Faut-il tout dire, tout le temps ?

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Faut-il tout dire, tout le temps ?
DOSSIER
TRANSPARENCE FINANCIÈRE
Faut-il tout dire,
tout le temps ?
CHRISTIAN DE BOISSIEU *
C
Certes, la transparence de l‘information est
nécessaire pour que les marchés fonctionnent
correctement, que les ressources soient
efficacement allouées, que la plus grande équité
possible soit assurée entre dirigeants, actionnaires,
salariés et autres « parties prenantes » de
l’entreprise. Pourtant, la transparence « maximale »
est-elle aussi « optimale » ? Des recherches menées
sur ce thème montrent que la réponse n’est pas
toujours affirmative. Une information trop
fréquente peut engendrer des comportements
excessifs, aux conséquences dommageables pour
l’ensemble des acteurs ; des règles comptables
associant étroitement la valeur des actifs aux
soubresauts de la Bourse peuvent accentuer la
volatilité des marchés ; une certaine asymétrie
d’information, notamment au bénéfice des
régulateurs, peut être souhaitable… Explication
d’un apparent paradoxe.
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3e trimestre
2002
A
vec l'effondrement du
communisme, le capitalisme a
perdu son ennemi de l'extérieur.
Les défis qu'il doit affronter sont
donc désormais internes au
système ; ils n'en sont pas moins
redoutables. Dans un monde
caractérisé par un chômage de
masse dans de nombreux pays, y
compris parmi les plus développés,
* Professeur à l'Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne).
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et par le creusement de certaines
inégalités, le capitalisme doit
prouver sa capacité à favoriser
l'essor d'une véritable « économie
sociale de marché ». Et puisque,
très souvent, les considérations
d'efficience économique et
d'éthique se rejoignent, il convient
de ne pas instaurer de nouvelles
murailles de Chine entre ces
préoccupations à l'aune desquelles se juge et se jauge le succès
ou l'échec d'un système économique.
L'information est au cœur du
fonctionnement de l'économie de
marché. Rarement parfaite ,
contrairement aux postulats de
la microéconomie traditionnelle,
elle fait le pont entre le passé
(à travers la mémoire et l'inertie
des comportements), le présent
et les représentations plus ou
moins éclairées, plus ou moins
incertaines, de l'avenir. Pas étonnant, dans ces conditions, que la
transparence de l'information se
soit imposée, depuis deux ou trois
ans, comme la problématique
centrale pour le fonctionnement
et la régulation de nos économies.
Notre propos est d'éclairer
certains aspects de l'exigence
d'une information plus transparente,
d'en montrer les implications mais
aussi certaines limites.
FAUT-IL TOUT DIRE, TOUT LE TEMPS ?
Le thème de la transparence de
l'information était déjà à la mode
avant la faillite d'Enron, et d'autres
'introduction de l'information,
affaires ultérieures relevant de la
en tant que telle, dans l'analyse
même problématique (comme
économique n'est pas récente. Elle
récemment le scandale Tyco).
remonte aux travaux de l'école
Il l’est encore plus depuis ces
suédoise (Myrdal, Lindahl...) dans
événements. Et les signes d'une
les années 30 sur les anticipations
telle prégnance sont multiples.
(il existe un lien évident entre
Donnons-en juste un exemple,
la capacité de se projeter dans
choisi dans l'évolution en cours
l'avenir au moyen d'anticipations
de la réglementation bancaire
ou de prévisions, et l'information
internationale : à partir de 2005, ou
disponible ou accessible), et
plus probablement 2006, devrait
surtout à un célèbre article de
être mis en place un nouveau
Friedrich Hayek de 19451. Depuis,
ratio de solvabilité des banques, le
l'information a été progressiveratio McDonough, qui va remplament intégrée, à part entière, dans
cer l'actuel ratio Cooke. Ceci
la plupart des paradigmes. Elle
constitue le pilier 1 de la nouvelle
s'est vu appliquer le « principe
approche mise en place à Bâle
d'économicité », c'est-à(Comité de supervision
dire l'analyse coûtsbancaire) et à Bruxelles
L’entreprise qui
avantages (totaux et
(Commission euromarginaux), et l'idée que fait appel au
péenne), auquel s'adjoichaque opérateur se marché financier g n e n t l e p i l i e r 2
comporte rationnelle(amélioration de la
connaît mieux
ment dans le processus
supervision) et, encore
d'acquisition et de traite- sa véritable
plus proche de notre
ment de l'information.
