrangements et renormalisations locales. Ils sont précisément le moment de l’activité telle que définie précédemment. Mais elle observe que les conditions sociales à cette régulation sont aujourd’hui fragiles, notamment du fait de l’accroissement continu du chômage de masse qui instaure un rapport social pesant. Mais les marges de manœuvre sont aussi dépendantes des interactions et relations. Or une forte individualisation (des emplois, parcours, formations, tâches, horaires, primes …) et la mise en concurrence entre travailleurs comme l’intensification des contrôles, fragilisent les conditions de formation d’un acteur collectif. Il arrive souvent que le rapport de force amène à « prendre sur soi » plutôt qu’à produire de nouveaux arrangements vivables avec les autres employés. La difficulté de produire une régulation autonome est l’un des principaux facteurs de dégradation de l’activité et donc d’accroissement des « Risques psychosociaux » aujourd’hui. Marie-Anne DUJARIER revient sur l’ambigüité du terme risque. Il peut être compris de deux manières. Il peut, dans un premier sens, concerner la santé des salariés. Mais le terme « RPS » peut être entendu autrement. Il peut également désigner le risque pénal, financier et commercial pour l’employeur. Vu de ce coté-ci de la relation salariale, le mot « risque », signifie que l’employeur pourrait être taxé (moralement et financièrement) de n’avoir pas mené des actions préventives suffisantes. Le risque, pour lui, est surtout de se voir accuser (justement ou non) par un juge, les médias ou les consommateurs de symptômes visibles, tels que, par exemple, un fort taux de suicides ou de maladies dans l’entreprise. Les employeurs et leurs représentants (cadres supérieurs salariés) se voient donc incités à se « couvrir » en montrant qu’ils prennent des mesures concrètes contre ces risques. Ils deviennent alors acheteurs de solutions leur permettant de réduire les coûts économiques des « risques psychosociaux ». Toute une série de nouveaux « experts » (autoproclamés) des RPS vont s’empresser de leur fournir ces moyens, sous forme de méthodes, formations, communication, certifications, audits, notations, assurances, etc. Marie-Anne DUJARIER établit une comparaison avec les phénomènes qu’elle a étudiés dans son livre L’idéal au travail (PUF, 2006) à propos des procédures dites de « Qualité ». La « qualité vitrine » et la « qualité réelle » peuvent diverger considérablement et mener à ce qu’une entreprise couverte de labels de qualité et de certifications, produise malgré tout des processus et des produits jugés défaillants par d’autres évaluateurs (la direction, les travailleurs eux-mêmes, les consommateurs, …). Bien des salariés aujourd’hui sont obligés de « se couvrir » en laissant des traces d’une activité conforme, et ce même s’ils jugent, au même moment, qu’ils font un travail de mauvaise qualité. L’obligation de moyens sur les RPS peut mener au même phénomène de simulation gestionnaire et de dissimulation du réel. Nous assistons donc à la construction sociale d’un marché où les offres de conseil, de mesure, d’audit, de certification, notation, …rencontrent les demandes des employeurs incités à se « couvrir » contre ce nouveau risque légal. Devenu un produit sur un marché et donc un enjeu de développement commercial, il est logique que les RPS augmentent. Dans ce contexte, au moment de bâtir des enquêtes statistiques, une question essentielle à se poser serait celle de savoir à l’attention de quels acteurs sociaux elles sont produites et dans quel but. En outre, il serait intéressant, si cela est possible, de mesurer la part des RPS qui sont liés de leur marchandisation, indépendamment de l’évolution des conditions de travail elles-mêmes. Il pourrait être intéressant de mesurer une éventuelle corrélation entre niveau de concurrence entre travailleurs et la santé au travail. Si l’on confirme statistiquement ce que les cliniciens observent, à savoir que la concurrence entre les salariés dégrade leur santé, alors nous aurions un argument quantitatif supplémentaire à opposer à ceux qui, dans le champ social ou sociologique, postulent et pratiquent l’inverse. Mais d’une façon plus générale, selon Pascale MOLINIER, il faut tenir compte de la question de l’acceptabilité des risques, qui varie d’une société à l’autre. Marie-Anne DUJARIER en convient et rappelle que la sociologie du travail et des professions a amplement étudié cette division et répartition sociales des tâches, la distribution du « sale boulot » (Hugues) et des risques. Elle cite également les travaux d’Annie Thébaud-Mony. Celle-ci montre que nous assistons à une division internationale de la morbidité du travail. Les consommateurs occidentaux acceptent finalement assez bien l’idée que des activités risquées (intoxications, accidents du travail, précarité, cadences et horaires éreintants…) jugées inacceptables ici, soient délocalisées.
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