Nutrition artificielle au cours des pancréatites aiguës

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Nutrition artificielle au cours des pancréatites aiguës
Nutrition artificielle au cours des pancréatites aiguës
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X. Hébuterne*
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■ La nutrition artificielle n’a d’intérêt que dans les pan-
créatites aiguës sévères.
■ Les émulsions lipidiques sont sans danger au cours de
la pancréatite aiguë. Les lipides doivent représenter
environ 30 % de l’apport énergétique non protéique.
■ L’alimentation entérale intrajéjunale ne stimule pas les
sécrétions pancréatiques.
- La nutrition entérale peut être administrée en toute sécurité
chez les patients atteints de pancréatite. L’alimentation par voie
jéjunale est souvent tolérée, sans aucune exacerbation des
symptômes, chez les patients atteints d’une affection bénigne ou
modérée, ainsi que chez les patients qui ont eu une intervention
chirurgicale pour des complications de la pancréatite. Cependant
on ne connaît ni le site de nutrition (gastrique versus duodénal
versus jéjunal) ni la formulation nutritive (élémentaire versus
polymérique, pauvre en graisse ou normale) qui présentent le
moins de risque d’exacerbation des symptômes de la maladie.
- L’utilisation d’émulsions lipidiques intraveineuses est sans
danger chez les patients atteints d’une pancréatite aiguë, à
condition d’éviter une hypertriglycéridémie supérieure à 4 g/l.
■ Chez un patient que l’on opère pour une pancréatite
aiguë grave, on doit poser une jéjunostomie d’alimentation.
A
u cours d’une conférence organisée conjointement
par le National Institute of Health, l’American
Society for Parenteral and Enteral Nutrition et
l’American Society for Clinical Nutrition, Klein et coll. ont
défini, en s’appuyant sur les données publiées, des recommandations en pratique clinique concernant la nutrition artificielle
au cours de différentes situations cliniques, dont la pancréatite
aiguë (1). Les recommandations proposées étaient les suivantes :
- Ni la nutrition entérale ni la nutrition parentérale n’ont d’effets
bénéfiques sur l’évolution clinique des patients atteints d’une
pancréatite aiguë bénigne ou modérée.
- Les patients dont l’affection perdure, comme ceux qui sont
atteints d’une affection sévère ou qui présentent des complications, ont besoin d’un support nutritionnel pour prévenir les
effets indésirables d’une carence nutritive. Le rythme, la voie
d’administration et la formulation des nutriments pour une
nutrition optimale ne sont pas clairement définis en raison du
manque d’essais cliniques.
* Gastroentérologie et nutrition, hôpital de l’Archet, Nice.
La Lettre de L’Hépato-Gastroentérologue - n° 4 - août 1998
NUTRITION PARENTÉRALE AU COURS DES PANCRÉATITES AIGUËS : POUR QUELS PATIENTS ?
L’ingestion d’une alimentation normale au cours d’une poussée
de pancréatite aiguë entraîne une exacerbation des symptômes
douloureux et une élévation des enzymes pancréatiques ; d’autre
part, il existe souvent un iléus paralytique. Ces différents paramètres nécessitent la mise à jeun du patient. Au cours des pancréatites aiguës bénignes et modérées, la durée de la période de
jeûne va être en général courte (moins d’une semaine) et ne justifie pas la mise en route d’un support nutritionnel autre que la
perfusion de sérum glucosé et d’électrolytes. Une étude contrôlée réalisée chez 54 patients, ayant présenté une pancréatite
aiguë non grave (score de Ranson moyen égal à 1), a évalué l’intérêt de la nutrition parentérale précoce dans ces circonstances.
Aucun effet bénéfique n’a été retrouvé en faveur de la nutrition
parentérale, et le groupe de patients recevant ce type de nutrition
avait des besoins en insuline plus élevés et une incidence d’infection plus importante que le groupe contrôle (2). Chez l’alcoolique chronique, un apport en vitamines hydrosolubles et en
phosphore devra cependant être réalisé.
Au cours des pancréatites aiguës graves, l’augmentation de la
dépense énergétique et le catabolisme protidique aboutissent à
une augmentation des besoins nutritionnels. Dans une étude réalisée chez 73 malades porteurs d’une pancréatite aiguë grave
(Ranson moyen : 2,5 ± 0,12) la mortalité était inversement proportionnelle au bilan cumulé d’azote (3). L’absence d’étude
randomisée, comparant la nutrition parentérale à la simple
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réanimation hydroélectrolytique dans les pancréatites aiguës
graves s’explique par le fait que dans ces circonstances, chez un
patient qui doit rester à jeun souvent plusieurs semaines, il
paraît difficilement concevable de ne pas lui apporter un support
nutritionnel. Cependant plusieurs études qui utilisent des comparaisons historiques suggèrent que la nutrition parentérale
entraîne une réduction de la mortalité (3, 6).
