ateliers théâtre-prison marion
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DESS de développement culturel et direction de projet Lyon II / ARSEC La pertinence des ateliers théâtre dans le cadre de la mission de réinsertion de la prison Sous la direction de Jacques Bonniel BLANGENOIS Marion 2003/2004 REMERCIEMENTS Je tiens à remercier Jacques Bonniel et l’ensemble de l’équipe de l’ARSEC pour leur accompagnement au cours de cette année. Merci à l’équipe des Subsistances et en particulier à Elodie Bersot, pour leur soutien et les rencontres qu’elles ont permises. Merci à Eric Massé et la compagnie des Lumas, à Laurent Fréchuret et à Mme Toinon, pour le temps qu’ils m’ont accordé et pour leur bienveillance. Merci aux détenus de l’atelier Théâtre et vidéo de la Cie des Lumas à la maison d’arrêt St Paul-St Joseph de Lyon, pour leurs réponses. Résumé La prison française doit aujourd’hui assumer deux missions définies par la législation : une première mission de détention, qui vise à mettre hors du circuit social les condamnés, et une deuxième mission, plus récente, de réinsertion. Au vu des difficultés qu’éprouvent les anciens détenus à réintégrer le corps social, à être acceptés par lui, on peut se demander légitimement si l’institution carcérale a les compétences et les moyens d’assurer pleinement cette seconde mission. Elle engendre en effet un phénomène de prisonniérisation qui place les personnes incarcérées dans une situation de désocialisation qui perdure bien après leur libération. Au cœur de cette interrogation se pose le problème des outils permettant d’atteindre l’objectif de la réinsertion. L’hypothèse développée ici est la suivante : le théâtre dans sa pratique offre un certain nombre de spécificités qui peuvent être des réponses aux effets désocialisants de la détention. Il propose ainsi une appréhension différente de l’espace, du corps, du collectif, un espace de parole et d’imaginaire. Il peut amener à la restauration de l’image sociale, ainsi qu’à la redécouverte de l’autonomie, en renouant avec la notion de désir. Si l’on oppose à ces pistes d’analyse les conséquences du phénomène de prisonniérisation, perte de l’initiative, détérioration profonde de l’image de soi, dégoût de la vie collective, sentiment d’infantilisation, il apparaît clairement que la pratique du théâtre peut matérialiser la voie d’une reconstruction personnelle pour le détenu. Mais cette pratique artistique est-elle toujours pertinente ? Quelles sont les difficultés qui lui sont liées ? Et enfin, le théâtre seul peut-il apporter une réponse totale à la question de la réinsertion des anciens détenus ? 2 TABLE DES MATIERES I. Introduction 3 II. Prison et culture, un long chemin 5 A. Les missions de la prison 5 Mettre hors du circuit social 6 Faciliter l’amendement et la réinsertion sociale 7 B. Le développement de la mission de réinsertion 8 1. Une réflexion générale sur la place de la prison dans la cité démocratique 9 2. Les doutes sur l’efficacité du système carcéral 11 3. Les dispositifs de préparation à la sortie 14 a. Le PEP 15 b. Le travail 15 c. L’éducation et la formation 16 d. Les actions socioculturelles et artistiques 17 e. Le SPIP 17 C. Le développement culturel dans les prisons 18 1. Historique 18 2. Les enjeux 21 1. 2. III. Le théâtre en prison : reconstruction personnelle A. la voie d’une 24 Pourquoi le théâtre comme objet d’étude ? 24 1. Une symbolique forte : un art de la cité, un art de la citoyenneté ? 24 2. Des spécificités adaptées : un outil au grand potentiel 25 B. Les enjeux et spécificités du théâtre face à la désocialisation de la prison 26 1. Un espace neuf contre celui de la désocialisation 26 a. Le corps dans l’espace 26 b. Un espace collectif accueillant 28 c. Un espace de parole 32 d. Un espace d’ouverture contre le quotidien carcéral 37 e. Un espace vers l’universel 39 2. La possibilité de restauration de l’image sociale 40 a. Des regards croisés pour lutter contre les projections 41 b. Se libérer des étiquettes 46 3. Un pas vers l’autonomie 47 a. Autonomie et création 48 b. Une rigueur personnelle 48 c. Désir et projet 49 4. Le théâtre comme voie de reconstruction personnelle 51 5. L’image du théâtre et le phénomène du rejet 52 a. Une image trop intellectuelle 52 b. Un espace uniquement défoulatoire? 53 c. L’art, un domaine trop peu viril 53 6. La représentation, un risque trop grand 54 C. La réinsertion professionnelle par ces ateliers : une utopie ? 54 1. JC. Poisson et N. Frize : initiateurs d’expériences rares 55 2. Ne pas entretenir des espoirs vains 59 IV. Questionnements et préconisations autour des ateliers artistiques 61 A. La question esthétique 61 Parler du vécu carcéral ou se laisser emmener ailleurs ? 61 Quel théâtre proposer ? 65 B. Les difficultés 67 1. La posture humaniste de départ, un questionnement au quotidien 67 2. Faire entrer la culture dans les murs, un combat 68 a. L’Administration Pénitentiaire 68 b. Le personnel surveillant 72 c. Le personnel socio-éducatif 73 d. Les intervenants artistiques 74 e. Les politiques 75 f. Les détenus 77 g. Le cas particulier des maisons d’arrêt 78 3. Un processus fragile 79 a. Une trop grande personnalisation 79 b. La faiblesse du théâtre face aux blessures de la prison 80 c. L’absence de vision globale 81 d. Le manque de communication entre les acteurs 82 e. Le manque de visibilité des actions et des enjeux 83 C. Quelques pistes pour une mise en œuvre efficiente 84 1. L’exigence artistique 84 a. La transparence - ou le travail de concert avec les participants 85 b. La qualité 88 c. La nécessité de la représentation 89 2. Un esprit de militance 90 a. Les ministères 90 b. L’Administration et les personnels pénitentiaires 91 c. Les artistes intervenants 91 d. Est ce le rôle de l’art ? 93 3. L’implication commune 95 a. Un réseau pour une mémoire 95 b. La formation pour une vision juste 97 c. Aménager les conditions de l’action 98 d. L’implication dans l’action 100 V. 1. 2. Conclusion 102 I. Introduction La prison, aussi mystérieuse soit-elle, constitue aujourd’hui une question de société fondamentale. Elle est au cœur de notre système de justice, souvent au cœur de nos cités, et pourtant, il semble exister à son sujet une forme d’aveuglement volontaire, de la part des citoyens comme des politiques. Le centre du débat qui devrait être posé est sans aucun doute, la question de la réinsertion des détenus dans le champ social. Les questions si souvent médiatisée des violences, des suicides, de l’indécence des conditions de détention (vie comme travail) ne sont finalement que des dérivés tragiques de la problématique de la désocialisation que génère l’univers carcéral et de la défaillance de réinsertion. La préparation des détenus à leur sortie relève des missions de la prison, au même rang que sa mission sécuritaire. Or c’est justement cette problématique dont n’arrive pas à s’emparer l’institution pénitentiaire. Parce que le manquement à cette mission engendre la récidive, et parce que la privation des libertés d’un individu dans une société démocratique fondée sur des valeurs humanistes ne peut se justifier que si on le rend meilleur pour cette même société et pour lui-même, il est donc nécessaire de s’interroger sur façons de répondre à cette crise de l’institution pénitentiaire. L’un des axes essentiels de cette interrogation réside dans la recherche des outils permettant d’atteindre l’objectif de la réinsertion. La pratique du théâtre, via les ateliers artistiques qui sont mis en place dans les établissements, semble être l’un de ces outils. Peu d’écrits scientifique ou techniques existent sur cette hypothèse. Mais en revanche, des témoignages assez nombreux, relatant des expériences tant dans l’univers carcéral que dans les quartiers d’habitat social, tendent à montrer que cet art constitue une réponse pertinente face à la désocialisation et à l’exclusion. L’objet de cette étude est donc de vérifier cette pertinence, par l’étude des enjeux dont le théâtre peut être porteur, ainsi que par celle du cadre dans lequel des actions de qualité peuvent se dérouler. Dans un premier temps, il parait indispensable de se pencher sur la prison et ses missions, afin de comprendre pourquoi et comment la question de la réinsertion se pose aujourd’hui avec tant d’acuité. Il s’agira aussi de voir dans quel cadre s’est développée l’action culturelle en milieu pénitentiaire. 3 Dans un second temps, nous chercherons à voir en quoi la pratique du théâtre peut être une réponse pertinente face au phénomène de désocialisation que produit l’institution totale qu’est la prison. Nous développerons ses enjeux et ses spécificités, dans la visée d’une remise en mouvement de l’individu et de sa reconstruction personnelle, préalable à la réintégration du corps social, ainsi que dans la visée d’une éventuelle réinsertion professionnelle. Enfin, dans un troisième temps, nous analyserons quelques uns des questionnements forts que posent cette pratique artistique en prison. Il s’agira de relever les principales difficultés liée à cette action en prison, celles inhérentes au cadre « prison », qui semblent toucher l’ensemble de l’action culturelle et pas seulement le théâtre, et celles liées à la pratique elle-même. Il s’agira aussi de s'interroger sur les différents voies esthétiques possibles, ainsi que sur les éléments qui peuvent favoriser la réussite de ce genre d’initiatives et constituer en cela les jalons d’une route vers une démarche de qualité, tant sur le plan artistique que social. Cette analyse ne se positionne pas sur une approche quantitative, chiffrée, que sous-entendrait une étude de terrain classique. Il s’agit ici d’une approche qui vise à mettre en évidence le potentiel du théâtre par rapport à la mission de réinsertion des prisons, par rapport à ce qu’implique un travail sur la (ré)insertion. Cette approche semble logique à deux points de vue. D’une part, les études chiffrées existantes sont très généralistes, ne sont pas ciblées spécialement sur le théâtre et surtout ne permettent pas d’avoir une idée de l’efficacité de ce type de travail. D’autre part, il faut prendre en considération le fait que ce que permet le théâtre en terme de réinsertion (potentiel que cette analyse va chercher à démontrer : re dynamisation, reconstruction de l’individu, remise en mouvement…) sont des choses à peu près inquantifiables. Les matériaux utilisés sont donc principalement des témoignages, des récits d’expériences théâtrales, ainsi que ma propre analyse sur les enjeux potentiels du théâtre, analyse issue d’une pratique personnelle importante. 4 II. Prison et culture, un long chemin Culture et prison, art et enfermement, création et détention, ces rapprochements nous apparaissent d’abord comme des paradoxes. L’historienne Michèle Perrot le souligne, « la prison, peine privative de liberté, est dans son principe fondamental contraire à la création, qui la suppose1 ». Comment en effet associer les symboliques de la prison (l’enfermement, l’aliénation, le silence, le rétrécissement des perspectives…) et de l’art (la liberté, le développement, l’épanouissement, l’expression) ? Et au-delà des symboles, peut-il exister un espace pour la création, la culture, l’art au sein du système carcéral ? Comment leur pratique peut-elle être possible, puisque la détention empêche dans son principe même le contact avec l’extérieur, avec l’altérité, qui est bien souvent le cœur, la condition, et l’objet de la création ? Est-il, enfin, légitime que des détenus aient accès à une vie culturelle et artistique, alors qu’une certaine conception de la prison voudrait que celle-ci soit pleinement punitive et en ce sens n’offre pas de répit à la punition qu’elle doit infliger ? Les détenus ont-ils droit à la culture ? Pour comprendre comment cette association de termes est aujourd’hui possible (ce qui n’annule pas la masse de questionnements qu’elle soulève), il nous faut d’abord appréhender les missions de la prison, telles qu’elles sont définies actuellement par le législateur. A. Les missions de la prison Après que les principaux châtiments corporels aient été supprimés en France sous l’impulsion des philosophes des Lumières, c’est en 1791 que le Code Pénal place l’enfermement au centre du dispositif judiciaire, généralisant ainsi la peine privative de liberté (la peine de mort sera conservée jusqu’en 1981). En 1795, l’Administration des prisons est créée au sein du ministère de l’Intérieur. Elle sera rattachée à celui de la Justice en 1911. Les derniers bagnes coloniaux, qui permettaient l’éloignement définitif ou presque des détenus vis-à-vis de la société civile, seront fermés en 1938. A partir de 1945, la Réforme Amor place l’amendement et le reclassement social du condamné au cœur de la peine privative de liberté. La réflexion sur la sortie de prison commence à se développer. Ce bref historique permet de repérer les deux champs d’action définis aujourd’hui par les textes de lois. Le premier article de la loi du 22 juin 1987 précise ainsi les missions du service public pénitentiaire : 1 Michèle Perrot, citée par Caroline Legendre, Création et prison, Ed. de l’Atelier / Ed. Ouvrières, Paris, 1994, p.23. 5 Le service public pénitentiaire participe à l’exécution des décisions et sentences pénales et au maintien de la sécurité publique. Il favorise la réinsertion sociale des personnes qui lui sont confiées par l’autorité judiciaire.2 Dans sa décision du 20 janvier 1994, le Conseil Constitutionnel stipule que : L’exécution des peines privatives de liberté en matière correctionnelle et criminelle a été conçue, non seulement pour protéger la société et assurer la punition du condamné, mais aussi pour favoriser l’amendement de celui-ci et permettre son éventuelle réinsertion.3 On voit là deux missions se dégager, qui correspondent aux différents rôles que l’on a attribués à la prison au fil de l’Histoire, mais aussi de l’évolution de la réflexion sur la détention. La première mission vise à assurer la mise hors du circuit social du détenu. La seconde à faciliter son retour dans le corps social. 1. Mettre hors du circuit social C’est de tout temps la mission dévolue à la prison : la société souhaite ainsi se protéger d’un individu ayant commis un crime ou un délit. Cet objectif, avant que l’enfermement ne soit le mode de sanction privilégié, a trouvé sa pleine réussite dans la peine de mort ou encore dans le bannissement et la condamnation au bagne (presque toujours situé loin de la métropole, sur les îles colonisées comme la Guyane ou la Nouvelle-Calédonie). Aujourd’hui c’est dans la peine de prison à perpétuité que cet objectif est atteint de façon complète. Mais même avec des processus non définitifs, c’est dans cette mission que le système carcéral excelle. L’architecture des prisons, avec ses hauts murs qui gardent ceux qu’elle abrite au secret, les nécessaires mesures de sécurité, l’allongement de la durée des peines, la disparition progressive des aménagements de peines, la suppression des droits aux minima sociaux et d’une partie des droits civiques, sont autant d’indicateurs qui permettent d’affirmer que la mise hors circuit du détenu est un objectif premier pour le système carcéral. Si elle est probablement nécessaire, pour des raisons de neutralisation d’un danger pour la société ainsi que pour l’apaisement des victimes, elle génère aussi une méconnaissance du système carcéral. La construction des prisons en zones rurales, notamment dans le cadre du programme 13000, traduit la volonté d’éloigner le plus possible cette institution du cœur de la cité et de la société. La prison est ainsi un espace d’imaginaire et de fantasme et sa représentation est faussée pour la grande majorité des citoyens. 2 Texte de la loi du 22 juin 1987 relative au service public pénitentiaire, Repères chronologiques, www.prison.eu.org. 3 Décision du Conseil Constitutionnel du 20 janvier 1994, Repères chronologiques, op. cit. 6 2. Faciliter l’amendement et la réinsertion sociale La seconde mission de la prison vise, en apparence, à l’exact opposé. Il s’agit de préparer le détenu à sa sortie et à sa réintégration du corps social. Cette préparation doit donc conduire à l’amendement de l’individu condamné, c’est à dire à la prise de conscience de la portée et de la gravité de son acte, à la transformation de sa personne. Il s’agit là d’un traitement, qui doit permettre de rendre le détenu meilleur, faire en sorte qu’il ne constitue plus un danger pour la société, ni pour les personnes, ni pour les biens. L’Administration Pénitentiaire doit aussi faire en sorte que l’individu ait en sa possession les moyens de sa réintégration sociale : travail, éducation et culture sont des éléments clés en la matière. Des programmes à destination des personnes incarcérées sont censés être mis en place et généralisés. Cette mission de réinsertion est rappelée par plusieurs textes. C’est le cas dans le Code de Procédure Pénal (« L’Administration Pénitentiaire doit permettre au détenu de préparer sa sortie dans les meilleures conditions » - art. D.478 4) et dans le Pacte International relatif aux droits civils et politiques (« Le régime pénitentiaire comporte un traitement des condamnés dont le but essentiel est leur amendement et leur reclassement social » - art. 10 5). Mais malgré cela, l’Observatoire International des Prisons note une mauvaise mise en application de ces textes de loi et de ces recommandations. Dans les faits, cette fonction de réinsertion est faiblement investie par l’Administration Pénitentiaire : dispositif de préparation à la sortie inadapté voire insuffisant, projet d’exécution de peine (PEP) inadéquat et réservé à une partie marginale de la population carcérale, dispositifs d’enseignement et de formation professionnelle insuffisants, travail sous rémunéré et non qualifiant, nette diminution des mesures d’aménagement des peines… L’institution carcérale ne parvient pas à surmonter l’ambivalence des fonctions de coercition et de « réadaptation » qui lui sont assignées par le législateur. Dernière des priorités de la politique pénitentiaire, la mission de réinsertion de la prison se résume le plus souvent à des principes généraux appliqués au minimum et de façon arbitraire.6 Pourtant, l’importance de cette fonction de la prison tend à être remise au centre par un nombre important d’études et de réflexions. Les enjeux sont en effet considérables, tant dans les implications directes qu’elle suppose que dans la façon de penser la prison qu’elle sous-tend. 4 Observatoire International des Prisons, Prisons : un état des lieux, Ed. L’esprit frappeur, Paris, 2000, p.234. 5 Observatoire International des Prisons, Prisons : un état des lieux, op. cit., p.234. 6 Observatoire International des Prisons, Prisons : un état des lieux, op. cit., p.234-235. 7 B. Le développement réinsertion de la mission de Qu’est ce que la réinsertion par rapport au monde de la prison ? Il nous faut avant tout poser quelques éléments de définition. Il s’agit d’une notion très utilisée, et finalement assez floue. En effet, comment déterminer si quelqu’un est inséré ou non ? On peut apercevoir là que c’est une notion plutôt subjective, qui repose sur un vécu, une perception. Une personne insérée est peut être avant tout celle qui se sent insérée. La réinsertion suppose une insertion antérieure. Cela n’a rien d’évident pour les personnes incarcérées, qui connaissent dans l’ensemble un phénomène fort de désaffiliation sociale avant même leur entrée en prison (illettrisme, faible niveau d’instruction, chômage, indigence économique, non-appartenance aux réseaux de protection sociale ou de soins…). Lors du recensement de la population française, en mars 1999, 380 000 hommes et femmes vivant en ménage et 1700 hommes détenus ont répondu à un même questionnaire sur le thème de leur histoire familiale. Pour l'INSEE, la population des hommes détenus est démographiquement et socialement assez homogène. Elle est jeune, bien plus que l'ensemble de la population masculine. Les hommes incarcérés sont majoritairement issus des milieux populaires : plus souvent que les autres, ils sont enfants d'ouvriers, nés à l'étranger et issus d'une famille très nombreuse. Ils ont terminé leurs études et quitté le domicile parental précocement (69% des détenus ont terminé leurs études avant 18 ans contre 36% des hommes à âge comparable). On retrouve également chez cette population d'hommes détenus une union souvent instable (40% ont connu un divorce contre 18% des autres hommes), union qui généralement ne peut survivre à l'incarcération. Autre constat : à âge égal, les détenus ont une vie familiale plus précoce que les autres hommes. Philippe de COMBESSIE, sociologue au groupe d'analyse du social et de la sociabilité (CNRS-IRESCO) et maître de conférence à l'Université René Descartes - Paris V, souligne que sur 100 condamnations concernant des personnes sans profession, 49 sont des peines de prison ferme ; chez les ouvriers, le ratio s'élève à 14 ; chez les chefs d'entreprise ou chez les agriculteurs, il descend à 3.2. Si ces chiffres datent de 1978, il y a toutefois peu de raisons qu'ils aient beaucoup évolué depuis. Il est donc très net que le fait d'être sans emploi, au moment où l'on passe devant le juge, accentue grandement les risques de se retrouver incarcéré. Constatant l'accumulation des facteurs caractéristiques des situations de pauvreté et de précarité dans la population masculine emprisonnée, les chercheurs concluent : Tous les indicateurs socio-démographiques désignent des populations fragilisées ou exclues.7 Ceci étant posé, on peut retenir que la réinsertion des anciens détenus est un processus de réadaptation à la société civile, un ré-apprentissage de la vie avec autrui dans le monde libre, un processus qui vise à s’intégrer dans un ou des réseaux licites. La réinsertion professionnelle, qui constitue une partie de ce 7 Caroline Poussier, Quand la culture passe les murs de la prison, mémoire de maîtrise des métiers des arts et de la culture, Avignon, 2003, p.16. 8 processus, est moins subjective : elle suppose l’acquisition d’un emploi après la sortie de prison. Au regard de l’évolution de la prison, on peut de fait parler de développement de la mission de réinsertion. La préoccupation de la réinsertion est une chose récente, surtout si on la met en rapport de la préoccupation sécuritaire. Ce développement passe par une prise de conscience des incohérences de l’actuelle organisation face à l’idéal démocratique et de la possible inefficacité du système carcéral tel qu’il fonctionne. Il passe aussi par la mise en place d’outils concrets visant à améliorer la compétence de la prison à atteindre cet objectif de réinsertion. 1. Une réflexion générale sur la place de la prison dans la cité démocratique La façon de penser le système judiciaire, et ensuite la prison, est représentative de tout une philosophie de société. L’analyse sociologique de Philippe Combessie est particulièrement éclairante à ce sujet. Dans son ouvrage Sociologie de la prison8, il montre comment l’enfermement constitue avant tout un moyen pratique, bon marché et discret, un moyen acceptable humainement et juridiquement, de régler les risques sociaux engendrés à l’époque par le développement des villes. Les villes drainaient en effet des masses laborieuses anonymes, potentiellement dangereuses pour les classes dirigeantes, à l’inverse des campagnes, où le contrôle social était fort. Reste que les conditions de vie en prison, et le fait même de la privation de liberté constituent des contradictions fortes à l’idéal démocratique et humaniste. La prison peut en effet être considérée comme une « institution totale », selon le concept développé par Erving Goffman et relayé par Corinne Rostaing au sujet des prisons9. Ce concept recouvre « les lieux de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées10 ». Pour Corinne Rostaing, « l’institution totale représente donc un modèle d’institutions dans lesquelles l’organisation de la vie des pensionnaires est totalement prise en charge selon un programme. » Au-delà de la diversité de ces lieux et des populations concernées par ce type d’institutions (on peut en effet recenser les militaires, les 8 Philippe Combessie, Sociologie de la prison, collection Repères, Ed. La Découverte, Paris, 2001. 9 Corinne Rostaing, La relation carcérale, Ed. Presses universitaires de France, Paris, 1997, p.109-110. 10 Erving Goffman, Asiles, Ed. de Minuit pour la version française, Paris, 1968. 9 moines, les malades mentaux, les détenus, les déportés et prisonniers de camps…), elle met en lumière que ces institutions ont un objectif commun qui est « le gardiennage des hommes et le contrôle de leur mode de vie ». Elle souligne également que ce qui les caractérise est « leur clôture et leur caractère enveloppant pour les reclus et qu’elles aient pour produit l’exclusion sociale ». Si on se base sur ce modèle et sur ce que l’on sait des conditions et des durées de détention, on comprend difficilement son adéquation avec l’idéal démocratique de notre société, qui place la liberté, l’égalité et la fraternité comme valeurs fondamentales de la civilisation qu’elle constitue. On a tout d’abord justifié les prisons et leur fonctionnement par l’idée que la dureté des conditions de vie visait un objectif quasi thérapeutique, dans la lignée de la logique de pénitence chrétienne : souffrir pour racheter ses fautes. La prison devenait un dispositif qui traite le mal par le mal et qui du méchant fait un homme bien. L’enfermement pénitentiaire serait un dispositif permettant à l’individu coupable de s’améliorer et ensuite de retrouver une place dans la société. [On irait donc] vers une humanité meilleure. 11 Philippe Combessie pointe ici la « solution » adoptée par la société pour répondre à la contradiction soulignée plus haut. Dans un pays démocratique, la privation des libertés d’un individu (d’un citoyen) ne peut se justifier que si on le rend meilleur pour la société. La prison contemporaine tient ainsi sa légitimité dans cette théorie justificatrice des sanctions : dès que la durée de l’enferment s’allonge, il faut la promesse pour l’individu incarcéré, mais aussi pour l’ensemble des citoyens, qu’à sa sortie, il aura de meilleures chances de s’intégrer à la société libre. C’est de la réponse donnée à cette contradiction que naît la logique de la mission de réinsertion attribuée à la prison. Au-delà des considérations éthiques et philosophiques que soulèvent donc la mise en place du système pénitentiaire, et qui ont généré l’apparition de la mission de réinsertion des prisons, il faut rajouter que le développement de cette mission s’inscrit également dans un contexte de doute quant à la capacité des lieux de détention à assurer réellement et durablement leur première mission, la sécurité de la société. 11 Philippe Combessie, Sociologie de la prison, op. cit., p.11. 10 2. Les doutes sur l’efficacité du système carcéral Alors même que la peine privative de liberté est placée depuis plus de deux siècles au cœur du système judiciaire, nombreux sont les points de vue qui dénoncent la relative inefficacité de la prison dans son fonctionnement actuel. Lorsqu’une personne reste vingt ans en prison, on peut penser que pendant ce laps de temps la société est protégée, quitte à ce que la personne soit détruite. Mais cette personne sortira. Indépendamment de l’indignité dont vous êtes l’auteur en la détruisant, il faut savoir que cette personne, lorsqu’elle sort, est très hautement déconstruite et qu’alors la société court des risques très importants.12 Ce manque d’efficacité se ferait donc justement ressentir justement par rapport à la mission de protection de la société. Cela peut sembler paradoxal quand on sait que cette mission constitue une priorité pour les établissements pénitentiaires. L’OIP pointe notamment le fait que le fonctionnement actuel, en ne s’emparant pas de la question de la réinsertion des ex-détenus, pousse à la récidive. Finalement, la réalité carcérale est inscrite en contradiction avec l’objectif de réinsertion, et favorise la récidive.13 Le retour massif des ex-détenus en prison encourage en effet à se poser des questions. Des études ont montré que plus la durée de l’emprisonnement est importante, plus le taux de récidive est fort, et que d’autre part, les détenus libérés avant la date prévue initialement (c’est à dire bénéficiant d’aménagement de peine et des processus d’aide à la réinsertion qui vont de paire) retournaient bien moins fréquemment en prison. Le sociologue Jacques Laplante l’explique de la façon suivante : « il semble que plus un détenu s’intègre au milieu étrange qu’est la prison, moins il est disponible pour une réinsertion dans la société commune.14 » D’anciens détenus soulignent aussi la responsabilité du chômage à la sortie de prison dans cet état de fait. La sociologue Anne Marchetti15 montre en effet que le détenu est plus démuni à sa sortie de prison qu’en y entrant, et qu’il éprouve plus de difficulté à retrouver un emploi que le reste de la population. Le délit se présente alors comme une façon facile et rapide d’assurer sa survie. Au-delà de sa relative incapacité à protéger durablement la société, on commence à se rendre compte de la désocialisation profonde que produit la prison. 12 Nicolas Frize, cité dans La France face à ses prisons, enquête de l’Assemblée Nationale, sous la direction de Me Teitgen, journal officiel, juin 2000, www.prison.eu.org. 13 Observatoire International des Prisons, Prisons : un état des lieux, op. cit., p.234. 14 Jacques Laplante, cité par Philippe Combessie, Sociologie de la prison, op. cit., p.99. 15 Anne Marchetti, citée par Philippe Combessie, Sociologie de la prison, op. cit., p.94. 11 M. Nicolas Frize, responsable de la commission prison de la Ligue des Droits de l’Homme et artiste musicien intervenant en prison, met en avant la déstructuration que génère l’application de peines vides de sens, parce que limitée à l’enfermement. Indépendamment de son aspect symbolique, il faut s’interroger sur le sens de cette durée. Quel est le sens de la peine ? […] Si on ne fait rien faire aux détenus et si on les « casse », il faut recourir à des peines de quarante ans. Je me demande même si on ne devrait pas alors les laisser en prison toute leur vie, car il serait préférable qu’ils ne sortent pas. Mais si on entreprend une action positive, la détention peut être plus courte. Il faudrait d’ailleurs que les peines soient plus courtes, car plus elles durent et plus ce que l’on fait de bien se détruit de lui-même, par la déstructuration de l’individu. Je vous renvoie à des études réalisées par des psychanalystes qui indiquent qu’après onze ans de détention, les séquelles sont irréversibles. Je pense profondément qu’il faut cesser de condamner à de longues peines sans contenu. 16 Ce phénomène de désocialisation, trouve sa source dans ce que l’américain Donald Clemmer nomme « prizonisation », que l’on peut traduire par « détentionnalisation ou prisonniérisation ». Il s’agit du processus d’assimilation des valeurs et des habitudes propres au mode de vie lié à l’univers carcéral. Plus l’enfermement dure, plus le détenu incorpore des habitudes spécifiques au mode carcéral : ne plus ouvrir de portes, faire ses besoins devant témoins, ne prendre aucune initiatives, etc… Donald Clemmer expose qu’à la libération ces habitudes acquises en prison viendront s’ajouter aux handicaps de l’ancien détenu et rendre encore plus difficile son insertion dans le monde libre17. L’entrée dans l’institution totale de la prison, telle qu’elle a été définie plus haut, marque pour l’individu la coupure par rapport à la vie précédente et la perte de son statut social. Il se défait de son ancienne identité de citoyen au profit de celle de détenu, caractérisée en tout premier lieu par la nature du crime ou du délit. On parlait un temps de mort civile. C’est le point de départ d’un processus de déresponsabilisation, que Corinne Rostaing a décrit dans son ouvrage La relation carcérale. Elle met ainsi en lumière les principaux éléments participant de ce processus. Il est important de les décliner ici de façon rigoureuse, puisque c’est précisément par rapport à ce phénomène de déresponsabilisation et de désocialisation que la pratique du théâtre peut s’avérer être un outil de transformation de l’individu confronté à la réalité carcérale. Tout d’abord, le détenu est placé dans une position de subordination permanente : l’obéissance est la constante attendue par le système pénitentiaire. Beaucoup d’épreuves portent atteinte à l’identité de la personne incarcérée 16 17 Nicolas Frize, cité dans La France face à ses prison, op. cit. Donald Clemmer, cité par Philippe Combessie, Sociologie de la prison, op. cit., p.70. 12 (appellation par le nom, non-usage des formules de politesse,…) qui est amenée à se définir par la négative. On remarque que le fonctionnement carcéral gomme les autres identités du détenu (étudiant, allocataire, soutien de famille…). Cela se traduit par la perte d’avantages sociaux. La suppression de la jouissance de certains droits fondamentaux produit également cette déresponsabilisation. Des domaines de décision qui relèvent normalement de la volonté de l’individu requièrent ici le consentement des autorités (le mariage par exemple). D’autre part, l’information, symbole de pouvoir, est difficilement accessible. Le détenu n’a droit à aucune explication ou justification quant aux décisions prises par l’administration, ni quant aux réponses qui peuvent être faites à ses requêtes. Cette absence de communication de l’information et de dialogue provoque un sentiment d’arbitraire et d’injustice. Enfin, l’organisation rigide du système qui met en place toutes les règles de vie et s’assure de leur respect s’apparente à une prise en charge administrative totale de l’individu. Ce dernier est donc privé de la notion de choix : il ne décide pas des horaires qui rythment la journée, ni du contenu des repas, ni des personnes dont il partage l’intimité, ni du type de travail qu’il peut effectuer, ni des marques de produits qu’il peut consommer, ni des médecins, psychologues, ou éducateurs qu’il rencontre… La liste est longue. Le fait que les surveillants lui disent quoi faire et quand, la sur-protection, la surveillance elle-même, les possibilités d’être sanctionné, sont autant d’éléments qui génèrent une impression d’infantilisation chez le détenu. Il apparaît alors une frustration produite par l’incapacité de définir ses propres besoins et les manières d’y répondre. Corinne Rostaing rappelle qu’à cette dépossession de ces droits fondamentaux, comme la liberté, l’autonomie, la prise d’initiative, le contrôle sur sa vie, s’ajoutent l’inactivité, la promiscuité, le manque d’hygiène et la séparation des siens. Ces privations ont la particularité d’amener à un effritement de l’image positive que la personne pouvait avoir d’elle-même. Que ces atteintes fassent partie d’un programme de dépersonnalisation volontaire […] ou qu’elles soient la conséquence d’une gestion de masse des détenus, leurs effets sur la personnes représentent souvent des marques indélébiles. Cette dégradation de l’image de soi, par des agressions contre sa personnalité, rend l’individu impuissant à entretenir la représentation qu’il s’était faite de lui-même. 18 En s’enfonçant dans une perception négative de lui-même, l’individu se désengage de sa propre vie, et se laisse porter par ce système enveloppant. A la sortie, les repères et la prise en charge disparaissent, laissant chez l’ex-détenu des 18 Corinne Rostaing, La relation carcérale, op. cit., p.137. 