« De quoi se moque-t-on ? Satire, parodie et ironie dans l`œuvre de

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« De quoi se moque-t-on ? Satire, parodie et ironie dans l`œuvre de
« De quoi se moque-t-on ? Satire, parodie et ironie dans l’œuvre de Gustave Courbet »
Frédérique Desbuissons
Gustave Courbet a certainement été l’un des artistes du XIXe siècle les plus moqués : critiques
et caricaturistes ont amplement raillé les ridicules de son œuvre comme ceux de sa personne, faisant
du peintre, par delà l’identification au Réalisme dont il était le promoteur, une figure emblématique
des travers de l’art moderne. Les images et les textes satiriques composant cette première fortune
critique, bien connus des historiens de l’art, constituent une véritable manne documentaire dans
laquelle ceux-ci puisent à l’envi depuis plus d’un siècle. Or si l’on connaît bien Courbet comme objet
de la satire, il en va tout autrement de Courbet satiriste ou sujet producteur de satire(s), la place
occupée par celle-ci dans son œuvre n’ayant guère été abordée de front. Cette négligence résulte pour
une large part de l’attachement au paradigme moderniste qui a réglé pendant près de deux siècles
l’approche de l’art de la seconde moitié du XIXe. L’argument proposé par les organisateurs de cette
journée d’étude invite, bien au contraire, à prendre en compte la dimension pragmatique des œuvres
d’art et de leurs représentations : si la satire est une arme et qu’elle attaque, si elle peut jouer un rôle,
social et politique, c’est donc qu’elle est une action humaine et non seulement un objet d’art
désintéressé.
Dès la fin de la IIe République, la question de l’éventuelle dimension satirique (comme forme
moqueuse de critique sociale) ou parodique (comme imitation burlesque d’une œuvre sérieuse) de la
peinture de Gustave Courbet était posée par ses détracteurs comme par ses défenseurs. En 1851, alors
que la « bataille réaliste » faisait rage au Salon et tout particulièrement autour d’Un enterrement à
Ornans, certains suspectaient même l’artiste de n’user de son talent que pour se moquer du public,
tandis qu’à Ornans, on se plaignait d’avoir été mystifié par l’enfant du pays 1 . C’était pour partie le
sens de sa comparaison à Alcibiade (dont Plutarque rapportait qu’il avait coupé la queue de son chien
pour se faire remarquer) qui a longtemps hanté une presse particulièrement sensible à la blague 2 ; tout
autant qu’elle faisait du jeune peintre un trublion à l’esprit provocateur, la comparaison soulignait son
ambiguïté mais aussi sa vénalité. Quoique le vieux singe Gautier l’ait bien vite qualifié de pseudo
naïveté 3 , Théodore de Banville regrettera dix ans plus tard sa disparition, lorsque triompheront au
Salon la Remise des chevreuils et la Femme au perroquet 4 :
1
Si l’on en croit du moins Champfleury, qui rapporte la colère des modèles du peintre dans « Les intelligences
d'aujourd'hui, peintres, musiciens et poètes. I. Courbet », le Messager de l'Assemblée, 25 février 1851.
2
La comparaison de Courbet à Alcibiade parcourt toute la décennie : on la trouve dès 1851 chez Jules La
Beaume, « Lettres sur l’Exposition des ouvrages des artistes vivants. Salon de 1850-1851 », le Messager de la
Haute-Marne, 1851, p. 184-185, puis dans Auguste Desplaces, « Le socialisme dans l’art », L’Artiste, 15 juillet
1852, p. 184-185, dans Nadar jury au Salon de 1853, J. Bry aîné, 1853, dans Edmond About, Voyage à travers
l'Exposition des Beaux-Arts (Peinture et sculpture), L. Hachette et Cie, p. 203, et de nouveau chez Nadar dans un
article du Journal amusant du 11 décembre 1858.
3
Le critique qualifie alors le peintre de « faux bourru » à la « brutalité […] feinte en grande partie », lui
reprochant d’exagérer sa rusticité par « des empâtements de couleurs destinés à donner une apparence grossière à
sa peinture » (Théophile Gautier, « Salon de 1852 », La Presse, 11 mai 1852).
4
Théodore de Banville, « Courbet seconde manière », Le Figaro, 24 mai 1866. Ce poème est ensuite inclus dans
les Nouvelles odes funambulesques, Paris, Alphonse Lemerre, 1869, puis dans Les Occidentales dans le volume
de Poésies paru en 1875 chez le même éditeur.
« Courbet ne tire plus de coups de pistolet.
Il est sage à présent : c’en est fait des caprices
Étranges et bouffons que ce réaliste eut.
Succès ! il était temps que tu le prisses,
Et je vois devant lui se dresser l’Institut.
C’en est fait des lutteurs dont la chair était bleue,
Des nez extravagants, des yeux à demi ronds !
Courbet transfiguré ne coupe plus la queue
De ses chiens. Il n’est plus qu’admirable. Admirons ».