sujet, le pilier 3 sur la
situation que
nécessité de renforcer la
les investisseurs
Ce n'est donc pas l'accent
« discipline de marché ».
mis sur l'information qui souscriront
L'idée est que, pour
qui singularise nombre les titres émis
améliorer cette discipline,
de démarches et de
une transparence accrue
par elle.
réflexions en cours,
de l'information est
mais la place donnée à
nécessaire, même si elle
l'exigence d'une information
n’est pas suffisante. On l'aura
parfaitement transparente. Il n'est
compris, la quantité et la qualité
pas facile de définir en une phrase
de l'information sont des
la transparence de l'information.
éléments essentiels pour le bon
Disons qu’elle traduit l’exigence
fonctionnement de l'économie de
d'une information qui reflète sans
marché, mais aussi pour sa
aucun biais la situation de chacun
régulation par les pouvoirs publics
(de l'Etat, d'une entreprise, d'une
(dans l'exemple précédent, il s'agit
banque, etc.), et qui soit très
de réglementation bancaire, mais
largement partagée, faisant partie
le raisonnement est de portée
de la « connaissance commune »
beaucoup plus générale).
(common knowledge). L'information
ne peut pas être transparente
DE NOUVEAUX CHAMPS
lorsqu'elle est accaparée par
DE RÉFLEXION
certains agents économiques ou
l est aisé de comprendre les
par certains groupes. Cette
motifs de ces exigences. Une
transparence renvoie donc au
information plus transparente
moins à deux dimensions complédu côté des banques et des
mentaires, la quantité et la qualité
entreprises, de façon plus générale
(la nature) des informations accesde l'ensemble des intervenants
sibles.
UNE EXIGENCE
GÉNÉRALISÉE
L
I
(y compris donc aussi l'Etat),
permet de rapprocher les systèmes comptables de la réalité
économique, de mieux guider
l'allocation des ressources, de
pouvoir compter sur un meilleur
équilibre entre emprunteurs et
prêteurs, de réduire certaines
in é g a li t é s d a n s l'a ccè s à
l'information pertinente (les
fameuses « asymétries » d'information au cœur de nombreuses
théories économiques depuis
trente ans). Certains de ces points
méritent une attention spéciale.
Les asymétries d'information.
Elles ont valu à ceux qui se sont
penchés sur elles les premiers, G.
Akerlof, M. Spence et J. Stiglitz, le
prix Nobel d'économie 2001. Le
modèle néo-classique de concurrence pure et parfaite supposait, au
départ, une information parfaite,
gratuite et également partagée par
tous les intervenants. L'hypothèse
d'asymétrie d'information remet
en cause cette dernière propriété.
Plus qu'une hypothèse, c'est
souvent un constat : le banquier
connaît a priori mieux la qualité de
ses engagements que ceux qui
déposent leur épargne auprès de
lui, même lorsqu'ils sont éduqués
et relativement bien informés ;
l'entreprise qui fait appel au
marché financier connaît, en
principe, mieux sa véritable
situation que les investisseurs qui
souscriront les actions ou les
obligations émises par elle ; les
actionnaires ont a priori moins
d'informations que les dirigeants
sur la situation exacte de
l'entreprise. On peut multiplier
à l'infini les cas d'asymétrie
d'information.
On comprend aisément l'enjeu :
dans un monde où l'information
conditionne largement le pouvoir,
les asymétries d'information
créent des inégalités, différentes
certes des autres formes d'inégalités
(de revenu, de patrimoine...), mais
également déterminantes. Les
asymétries d'information sont-
1
F. Hayek, “The use
of knowledge in
society”, American
Economic Review,
septembre 1945.
