Le Jeu de l`amour et du hasard - biblio

Transcription

Le Jeu de l`amour et du hasard - biblio
Le Jeu
de l’amour
et du hasard
Marivaux
Livret pédagogique
établi par Elio SUHAMY,
chargé de cours
à l’université de Paris IV-Sorbonne
HACHETTE
Éducation
Conception graphique
Couverture et intérieur:Médiamax
Mise en page
Alinéa
Illustration
Marivaux par Van Loo
© Hachette Livre-Photothèque
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.
© Hachette Livre, 2003.
43, quai de Grenelle, 75905 PARIS Cedex 15.
ISBN: 2.01.168705.5
www.hachette-education.com
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français de l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris), constituerait donc une
contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
SOMMAIRE
AVA N T - P R O P O S
4
TA B L E
6
D E S CO R P U S
RÉPONSES
AU X Q U E S T I O N S
10
B i l a n d e p re m i è re l e c t u re . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 0
Ac te I , s c è n e s 1 à 4
Le c t u re a n a l y t i q u e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 3
Le c t u re s c ro i s é e s e t t rava u x d ’ é c r i t u re . . . . . . . . . . . . . . . . 1 7
Ac te I , s c è n e 7
Le c t u re a n a l y t i q u e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 3
Le c t u re s c ro i s é e s e t t rava u x d ’ é c r i t u re . . . . . . . . . . . . . . . . 2 6
Ac te I I , s c è n e s 3 à 5
Le c t u re a n a l y t i q u e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 0
Le c t u re s c ro i s é e s e t t rava u x d ’ é c r i t u re . . . . . . . . . . . . . . . . 3 3
Ac te I I , s c è n e 9
Le c t u re a n a l y t i q u e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 8
Le c t u re s c ro i s é e s e t t rava u x d ’ é c r i t u re . . . . . . . . . . . . . . . . 4 0
Ac te I I , s c è n e 1 1
Le c t u re a n a l y t i q u e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4 5
Le c t u re s c ro i s é e s e t t rava u x d ’ é c r i t u re . . . . . . . . . . . . . . . . 4 7
Ac te I I I , s c è n e s 2 e t 3
Le c t u re a n a l y t i q u e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 0
Le c t u re s c ro i s é e s e t t rava u x d ’ é c r i t u re . . . . . . . . . . . . . . . . 5 3
Ac te I I I , s c è n e 8
Le c t u re a n a l y t i q u e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 7
Le c t u re s c ro i s é e s e t t rava u x d ’ é c r i t u re . . . . . . . . . . . . . . . . 6 0
BIBLIOGRAPHIE
CO M P L É M E N TA I R E
64
AVANT-PROPOS
Les programmes de français au lycée sont ambitieux. Pour les mettre
en œuvre, il est demandé à la fois de conduire des lectures qui éclairent les différents objets d’étude au programme et, par ces lectures, de
préparer les élèves aux techniques de l’épreuve écrite (lecture efficace
d’un corpus de textes, analyse d’une ou deux questions préliminaires,
techniques du commentaire, de la dissertation, de l’argumentation
contextualisée, de l’imitation…).
Ainsi, l’étude d’une même œuvre peut répondre à plusieurs objectifs.
Le Jeu de l’amour et du hasard, en l’occurrence, permet de travailler
sur le grand mouvement littéraire du XVIIIe siècle : les Lumières et
constitue une voie d’accès pour une étude du théâtre et du dialogue
argumentatif.
Dans ce contexte, il nous a semblé opportun de concevoir une nouvelle collection d’œuvres classiques, Bibliolycée, qui puisse à la fois :
– motiver les élèves en leur offrant une nouvelle présentation du
texte, moderne et aérée, qui facilite la lecture de l’œuvre grâce à des
notes claires et quelques repères fondamentaux ;
– vous aider à mettre en œuvre les programmes et à préparer les
élèves aux travaux d’écriture.
Cette double perspective a présidé aux choix suivants :
• Le texte de l’œuvre est annoté très précisément, en bas de page,
afin d’en favoriser la pleine compréhension.
• Il est accompagné de documents iconographiques visant à rendre
la lecture attrayante et enrichissante, la plupart des reproductions
pouvant donner lieu à une exploitation en classe.