Il semble à peu près admis maintenant que les patients qui présentent une pancréatite aiguë grave d’emblée (score de Ranson > 3)
doivent bénéficier d’un support nutritionnel le plus précoce possible (7).
NUTRITION PARENTÉRALE AU COURS
DES PANCRÉATITES AIGUËS : QUELS APPORTS ?
Contrairement à l’alimentation orale, la nutrition parentérale ne
stimule pas ou très peu la sécrétion du pancréas (8). Le glucose administré par voie intraveineuse diminue le volume des
sécrétions pancréatiques. Les acides aminés administrés chez
le chien, dans un modèle de fistule pancréatique, ne modifient
pas le volume des sécrétions pancréatiques (9). Les lipides ne
semblent pas non plus stimuler durablement les sécrétions pancréatiques (10). Bien qu’il ait été rapporté plusieurs cas au
cours desquels la perfusion de lipides a provoqué une pancréatite, celle-ci était en fait due à une hypertriglycéridémie. Chez
les patients porteurs d’une pancréatite aiguë, comme d’une
manière générale en nutrition parentérale, il convient d’éviter
une hypertriglycéridémie trop importante. La surveillance de la
concentration sérique des triglycérides doit être réalisée systématiquement au même titre que celle de la glycémie. De nombreuses études ont confirmé l’innocuité de l’apport lipidique au
cours de la pancréatite aiguë (7). Bien que la pancréatite aiguë
s’accompagne généralement d’une augmentation des besoins
énergétiques, les apports trop importants doivent être évités,
car il sont la source d’une augmentation de l’incidence des
complications métaboliques et probablement infectieuses.
Le type d’apport lipidique mérite d’être discuté. Les solutés qui
apportent des triglycérides à chaîne moyenne ont une demi-vie
plasmatique plus brève que les triglycérides à chaîne longue et
leur utilisation énergétique est plus rapide. Les triglycérides à
chaîne longue ont des effets immunodépresseurs quand ils sont
administrés en grande quantité. Leur richesse en delta-6-désaturase entrave la synthèse des acides gras supérieurs à C18, ce
qui induit une modification des compositions membranaires et
du métabolisme des eicosanoïdes (11). Les émulsions dont la
teneur en acide linoléïque est réduite, triglycérides à chaîne
moyenne, émulsion à base d’acide oléïque (huile d’olive), semblent avoir moins d’interférences avec le système immunitaire.
D’autre part, ces dernières semblent mieux résister à la peroxydation que les émulsions traditionnelles à base d’huile de
soja. Les émulsions à base d’huile de poisson, riche en acides
gras n-3, possèdent d’importants effets immunomodulateurs et
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anti-inflammatoires. Le bénéfice clinique apporté par les “nouvelles émulsions lipidiques” comparativement aux émulsions
traditionnelles n’a cependant pas encore été démontré. Leur
intérêt principal dans la pancréatite aiguë réside plus probablement dans une moindre augmentation de la triglycéridémie par
rapport à celle observée avec les émulsions à base d’huile de soja.
En ce qui concerne l’apport azoté, les principaux solutés disponibles présentent une formule équilibrée, mais ils ont tous en
commun de ne pas apporter de glutamine. Or, on sait que cet
acide aminé, bien que non essentiel, est le plus important quantitativement dans l’organisme. Il peut devenir déficient chez les
patients agressés ou lorsque la nutrition parentérale est de
longue durée. La glutamine est le principal carburant des cellules à multiplication rapide, le premier précurseur de la néoglucogenèse, et elle régule la synthèse protéique ainsi que la
synthèse des acides nucléiques. De plus, elle exerce un rôle trophique sur l’épithélium intestinal. Une étude récente a démontré, chez 84 patients hospitalisés en unité de soins intensifs
(dont sept pour pancréatite aiguë), le bénéfice clinique apporté
par la supplémentation en glutamine (versus un placebo isoazoté), puisque la survie à six mois était de 67 % dans le groupe de malades recevant de la glutamine contre 43 % dans le
groupe non supplémenté (p < 0,05) (12). Il faut noter que la
mortalité à six mois du groupe placebo était identique à la mortalité historique observée dans cette unité de soins intensifs. Il
nous semble, comme d’autres (13), que la supplémentation en
glutamine chez les malades atteints d’une pancréatite aiguë
grave, hospitalisés en unité de soins intensifs et traités par
nutrition parentérale, réponde à une grande logique et qu’il
n’existe pas de raison pour priver les malades de cet apport
supplémentaire. Les recommandations pour la nutrition parentérale chez les patients porteurs d’une pancréatite aiguë grave
sont représentées dans le tableau ci-dessous.
QUELLE EST LA PLACE DE LA NUTRITION ENTÉRALE
Tableau. Recommandations pour la nutrition parentérale au cours des
pancréatites aiguës.