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TRANSPARENCE FINANCIÈRE
elles condamnées au nom de la
éléments : le volume et la nature
science économique ? Certains
des informations, la rationalité
des arguments précédents
des anticipations individuelles,
pourraient le laisser entendre,
l'efficience des marchés, l'optimalité
même si les jugements restent
(généralement entendue au sens
souvent implicites. Disons que
de Pareto).
ces asymétries ont souvent
pour conséquence d'éloigner de
L’ÉVIDENCE EST PARFOIS
l'« équilibre walrasien », référence
TROMPEUSE
incontournable des paradigmes
'analyse économique pose
dominants. Un premier exemple,
souvent, implicitement ou
pris parmi d'autres : dans le modèle
explicitement, le postulat suivant :
canonique de J. Stiglitz et A. Weiss2
sur le rationnement du crédit,
plus l'information disponible est
c'est l'asymétrie d'information et
riche et fréquente (haute périodispécialement l'incertitude des
cité), mieux le système fonctionne.
banques sur la véritable situation
Sans remettre en cause les vertus
des emprunteurs qui les incitent,
indiscutables de l'information (le
sous certaines conditions, à refuser
contraire de l'incertitude) et de sa
de distribuer du crédit
transparence, on peut évoquer
aux plus risqués plutôt qu'à
deux contre-exemples suggérant
durcir leurs taux
les nuances à apporter.
d'intérêt, engendrant Une information
ainsi un équilibre « non
1. La périodicité optiw a l r a s i e n » s u r l e founie à un
male de l'information.
marché du crédit (en rythme trop
Avec Internet, le flot
l'occurrence, un excès rapide ajoute du d'informations accessibles est beaucoup plus
de la demande de crédit
continu qu'avant, même si
sur l'offre). Un second bruit au bruit,
e xe mp le , b e a u co u p de la volatilité
les systèmes comptables
plus net, d'asymétrie d'in- à la volatilité
n'ont pas nécessairement
reflété, dans la fréquence
formation problématique
des données qu'ils fourest fourni par le délit existante.
nissent, l ' é vo l u t i o n
d'initié en Bourse.
Autant le rationnement du crédit
exacte des technologies : la comptan'a rien de répréhensible en soi
bilité nationale, par exemple, est au
du point de vue du droit et de la
mieux trimestrielle ; elle n'est pas
morale, autant le délit d'initié
(encore) mensuelle, et c'est peutrelève d'une infraction pénale et
être aussi bien comme cela... La podoit être sanctionné en tant que
sition exprimée il y a quelques
tel.
mois par Bill Crist, le patron de
Calpers, premier fonds de pension
L'efficience des marchés. C'est
américain, illustre le propos. Il déune manière complémentaire de
nonçait le fait que les entreprises
traiter de l'information, de sa
publient des résultats trimestriels,
quantité et de sa qualité. Depuis
alors que, d'après lui, des résultats
les travaux de E. Fama, un marché
semestriels seraient largement
financier est dit efficient lorsque
suffisants pour informer le marché
les prix sur ce marché reflètent
et les diverses parties concernées
instantanément et sans biais
(actionnaires, salariés, clients et
l'information disponible. A partir
fournisseurs...). Autrement dit,
de là, on distingue plusieurs formes
dans ce monde caractérisé déjà
d'efficience selon le contenu exact
par une forte instabilité financière,
de l'information disponible. Quelle
une information fournie à un
que soit la version retenue de
rythme trop rapide ajoute du bruit
l'efficience, on entrevoit les liaisons
au bruit, de la volatilité à la volatiétroites entre ces différents
lité existante. L'argument porte
L
2
J. Stiglitz et
A. Weiss,
« Credit rationing
in markets with
imperfect
information »,
American
Economic Review,
juin 1981.
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encore plus lorsqu'il s'agit d'informations faisant elles-mêmes
l'objet de révisions statistiques
fréquentes (chiffres d'inflation ou
de croissance, etc.).