13 séquelles quant à sa capacité à s’assumer et se prendre en main dans tous les domaines de la vie sociale ou personnelle. Comment le corps social peut-il alors réintégrer une personne aussi déstructurée ? La réponse n’a pas encore été trouvée, et beaucoup sont donc laissés sur le côté par la société et les citoyens qui la composent au nom de leur passif criminel, alors que la fameuse « dette » a été payée. La confiance n’est presque jamais regagnée. Cela marque une nouvelle fois l’existence de doutes sur les résultats de la prison. L’opinion publique semble aujourd’hui en appeler à des sanctions toujours plus sévères, contre les incivilités quotidiennes ou contre les crimes sexuels notamment. Le rapport de l’enquête de l’Assemblée Nationale La France face à ses prisons note la chose suivante : Les dispositions législatives traduisent aujourd’hui cette demande de fermeté en instaurant des peines toujours plus longues et des périodes de sûreté pendant lesquelles il ne peut y avoir d’aménagement de peine, pouvant aller jusqu’à trente ans. En l’occurrence, le législateur n’a fait qu’adapter les textes à une demande de sécurité accrue de l’opinion publique dans un contexte de crise économique et sociale. […] Cette demande de sécurité a conduit à placer la neutralisation du délinquant, pendant une période de plus en plus longue, comme mission prioritaire de l’Administration Pénitentiaire. Elle ne fait de la mission de réinsertion ou d’amendement qu’une question secondaire.19 Pourtant, la dichotomie entre mission de sécurité et mission de réinsertion est beaucoup plus factice qu’il n’y paraît. La garde du détenu sans l’objectif de le réinsérer induit la récidive. L’application réelle des missions de l’Administration Pénitentiaire et l’octroi de moyens pour ce faire se posent alors comme une nécessité, pour lier de façon claire garde et insertion. Ce constat étant fait par un nombre important d’acteurs plus ou moins directs de la vie du système carcéral, des dispositifs en ce sens commencent à se mettre en place. 3. Les dispositifs de préparation à la sortie La préparation à la sortie de prison repose sur un assemblage de plusieurs actions. Cela inclut le travail, les formations, l’enseignement, les activités socioculturelles et artistiques. Certains dispositifs globaux tentent de rassembler ces différents outils et d’en tirer une démarche générale vers la sortie plutôt qu’un simple agencement d’occupations visant à gérer les tensions générées par l’enfermement. 19 La France face à ses prison, op. cit. 14 a. Le PEP Le Projet d’Exécution de Peine (PEP) est fondé sur le type de constat de Nicolas Frize quant à la nécessité du contenu des peines. Le dispositif est mis en place à partir de 1996. Il se veut une formalisation des étapes qui jalonnent le parcours pénitentiaire du condamné. Ce projet poursuit trois objectifs : impliquer le détenu dans le sens à donner à sa peine, améliorer l’individualisation administrative et judiciaire de la peine en proposant un cadre objectif, introduire un mode d’observation qui assure une meilleure connaissance du détenu pour accroître la sécurité des établissements et améliorer l’efficacité des actions visant à l’insertion. L’enjeu est donc de repenser la durée de l’incarcération, la structure de cette durée. L’incarcération vécue comme un temps mort, comme une sanction arbitraire et mal comprise n’encourage évidemment pas la responsabilisation face à l’acte commis et ne prépare pas la sortie dans des conditions favorables. Le rapport de l’enquête de l’Assemblée Nationale affirme que la généralisation de ce dispositif, pour le moment mené dans dix sites pilotes, changerait radicalement la philosophie de l’incarcération, conçue dès lors comme une véritable démarche vers la sortie. Cependant, il est important de souligner que le dispositif du PEP concerne peu de détenus, du fait qu’il est inefficient pour des courtes peines, alors qu’elles demeurent destructurantes pour l’individu, ainsi que pour les trop longues peines : il est extrêmement difficile de se projeter dans l’avenir et de préparer une sortie qui ne surviendra que dans dix, vingt voire trente ans. Ce dispositif doit en théorie englober les différentes actions aidant à la réinsertion, travail, éducation et formation, activités socioculturelles et artistiques. Dans les faits, ces outils sont trop souvent utilisés indépendamment les uns des autres. La cause en est notamment que l’organisation de la journée pénitentiaire ne permet pas à un détenu de suivre l’ensemble de ces activités. Il doit le plus souvent choisir, et le besoin financier (pour cantiner et commencer à dédommager les victimes) amène alors à privilégier le travail. b. Le travail Si le travail n’est plus obligatoire depuis 1987, il est néanmoins perçu comme un outil de préparation au retour des détenus dans la société et est par conséquent fortement conseillé. Ainsi, le Code de la Procédure Pénale dispose que « les activités de travail et de formation professionnelle sont prises en compte pour l’appréciation des gages de réinsertion et de bonne conduite des condamnés ». Concrètement, la participation à ce type d’activités peut favoriser la mise en place d’aménagement des peines par la Justice. Le travail est aussi un moyen pour les 15 détenus de faire passer la journée plus vite et de gagner de l’argent, ce qui s’avère toujours nécessaire, y compris pendant le temps de détention. Trois formes de travail cohabitent : - Le service général consiste dans l’exécution des missions liées au fonctionnement et à l’entretien du cadre de vie carcéral (maintenance, restauration, hôtellerie…). L’employeur est l’Administration Pénitentiaire. - La Régie Industrielle des Etablissements Pénitentiaires (RIEP) emploie de la main d’œuvre pénale et fonctionne avec des commandes du secteur privé et public. - Par le travail en concession, la main d’œuvre pénale est concédée à des entreprises qui emploient les détenus. Le travail est reconnu par la Constitution comme un droit pour chaque citoyen. Ce droit n’est en réalité pas appliqué correctement en prison, qui comme la société civile libre souffre du chômage. Il y a dans les faits plus de demandes que d’offres. De plus, les activités de production effectuées en prison se résument généralement à des travaux de main d’œuvre ne nécessitant aucune qualification et peu valorisants pour la préparation d’un avenir professionnel. D’autre part, l’absence de contrat et de respect du droit du travail, la sous-rémunération nuisent considérablement à l’objectif d’insertion affiché. c. L’éducation et la formation L’éducation et la formation participent directement à l’objectif d’insertion et de préparation à la sortie de prison. Elles sont d’autant plus primordiales que, comme nous l’avons vu, la désaffiliation sociale d’une grande partie des détenus est notamment caractérisée par le faible niveau de scolarisation. Une convention de 1995 lie les ministères de la Justice et celui de l’Education Nationale. Elle a permis de créer des Unités Pédagogiques Régionales (URP) qui dispensent l’ensemble des formations initiales et préparent aux diplômes de l’Education Nationale. L’importante présence du secteur associatif (le GENEPI20 par exemple) tente de résorber les déficits scolaires des détenus. Malgré ces apports et l’énergie considérable développée en ce sens par de multiples acteurs, les cours et autres interventions extérieures restent trop limités pour répondre aux situations d’indigence scolaire des personnes incarcérées. D’autre part, la demande d’éducation demeure faible et est peu motivée par l’Administration Pénitentiaire. Les détenus ne perçoivent pas toujours l’intérêt d’une formation scolaire, trop souvent associée à un fort sentiment d’échec. Ils préfèrent alors les formations 20 Groupement Etudiant National d’Enseignement aux Personnes Incarcérées. 16 professionnelles rémunérées, assurées par le ministère de l’Emploi et de la Solidarité. Malheureusement celles-ci sont généralement peu gratifiantes, n’ouvrant souvent que sur des emplois de manœuvres. d. Les actions socioculturelles et artistiques Ces activités constituent une branche récente de la politique de réinsertion. Elles peuvent consister en des séances d’information (sur la sécurité sociale par exemple), des actions visant à développer les connaissances des détenus (secourisme, informatique…) ou en des pratiques artistiques et culturelles (ateliers de pratique – théâtre, arts plastiques, écriture, musique, vidéo-, spectacles – concerts ou représentations-, conférences…). Elles sont gérées par les Service Pénitentiaires d’Insertion et de Probation (SPIP). Si selon les textes l’organisation de ces activités repose principalement sur les travailleurs sociaux et les agents de justice, il s’avère en réalité que, d’une part, la masse de travail administratif que ces personnes doivent assumer (on dénombre un travailleur social pour une centaine de détenus en moyenne) fait qu’elles ne sont pas toujours en mesure d’assurer parfaitement cette mission, et que d’autre part, la présence d’intervenants pleinement qualifiés, dans les champs artistiques en particulier, est nécessaire pour atteindre l’objectif de restructuration visé. Les enjeux de ce type d’activités sont multiples et nous les aborderons plus largement dans la suite de cette analyse21. e. Le SPIP Les Services Pénitentiaires d’Insertion et de Probation (SPIP) ont été créés en 1999 et sont présents au sein des établissements pénitentiaires. C’est un service de l’Etat faisant partie intégrante du ministère de la Justice. Cette structure est issue de la fusion des services socio-éducatifs et des comités de probation et d’assistance aux libérés, qui existaient auparavant dans chaque établissement. Acteur départemental, il est placé sous l’autorité de la Direction Régionale des Services Pénitentiaires (la DRSP). Le SPIP a notamment pour missions premières de favoriser la réinsertion sociale des personnes condamnées et de prévenir les effets désocialisants de l'incarcération. Des dispositions légales, des directives et des notes de service posent le fait que les activités socioculturelles et artistiques participent de cette lutte contre les effets néfastes de la détention. Le SPIP est également chargé d'évaluer les besoins et les priorités de la population carcérale en matière d'animation culturelle et de constituer des projets 21 Cf. chapitres II-3 et III. 17 d'activités. Les projets doivent être élaborés en collaboration avec les établissements pénitentiaires. Enfin, le SPIP doit, par des conventions locales, sensibiliser les partenaires publics (services déconcentrés de l'Etat, conseils régionaux et généraux, villes, organismes sociaux) et privés (associations départementales et locales), au développement d'actions culturelles en milieu carcéral. Cette action de partenariat peut être un facteur important d'intégration de la prison dans la cité ou le département. Les activités artistiques et culturelles s’inscrivent clairement dans un processus global de réinsertion. En plus de leurs caractéristiques classiques (détente, loisir, ouverture d’esprit, épanouissement, enrichissement…) elles font partie à part entière des outils qui vont dans le sens de la réadaptation à la société civile et sont censées être utilisées ainsi par l’Administration Pénitentiaire. Cependant le développement des interventions culturelles et artistiques (la pratique de l’art comme la pratique spectatorielle) en tant que domaine assumé par l’institution est relativement récent. De cette « jeunesse » de la culture en prison découle un certain scepticisme de la part des acteurs de l’Administration Pénitentiaire, de certains élus et d’une partie de l’opinion publique, quant à sa réelle portée, quant à son efficacité en tant qu’instrument de réinsertion. C. Le développement culturel dans les prisons 1. Historique La pratique artistique et culturelle au sein de la prison a tout d’abord été plutôt souterraine, quasi-clandestine en fait. Les tatouages et les graffiti en sont des exemples significatifs. Ce sont des productions généralisées bien qu’interdites. Ces pratiques nous renvoient à la nature incoercible de la parole, et surtout au peu d’espace d’expression, qui amène à utiliser peau et murs. On peut distinguer plusieurs périodes pendant lesquelles la liberté d’expression a été un peu plus importante. Ce ne sont bien sûr que des parenthèses au milieu de la disciplinarisation. A partir de l’accession au trône de Louis XVI (1774) et l’arrivée du Grand Ministre Malesherbes, et jusqu’à aujourd’hui, les espaces de parole, d’expression et d’écoute des plaintes, se sont élargis. Avec la Révolution, les détenus sont encouragés à développer et à utiliser leurs capacités (professionnelles, artistiques). Ils ont un relatif libre choix d’activités et le droit de fonder ou de poursuivre leur propre entreprise en prison. 18 En 1889, Herbette, directeur de l’Administration Pénitentiaire, se référant aux idéaux de la Révolution, en républicain militant, explique que l’Administration Pénitentiaire tolère et peut même encourager l’expression artistique (en tous cas les productions d’art brut, c’est à dire réalisées sans outils). Il expose même certaines pièces lors de l’Exposition Universelle, dans le cadre de l’exposition pénitentiaire officielle au ministère de l’Intérieur. Il affirme alors qu’il faut « utiliser les capacités de l’imagination et de l’intelligence pour aider à la rédemption et à l’amendement d’âmes perdues ». C’est selon Pierre Georgel, conservateur en chef des Musées de Franc en 1994, la première trace d’une ébauche de politique de la part de l’Administration Pénitentiaire en matière de culture et d’art. 22 La Réforme Amor23 juste après la 2nde guerre mondiale s’accompagne d’un courant chrétien un peu naïf (« nos frères récidivistes »), issu du fait que des gens de bien ont connu l’enfermement pendant la guerre (résistants, déportés…). Le droit à l’expression s’amplifie, au-delà de la contre culture des graffiti et des tatouages. A l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 l’hermétisme des prisons se brise un peu plus. L’ouverture vers l’extérieur s’accroît. Thierry Dumanoir diligente une véritable politique culturelle, même si on peut toujours y trouver un côté un peu vitrine, un peu élitiste, sans doute faute de moyen (du moins faut-il l’espérer). C’est à cette période qu’on assiste vraiment à l’introduction des artistes en prison, visant à une « libre » collaboration avec les détenus. C’est le commencement d’un travail commun des ministères de la Justice et de la Culture, au sein de l’institution pénitentiaire. Au regard de ces périodes d'éclaircie, on peut constater que l'action culturelle relève avant tout d'une volonté politique. Le projet affirmé de faire entrer la culture en prison –et notamment son fer de lance : la lecture – date des années 1970, et a connu ses principaux développements dans les années 1980 sous l’impulsion des ministres de la Justice, Robert Badinter, et de la Culture, Jack Lang. L’étude sur l’action culturelle en milieu pénitentiaire menée sous la direction de Léo Anselme précise le processus de ce rapprochement : L’idée d’une action culturelle en milieu pénitentiaire germait depuis quelques années, puisqu’une note du directeur de l’Administration Pénitentiaire à l’attention des directeurs régionaux, datée du 31 mars 1976, précisait les conditions d’éligibilité propres au Fonds d’Intervention Culturel (FIC). Mais, on peut considérer que la note du 28 octobre 1982, intitulée Développement des activités culturelles en milieu carcéral, signée, en mains propres, par le ministre de la Culture, est emblématique. Le 16 novembre 1982, faisant écho à la note du ministre de la Culture, le directeur de l’Administration 22 23 Pierre Georgel, cité dans Création et prison, op. cit., p.65-66. Cf. p.4 de ce document. 19 Pénitentiaire invitait ses services extérieurs à prendre l’attache des directeurs régionaux des affaires culturelles. D’un point de vue administratif, le développement culturel en prison était né.24 C’est dans cette lignée que se déploie actuellement l’action menée conjointement par le ministère de la Justice et celui de la Culture. Cette coopération a été formalisée par la signature conjointe du protocole d’accord du 25 janvier 1986. Celui-ci a pour objectif de « favoriser la réinsertion des détenus, d’encourager les prestations culturelles de qualité, de valoriser le rôle des personnels pénitentiaires et de sensibiliser et associer, chaque fois que possible, les instances locales à ces actions 25». Ce protocole a connu une extension le 15 janvier 1990, qui affirmait la volonté de « lutter contre les exclusions par la rencontre entre un public en difficulté, les créateurs, et le champ culturel dans son ensemble ». A ce texte de loi s’ajoute celui de l'article 27 de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, du 10 décembre 1948. Il prévoit que « toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent. » Ce texte fondamental est lui-même complété en 1966, par le Pacte International relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, qui reconnaît à chacun « le droit de participer à la vie culturelle.» Le préambule de la Constitution de 1946 stipule que « la nation garantit l'égal accès de l'enfant et de l'adulte à l'instruction, la formation professionnelle et à la culture ». Et enfin, l’article D.441 du Code de Procédure Pénale dispose qu’ « une programmation culturelle, résultant de la représentation la plus étendue des secteurs de la culture, est mise en œuvre dans chaque établissement pénitentiaire. » Tous ces textes, de portée nationale ou internationale, tentent d'offrir un cadre normatif et réglementaire aux initiatives prises dans le domaine culturel en prison. Elles font aussi de la culture et de l’art en prison un droit, une loi qu’il s’agit d’appliquer. Aujourd’hui, on est bien loin d’atteindre les objectifs fixés par ces textes. Globalement, même si des projets d’envergure ont pu être menés en prison, l’offre 24 L’action culturelle en milieu pénitentiaire, ARSEC, sous la direction de Léo Anselme, Ed. La documentation française, Paris, 1997. 25 Protocole d’accord entre les ministères de la Justice et de la Culture, signé par M. Robert Badinter, garde des sceaux et ministre de la Justice, et M. Jack Lang, ministre de la Culture, 25 janvier 1986. 20 culturelle, et notamment la pratique artistique (par le biais des ateliers) restent faibles. Pour exemple et pour rester dans le domaine qui nous occupe, on relevait en 1995 l’existence de seulement 50 ateliers théâtre pour 181 établissements26. 2. Les enjeux Les nombreux textes à valeur législative qui évoquent la question de la culture en prison font que le premier enjeu est de l’ordre du respect du droit. Réaffirmer cela, comme le font ces textes, c’est opposer une réponse claire à ceux qui voudraient que la culture reste aux portes de la prison, arguant du fait que ceux qui s’y trouvent se sont eux-mêmes mis en dehors de la société et de ses règles. L’enjeu contenu dans l’application de ces textes relève donc aussi de la volonté de faire de la prison un lieu de droit et non plus de « non-droit », selon l’expression souvent invoquée. De façon plus pragmatique, l’introduction de la culture en prison pose pour chaque administration concernée des enjeux distincts. Le protocole d’accord entre les deux ministères rappelle que pour le ministère de la Justice, l’objectif était de renforcer son dispositif de réinsertion sociale, avec le soutien technique du ministère de la Culture, en favorisant l’accès de la population carcérale aux différents formes de pratiques culturelles, et que d’autre part, pour le ministère de la Culture, il s’agissait de prendre en compte les besoins culturels de publics jusqu’alors très peu touchés par les actions qu’il mettait en œuvre. Si l’on reprend les principes qui fondent l’action culturelle des deux ministères dans les établissements pénitentiaires on peut noter que pour le ministère de la Justice, le développement culturel est une composante de la politique de réinsertion développée par la direction de l’Administration Pénitentiaire, « politique fondée sur l’élargissement d’un partenariat qualifié, et sur le déploiement de l’offre culturelle et artistique à l’adresse des personnes placées sous main de justice 27». Quant au ministère de la Culture, il compte dans ses missions premières celles de promouvoir la création et de favoriser l’accès de tous à l’art et à la culture, notamment de ceux qui s’en sentent exclus en raison d’une situation sociale, 26 Ce chiffre est issu de l’analyse des réponses au questionnaire sur l’évaluation culturelle envoyé pendant le premier trimestre de 1996 à tous les établissements pénitentiaires. 27 L’action culturelle en milieu pénitentiaire, op. cit., p.14. 21 personnelle ou géographique défavorable. L’étude sur les actions culturelles en milieu pénitentiaire réalisée par l’ARSEC affirme ceci : Bien au-delà d’un simple relais d’une offre artistique à des usagers, les deux institutions considèrent que les finalités du développement de la culture en milieu pénitentiaire, sont les mêmes qu’en milieu libre, à savoir favoriser la rencontre des publics avec l’art vivant et le patrimoine, et démocratiser l’accès aux oeuvres, aux langages et aux pratiques, à ceci près qu’elle participe à l’enrichissement de l’exécution des peines et à leur individualisation28. On aurait donc d’une part un enjeu de développement de la démocratie culturelle et d’autre part un enjeu de réinsertion. Dans les faits, en matière de réinsertion, ce qui importe avant tout à l’Administration Pénitentiaire, c’est qu’une personne incarcérée sorte avec un travail. Mais elle accorde néanmoins à la culture un rôle dans le processus d’insertion ou de réinsertion, plus ou moins important. Il est en fait très rare qu’une activité socioculturelle, ou a fortiori pleinement artistique, soit envisagée comme condition à la sortie sauf si elle devient formatrice. A côté de leur mission de réinsertion, les activités culturelles et artistiques portent des enjeux très quotidiens, tant pour les détenus que pour le personnel pénitentiaire. La création, nécessité existentielle, fondamentale et structurante pour l’être humain (comme en témoignent les objets gravés et les peintures rupestres apparaissant à l’aube du genre humain avant même l’écriture), le serait-elle de façon d’autant plus cruciale et vitale dans l’espace-temps carcéral marqué par la rupture, la séparation, le manque, la perte, l’absence ? Pour Winnicott, M. Klein, H. Segal ou Freud, la création peut être envisagée comme le moyen de survivre à la perte, au deuil, parce qu’elle permet de figurer et de supporter l’absence, la mort, l’angoisse, sans les dénier.29 Cette intervention de Caroline Legendre, psychologue clinicienne, spécialisée en art thérapie, organisatrice du colloque Création et prison en avril 1993, nous permet de dégager l’hypothèse que la pratique culturelle et artistique vise pour le détenu à supporter son enfermement. Face à l’espace-temps de la prison, il s’agit pour l’individu de combler sa solitude (via les ateliers notamment), de tromper l’ennui en brisant le rythme des journées carcérales, et finalement de s’évader de cette réalité, au moins pour un temps. La pratique des ces activités présente aussi un enjeu particulier pour l’Administration Pénitentiaire, et notamment pour les surveillants qui sont en contact direct avec les détenus : la gestion des tensions liées à la détention. Cet 28 29 L’action culturelle en milieu pénitentiaire, op. cit., p.14. Caroline Legendre, Création et prison, op. cit., p.24-25. 22 enjeu découle des opportunités offertes par ces pratiques culturelles, décrites cidessus. Il parait logique que le détenu sortira plus apaisé des ces activités, moins révolté face à ses conditions de vie. De plus, le plaisir qu’il en retire en fait un moyen de pression : le risque de la suppression (de l’autorisation de participer comme de l’atelier en lui-même) se présente à l’image d’une épée de Damoclès, et peut encourager les détenus à l’obéissance et au calme. Ces enjeux, particulièrement lorsqu’ils sont posés à côté de celui de la réinsertion, paraissent triviaux, peut être même illégitimes. S’il s’agit ici de les reconnaître, et à leur juste valeur, il y a aussi sans doute un impératif à recentrer les missions de la culture et de l’art en milieu pénitentiaire dans ce qu’ils peuvent avoir de plus noble et de plus efficient en matière de lutte contre les inégalités de toutes sortes, et de les positionner comme des outils favorisant la socialisation et la création de lien, comme des espaces de parole et d’échange entre intérieur et extérieur. 23 III. Le théâtre en prison : reconstruction personnelle la voie d’une A. Pourquoi le théâtre comme objet d’étude ? Parmi la multitude des pratiques artistiques et culturelles, c’est autour de celle du théâtre que cette étude s’est centrée. Ce choix doit être justifié. Il me faut pour cela faire le lien avec mon parcours personnel. Ce choix découle en effet d’abord de ma formation universitaire (maîtrise d’arts du spectacle, mention études théâtrales) et de ma formation artistique, justement dans le domaine du théâtre (12 ans de pratique théâtrale dont une partie en atelier, notamment avec des personnes socialement exclues, et une autre en Conservatoire). De ce parcours je retire une connaissance à la fois théorique et concrète de ce que peut être l’expérience du théâtre, du jeu, de la scène. C’est avec ces connaissances que je peux aborder aujourd’hui la question de l’intérêt de cette pratique dans le cadre de la mission de réinsertion dévolue aux prisons. Mais au-delà de ce rapport direct avec un vécu qui m’est propre, le théâtre propose de façon intrinsèque des spécificités qui en font un objet d’étude pertinent dans le cadre du questionnement sur les liens entre prison, culture et réinsertion. 1. Une symbolique forte : un art de la cité, un art de la citoyenneté ? La naissance du théâtre est généralement inscrite au Vème siècle avant notre ère, et connaît ses premiers développements avec la civilisation grecque. Bien que très lointaine, cette origine a laissé des traces qui font du théâtre un art particulièrement symbolique. Le théâtre a autour de 25 siècles d’existence, et pendant les 21 premiers, il s’est déroulé en plein air. André Degaine, dans son Histoire du théâtre dessinée30, relève que cela suppose la gratuité de l’entrée, par là, l’existence de subvention. Ces éléments font que le théâtre à ses début peut être considéré comme un service public, de divertissement bien sûr mais aussi d’enseignement. Roland Barthes à propos du théâtre grec, dit ceci : « Théâtre populaire ? Non. Mais théâtre civique, théâtre de la cité responsable. 31» Placé au cœur de cette civilisation et de son peuple (puisqu’on va jusqu’à payer les plus pauvres afin qu’ils assistent aux représentations) le théâtre est alors une réflexion autour des grands thèmes civiques. 30 31 André Degaine, Histoire du théâtre dessinée, Ed. Nizet, Saint Genouph, 1992. Rolland Barthes, cité par André Degaine, op. cit. 20. 24 Cette image du théâtre comme art de la cité reste ancrée, et est souvent invoquée par les intervenants culturels et artistiques en prisons. La pratique du théâtre en détention permet l’expérience du retour au sens premier du théâtre, l’antique, où, ensemble et dans la plus intense acuité, se discutent les questions de société, s’évaluent humanité et esthétique. Où, décidant de s’extraire d’un chœur interdit, l’acteur décide de lui renvoyer sa propre vision du monde.32 Intervenir en détention est un acte politique où l’art retrouve à mon avis ses racines originelles : se placer au centre de la société et constituer un lieu où se résolvent un certain nombre de problèmes.33 Ce témoignage de Jean Christophe Poisson, metteur en scène intervenant en détention et engagé au sein de l’Association Ban Public (information sur les conditions de vie carcérales, sur les droits des détenus et des familles, aide et réinsertion d’anciens détenus) nous éclaire sur l’enjeu du recours à cette pratique artistique. Lieu de l’expression possible, peut être occasion de reconnaissance collective pour des minorités exclues, la pratique théâtrale permet d’établir au sein de la prison un espace symbolique pouvant s’apparenter à la citoyenneté et appelle en cela à l’évolution de ce système pour l’avènement d’une prison respectueuse du Droit et permettant réellement la réconciliation et la réintégration du corps social par l’ancien détenu. 2. Des spécificités adaptées : un outil au grand potentiel On pourrait assurer avec raison que la pratique artistique, la création de façon globale, génère des rencontres, de « l’être avec », notion sur laquelle nous reviendrons, et par-là participe à lutter contre les conséquences néfastes de la prison sur l’individu. Pourtant, on peut affirmer avec tout autant de raison que c’est particulièrement vrai du domaine spectatoriel, car il est fondé sur la relation acteur/spectateur. C’est même cette caractéristique qui définit l’instant théâtral : la représentation assumée par des acteurs d’un texte, d’un jeu, devant un public. La représentation publique est l’une des conditions de l’action potentielle du théâtre dans le domaine de la réinsertion. C’est pourquoi l’analyse qui va suivre des enjeux que portent le théâtre en matière de réadaptation à la société pose comme postulat que l’atelier mené en prison donne lieu à une représentation, devant les autres 32 Jean Christophe Poisson, Manifeste Travail – éducation - culture, texte écrit à l’occasion de la réunion du groupe de travail « travail, éducation, culture, comment appliquer partout les enjeux théoriques du temps de détention ? » et introduisant les actes de celle-ci, www.prison.eu.org, décembre 2002. 33 Jean Christophe Poisson, actes du groupe de travail « travail, éducation, culture, comment appliquer partout les enjeux théoriques du temps de détention ? », 30 et 31 octobre, dans le cadre des rencontres de la Villette 2002, www.prison.eu.org. 25 détenus, le personnel, l’Administration Pénitentiaire ou devant un public de personnes extérieures à la prison. Le théâtre dans sa pratique offre un certain nombre de spécificités qui peuvent être des réponses aux effets désocialisants de la détention. Il propose ainsi une appréhension différente de l’espace, du corps, du collectif, un espace de parole et d’imaginaire. Il peut amener à la restauration de l’image sociale, ainsi qu’à la redécouverte de l’autonomie, en renouant avec la notion de désir. Si l’on oppose à ces pistes d’analyse les conséquences du phénomène de prisonniérisation, perte de l’initiative, détérioration profonde de l’image de soi, dégoût de la vie collective, sentiment d’infantilisation, il apparaît clairement que la pratique du théâtre peut matérialiser la voie d’une reconstruction personnelle pour le détenu. B. Les enjeux et spécificités du théâtre face à la désocialisation de la prison Le temps de l’atelier théâtre constitue une rupture avec celui ordinaire de la détention. Il y a rupture parce que l’atelier est un temps vivant au milieu d’un temps mort, c’est un temps mais aussi un espace profondément différent, qui n’est pas soumis tout à fait aux même règles que le reste de la prison. Les apports du théâtre vont être utiles parfois pendant le temps même de la détention, et parfois comme acquis pour le temps qui va suivre la libération. La pratique théâtrale génère un espace aux facettes multiples, qui toutes sont des portes vers la réintégration de l’individu en tant que sujet, vers la renaissance d’une dynamique de vie sociale. 