• Précédant et suivant le texte, des études synthétiques et des
tableaux donnent à l’élève les repères indispensables : biographie de
l’auteur, contexte historique, liens de l’œuvre avec son époque, genres
et registres du texte…
• Enfin, chaque Bibliolycée offre un appareil pédagogique destiné à
faciliter l’analyse de l’œuvre intégrale en classe. Présenté sur des pages
4
de couleur bleue afin de ne pas nuire à la cohérence du texte (sur
fond blanc), il comprend :
– Un bilan de première lecture qui peut être proposé à la classe
après un parcours cursif de l’œuvre. Il se compose de questions
courtes qui permettent de s’assurer que les élèves ont bien saisi le sens
général de l’œuvre.
– Cinq à sept questionnaires guidés en accompagnement des extraits
les plus représentatifs de l’œuvre : l’élève est invité à observer et à analyser le passage ; les notions indispensables sont rappelées et quelques
pistes sont proposées afin de guider sa réflexion et de l’amener à
construire sa propre lecture analytique du texte. On pourra procéder
en classe à une correction du questionnaire, ou interroger les élèves
pour construire avec eux l’analyse du texte.
– Cinq à sept corpus de textes (accompagnés parfois d’un document
iconographique) pour éclairer chacun des extraits ayant fait l’objet
d’un questionnaire guidé ; ces corpus sont suivis d’un questionnaire
d’analyse et de travaux d’écriture pouvant constituer un entraînement
à l’épreuve écrite du bac. Ils peuvent aussi figurer, pour la classe de
Première, sur le « descriptif des lectures et activités » à titre de groupement de textes en rapport avec un objet d’étude ou de documents
complémentaires.
Nous espérons ainsi que la collection Bibliolycée sera, pour vous et vos
élèves, un outil de travail efficace, favorisant le plaisir de la lecture et la
réflexion.
5
TABLE
DES CORPUS
Composition
du corpus
Corpus
Premières lignes
(p. 41)
Texte A: Scène première du Jeu de l’amour et du hasard
de Marivaux (pp. 27 à 31).
Texte B: Scène 1 de l’acte I des Fourberies de Scapin
de Molière (pp. 42-43).
Texte C: Extrait de la scène 1 de l’acte I de Britannicus
de Jean Racine (pp. 43 à 45).
Texte D: Extrait du chapitre premier de Candide
ou l’Optimisme de Voltaire (pp. 45-46).
Texte E: Début de Du côté de chez Swann de Marcel
Proust (pp. 46-47).
Le théâtre
dans le théâtre
(p. 61)
Texte A: Scène 7 de l’acte I du Jeu de l’amour et du hasard
de Marivaux (pp. 52 à 57).
Texte B: Extrait de la scène 6 de l’acte V de L’Illusion
comique de Pierre Corneille (pp. 62-63).
Texte C: Fin de la deuxième journée de La vie est un
songe de Calderón (p. 64).
Texte D: Extrait du prologue de La Mégère apprivoisée
de William Shakespeare (pp. 65-66).
Texte E: Extraits des scènes 2 et 3 de La Dispute
de Marivaux (pp. 67-68).
L’improvisation et la
reprise des mots
(p. 86)
Texte A: Scènes 3 à 5 de l’acte II du Jeu de l’amour et
du hasard de Marivaux (pp. 78 à 82).
Texte B: Scène 17 de l’acte II du Serviteur de deux maîtres
de Carlo Goldoni (pp. 87 à 89).
Texte C: Extrait de la scène 2 de l’acte II de La Fausse
Suivante de Marivaux (pp. 90-91).
Texte D: Extrait de La Formation de l’acteur de Constantin
Stanislavski (pp. 91-92).
Texte E: Extrait des Diablogues de Roland Dubillard
(pp. 93 à 95).
Science et littérature
(p. 108)
Texte A : Scène 9 de l’acte II du Jeu de l’amour et
du hasard de Marivaux (pp. 101 à 104).
Texte B : Extrait de la Lettre sur les aveugles à l’usage
de ceux qui voient de Denis Diderot (p. 109).
Texte C : Extrait des Affinités électives de Goethe
(pp. 109-110).
6
Objet(s) d’étude
et niveau
Compléments aux travaux d’écriture
destinés aux séries technologiques
Le théâtre :
la représentation
(Première)
Question préliminaire
Dans les textes A, B et C, quels points communs peut-on
trouver entre Lisette, Silvestre et Albine?