O n vo i t ap p a r a î t re i c i u n
arbitrage entre la recherche
d'une information de plus en plus
transparente, reflétant de mieux
en mieux une réalité elle-même
rapidement mouvante, et la
nécessité de contenir la volatilité
et l'instabilité en-deçà de certains
seuils. Dix ans avant les propos de
Bill Crist, on pouvait trouver dans
la réalité de la crise bancaire
américaine des exemples allant
dans le même sens. Telle banque
moyenne de Californie, alors en
difficulté, avait-elle intérêt à donner
toutes les semaines ou même tous
les mois de l'information sur sa
situation réelle ? Pour une banque
traversant seulement une crise de
liquidité, mais pas de vrai problème
d'insolvabilité, n'était-il pas préférable, afin d'éviter une « ruée aux
guichets » en grande partie
injustifiée, de donner plutôt des
états des lieux trimestriels ? Ces
exemples, et beaucoup d'autres,
montrent l’importance d’une
question qui pourrait être un des
grands thèmes de la recherche
future : il s’agit de déterminer,
de façon endogène, la fréquence
optimale de l'information
disponible au lieu de la supposer
donnée a priori. En règle générale,
cette fréquence optimale ne sera
pas la fréquence maximale, car
elle se situera au point d'équilibre
entre des considérations de
transparence et d'efficience des
marchés d'une part, des critères de
stabilité ou d'instabilité systémique
d'autre part. Cette fréquence ne
sera pas non plus a priori la même
selon le type de marché considéré :
tous les marchés n'ont pas la
même propension naturelle à
« surréagir » aux informations que
les marchés financiers, ceux des
changes ou le marché pétrolier.
Enfin, cette fréquence optimale
dépendra des opérateurs
FAUT-IL TOUT DIRE, TOUT LE TEMPS ?
considérés : les intérêts des
actionnaires, des salariés, des
dirigeants, des clients, etc. ne sont
pas nécessairement convergents
du point de vue de l'information
accessible.
prévenir les crises et contenir les
risques systémiques.
LE MONDE APRÈS ENRON
L
e monde après Enron est
différent de ce qu’il était avant :
cette affaire aura peut-être
engendré des changements plus
profonds que la crise argentine...
Une façon de dire que les effets
systémiques n'apparaissent pas
toujours là où on les attendait.
2. L'existence de certaines asymétries d'information souhaitables.
La difficulté du raisonnement, et de
l'éventuelle modélisation, tient à
ce que, à côté des asymétries
d'information nuisibles à la bonne
allocation des ressources ou à
La faillite d'Enron, puis
l'équilibre souhaitable
les scandales ou
entre les différentes
En période de
démissions forcées
p a r t ie s co n ce r n é e s
intervenus depuis aux
(prêteurs et emprunteurs, krach sur le
Etats-Unis (Dynergy,
dirigeants et actionnaires, marché des
Tyco...) ou ailleurs
salariés et actionnaires,
actions ou des
mettent au premier
etc.), il en existe d'autres
plan l'exigence d'une
qu'il faut conserver, ou obligations, la
information transpamême organiser. Prenons crise se
re n t e , à d if f é re n t s
un exemple qui rejoint,
propagera très
niveaux :
par une autre voie, la
p ro b l é m a t i q u e d é j à vite et
1. La transparence des
évoquée par le patron de brutalement sur
systèmes comptables.
Calpers. Si une banque
les banques qui
La formule de Pierre
était conduite, par la
Joseph Proudhon (« Le
réglementation ou par la pratiquent la
comptable est le
concurrence, à donner comptabilité
véritable économiste »)
toutes les semaines de
aux prix de
prend aujourd’hui un
l'information sur sa
re l i e f p a r t i c u l i e r.
situation à sa clientèle, marché.