1. Un espace neuf contre celui de la désocialisation a. Le corps dans l’espace L’enfermement carcéral est un enfermement physique et un enfermement psychologique, la détention entraînant le rétrécissement des perspectives et la perte du contact avec l’extérieur, avec l’altérité. Cet enfermement semble contaminer peu à peu tous les aspects de la vie, du plus concret au plus abstrait. Pour lutter contre ce processus, partir du plus intime pour retrouver un mouvement vers l’extérieur parait être une solution. Le travail sur le corps dans l’espace peut alors constituer un facteur intéressant dans cette transformation du rapport fermeture/ouverture au monde. Le corps est le premier vecteur du rapport au monde et aux autres. En prison, la relation à son propre corps est profondément malmenée. Le corps est 26 d’abord l’objet de la détention. C’est lui que l’on contraint, que l’on enferme. De nombreux témoignages de détenus l’affirment : l’esprit peut s’évader, mais le corps est un poids. Il devient lui-même une prison. Et ce d’autant que les conditions de vie carcérales ne permettent de lui porter aucune marque d’attention. Le manque d’hygiène fréquemment dénoncé, la promiscuité qui annihile toute forme d’intimité (en particulier dans les maisons d’arrêt, où la surpopulation est considérable), le déni de la sexualité (en tous cas l’hétérosexualité), les dispositifs qui la rendrait possible étant en effet rarissimes et mal supportés par une partie de l’Administration et du personnel, les effets physiques de la détention (baisse de la vue, amorphie), le corps est victime de maltraitances constantes. Même la pratique du sport, souvent excessive car elle constitue une façon d’occuper son temps et de gagner un atout important dans un univers où le caïdat règne, peut être lue comme une objettisation du corps. Or la réintégration sociale suppose au contraire de redevenir pleinement sujet, c’est à dire d’inverser le processus créé par la détention (être l’objet des mesures judiciaires, être un numéro d’écrou, être défini uniquement par l’acte criminel, être dépossédé de sa citoyenneté et de la possibilité de choisir…). Cette transformation (qui fait écho à celle qui s’est produite dans le temps qui suit l’incarcération) est nécessaire pour retrouver la possibilité de la relation à l’autre, la reconnaissance de sa propre nature humaine. Retrouver un rapport à son corps différent, plus harmonieux, plus conscient est donc un préalable à un mouvement de réintégration. Le corps au théâtre est l’outil principal. Il s’agit d’apprendre à le connaître, à le respecter, mais aussi à en faire un vecteur de création, au lieu d’un simple "moyen de transport" désespérément vulnérable face au temps qui passe et sur lequel le détenu n’a aucune maîtrise. La pratique du théâtre porte notamment sur un entraînement corporel, une conscientisation plus grande de chaque geste, l’apprentissage du placement dans l’espace et donc de son appréhension, mais aussi sur les aptitudes d’expression publique, le placement de la voix ou l’articulation. Ces capacités sont également utiles dans la vie de tous les jours, et bien au-delà de la scène. Avoir une certaine prestance par son port de corps, pouvoir s’exprimer clairement, faire preuve d’une assurance en public, être entendu sont des atouts essentiels dans la société. Cela aide d’une part dans les démarches en tout genre. Mais cela permet plus largement d’entrer en communication avec autrui et d’être ainsi reconnu en tant que semblable. Au regard des éléments de vie quotidienne qui ont été décrits précédemment, ce rapport au corps se révèle nouveau. Il est courant en effet que 27 ces éléments de vie carcérale fasse suite à ceux d’une existence vécue sur le mode de l’exclusion, de la précarité. L’expérience du corps pour une personne en situation de pauvreté relève déjà de l’enfermement. C’est l’une des conséquences les plus notoires de l’exclusion. Enfermement chez soi, faute de travail et de relations, enfermement dans la cité parfois, le centre ville constituant l’espace de bien être, de loisir et des dépenses, enfermement psychologique, la précarité entraînant un ressassement de la situation vécue, qui apparaît sans issue. Le corps est le siège des privations, des frustrations parfois (du désir inassouvi d’objets de consommation luxueux puisque non vitaux). Le découvrir en tant que vecteur de plaisir et de jeu est alors une expérience relativement novatrice. Le théâtre propose en effet une utilisation ludique du corps. Au lieu d’être un poids, il devient source de plaisir. Plaisir de créer, de donner à voir son corps sans en avoir honte. Il s’agit là d’un enjeu particulièrement important pour les femmes détenues. C’est en effet une occasion de retrouver une sensualité, généralement perdue dans la détention. Plus globalement, il s’agit pour les personnes incarcérées, hommes et femmes, de vaincre un malaise, une maladresse, de se rencontrer en quelque sorte tels qu’ils ne se connaissaient pas : habiles, agiles, gracieux, beaux à regarder. Si le rapport au corps se vit dans une étroitesse constante, comme c’est le cas en prison, cela implique un mouvement global de fermeture, de retrait. Il peut y avoir légitimement de l’appréhension vis à vis du fait de se trouver dans un espace inconnu. Au contraire, il semble logique que le développement d’un rapport au corps plus épanoui, expérimentant une largeur de l’espace et une facilité à se déplacer dans celui-ci peut engendrer une confiance, un élan d’ouverture vers le reste du monde. b. Un espace collectif accueillant Reste que ce monde en question ne favorise pas nécessairement cet élan, loin de là. Les notions même de condamnation et de détention supposent le rejet par rapport à un groupe. Certes ce rejet est la plupart du temps motivé, justifié, par le crime ou le délit commis. Le détenu en est donc largement responsable. Il ne s’agit pas ici de faire du détenu, en tous les cas de celui qui a été condamné (en opposition aux prévenus non encore jugés) une victime. Cela serait une erreur à tous points de vue. D’abord vis-à-vis des victimes du crimes ou du délit. Ensuite parce que faire du condamné une victime, par conséquent non responsable de sa détention, c’est lui enlever toute possibilité de conscientiser son acte et par-là de changer. 28 Toujours est-il que cette exclusion de la société, même temporaire, associée à la désaffiliation sociale antérieure, génère une habitude du rejet, et donc une appréhension grandissante face à l’idée de la confrontation à un groupe. Le théâtre jouit d’une histoire, d’une tradition, où la notion de groupe est essentielle. Dans l’ouvrage Actions culturelles dans les quartiers, de Bruno Colin, on peut lire ceci : Les compagnies théâtrales ou spécialisées dans les arts de rue, [ont] une conception particulière de la fonction et des missions de leur art et des relations à entretenir avec des publics d’origines variées. Leur itinérance leur a appris à se frotter en de multiples occasions à des environnements complexes avec lesquels il était indispensable de composer. Et l’aspect « familial » et communautaire de leur vécu quotidien leur permet d’intégrer très naturellement de nouvelles personnes dans une aventure de création.34 Cette remarque met en avant le lien entre la vie de la troupe de théâtre et sa capacité à accueillir. Contrairement à la majorité des groupes du milieu professionnel, type entreprises, le modèle de vie est fondé sur l’idée de famille, de communauté. Cela sous-entend notamment le fait de vivre ensemble au quotidien, et non seulement pendant les heures de bureau, du moins dans les périodes de tournée. D’autre part, il s’agit d’un groupe ouvert, qui a conscience de la nécessité de chacun et où l’esprit de compétition n’a pas lieu d’être, bien au contraire (ce qui ne signifie pas qu’il n’existe pas des jalousies potentielles dans le milieu théâtral…). Il faut préciser que majoritairement, c’est un intervenant, comédien ou metteur en scène, qui anime l’atelier et non une troupe ou une compagnie dans son ensemble, même si cela arrive aussi. Mais la tradition dont le milieu théâtral est l’héritier facilite à l’évidence l’intégration, et permet pour ces personnes « accueillies » de renouer avec une vision positive de la vie collective. La décomposition des liens sociaux (déjà faibles) que vivent les personnes incarcérées entraîne fondamentalement la disparition de « l’être avec », cette capacité des individus à vivre les uns avec les autres, à se connecter et à créer ainsi un réseau vivant, accueillant, où chacun trouve sa place. La détention est intimement liée à la solitude, qui est par définition l’antithèse de cet « être avec ». La population pénale actuelle, aux dires des travailleurs sociaux, ne cherche pas à s’ouvrir aux autres. Dans sa globalité, la population ne s’investit pas dans les activités proposées. On est donc face à un phénomène de repli et d’individualisme.35 La nature individualiste de la collectivité formée par les détenus, remarquée ici par les travailleurs sociaux, illustre cette mise à mal de la notion « d’être avec ». 34 Bruno Colin, Actions culturelles dans les quartiers, enjeux, méthodes, Opale éditions, Paris, 1998, p.127. 35 Caroline Poussier, Quand la culture passe les murs de la prison, op. cit. p.39. 29 La prison peut être analysée comme une micro société, où les relations sont très parasitées par les notions de pouvoir et de force. C’est en quelque sorte, en forçant un peu le trait, le règne de la loi du plus fort. La capacité à « être avec » est pourtant la condition de possibilité d’une intégration dans le corps social. Le théâtre s’appuyant en grande partie sur les notions d’échange, de dialogue, de partenariat, constitue une réponse très cohérente à cette crise de « l’être avec ». Pour que le jeu fonctionne, il y a en quelque sorte une obligation de « l’être avec » : être avec son partenaire, c’est-à-dire entrer réellement, concrètement en relation avec lui. Le jeu n’est bon que parce qu’il est « avec ». Le comédien joue avec les autres comédiens, avec le public, avec son texte, avec le metteur en scène, etc. C’est par nature un domaine qui engendre de « l’être avec ». Cela rejoint la notion de « présence », parfois évoquée par les acteurs et les metteurs en scène. Délicate à définir avec précision, on peut dire qu’il s’agit d’un état de concentration mêlée de naturel, qui permet au jeu de s’ancrer dans une concrétude, le différenciant ainsi de la simple récitation de texte. Cet état de présence existe lorsqu’il y a une conscience forte de ce jeu « avec » : la conscience de l’autre, du partenaire ou du public à qui l’on s’adresse. Les répliques ne sont pas une simple suite de mots abstraits mais produisent bien du sens, contiennent des attentes, une part de réalité, que le partenaire doit percevoir pour rebondir, répondre, réagir. L’atelier théâtre tend à valoriser les compétences personnelles de chacun, lui donnant ainsi non seulement une place mais le rendant aussi presque indispensable au reste du groupe. Cet « être avec » se vit là sur un mode impératif, nécessaire au fonctionnement et à la qualité de l’œuvre présentée. Mais au dire des participants, il provoque aussi une jouissance. Le fait même d’avoir besoin d’autrui et que ce besoin soit satisfait dans la création est une expérience très forte, car de plus en plus rare. Certains disent y avoir retrouvé le sentiment de « pouvoir compter sur les autres » ainsi que la conscience d’un groupe où chacun a son utilité, ses talents et où ce sont la coordination et la cohésion de ces compétences qui assurent la bonne marche de l’ensemble. La satisfaction selon eux proviendrait de la certitude de cette bonne marche, de la possibilité d’avoir confiance en les compétences des autres.36 Cette confiance pose les bases d’un partenariat réel entre les différents protagonistes de l’atelier, les détenus comme le ou les intervenants. C’est la condition de possibilité d’une vraie rencontre transversale qui se met en place, et 36 Ces témoignages sont ceux de détenus rencontrés après une représentation théâtrale donnée à la maison d’arrêt St Paul-St Joseph de Lyon, suite à deux semaines d’atelier théâtre et vidéo mené par la compagnie des Lumas. 30 non une relation unilatérale où le détenu est sans cesse placé dans une position d’infériorité. En prison, la relation est presque toujours verticale. Avec les surveillants, avec les juges, avec les avocats… Ici au contraire, la relation peut s’installer sur un principe d’égalité nécessaire à la réintégration sociale. L’expérience de la vie et de l’action collective trouve donc un sens renouvelé. Les personnes participant à un atelier forment un groupe autour d’un projet commun. Impossible en effet de créer une œuvre collective comme une pièce sans se parler, sans échanger, sans réfléchir ensemble. Parmi les causes de la dissolution du lien social dans notre société, Roger Sue dans son article De la société vers l’association, la recomposition du lien social37 évoque la difficulté à trouver sa place dans un nouveau système où il n’existe que très peu d’espaces de transition entre la masse immense de la société (de consommation) et l’individu, de plus en plus solitaire. Or l’atelier, avec le fonctionnement et les buts qu’il s’est fixés (la création d’un spectacle et sa représentation notamment), constitue justement une sorte de relais socio-culturel, permettant à l’individu de faire partie d’un groupe, de quitter l’état de solitude, sans pour autant être confronté directement à la masse de la société. C’est un pas entre la personne et le nombre, qui permet de retrouver un équilibre dans ce vécu de la collectivité et donc de l’échange, de la communication. Ce vécu du groupe existe aujourd’hui dans notre société : cercle religieux, ethniques, territoriaux… En prison, on peut évoquer le développement des clans et du caïdat, ou encore le fait que dans certains établissements, les détenus sont réunis par nationalité, dans différents bâtiments. Mais le groupe selon ces conceptions est souvent assorti d’une certaine fermeture d’esprit, fondée sur des revendications ou simplement des appartenances identitaires fortes, formant ainsi un communautarisme qui « provoque plus d’exclusion que d’inclusion, plus de juxtaposition que de cohésion 38», comme le montre encore Roger Sue. A l’inverse ici, le groupe formé par l’atelier se tourne résolument vers l’extérieur, puisqu’il est fondé sur le désir de représentation publique d’une œuvre. Sa nature théâtrale en fait une expérience de la collectivité ouverte. Cette expérience peut aussi permettre de réinclure les personnes en perte de repères sociaux dans un modèle social, différent de celui de la prison. Certains acteurs de la vie carcéral tendent à montrer que ce système génère une envie de vengeance vis-à-vis de la société entière, qui a créé ce modèle et a condamné le 37 Roger Sue, De la société vers l’association, la recomposition du lien social, article Internet, www.lien-social.com, 2001. 38 Roger Sue, De la société vers l’association, la recomposition du lien social, op. cit. 31 détenu à y vivre pendant un temps donné. L’enjeu est de taille puisqu’il s’agit de prouver que le modèle de la société et de la vie collective ne se limite pas à celui développé par l’Administration Pénitentiaire, qui devient assez naturellement un objet de haine et d’hostilité. Dans cette même logique d’évolution de l’image de la société que le détenu s’est construit, le moment de la représentation est crucial. Le spectacle constitue un moment éphémère véritablement mais ensemble. pendant Comédiens lequel et les personnes spectateurs, présentes metteur en vivent scène et techniciens, tous sont rassemblés autour d’un même objet, qui va faire lien entre eux le temps de la représentation et un peu après, par le souvenir commun que chacun va avoir de ce moment. Ce temps de la représentation fait écho à celui du procès, qui est aussi un temps collectif où la société est conviée autour d’un objet (le crime ou l’accusé, selon les conceptions de la justice). C’est pour le détenu une expérience négative de la mise au cœur du groupe, il est inutile de l’expliquer. Le spectacle, dans son temps de représentation constitue également un espace collectif. Mais cette fois, c’est presque le détenu qui convie certains membres de la société à ce rassemblement. Il est au cœur de cette expérience, mais renvoie cette fois une image positive, pour le détenu comme pour les spectateurs. On l’a dit, cet espace laisse la place à l’expression et à la singularité de chacun des participants. Il est important de rappeler que ceux-ci sont toujours volontaires, et que par conséquent leur nombre est restreint. Il est hors de propos de rendre cette pratique obligatoire. Il faut en revanche s’interroger sur le pourquoi de cette faible fréquentation. Nous y reviendrons39. C’est à la fois un écueil dans le sens où cela réduit la portée de l’outil théâtre en matière de réinsertion, et un avantage certain. En effet, un groupe petit sera plus facile à intégrer. Il permettra aussi un travail artistique de meilleure qualité et laissera finalement plus de place et de temps à chacun, sur le plan créatif comme sur celui d’une ré-appropriation d’éléments nécessaires à la réinsertion, travail à la fois plus social et plus thérapeutique, mais qui peut se lier étroitement avec la pratique artistique. C’est en particulier le cas dans la démarche qui vise à se ré-approprier une parole, puisque le théâtre est principalement fondé sur le texte et le dire. c. Un espace de parole Beaucoup de gens parlent des anciens détenus, des gens qui s’en occupent, mais les détenus n’ont pas le droit à la parole. Je ne sais pas, on a peut être peur que l’on dise des conneries. Peut être que les gens croient que l’on ne 39 Cf. chapitre III-B-5. 32 sait pas ce qu’il faut dire. Peut être que tous ceux qui s’occupent de nous savent pour nous, mais je crois que nous aussi, nous sommes capables de dire ce que l’on veut faire. 40 Gilbert B., détenu. L’espace de parole que développe l’atelier théâtre se construit en tout premier lieu contre celui du silence de la prison. C’est ce qui fait que certains participants ne le sont que parce qu’il s’agit d’une occasion de rencontres et de discussions avec d’autres détenus et surtout avec quelqu’un de l’extérieur, l’intervenant. La libre circulation de la parole est essentielle, car elle est le signe de l’existence de chacun en tant qu’être humain et l’assurance de la reconnaissance de cette nature. Elle est le gage d’un épanouissement, d’une construction personnelle, du développement de la pensée, par l’échange qu’elle permet. Cette libre circulation de la parole n’a pas cours en prison. Principalement pour des raisons de sécurité, qui font que le courrier comme les appels téléphoniques sont surveillés. C’est également la crainte de peiner leurs proches en leur décrivant précisément leurs conditions de vie qui freine les détenus dans cette libre expression. Dans les deux cas, cela engendre une auto-censure. Une fois de plus, cet état de fait est souvent renforcé par le passé des personnes incarcérées, la précarité sociale tendant à réduire les gens qui en sont victimes au silence. La parole se refuse généralement aux exclus, soit parce qu’ils ne s’en pensent pas dignes, soit parce qu’ils ne sont pas écoutés. Se produit en fait un phénomène de désappropriation de la parole, qui est un cercle vicieux. Face à ce désapprentissage de l’acte de dire, la pratique du théâtre peut être une réponse, puisqu’il est majoritairement, depuis des siècles, constitué par le texte et que son principe même consiste en le fait qu’un comédien dise ce texte, ou que plusieurs comédiens dialoguent entre eux, face à un public. C’est une sorte de métaphore de la situation de communication habituelle, qui réunit l’émetteur et le récepteur, selon le schéma classique de la communication. Le théâtre est donc un art de parole, qui place le dire au centre de sa pratique. L’adjointe à la culture de la mairie de Villefranche, ville qui met régulièrement en place des actions culturelles dans les quartiers d’habitat social, et dont le théâtre municipal fait un important travail en direction de la maison d’arrêt de la commune, affirme au cours d’une interview que « c’est avec le théâtre que ça fonctionne le mieux, parce qu’on fait quelque chose qui n’est pas social, alors que c’est presque toujours le cas avec ces populations. C’est remettre l’homme au centre. Les hommes se disent au travers du théâtre 41 » 40 Gilbert B., détenu participant régulièrement à des ateliers artistiques (arts plastiques et théâtre), Création et prison, op. cit., p.131. 41 Mme Toinon, adjointe à la culture de la mairie de Villefranche, interview du 12.05.2003. 33 Il est important de comprendre à quel point cette caractéristique du théâtre est un enjeu fort par rapport à la problématique de la réinsertion. Sans parole publique, il est impossible d’exister comme citoyen. Créer les conditions nécessaires à la prise de parole et au dialogue social permet d’enrayer le processus destructeur qui condamne certaines personnes au silence. [La misère] les prive de la confiance en eux-mêmes et leur interdit du même coup toute prise de parole et toute communication. Parler et être écouté, savoir qu’on a de l’importance aux yeux des autres sont des premiers pas pour rester debout.42 Il est question dans ce témoignage de la misère et de l’exclusion sociale générée par elle. Mais les analyses avancées sont tout aussi valables à propos de l’exclusion liée à la détention. Au travers de cette déclaration, on peut dégager plusieurs points à mettre en relation avec ce processus de prise de parole qu’apporterait le théâtre : la question de la formation et de la confiance en soi, la question de l’expression de soi, la question de l’écoute et enfin la question de la citoyenneté. On admet généralement la vertu du théâtre en matière de lutte contre la timidité. Cet art suppose en effet une mise en représentation, devant d’autres personnes, une expression claire et distincte, auxquelles il amène par un travail à la fois physique et peut être plus psychologique, grâce à des exercices de mise en confiance par rapport au groupe. Cet apprentissage, concernant l’articulation, la puissance de la voix, son placement, la respiration, l’assurance et la confiance, en soi et en l’autre, face à d’autres personnes, tout cela constitue une sorte de formation à la prise de parole. Une formation assez technique d’une part et plus thérapeutique d’autre part : la prise de conscience de sa propre capacité à parler devant d’autres individus. L’entraînement qu’occasionne la pratique théâtrale à cet égard est tout à fait enrichissant, car il forme une sorte de pédagogie vers la parole, en proposant un support ludique. La parole n’étant pas le but en soi, pas l’enjeu décisif, elle devient plus accessible, une simple formalité, néanmoins quasi indispensable dans le cadre d’une pratique théâtrale traditionnelle, au cours d’un processus de création. L’espace théâtral semble donc propice à cette prise de parole, et peut de façon légitime constituer l’un des outils dans ce ré-apprentissage de la communication, « créer les conditions nécessaire à cette prise de parole », mais 42 Daniel Fayard et Damien Guillaume Audollent, Combattre l’exclusion, Ed. Milan, Toulouse, 1999, p.74. 34 aussi à la naissance d’un plaisir de l’expression libre, car libérée de la peur des habituels rejets ou sanctions. Ces conditions réunies, ces « victimes du silence » peuvent renouer avec le désir d’expression. Il est certain que le silence entraîne le silence, et qu’on se déshabitue à communiquer. Mais plus grave encore, c’est bien l’envie de s’exprimer qui est mise en péril. Le rejet systématique, la non-écoute rendent inutile cette parole intime qui va vers l’autre, fondant par-là l’un des vecteurs du lien social. Car on l’a vu, c’est bien le désir « d’être avec » et les façons dont il se concrétise qui forment les conditions de possibilité de la société. Or « l’être avec » suppose une certaine connaissance de l’autre, qui de proche en loin forme des réseaux de relations. Sans la parole, cette connaissance est altérée. Georges Bataille, dans Lascaux, ou la naissance de l’art, affirme que « l’art, et l’art seul, assume la communication de la vie intérieure ». C’est en 43 réalité bien de cette connaissance là dont il s’agit : celle de la vie intérieure de chaque individu, ce qui le constitue fondamentalement, dans la mesure où notre société est aujourd’hui une agrégation de personnes, bien plus que de groupes, une communauté d’individus. Dans un premier temps la parole du détenu-comédien ne sert que de support à celle d’un personnage. Ce n’est donc pas une parole intime. Cela permet d’abord de se ré-approprier le fait de dire, et ce n’est que dans un deuxième temps que le cadre de l’atelier peut aussi être l’occasion de se raconter soi-même, une fois que l’acte de parole commence à devenir une chose simple, une fois que la confiance en soi recommence à exister et que la « peur de dire des conneries disparaît44 ». L’enjeu que le théâtre permet parfois d’atteindre est très clairement exprimé par la remarque de Mme Toinon « les hommes se disent au travers du théâtre ». C’est la possibilité de l’expression de cette identité, qu’elle soit collective ou individuelle, passée ou présente, ou pourquoi pas future. Certains projets de théâtre en milieu carcéral utilisent en effet le vécu des participants comme matière première au jeu, et au texte, ceux-ci s’élaborant donc avec l’ensemble des détenus participants, et pas seulement par l’intervenant. Il ne s’agit pas seulement d’utiliser le vécu carcéral des participants de l’atelier, mais plus largement ce qui les constitue en tant que personne unique, leurs désirs, leurs souvenirs, leur enfance, leur colère, etc… Ce qui est en jeu dans cette expression de l’identité, c’est l’intégration dans la société, en tant qu’individu ayant une histoire. Une histoire qui ne se résume pas à l’histoire carcérale, qui enferme les anciens détenus dans ce 43 Georges Bataille, Lascaux, ou la naissance de l’art, Ed. Skira Flammarion, Genève, 1980, p.12. 44 Un détenu de la maison d’arrêt St Paul-St Joseph, à Lyon, ayant participé à l’atelier théâtre de la compagnie des Lumas. 35 rôle précisément d’anciens détenus, gommant le reste de leur vécu, dans le passé, mais aussi dans l’avenir. Cette idée de la reconnaissance de l’identité pose également la question de l’écoute. En effet, l’expression ne se suffit pas à elle-même et ne vaut que si elle a un récepteur. On sent bien tout l’intérêt que le théâtre peut avoir en la matière, lui qui met justement en présence une expression et un public. Le cadre de la représentation est particulièrement intéressant, parce qu’elle réunit physiquement celui qui parle et celui qui écoute, au contraire du livre par exemple. Les ateliers d’écriture ont certes un grand succès, mais le support « livre » ne suppose pas cette mise en présence. Une fois écrit, le témoignage doit être comme abandonné à son destin, même si des dispositions peuvent être prises pour assurer sa bonne diffusion. Mais cela fait toujours un peu l’effet d’une bouteille à la mer, et on ne peut vérifier que rarement que son message arrivera à bon port. Dans le cas d’une représentation, l’écoute est, pour celui qui est sur scène, une chose extrêmement tangible, directe, immédiate. Les spectateurs sont en face de lui (dans les dispositifs classiques), apparemment attentifs, et surtout venus dans le but de l’écouter. C’est une attention irremplaçable, la garantie en quelque sorte que la parole enfin prononcée n’est pas vaine. De plus cette parole est énoncée pour d’autres, et non seulement pour soi. Elle prend alors une dimension nouvelle, audelà de sa capacité thérapeutique d’expression de soi : elle est une parole publique. « Sans parole publique, il est impossible d’exister comme citoyen. ». Le début de la citation de Daniel Fayard et Damien Guillaume Audollent, extraite de Combattre l’exclusion, place cette notion de parole publique au sein du processus d’accès à la citoyenneté, aboutissement de la réintégration sociale. L’expérience de la scène en tant que lieu d’expression et de représentation publique peut permettre de renouer à la libération du détenu, avec la participation à l’espace public global, au quotidien, c’est à dire avec une citoyenneté active. Selon Marc Le Glatin, intervenant lors d’un colloque sur l’éducation populaire, « la culture est un vecteur essentiel d’émancipation, de ré-appropriation du langage, de modes d’expression et de représentation du monde, qui sont le préalable à la ré-appropriation du champ démocratique 45 ». Ainsi, en lui procurant des outils adéquats de communication, et la confiance nécessaire à cet élan vers autrui, le théâtre peut donner l’occasion à une personne « condamnée au silence », non seulement d’exprimer son identité mais aussi de réinscrire celle-ci, ou sa parole tout simplement, au cœur du champ social démocratique. 45 Marc Le Glatin, Actes des quatrièmes rencontres d’éducation populaire organisées par le service Jeunesse et Sport de la ville de Strasbourg, article Internet, www.ville.gouv.fr (les éditions de la Délégation Interministérielle de la Ville), 2000. 36 d. Un espace d’ouverture contre le quotidien carcéral L’expression du vécu et son écoute peuvent donc constituer une voie d’intégration dans le champ social. Cependant, il existe aussi un besoin vital pour ces personnes de s’éloigner de façon plus marquée de ce quotidien. Cet éloignement peut se traduire par d’autres choix esthétiques dans le travail artistique (la matière première du jeu et du texte sera alors différente). Mais cette mise à distance du quotidien passe aussi par l’expérience artistique elle-même. Dans la conception classique de l’art, la qualité d’une œuvre se repère souvent à sa beauté. Bien que l’art contemporain fasse évoluer cette vision, la notion de beauté est une problématique intéressante dans le cadre de la prison, parce qu’elle y est profondément absente. Or le théâtre, par le texte et également par le jeu, peut parfois réintroduire cette idée au sein de l’univers carcéral. Faire l’expérience du beau constitue, au regard de certains politiques ou personnes engagées, un droit et une nécessité. Ainsi M. Lehec, maire de Béthencourt en 1992 affirmait que « tout le monde a droit au beau », et mettait en place des actions de création dans des quartiers sociaux. Daniel Fayard et Damien Guillaume Audollent observent ceci : Toute personne, surtout la plus meurtrie, a besoin de beauté et d’expression créatrice, autant que de pain et d’eau. Dans l’expérience de la beauté et de l’art, qui lui renvoie une image différente de celle où le quotidien l’a enfermée, l’être humain peut desserrer l’espace d’un instant l’étreinte étouffante de la misère. 46 Ainsi, le beau et l’imaginaire peuvent permettre d’éloigner le quotidien, et de générer ainsi une respiration. Dans le théâtre, l’imaginaire tient une place singulière. L’illusion y règne en maîtresse puissante, chacun jouant un rôle, se glissant dans la peau d’un personnage, s’éloignant ainsi de sa situation réelle. Cet imaginaire emmène acteurs et spectateurs vers un univers différent, où l’image que l’on a de soi et des autres, et que les autres ont de vous peut changer. En ouvrant les portes de l’imaginaire, le théâtre donne à voir un monde nouveau, qui fait exploser l’enfermement. Si on peut lire cela comme une forme de liberté retrouvée, il s’agit surtout de remettre à jour le souvenir de l’existence d’un autre univers que celui de la détention, un univers où l’on est vu et où l’on voit autrement. Cela rejoint en partie l’idée de mouvement vers l’extérieur que peut permettre le travail sur le corps. C’est aussi réaffirmer que l’on est l’égal de tout humain vivant dans la société, et que le droit au beau et à l’imaginaire persiste. 46 Daniel Fayard et Damien Guillaume Audollent, Combattre l’exclusion, op. cit., p.77. 37 Ce monde différent est aussi amené par l’artiste, l’acteur professionnel, le metteur en scène. Tout d’abord parce qu’il représente une autre position sociale, et qui plus est un statut à part, étrange, même pour des personnes intégrées dans la société. L’artiste est entouré d’une sorte de mythe, d’imaginaire collectif, qui peut tendre d’ailleurs vers la marginalité, ce qui ne manque pas de le rapprocher des populations détenues, ou encore vers la célébrité, et on touche alors à la dimension du rêve, du désir. La fragilité de l’artiste, l’intensité de ses craintes et de ses espoirs, le mouvement par lequel son travail créateur s’efforce de se porter aux marges, aux limites de la conscience pour ramener au jour des émotions enfouies, représentent deux tensions principales. A la fois une instabilité, une incertitude dans lesquelles il est possible de se reconnaître, à la fois une quête, un désir et une énergie de lutter contre la fatalité et aller à la rencontre de choses essentielles qui réveillent l’envie de vivre pleinement. 47 Cet extrait de l’ouvrage Actions culturelles dans les quartiers confirme cette double relation entre l’artiste et les personnes auprès desquelles il intervient. On peut en effet deviner un terrain de ressemblance entre artistes et personnes incarcérées. Serge Portelli, Doyen des Juges d’Instruction au Tribunal de Grande Instance de Créteil, co-organisateur du colloque Création et prison, confirme cela. Nous avons perçu comme une communauté entre l’artiste et le prisonnier : l’artiste se déplace dans des zones où la criminalité prend sa source – les traumatismes, , la souffrance, la violence, la difficulté de vivre, les cassures sociales48. Mais ajoute aussi la chose suivante : La distinction artiste/détenu, qui n’est évidemment pas que théorique, s’impose d’emblée. […] Il ne s’agit pas de faire croire que tous les détenus sont des artistes en puissance ou que la prison est un lieu naturellement accessible aux créateurs. Il n’est pas question d’effacer les murs, l’odeur et les souffrances ou de prêter la clé aux artistes49. La présence de l’artiste constitue donc toujours un moment à part, parce que rare, parce que pensé comme réservé à d’autres. Il est le vecteur de l’imaginaire, de la poésie. Une éducatrice de Strasbourg commentant une intervention culturelle dans un quartier en parle comme d’une échappée. Elle témoigne du fait que « le contact avec l’artiste est de l’ordre du magique parce que l’artiste est mythifié et que ce n’est pas de l’ordre du quotidien mais de l’événement. Ce n’est pas banal.50 » 47 Bruno Colin, Actions culturelles dans les quartiers, op. cit., p.144. Serge Portelli, Création et prison, op. cit. p.178. 49 Serge Portelli, Création et prison, op. cit. p.177. 50 Bruno Colin, citant une éducatrice de Strasbourg, Actions culturelles dans les quartiers, op. cit. p.51. 48 38 Cette notion d’événement est à approfondir. Il est clair dans la plupart des démarches artistiques menées en prison qu’il s’agit de dépasser le domaine de l’animation et du divertissement pur, pour atteindre un objectif qui ne soit pas seulement occupationnel. Il est également certain que c’est la pratique bien plus que le « spectatorat » qui porte les enjeux que nous décrivons. Mais l’événement artistique peut se révéler être un besoin. Il vient rompre la monotonie d’un quotidien, et apporte ainsi une lueur d’espoir, la preuve que d’autres expériences sont possibles, autres que celles négatives de la criminalité et de l’emprisonnement. Il est aussi le signe d’un intérêt pour ceux à qui il est destiné, d’une attention qui là encore apporte une certitude : celle que les individus incarcérés ne sont pas oubliés. C’est une condition de possibilité de participation reconnue à l’histoire de l’humanité qui est loin d’être évidente au cœur d’une prison que l’on cherche, citoyens comme politiques, au contraire à oublier. Ce faisant, ce n’est pas seulement l’institution mais ceux qui s’y trouvent que l’on fait disparaître du champ social. Cela peut d’ailleurs parfois être vrai aussi pour le personnel pénitentiaire, que l’imprécision de leurs missions laisse souvent démunis. e. Un espace vers l’universel Chacun dispose de par sa vie de quoi écrire dix pièces de théâtre, ou peut être une seule, mais une grande œuvre. Le tout est de l’écouter et de lui rappeler l’importance relative de sa propre histoire et la richesse potentielle de son imaginaire. Le moment théâtral sera celui où son histoire, son imaginaire, inscrit dans la logique d’un rapport au public, rejoindront l’universel. 51 Paul Biot, directeur de la compagnie du Théâtre Action, pose ici un principe fondamental dans un processus de réintégration, de réconciliation avec la société : rejoindre l’universel. C’est l’exact opposé du mouvement d’exclusion que génère l’acte criminel et la détention, et c’est pourquoi il est si essentiel et si réparateur. Ce mouvement passe en particulier par l’apprentissage culturel que constitue la participation à un atelier artistique, quel qu’il soit. La découverte du champ artistique au travers de la pratique d’un art, si minime soit-elle, permet de commencer à se placer dans une lecture nouvelle de la société, simplement parce qu’on en a une meilleure connaissance. Le savoir est un facteur d’intégration considérable, et l’enrichissement culturel, théorique comme pratique, est en cela véritablement important. Cette vision s’oppose à celle qui tend à penser que art et culture sont un luxe inutile pour vivre ou trouver un emploi, et que par conséquent, ils ne sont pas une priorité dans une transmission vers les détenus. On favorise les éléments informatifs tels que l’adresse des l’ANPE ou des Assedic, les formations 51 Bruno Colin, citant Paul Biot, directeur de la compagnie du Théâtre Action, Actions culturelles dans les quartiers, op. cit. p.146. 