La critique de 1851 s’était massivement interrogée sur l’intention de l’artiste : Courbet n’étaitil qu’un comique involontaire – un lourdaud pas bien malin doublé d’un rustre mal éduqué dont les
productions ne seraient que grossières contrefaçons de l’art véritable –, ou bien faisait-il, à dessein,
œuvre de satiriste ? Cette question n’était toujours pas tranchée deux ans plus tard, quand le salonnier
de L’Abeille impériale rendait compte de son envoi 5 :
« Que dirai-je de M. Courbet, avec son parti pris de faire commun et du vulgaire ?… j’allais
dire du grotesque ; mais je serais désolé d’affliger un homme de talent… Dois-je ajouter qui se
trompe ? je n’en suis pas très-sûr. Je devrais dire peut-être qui se moque de nous ; mais que
M. Courbet s’en rapporte à moi : il est temps, pour lui, pour le public, que sa plaisanterie (si
c’en est une) cesse, et qu’il revienne au grand art, à l’art sérieux, dans lequel il aura bien vite
conquis une belle et noble place ».
Elle ne n’était pas plus en 1855, quand pour la seconde fois Un enterrement à Ornans était présenté au
public parisien, donnant l’occasion à Charles Perrier 6 d’y voir à la fois la manifestation involontaire
du comique de l’artiste et l’éclat de son rire jeté à la face de la Tradition :
« Le réalisme ne fait pas que côtoyer le ridicule, il y vogue à pleine voile… L’Enterrement à
Ornans, ce premier coup de canon tiré par M. Courbet est bien plutôt le premier coup de pied
donné par le réalisme à l’art, à la nature, et même à la réalité ; cette toile est un immense éclat
de rire. En lisant le titre, vous craignez de vous attendrir ; bon ! dès le premier coup d’œil vous
ne craignez plus que de vous désopiler la rate ».
5
Achille Jubinal, « Promenade au Salon de 1853 », L’Abeille impériale, n°3, 31 mai 1853, p. 10.
Charles Perrier, « Du Réalisme – Lettre à M. le Directeur de L'Artiste », L'Artiste, vol. 16, 14 octobre 1855,
p. 88.
6
C’est pourquoi bien des années plus tard, Théophile Silvestre, forçant quelque peu le trait, fera de
l’autoportrait au centre de L’Atelier du peintre 7 la parfaite incarnation du tempérament de l’artiste à
ses débuts, dont le seul visage révélerait la bouffonnerie foncière 8 :
« Que c’est bien là Courbet, le Courbet d’alors, le vrai, le seul, l’unique ! encore naïf, tout
joyeux de tout, surtout d’être Courbet ; parfois spirituel sans la moindre culture d’esprit,
presque charmant, même en son égotisme et ses rodomontades. Ah ! qu’il était beau et bon
garçon en ses lourdeurs naturelles et ses malices ensabotées ; […] trop bruyant et rieur, rieur à
se tordre ; riant de rien, riant de tout, même à la procession ; riant aux éclats, parfois entendus
de la grille au Château-d’Eau du Peyrou [Montpellier], et d’un bord à l’autre de l’Esplanade.
[…] Enfin ce beau, ce mémorable profil, c’est Courbet, l’ineffable Courbet ; c’est bien son
portrait, qui mieux est, son identité ».
Si l’art de Courbet possède de fait une dimension satirique – puisque comme le rappelle un vieux
proverbe anglais, « la preuve de la satire c’est qu’on en rit » –, celle-ci faisait pourtant débat à l’instant
même où elle se manifestait. Il convient donc moins de rechercher des preuves du sens satirique plus
ou moins caché de certains tableaux de Courbet que de s’interroger sur ce qui autorisait leur
(in)compréhension comme autant de satires picturales – ou, autrement dit, les conditions de
l’expérience satirique 9 .
La Source d’Hippocrène et le Retour de la conférence sont deux œuvres exécutées par
Gustave Courbet dans les années 1860, auxquelles la totalité des commentateurs a accordé un sens
satirique incontestable, au sens où celui-ci n’a jamais été remis en cause. La Source d’Hippocrène
(c. 1864), disparue avant même d’avoir été achevée, ne nous est connue que par une lettre adressée à
Jules Castagnary 10 dans laquelle l’artiste évoque sa destruction accidentelle (posée sur le chevalet, la
toile aurait été crevée par sa sœur). Nous ignorerons volontairement aujourd’hui la question de
l’existence matérielle de l’œuvre, pourtant loin d’être anodine 11 , pour nous concentrer sur celle de sa
rhétorique satirique. Le sujet annoncé appartient au registre du sérieux, combinant mythologie
classique et littérature moderne : un groupe mêlant poètes romantiques et réalistes (Alphonse de
Lamartine, Théophile Gautier, Charles Baudelaire, mais aussi Pierre Dupont, Gustave Mathieu et
Charles Monselet), réunis autour de la source née d’un coup de sabot de Pégase (d’où hippocrène,
« du cheval ») au mont Hélicon, le séjour d’Apollon et des muses, fontaine au pouvoir d’inspiration
7
Gustave Courbet, L’Atelier du peintre, allégorie réelle déterminant une phase de sept années de vie artistique,
1855. h/t, 359 x 598 cm. Paris, musée d’Orsay.
8
Théophile Silvestre dans Alfred Bruyas, Musée de Montpellier. Galerie Bruyas, Paris, s.n., 1876, p. 182.
9
La notion d’ « expérience » étant utilisée au sens de l’esthétique pragmatique de John Dewey, qui distingue le
produit (l’objet matériel) de l’œuvre qui s’actualise dans le moment de sa réception : « Le premier est physique
et virtuel ; la seconde est active et inscrite dans une expérience. Elle est ce que le produit effectue, son
actualisation » (John Dewey, L’art comme expérience, trad. fr. Paris, Publications de l’Université de Pau /
Farrago, 2005 [1934], p. 197).