Sans insister sur les
en particulier aux
comportements délictueux, on ne
déposants, elle risquerait de
peut aujourd'hui faire l'impasse sur
provoquer de l'instabilité à court
la transparence et la pertinence de
terme dans leur comportement,
l'approche comptable, qu'il s'agisse
le plus souvent sans véritable
de comptabilité nationale, publique
justification. En revanche, accroître
ou privée. On se bornera à citer
la précision et la fréquence des
quelques thèmes essentiels :
informations transmises par
cette banque aux autorités de
– La question des normes
supervision – à condition, bien sûr,
comptables internationales 3 .
que le coût n'en devienne pas
Les Européens ont été sans doute
excessif – améliorerait l’efficacité
un peu vite en besogne en
de la supervision, sans augmenter
soulignant les carences des
pour autant la volatilité des
normes américaines. Nous avons
comportements privés. On peut
aussi les nôtres, et la convergence
très bi en im agine r qu e
comptable n'est même pas
les super v iseur s di spo se nt
totalement assurée à l'intérieur du
d'informations pertinentes plus
marché unique. A l’horizon
fréquentes que les actionnaires,
2005-2006, il faudra rapprocher
les clients ou les salariés. Il y a là
les conventions comptables
un exemple d'asymétrie d'informapratiquées des deux côtés de
tion qui, sans sacrifier l'objectif
l'Atlantique. Les forums de
d'efficience économique, sert à
concertation et de coopération ne
manquent pas. Plutôt que d'en
rajouter de nouveaux, il vaudrait
mieux renforcer l'efficacité de
chacun d'entre eux.
– Les règles de consolidation (avec
lesquelles Enron avait pu prendre,
dans le contexte comptable
américain, quelques libertés). La
consolidation implique aussi bien la
prise en compte conjointe de la
maison-mère et des filiales que, par
exemple, la connaissance fiable et
transparente des opérations dites
« hors bilan » à côté de celles qui
figurent au bilan.
– Les règles de valorisation des
créances et des dettes. Le débat
sur la « juste valeur » (fair value) est
loin d'être clos. Au plan des
principes généraux, on voit bien en
quoi une comptabilité aux prix de
marché (lorsqu'ils existent, ou
lorsque des substituts corrects
sont disponibles) rapproche de la
réalité des situations, en contraste
avec la comptabilité aux coûts
historiques. Donc, a priori, la
« juste valeur » sert l'objectif de
transparence de l'information.
Mais en même temps, la
réévaluation en temps quasi
continu de l'actif et du passif des
entreprises, des banques, etc. est
susceptible d'accentuer la volatilité
et l'instabilité. Par exemple, en
période de krach sur les marchés
financiers (krach sur les actions ou
sur le marché obligataire), la crise
se propagera très vite et en totalité
sur les banques pratiquant la
comptabilité aux prix de marché
(marked to market). On rencontre
une nouvelle fois le risque d'un
arbitrage entre l'exigence de transparence d'un côté, la prévention et
la gestion des risques systémiques
de l'autre.
– Le débat sur la comptabilisation
des « survaleurs » (goodwill),
différences entre le prix d'achat de
certaines entreprises et le prix de
marché ultérieur. La crise du
secteur des télécommunications
3 Voir
sur ce point
l’article de Bernard
Colasse, p. 89.
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TRANSPARENCE FINANCIÈRE
alimente depuis quelques mois
les débats sur le traitement
comptable de ces survaleurs
(pour Vivendi Universal, France
Télécom...). En l'espèce, c'est
une certaine « sagesse conventionnelle » comptable, plus que
l'opportunisme financier, qui
devrait prévaloir.
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reposent sur l'organisation et la
gestion d'un certain nombre de
conflits, il serait hypocrite de le
nier. Mais tout est question de
m e s u re . L e s m é s ave n t u re s
d'Arthur Andersen ont conduit les
grands cabinets qui ne l'avaient pas
déjà fait à opérer des scissions
entre l'audit et le conseil
et à s'abriter derrière
2. L'amélioration du L’affaire Enron,
de nouvelles murailles
gouvernement d'entre- comme naguère
de Chine. Ne nous faiprise (corporate go- la débâcle
sons cependant pas
vernance). Améliorer la
trop d'illusions, car la
quantité et la qualité de Maxwell, a
tentation, pour ces
l'information accessible montré les
cabinets comme pour
aux actionnaires, aux dangers, non
d'autres entreprises
salariés, aux régulateurs,
dans des secteurs très
etc. sur la vraie situation des fonds de
différents, va être de
d'une firme relève d'un pension en
vouloir contrôler tout
gouvernement d'entre- général, mais
ou partie de la chaîne de
prise plus adapté au
valeur par une politique
monde d'aujourd'hui et des fonds de
d'intégration verticale.