39 techniques, ou l’alphabétisation. Il ne s’agit pas de renier le caractère essentiel de ces outils, mais bien de considérer que la culture l’est au même titre dans la démarche de réinsertion, justement parce qu’elle permet de se situer dans une société, d’y trouver des repères et d’en comprendre les fondements. Ce passage du singulier vers l’universel peut particulièrement s’associer aux travaux qui prennent le vécu des participants comme matière de jeu. Il s’effectue autant dans le mouvement de la parole, qui, d’abord intime, rejoint un public, que dans le mouvement visant à relier son expérience personnelle à une expérience collective afin d’en tirer une réflexion. C’est le cas notamment lors des répétitions. Ce pont entre le singulier et l’universel amène l’individu à replacer sa propre histoire au cœur de celle d’une collectivité, symbole de l’humanité. Cette relecture de son vécu à la lumière de son inscription dans une histoire plus large favorise la création de passerelles analytiques pour le comprendre. Mais au-delà, c’est la réaffirmation de l’appartenance des ces personnes détenues à l’humanité, reconnaissance qui leur est souvent refusée, plus ou moins consciemment. 2. La possibilité de restauration de l’image sociale Cette reconnaissance est une première étape dans une démarche de restauration de l’image sociale des détenus. La question de l’image comprend des enjeux forts en rapport avec celle de l’intégration. Ces enjeux portent sur un phénomène de projections à plusieurs entrées, qui faussent les regards posés sur les personnes incarcérées et libérées, par elles-mêmes et par les individus vivant dans la société libre, mais également le regard posé sur la société libre par les détenus. La citation qui suit, celle d’un détenu ayant fait l’expérience d’ateliers d’art, est particulièrement éloquente quant à la problématique de la restauration de l’image sociale et des enjeux qu’elle porte en terme de réinsertion. La culture, […] ce que je peux vous dire, c’est que ça valorise les gens, quand d’un seul coup on s’aperçoit qu’on est capable de faire quelque chose, peut être un tableau, peut être de la musique, et bien, on sait que plus tard, on sera dehors, on sait que là, on pourra faire quelque chose. Ce ne sera peut être pas une peinture, parce que c’est vrai que tout le monde n’est pas capable de pouvoir vendre sa peinture, mais cela sera peut être de trouver un boulot et de se dire : « bon, eh bien, on est peut être capable là aussi de démarrer de pas grand chose. En se défonçant, on y arrivera ». Pourquoi ? Parce qu’on a eu l’expérience de choses qui nous paraissaient impossibles.52 52 Gilbert B., Création et prison, op. cit., p.135. 40 a. Des regards croisés pour lutter contre les projections La notion de regard est particulièrement attachée au théâtre. Aussi est-il évident que la volonté de transformation de sa propre image peut y trouver un certain aboutissement. Le théâtre met en jeu des regards croisés. Celui que l’on se porte et celui qui nous est porté. Dans un premier temps, nous aborderons la question de l’image que se renvoie les détenus à eux-mêmes et de sa modification par l’expérience théâtrale. La pratique théâtrale consiste à interpréter un personnage. Incarner un autre que soi-même s’est explorer malgré tout sa propre personnalité. Une littérature abondante existe sur ce sujet, visant à donner des indications pour améliorer cette incarnation. Il y est souvent question d’aller puiser en soi des épisodes de vie pour retranscrire au mieux des émotions qui sinon pourraient rester factices, pour « nourrir le personnage », lui donner une épaisseur (psychologique mais aussi par l’attitude physique). Or par ce processus le comédien est obligé de se regarder. Se regarder dans sa vie quotidienne présente et passée en premier lieu. Si c’est là qu’il puise une partie de ses motivations de jeu, cela donne aussi un éclairage nouveau sur cette vie, qui apporte alors quelque chose quand elle semblait auparavant parfois inutile ou négligeable à celui qui la vivait. En second lieu, le comédien doit se regarder en jeu. Là aussi il se découvre sous un autre angle, puisqu’il est dans une position de créateur, c’est-à-dire produisant une action sur le monde qui l’entoure. La privation de liberté engendre, puisque c’est son but premier, une impossibilité ou presque d’agir sur son environnement. La démarche de création vient modifier cela, dans un domaine précis et restreint, il est vrai. Mais encore une fois, cela peut permettre de renverser des habitudes liées à la prisonniérisation, et notamment celles de la dépossession des possibilités de choix et d’initiatives qui sont les conditions d’une action personnelle, réfléchie et décidée sur le monde. Dans l’acte de création donc, c’est exactement le contraire qui se produit. Dans la pratique théâtrale (mais on peut étendre cette réflexion à l’ensemble du champ artistique) les détenus participent à la construction théorique et pratique d’un objet, en l’occurrence le spectacle. C’est déjà en cela retrouver une forme « d’agir », qui est en fait intrinsèquement liée à la création. Ce spectacle est ensuite joué devant un public. Il touche donc une extériorité, provoque des sentiments (joie, plaisir, tristesse), une réflexion. L’expression la plus basique de cela, et qui prouve l’interaction entre comédiens et spectateurs, se sont les applaudissements. Ce geste de convention prouve non seulement l’écoute du public, mais aussi son appréciation face à ce qu’il vient de voir. C’est un lien affirmé entre acteurs et 41 spectateurs. L’applaudissement est aussi un élément essentiel de la remise en confiance pour ceux qui ont pris part à cette expérience. Il est synonyme de « bravo », il soutient, met en valeur et justifie l’action et les efforts des participants, des acteurs aux techniciens. C’est aussi un remerciement, chose rare pour ces personnes incarcérées. Cette transformation de l’image que le détenu se fait de lui et donne à voir trouve son point culminant dans le fait même qu’il devient réellement créateur. En cela, il dépasse le simple fait d’incarner un personnage, un autre que lui-même, qui certes lui permet d’apercevoir, symboliquement, qu’il peut être quelqu’un d’autre, qu’il existe des possibilités de mouvement pour sa personne, mais qui reste une expérience de l’ordre de la thérapie et pas d’une transformation concrète. Il ne s’agit pas en effet de risquer de générer pour les participants une confusion entre réalité et fiction théâtrale. En revanche donc, le statut de créateur est acquis et expérimenté réellement. Pour un temps, la personne incarcérée quitte son statut de criminel, de condamné. Il montre au contraire ses talents, les aspects positifs de sa personnalité53. Certains témoignages de détenus montrent combien cette nouvelle image qu’ ils peuvent alors donner d’eux-mêmes est importante vis-à-vis de leurs proches, de leur famille. La relation à la famille et le fait de donner une image différente à sa famille est une chose essentielle. Le lien familial est en effet particulièrement mis à mal lors de la détention. L’éloignement géographiques des établissement, le nombre de mesures de sécurité souvent humiliantes, le manque total d’intimité des parloirs, l’absence de possibilité de vie sexuelle, la durée des peines, le regard très largement condamnant de l’ensemble de la société sur les détenus qui s’étend au reste de la famille et la discrétion qui en découle, sont des facteurs d’explication54. Il est assez compréhensible que la difficulté de la situation vécue, notamment dans le cas de peines longues, transforme le regard de la famille et des proches. La question de la déception est régulièrement évoquée, et elle condamne durablement les relations, le rétablissement de la confiance étant difficile. Les représentations, dans ce contexte plutôt sombre, sont une occasion de se montrer sous un nouveau jour. Cela permet aussi aux proches de parler au dehors à nouveau de la personne incarcérée avec fierté. 53 Comme cela a été évoqué dans le chapitre III-B-1-a. Il faut préciser à ce sujet que le système des Unités de Vie Familiale, visant à permettre aux détenus et à leur famille de continuer à faire exister ce lien, à conserver des moments de vie quotidienne (repas, relations sexuelles, discussions…) est testé dans quelques établissements, et pourrait contribuer à transformer la situation s’il était généralisé. 54 42 A travers l’évocation des spectateurs potentiels et de la famille se révèle que c’est donc, dans un deuxième temps, le regard porté par l’extérieur qui est en jeu. Le théâtre se caractérise par sa visée représentative. Il tend à donner lieu à une représentation, puisqu’il n’existe en quelque sorte que dans ce regard porté sur la scène et les comédiens qui jouent. L’acte théâtral est finalement dépendant de cette présence d’un public et ne se limite pas au jeu de l’acteur. Les enfants aussi jouent à être ce qu’ils ne sont pas et se déguisent, et l’on ne parle pas pour autant de théâtre. L’acte théâtral est donc fortement défini par cette finalité qu’il se donne. La question de l’image véhiculée, montrée, fantasmée aussi, entre nécessairement en ligne de compte dans la problématique de la réinsertion. Le détenu est presque toujours invisible. Son image nous parvient de façon indirecte : elle est médiatisée. Le fait qu’elle nous arrive indirectement suppose qu’elle peut avoir subie des modifications. Alors même que chacun possède une représentation de la prison et des détenus, l’univers carcéral demeure mystérieux. En dehors des spécialistes et des gens directement concernés, il n’en existe qu’une connaissance partielle, souvent faussée. Selon Den Tuam, l’un des organisateurs des Rencontres autour de l’espace et de l’imaginaire pénitentiaires : Cette connaissance est celle acquise à travers la culture populaire, le cinéma, les émeutes et les évasions rapportées par les médias ou les témoignages relatifs à certaines conditions de détention. Parce que clos sur lui-même, parce qu’inaccessible aux regards extérieurs, l’espace carcéral est indissociable des représentations sociales à travers lesquelles il se donne. Ainsi, toute une nébuleuse de fantasmes, de mythes, de préjugés, de discours, d’images se nourrit de l’opacité même des murs du pénitencier. […] Plus que tout autre espace social, la prison conjugue réalité et imaginaire 55. La première médiation est précisément celle de la presse ou de la télévision. La prison n’est mise au cœur de l’actualité que lorsqu’elle est le cadre de la violence : évasions, suicides, émeutes… La deuxième médiation est celle des fictions : films, livres, bandes dessinées sont des supports qui ont souvent traité de la vie carcérale et des prisonniers. C’est un univers qui se prête bien au développement d’aventures, notamment par sa violence et le mystère qui l’entoure. Le but de ces fictions est rarement d’éclairer la réalité de la prison. Le troisième type de médiation est celle du discours des acteurs de la prison, en particulier le personnel surveillant. Leur contact quotidien avec les détenus donne une crédibilité à leur témoignage de ce qu’est la prison et de ce que sont les 55 Den Touam, La prison, une cité obscure, www.insite.fr/interdit/2001mars/prison , mars 2001. 43 prisonniers. En réalité, les choses ne sont pas aussi simples. En effet, comme le montre Philippe Combessie dans son ouvrage Sociologie de la prison, les témoignages les plus répandus sont ceux qui donneraient une image plutôt négative des détenus. M. Combessie explique que ce n’est ni parce que c’est la réalité ni parce que c’est la vision majoritairement partagée, mais parce que le personnel le plus répressifs et les plus « anti-détenus » est celui qui s’exprime le plus et dont le discours est le mieux relayé56. Ce phénomène de la majorité silencieuse, fait que rien ne vient contredire l’expression de cette minorité et que les représentations sont faussées, faisant apparaître l’image de détenus nécessairement criminels dangereux, cruels, bêtes, et globalement hors normes, image que la « culture populaire » évoquée par Den tuam vient corroborer. L’autre côté, c’est à dire celui des détenus, n’est pas exempte de ce système de projections qui renvoie une image inexacte de la réalité. Les généralisations abusives sur ce qu’est la société, dans un terme englobant l’ensemble des individus sans distinction, sont le support d’une haine ou d’un rejet identique à celui vécu. Quelque chose qui s’apparente à : « la société me rejette, puisqu’elle me condamne, donc je la rejette moi aussi ». Il est évident que ce genre de raisonnement fait obstacle à toute volonté de réinsertion dans ce même corps social. Dans les deux cas, le principal piège de ce modèle est qu’il efface toute individualité au profit d’une masse anonyme et floue, propice aux déformations de l’imaginaire collectif. L’enjeu est donc de sortir de ce système de projection. Le théâtre peut être le vecteur d’une relation entre intérieur et extérieur, contribuant ainsi d’une part à démythifié cet art, qui peut être le symbole de la société (un art plutôt bourgeois, perçu comme classique, travaillant à partir du texte, l’écrit symbolisant lui-même l’intégration dans un univers savant) et d’autre part la prison, par le seul fait de montrer que cette pratique y est possible (bien que délicate, il est vrai, pour des questions de sécurité et de gestion). Enfin, le théâtre et la représentation qui en découle mettent en place un pont vers un inconnu, dont on sait qu’il est souvent la source de peurs et de préjugés. C’est en ce sens qu’a travaillé la compagnie du Théâtre de l’Incendie de Laurent Fréchuret à la maison d’arrêt de Villefranche. Au cours d’un stage de deux semaines, effectué au sein de la maison d’arrêt, le film Avril An 01 a été réalisé. Il prend la forme d’une sorte de clip vidéo, comprenant lecture de textes poétiques d’auteurs connus et de certains détenus, musiques, jeux d’objets, jeux de masques (une simple impression sur feuille de papier machine ou la couverture d’un livre représentant des visages) et des morceaux de vie de la prison filmés. Cette 56 Philippe Combessie, Sociologie de la prison, op. cit. p.76. 44 production est très intéressante par rapport à la problématique de l’image car elle travaille à la fois sur la représentation et le détournement. Ce film a été projeté, devant les habitants de Villefranche, dans le cadre du « Chantier Municipal », chantier artistique mené en 2001, présentant l’aboutissement de divers projets culturels. Les détenus par le biais de ce film ont été en représentation dans la ville. Cela n’a rien d’anodin. Cela signifie d’abord que les détenus sont partie intégrante de la commune (puisque leur réalisation est inscrite dans la programmation du Chantier Municipal). Et donc de l’espace citoyen, de l’espace social dans son entier, et non seulement de celui que constitue la maison d’arrêt. Ensuite, c’est un de ces ponts vers l'inexploré, ici vers l’intérieur de la prison, qui peut contribuer à faire disparaître les peurs et préjugés face à l’inconnu. Cependant, ce n’est pas tant en leur qualité de détenus que ce travail artistique présente les personnes filmées. Mais bien en tant qu’êtres humains. Ce film procède en effet à un important travail sur les images. Ainsi, prenant à contre pied les attentes de bien des spectateurs, il n’y est pas question des conditions de vie en détention. Le propos est pleinement artistique et se situe d’avantage du côté de la poésie, proposant une sorte d’évasion, à la fois aux acteurs et aux spectateurs, qui se laissent aller à ce petit voyage, à ce regard différent. Le principe de détournement des images s’illustre de diverses façons. Pour exemple, l’un des passages du film montre les pieds d’un détenu suivant une ligne. Cette ligne dans l’esprit des spectateurs fait référence à celles des prisons, dont les détenus n’ont pas le droit de s’écarter. Or en réalité, c’est une ligne de terrain de basket, ce dont on s’aperçoit rapidement. Cela fait basculer l’univers vers le jeu et non vers le carcéral. Ce changement d’univers est renforcé par la vision du ballon de basket tournant sur lui-même au bout du doigt d’un détenu. Image d’un talent d’agilité de cette personne, image aussi de la Terre, qui prolonge ce basculement vers un discours dont l’humain et non le prisonnier est le cœur. Les détenus sont montrés jouant, dans le cadre du stage, avec des objets de petite taille ou avec leurs mains, ou encore peignant à la craie de couleur. Ces jeux tendres éloignent l’image du prisonnier dur ou brutal, laissant place au monde de l’enfance, qu’a priori tout éloigne de celui de la prison. Cette question de l’image transformée prend toute sa force dans l’utilisation du masque, constitué par une simple photocopie représentant le visage de Beckett ou une couverture de livre représentant celui d’Artaud ou de Beethoven, placé devant la figure du détenu filmé. Si à la base cette idée provient d’une contrainte juridique, interdisant de filmer le visage des prisonniers, cela donne naissance à une imagerie puissante. Son rapport avec le théâtre est manifeste, faisant 45 référence au travail sur le masque, sur l’illusion, sur le changement de personnage… Mais au-delà, ce procédé donne un visage nouveau aux détenus. On pourrait même dire qu’il leur donne à nouveau un visage, dans le sens où la fermeture de la prison fait naître un imaginaire, cela a été abordé, qui tend à effacer le visage des personnes qui en sont victimes, au profit de l’image fabriquée par les préjugés, les médias, les fantasmes, les peurs, l’ensemble des sources de cette représentation. Qui plus est, cet artifice donne à voir les détenus avec le visage de gens connus et reconnus, fortement intégrés dans notre culture et dans notre histoire. Le visage est un attribut fondamentalement humain. On peut lire dans ce travail sur le masque le symbole d’un visage retrouvé, un visage qui va être enfin regardé, celui d’une personne reconnue par ses semblables. L’idée développée est qu’en retrouvant ce visage, c’est la condition d’homme, et d’homme intégré, qui est retrouvée. Cette expérience a sans doute contribué dans cette commune à modifier l’imaginaire collectif autour de l’espace carcéral, forcément très présent dans une ville dotée d’un établissement pénitentiaire. Par ces différents processus, le théâtre est en capacité d’amener à une transformation de l’image des détenus et d’une certaine façon aussi de celle de la société. Il est semblable à une plate-forme où la rencontre entre ces deux univers est possible, montrant en cela que la séparation des individus qui les composent n’est pas amenée à durer sans fin. b. Se libérer des étiquettes Il semble qu’au sein d’un groupe constitué autour d’un enjeu artistique, le statut social perde de son importance. Ce sont alors les talents, les efforts, les désirs et les idées qui caractérisent de façon première les participants. Cela diminue les conséquences du positionnement dans l’échelle pénitentiaire (qui met en haut les braqueurs et les « prisonniers politiques »57 et en bas les délinquants sexuels et tout particulièrement les pédophiles). La chance que donnent les ateliers théâtre réside dans l’occasion de révéler ses propres compétences. Cette mise à jour est souvent une surprise autant pour les participants eux-mêmes que pour les spectateurs. Parmi les enjeux qui reviennent régulièrement dans la définition des objectifs d’actions artistiques et sociales, les initiateurs parlent souvent de « révéler la brillance 58» des individus. 57 Ce type de détention n’existe en théorie plus, puisque la France est une démocratie. Il existe cependant des enfermements liés à la pensée politique ou religieuse, lorsque celle-ci a mis concrètement en danger la vie d’autrui et la société. C’est le cas bien sûr des terroristes. 58 Bruno Colin, Actions culturelles dans les quartiers, op. cit., p.150. 46 [la création], c’est un petit niveau de liberté, d’évasion. Pas d’évasion dans le sens où l’on va passer les barreaux, mais on va retrouver […] des gens qui, pour une fois, ne nous regardent pas comme des coupables, comme des sales mecs. Ils vont nous regarder comme capables de faire quelque chose. Seulement, la différence, c’est qu’eux savent que l’on peut faire quelque chose, alors que nous, on ne le sait pas ! […] Pourquoi ? Parce que ça fait des années, peut être depuis l’enfance, que l’on nous dit : « Tu es un raté, tu es un con, tu ne sais rien foutre ». Alors effectivement, on est con, on ne sait rien foutre, on l’a prouvé à tout le monde, c’est bien pour ça qu’on est en prison. On assume, en fait, notre étiquette de délinquant. On est des délinquants, des criminels, et ainsi de suite… et on le sera toujours parce qu’en fait, on a l’impression que personne n’a envie que ça soit autrement. […] Mais il y a quand même des gens (je vise les intervenants qui sont là) qui vous disent : Eh bien non, moi je crois un petit peu en vous, seulement à toi de me le prouver. Moi je ne peux rien faire pour toi, mais je peux te donner les moyens ». ce qui est important, c’est qu’ils n’ont pas d’uniforme. Non, ce ne sont pas des gens qui sont là pour nous punir, nous juger […] on n’a aucune raison de ne pas avoir confiance et de ne pas nous livrer. Alors, on se glisse dans beaucoup de choses. […] Et puis un jour, on est plus surpris que l’intervenant d’avoir réussi à faire quelque chose de bien. Ce qui se passe chez nous, c’est que l’on se dit : « eh bien on n’est pas si con que ça ».59 La finalité spectatorielle du théâtre fait que cette image est libérée devant un public. Les évaluateurs d’un projet culturel mené par la compagnie théâtrale de l’Avant-Scène à Cognac parlent de « rétablissement de la dignité face à l’image dégradée qu’avaient pu véhiculer les médias 60», parce que cette représentation permet de « refléter une image que les gens qui sont venus voir n’ont pas de vous [les participants des ateliers]61». Dans la meilleure conception de la prison, il s’agit d’apporter ce qui manque au prisonnier pour lui permettre de réintégrer la société. A aucun moment il n’est question de savoir si lui-même peut apporter quelque chose à cette société ou à un individu. Dans la pratique théâtrale, mais cela est vrai généralement de la pratique artistique, la personne est reconnue comme unique, comme porteuse d’une individualité qui peut nourrir le monde qui l’entoure. Elle n’est plus définie en creux, en négatif, par ce qu’elle ignore ou ce qu’elle ne sait pas faire, ou ce qu’elle a fait de contraire aux règles sociales, mais par ce qu’elle est en capacité de partager, par ses compétences, parfois son talent. En complétant l’image unique de « détenus / criminels », par celle de personnes porteuse d’énergie créatives, c’est tout un système qui se transforme. 3. Un pas vers l’autonomie Mais l’image ne fait pas tout. Au travers de l’ouvrage de Corinne Rostaing La relation carcérale, nous avons vu combien le domaine de l’initiative était altéré en prison. L’analyse de Donald Cremmer ayant quant à elle montré les séquelles que peuvent laisser le 59 60 61 Gilbert B., Création et prison, op. cit., p.132-133. Bruno Colin, Actions culturelles dans les quartiers, op. cit., p.43. Bruno Colin, Actions culturelles dans les quartiers, op. cit., p.43. 47 phénomène de prisonniérisation, comment passer d’un contexte d’assistanat souvent méprisant et arbitraire à une autonomie indispensable pour intégrer le corps social ? a. Autonomie et création De façon générale, le champ artistique tend à favoriser cette autonomie, parce que la créativité stimule la prise d’initiative. Elle renvoie à la personnalité, au travail fait soi-même, qui vient de soi-même, et qui sera finalement projeté en dehors de soi. La création émane nécessairement de l’individu : c’est en quelque sorte l’expérimentation de la prise directe avec la vie, avec le domaine du "faire". L’individu a la responsabilité, le choix de sa création, de son objet, de son but, de sa forme. La pratique artistique, si l’intervenant l’encourage en laissant une part importante de décision aux détenus dans la création, va également permettre d’affiner et d’apprendre à affirmer sans crainte du jugement d’autrui ses propres goûts en matière d’art (théâtre, littérature, art plastique…). Cet apprentissage de soi-même, relance cette création autonome, puisqu’elle aide à faire des choix. Dans le domaine strictement théâtral, cette prise d’autonomie est constamment stimulée, pour mener à bien le projet. L’apprentissage du texte, le travail de la mémoire pour les déplacements, la concentration, le fait de retrouver les émotions du personnage, sont autant d’occasions de se préoccuper de soimême et d’y aller puiser des ressources, sans attendre que les choses ne viennent de l’extérieur. b. Une rigueur personnelle L’un des facteurs de l’autonomie est le goût pour la rigueur, pour la constance, nécessaires à une action de qualité propre à engendrer une satisfaction face à ce que l’on a fait. Car l’enjeu se situe bien au niveau du « goût », c’est à dire aussi de l’envie. Le fait que l’art puisse être source de ce goût pour la rigueur peut sembler de prime abord un peu paradoxal. Pour bien des gens, le champ artistique jouit d’une image de dilettantisme bien ancrée. « Art » est associé à « loisir », bien plus qu’à « métier », et cela donne une impression de facilité à tout ce qui approche ce domaine. On est loin de la vérité, bien évidemment. La création, notamment théâtrale parce qu’elle implique l’apprentissage incessant et ne se base pas uniquement sur l’inspiration, au-delà de toute question liée à la technique, réclame un travail rigoureux et une constance appliquée. Cette réalité étant posée, il faut pourtant relever que cet imaginaire va en fait être plutôt bénéfique pour retrouver le goût du labeur et de la rigueur. En effet, 48 quand bien même une personne prend conscience de la masse de travail que sousentend la pratique théâtrale, l’idée de loisir et de plaisir n’en disparaît pas pour autant. Cet aspect ludique et plaisant va constituer un atout dans ce réapprentissage d’une rigueur renouvelée car choisie. A partir de la composition théâtrale, nous bombardons nos camarades détenus de contraintes absolument invraisemblables, et parfois, ils nous disent : « Mais vous nous emmerdez plus que les matons ! ». Et nous on leur répond avec un grand sourire : « Oui ! ». Et la nouvelle complicité qui s’instaure, c’est une complicité sur le décrochement de la contrainte. C’est une complicité à partir de cette espèce de mise en abîme qui est de fabriquer un champ clos, à l’intérieur d’un champ clos (l’atelier dans la prison). C’est de construire ensemble, un système de contraintes, une loi qui a ses objectifs propres à l’intérieur d’un système régi par des contraintes et des lois subies, mais nullement reprises en compte par le détenu.62 Marc Klein, intervenant théâtre en prison, en évoquant la nécessaire mise en place de contraintes pour construire en commun avec les détenus un espace théâtral, met ici l’accent sur l’importance d’avoir choisi les contraintes qui vont régir notre mode de vie. Choisir, c’est à dire plus précisément adhérer. Adhérer à des règles est sans aucun doute la condition de leur respect. Il pose aussi le fait plus quotidien de la meilleure capacité que l’on peut avoir à créer, ou de façon plus générale à agir, en s’imposant des contraintes que l’on a soi-même élaborées, plutôt qu’au sein d’un cadre rigide et arbitraire, la contrainte restant quoi qu’il en soit un impératif de l’action, et du projet en général. En prison, la notion de projet est ébranlée, car il s’avère très difficile d’une part de se « projeter », et d’autre part de se tenir à ce qu’on a pu « projeter ». La prison peut en effet constituer un cadre de laisser aller, quand bien même les conditions de vie n’en sont alors que plus difficiles. Mais, le travail et les activités n’étant pas obligatoires (et il ne s’agit une fois encore pas de remettre ce principe en cause), certains décident sciemment de « faire leur trou et leur temps ». Les enjeux théoriques du temps de détention (l’amendement et la réinsertion) n’étant pas mis en œuvre à la hauteur nécessaire, ces individus plongent dans un mouvement autodestructeur, qui ne peut que conduire à leur sortie vers une exclusion douloureuse, voire vers la récidive. A l’inverse, la pratique artistique et notamment théâtrale, permet de s’inclure dans un projet. c. Désir et projet La construction d’un projet, quelle que soit sa nature, implique une projection de soi dans l’avenir. Ce mouvement, cet élan, ne peut naître que du 62 Marc Klein, de la compagnie du Théâtre du fil, intervenant au centre pénitentiaire de Fresnes, Création et prison, op. cit. p.173. 49 désir. Or dans les situations d’exclusion, comme dans celles de détention, le désir est en quelque sorte « en panne » comme le dit le psychanalyste Marc Zerbib63. Le fait d’avancer vient certes de la personne elle-même mais est aussi profondément affecté par la qualité de la relation à l’Autre. Dans le cas de l’exclusion, pénitentiaire ou non, l’individu n’est pas pris dans le désir de l’Autre de le voir avancer, comme le soulignait Gilbert B., et c’est ce qui explique entre autre cette « panne ». L’expérience théâtrale est une aventure fondamentalement collective. Le regard du partenaire, qui a besoin de l’autre pour construire son œuvre personnelle, crée justement ce désir dans lequel l’individu peut être pris et élevé. Elle est également profondément reliée à la notion de projet, puisqu’elle vise à la production d’une œuvre montrable, donc achevée. Cette nécessité est très stimulante et crée une dynamique qui peut par la suite s’étendre à d’autres formes de projets. Le fait même d’accepter, c’est-à-dire de se permettre, de participer à un atelier est un premier pas vers la capacité à se projeter. Et ce sur deux plans. Le premier concerne le fait d’imaginer le spectacle, de se faire une idée du résultat final de ce que l’on est en train de créer. Pour créer, il faut s’être fixé un but, une image de l’objet réalisé, c’est-à-dire appréhender ce que cela sera dans le futur, afin de tracer les moyens d’y parvenir. Le deuxième plan mobilise la capacité à s’imaginer soi-même dans le temps. Ne plus s’enfermer dans un présent sans fin, arriver à penser le futur, c’est à dire aussi la sortie, décider que l’on va se donner les moyens de cette création (apprendre un texte, une chorégraphie...). La notion de projet en prison est évidemment délicate à amener, notamment dans le cas de peines de plusieurs mois, et a fortiori dans celui de peines de plusieurs années. Cependant, le théâtre propose un but, auquel conduit le travail, qui n’est pas inaccessible. Il est au contraire matérialisé par une date butoir, celle de la représentation, et il est atteint progressivement, au fil des séances, par étapes successives, ce qui engendre de réelles satisfactions. Certes, aucun parcours ne se déroule sans embûche, sans heurt, sans conflit, mais la progression visible est un élément d’encouragement essentiel. Au fil des répétitions, le comédien peut voir la pièce se construire, les scènes s’attacher les unes aux autres, le sens global apparaître. La représentation est une consécration des efforts qui non seulement les justifie mais pousse celui ou celle qui les a réalisés à recommencer. 63 Bruno Colin, citant Marc Zerbib, Actions culturelles dans les quartiers, op. cit., p.26. 50 4. Le théâtre personnelle comme voie de reconstruction Ce qui apparaît dans l’analyse des enjeux que peut porter la pratique théâtrale, c’est que cette expérience menée avec des personnes incarcérées crée au-delà du champ même de l’art. Elle génère des espaces d’expression de soi, de reconnaissance publique, de responsabilisation et d’autonomisation, permettant d’espérer une intégration dans la société. On ne peut pas évidemment traiter du nombre, effectivement je me bats beaucoup la-dessus. On ne peut pas être dans la statistique. A quoi ça sert ce qu’on fait, est-ce qu’on peut mesurer l’effet de ce qu’on produit ? Je ne crois pas. En revanche, on peut mettre en place du lien et ça, ça se voit. 64 Jean Christophe Poisson souligne ici combien la nature même des résultats obtenus est difficile à appréhender. Il ne s’agit en aucun cas de résultats quantifiables, visibles facilement. Les résultats de ces ateliers, s’ils se révèlent, ne seront visibles réellement qu’avec le temps, et dans la confrontation avec l’extérieur. La reconstruction individuelle dont les précédents chapitres marquent les étapes phares est de toute évidence l’un des premiers pas dans le processus de réintégration du corps social : elle ouvre la voie à une dynamique de réinsertion générale, plus sans doute que spécifiquement professionnelle. C’est précisément parce que la pratique théâtrale permet de renouer avec une dimension personnelle, et par-là de mettre à distance les préjugés qui englobent abusivement, et font se confondre l’ensemble des individus formant la population carcérale, qu’elle constitue une voie possible de réintégration. L’entrée ou la réinsertion dans le corps social ne peut sans doute se réussir qu’en tant qu’individu et pas en tant que représentation d’un imaginaire collectif. C’est à cette condition que les membres de la société pourront faire une place à l’ancien détenu et que l’ancien détenu sera en capacité de la prendre. La pratique théâtrale permettrait donc en quelque sorte d’atteindre ou de retrouver un état qui est un préalable au processus de la réinsertion, et peut être à celle professionnelle. Malgré cela, il est aussi sensible que le théâtre ne peut pas constituer le préalable évoqué pour tous les détenus. Au-delà des questions matérielles (celle du nombre de participants maximum par atelier pour conserver une certaine efficacité, celle du nombre d’intervenants aptes à faire ce travail, celle de la gestion et du financement de ces ateliers, etc…), le théâtre comporte aussi des spécificités qu’on 64 Jean Christophe Poisson, actes du groupe de travail « travail, éducation, culture, comment appliquer partout les enjeux théoriques du temps de détention ? », op. cit. 51 peut dire négatives, dans le sens où elles vont freiner la participation de détenus, et par conséquent empêcher la réponse potentielle qu’il porte de s’actualiser. 