10
Lettre de G. Courbet à Jules Castagnary, [18 janvier 1864], dans Petra ten-Doesschate Chu (éd.),
Correspondance de Gustave Courbet, éd. fr. revue et aug., Paris, Flammarion, 1996, n° 64-2.
11
Pour nous comme pour les contemporains de l’artiste, la Source d’Hippocrène n’aura jamais été qu’un objet
textuel, dans une lettre dont nous savons par Max Buchon qu’elle avait « couru tous les petits journaux de Paris »
(M. Buchon, « Variétés », Revue littéraire de la Franche-Comté, t.1, 1864, p. 300). L’existence matérielle du
tableau sera incertaine aussi longtemps que cette description restera le seul document en témoignant.
légendaire. Notons au passage que c’est précisément l’exemple qu’avait choisi le philosophe
catholique Louis de Bonald pour disqualifier l’inspiration mythologique dans sa Législation primitive,
au motif qu’elle aurait fait son temps et menacerait de sombrer dans la parodie 12 :
« On ne fait pas peut-être assez d’attention à la révolution insensible que le temps et la raison
opèrent au milieu de nous. Il semble que la fin du monde païen approche, et que ces restes
d’idolâtrie, qui se mêloient à toutes nos institutions, s’effacent peu à peu de la société. Il faut
une extrême délicatesse pour parler aujourd’hui ailleurs que dans le genre burlesque,
d’Apollon et de Pégase, des Muses, de la fontaine d’Hyppocrène [sic] et du sacré vallon.
Vénus, les ris, les jeux et les grâces commencent à vieillir, et même ce n’est qu’avec réserve et
précaution qu’on peut hasarder encore de nommer Mars et Thémis ».
Confirmant (involontairement ?) la thèse de Bonald, la description de l’interprétation réaliste de ce
sujet « élevé » ne laisse subsister aucun doute sur son détournement satirique et anti-romantique :
« La source, invisible pour la moderne armée d’Apollon, était visible au premier plan pour le
public. […] Couchée sur son rocher couvert de mousse, elle crachait dans l’onde qui les
empoisonnait tous, les uns étaient déjà pendus, les autres étaient noyés. […][Mais] adieu la
critique acerbe, adieu les récriminations, adieu la haine de la poésie pour le réalisme.
L’exposition prochaine manquera encore une fois de gaieté ».
Ce qui constitue explicitement cette représentation en satire est la rhétorique de la dénonciation à
laquelle elle obéit, que formalise dans l’image la dissociation de deux plans : celui de l’illusion (ce que
s’imaginent les poètes : boire à la source d’inspiration) et celui de la vérité (ce que nous, spectateur,
découvrons être réellement la source : ils s’y empoisonnent). La métaphore le redouble (la poésie
romantique est une chimère pernicieuse autant que ridicule), et l’on en trouve une troisième
occurrence, puisque la satire se dédouble encore en visant deux plans, celui de l’expression comme
celui du contenu : c’est aussi l’allégorie classique que dévalue ici son usage burlesque. Dans cette
œuvre-ci, la satire s’identifie à une structure double, contradictoire et surdéterminée.
Le second tableau, le Retour de la conférence (1862), a lui aussi disparu 13 , mais seulement
après son exposition et non sans avoir donné lieu à réactions publiques. Il nous est connu par la
12
Gabriel Louis Ambroise de Bonald, Législation primitive considérée dans les derniers temps par les seules
lumières de la raison (1802), Œuvres, Paris, Le Clere, 1817, 2, 1, p. 322-323. L’ouvrage avait été réédité à
quatre reprises au cours du siècle, la quatrième édition étant parue en 1847 et la cinquième en 1857. Signalons
par ailleurs que Michèle Haddad a vu dans L’Étude, un poème composé par le professeur de dessin du jeune
Courbet à Besançon, Charles-Antoine Flajoulot, dans lequel ce dernier se référait aux « bords fleuris
d’Hippocrène », une possible source pour l’œuvre de Courbet (Michèle Haddad, « Baudelaire et Courbet.
Quelques précisions », L’Année Baudelaire, n°3, 1997, p. 47).
13
Dans les années 1950, le tableau sera acheté à la galerie Georges Petit par « un financier » dans le seul but de
la détruire parce qu’il jugeait l’œuvre impie, comme il l’expliquera au marchand une fois l’acquisition faite
(Robert Fernier, La vie et l’œuvre de Gustave Courbet, Lausanne, La Bibliothèque des Arts, 1977, t. 1, p. 196).
gravure 14 , ainsi que par des travaux préparatoires 15 , qui nous permettent d’imaginer son aspect, en
dépit des modestes dimensions de ces succédanés : l’impact, et donc la signification, d’une œuvre
mesurant quelque deux mètres sur trois n’est pas comparable à celles d’esquisses trois fois plus petites
ou de reproductions photographiques en noir et blanc. Destiné au Salon de 1863, le grand « tableau
des curés » 16 avait été exécuté en Saintonge où le peintre séjournait à l’invitation d’Étienne Baudry,
républicain notoire et ami de Jules Castagnary 17 . La toile, que l’artiste qualifiait de « critique et
comique au dernier degré » 18 , avait été conçue comme un coup préparé dans le secret et destiné à faire
grand bruit à Paris. Censuré par l’administration, qui l’avait exclu du Salon de 1863, il n’avait pas
davantage été présenté aux Refusés (ce que Courbet n’aurait d’ailleurs pu être puisque médaillé, ses
œuvres auraient dû être reçues sans examen du jury 19 ) et l’artiste l’exposa finalement dans son atelier.