plus crédible. En France, pension non
Conclusion : il faudra,
les deux rapports Viénot diversifiés.
au plan européen mais
ont permis de progresser
sans doute également
dans cette direction, et de
mondial, resserrer le
rapprocher les groupes hexagonaux
dispositif réglementaire pour
de certains standards internatiocontenir une telle tentation.
naux, sans toujours les atteindre. Il
nous reste du chemin à parcourir
4. La transparence de l'informa– c’est d'ailleurs le cas de la plupart
tion sur les placements. L'affaire
de nos partenaires d'Europe contiEnron, comme naguère la débâcle
nentale. Parmi les axes à privilégier,
Maxwell, a montré les dangers, non
on peut citer, pêle-mêle, l'accroisdes fonds de pension en général,
sement nécessaire du nombre
mais des fonds de pension non
des administrateurs indépendants
diversifiés. Un certain nombre de
(par hypothèse peu ou pas exposalariés d'Enron ont perdu à la fois
sés à des situations de conflit
leur travail et leurs futures
d'intérêts), le renforcement de
pensions de retraite, parties en
l'information disponible pour
fumée en même temps que le
l e s m e m b re s d e s c o n s e i l s
cours de l'action s'effondrait. Dans
d'administration, l'essor des
le contexte post-électoral français,
comités d'audit et de leur rôle
l'introduction inéluctable de fonds
effectif...
de pension devra s'accompagner
de normes de transparence et de
3. L'atténuation des conflits
strictes règles prudentielles.
d'intérêts. L'indépendance de
l'information conditionne sa
LA TRANSPARENCE MAL
transparence. Et cette indépendance
RÉCOMPENSÉE
n'est plus garantie lorsque se
quelque chose malheur est
multiplient les conflits d'intérêts :
bon. La faillite d'Enron a déjà
entre l'audit légal et le conseil,
conduit à l'aggiornamento d'un
entre le comptable et le décideur,
certain nombre de dispositifs
entre les dirigeants et les
réglementaires et de pratiques,
actionnaires, etc. Certes, nos
dont beaucoup touchent, de près
sociétés et nos économies
A
ou de loin, à la transparence de
l'information. Davantage de
régulation sur certains points
sensibles, de nouvelles règles du
jeu, sont des éléments positifs, à
condition de ne pas remettre
en cause les fondements de
l'économie de marché ou le
processus d'ouverture et de
libéralisation.
L'affaire Enron souligne un autre
défi, plus sociétal que réglementaire. Dans le monde d'aujourd'hui,
et compte tenu de la pression des
marchés financiers, une entreprise
peut-elle avouer des pertes ? Si
la réponse à cette question était
positive, Enron n'aurait peutêtre pas développé des trésors
d'imagination, certains légaux
(mais illégitimes), d'autres illégaux,
pour camoufler ses déficits.
Certes, il y a pertes et pertes,
certaines modérées, d'autres
abyssales, certaines transitoires,
d'autres structurelles. Il faudrait
tout de même en arriver à
admettre qu’une entreprise
totalement transparente sur des
pertes à court terme, qui se
justifieraient par exemple dans le
cadre d'une stratégie de long
terme, ne soit pas immédiatement
sanctionnée par les marchés,
justement parce qu’elle est
transparente... On retrouve là le
thème du décalage entre l'horizon
de la gestion stratégique de la
firme et celui des marchés financiers. Il est décidément plus facile
de changer les réglementations
que les mentalités et les
habitudes. l