5. L’image du théâtre et le phénomène du rejet Le théâtre ne peut pas être une solution parfaite aux difficultés que rencontre la prison contemporaine à assumer la mission de réinsertion des personnes dont elle a la charge. Si l’on peut affirmer avec certitude que cette pratique doit s’inscrire dans un processus plus large, qui n’exclut pas le travail et l’éducation, des rencontres avec des initiateurs et le témoignage de quelques expériences de ce type font ressortir que certains obstacles sont en fait spécifiques au théâtre. Ce sont finalement des raisons intrinsèques à cette pratique. Le théâtre, considéré souvent comme un art bourgeois par excellence, est l’un des représentants artistiques de cette société qui condamne et qui exclut. Il peut permettre un jeu sur les images mais en est aussi la victime. Cela ne va pas sans poser des problèmes sur lesquels on ne peut faire l’économie d’une réflexion afin de cerner au mieux les capacités de cette pratique artistique appliquée à la question sociale. a. Une image trop intellectuelle Le théâtre est un art de parole. Cette caractérisation peut être extrêmement positive, comme cela a été développé précédemment. Mais c’est aussi la source d’une crainte qui en éloigne bon nombre de personnes : la peur de ne pas savoir dire, celle de ne pas dire « ce qu’il faut », celle de ne pas comprendre ce qui est dit. Cet art qui s’applique généralement à développer du sens, à écrire une réflexion, un message, peut par-là effrayer ceux à qui il voudrait s’adresser. Bien souvent, les initiateurs de projets théâtraux s’entendent dire que c’est « pour les autres, les personnes cultivées ». Le théâtre est aux yeux de certains une sorte de temple, symbole de la culture de luxe, éloignée à jamais de leur quotidien et de leurs pratiques. Cette peur de l’inconnu, de l’incompréhension face au théâtre paralyse certains prisonniers, invalidant tout effet positif possible. C’est un phénomène de rejet assez classique, qui prend sa source dans les lacunes éducatives (au sens de scolaire) de ces personnes mais aussi souvent dans une mauvaise préparation de la part des initiateurs du projet artistique, qui n’auront pas su montrer les choses sous un angle adapté pour que cette crainte soit dépassée, ou qui auront choisi une esthétique trop classique, fondée sur un texte qui peut sembler rebutant, sans préliminaires. 52 b. Un espace uniquement défoulatoire? Un autre phénomène est celui que l’on retrouve fréquemment dans les établissements scolaires ou au cours des actions menées auprès des jeunes. Certains, et cela peut s’étendre rapidement à l’ensemble des participants, considère le temps réservé à la pratique théâtrale comme un espace de récréation, de défoulement, d’expression désordonnée de toutes les tensions. Au lieu d’être un espace de parole et d’écoute, la possible canalisation d’une énergie dont on va s’emparer et faire quelque chose, la pratique théâtrale est alors seulement le lieu d’une dispersion, de cette parole et de l’énergie qui pouvait naître. Cela se traduit généralement par une envie constante des participants de jouer des sketchs humoristiques, ne conduisant surtout pas à une représentation publique. Il s’agit simplement de s’amuser, sans contraintes et sans construction de sens. Il est évident que ce « travers » est compréhensible dans le contexte carcéral, et certains animateurs assument le fait que c’est déjà là une façon d’apporter un peu d’air dans un milieu si hostile à toute forme d’expression. c. L’art, un domaine trop peu viril De façon générale, l’art peut être perçu dans le milieu pénitentiaire, par les détenu comme les surveillants, comme un domaine d’activité « trop peu viril ». Il s’oppose en cela à la pratique sportive et notamment de la musculation, très prisée. Didier Chamizo, ancien détenu, peintre qui a poursuivi son activité artistique pendant le temps de sa détention, souligne l’importance de ce fait simple. La difficulté avec l’art en prison, c’est que ce ne sont pas des activités très viriles. C’est un univers difficile. […] Comme dehors, c’est un monde de paraître, il faut être fort je pense, pour mener une œuvre à bien, en étant marginal parmi les marginaux65. Ce témoignage met ainsi en avant un double trait relatif à l’art. Il prend sa source dans une certaine sensibilité, qui s’apparente ici à la féminité et qui peut donc être rejetée par les détenus hommes. D’autre part, l’art peut parfois aussi être un facteur de marginalisation au sein de l’univers pénitentiaire. La prison peut être une micro société où règne la loi du plus fort. En s’exposant publiquement par une pratique qui peut être lue par d’autres comme « un truc de gonzesse » le détenu 66 peut en fait se mettre en danger au quotidien (agressions motivées par une faiblesse supposée). Il faut préciser pourtant qu’au sein de cette conception plutôt négative de la pratique artistique, le théâtre jouit d’une image un peu plus plaisante. Il arrive 65 Didier Chamizo, ancien détenu, peintre, Création et prison, op. cit. p.111. Un ancien détenu, actes du groupe de travail « travail, éducation, culture, comment appliquer partout les enjeux théoriques du temps de détention ? », op. cit. 66 53 qu’au contraire sa pratique soit considérée comme courageuse, puisqu’elle passe par la mise en danger devant le regard d’autrui. Mais, comme il n’y a pas de courage sans peur, cela signifie aussi que cette mise en péril engendre chez certains une peur impossible à dépasser. 6. La représentation, un risque trop grand Cela a suffisamment été souligné, l’acte théâtral se caractérise par la mise en relation des acteurs et des spectateurs. Cette mise en représentation publique d’individus subissant l’exclusion de la détention forme une épreuve dont le dépassement est réparateur. Mais elle ne l’est pas toujours. Pour beaucoup de gens, se mettre en représentation est un risque trop important. De fait, cette expérience théâtrale peut alors être un échec, un de plus dans l’esprit de la personne concernée. Cela va éventuellement renforcer le sentiment d’inutilité, d’incapacité et de dépression, provoquant ainsi l’exact effet inverse de celui visé. Ce fait explique en partie le succès des ateliers d’écriture. Ils permettent en effet l’expression de soi, de son identité, de son histoire, de ses désirs, et ce peut être de façon plus intime encore que par le théâtre ; ils forment une occasion de rencontre, ainsi que de contact avec un artiste, puisqu’ils sont parfois animés par des écrivains. Mais cette fragilité, cette peur de la représentation publique ne constitue pas une barrière à tout ce processus. L’écriture préserve l’individu de la brutalité de ce contact redouté. Victime de sa propre image, le théâtre est pris dans un système de projection contre lequel il s’efforce précisément de lutter. Mais il est aussi une mise en danger, une prise de risque pour celui qui se prête au jeu. Et si cela peut procurer une satisfaction intense, et même une certaine exaltation pour ceux et celles qui dépassent leur timidité ou leur crainte du jugement, d’autres peuvent légitimement considérer cette pratique comme une expérience traumatisante. C. La réinsertion professionnelle par ces ateliers : une utopie ? Au-delà de ces éléments intrinsèques au théâtre et qui viennent perturber la mise en œuvre des enjeux qui ont été évoqués tout au long de l’analyse des spécificités de cet art, on peut légitimement se questionner sur l’efficacité de l’intervention culturelle en terme d’emploi futur pour les détenus. La légitimité de cette interrogation vient du fait que le nombre d’exemples de réinsertion professionnelle qui ferait suite directement à l’expérience artistique est particulièrement faible. 54 L’observation de certains d’entre eux, puisqu’il en existe néanmoins, révèle que ce sont des expériences rares, dont la réalisation dépend d’éléments presque extérieurs à la pratique artistique. 1. JC. Poisson et N. Frize : initiateurs d’expériences rares Parmi les quelques exemples de réinsertion professionnelle générée par un atelier artistique, nous retiendrons ici ceux développés par Jean Christophe Poisson, metteur en scène d’une part, et par Nicolas Frize, musicien, d’autre part. Ce dernier a mis en place au sein des prisons de Poissy et de St Maur des ateliers de réparation d’archives sonores pour l’INA67 et pour des collectivités territoriales. Cette démarche est ancrée dans une réflexion profonde sur la prison et sur l’importance de donner un sens à la peine. Les détenus qui participent à ces ateliers, où il est nécessaire de développer son oreille pour être efficace, ont un contrat de travail et une rémunération à hauteur du SMIC (chose rarissime en prison), une formation (dispensée par l’INA, et enrichie par des rencontres avec des professionnels du son) et un diplôme reconnu à la sortie. Certains ont même été embauchés par l’INA. En effet, M. Frize s’attache à ce que les conditions de travail soient les mêmes que dehors, ce qui semble essentiel pour que la réinsertion souhaitée par le biais de ces ateliers soit possible. Les détenus ont également accès à un studio d’enregistrement professionnel, afin de réaliser des créations personnelles. Cette expérience, parce que qualifiante, génère régulièrement des vocations, et donne les moyens réels aux personnes en question d’envisager un projet professionnel dans les métiers du son. Cependant, il faut considérer que le statut de Nicolas Frize au sein de la ligue des Droits de l’Homme lui ouvre peut être des portes. C’est un personnage public, dont les positions sont reconnues. Il se pose le problème du casier judiciaire. L'administration de la République pourrait donner l'exemple en levant l'interdiction d'engager dans les administrations en qualité de fonctionnaires et à tous les postes administratifs des personnes inscrites au casier judiciaire. Si l'administration ne le fait pas, on ne peut attendre des entreprises qu'elles engagent des personnes dotées d'un casier judiciaire. [...] Je considère que si nous-mêmes, le service public étant la quintessence de la République, après nous être interposés entre une victime et un délinquant, après avoir arbitré leur différend de façon collective, après avoir trouvé au nom de tous, une modalité de réparation pour la victime et pour la personne, si alors nous ne pensons pas possible de faire entrer cette personne dans notre administration, nous sommes fous. Ou bien alors cela signifie que la réparation ne nous intéresse pas.68 67 68 Institut National de l’Audiovisuel. Nicolas Frize, cité dans La France face à ses prison, op. cit. 55 Cette déclaration dénonce la contradiction que vit le service public, et particulièrement l’Etat lui-même en interdisant l’entrée aux métiers de la fonction publique aux personnes ayant un casier judiciaire. Par son action au sein d’institutions reconnues, notamment la Ligue des Droits de l’Homme, et en dirigeant les détenus qui intègrent ses ateliers vers des organismes à caractère public, Nicolas Frize tente de faire évoluer en profondeur cet état des choses. Jean Christophe Poisson fait partie de la compagnie Planches Contact. Il mène depuis plusieurs années des ateliers théâtre en milieu pénitentiaire, en particulier à Melun. Il place sa pratique dans un militantisme fort et a participé à la création de l’association Ban Public. Il s’agit d’une association qui propose aide et information aux détenus et aux familles via notamment un site Internet, www.prison.eu.org. Cette association sert aussi de base à une sorte de réseau qui se constitue entre autres des détenus libérés ayant participé à l’un des ateliers animés par Jean Christophe. Poisson. L’axe culturel y reste une donne importante. Ban Public cherche à faire perdurer les liens créés intra-muros, entre détenus, entre détenus et anciens détenus, entre détenus, anciens détenus et intervenants artistiques. La pérennité de ces liens est extrêmement rare, notamment parce que la volonté première la plus répandue est au contraire d’oublier tout ce qui peut rattacher à cette période de vie difficile. Dans cette association la force du lien ne s’explique pas que par la participation à l’atelier, même si c’est parfois là qu’a eu lieu le premier contact. Il s’agit d’amitiés véritables, mais qui peuvent avoir été renforcées ou même déclenchées par le partage d’une pratique artistique, d’une expérience forte comme celle de la représentation, qui tisse indéniablement des sensations et des souvenirs communs. Même après leur sortie, les membres de ce groupe sont rassemblés, au-delà de leur vécu carcéral partagé, par un goût pour les manifestations et les pratiques artistiques. L’art est l’un des éléments fédérateurs. Certains acteurs de ce collectif montent ou envisagent des projets ensemble. Ainsi, Mamadou et manu, ont joué à leur sortie dans Le numéro sortant, pièce écrite par Abdel-Afed, ancien détenu, et mise en scène par Jean Christophe Poisson. Ils rejoueront sans doute dans Andromaque, la prochaine mise en scène de M. Poisson, qui ne cache pas son envie de retravailler avec certains des détenus qu’il a rencontré dans le cadre de l’atelier. Cette collaboration conduit vers une pratique plus professionnelle du théâtre. Pour autant, il ne s’agit pas pour M. poisson de systématiser cet aspect, et surtout pas de faire miroiter aux détenus un hypothétique avenir professionnel dans le monde du théâtre. L’intégration systématique dans sa propre compagnie n’est pas 56 envisageable, et les personnes avec qui il travaille sont celles qu’il choisi, pour leur qualité humaine peut être mais aussi pour leur qualité de jeu. Il définit ainsi sa conception de l’action artistique en prison : La prison se révèle lieu de création extraordinaire, à la fois espace de l’aventure humaine et lice de tous les dangers. Au nombre de ces derniers, évacuant d’emblée le mythe exaspérant du risque physique encouru en les murs qui force tant l’admiration à l’extérieur, un seul me paraît digne d’attention. Le risque de la rencontre et de la fidélité qui, quels que soient les murs, les distances, temporelles, sociales, culturelles, conduit les participants d’un acte artistique universel à ne jamais s’oublier et à tisser des liens indéfectibles. De l’épreuve et des bonheurs de la genèse jusqu’à la fugacité paroxystique de la représentation, les liens personnels forts tissés dans l’acte créatif entre celui qui ressort et ceux qui restent ne peuvent s’interrompre. Il en va du sens même de l’action culturelle en détention. Tirer le rideau sur la dernière image, le dernier mot, le dernier fond de jus d’orange, distribuer un faux numéro de portable et regagner la liberté en messie pour encaisser son chèque relève de la forfaiture collective. Pouvoir se regarder dans son miroir le matin est une chose. Accepter et entretenir le lien pour recentrer la prison, image en creux de ses paradoxes et injustices, au cœur de la société, est vital dans la perspective de l’apaisement collectif. L’ enjeu de civilisation porté par cette attitude élémentaire est sans commune mesure avec celui d’un apaisement local saupoudré en les murs via les activités occupationnelles interdites au public que favorise l’Administration Pénitentiaire. Qui l’entrevoit ne peut alors échapper au pas suivant. Lorsque franchi en prison, il ouvre sur une déontologie restaurée de l’artiste, qui, dépassant l’acte premier de bloquer la course du monde pour créer l’instant d’une rencontre universelle à un endroit donné et lui livrer une interprétation de son image, lui offre la chance de le changer. Comment ? A travers un engagement personnel auprès des destins auxquels il s’est trouvé lié par la scène, et plus étroitement que dans les fratries ordinaires engendrées par le théâtre en liberté. Pour ceux qui en ont l’énergie, les possibilités techniques et relationnelles, un axe fort passe par la mise en relation des détenus proches de la sortie avec des entreprises et par leur indispensable accompagnement dans le retour à la vie civile. Un certain nombre d’intervenants l’ont fait dans le passé, d’autres continuent, la grande majorité passe à côté de cette action. La conviction dans laquelle je me trouve de sa nécessaire généralisation est fondée sur ma modeste contribution à cet élan. Depuis 3 ans, à travers trois ateliers théâtre conduits au Centre de Détention de Melun et un film, 6 personnes ont trouvé un emploi dans une entreprise culturelle. Qu’ils aient rencontré sur le lieu de la représentation leurs futurs employeurs, - je pense à Geneviève Houssay du cinéma Georges Melies à Montreuil, Laurent Dreano , de l’établissement public du parc de la Villette -, ou bien que le soutien que j’apportais à leur CV ait eu l’écho nécessaire et spontané auprès de personnes remarquables telles que Colette Batifoulier de la FEMIS, Jacques Benyeta, Directeur Technique du Théâtre des Champs Elysées ou Dominique Bax du Magic Cinéma à Bobigny. 57 Au delà des relations privilégiées que j’entretiens avec quelques-unes de ces personnes, à l’occasion des opérations de communication lancées par courrier électronique pour favoriser la diffusion des candidatures, un encouragement fort vint de la capacité de réponse du terrain culturel à ma proposition. Positives ou négatives, un dixième des quelques 200 entreprises culturelles contactées émirent une réponse, toujours porteuse de la plus grande bienveillance et surtout de l’affirmation, depuis une position institutionnelle assumée, du rôle qu’elles entendent tenir dans la mise en œuvre d’une solidarité authentique. Les activités culturelles [en prison] sont fréquentées par des personnes qui ont fait un choix fort et délibéré de l’esprit en détention et qui en ont conçu une maturité et un pouvoir de transmission incontestable. Il ne s’agit pas de remplir les théâtres avec d’anciens détenus comme avec les matelots au crépuscule de la marine à voile ; il ne s’agit pas de former des générations nouvelles d’acteurs, de danseurs, de cinéastes, de photographes, de peintres, d’écrivains ou de conteurs. Il s’agit simplement d’offrir à ceux qui l’ont conçu dans la plus grande adversité les conditions de passage pour un vrai choix de vie dans l’infinité des métiers au service de la culture.69 Cette citation, assez longue, éclaire parfaitement une vision très peu répandue des suites de l’action théâtrale en prison. Ces suites en question sont elles-mêmes très rares. Le suivi des liens instaurés pendant le temps de l’ateliers n’existe que peu. S’il est peut être vrai que les structures culturelles offrent potentiellement des conditions de réinsertion professionnelle meilleures que d’autres entreprises plus traditionnelles, parce que la stigmatisation y serait moins grande, cela ne signifie pas que ces structures soient en capacité d’accueillir concrètement d’anciens détenus, particulièrement si ceux-ci n’ont pas de formation. Cette lucidité permet d’envisager alors d’autres voies d’insertion par l’art, notamment en direction des métiers techniques de la culture (régie son et lumière, décors, organisation, accueil public… Le champ est vaste). L’expérience que mène M. Poisson exige une énergie et un engagement très importants. Il fait un travail de passeur vers la vie civile et professionnel, un accompagnement personnalisé. Logiquement, cette démarche ne peut être que restreinte à un faible nombre de détenus. On remarque ici une différence notoire entre ces deux types d’action. Celle de Nicolas Frize s’appuie principalement sur trois axes, création, formation et emploi. Celle de Jean Christophe Poisson s’appuie principalement sur sa propre énergie et sur les relations personnelles qu’il peut mobiliser. Il faut admettre que les deux expériences portent des fruits, mais il parait aussi assez évident que la démarche d’accompagnement à réinsertion professionnelle telle que la pratique M. 69 Jean Christophe Poisson, Manifeste Travail – éducation – culture, op. cit. 58 Poisson porte en elle-même ses limites, celles de l’humain. Celle de Nicolas Frize a l’avantage de s’inscrire dans une pérennité, dans un réseau de partenariats, qui donnent aussi un caractère officiel et donc une légitimité à son action. 2. Ne pas entretenir des espoirs vains Les détenus déclarent généralement qu’il serait utopiste de penser se réinsérer dans un métier de créateur, même s’il peut exister des exceptions. Ils évoquent le risque à se consacrer totalement à une activité créatrice pendant le temps de la détention, qui est de quitter la réalité de la vie du dehors, où tout le monde ne peut pas vivre de son art. Il ne s’agirait pas de passer d’une forme d’exclusion et de misère à une autre, celle d’une personne marginalisée et pauvre, subissant l’instabilité du terrain de l’art, et la majorité des détenus interrogés sur cette éventualité ne souhaitent pas vivre « la précarité des intermittents du spectacle70 ». Il est du devoir des intervenants artistiques de savoir créer un équilibre entre la nécessité de faire naître un désir, une passion pour une pratique et la nécessité de ne pas engendrer d’illusions, tout aussi enfermantes que la prison. La participation à un atelier, en milieu carcéral ou non, ne suffit pas à s’improviser artiste. Le milieu culturel, même s’il peut en effet constituer un monde professionnel plus accueillant et ouvert que d’autres, n’en reste pas moins soumis aux lois du marché, à une certaine compétition, et n’est pas exempt du problème du chômage, loin s’en faut. La conclusion qui s’impose sur cette question n’est pas spécialement optimiste. La réinsertion professionnelle via les métiers culturels ou artistiques s’avère assez exceptionnelle et dans tous les cas délicate. Elle ne peut en aucun cas constituer une solution politique réaliste à grande échelle, notamment puisque le nombre de détenus concernés par les ateliers est faible et par cette réinsertion potentielle encore plus faible. En revanche, il faut affirmer la capacité de la pratique théâtrale à poser des bases nécessaire à une réinsertion professionnelle : remise en confiance de l’individu, développement des facultés d’expression, création d’une dynamique positive qui permet la sortie du phénomène de prisonniérisation, qui pour sa part empêche fondamentalement la réinsertion professionnelle, tant il détruit l’idée même d’initiative chez la personne incarcérée. 70 Alen, détenu, cité par Florence Martin, Créer pour se recréer ?, Septembre 2003, www.prison.eu.org. 59 Pour que ces ateliers de théâtre en milieu carcéral débouchent effectivement sur ces résultats non-négligeables, il est nécessaire d’une part d’être conscient des enjeux que ces actions portent, mais il est également probable qu’un certain nombre de comportements et d’actions peuvent favoriser la réalisation de ces objectifs. Dans la même logique, il est aussi essentiel de connaître les difficultés que peuvent rencontrer chacun des acteurs, tant culturels que pénitentiaires. Dans la visée d’une action artistique qui allie efficacité en fonction des objectifs qu’elle s’est fixés, et qualité, on ne peut donc faire l’économie du repérage des principales difficultés et de quelques préconisations de base. 60 IV. Questionnements et préconisations autour des ateliers artistiques Ce chapitre n’a pas pour but de constituer un « manuel du bon intervenant théâtre en prison ». Les situations carcérales et personnelles qui entrent en ligne de compte pour la définition de la bonne attitude à adopter sont d’une telle disparité que toute tentative en ce sens est vouée à l’échec. De plus, il est essentiel de conserver une attention réelle aux individus rencontrés, qu’il s’agisse des détenus, des surveillants, de l’Administration Pénitentiaire, des DRAC 71 ou des SPIP, des associatifs ou encore des politiques régionaux ou nationaux, pour ne pas tomber dans un systématisme stérile. C’est à ce prix que peut se construire une action adaptée et pertinente. En revanche, les expériences, les rencontres et les écrits étudiés permettent de dégager quelques pistes de questionnement et d’action autour des esthétiques possibles, des difficultés régulièrement rencontrées, et des grandes lignes de conduite qui favorisent la réussite de ces projets. Ce sont quelques jalons d’une démarche de qualité pour tous ces protagonistes. A. La question esthétique Les propositions théâtrales issues de ces ateliers sont très variées. Au regard de certains témoignages, ont peut se demander si elles sont toujours le résultat d’une véritable pensée72. Pourtant, cette réflexion sur l’esthétique proposée aux détenus et aux spectateurs est essentielle. Le choix qui est fait à cette étape, qu’elle se situe en amont de l’intervention ou pendant celle-ci en début d’atelier, implique des lignes de travail et des enjeux divers, et mérite donc une conscience aiguë afin que le travail porte des fruits en accord avec les objectifs visés. Le choix esthétique fait par conséquent partie intégrante du travail de préparation qui doit sous-tendre toute action en milieu carcéral. La précision de la visée tant artistique que sociale est un gage de réussite sur tous les plans. 1. Parler du vécu carcéral ou se laisser emmener ailleurs ? Le premier choix va s’opérer sur la question du fond. En la matière, deux directions principales de travail peuvent se distinguer : parler du vécu carcéral, se servir du vécu des détenus comme matière première de jeu, de texte, de fil 71 72 Direction Régionale des Affaires Culturelles. Cf. Annexe Théâtre insulte de Jean Christophe Poisson. 61 conducteur, ou au contraire s’éloigner complètement de la réalité carcérale, en proposant une ouverture vers un univers différent. Chacune de ces deux tendances esthétiques possèdent des avantages et des inconvénients. C’est ce que nous allons chercher à dégager, sans pour autant déterminer quelle est celle à privilégier. Ce choix doit rester celui de l’intervenant en accord avec les détenus, en fonction des objectifs visés, ainsi que du savoir-faire artistique. Le premier type d’esthétique est l’occasion pour les détenus de se dire. On a vu combien cela était essentiel et rare dans le milieu pénitentiaire. Enoncer, c’est aussi souvent comprendre, et en l’occurrence, pouvoir dépasser la position de victime de la situation. C’est donc un travail quasi pédagogique. Le théâtre est un espace d’expression de la réflexion sur le monde qui entoure les participants, qui prennent pour matériau leur vie, leur univers. En cela, l’expérience théâtrale est une voie de ré-appropriation de la représentation du monde. La mise en représentation implique un recul vis-à-vis de l’objet représenté. Dans le cadre du type de création dont nous parlons, il apparaît que l’objet en question est l’univers personnel des participants, leur quotidien. Il importe alors que ce quotidien ne soit pas donné à voir tel quel, la dimension artistique de l’aventure pouvant l’éloigner d’un réalisme qui empêcherait les participants de prendre du recul face à cet objet si intime. Ce n’est que par cette prise de distance face au vécu qu’une meilleure compréhension peut s'établir, à la fois pour les acteurs de ce vécu et pour les spectateurs de l’objet artistique dont il est la source. Cette compréhension de ce qui est vécu permet, selon Daniel Fayard et Damien Guillaume Audollent de « se libérer 73» de la souffrance souvent inhérente à ce vécu. Les détenus peuvent alors devenir de véritables partenaires actifs. Non seulement parce qu’ils sont l’origine du contenu de ce qui est joué, mais aussi parce qu’ils ont cette compréhension, cette distance sur ce contenu, et dépassent le stade de la plainte anecdotique. Il s’agit de développer un travail « avec » plutôt que « pour », encourageant ainsi symboliquement une intégration dans la société en tant que citoyen à part entière, partenaire du pacte social. D’autre part, cette esthétique peut être une opportunité de faire connaître l’univers carcéral à l’extérieur, par le biais de la représentation. Là encore, on a une visée pédagogique, qui peut potentiellement contribuer à faire tomber des idées reçues et des peurs, qui freinent comme nous l’avons souligné l’accueil des anciens détenus dans le corps social. 73 Daniel Fayard et Damien Guillaume Audollent, Combattre l’exclusion, op. cit., p.77. 62 A l’inverse, certaines propositions théâtrales vont refuser de s’appuyer sur la réalité pénitentiaire et d’en faire un matériau. M. Poisson défend ainsi cette position : Tout ce qui dans la bouche d’un détenu le renvoie à l’horreur de sa condition l’enfonce encore plus loin dans la spirale de l’incarcération. C’est faire plus profond encore le lit du ghetto que de mettre en représentation par et pour des détenus la parole obsessionnelle de l’enfermement. La scène est l’espace universel et atemporel de l’humain dressé. Des fleuves de textes sont là, des quantités de spectacles à inventer pour transcender l’avilissement de la plainte et relever la tête. L’étude plus précise de cette citation permet de voir que ce que fustige M. Poisson n’est pas tant l’utilisation de la vie carcérale comme matière artistique que son utilisation brute, réaliste et voulue d’avantage par le metteur en scène que les détenus acteurs. Il cite en exemple l’expérience douloureuse d’un monologue sur l’enfermement, ses souffrances et ses solitudes, dit par un détenu à la fin d’une représentation de Ubu Roi de Jarry. Douloureuse parce que démagogique, plaquée à la fin d’un spectacle dont la mise en scène le rendait ridicule et avilissant pour les détenus acteurs, et ne servant finalement à rien : le constat dramatique des conditions de vie des personnes incarcérées a déjà été fait à maintes reprises et, pour JC. Poisson, le théâtre ne doit pas se contenter de lui. Il doit au contraire permettre de changer le monde (celui de la prison, celui des détenus, celui de la société), même de façon minime. Il doit être comme une respiration salvatrice. Non pas pour proposer aux détenus une quelconque évasion par l’art, mais pour prouver l’existence d’un mouvement possible pour ces personnes fixées dans une image et un espace temps. Il s’agit alors de développer l’imaginaire et la créativité. Certaines expériences ont réussi à mêler en quelque sorte les deux esthétiques. C’est le cas du film de Laurent Fréchuret Avril an 01, qui parle à la fois de l’univers pénitentiaire, des détenus, mais qui emmène aussi acteurs et spectateurs vers un ailleurs plus doux, du côté de l’enfance, à la recherche de l’humanité. C’est également le cas du travail qu’ont mené Eric Massé et sa Compagnie des Lumas à la maison d’arrêt de St Paul-St Joseph à Lyon. Deux semaines d’ateliers théâtre et vidéo ont donné naissance à un spectacle représenté deux fois devant un public de personnes extérieures et de quelques détenus. Le spectacle s’est construit autour de la question de l’identité en prison, sur ce qui survit de cette identité dans un espace où l’on se surveille autant que l’on est surveillé. Eric Massé précise que ce type de recherche n’est pas de ramener sur scène de la matière brute, « sinon, c’est la télé, c’est strip-tease et sur un plateau, ça n’a pas beaucoup d’intérêt ». Il a s’agit donc de ne pas coller au réel, mais au contraire de 63 laisser une place à l’imaginaire, à la transposition théâtrale. Le travail s’est donc engagé sur la notion de « mentir-vrai », afin de créer une rencontre entre imaginaire et réel. Ainsi, les détenus acteurs se présentaient frontalement devant le public et racontaient ce qui semblait être un récit personnel, autour de thèmes tels que la femme idéale par exemple, mais qui en réalité était émaillé de détails inventés, sans rapport direct avec le vécu de l’individu. Les sujets abordés s’y prêtaient particulièrement, offrant une place au fantasme, comme peut le faire n’importe quel sujet traitant de « l’idéal ». Le spectateur était ainsi embarqué dans des récits où il peiné à faire la différence entre réel et imaginaire, en un ébranlement des idées reçues. On voit ici comment à partir d’une matière de vie des détenus, de leur imaginaire et de leurs désirs, qui sont des éléments réels, le théâtre peut tirer ce contenu vers un univers plus incertain, plus flou, plus ludique. Le détenu acteur avait là une sorte de supériorité sur le spectateur, car il en savait plus que lui. Mais cette situation loin d’être malsaine, prenait sa source dans un amusement. Le don de soi était juste, parce que complètement choisi. Cela prouve qu’il est possible d’évoquer la prison, sans parler des murs et de la souffrance, dans une mise en abîme sans fond qui peut fixer le détenu et le public dans une situation morbide et sans issue, mais en représentant au contraire l’humain « derrière » le détenu, le lien qui le relie au spectateur. L’avis des détenus semble partagé sur cette question : faut-il ou non que le théâtre parle de la prison ? En fait, la prison, souvent, ce sont les intervenants qui nous l’imposent, quand ils arrivent la première fois : ils ne connaissent pas, ils veulent nous entendre en parler. Nous, on la vit et on n’a pas tellement envie d’en parler. On veut parler d’autre chose.74 L’art pour moi, ça me permet de témoigner, de mes souffrances, de mes envies, de mes peurs. C’est comme un exorcisme.75 Le théâtre est une arme. En prison, le théâtre doit être un théâtre de résistance.76 L’essentiel est-il peut être justement d’être à l’écoute de leurs désirs, de leurs attentes, sans pour autant évincer l’exigence artistique. Le rôle de l’intervenant est sans doute dans la construction délicate de cet équilibre : l’attention véritable aux personnes incarcérées et l’exigence qui permet de tirer le groupe vers le haut. 74 75 76 Gilbert B., Création et prison, op. cit. p.133-134. Allen, détenu, cité par Florence Martin, Créer pour se recréer ?, op. cit. Abdel-Afed, ancien détenu, cité par Florence Martin, Créer pour se recréer ?, op. cit. 64 2. Quel théâtre proposer ? La deuxième question esthétique qui doit être posée lors de la mise en œuvre d’un projet théâtral en milieu carcéral est celle de la forme théâtrale. Deux axes possibles sont à étudier : l’un serait constitué par le théâtre « classique », non pas tant au sens historique qu’au sens de théâtre littéraire, l’autre par un théâtre « sensible/sensuel », c’est à dire travaillant principalement sur les sens. Là encore, il serait hors propos de chercher à montrer la supériorité de l’un sur l’autre, ces deux univers théâtraux présentant l’un comme l’autre des réponses intéressantes aux problèmes liés à la désinsertion carcérale. Le théâtre « classique » se fonde sur le texte - l’écrit et puis la parole. Il a été vu comment le fait de retrouver une parole est un acte fort pour les détenus, dans un lieu de non-expression comme l’est la prison. Avec le théâtre « classique », il ne s’agit pas de n’importe quelle parole, mais d’une parole que l’on pourrait dire culturelle. Il s’agit en effet de proposer d’une part des grands textes, d’auteurs dramatiques anciens ou contemporains, qui forment une partie de la culture de notre société. La découverte de ces textes et la possibilité de les faire siens est une voie d’intégration et d’appropriation d’une culture commune assez radicale, dans le sens où elle ne place pas les détenus dans une position à part : habituellement, le jugement à leur égard a plutôt tendance à les considérer comme moins intelligents ou raffinés que la moyenne, et à leur proposer en conséquence des « produits culturels » soi-disant adaptés. On est au contraire ici dans une vision qui cherche à démocratiser l’accès à la culture, non pas en proposant des choses différentes en fonction de ce que l’on pense connaître des publics, mais en adaptant la médiation vers des formes culturelles dont on pense qu’elles constituent un patrimoine culturel commun, que chacun doit être en mesure de rencontrer. Ce qui change n’est pas l’œuvre mais la façon que l’on va avoir d’amener l’individu à sa rencontre. D’autre part, cet axe du théâtre littéraire peut aussi recouvrir de façon plus générale un travail sur le texte, y compris ne faisant pas partie de ce patrimoine culturel, tel qu’il est aujourd’hui défini. Ce peut être un texte moins connu, un texte rédigé par les détenus ou par l’intervenant. On se situe alors pleinement dans la réappropriation de la parole, dans la découverte du plaisir d’écrire et de dire, dans la (re)découverte pour les détenus qu’ils ne sont pas exclus, de cette forme là comme beaucoup pourrait le penser, ni de l’écrit, médium souvent dénié au profit de l’oralité. L’enjeu est nettement dans la redécouverte de ce plaisir littéraire, notamment parce que l’écrit en prison est le moyen obligatoire de toute communication avec l’Administration Pénitentiaire, ce qui en fait une expérience réductrice, assez négative. 