Apport énergétique non protéique : 35-45 kcal/kg
Apport lipidique : environ 30% de l’apport énergétique non protéique
Apport azoté : 0,25 à 0,35 g/kg/j
Apport azoté supplémentaire sous la forme de glutamine : 0,3-0,4 g/kg/j
de glutamine
Apport suffisant en électrolytes (y compris le phosphore), pour couvrir
les besoins (surveillance ionique)
Apports en vitamines et micronutriments (les mélanges du commerce
suffisent en général à couvrir les besoins)
La Lettre de L’Hépato-Gastroentérologue - n° 4 - août 1998
AU COURS DE LA PANCRÉATITE AIGUË ?
Les sécrétions pancréatiques sont stimulées par l’administration
de nutriments dans l’estomac ou le duodénum. Cependant, si,
chez le chien, l’administration d’un mélange élémentaire dans
l’estomac augmente nettement le volume des sécrétions pancréatiques et en modifie la composition, aucun effet n’est observé lorsque les nutriments sont administrés dans le jéjunum (14).
Chez l’homme, Vidon et coll. ont montré que l’administration
intrajéjunale d’un mélange polymérique entraînait, pour une
charge énergétique élevée, une diminution des sécrétions pancréatiques (15). Ainsi, la nutrition entérale en site jéjunal est
théoriquement possible chez les malades avec une pancréatite
aiguë grave. Elle a l’avantage potentiel par rapport à la nutrition
parentérale de diminuer le risque infectieux sur cathéter, surtout
elle pourrait diminuer le risque de translocation bactérienne. À
l’inverse, chez des malades qui présentent souvent un iléus
réflexe, elle peut être techniquement difficile. McClave et coll.
ont comparé la nutrition entérale par sonde naso-jéjunale à la
nutrition parentérale chez des patients hospitalisés pour une
pancréatite aiguë d’intensité modérée (16). Aucune différence
n’était notée entre les deux groupes en ce qui concerne l’évolution de la douleur et la normalisation de l’amylasémie. Le score
de Ranson, identique dans les deux groupes au début de l’étude,
était plus bas au sixième jour dans le groupe nutrition entérale
que dans le groupe nutrition parentérale. Bien que cette étude
démontre la faisabilité de la nutrition entérale intrajéjunale au
cours de la pancréatite aiguë, elle s’est intéressée à des pancréatites aiguës modérément sévères, où il n’est pas certain que
le support nutritionnel était toujours justifié. Par contre, un travail récent a comparé les deux techniques de nutrition au cours
des pancréatites aiguës sévères (17). Trente-huit malades ont été
randomisés en deux groupes. Le premier (n = 18) recevait une
alimentation entérale semi-élémentaire par sonde naso-jéjunale,
le second (n = 20) recevait une nutrition parentérale à l’aide
d’un cathéter central. L’alimentation entérale a été bien tolérée
et les malades traités de la sorte présentaient moins de complications (p < 0.05), notamment septiques (p < 0.01), que ceux qui
étaient traités par nutrition parentérale. Le coût du support nutritif était trois fois moins élevé dans le groupe de malades en alimentation entérale.
L’utilisation du tube digestif est, lorsque cela est possible, toujours préférable à la nutrition parentérale. La nutrition entérale
est actuellement très peu employée au cours des pancréatites
aiguës et mériterait certainement de l’être plus systématiquement. Lorsqu’un patient doit être opéré, la mise en place d’une
jéjunostomie d’alimentation devrait être quasiment systématique. Chez les patients porteurs d’une pancréatite grave la mise
en place d’une sonde naso-jéjunale peut être envisagée car,
même si elle ne permet pas toujours de couvrir l’ensemble des
besoins énergétiques du malade, un apport nutritif intrajéjunal
même incomplet peut aider à maintenir l’intégrité de la barrière
muqueuse intestinale, et de ce fait diminuer les complications
infectieuses. Dans ces conditions l’apport énergétique suppléLa Lettre de L’Hépato-Gastroentérologue - n° 4 - août 1998
mentaire peut être apporté par voie parentérale. Ce dernier sera
diminué progressivement, parallèlement à l’augmentation des
apports entéraux, lorsque l’iléus se lève.
CONCLUSIONS
La nutrition artificielle, sans intérêt au cours des pancréatites
peu sévères, est essentielle au cours des pancréatites graves. En
nutrition parentérale, un apport azoté supplémentaire sous la
forme de glutamine est logique chez ces patients sévèrement
agressés, et pourrait participer à une amélioration du pronostic.
Même si les études sont encore peu nombreuses, il semble que
la nutrition entérale précoce intrajéjunale soit possible au cours
de la pancréatite aiguë sévère ; elle pourrait influencer favorablement le pronostic des malades en participant au maintien de
l’intégrité de la barrière muqueuse intestinale.
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Mots clés. Pancréatite aiguë - Traitement médical - Nutrition Lipides - Jéjunostomie.
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