Dans toute la production du peintre réaliste, le Retour de la conférence a toujours été considéré comme
le paradigme de l’œuvre d’intention satirique, fortement dépendante de la cible qu’elle vise et dont
l’instrumentalisation dévaluait son intérêt artistique : comme André Fontainas le soulignera en 1921,
« le peintre aspirait à la satire ; il n’avait point réussi à doter sa composition de puissance et de cette
généralisation du sens particulier à l’épisode montré, par lequel elle se fut évadé du domaine de
l’anecdote » 20 . Dans ce second tableau, nous repérons encore aisément la thématisation du
dédoublement satirique : un couple de paysans, spectateurs hilares, se moque d’une bande de curés
revenant ivres d’une réunion ecclésiastique (la conférence du titre), contribuant par leur tenue à en
révéler l’imposture, auxquels il faudrait ajouter le chien du premier plan, et même, excentré sur la
droite, un curé riant de ses coreligionnaires qu’il montre de la main.
Toutefois, réduire la portée satirique du Retour de la conférence à sa seule iconographie est
encore insuffisant : en identifiant la signification de l’œuvre à ce qui est peint à la surface de la toile,
on manque toute la profondeur de l’événement dans lequel elle s’inscrit – événement dont elle est à la
fois le centre comme la condition sine qua non, mais dont on ne peut l’arracher au risque de la
dévitaliser. Il faut pour cela interpréter l’œuvre dans un ensemble plus vaste et comme partie d’un
processus qui la dépasse, y inclure son exécution et son exposition – bref, considérer ce que les
linguistes appellent ses conditions d’énonciation. L’on s’aperçoit alors que l’efficacité de cette satire
ne réside pas tant dans son sujet que dans son exposition, geste provocateur (donc action) visant moins
l’indignité du clergé et l’hypocrisie de la religion que l’intolérance du pouvoir. Comme toujours, mais
plus encore semble-t-il cette année-là, Courbet avait pensé son envoi au salon dans sa globalité,
14
Gustave Courbet, Le Retour de la conférence (1863), reproduction gravée dans Les curés en goguette,
Bruxelles, Librairie Lacroix, 1868.
15
Roger Bonniot (Gustave Courbet en Saintonge, 1862-1863, 2e éd. mise à jour et augmentée, Saintes, La
Saintonge Littéraire, 1986, p. 142-143) signale un dessin et deux esquisses, reproduites dans R. Fernier, ibid.
L’une d’elle, sans doute préalable à l’exécution du tableau et qui s’en écarte par quelques détails, est conservée
au Kunstmuseum de Bâle.
16
Lettre de G. Courbet à Léon Isabey, [Port-Berteau, décembre (?) 1862], dans P. Chu (éd.), n° 62-13.
17
Roger Bonniot a minutieusement étudié dans son déroulement et ses détails ce séjour de près d’une année dans
Gustave Courbet en Saintonge, op. cit.
18
Lettre de G. Courbet à ses parents, [Saintes, début janvier 1863], dans P. Chu (éd.), n° 63-2.
19
Comme le rappelait le règlement du salon de 1863 : « Seront reçues sans examen les œuvres des membres de
l’Institut, celles des artistes décorés pour leurs ouvrages, ou ayant obtenu une médaille de 1re ou de 2e classe aux
Expositions annuelles » (Explication des ouvrages de peinture, sculpture, gravure, lithographie et architecture
des artistes vivants exposés au Palais des Champs-Élysées le 1er mai 1863, Paris, Charles de Mourgues frères,
1863, p. xxi, repr. en fac-simile dans Pierre Sanchez et Xavier Seydoux, Les catalogues des Salons, t. VII (18591863), Dijon, L’Échelle de Jacob, 2004).
20
André Fontainas, Courbet, Alcan, 1921, cité dans R. Fernier, op. cit., t. 1, p. 196.
comme il l’expliquait au mois de février à son ami l’architecte Léon Isabey 21 : « Comme [mon
tableau] ne sera peut-être pas reçu, je n’envoie que celui-là au lieu de trois pour les mettre en demeure
de me refuser ou de m’accepter à cette exposition » (finalement, il changera d’avis et enverra aussi
deux autres tableaux et une sculpture qui, comme il le suspectait, furent seuls acceptés 22 ). Ce que
dénonçait l’exposition du Retour de la conférence était moins la bassesse de l’Église que la censure à
laquelle les beaux-arts étaient soumis sous le régime de Napoléon III : ils n’étaient pas plus libres que
les citoyens, et leur autonomie comme leur désintéressement n’étaient que pures hypocrisies. C’est
pourquoi le Retour de la conférence est à bien des égards une peinture décevante : trompant les
attentes internalistes qui fondent la jouissance du spectateur sur l’autonomie du médium et son
intransitivité, elle a toujours été l’une des œuvres de Gustave Courbet la plus mal aimée, y compris par
ses plus fermes soutiens 23 . Inextricablement liée à son environnement, l’œuvre était destinée à
manquer son effet une fois disparues les conditions de son succès. Se nourrissant de l’absence de
libertés publiques et de la censure religieuse, l’œuvre devra, pour regagner son aura perdue, en
attendre la renaissance – une éventualité que les procès récemment engagés envers les auteurs de
caricatures visant la religion rendent de moins en moins hypothétique.