65 L’obstacle majeur lorsque c’est ce choix qui est fait, est celui de la langue. Il n’est pas évident de proposer ce genre de théâtre à une population dont 80% n’a pas dépassé le niveau scolaire de la 5ème et dont plus de 10% est complètement analphabète77, de travailler sur des textes, qui plus est lorsqu’il s’agit de grands textes, symboles de l’Education, parfois de l’école, et donc bien souvent d’échec. Cela peut même provoquer un sentiment d’exclusion encore plus fort chez ceux qui n’ont pas accès à la lecture et à l’écriture, l’espace de parole et d’ouverture vers l’extérieur existant dans la prison par le biais de l’atelier théâtre leur étant alors fermé. C’est l’une des raisons pour lesquelles certains intervenants préfèrent proposer un théâtre sensuel/sensible, accès sur le corps et l’espace. Le choix de ce théâtre des sens offre une concrétude qui plait généralement à ceux qui l’expérimentent. Pourtant, ce type de travail ne correspond pas à l’idée du théâtre que se font souvent les participants avant l’atelier. L’attente habituelle est celle d’un théâtre textuel, basé sur le récit traditionnel. Avec cette proposition, c’est un espace vraiment neuf qui s’ouvre, libéré des idées reçues, et qui permet de se recentrer sur soi. Un soi pas seulement intellectuel et moral mais un soi physique. La prison brime les corps, c’est là son objet, même si les sévices corporels n’ont plus cours. Le temps de l’atelier peut alors être un temps d’attention pour son corps, de bien être en quelque sorte. Il ne s’agit pas pour autant de rester au stade de l’expression corporelle, qui a finalement peu à voir avec le théâtre. Cette libération de soi, loin des peurs liées au texte, doit conduire à la construction d’un objet artistique. En partant d’un travail intime sur son corps, sa voix, l’espace, le contact avec l’autre, il s’agit d’atteindre une certaine universalité, et de ne pas rester dans un cocon, un nombrilisme qui ne ferait que produire à nouveau de l’enfermement, quand bien même il serait plus confortable que celui de la prison. Cette forme esthétique n’est donc pas nécessairement plus évidente que la précédente. Les deux pistes décrites ne sont certainement pas étanches, elles ne sont généralement que des points de départ, des axes sur lesquels va se développer un travail dans le meilleur des cas en partenariat réel avec les détenus acteurs et pourquoi pas avec l’Administration ou les surveillants. Ce sont principalement des outils, dont il faut être conscient de ce qu’ils impliquent et des enjeux dont ils favorisent la réalisation. C’est principalement en fonction de ce que 77 Actes des rencontres nationales sur la lecture en prison, Paris 27-28 novembre 1995. Fédération Française de Coopération entre les Bibliothèques, Direction du Livre et de la Lecture, Direction de l’Administration Pénitentiaire. 66 l’on cherchera à développer avec les personnes incarcérées que les choix esthétiques seront faits. B. Les difficultés La mise en œuvre des projets artistiques et culturels en prison et leur réussite dépend grandement des conditions particulières qui vont les entourer. Ces situations sont différentes d’un établissement à l’autre, et il en sera de même pour les difficultés. Cependant, certaines reviennent avec une régularité importante, et méritent en cela de l’attention. Ce ne sont pour la plupart pas des difficultés spécifiques au théâtre, celles-ci ayant été étudiées dans un chapitre précédent78, mais que l’on peut au contraire remarquer dans toute mise en œuvre de projets ayant trait à la culture en prison. Ces difficultés à la fois internes, liées à l’intervenant, et externes, liées au cadre carcéral, font des actions artistiques menées des processus bien souvent fragiles. 1. La posture humaniste questionnement au quotidien de départ, un L’intervention artistique et culturelle en prison ne peut se mener sans une réflexion vraie et personnelle sur ce qu’elle représente. Le fondement de ce type d’intervention repose sur une posture humaniste, finalement dans la lignée de celle des philosophes des Lumières et de ceux qui s’élevèrent ensuite contre les conditions de vie indécentes et contraires aux droits de l’homme. C’est aussi dans cette logique de respect des droits fondamentaux que peut se lire la volonté de faire entrer la culture en prison, volonté mise en œuvre concrètement par les intervenants. Cette posture se confirme encore lorsque la culture et l’art deviennent entre autres des vecteurs de réintégration sociale. Cela relève d’un désir global d’une société plus juste, plus accueillante, ouverte à la différence et capable à la fois de pardonner et de donner les moyens à qui a commis un délit ou un crime de se réinsérer et de ne pas tomber dans la récidive. Il est déjà difficile de tenir cette posture humaniste sans tomber dans une démarche humanitaire, où l’intervenant se poserait en messie culturel, comme celui qui détient la culture et le savoir et qui le distille à son gré, dans un mouvement vertical, qui empêche de fait toute possibilité de rapport égalitaire. Il est nécessaire de construire « avec » et non « pour ». Mais cette posture humaniste et généreuse, même lorsqu’elle est effectivement vécu sur ce mode horizontal, va également se heurter tout au long des actions menées à la réalité carcérale. Il y aura toujours un moment dans la vie 78 Cf. chapitres III-B-5 et 6. 67 professionnelle de l’intervenant où il sera amené à se poser la question : « ai-je envie, réellement, sincèrement d’aider un meurtrier ou un violeur ? ». La position humaniste et égalitaire va ainsi régulièrement s’opposer à des convictions morales fortes, qui relèvent de la même envie de justice et d’amélioration de la société. Il y a donc une nécessité, pour que le travail artistique et social puisse se faire au mieux, de s’interroger régulièrement sur sa pratique et sur les implications de celle-ci. Ce questionnement sur soi et sur la prison est très engageant au niveau personnel pour l’intervenant, qui doit affronter un mélange des domaines professionnel et intime. Il est possible que le manque de formation relatif à l’aspect social du travail artistique en prison renforce la difficulté de ces interventions. Un accompagnement de l’intervenant lui-même par des personnes compétentes en matière de réinsertion et d’aide sociale, est sans doute nécessaire pour que celui-ci ne se trouve pas démuni face à la détresse ou à l’agressivité et pour que les bases de réintégration posées par la pratique théâtrale (et artistique globalement) ne restent pas lettres mortes, inutiles car non transformées en outils d’indépendance et de développement dans le cadre de la vie libre. 2. Faire entrer la culture dans les murs, un combat La volonté de faire entrer la culture au sein de la prison, bien que ne datant pas d’hier, relève donc d’un combat. Un combat aux multiples facettes, qui se dessinent pour l’ensemble des acteurs de l’action culturelle en prison. Chacun connaît ou génère des difficultés dans la mise en place de ces actions, et c’est en les discernant que la culture pourra effectivement traverser les murs de la prison. a. L’Administration Pénitentiaire Les difficultés autour de l’Administration Pénitentiaire tiennent à des facteurs très divers, d’ordre matériel comme philosophique. L’une des grandes difficultés rencontrées par les intervenants artistiques est celle du manque de locaux et de matériel adaptés à la pratique artistique. Les prisons sont avant tout faites pour être des lieux de détention, et pas des lieux d’activités, encore moins de création. Ce constat tend à s’améliorer, puisque, comme le rappelle l’ouvrage Création et prison, des espaces plus spécifiques se développent – les chapelles sont transformées en salles polyvalentes et les nouveaux établissements sont pourvus de locaux à cet égard. Mais à l’heure 68 actuelle, les lieux de la culture dans les prisons « sont presque toujours fait de bric et de broc »79. Quatre établissements sur cinq disposent d’une salle polyvalente, trente deux établissements (sur 181) déclarent ne pas en être dotés. La possibilité de plonger une salle dans l’obscurité ou de disposer d’un jeu de projecteurs sont des conditions nécessaires à la mise en place de programmes culturels. 70% des salles remplissent la première condition mais seules 20% la seconde ; cette dernière restant caractéristique des établissements pour peine (40% en établissement pour peine contre 12% en maison d’arrêt). Une salle sur cinq est à vocation uniquement culturelle, mais cette exclusivité culturelle ne doit pas être entendue systématiquement comme un gage de grande diffusion culturelle80. L’étude de l’ARSEC sur la question des activités culturelles en milieu carcéral montre que le spectacle est le parent pauvre en matière d’équipement. Cela s’explique par des besoins matériels plus importants (en nombre et en technicité). La présence d’une unique salle pour l’ensemble des activités, culturelles et sportives, pose forcément problème. Les deux témoignages suivants le montrent. A Melun, ils ont installé un sac de sport dans la salle où on répète et les gens viennent s’entraîner, faire de la boxe au moment où on répète.81 Lors du dernier spectacle de juin, il y avait une répétition urgentissime à faire. Je débarque dans la salle polyvalente pour la répétition et de façon complètement impromptue, je n’ai été prévenu ni par la direction, ni par le Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation qui le savaient, qu’il y avait le dernier atelier de démonstration de boxe thaï qui occupait toute la salle.82 L’absence d’éléments matériels aussi basiques que les locaux adaptés ou le matériel relatif à la régie – son et lumière – crée des conditions de travail loin d’être optimales, pour les détenus comme pour les intervenants. Il faut ajouter à ce constat une difficulté supplémentaire, celle de la construction de la journée pénitentiaire. Paul Loridant, sénateur et auteur d’un rapport sur le travail en détention, rappelle que l’objectif premier de l’AP, c’est sa sécurité et qu’en conséquence, tout est bâti autour de la sécurité. Cela contraint les allées et venues. L’organisation de la journée pénitentiaire est bloquante par rapport aux heures de travail et à la formation : il faut ménager un temps pour toutes ces activités et ce n’est pas 79 Création et prison, op. cit. p.123. Les chiffres cités sont issus de l’étude menée par l’ARSEC, L’action culturelle en milieu pénitentiaire, op. cit. p.1. 81 Laurentino Dasilva, actes du groupe de travail « travail, éducation, culture, comment appliquer partout les enjeux théoriques du temps de détention ? », op. cit. 82 Jean Christophe Poisson, actes du groupe de travail « travail, éducation, culture, comment appliquer partout les enjeux théoriques du temps de détention ? », op. cit. 80 69 simple. En effet, la journée pénitentiaire ne propose que 6 ou 7 heures utiles au grand maximum83. La constitution de cette journée type dépend du règlement intérieur de chaque prison. Elle est le fait d’une volonté, qui va plus ou moins laisser la place à des choses autres que le travail. C’est le cas dans certains établissements, où les matinées sont consacrées au travail et les après-midi aux activités éducatives et culturelles ou sportives. Ce type de système permet d’intégrer une forme de justice, qui est inexistante sinon, puisque les plus pauvres sont obligés de travailler, alors que ceux qui peuvent cantiner sans travailler, peuvent profiter de toutes les activités. Si le manque de locaux et de matériel n’est pas de la responsabilité totale de l’Administration Pénitentiaire, qui n’a pas les moyens financiers d’assurer dans ce domaine, la question de la journée pénitentiaire, et globalement celle des éléments qui favorisent la mise en place des actions culturelles, dépend en grande partie de décisions politiques internes à l’établissement. Au-delà des difficultés matérielles premières qui ont été abordées, c’est surtout le manque d’engagement de la part de l’Administration qui rend le déroulement des ateliers artistiques si délicats. Ce manque d’engagement ce fait ressentir autant sur le plan financier et logistique que philosophique. La période autour de la signature des protocoles interministériels a paru faste financièrement, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui dans les deux administrations. L’étude de l’ARSEC note à ce sujet que « le budget à l’action culturelle en prison est aujourd’hui réduit à une peau de chagrin » et que « si le soutien financier du ministère de la Justice a été croissant cette dernière décennie, il reste cependant insuffisant pour permettre la généralisation de la politique culturelle amorcée. » Les dépenses culturelles du ministère de la Justice représentent, pour l’instant, « entre un quart et un tiers des dépenses effectuées par le ministère de la Culture et les collectivités territoriales »84. Les conseillers Pénitentiaire est DRAC soulignent généralement que l’Administration loin de reconnaître le rôle de la culture dans son dispositif de réinsertion et en conséquence, s’investit peu financièrement. Le peu de considération apporté à l’action culturelle se traduit quotidiennement, dans l’aspect logistique. Ainsi, à peu près rien n’est fait pour 83 Paul Loridant, sénateur, actes du groupe de travail « travail, éducation, culture, comment appliquer partout les enjeux théoriques du temps de détention ? », op. cit. 84 L’action culturelle en milieu pénitentiaire, op. cit. p.23. 70 faciliter ces ateliers, du moins dans la majorité des cas. Là encore, l’étude de l’ARSEC le résume bien. Les démarches, les mouvements et les rythmes internes, les transfèrements rendent difficiles la rigueur nécessaire à un travail de création. Le temps est extensible, mais aussi compté et limité : - du fait de la forte occupation de l’unique salle, la périodicité des ateliers est faible, - du fait des rythmes et rites internes, nécessaires pour la sécurité et pour donner des repères dans le temps et l’espace (procédures d’appel, ouverture des grilles, repas, promenade, parloirs...), la durée des ateliers est brève, - du fait des mesures judiciaires ou réglementaires, des sorties et transfèrements, le groupe est rarement définitivement constitué.85 Faible apport financier, mauvaise volonté ou mauvaise adaptation aux contraintes artistiques nuisant à la logistique, absence de locaux et de matériel, l’accumulation de ces difficultés s’explique en réalité sans doute par un problème plus profond, philosophique. Il faut souligner que sans l’équipe de direction rien ne peut être entrepris durablement. Or selon plusieurs études et témoignages, il convient de noter dans l’ensemble sa faible implication dans l’action culturelle. Le directeur d’établissement est rarement moteur : il ne passe pas commande d’une action culturelle et ne la valorise pas quand elle existe. Bien souvent les projets de service, quand ils existent, ne prévoient pas de volet culturel. L’Administration Pénitentiaire peine à assumer les deux fonctions affichées, détention - et sécurité qui s’y rattache - et réinsertion visant à mettre à profit le temps de détention pour réaliser un travail individualisé de reconstruction sociale. Malgré l’officialité de ces deux missions (les textes en sont la preuve), de nombreux points démontrent les résistances de l’Administration en matière de réinsertion et de culture. Pour exemple, la position du chef du service socio-éducatif n’est pas forcément aussi légitime que celle des autres cadres de direction. Il ne bénéficie pas toujours de la même écoute que l’équipe de sous-direction. Ces résistances sont les mêmes vis-à-vis du champ culturel. Elles peuvent se comprendre à la lumière de l’histoire de la prison que nous avons retracée dans le chapitre II. L’Administration Pénitentiaire n’a pas la culture du changement, de l’imaginaire, de l’interpellation, de l’innovation et du mouvement propre au champ artistique. « Toute nouveauté est suspecte : pendant vingt siècles, l’Administration Pénitentiaire n’a été chargée que de garder les détenus et d’éviter les évasions. C’est seulement depuis vingt ans que l’on dit qu’il faut aussi préparer la sortie.86 » 85 86 L’action culturelle en milieu pénitentiaire, op. cit. p.34-35. L’action culturelle en milieu pénitentiaire, op. cit. p.27. 71 Il faut en conclure que jusqu’à présent, la culture, y compris comme outil de réinsertion, est loin de faire partie des priorités de l’Administration Pénitentiaire. Et ce même si le personnel n’est pas toujours aussi monolithique que certains aiment le penser. L’attitude de curiosité de la part du personnel quand il y a des spectacles est révélatrice de la grande diversité de comportements. Mais les élans de changement se heurtent encore trop souvent aux conditions de vie et de travail très dures, pour les détenus comme pour les acteurs pénitentiaires. La culture passe alors nécessairement en second plan. Le travail dans l’urgence ainsi que la méconnaissance des acteurs culturels et des enjeux viennent parfois saboter les tentatives de propositions différentes. b. Le personnel surveillant L’action culturelle et son bon déroulement ne dépend pas seulement de l’Administration Pénitentiaire, mais également du personnel de la prison, les surveillants et les agents socio-éducatifs. Ces deux catégories de personnel sont en contact direct avec les détenus et créent donc aussi des liens, plus lâches, avec les intervenants. De fait, on peut aussi constater des difficultés, en particulier dans ces contacts, difficultés qui vont freiner la mise en œuvre des ateliers artistiques. En premier lieu, nous allons considérer la question du point de vue des surveillants. Plusieurs obstacles ont été repérés par les intervenants du secteur culturel. Le premier est celui du manque de formation en matière d’action culturelle. Il ne s’agit pas de faire des surveillants des critiques d’art, encore moins des artistes, mais de leur donner les bases d’une compréhension de l’intérêt et des contraintes de l’action culturelle en milieu carcéral. Ce serait un élément à intégrer dans la formation initiale des surveillants. Mais l’étude de l’ARSEC souligne qu’il semblerait que les formations intègrent justement insuffisamment la dimension culturelle, voire la minimise, estimant que le personnel n’aura pas le temps de s’en occuper. On voit donc que dès la base du travail, cette dimension de l’action de réinsertion est dénigrée. Il en découle des conséquences importantes. A commencer par une attitude générale de méfiance vis à vis des mouvements collectifs nombreux occasionnés par l’action culturelle, méfiance qui est plus répandue pour le personnel de base travaillant en détention, que chez le personnel socio-éducatif. Il considère souvent qu’on en fait trop pour les détenus, et s’interroge sur tous ces intervenants - culturels ou non - qui défilent. Globalement, le travail des intervenants est souvent considéré comme celui d’animateurs, venant créer de l’occupation pour les détenus. La possibilité d’une qualité artistique dans le 72 travail fait n’est donc pas envisagée, et encore moins les bienfaits que peut générer un tel travail pour l’ensemble des acteurs de la prison. Cette attitude plutôt distante, et parfois même hostile, vient probablement d’un manque de reconnaissance de la fonction et du rôle des surveillants. Philippe Combessie, dans son ouvrage Sociologie de la prison, se fait l’écho de théories selon lesquelles il existe un malaise chez les surveillants, qui ont l’impression d’être des portes clés, en opposition notamment aux intervenants qui font une noble tâche. L’étude sociologique de Jean Charles Froment, datant de 1998 sur l’évolution du métier de surveillant montre que tout comme les policiers, les surveillants sont partagés entre deux missions contradictoires, d’ordre public et de réinsertion, voire d’éducation. Cette ambivalence met les surveillants dans une position instable et peu claire. Dès lors que l’importance de la culture en prison et du soutien que peut apporter le personnel en la matière n’est pas affirmée, les conditions d’un vrai dialogue ne sont pas organisées dans l’établissement. C’est le cas le plus fréquent. Le risque est alors grand que les artistes s’immiscent dans la relation entre le surveillant et le détenu, et donc dans la façon de voir la profession. Les surveillants n’ont pas les moyens eux de s’immiscer dans l’artistique. Leur seul pouvoir est alors d’entraver le travail de l’artiste. Il apparaît que pour Administration Pénitentiaire comme pour personnel pénitentiaire, il existe un flou. Non pas dans la mission mais dans les moyens pour l’assumer et les possibilités d’interconnexion entre les deux parties de cette mission. Cela est dû principalement à l’absence de réflexion et de débat autour de la question des enjeux théoriques du temps de détention : il s’agit là d’un problème politique, dont les ministères concernés doivent s’emparer, tant pour réaffirmer les missions qui incombent aux personnels pénitentiaires que pour leur donner les moyens de s’impliquer d’avantage dans les actions culturelles, et de travailler de concert avec les intervenants, au niveau de la construction et du suivi de ces actions. c. Le personnel socio-éducatif Pour le personnel socio-éducatif, le problème est un peu différent. En effet, leur mission porte clairement sur la réinsertion et l’organisation de la venue d’actions culturelles au sein de l’établissement. L’obstacle le plus important est sans doute le sous-effectif fréquent. On dénombre environ 1 travailleur social pour 100 détenus. Là où ces équipes sont trop réduites (petits établissements) ou en sous-effectif constant (mauvais 73 dimensionnement ou non-remplacements), peu de choses se mettent en place : le quotidien cannibalise les énergies. Il faut alors une motivation culturelle personnelle, une conviction sans faille du rôle réinsérant de la culture et un investissement en temps au-delà de la normale pour que les projets existent. Ces énergies ayant des passages à vide, des déceptions, des urgences, la continuité du service public de l’action culturelle reste très aléatoire. Le moindre accroc, le moindre accident, un départ peuvent tout remettre en question. Alors même que la culture fait partie de leur mission, le reste du travail est prioritaire (accueil, gestion des dossiers, étude des demandes de libération conditionnelle…), puisqu’il constitue un intérêt plus grand pour la cause sécuritaire en matière de fichage, et pour celle de la gestion des flux de la détention. Mais quand des actions arrivent à voir le jour par le biais des acteurs socioéducatifs, la question de la formation culturelle se repose à nouveau. Les textes stipulent que le travailleur social est supposé mener lui-même une action culturelle. La répartition des secteurs culturels au sein de l’équipe se fait le plus souvent en fonction des affinités artistiques et non d’une compétence supposée. L’équipe n’a généralement aucune formation à l’élaboration d’un projet culturel et artistique, ni une connaissance de l’environnement culturel (annuaires et guides professionnels, partenaires financiers, établissements culturels...), ni bien sûr de compétences artistiques. Le recours à des artistes professionnels, censés être compétents, n’est donc pas systématique, faute de connaissance de ce réseau et de possibilité d’expertise du travail mené. d. Les intervenants artistiques L’étude menée par l’ARSEC relate que les interventions culturelles les plus souvent rencontrées en milieu pénitentiaire ne sont pas forcément celles qui s’organisent avec un partenariat compétent. Ainsi, il y a quatre fois plus de concerts que de représentations théâtrales mais il y a trois fois moins de mise en relation avec un partenaire qualifié dans le domaine de la musique que dans celui du théâtre. De même, près des deux tiers des établissements organisent des ateliers d’arts plastiques en l’absence presque systématique d’un relais culturel compétent. Le peu d’intervenants professionnels, vraiment qualifiés pour affronter cette situation de travail particulière, nuit aux actions menées, alors qu’elles ont déjà tant de mal à se monter. Les résultats nuancés ne favorisent évidemment pas la reconduite de ce type d’actions. Au mieux, on aura mis en place une logique occupationnelle vers les détenus, au pire, la culture aura encore reculée dans l’établissement. Il en va en partie de la responsabilité de l’intervenant. 74 La nécessité d’une qualité professionnelle doublée d’une dimension humaine supplémentaire est donc essentielle dans le choix des intervenants. Il semble d’autre part évident que ceux-ci aussi manquent d’une formation sur le milieu carcéral et social. Les artistes soulignent en effet eux-mêmes leur méconnaissance initiale des règles de l’institution et de la psychologie des détenus et des personnels. Aucune procédure formalisée ou informelle d’accueil n’existe vraiment, et chacun se débrouille avec les moyens du bord et par tâtonnements successifs. Là où le service socio-éducatif s’investit fortement, l’information parvient ; ailleurs l’artiste est livré à lui-même et a les mêmes craintes et se pose les mêmes questions que le quidam qui pénètre dans l’enceinte : quels sont mes droits et mes obligations ? Cette incertitude incessante, due à la fois à ce défaut de connaissances spécifiques et au cadre parfois défaillant de l’Administration et du personnel, génère une lassitude. Jean Christophe Poisson, dans son article Théâtre insulte, souligne comment « les conditions pratiques pour mener à bien son travail vont révéler leur complexité. Autorisations, retards liés aux mouvements, aux parloirs, démissions viennent sans cesse ronger le temps imparti pour l’action. Rien n’est acquis simplement, définitivement 87». Il résulte des éléments sus-cités, une nécessité d’adaptation perpétuelle, la dépense d’une énergie considérable, puisque tout est en constante négociation, et finalement une grande fatigue, qui s’oppose à la pérennité des actions et à leur développement. C’est parce qu’ils ont l’impression de ramer à contre courant que certains intervenants qui travaillaient dans la même prison depuis des années cessent leur action. Là encore, des décisions politiques, qui réaffirmeraient l’importance de ce travail, pourraient apporter un soutien moral et concret aux intervenants en milieu carcéral. Mais il s’avère que le politique non plus, n’est pas toujours à la hauteur de la tâche. e. Les politiques L’impulsion qui peut créer une dynamique allant dans le sens du développement culturel en prison ne peut venir que du politique pour que celle-ci soit durable, pertinente et généralisée. Or, cette impulsion, si elle a bien été donnée en 1986 via le protocole d’accord entre les ministères de la Justice et de la Culture, semble aujourd’hui nettement diminuée, tant au plan national que local. 87 Jean Christophe Poisson, Théâtre insulte, 11 mai 2001, www.prison.eu.org 75 Cela se traduit en premier lieu par la non-application des cadrages politiques, définis par les textes cités en premier chapitre. Jean Marc Van Rossem, conseiller à la Direction Régionale de la Protection Judiciaire de la Jeunesse en charge du dossier culturel sur la région parisienne exprime ce point de vue. Pour moi, la prison fait partie de la cité, elle n’est pas exclue […]Ce territoire culturel n’est pas à part. C’est aussi aux ministères de dépoussiérer ces protocoles ou de les mettre en place.88 Jean-Christophe Poisson estime quant à lui que « si les choses sont prévues, par les directives ministérielles elles en sont pas appliquées ». L’étude de l’ARSEC conclue à ce sujet qu’il est clair que les effets des protocoles -dont tous reconnaissent l’impulsion - ont fait long feu, même si globalement la situation et l’état d’esprit dans les établissements se sont améliorés, notamment quant au livre89. Cette non-application générale des directives nationales s’accompagne d’une absence d’implication à peu près totale des politiques locaux vis-à-vis des établissements pénitentiaires sur leur territoire. La majorité des interlocuteurs soulignent le manque ou l’insuffisance de relations avec les élus territoriaux qui révèle surtout la non prise en compte par ces derniers des publics détenus même si cet état de fait varie selon les régions. Désintérêt malgré les ressources que constitue la présence d’un établissement sur leur ville - le plus souvent ignoré (pas fléché, mal desservi par les transports en commun) - et le fait que la population détenue n’est pas toute privée du droit de vote. Malgré les ressources fiscales et économiques que leur apporte l’implantation d’un établissement, les collectivités locales oscillent entre indifférence et bienveillance. Si l’on excepte les bibliothèques, le partenariat avec les établissements culturels des collectivités est encore faible. Centres dramatiques, scènes nationales, théâtres et autres institutions sont exceptionnellement ou ponctuellement présents (TNB/Rennes, Le Manège/Maubeuge, La Coupole/Melun, Centre culturel de Châteauroux/St-Maur, Cinémathèque de Toulouse/Muret...). Dans certaines régions ce réseau est jugé «archaïque et ancien90», et n’ayant pas intégré la conception de l’action culturelle. L’établissement est alors « branché sur le travail du directeur91» et ne fait même pas l’objet de contrats d’objectifs. 88 Jean Marc Van Rossem, conseiller à la direction régionale de la protection judiciaire de la jeunesse en charge du dossier culturel, actes du groupe de travail « travail, éducation, culture, comment appliquer partout les enjeux théoriques du temps de détention ? », op. cit. 89 L’action culturelle en milieu pénitentiaire, op. cit. p.13. 90 L’action culturelle en milieu pénitentiaire, op. cit. p.38. 91 L’action culturelle en milieu pénitentiaire, op. cit. p.38. 76 L’objectif d’apporter une offre culturelle hétérogène à l’institution judiciaire à caractère d’excellence pour chahuter la situation de défaveur des personnes incarcérées n’est aujourd’hui pas partout atteint. Il semble se heurter à des obstacles, parmi lesquels une certaine défaillance des ministères et opérateurs culturels à transmettre le sens et la nécessité de l’action culturelle (notamment par l’absence d’actions de sensibilisation et de formations), une faible prise en compte par les collectivités territoriales de la réalité pénitentiaire ou un contexte confiné qui modifie les modalités de la relation avec les arts et la culture. Cette non prise en compte en matière culturelle des prisons dans les missions de service public que détiennent les politiques locaux est le reflet d’un aveuglement volontaire quant à l’existence de ces établissements. Pourtant, si l’on veut parier sur une ré-intégration à plus ou moins long terme du détenu dans la société, il est indispensable de maintenir les liens entre l’intérieur et l’extérieur le temps de sa détention et d’accepter d’intégrer la prison dans la cité. Cette capacité doit avant tout être montrée par les politiques. Ce travail d’intégration de la prison dans la cité ne peut se faire sans les collectivités et associations locales, piliers de cette politique d’intégration. Assimiler la prison dans la cité, mettre en place des activités culturelles sont autant d’actions faisant partie d’une mission de service public. Malheureusement, cela dépend bien plus souvent des volontés individuelles que politiques. f. Les détenus En dernier lieu de ce tour d’horizon des difficultés liées à chaque acteur de l’action culturelle en prison, il faut bien sûr évoquer les détenus. Cible ou partenaires des actions menées, principaux bénéficiaires théoriques de cette logique, ils sont pourtant eux aussi parfois des obstacles au développement de telles initiatives. Car si les activités artistiques ne se généralisent pas avec l’ampleur que l’on pourrait souhaiter, il faut admettre que la faible implication des détenus dans celles qui existent déjà n’est pas faite pour favoriser leur développement. De nombreuses études et diagnostics le relèvent, la demande des détenus demeure minime et marginale. La participation aux activités culturelles et artistiques dépend avant tout de l’individu lui-même, de sa volonté, de sa capacité à pouvoir s’investir dans une activité, dans un projet. La culture reste en conséquence une question de sensibilité de chacun. C’est là un argument qui tendrait à démontrer que la culture ne peut devenir un outil réellement généralisable pour la réinsertion. 