Commentaire
Par l’analyse des figures de style, vous étudierez le
mécanisme de l’ironie.
Le théâtre :
la comédie
(Seconde)
Le théâtre :
formes et langage
(Première)
Question préliminaire
Comment Alcandre démonte-t-il les mécanismes de
l’illusion (texte B)?
Le théâtre :
formes et langage
(Première)
Question préliminaire
Identifiez, dans les textes A, B, C et E, les formes
d’échange théâtral.
Commentaire
Vous analyserez les éléments d’angoisse ou de vertige.
Commentaire
Vous analyserez, en particulier, le sens du mot
«effectivement».
Persuader et délibérer
(Première)
Question préliminaire
Dans le texte B, quelles sont les marques de la subjectivité
de l’énonciateur?
7
TABLE
DES CORPUS
Composition
du corpus
Corpus
Texte D : Extrait de L’Écriture du Dieu de Jorge Luis
Borges (p. 110).
Texte E : Extrait de La Vie mode d’emploi de Georges
Perec (p. 111).
Document F : Le Vidame Bergeat faisant une expérience
de physique (p. 112).
La naissance
de l’amour
(p. 123)
Texte A: Scène 11 de l’acte II du Jeu de l’amour et
du hasard de Marivaux (pp. 115 à 119).
Texte B: Extrait de la scène 3 de l’acte I de Phèdre
de Jean Racine (pp. 123 à 125).
Texte C: Extrait de la scène 2 de l’acte III de La Surprise
de l’amour de Marivaux (pp. 125-126).
Texte D: Extrait de De l’amour de Stendhal (p. 127).
Texte E: Scène du film La Règle du jeu de Jean Renoir
(pp. 128-129).
La condition
féminine
(p. 144)
Texte A: Scène 3 de l’acte III du Jeu de l’amour et du hasard
de Marivaux (pp. 139-140).
Texte B: Extrait d’Émile ou De l’éducation de Jean-Jacques
Rousseau (pp. 144-145).
Texte C: Extrait de la scène 16 de l’acte III du Mariage
de Figaro de Beaumarchais (pp. 146-147).
Texte D: Préambule de la «Déclaration des droits de la femme
et de la citoyenne» d’Olympe de Gouges (p. 148).
Texte E: Extrait de l’acte III de Maison de poupée
d’Henrik Ibsen (pp. 148 à 150).
La déclaration
d’amour
(p. 170)
Texte A: Scène 8 de l’acte III du Jeu de l’amour et du hasard
de Marivaux (pp. 161 à 166).
Texte B: Extrait de la scène 5 de l’acte II de Phèdre
de Jean Racine (pp. 170-171).
Texte C: Extrait d’un article du Spectateur français
de Marivaux (p. 172).
Texte D: Article de L’Indigent philosophe de Marivaux
(pp. 172-173).
Texte E: Extrait de la lettre LXXXIII des Liaisons dangereuses
de Choderlos de Laclos (pp. 173-174).
Texte F: Extrait de la scène 3 de l’acte III de Ruy Blas
de Victor Hugo (pp. 175-176).
8
Objet(s) d’étude
et niveau
Compléments aux travaux d’écriture
destinés aux séries technologiques
Commentaire
Vous étudierez comment Perec utilise un vocabulaire
technique pour décrire le puzzle. Quel lien avec la
littérature peut-on entrevoir?
Le théâtre :
formes et langage
(Première)
Question préliminaire
Qu’y a-t-il de comparable dans les situations de Phèdre
et de la Comtesse (textes B et C)?
Commentaire
Vous étudierez l’expression du conflit intérieur.
Argumenter et
délibérer : l’apologue
(Première)
Question préliminaire
Distinguez les types d’argumentations dans les textes B,
C et D.
Commentaire
Vous étudierez comment Rousseau introduit les contrearguments pour mieux s’y opposer.
Persuader et délibérer
Le théâtre :
formes et langage
(Première)
Question préliminaire
Dans les textes B, C, E et F, comment la violence est-elle
associée à l’amour?
Commentaire
Vous étudierez le thème du regard amoureux.