La dichotomie structurelle qui fonde les deux exemples précédents est absente de
l’iconographie de La Mère Grégoire (1855/1857-1859) 24 , dans laquelle Hélène Toussaint a vu une
satire de la République figurée sous les traits d’une tenancière de maison close à laquelle le peintre
aurait donné les traits du poète Béranger 25 . Il s’agit là toutefois d’une interprétation satirique
hypothétique, considérée comme largement incertaine et sujette à caution. Elle fait appel à une
multitude d’éléments qui ont la particularité d’être extérieurs à l’œuvre comme à son contexte
immédiat, n’entretenant aucun lien explicite ni avec le projet de l’artiste, ni avec les débats politiques
contemporains ou encore avec les commentaires de ses contemporains, tel que le rapprochement opéré
par Hélène Toussaint entre la Mère Grégoire et une lettre de 1848, où le peintre annonce à sa famille
son intention de participer à un concours de chanson populaire. Ce n’est plus le tableau, une partie de
celui-ci ou l’expérience dans laquelle il s’inscrit, qui assume la fonction de dévoilement propre à la
satire – ce que les exemples précédents montraient explicitement –, mais l’interprétation, et son auteur.
Un enterrement à Ornans n’assume pas non plus de fonction satirique explicite, comme le
montrent les hésitations des spectateurs de 1851. Le cas est toutefois différent de celui de La Mère
Grégoire, puisqu’une large partie de ce premier public y voyait une satire (de la religion), voire une
parodie (de tableau d’histoire). Théophile Gautier se demandait alors « si l’on doit pleurer ou rire.
L’intention de l’auteur a-t-elle été de faire une caricature ou un tableau sérieux ? » 26 , tandis que
21
Lettre de G. Courbet à L. Isabey, [Saintes, février 1863], dans P. Chu (éd.), n° 63-4.
Une Chasse au renard, le Portrait de Mme L… et le Petit pêcheur en Franche-Comté [Petit pêcheur de
chavots](P. Sanchez et X. Seydoux, op. cit., p. 59 et 298).
23
R. Bonniot a très précisément montré que l’œuvre a été peu appréciée, non seulement par la critique mais aussi
par les proches de l’artiste, qu’il s’agisse de ceux qui l’entouraient en Saintonge ou de ses amis franc-comtois
(R. Bonniot, op. cit., en particulier p. 142-143 et p. 167).
24
La Mère Grégoire, 1855/1857-1859. h/t, 129 x 97,5 cm. Chicago, The Art Institute, Wilson L. Mead Fund. On
considère aussi parfois qu’il s’agit d’un portrait de Rosine Andler, tenancière d’un tout autre genre
d’établissement, la brasserie de la rue Hautefeuille.
25
Hélène Toussaint, « Le réalisme de Courbet au service de la satire politique et de la propagande
gouvernementale », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français, 1979, p. 236-237.
26
Théophile Gautier, « Salon de 1850-51. M. Courbet », La Presse, 15 février 1851. Et Prosper Haussard
quelques jours plus tard : « Ce sérieux, ce bouffon, ces pleurs, ces grimaces, ce deuil endimanché en habit noir,
22
Charles Perrier, nous l’avons vu, estimait qu’Un enterrement à Ornans 27 n’était qu’une charge dirigée
contre la nature, et plus encore contre l’art. Un sentiment que Tim Clark a qualifié de « vertige »
critique 28 s’était alors emparé des salonniers confrontés à beaucoup trop d’incertitudes : quant au sujet
de l’œuvre, à sa signification et au public auquel il s’adressait.
Mais plus que d’un dédoublement, c’est en fait d’ambivalence qu’il s’agit ici. Laquelle a,
depuis, justifié bien des interprétations du tableau, dont certaines sont satiriques : Jean-Luc Mayaud y
a ainsi vu « une plaisanterie, un clin d’œil » 29 et Michèle Haddad « une farce politique, le contre-pied
parodique de la peinture d’histoire et plus précisément un pastiche de la peinture d’histoire la plus
somptueuse et la plus actuelle […], Le Sacre de Napoléon Ier de David » 30 . Cette ambivalence
caractérisait sans doute une large part de l’envoi du peintre au Salon de 1850-51 (tous ses grands
formats et une partie de ses portraits 31 ), mais c’est avec l’Enterrement qu’il prenait tout sa force, dans
la confrontation explosive entre la gravité des attentes (la mort, la religion, l’histoire) et l’extravagance
de la forme 32 . Les rires s’étaient focalisés sur les physionomies, en particulier sur les visages de
« deux bedeaux [qui] se distinguent par leur mine grotesque et leur trogne avinée » (Augustin-Joseph
Du Pays dans L’Illustration) 33 . La vulgarité et la laideur attribuées aux figures peintes résumaient leur
appréhension par la critique ; elles justifiaient le rejet de leur rusticité caricaturale hors du champ des
beaux-arts, envisagé comme un espace légitimement préservé des effets nivelant de la démocratie et
régi par le seul critère d’excellence. D’autres critiques déplacèrent délibérément la polémique en
délaissant le jugement esthétique ; Joseph Méry, Champfleury, ou encore Honoré Daumier lorsqu’il
charge un groupe de visiteurs du salon s’étonnant que « ce M. Courbet [fasse] des figures beaucoup
trop vulgaires, il n’y a personne dans la nature d’aussi laid que ça » 34 , indexaient la laideur réaliste à
en veste, en béguin, tout cela figure un enterrement carnavalesque sur dix mètres de long, une immense
complainte en peinture où il y a pour rire bien plus que pour pleurer » (« Salon de 1850-1851 », Le National, 20
février 1851).