77 Cependant il faut en réalité étudier plus en avant les raisons de la faiblesse de cette fréquentation. Elle est en effet notamment engendrée par un autre facteur de difficulté : l’indigence des personnes incarcérées. Indigence financière, scolaire, et culturelle. Comment avec un tel passif aller spontanément vers l’art ? La réponse est certainement dans la multiplication des ateliers, dans la facilitation de la participation, dans une médiation toujours mieux adaptée, dans l’accentuation des liens entre éducation, travail et culture en prison. g. Le cas particulier des maisons d’arrêt Enfin, dans ce tableau des obstacles que rencontrent la mise en œuvre des actions culturelles en milieu pénitentiaire, il faut s’arrêter sur la situation des maisons d’arrêt. Ce sont généralement des lieux où il est presque impossible de mener un atelier de pratique artistique. L’enrichissement de l’exécution des peines et leur individualisation par l’action culturelle ne sont véritablement concevables que si le service socio-éducatif et l’opérateur culturel bénéficient de la durée. Si les établissements pour peines constituent un cadre plus favorable pour développer des projets culturels dont les effets personnels nécessitent du temps et un suivi approfondi, les maisons d’arrêt au contraire présentent de lourds handicaps. - elles sont souvent surchargées avec un personnel en sous-effectif, - les fins de peines ou la détention provisoire sont plus courtes, - les détenus ont des régimes divers (isolement...) ou sont sujets à des transferts subits, - la population est très fragilisée (toxicomanies, troubles psychiques, non francophones...) - le travail sur la réinsertion est plus difficile et limité, Je n’interviendrai plus jamais en maison d’arrêt et ça c’est très clair parce que je ne peux pas. Il y a une telle variabilité sur ce terrain. Je suis intervenu 4 fois à Fresnes. C’est terrifiant dans la symbolique, Fresnes ; l’échange par la parole est interdit dans les couloirs. Les détenus communiquent par des petits papiers qui circulent dans des sacs. Parfois à 13 h, on reçoit un petit papier manuscrit, « Monsieur le metteur en scène, je ne pourrai pas venir cet après-midi » et on ne sait pas pourquoi, nous n’avons aucun recours. C’est le lieu du stress.92 Il y a donc un clivage, notamment au niveau du spectacle vivant, entre les différents types d’établissements. De nombreux intervenants refusent ainsi d’intervenir en maison d’arrêt, car les conditions de travail y sont intolérables, à 92 Jean Christophe Poisson, actes du groupe de travail « travail, éducation, culture, comment appliquer partout les enjeux théoriques du temps de détention ? », op. cit. 78 l’image des conditions de vie pour les détenus. Il parait pourtant urgent de remédier à cette inégalité de l’accès à la culture entre les types d’établissements, car les effets de l’incarcération, eux, ne font pas tellement de différence. Ils sont certes plus forts selon la durée de la peine, mais marquent de toute façon l’individu. Il s’agit donc certainement d’effectuer un double mouvement de recherche : un qui vise à améliorer les conditions générales de vie et de travail en maison d’arrêt, un autre qui vise à trouver de nouvelles formes d’action qui puissent s’adapter à ces contraintes si fortes. Le cas des maisons d’arrêt, extrême, montre combien l’action culturelle en prison est en réalité dépendante du cadre qui l’accueille, et ce d’autant plus que le manque de volonté affiché par l’Administration ou par les politiques, est important. 3. Un processus fragile Il faut reconnaître que le développement des ateliers artistiques est un processus fragile. L’ensemble des difficultés qui ont été soulevées conduisent à mettre en lumière une situation assez sombre pour les actions culturelles, alors que les enjeux potentiels qu’elles peuvent porter sont reconnus par beaucoup comme étant indéniablement des facteurs d’insertion. a. Une trop grande personnalisation L’une des explications de la difficulté de l’action culturelle à trouver une assise solide et une légitimité dans le milieu carcéral se trouve dans la très grande personnalisation de cette action. L’initiative, comme la mise en œuvre, de projet tient souvent à un individu, artiste, éducateur, assistante social, directeur de la prison… De fait, lorsque cette personne s’en va ou baisse les bras, l’action cesse, faute de bases solidement ancrées dans l’institution elle-même, dans la politique culturelle locale. Ça se règle souvent dans les rapports interpersonnels avec l’Administration Pénitentiaire. Nous avons fait beaucoup pendant des années parce qu’il y avait une direction qui était à l’écoute de tous ces problèmes et on voit que maintenant c’est beaucoup plus difficile, il a suffi du changement d’une seule personne au sommet de la maison d’arrêt de la Santé pour que ça devienne plus difficile, parce que ce n’est pas la même philosophie, ni la même la même logique.93 Là où il n’y a pas ces personnes engagées, où il n’y a pas un directeur sensibilisé, un artiste qui se sent concerné, une assistante sociale qui défend l’accès à la culture, un DRAC conscient de l’importance de la culture dans le processus d’intégration, il n’y a pas d’action culturelle. 93 Un intervenant dans le public, actes du groupe de travail « travail, éducation, culture, comment appliquer partout les enjeux théoriques du temps de détention ? », op. cit. 79 Cette personnalisation intense, qui s’explique par la nécessité d’un engagement fort pour assumer ces actions culturelles en prison, associée à la fréquente mutation des personnes fragilise voire interdit la pérennité des ateliers de pratique artistique et de la programmation culturelle dans les établissements. Cette personnalisation excessive de l’action culturelle en milieu carcéral s’oppose pourtant au fait que cette action est exigée par les textes, qui en font un droit pour le détenu. En ce sens, elle doit être prise en charge par la collectivité (à l’intérieur de la prison par l’Administration et à l’extérieur par les politiques, la DRAC par exemple) ce qui assurerait son existence dans le temps. b. La faiblesse du théâtre face aux blessures de la prison Cependant, même lorsque ce processus culturel et artistique est ancré dans un établissement, même lorsque les détenus ont accès à un atelier de pratique artistique ou une programmation de qualité, il demeure que la culture est un outil bien fragile pour permettre seule de réparer les préjudices causés par la prison. Florence Martin, dans Créer pour se recréer ? pose l’idée d’une impossible réparation. Les détenus-acteurs interrogés affichent, à la seule évocation du mot réinsertion, sourires cyniques et désabusés. Pour eux, la souffrance de l’enfermement ne cicatrisera jamais. Les stigmates de la prison, indélébiles, ne s’effaceront pas. Pour eux en effet, la réinsertion sonne comme un joli mot dénué de sens, de réalité, la peine dépasse les frontières de la prison pour s’immiscer dans la vie sociale retrouvée après la libération.94 La pratique artistique ne peut que peiner à fermer ces blessures, et ne suffit sans doute pas à engager un processus de réintégration sociale si elle n’est pas elle-même dans un processus plus large, dont elle est alors une étape, un élément, qui vient se combiner à d’autres, d’ordre social, éducatif, formateur, informatif… La pratique artistique seule se révèle sans doute impuissante à inverser complètement le processus de prisonniérisation et à transformer radicalement la situation de désocialisation dont souffrent les détenus. Sans un changement de la société civile elle-même, qui lui permettrait d’être en capacité d’accueillir les anciens détenus, le théâtre, ou quelque action que ce soit, ne peut rien ou presque. Il est essentiel d’être conscient de cette faiblesse, afin d’envisager au mieux l’inscription de la pratique artistique dans un système plus large qui viserait cette transformation de l’intérieur et de l’extérieur de la prison. 94 Florence Martin, Créer pour se recréer ?, op. cit. 80 c. L’absence de vision globale Cette faiblesse et cette fragilité étant reconnues, il n’en reste pas moins que la pratique culturelle et artistique, si elle est inscrite dans un processus plus large qu’elle-même, peut constituer un outil pertinent dans le cadre de la mission de réinsertion de la prison, pour toutes les raisons qui ont été évoquées dans les précédents chapitres. Malheureusement, cette impuissance relative engendre parfois des doutes très importants chez ceux qui ont le pouvoir de généraliser cette pratique. C’est alors un cercle vicieux qui s’installe : l’absence de volonté claire en ce sens explique le manque de moyens, le manque de moyens ne permet pas aux ateliers de réellement démontrer une efficacité, l’absence d’une efficacité totale génère les doutes… C’est finalement parce que la culture en prison n’est pas une priorité et que l’on prend insuffisamment en compte ses potentialités en matière de reconstruction personnelle et donc de réintégration sociale, qu’elle ne peut devenir un outil véritablement efficient. Le manque d’intérêt porté aux enjeux que les pratiques artistiques sous–tendent fait qu’il n’y a en réalité pas de pensée construite sur le sujet par l’ensemble des acteurs concernés. Dans le meilleur des cas, chacun réfléchit à la question de son côté. Dans le pire, l’action est plaquée sur des situations carcérales, sans qu’aucune réflexion ne l’est précédée, ni de la part de l’intervenant, ni de celle de l’Administration, ni de celle des politiques culturelles ou territoriales. Le développement des ateliers artistiques est ainsi constamment freiné par l’absence de vision globale. Les deux mondes – la prison et la société civile en général, comme le montrent plusieurs rapports parlementaires, et la prison et la culture en particulier – semblent étrangers l’un à l’autre. Parmi les nombreuses difficultés concrètes qui demeurent faute de vision globale, on peut noter les éléments suivants : Les limites territoriales ne se recoupent pas : le système pénitentiaire a son organisation propre, indépendante des limites régionales. Il n’existe pas de carte de l’action culturelle en milieu carcéral, pas de base de données des intervenants, des ateliers, des programmations. L’étude de l’ARSEC sur l’action culturelle en prison montre qu’elle très inégalement prise en compte par les différents conseillers ou les services d’une DRAC. Auparavant, le conseiller théâtre avait en charge l’action culturelle. Aujourd’hui, selon les DRAC, celle-ci peut être également le fait du directeur adjoint ou répartie entre les différents conseillers. D’où la difficulté à avoir une photographie globale des actions soutenues par la DRAC en milieu carcéral, tous domaines confondus, et celle des 81 travailleurs sociaux à identifier leurs interlocuteurs « culture »95. Le phénomène existe aussi dans l’autre sens, les intervenants et politiques culturels connaissant généralement mal l’ensemble des interlocuteurs du monde carcéral. Cette méconnaissance du terrain, des actions elles-mêmes, nuit de façon fondamentale à la mise en place d’une politique générale en matière de culture en prison. d. Le manque de communication entre les acteurs Il semble évident que le manque de communication entre les différents acteurs potentiels de l’action culturelle et artistique en milieu carcéral explique et découle à la fois de cette méconnaissance. L’absence de communication liée au non-repérage des interlocuteurs se comprend aisément. Comment dialoguer sans se connaître ? Mais plus grave semble la situation où les acteurs se connaissent mais ne se parlent pas. Or cette situation est à déplorer dans bien des cas. Le manque de communication le plus flagrant paraît être celui entre intervenants artistiques et surveillants. La circulation d’une information réelle, engagée, expliquant les enjeux de l’action menée, est pourtant sans conteste un élément de réussite des ateliers. Elle est nécessaire à la fois au bon déroulement de l’activité et pour que les surveillants se sentent respectés et reconnus dans leur fonction (et nous avons vu combien le malaise peut être grand si ce n’est pas le cas). Mais loin de se cantonner au quotidien de l’action, cette absence de dialogue est également sensible au niveau des décisionnaires politiques. Les contacts entre DRAC et DRSP sont rares ou inexistants et portent plus sur des aspects budgétaires que sur des questions de contenu et de fond. Les contacts avec les DRAC sont très variables en forme et en intensité. Souvent inexistants, au point de ne pas connaître les noms des interlocuteurs réciproques (Lyon, Paris), ils sont parfois relancés par la mission confiée aux agences de coopération des bibliothèques (Bordeaux, Toulouse) ou plus réguliers dans le cadre d’une rencontre annuelle (Lille, Rennes, Strasbourg)96. Si la communication semble si délicate à instaurer, c’est autant à cause de l’absence de vocabulaire commun, où les mots recouvrent la même réalité, que parce que le milieu carcéral, comme le milieu culturel sont finalement assez difficiles à appréhender. C’est pourquoi les opérateurs mentionnent la nécessité d’un médiateur entre eux et l’établissement pour tout ce qui tourne autour de la mise en place et le suivi 95 96 L’action culturelle en milieu pénitentiaire, op. cit. p.33. L’action culturelle en milieu pénitentiaire, op. cit. p.37. 82 du projet. La présence d’un tiers connaissant les deux milieux permettrait de tisser des liens, de créer des ponts, afin qu’une meilleure compréhension puisse se faire jour, et que les enjeux soient clarifiés. Car aujourd’hui, faute d’accord affirmé par les deux parties, les actions culturelles, leurs enjeux et leurs résultats restent dans l’ombre, tant pour les acteurs directement concernés que pour l’ensemble des citoyens. e. Le manque de visibilité des actions et des enjeux « L’action culturelle en milieu pénitentiaire souffre d’une absence de médiatisation régulière au sein de l’Administration et à l’extérieur97. » C’est là un constat sans appel que dresse L’étude de l’ARSEC. Comme cela est souligné, ce problème va se répercuter à la fois dans la prison et hors les murs. La direction des établissements joue souvent insuffisamment son rôle de médiation et d’explication quant à l’action culturelle. Elle pose peu les principes généraux, laissant livrés à eux-mêmes opérateurs et socio-éducatifs dont la parole a moins d’impact sur le personnel de détention. Ainsi, le personnel surveillant peut reprocher à l’Administration l’absence d’un cadre précisément défini. En effet, dans les temps d’activités la liberté de ton et de comportement plus importante peut choquer certains personnels par rapport à la rigueur imposée en détention si l’encadrement n’en explique pas les raisons. De même, si certains intervenants culturels se présentent, présentent les objectifs et le sens de leur projet, c’est loin d’être systématisé et officialisé. L’Administration locale ne joue pas toujours son rôle d’impulsion et de courroie de transmission. En l’absence d’une réflexion globale, la segmentation des activités socioéducatives est forte dans l’établissement : éducation, formation, action culturelle, travail se croisent rarement. C’est ainsi que le recours à la bibliothèque n’est pas systématique, que les liens avec les ateliers d’écriture ne se font pas toujours et que les stages qualifiants sont rares. Les intervenants de ces secteurs se croisent sans se rencontrer, et au sein du seul secteur culturel les intervenants se connaissent peu. L’absence de projet construit de la part de l’établissement conduit à un manque de lisibilité et à une dispersion des actions, dont le personnel ne remarque alors que les inconvénients. 97 L’action culturelle en milieu pénitentiaire, op. cit. p.49 83 A l’extérieur, la résultante de ce manque de clarté et de lisibilité est que la prison conserve une image essentiellement punitive dans la population. En effet, la presse relaie peu les actions artistiques. L’actualité relative à l’univers carcéral est donc majoritairement constituée des faits divers qui s’y déroulent, où la violence le dispute au sordide des conditions de vie. La visibilité de ces actions, des spectacles, des films, des expositions donnés en prison, de ceux donnés par les détenus, est pourtant l’une des conditions du changement de mentalité de la société sur ses prisons. La responsabilité de cette absence de médiatisation incombe autant aux administrations pénitentiaire et culturelle qu’aux médias. « Pas prioritaire » disent les premiers, « pas vendeur » disent les second. D’un côté comme de l’autre, le mépris plus ou moins volontaire de l’utilité de la culture en prison engendre le silence. C. Quelques pistes pour une mise en œuvre efficiente L’action culturelle en prison, et particulièrement l’organisation et l’animation d’ateliers artistiques, se heurte donc à des difficultés nombreuses, qui émanent et touchent l’ensemble des acteurs concernés. Sur le terrain, ce constat n’a rien d’abstrait, rien de théorique. Et il faut y faire face. C’est bien la conscience des difficultés qui permet de les dépasser, et le bilan des obstacles à ces activités devrait être tiré régulièrement afin d’avancer. C’est évidemment loin d’être le cas. De la même manière que nous avons dressé un tableau des questionnements et difficultés qui peuvent se présenter lors de la mise en place des projets culturels et artistiques, nous pouvons brosser quelques pistes qui permettent d’élaborer des réponses, en particulier dans le domaine du théâtre qui nous occupe ici. Comme cela a déjà été précisé, il ne s’agit pas d’une liste exhaustive, ni d’un guide à appliquer à la lettre par les différents acteurs. Néanmoins, ces préconisations peuvent donner une direction globale, en posant les principaux repères que sont l’exigence artistique, l’esprit de militance et enfin l’implication commune des acteurs. Ces trois éléments essentiels de l’action culturelle et artistique en milieu carcéral constituent des jalons sur une route souvent difficile, du fait du mauvais encadrement au niveau national. 1. L’exigence artistique Respecter les détenus. Ils sont humains, oui ou non ? Pour qu’ils le demeurent, je crois qu’il faut commencer par placer la barre très haut, en 84 leur proposant et en se tenant à l’impensable, un projet qui transcende les contraintes matérielles, la vulnérabilité et l’infantilisation que secrète l’emprisonnement, leur inexpérience et la rareté du temps imparti. Il s’agit de construire, avec, par et pour eux, quelque chose de transmissible à une part de public extérieur, condition sine qua non pour une validation du travail et le retour, même furtif, d’une sensation vitale la dignité.98 L’exigence artistique est un domaine flou, subjectif par excellence. Pourtant, elle seule peut être le garant d’une efficience de l’atelier de pratique artistique : dans le domaine de la création et dans celui de la réinsertion. A travers la citation de Jean Christophe Poisson, nous pouvons déterminer que cette exigence trouve notamment sa concrétisation dans trois axes : - la démarche menée par l’intervenant, où le travail de concert avec les détenus est à privilégier au maximum, - la qualité de l’objet artistique lui-même, - la nécessité de la représentation de la production de l’atelier théâtral. L’exigence est l’affaire de l’intervenant, de façon évidente, mais elle doit aussi être celle de l’Administration et des SPIP, ainsi que celle de la DRAC. a. La transparence - ou le travail de concert avec les participants Il semble dans un premier temps important de fixer des objectifs clairs et réalistes, en amont de l’atelier avec l’Administration, le SPIP, la DRAC si elle intervient dans la mise en œuvre du projet, mais aussi avec les détenus au commencement de l’atelier. La conscience des enjeux de leur participation à cet atelier peut permettre d’atteindre ces objectifs. Il s’agit également d’une question d’honnêteté vis-à-vis des participants. Ne pas mettre clairement en lumière les attentes que l’intervenant et l’Administration peuvent avoir revient à faire des détenus les cobayes d’une expérience douteuse. Une fois que ces objectifs et enjeux sont clarifiés pour chacun, vient la question de l’élaboration du contenu de l’atelier. Si l’artiste a généralement une idée préalable de celui-ci, afin de préparer son intervention, il faut néanmoins éviter la facilité qui consiste à arriver avec une pièce préétablie (si le choix esthétique s’est porté sur la mise en scène d’une pièce, ce qui n’a rien de systématique ni d’obligatoire). Le choix s’étant fait en amont, il ne peut y avoir aucune prise en compte des besoins et envies des détenus. Ceux-ci ne sont alors que des comédiens interprètes. Or il est clair que l’enjeu de ces ateliers n’est pas dans l’interprétation seule. La part de création, d’initiative, de choix délibéré et conscient, doit rester une priorité, avant celle du jeu. 98 Jean Christophe Poisson, Théâtre insulte, op. cit. 85 L’équilibre à trouver est fragile, car il s’agit à la fois d’écouter et de prendre en compte les envies des détenus et de concilier ces envies avec l’exigence artistique, dont doit être porteur l’intervenant, et les enjeux qui peuvent être au cœur de la démarche qui a fait naître l’atelier. Cet atelier se retrouve au centre de contradictions parfois fortes : il peut représenter pour certains une simple récréation, un temps de liberté hors de la cellule, un temps de discussion plus que de création ou encore un moyen de gestion du temps d’incarcération. Toutes ces conceptions sont à entendre. Mais l’atelier doit avant tout être le lieu d’un théâtre de qualité, d’une construction d’un objet artistique représentable, transmissible, dont les personnes incarcérées pourront retirer une fierté. Il peut donc aussi survenir la nécessité de brimer certaines envies, pour laisser advenir une qualité plus grande. Ce travail, pour ne pas générer des conflits trop durs, doit s’accompagner d’une constante communication entre les participants et l’artiste, entre l’artiste et l’Administration. Il existe des réalités très variées dans la façon dont les intervenants conçoivent l’animation d’un atelier théâtre en prison. C’étaient des pièces de théâtre déjà écrites… On choisissait ce qui nous paraissait le plus facile, enfin, parmi ce qu’il nous proposait lui. Il avait déjà fait ses choix. On ne crée pas, on ne nous donne pas les moyens de créer, donc ça n’a pas de sens. L’intervenant arrive, il a choisi les pièces qu’il veut nous faire jouer. Il ne nous donne pas réellement le choix. J’avais proposé de monter un atelier d’écriture, d’essayer de créer nous-mêmes… C’est ça la création. […] Mais il a refusé.99 (Francine – détenue) Il n’arrivait pas avec son truc déjà ficelé, « prêt à jouer ». A peine apportait-il un bout de texte qu’il le soumettait aux acteurs, attendant les contributions dans la mise en scène et la mise en corps du spectacle lui-même. 100(Allen – détenu) Ces témoignages, pratiquement opposés, de deux expériences distinctes, montrent la diversité des approches, et aussi la frustration que peut engendrer la première. Il ne s’agit pas que l’artiste arrive sans idée aucune de ce qu’il souhaite développer dans l’atelier. Il est tout à fait nécessaire qu’il ait un rôle de moteur, d’impulsion. Mais l’enjeu est ici de transmettre la capacité d’être ce moteur de création. Aussi l’intervenant doit il avoir un rôle structurant, encourageant, un rôle de guide, de révélateur, enfin, des compétences de chacun. Or quelle place laisse-til aux participants si forme et fond sont prévus d’avance ? Quelle place pour la créativité d’autrui ? Quelle place pour être lui-même surpris, pour son propre apprentissage ? 99 Francine, détenue, citée par Florence Martin, Créer pour se recréer ?, op. cit. Allen, détenu, cité par Florence Martin, Créer pour se recréer ?, op. cit. 100 86 Le risque fondamental couru lorsque l’artiste impose ses propres choix sans qu’il y ait dialogue avec les détenus, est de tomber dans une relation verticale et unilatérale, où l’artiste considère qu’il n’a plus rien à apprendre, et certainement pas de ces participants. Cette relation là est inapte à créer les conditions d’une reconstruction personnelle qui favorise la réinsertion. Jean Christophe Poisson développe ce concept de risque dans son article Théâtre insulte, et va plus loin dans sa définition, en introduisant l’idée que le détenu n’est alors qu’une matière première qu’utilise l’artiste. Voilà donc une variante du « théâtre » : écrivez un texte, prenez dix détenus qui, spécialement en maison d’arrêt, ne demande qu’une chose, sortir de leur cellule. Ils sont cassés, disponibles, vulnérables, inexpérimentés. Vous gagnez leur confiance. Vous les déguisez. Vous leur faites apprendre textes, déplacements et postures. Ensuite, vous les envoyez au casse-pipe pour quelques représentations devant un public dont (au mieux) l’inconscient vient croquer du truand maté, du sans-papier retapissé, du lascar en rédemption, qui vient frissonner, le nez dans les tatouages. Gober de la canaille dressée, amputée de parole, castrée de toute chance de présence, intimidée, jetée sous le scialytique du plateau d’autopsie. […] J’appelle cela le théâtre insulte. L’homme, démoli et cependant offert, [est réduit] à une simple chair à subvention. […] Il est rétrogradé au rang de primate capable d’apprendre des mots et de les régurgiter à la demande pour bricoler les spectre d’une forme négociée d’avance et sans eux […]. [Ce théâtre là] est une sorte d’art plastique à base de viande enfermée.101 Cette vision est confirmée par un ancien détenu, aujourd’hui auteur de théâtre. Quand le prisonnier devient la matière première, non pas d’un metteur en scène, mais d’un plasticien qui joue au metteur en scène, l’homme disparaît et ça devient comme les spectacles qu’on voit dans les écoles maternelles où on déguise les enfants en citrouille, en carotte, etc. J’ai vu des choses pitoyables en prison au niveau des spectacles. Si les personnes qui jouaient n’avaient pas un peu de distance ou n’étaient pas là pour des raisons précises et là je prends le cas de l’application des peines en sachant que participer à une activité culturelle est un petit plus, de la même manière que d’aller voir un psychologue - c’est toujours des petits points additionnés - à ce niveau là, si le détenu passe pour le bouffon, non pas le bouffon au sens théâtral, mais au sens péjoratif, ça ne vaut pas la peine qu’il y ait de la culture en prison.102 Hafed Benotman avance ici l’hypothèse suivante : une mauvaise expérience du théâtre et de la culture est pire que pas d’expérience du tout. Le type d’action décrite traduit un manque de respect total pour les participants. Ce théâtre là est à l’opposé de ce qui est nécessaire pour que la culture soit une voie effective de réinsertion. Il apparaît donc que le théâtre en prison doit être un théâtre de qualité, qui se construit en collaboration avec les participants, dans une ouverture réelle et non feinte aux propositions qui peuvent émerger dans ce travail de création. 101 102 Jean Christophe Poisson, Théâtre insulte, op. cit. Hafed Benotman, cité par Florence Martin, Créer pour se recréer ?, op. cit. 87 b. La qualité La qualité du travail artistique, de l’objet créé est une condition sine qua non pour atteindre les objectifs en matière de restauration de l’image et de remise en confiance des participants. Aussi s’agit il d’être particulièrement exigeant sur ce terrain. Bien que conditionnée à un principe de réalité, l’exigence de la qualité ne doit pas céder face à une indulgence tentante devant les conditions si pénibles de travail et de vie. L’exigence qualitative oblige par essence à une certaine dureté envers celui dont on attend un résultat. Elle est le reflet de l’espérance que l’on met dans les gens. Elle est très souvent tout à la fois cause et conséquence des capacités de l’individu à qui elle s’adresse. Ce sentiment de capacité joue sur la mise en place d’une dynamique de vie. Les personnes se convainquent (se rendent compte) qu’elles sont capables d’exercer leurs aptitudes dans des domaines divers et développent des initiatives qui leurs sont propres. L’aboutissement idéal de cette autonomisation consiste précisément dans ce fait de devenir des porteurs de projets (projets de vie). C’est alors un cercle vertueux qui s’installe, où la confiance en soi est restaurée. C’est une des conditions de la mise en place d’un développement personnel durable, d’un épanouissement qui ne disparaisse pas à la fin de l’action culturelle. Outre le fait que la qualité constitue une des conditions du phénomène de reconstruction personnelle, elle est une obligation prévue par les textes de loi qui régissent l’action culturelle en milieu pénitentiaire. Le protocole d’accord signé en 1986 entre le ministère de la Justice et celui de la Culture stipule en effet que « les intervenants culturels dans la prison doivent posséder un niveau de compétence équivalent à celui qui serait exigé pour un autre public. » L’un des objectifs des protocoles de 1986 et 1990 était « le recours à des artistes confirmés et à des professionnels du champ culturel pour éviter que se développe une culture proprement pénitentiaire». Le recours à des artistes confirmés et à des professionnels du champ culturel garantit la haute tenue des actions. Nombre d’ateliers et qualification des opérateurs Ateliers Nombre d’ateliers (1) Opérateurs qualifiés Arts Plastiques Musique Théâtre (1) Pour ce comptage, un atelier équivaut à un établissement 88 En la matière, le théâtre est plutôt mieux loti que d’autres disciplines. Le graphique ci-dessus montre qu’en effet, le taux de recours à un opérateur qualifié (c’est à dire le plus souvent agréé en quelque sorte par l’expertise de la DRAC) est élevé dans le cas du théâtre, bien plus que pour les arts plastiques par exemple où la pratique est souvent menée par un amateur. Ainsi, 79% des ateliers de théâtre sont animés par un professionnel. c. La nécessité de la représentation Comme cela a été mentionné plus haut, l’exigence de qualité vis-à-vis de l’objet théâtral créé vise aussi à permettre sa représentation en toute dignité. Mais la représentation de l’objet théâtral créé pendant le temps de l’atelier doit être elle-même posée comme une exigence. Elle n’est pas simplement possible, grâce à la qualité de ce qui a été créé, elle est indispensable, à tout niveau. Elle implique tout d’abord une finition de l’objet produit. Il s’agit d’achever un processus, de mener une initiative jusqu’à son terme, de la conduire au bout de ce qu’elle implique. Cela ne signifie pas tant que cet objet ne sera plus perfectible, mais plutôt que le créateur accepte de s’en séparer, de le soumettre de plein gré au jugement d’un regard extérieur. Mieux encore, il y a une fierté à tirer de cette exposition de soi et de son travail. Le plaisir pris pendant la représentation justifie les efforts donnés. Nous avons analysé comment la mise en représentation de soi dans une posture positive est une épreuve bénéfique pour la personne incarcérée. La représentation appelle un auditoire. La scène est alors un espace public qui fait exister à nouveau le détenu dans la société. L’homme détenu, caché, recouvre alors une forme de visibilité, possibilité de la reconnaissance, de l’action. Des deux côtés de la rampe le théâtre transforme au plus profond du sentiment, de l’intime et de l’identité ceux qui l’approchent pour le vivre. L’alchimie du respect, de la confiance et du don de soi lâchés au cœur d’un vrai danger de scène tatoue les âmes.103 Cette visibilité doit être accentuée au maximum, tant pour le bien de la personne incarcérée que pour celui du projet, de ce type d’action en général et de la société dans son ensemble, car cet instant est celui d’une rencontre, trop souvent repoussée par les citoyens et les politiques. La représentation et la diffusion large de l’information relative à cette représentation, est aussi le moyen efficace de lutter contre le manque de visibilité des actions culturelles et artistiques menée en prison. C’est elle qui peut permettre 103 Jean Christophe Poisson, Théâtre insulte, op. cit. 89 un changement de mentalité sur la question de la prison, car elle reflète le possible en ce lieu. Au-delà de la presse, des représentants des ministères (Justice, Culture), des institutions et des professions affiliées, ouvrir la production des activités à un regard civil élargi afin d’en apprécier l’exigence permet donc d’asseoir les restructurations individuelles qu’elles devraient avoir comme objectif premier d’engager, mais aussi de réinvestir le questionnement sur la prison de notre société sous un angle nouveau, différent de l’éternel refrain sécuritaire. Cette exigence, de démarche et de qualité, doit être garantie par l’intervenant, mais elle devrait également être voulue et vérifiable par l’Administration Pénitentiaire, qui doit être pleinement consciente et responsable de ce qui se déroule dans son établissement. Cela nécessite un accompagnement de la DRAC. L’absence de carte des actions menées, de recensement à jour des artistes pertinents dans ce domaine, bref, le manque d’outils permettant une relative autonomie de l’institution carcérale implique que celle-ci travaille de concert avec la DRAC afin d’expertiser les projets proposés. Cela exige donc une communication, un vocabulaire commun, un accord sur les enjeux et les objectifs de ces projets. C’est à cette condition que les intervenants et les personnels pénitentiaires cesseront de subir un isolement qui nuit en premier lieu aux détenus. 2. Un esprit de militance Les expériences et les témoignages relatifs à l’action culturelle en prison font tous apparaître l’idée d’une certaine militance, qui semble nécessaire pour conduire des ateliers de pratiques artistiques dans les établissements. Cette militance devrait se traduire par un état d’esprit général et par différentes conduites concrètes. a. Les ministères Du côté des ministères, le militantisme pourrait trouver son actualisation dans la réaffirmation de l’importance de la culture en prison comme droit pour le détenu et le personnel et comme outil facilitant la réintégration sociale. Il s’agirait en conséquence de revisiter les textes de loi et les directives, afin de les préciser. Le flou dans lequel ces textes laissent les acteurs sur le terrain fait des intentions fortes marquées en 1986 par l’accord interministériel une lettre morte aujourd’hui. Les ministères doivent donc reprendre en charge leur rôle d’impulsion et de définition précise des enjeux, des obligations et des moyens d’action à disposition des opérateurs. Ils doivent également réaffirmer par leur exemple la nécessité du travail en commun et du dialogue. 