27
Gustave Courbet, Un Enterrement à Ornans, 1849. h/t, 315 x 668 cm. Paris, musée d’Orsay.
28
Tim Clark, Une image du peuple. Gustave Courbet et la Révolution de 1848, trad. fr. Villeurbanne, Art
Edition, 1991, p. 215, 218. Rappelons que T. Clark exclut toute interprétation satirique d’Un enterrement à
Ornans, dans lequel il voit la manifestation exemplaire du projet artistique de Courbet dans les années suivant
1848 : produire pour le peuple un grand art qui recyclerait certaines des formes de la culture populaire, dont le
grotesque et le mélange des genres. C’est pourquoi l’auteur distingue la participation de Buchon à une
procession religieuse « en réparation des blasphèmes de Proudhon », du tableau de Courbet : « Nous sommes
passés d’une bouffonnerie à un chef d’œuvre » (p. 33-34).
29
Jean-Luc Mayaud, Courbet, L’Enterrement à Ornans : un tombeau pour la République, Paris, La Boutique de
l’Histoire éditions, 1999, p. 12.
30
Michèle Haddad, « Une mystification de Gustave Courbet », Bulletin des Amis de Gustave Courbet, n°69, p. 3.
L’auteur est depuis revenu sur son interprétation, prenant ses distances avec sa représentation du peintre en
« deus ex machina qui jongle avec les symboles, les messages et les doubles sens, tirant les ficelles du petit
peuple d’Ornans pour régler une pantomime caricaturale et sarcastique » et estime qu’« il faut arrêter cette
surenchère » (« Hypothèses nouvelles sur l’Enterrement à Ornans », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art
français, 1994, p. 207).
31
Grâce à la médaille obtenue en 1849, Courbet n’avait pas eu à soumettre au jury les neuf tableaux qu’il avait
envoyés au salon de 1850-51 : quatre portraits dont celui de Berlioz et l’Homme à la pipe, deux paysages et, plus
remarqués, trois grands formats à sujet franc-comtois, les Casseurs de pierres, le Retour de la foire et Un
enterrement à Ornans.
32
Forme que Tim Clark évacue à mon sens bien rapidement lorsqu’il estime que l’agressivité de la grande
majorité des critiques de 1851 ne visaient pas les formes de l’œuvre mais sa représentation – comme si celle-ci
leur était étrangère.
33
Augustin-Joseph Du Pays, « Salon de 1850 », L'Illustration, t. XVII, n°414, 1er février 1851.
34
Joseph Méry, « Salon de 1850. 2e art : La grande peinture bourgeoise », La Mode, 26 janvier 1851, p. 206211 ; Champfleury, « Les intelligences d’aujourd'hui, peintres, musiciens et poètes. I. Courbet », le Messager de
l'Assemblée, 26 février 1851 ; Honoré Daumier, « L’Exposition Universelle », Le Charivari, 8 juin 1855.
celle de la bourgeoisie : ce n’était alors plus la peinture de Courbet qui était risible mais son modèle.
En dépit de motivations différentes – le royaliste Méry visait la vulgarité bourgeoise, Daumier
l’hostilité du public et Champfleury pastichait Balzac –, les trois auteurs refusaient d’annexer l’œuvre
au genre satirique que, d’une certaine façon, ils déclaraient hors sujet.
C’était encore à cette polémique désormais ancienne qu’entendait répondre Proudhon dix ans plus tard
quand il analysait la veine satirique de la peinture de Courbet :
« Les œuvres de Courbet ne sont point des caricatures ou des charges : ses partisans et ses
adversaires reconnaissent tous qu’il reste dans la vérité réelle, lui faisant même de ce réalisme,
les uns un reproche, les autres un éloge. Ce n’est pas de la satire, bien que l’idée satirique ne
lui manque pas ; mais elle n’épuise pas sa pensée ; ce n'est qu’une variété dans son œuvre » 35 .
Mais à cette époque, le jeune provocateur était devenu le maître jovial et bienveillant pris pour
modèle par une cohorte de jeunes artistes prometteurs. Toujours capable de coups d’éclat (le Retour de
la conférence en 1863, et Vénus et Psyché l’année suivante l’avaient rappelé à ceux qui l’avaient cru
assagi), il avait montré qu’il savait aussi répondre aux attentes des amateurs qui l’accablaient de
commandes. L’entrée dans les collections du musée de Nantes de l’une de ses grandes compositions
de 1855, les Cribleuses de blé 36 , marquait l’institutionnalisation de Gustave Courbet dans les années
1860. Proudhon pouvait alors se référer aux rires de la décennie précédente en faisant du satirique un
simple trait du Réalisme, selon l’horizon d’attente plus large d’une peinture de mœurs renouvelée.
Réinterprétant l’argument référentiel, le philosophe entendait démontrer que si satire il y avait chez
Courbet, c’était sans sortir du paradigme réaliste et non parce que le Réalisme ne serait qu’une
idéalisation à l’envers, une laideur choisie – autrement dit une caricature.
Son interprétation de la Baigneuse de 1853 comme dénonciation de la bourgeoisie est bien
connue. Ici encore, le philosophe attribue à la seule réalité tout le mérite satirique en expliquant que
c’est l’obésité objective du modèle qui provoque le rire, et fait d’une simple notation l’instrument
d’une critique sociale et politique :
« Oui, la voilà bien cette bourgeoise charnue et cossue, déformée par la graisse, et le luxe ; en
qui la mollesse et la masse étouffent l’idéal, et prédestinée à mourir de poltronnerie, quand ce
n’est pas de gras-fondu ; la voilà telle que sa sottise, son égoïsme et sa cuisine, nous la font.
35
Pierre-Joseph Proudhon, Du principe de l’art et de sa destination sociale (1865), rééd. Dijon, Les presses du
réel, 2002, p. 141.
36
Après l’Exposition universelle de 1855, le tableau était resté en la possession de l’artiste, qui en 1861 l’avait
envoyé à l’Exposition nationale d’œuvres d’art organisée à Nantes par la Société des Amis des Arts avec l’appui
de la municipalité. Le Musée des Beaux-Arts le lui avait acheté à l’issue de la manifestation (Claude Souviron,
« Le Musée des Beaux-Arts et la peinture contemporaine. Politique d’acquisition, 1830-1914 », Arts de l’Ouest,
études et documents, n°4, février 1978, p. 9-11. Dans ce même numéro, consacré à La peinture à Nantes, 18001950, lire aussi Denise Delouche, Claude Souviron et Vincent Rousseau, « Un siècle et demi d’activité
nantaise », p. 59-67).
[…] Le général Mourawief fait fouetter les Polonaises patriotes : c’est un brutal qui ne sait pas
son métier. Courbet fait pis à ses victimes : il les peint cul nul, et les rieurs sont de son
côté » 37 .
On comprend bien, toutefois, que l’argument du réel-qui-fait-rire n’est pas complètement satisfaisant :
la satire n’est pas une simple présentation mais toujours une re-présentation au second degré ; ce n’est
donc jamais la réalité qui est satirique, mais son dévoilement. Pour que les contemporains puissent
interpréter comme satire une figuration qui ne l’était pas explicitement – c’est-à-dire à laquelle la
satire n’était pas structurellement intégrée grâce à un dispositif tel que celui de la Source d’Hippocrène
et du Retour de la conférence –, ils devaient expérimenter, d’une manière ou d’une autre, cette forme
disjonctive. C’est en ce sens qu’il nous faut donc reconsidérer les rires de 1851 et l’interprétation
satirique d’œuvres telles qu’Un Enterrement à Ornans.
Dans son article de 1962 intitulé « Notes sur la fin de l’image » 38 , Robert Klein a mis en
évidence un type spécifiquement moderne de clivage dont le public des salons faisait au XIXe siècle
l’expérience, manifestant « la continuité des traditions sous les ruptures marquées » 39 . Insistant sur
l’importance des rires face aux manifestations les plus modernes de l’art contemporain, il montre que
le public estimant que l’artiste se moquait de lui ou, pire encore, du « grand art », avait bien perçu
l’existence d’un décalage interne – les fameux « deux êtres en présence » de Charles Baudelaire 40 . La
typologie du parodique esquissée par l’auteur oppose la parodie novatrice des modernes à ce qu’il
interprète comme parodie académique : la répétition qui galvaude et efface la singularité exemplaire
de l’œuvre magistrale, celle du disciple respectueux qui imite le maître et dévalue ainsi bien
involontairement ce qu’il admire. Il la distingue par ailleurs de l’auto-parodie, celle de l’artiste qui
reproduit le même sempiternel motif ou une manière stéréotypée, tel Courbet multipliant à la demande
les sous-bois agrémentés de cerfs ou de biches. En suivant Robert Klein, on peut donc dire que si non
seulement la peinture de Courbet, mais peut-être aussi tout l’art moderne, a à voir avec la satire (y
compris sous la forme plus réflexive de la parodie), c’est en raison de leur relation ironique à la
tradition, aux modèles, aux normes. Le contemporain du peintre qui voyait dans ses toiles des parodies
de l’art véritable (l’imitation contrefaite d’une œuvre sérieuse) montrait qu’il y avait repéré les restes
de formes traditionnelles en même temps que leur subversion et réagissait au conflit qui en résultait.
Un tel mécanisme est plus particulièrement perceptible dans l’interprétation donnée en 1855 par
Édouard Houssaye de L'Atelier du peintre. Sa description de la composition comme Parnasse
bourgeois pointe le décalage entre la réalité sociale contemporaine et la mythologie classique : leur
réconciliation impossible ne peut guère produire qu’une œuvre grotesque et même dissonante, le
désaccord étant ici autant auditif que figuratif – Promayet, Champfleury, Laon et Molinchart riment
mal avec Euterpe, Clio, Polymnie et Mécène 41 . En un sens, nous pourrions dire que l’artiste moderne
aussi souffre de réminiscences, le passé ressurgissant au présent, par des voies et sous des formes
jamais explicites mais toujours détournées. Parodie d’art sérieux, donc, mais comment plus
précisément ? Ce n’est en fait jamais l’œuvre en son entier qui parodie mais un (ou plusieurs) de ses
37
P.-J. Proudhon, op. cit., p. 135-136.