90 b. L’Administration et les personnels pénitentiaires Du côté de l’Administration et des personnels pénitentiaires, la volonté, souvent faible, d’intégrer la culture dans un établissement se heurte au cannibalisme du quotidien, du tout sécuritaire, de l’urgence et de la surpopulation. Il faut une militance profonde pour affronter cela et faire entrer malgré tout l’art dans les murs. Si le soutien des ministères serait un premier pas, il s’agirait également pour chaque établissement de construire un réseau avec les partenaires locaux culturels, associatifs, politiques. Il s’agirait aussi de se donner les moyens d’une meilleure compréhension des enjeux culturels, notamment en lien avec la mission de réinsertion des détenus. Le rôle de l’Administration doit être autant celui d’un demandeur d’action que celui d’une courroie de transmission des informations. Enfin, il serait indispensable que ce militantisme se traduisent par des financements (là encore, le ministère pourrait donner l’élan). c. Les artistes intervenants Du côté des artistes, il s’avère que les démarches en milieu pénitentiaire s’accommodent mal d’une logique financière de gagne-pain. Un artiste qui interviendrait en prison faute de mieux ou parce que c’est un marché comme un autre (comme ce peut être parfois le cas avec les ateliers en milieu scolaire) ne peut fournir un travail pertinent, qui pose un préalable à la réintégration sociale. Cet enjeu requiert au minimum sa conscience, et de façon plus générale un don de soi et une énergie considérable pour le réaliser. L’intervention en établissement carcéral n’a rien d’anodin. Elle implique des compétences particulières, un goût réel pour le relationnel et un questionnement profond sur ce que sous-tend la pratique artistique dans la société, sur ses potentialités, sur son utilité. Elle devrait également impliquer une préparation en amont, qui viserait l’information sur le milieu carcéral, ses règles et ses contraintes, ses habitudes légales et implicites. La militance devrait également se traduire en acte par un suivi absolu. La continuité de l’action, sa pérennité dans le temps sont les garants d’une qualité et de la tenue réelle d’un projet réfléchi. Sans cela, les activités se limitent au domaine de l’occupationnel, de la gestion du temps d’incarcération, des tensions et de l’ennui qui en découlent. Ce baby-sitting culturel est vite repéré par les détenus, et constitue un mépris grave envers eux, de la part de l’Administration et de l’artiste. Ce suivi implique une sorte de clause de non-abandon à la fin de l’action menée. Le texte d’introduction de Jean Christophe Poisson aux actes du groupe de travail « travail, éducation, culture, comment appliquer partout les enjeux théoriques du temps de détention ? » nous laisse entrevoir toute l’ampleur que peut prendre cette militance et l’engagement qu’elle sous-tend. 91 De l’épreuve et des bonheurs de la genèse jusqu’à la fugacité paroxystique de la représentation, les liens personnels forts tissés dans l’acte créatif entre celui qui ressort et ceux qui restent ne peuvent s’interrompre. Il en va du sens même de l’action culturelle en détention. Tirer le rideau sur la dernière image, le dernier mot, le dernier fond de jus d’orange, distribuer un faux numéro de portable et regagner la liberté en messie pour encaisser son chèque relève de la forfaiture collective. Pouvoir se regarder dans son miroir le matin est une chose. Accepter et entretenir le lien pour recentrer la prison, image en creux de ses paradoxes et injustices, au cœur de la société, est vital dans la perspective de l’apaisement collectif. L’ enjeu de civilisation porté par cette attitude élémentaire est sans commune mesure avec celui d’un apaisement local saupoudré en les murs via les activités occupationnelles interdites au public que favorise l’Administration Pénitentiaire. L’engagement ici décrit est extrêmement fort. On a vu qu’il débouchait sur un travail d’aide à la réinsertion professionnel, travail qui appartient d’avantage au domaine social qu’artistique. Il semble évident que la réinsertion professionnelle dans le domaine de l’art et de la culture ne peut exister qu’en présence d’un esprit militant de l’intervenant. Car celui-ci va non seulement donner son temps et son énergie au-delà du temps imparti à l’action elle-même mais va de plus se porter en quelque sorte caution pour la personne libérée face à de potentiels employeurs (un théâtre, un cinéma…). Les détenus qui participent aux ateliers artistiques réclament généralement la présence de cet esprit militant chez l’intervenant. Non pas en vue de cette possible réinsertion par l’art, mais d’une part parce que cela traduit un engagement sincère, un respect pour eux, avec qui le travail s’élabore, ce qui n’est pas toujours le cas dans une action qui n’est qu’une réponse au besoin financier. Et d’autre part parce la présence de l’intervenant contient aussi pour les détenus l’espoir d’un changement de la prison. Ils attendent donc que l’artiste, parce qu’il est le représentant de la liberté, de l’extérieur, d’une partie humaniste de la société, lutte pour une prison meilleure. Par son travail artistique mais aussi au-delà, par sa parole et son regard sur l’intérieur de l’établissement. Cette envie, si elle est légitime de la part des personnes incarcérées, soulève néanmoins des questions délicates. N’y a t-il pas dans ce dépassement du rôle artistique simple une forme d’ingérence ? Est ce le rôle de l’art et de l’artiste de contribuer à transformer la prison, de s’opposer au quotidien à des conditions de vie auxquelles il est confronté de façon indirect dans le cadre de l’atelier (soit par les récits des détenus, soit par ce qu’il voit, soit par les conséquences de ces conditions sur son travail dans l’atelier – retards, absences, problèmes de locaux…) ? Est ce le rôle de l’art que de réinsérer professionnellement les détenus, 92 c’est à dire finalement de pallier à un manquement des établissements carcéraux ? Ce questionnement est tout aussi légitime. d. Est ce le rôle de l’art ? Ce débat est délicat à trancher. Les acteurs les plus concernés ont euxmêmes du mal à répondre à cette question. L’extrait qui suit, issu des actes du groupe de travail sur le thème de l’application des enjeux du temps de détention, permet d’éclairer les différentes positions sur le sujet. Hafed Benotman : Maintenant le petit guitariste du grand quartier de FleuryMérogis quand il s’installe en bas et qu’il y a 5, 6 détenus qui arrivent et qu’ils jouent un peu de guitare, il est content. J’aimerais bien moi que le mec du quartier d’isolement descende quand il s’inscrit mais on ne le laisse pas venir. Le petit guitariste, il ne fait rien pour batailler, pour aller le chercher. Il ne fait rien du tout. Quand l’activité commence à 14 heures et qu’on ouvre les portes à 15 heures pour les prisonniers inscrits aux activités, le petit guitariste, il ne dit rien. Emmanuelle Schweig : Il n’y a pas que lui. Je suis désolée. Anne Toussaint : Je ne suis pas d’accord avec toi. Excuse-moi. Il n’a pas les clefs. Hafed Benotman : C’est un exemple ! C’est simplement pour dire que parfois l’intervenant extérieur quand il rentre à l’intérieur de la prison, il s’enferme dedans, il ne se confronte pas politiquement, il ne prend pas une position politique. Jean-Marc Van Rossem : On ne demande pas à un intervenant d’être un militant politique, on lui demande d’être un artiste. Anne Toussaint : Rentrer en tant qu’artiste dans une prison, c’est déjà un acte politique. Avant de commencer à créer un art, c’est créer un espace de mouvement, de pensée et de résistance et c’est contradictoire avec le fonctionnement même de la prison. […] Emmanuelle Schweig : Qu’il y ait des passerelles qui s’installent avec l’Administration Pénitentiaire autour [d’une] démarche d’insertion : tant mieux. Je pense que c’est ce vers quoi il faut tendre. Mais aujourd’hui, on n’en est pas à demander à un artiste quand il va faire un atelier théâtre, photo ou audiovisuel de s’occuper de l’insertion de chaque participant de l’atelier. […] Jean-Pierre Chrétien-Goni : Je voudrais intervenir à la suite du problème que posait Emmanuelle Schweig sur la question de l’accompagnement qui suit un projet artistique, en disant qu’au fond ce n’est pas ce qu’on peut demander à un artiste. C’est une vraie question que je pose comme ça ; je me demande si au fond, ce n’est pas ça l’essentiel. Si dans la dimension culturelle du travail artistique, il faut dire comme ça, il n’y a pas aussi cette capacité à fabriquer de l’humanité. Est-ce que l’artiste est simplement dépositaire du savoir-faire concernant la manipulation de matière ou de savoir s’y prendre 93 pour aboutir à un résultat ou est-ce que c’est quelqu’un qui va savoir tisser et retisser et aller au-delà ?104 Cet échange, polémique, va se retrouver dans les relations entre les deux ministères de la Justice et de la Culture. La principale pierre d’achoppement entre les différentes positions ressort du débat sur l’instrumentalisation de la culture. Les DRSP voient la culture comme un outil de gestion du temps de détention, au mieux comme un outil de réinsertion, les DRAC pensent qu’elle a son autonomie et ses exigences propres, et qu’elle est avant tout un droit comme pour n’importe quel autre citoyen. Pourtant, le risque de l’instrumentalisation de la culture et de l’art pour favoriser la reconstruction personnelle ne se pose que si l’on considère que ce n’est pas l’une de ces fonctions intrinsèques. Or il semble au contraire, c’est ce que nous avons cherché à démontrer, que l’art et le théâtre en particulier a profondément cette faculté de remettre une personne en mouvement. Et n’est ce pas le préalable essentiel pour qui va sortir de prison, avant de retrouver une place dans le champ social ? Peut être faut-il penser les artistes en milieu pénitentiaire comme des « circulateurs, des gens à fabriquer du mouvement », selon l’expression de JeanPierre Chrétien-Goni, metteur en scène travaillant en prison. Il s’agit de poser la question « à quoi sert de faire du théâtre dans ces espaces ? A quoi sert de faire du théâtre tout court ? ». Une tentative de réponse se trouve sans doute dans la pensée que la pratique du théâtre est une sorte de machine à fabriquer du désir. Ce qui se manifeste sur la scène est en quelque sorte l’apparition du sujet. On peut ici rappeler que c’est l’origine du théâtre : un protagoniste tout à coup, s’oppose face au chœur et seul, prend le risque absolu de la scène et éprouve alors le sentiment et le désir de l’existence. La crainte de l’instrumentalisation n’a plus ici plus de prise, puisque l’art est considéré comme permettant de toute façon (à quelques conditions près) l’apparition de cette voie vers soi-même. Une fois de plus, la réponse ne peut se trouver qu’au sein d’un dialogue entre les acteurs et représentants de chaque partie. Certains proposent pour résoudre ce problème de la crainte de l’instrumentalisation, et l’écartèlement entre des exigences qualitatives et les réalités du terrain et des budgets, de mettre en place deux politiques menées parallèlement. D’une part, une politique culturelle, 104 Extrait des actes du groupe de travail « travail, éducation, culture, comment appliquer partout les enjeux théoriques du temps de détention ? », op. cit. Hafed Benotman est un ancien détenu, aujourd’hui auteur dramatique, Emmanuelle Schweig est conseillère territoriale à la DRAC Ile de France, chargée notamment du suivi des activités culturelles en milieu pénitentiaire, Anne Toussaint est réalisatrice et mène un travail sur l’audiovisuelle à la maison d’arrêt de la Santé, Jean-Marc Van Rossem travaille à la Protection Judiciaire de la Jeunesse à la Direction régionale d’Île-de-France comme conseiller technique d’insertion chargé du dossier sport culture. 94 dans le sens où un détenu a droit à l’accès à la culture au même titre que n’importe quel autre individu. D’autre part, une politique socio-éducative, au sein de laquelle les activités sont mises en oeuvre avec une visée pédagogique, c’est-à-dire où elles participent au dispositif de réinsertion, sans pour autant se dépouiller de l’exigence artistique. Que cette solution là soit la bonne ou pas, il semble en tout cas vital d’instaurer un dialogue soutenu entre les différents acteurs, pour construire une action où chacun aurait une place affirmée, réfléchie en fonction des objectifs à atteindre, au niveau artistique et social, une action menée en commun, dans la compréhension réciproque. 3. L’implication commune C’est là l’une des clés essentielles pour la réussite de ce type d’action artistique à visée sociale : la participation de chacune des parties, l’apport de compétences complémentaires, qui permet d’aller vers une réflexion et une action commune, concertée et pérenne. L’implication commune se place dans la logique de la politique de décloisonnement qui se met en place peu à peu autour de la prison : hôpital, éducation nationale, puis culture, reprennent ainsi leur mission envers les détenus. Cette exigence d’un autre regard sur l’incarcération conduit à reconnaître que le détenu est un citoyen, qu’il est certes privé de sa liberté, mais qu’il reste un sujet de droit. La politique de décloisonnement a pour objectif d’offrir aux détenus des prestations équivalentes à ce qu’elles seraient en milieu libre dans les domaines tels que la santé, l’enseignement, la formation ou la culture. L’attention première ne se porte pas sur le lieu ou sur le statut des personnes qui en découle mais sur l’individu citoyen. La justice ne pouvant assurer seule ces prestations, la politique de décloisonnement consiste à mobiliser d’autres institutions, et à les mettre en réseau autour d’un même objet. Cette notion de réseau est essentiel dans le cas qui nous occupe. Il s’agit en effet d’associer les compétences nécessaires au bon déroulement de l’action culturelle. Mais aussi de capitaliser ce qui se fait et d’être ainsi en capacité de transmettre un savoir-faire malgré tout spécifique. a. Un réseau pour une mémoire Une fois compris le fonctionnement de l’institution, les artistes persévérants rééditent leurs interventions, permettant ainsi une forme d’amortissement par rapport à l’investissement physique et psychique de départ. Mais on constate l’échec de la constitution d’un réseau de spécialistes de la pénitentiaire. Si cette 95 relative spécialisation, ou en tout cas le suivi et la réitération de l’action, existe pour certains artistes amateurs, c’est plus rare pour les professionnels. Aucun professionnel ne pourrait assurer sa survie en n’intervenant qu’en prison. Ni les cachets versés, ni la nécessaire légitimation par les pairs ou les subventionneurs ne l’y autoriseraient. Il est important que les artistes capitalisent le véritable savoir-faire et savoir-être qu’ils ont acquis en prison, qui enrichit leur création et leur permet de proposer des projets adaptés au milieu pénitentiaire. C’est cette compétence qu’ils regrettent généralement de ne pas pouvoir transmettre ou de ne pas avoir acquise de l’expérience des autres. Ce défaut de transmission émane de l’absence de mémoire en prison. Même après un travail dans la durée, la moindre mutation de personnel ou le départ d’un opérateur peuvent tout remettre en question. Aucun réflexe culturel n’est définitivement acquis, aucune trace n’est laissée. Seuls les détenus encore présents conservent cette mémoire. L’information ne circule pas en prison, ni entre établissements. Aucune vidéothèque, aucune lettre ne capitalise la mémoire de l’action culturelle, pas plus que l’expérience des opérateurs. C’est pourquoi l’étude de l’ARSEC préconisait la création d’un document dont ce serait l’objet. Même s’il s’agit de ne pas la ghettoïser, l’action culturelle en milieu pénitentiaire présente certaines spécificités. Un document d’information visant à identifier un réseau d’experts, d’opérateurs et d’intervenants, Annuaire de la culture en prison (opérateurs et infrastructures, partenaires ressources, critères et modalités d’intervention des principaux partenaires : DRAC, services pénitentiaires, collectivités locales) permettrait de doter les établissements d’un outil de travail donnant accès à des réseaux professionnels. L’objectif est aussi que les DRSP s’appuient sur ces partenaires ressources afin de concevoir et mettre en oeuvre une politique régionale à partir d’une évaluation de la situation des établissements. C’est l’une des voies vers l’élaboration d’une véritable politique culturelle.105 Il s’agit également de s’appuyer sur les institutions culturelles locales, qui entourent la prison. Le territoire, par l’utilisation des ressources qui s’y trouvent une fois qu’elles sont repérées, peut constituer la base d’un réseau dense et capable de renouveler l’offre culturelle comme la réflexion sur le sujet. Considérons aussi que la proposition culturelle de la part de ces institutions vers les détenus et le personnel pénitentiaire est l’une de leurs missions. Les intégrer dans ce réseau peut les aider à assumer au mieux cette mission, en ayant toutes les cartes en main pour ce faire (contacts, compréhension, …). En ce sens, elles sont un partenaire incontournable. 105 L’action culturelle en milieu pénitentiaire, op. cit. p.49 96 C’est le cas également des politiques locaux : région, département, et en priorité ville doivent devenir des interlocuteurs réguliers. Il s’agit dune part de permettre la diffusion de l’information et d’accentuer ainsi la visibilité des actions. D’autre part, il s’agit de réaffirmer que la prison est une question éminemment politique et qu’en ce sens, il est logique que les acteurs de la politique locale, déconcentrée, prennent en charge une part de la réflexion sur le sujet, ainsi qu’une part du financement de ces actions. C’est en effet en premier lieu dans la ville, le département, la région où se trouve l’établissement, que le détenu une fois libéré va chercher à se réinsérer. Il paraît donc légitime que l’instance politique qui administre ces territoires s’en préoccupe, pour le bien être de tous. Pour les artistes et les institutions culturelles comme pour les établissements pénitentiaires et les instances politiques, la création d’un réseau semble nécessaire à la pérennisation de l’action dans chaque établissement. La création de ces réseaux au niveau déconcentré, peut permettre aux ministères d’avoir une meilleure vision de l’ensemble du terrain et d’en dégager des pistes de réflexion et d’action, dans un travail d’allers-retours vital entre la base et le sommet. Une fois encore, il s’agit de créer des passerelles favorisant la communication entre des acteurs qui ne se comprennent pas toujours. b. La formation pour une vision juste Pour combler véritablement ce déficit de vocabulaire commun, pour mettre fin à une forme d’incompréhension mutuelle des deux systèmes que constituent prison et culture, la mise en place de formations adaptées en amont du déroulement de l’action semble capitale. Elle permettra à la fois de créer ce vocabulaire commun mais aussi d’asseoir la question culturelle dans l’esprit carcéral. Il faut donc que cette question soit prise en compte dans les formations initiales du personnel pénitentiaire. Il existe quelques formations en matière de culture, mais peu développées. Répétons-le, il ne s’agit pas de créer en milieu pénitentiaire un nouveau corps de professionnels spécialistes du champ culturel. Il s’agit plutôt de favoriser un continuum avec le milieu ouvert situé dans l’environnement de l’établissement, en s’appuyant sur les compétences culturelles existantes. Néanmoins, une sensibilisation des personnels à la question culturelle est indispensable. Elle ne peut être que bénéfique par la suite à l’instauration d’une communication pertinente avec les artistes ou les institutions culturelles. L’élaboration de séminaires de sensibilisation à l’action culturelle pour les Chefs de Département Réinsertion et Probation et les Chefs de l’Unité Action Socio- 97 éducative devient une nécessité. Plus encore que des apports techniques concernant la mise en oeuvre de projets, il s’agit de les éveiller aux enjeux, au sens et aux conditions de la création, notamment dans un contexte pénitentiaire. L’étude de l’ARSEC note que « une meilleure appréhension de la notion de projet artistique et des conditions d’accueil utiles et nécessaires à sa mise en oeuvre, au travers de témoignages d’artistes et de professionnels de la culture, pourrait s’intégrer à cette sensibilisation. »106. Cette même étude souligne également le manque de conscience des conditions requises pour le bon développement d’un projet artistique. Si la formation peut aider à cette prise de conscience, il faut ensuite que cela se traduise en actes. c. Aménager les conditions de l’action Même si la participation financière au fonctionnement culturel de la part de l’établissement est généralement restreinte ou inexistante, rien d’ambitieux ne peut se faire sans le soutien fort de la direction. Il peut même arriver que le directeur soit seul à l’initiative d’une intervention culturelle. Les pouvoirs du directeur sont étendus et, bien sûr sans concession à la sécurité, celui-ci a des marges de manœuvre vis-à-vis de l’interprétation du règlement. Celle-ci peut ainsi varier fortement. On a vu combien la question de l’emploi du temps contraignait l’action culturelle, puisqu’il ne laisse en général pas assez de temps pour mettre en place des plages distinctes pour le travail, la formation, l’éducation et les activités artistiques ou sportives. Or, l’aménagement d’une journée ne relève pas de la loi, mais du règlement intérieur. Par conséquent, l’Administration peut influer sur sa conception. L’une des étapes fondamentales consiste à ménager dans les emplois du temps des établissements des plages fixes assez larges pour donner aux activités la possibilité d’installer en chaque participant la démarche de construction personnelle propice à une sortie définitive de l’incarcération. Le rôle de la prison est-il simplement de congeler les condamnées à l’écart de la société le temps de leur peine ? Combat-on mieux la récidive par répression ou par l’accompagnement ? Diminuer le temps de travail amputerait les maigres ressources des détenus. Oui, à condition de laisser le SMAP (variante locale du SMIC) dans la fourchette des 17,55 à 19,01 francs de l’heure.107 Jean Christophe Poisson rappelle ici l’enjeu d’un réaménagement de la journée carcérale. Cela entraînerait nécessairement des frais supplémentaires, mais pour aller vers plus de justice sociale, au cœur même de la prison qui est aujourd’hui l’un des outils principaux de la Justice. 106 107 L’action culturelle en milieu pénitentiaire, op. cit. p.47. Jean Christophe Poisson, Théâtre insulte, op. cit. 98 Soulignons aussi que bien que d’autres critères entrent en ligne de compte, des locaux bien adaptés favorisent la mise en place et la pérennité de l’action culturelle, dans la mesure où leur existence même induit la programmation d’activités. Toutefois, ils ne sont toujours pas suffisants, et restent parfois des coquilles vides. La construction de ces espaces doit appeler la concertation des acteurs concernés. En effet, certains établissements récents sont équipés mais les locaux en question sont mal adaptés aux activités artistiques (mauvaise acoustique, pas de système d’éclairage, pas de scène, pas de coulisses, pas de système d’accrochage pour des expositions…), faute de consultation. Le rôle de l’Administration Pénitentiaire est sans doute aussi de chercher à résoudre le problème fréquent du sous-effectif de personnel socio-éducatif. Elle doit être aidée en cela par le ministère (recrutement plus important, campagne spécifique, déblocage de fonds à cet effet…). Bien qu’ils soient tout à fait fondamentaux, favoriser l’action culturelle ne peut se limiter à ces aspects matériels. L’implication doit aussi se traduire de la part de l’Administration carcérale par une manifestation bien pus forte de la volonté de voir la culture entrer dans les établissement qu’elle gère. Car le problème n’est généralement pas dans le refus total de l’action mais bien dans une certaine mauvaise volonté, un scepticisme qui conduit le personnel à accompagner ces actions à reculons. Cet état de fait trouve sans doute son explication dans la façon dont, historiquement, la mise en place de la politique culturelle en prison a vu le jour. Les positions respectives des deux ministères ont été bien intégrées, mais il est clair que dans le cadre du protocole « l’ascendant » a été pris par le ministère de la Culture. Cet « ascendant » est surtout lié au fait que le ministère de la Culture a joué par le passé un rôle important dans le choix des artistes et dans l’apport de financements. En revanche, côté Justice, les financements de l’administration sont restés restreints et ont souvent transité par les associations socioculturelles qui développent et mettent en oeuvre la plupart des activités et projets. Ce fonctionnement pervertit le sens du protocole et met l’Administration Pénitentiaire et ses agents en situation de retrait, d’infériorité, voire d’humiliation. Aussi, les rapports entre les Administrations demeurent tendus, chacun campant sur ses positions. C’est aujourd’hui ce constat qu’il s’agit de faire évoluer, en redonnant sa place à l’Administration et au personnel de la prison, et en la valorisant, y compris au sein des actions elles-mêmes, qui ne peuvent rester la chasse gardée des artistes. 99 d. L’implication dans l’action Bien que l’opinion générale considère le personnel comme globalement hostile aux activités artistiques, le constat de la réalité est bien plus nuancé. Il faut d’une part distinguer le personnel surveillant du personnel socio-éducatif. Les second sont le plus souvent favorables au déroulement d’actions artistiques. Mais en l’état actuel des chose, il leur faut déployer une énergie considérable pour mettre en place quoi que ce soit qui déborde de la gestion quotidienne des dossiers. Il s’agit de leur donner les moyens matériels et les compétences pour accompagner au mieux les initiatives qui peuvent se présenter ou qu’ils peuvent faire naître. D’autre part, les gradés ou les personnels affectés aux quartiers d’activités font preuve de bienveillance et se situent plus dans la perspective d’une culture ferment de paix sociale dans la prison, une culture élément de sécurité active dans un établissement. Le danger reste que l’activité devienne un outil de gestion de la détention. Globalement, l’ensemble des personnels gagneraient à être plus associés et plus valorisés dans leur mission essentielle pour la création finale qui conclut souvent les ateliers de pratique artistique (représentation, concert, exposition…). D’autant qu’ils sont parfois à l’initiative d’opérations culturelles. Ils forment une partie non-négligeable des acteurs de la prison, ils sont au contact quotidien de détenus. Les associer au maximum dans le développement des projets artistiques est le seul moyen de ne pas générer une impression de mépris envers eux, qui les relègue à une fonction purement sécuritaire quand ce n’est pas à celle d’ouvre porte. Par ailleurs, les effectifs en personnel sont importants en valeur absolue dans certains établissements (plus de 600 aux Baumettes, environ 200 à Loos...). Dans « la société civile » de telles PME sont dotées de Comités d’Entreprise qui proposent des activités sportives et socioculturelles à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise. Cet aspect semble très embryonnaire en prison. Pourtant, l’expérience de l’activité artistique et culturelle tendrait à faciliter sa compréhension ensuite dans la mise en place de projet à destination des détenus. De même, le projet artistique pourrait s’élaborer d’avantage avec le personnel et l’Administration. Ces deux acteurs en devenant des partenaires seraient à même d’éclairer l’artiste sur ce qui peut ou non se faire. La meilleure communication qui en découlerait favoriserait certainement le développement vers des choses nouvelles qui auparavant n’étaient pas possibles, grâce à la négociation. Il en résulterait un investissement plus fort, car ces nouveaux partenaires se sentiraient pleinement concernés. L’activité cesserait d’être une charge de travail subie pour devenir un projet auquel ils participent. 100 Cette implication commune doit voir aussi la participation des détenus se développer, tant au niveau de la pensée des enjeux de ce type d’activité qu’au niveau de leur concrétisation et de leur évaluation. Faire des personnes incarcérées de véritables partenaires, et non uniquement les objets de mesures sociales visant leur réintégration, est la condition de réussite de ces actions : il s’agit de leur donner les moyens de réinvestir leur statut de sujet agissant. C’est donc en tant que tels qu’il faut les intégrer dans la construction de ces projets. 101 V. Conclusion Malgré les difficultés concrètes qui s’opposent sans cesse au déroulement de l’action culturelle et artistique en prison, on peut affirmer que le théâtre constitue une voie de réponse pertinente aux effets destructeurs de l’incarcération. Sa pratique favorise la construction d’un espace neuf pour le corps, la parole, l’imaginaire, le développement d’une confiance en soi et d’un rapport au collectif différent, qui sont des gages de reconstruction de l’individu. Ce n’est que remis en mouvement dans une dynamique qui allie assurance et désir-projet, que l’individu peut aller à la rencontre d’autrui, afin de réinventer un réseau vivant entre lui et le monde qui l’entoure. Cependant, il faut aussi affirmer que le théâtre seul est relativement impuissant à transformer radicalement la situation d’exclusion dans laquelle se trouve généralement les anciens détenus. Et ce particulièrement parce qu’il n’apporte pas de réponse efficace au problème de la réinsertion professionnelle. Aussi est-il absolument nécessaire que la mise en place d’ateliers artistiques comme ceux liés au théâtre s’accompagne d’une démarche plus vaste, qui inclue travail, formation et éducation. C’est vraisemblablement dans l’utilisation concertée des ces différents outils que se trouve le processus le plus pertinent dans la recherche des voies de réinsertion sociale. Il faut donc favoriser la communication entre les acteurs de ces champs et ceux de l’institution carcérale. Mais aussi avec le champ politique, car le suivi et l’accompagnement des individus libérés vers une citoyenneté retrouvée dépend de façon certaine des politiques locaux et nationaux, représentants de la cité. Si le théâtre et l’art peuvent former un véritable tremplin dans le processus de réintégration sociale de personnes exclues, et générer des pratique aptes à créer du lien social, il ne semble en aucun cas légitime que le politique se décharge de la recherche de réponses à apporter à cette problématique, en faveur du champ artistique. D’autre part, même réunissant intelligemment tous ces outils, une telle volonté ne peut véritablement s’actualiser que si on multiplie les actions de sensibilisation autour de la prison, pour briser la nébuleuse de fantasme et d’idées reçues qui s’y accroche. Il s’agit là de ne pas laisser s’installer l’image de détenus faussée, mais de remettre en perspective que comme tout individu, ils sont des sujets agissants, complexes, qui ne peuvent être définis par le jeu des projections et les généralisations qui en découlent. C’est dans la connaissance réelle et réciproque que se penser la réintégration des personnes libérées dans la société. 102 ANNEXES 103 TABLE DES MATIERES DES ANNEXES Bibliographie et webliographie Protocole d’accord entre les ministères de la Justice et de la culture, janvier 1986 Document ministériel Repères chronologiques Document édité par l’association Ban Public Mémento d’intervention en prison Version générale du mémento Intervenant culturel en milieu pénitentiaire : informations pratiques, publié par le Centre régional du livre de Bourgogne Pratiques culturelles : classement des régions pénitentiaires Document édité par l’Observatoire des Pratiques Culturelles en Détention. Théâtre insulte Article de Jean Christophe Poisson Eric Massé et la compagnie des Lumas en résidence aux Subsistances Dossier pédagogique 104 Bibliographie La prison Sociologie de la prison, Philippe Combessie La Découverte, coll. Repères, 2001 La France face à ses prisons. Louis Mermaz, Jacques Floch, Journal officiel, juin 2000. Rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée Nationale La prison, une cité obscure Den Touam, www.insite.fr/interdit/2001mars/prison, mars 2001. Prisons : un état des lieux, Observatoire International des Prisons, Ed. L’esprit frappeur, Paris, 2000 Repères chronologiques, www.prison.eu.org. Asiles, Erving Goffman, Ed. de Minuit pour la version française, Paris, 1968 La relation carcérale, identités et rapports sociaux dans les prisons de femmes, Corinne Rostaing, PUF paris, 1997 La réinsertion des sortants de prison, dans le cadre des centres d’hébergement, Anne Marie Marchetti, 1981. Culture et prison Protocole d’accord entre les ministères de la Justice et de la Culture, 25 janvier 1986. L'action culturelle en milieu pénitentiaire, ARSEC, sous la direction de Léo Anselme, Ed. La documentation française, Paris, février 1997 Création et prison Sous la direction de Caroline Legendre, Serge Portelli, Olivia Maire et Christian Carlier, Ed. de l’Atelier / Ed. Ouvrières, Paris, 1994. Actes des rencontres nationales sur la lecture en prison, Paris 27-28 novembre 1995, Fédération Française de Coopération entre les Bibliothèques, Direction du Livre et de la Lecture, Direction de l’Administration Pénitentiaire. Manifeste : travail, éducation, culture. Jean-Christophe Poisson, 14 décembre 2002, www.prison.eu.org Actes du groupe de travail « travail, éducation, culture, comment appliquer partout les enjeux théoriques du temps de détention ? », 30 et 31 octobre, dans le cadre des rencontres de la Villette 2002, www.prison.eu.org Théâtre insulte, Jean Christophe Poisson 11 mai 2001, www.prison.eu.org L'art en prison : éternel clandestin ?. Valérie De Saint Do, revue Cassandre, n°39. Quand la culture passe les murs de la prison, Caroline Poussier, mémoire de maîtrise des métiers des arts et de la culture, Avignon. Créer pour se recréer ?, Florence Martin, septembre 2003, www.prison.eu.org 105 Action culturelle, exclusion et recomposition du lien social Actions culturelles dans les quartiers, enjeux, méthodes, Bruno Colin, Opale éditions, Paris, 1998. Combattre l’exclusion, Daniel Fayard et Damien Guillaume Audollent, Ed. Milan, Toulouse, 1999 De la société vers l’association, la recomposition du lien social, Roger Sue, article Internet, 2001, www.lien-social.com Actes des quatrièmes rencontres d’éducation populaire organisées par le service Jeunesse et Sport de la ville de Strasbourg, article Internet, Ed. de la Délégation Interministérielle de la Ville, 2000, www.ville.gouv.fr Histoire de l’art Histoire du théâtre dessinée, André Degaine, Ed. Nizet, Saint Genouph, 1992. Lascaux, ou la naissance de l’art, Georges Bataille, Ed. Skira Flammarion, Genève, 1980. Webliographie : http://www.justice.gouv.fr (ministère de la Justice) http://www.culture.gouv.fr (ministère de la Culture) http://www.prison.eu.org (site de l’association Ban Public, aide et information aux détenus et à leur famille – réflexion sur les enjeux de la culture en prison) http://www.ffcb.org (la Fédération française pour la coopération des bibliothèques, des métiers du livre et de la documentation publie la liste des missions de développement culturel en milieu pénitentiaire en région) 106