Robert Klein, « Notes sur la fin de l’image » (1962), La forme et l'intelligible. Écrits sur la Renaissance et
l'art moderne, trad. fr. Gallimard, 1970, p. 375-381.
39
R. Klein, art. cité, p. 376.
40
Charles Baudelaire, « De l’essence du rire, et généralement du comique dans les arts plastiques » (1855), dans
Œuvres complètes, vol.2, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1976, p. 543.
41
Édouard Houssaye, « Le monde parisien », L'Artiste, 17 avril 1855, p. 221 et 222.
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caractères généraux, un trait reproduit et déplacé tout en restant identifiable. C’est un genre, un style,
une rhétorique, un idiotisme ou un scénario qui se trouve parodié, comme l’a montré en son temps
Gérard Genette 42 : c’est par exemple le « lambeau de torchon » qui choquait tant Delacroix sur les
fesses de la Baigneuse parce qu’il rappelait tout en le dévaluant le drapé à l’antique 43 . Pour simplifier,
nous pourrions dire que la parodie sous sa forme moderne se moque toujours d’« institutions », de ces
normes qui fondent l’art classique et que l’art moderne entendait subvertir.
Au terme de ce rapide examen de la satire dans l’art de Gustave Courbet, il apparaît d’emblée
clairement que la dimension satirique de sa peinture ne peut être ramenée à une seule et unique
problématique, pour l’essentiel parce qu’elle met en jeu des objets et des réalités hétérogènes et qu’elle
implique souvent autant, voire davantage, l’œuvre interprétée que sa production. L’intérêt
méthodologique de ce sujet réside d’ailleurs dans sa capacité à mettre en lumière les limites des
lectures purement internalistes des œuvres, et partant la nécessité de privilégier une approche
pragmatique : elle n’autorise pas à réduire les œuvres à des objets essentialisés mais oblige à les
envisager comme les vecteurs de pratiques collectives. C’est pourquoi, plutôt qu’à des intentions, nous
nous référerons à des expériences satiriques. Les circonstances transforment notre perception des
objets, de leurs formes comme de leurs significations. Elles peuvent ainsi susciter le rire, mais aussi
d’autres manifestations qui échappent parfois aux définitions orthodoxes du plaisir esthétique. En
témoigne cette anecdote aux accents wildiens rapportée par le peintre James Whistler à ses biographes
Elizabeth et Joseph Pennell 44 ; elle met en scène un artiste proche du peintre américain à l’époque où
celui-ci habitait rue Campagne-Première à Paris, dont les auteurs ont préservé l’anonymat :
« Il avait été au bal Bullier la nuit précédente et y avait rencontré la merveilleuse créature, le
modèle qui avait posé pour la Baigneuse de Courbet, une créature splendide mais énorme. Il
avait passé toute la soirée avec elle et n’avait pas arrêté de dire aux gens que c’était La
Baigneuse de Courbet [en français dans le texte], l’avait ramenée chez lui, où elle avait passé
la nuit. Mais au matin, dégrisé, c’était une autre affaire, et il ne savait plus comment se
débarrasser d’elle. Elle portait un costume à l’Écossaise [en français dans le texte] des plus
extraordinaires, était énorme avec ses chaussettes rouges et blanches au-dessous des genoux,
sa jupe courte et son absurde petit chapeau perché sur sa tête avec une plume en l’air, et il
avait honte à l’idée de la voir traverser la cour ou d’être vue avec elle. A la fin, il décida
d’attirer une voiture dans la cour et de la mener hors de vue. Mais tout en l’attendant, elle se
pencha à la fenêtre, et les voisins sentirent qu’il se passait quelque chose d’inhabituel : quand
la voiture entra en bringuebalant, ils étaient tous aux fenêtres et son départ fit sensation ».
42
On se reportera à ce propos à l’analyse et aux classifications de Gérard Genette, Palimpsestes, la littérature au
second degré, Paris, Éditions du Seuil, 1982, en particulier p. 82-84.
43
Eugène Delacroix, Journal, 1822-1863, préface de H. Damisch, introduction et notes d’A. Joubin, Paris, Plon,
1980, 15 avril 1853, p. 328.
44
Elizabeth et Joseph Pennell, The Whistler Journal, Philadelphie, J.B. Lippincott Company, 1921, p. 92. Ce
modèle, qui s’appelait Henriette Bonion, avait peut-être également posé en 1855 pour La Mère Grégoire du
Musée de Chicago. Théophile Silvestre l’a identifiée comme le modèle de l’Étude de femme provenant de la
collection d’Alfred Bruyas et aujourd’hui conservé au musée Fabre de Montpellier. Il s’agit ainsi peut-être d’une
étude pour le tableau de Chicago, dont le musée de Morlaix conserve également une esquisse (H. Toussaint, art.
cité, p. 239 et Courbet à Montpellier, cat. exp. Montpellier, Musée Fabre, 1985, p. 46).