9
RÉPONSES AUX QUESTIONS
Bilan de première lecture (p. 180)
a Silvia se travestit pour observer son prétendant sans qu’il s’en doute : « Si je
pouvais le voir, l’examiner un peu sans qu’il me connût ! » (I, 2, l. 168-169). Ce stratagème est la conséquence directe de l’argument qu’elle expose à Lisette dans la
première scène de la pièce : les hommes peuvent porter des masques en société et
ne pas se comporter en privé comme on le croit (l. 67-68 : « Les hommes ne se
contrefont-ils pas, surtout quand ils ont de l’esprit ? »). En se déguisant en servante,
Silvia pense acquérir une neutralité, une dimension de spectatrice sans enjeu personnel : Dorante ne jouera pas devant elle un jeu social, et se montrera tel qu’il est
au naturel. Elle n’imagine pas qu’elle aussi devra jouer un rôle, elle croit plutôt se
mettre à l’écart pour examiner.
De plus, en prenant l’initiative, Silvia refuse la passivité dévolue à la femme dans
la séduction et le mariage. Habituée au confort face à la douce figure de son père,
elle redoute un mari qui aurait autorité sur elle.
z Orgon a plusieurs raisons pour accéder à la demande de Silvia. La première, et
la plus importante, est qu’il sait (et est le seul à savoir) que Dorante viendra également déguisé.Aussi Orgon va-t-il contrôler la situation que Silvia pensait diriger.
De plus, la situation l’amuse, et Orgon aime se divertir. Enfin, il aime faire plaisir
à sa fille, et l’idée de la marier sans son consentement ne lui convenait guère.
e Bourguignon est le nom que prend Dorante déguisé en valet. Les valets du
théâtre classique portent souvent le nom ou l’adjectif de leur région d’origine :
« Picard », « Berrichon », « Savoie », « Limousin ». On pense à la liste de valets que
prononce Mascarille (qui sait de quoi il parle !) dans Les Précieuses ridicules (sc. 11) :
« Holà ! Champagne, Picard, Bourguignon, Cascaret, Basque, La Verdure, Lorrain,
Provençal, La Violette ! Au diable soient tous les laquais ! »
Ainsi les maîtres n’avaient pas besoin de retenir les noms de leur domesticité,
appelée à changer régulièrement. En choisissant Bourguignon, Dorante prend un
nom rustre qui évoque la bouteille de bourgogne et le patois roulé de cette
région. Peut-être s’inspire-t-il de certains traits d’Arlequin (attrait pour le vin et
la bonne chère).
r Arlequin est le dernier personnage présenté au public (I, 8). Marivaux ajoute
ainsi la touche bouffonne qui manquait au dispositif, et ce juste après la scène de
badinage sérieux entre les deux fiancés qui s’ignorent. Sa première réplique
s’adresse à Dorante : « Ah ! te voilà, Bourguignon ! Mon porte-manteau et toi, avez-vous
été bien reçus ici ? » (l. 454-455), et Dorante répond : « Il n’était pas possible qu’on
nous reçût mal, Monsieur. » Seule Silvia – vêtue en servante – assiste à la scène.
Par cette entrée,Arlequin exprime un peu de son désarroi : il a besoin de Dorante
pour jouer son rôle et ne sait parler que d’affaires de domesticité. Il tutoie
10
Bilan de première lecture
Dorante deux fois dans la même phrase, et le nomme, comme pour s’affirmer. Sa
première inquiétude (« bien reçus ») évoque l’accueil que se font les valets entre
eux, avec petit verre à la cuisine, plutôt qu’un fiancé venant voir sa promise.
Enfin, le langage simpliste d’Arlequin contraste avec la tournure recherchée de
Dorante, et l’emploi du subjonctif « reçût ».
La réplique suivante est encore plus catastrophique : « Un domestique là-bas m’a dit
d’entrer ici, et qu’on allait avertir mon beau-père qui était avec ma femme », et cette fois,
c’est Silvia qui le corrige : « Vous voulez dire, Monsieur Orgon et sa fille, sans doute,
Monsieur ? »
Dorante, préoccupé par Silvia, va laisser Arlequin s’enfoncer dans son charabia
grotesque.
t Mario est le frère de Silvia, et donc le fils de M. Orgon.
y Dans la scène 11 de l’acte II, Orgon en vient à demander le départ de
Bourguignon, mais sous une forme indirecte : « […] il n’y a que ce valet qui est suspect ici, Dorante n’a qu’à le chasser. » Orgon évoque ce départ pour que Silvia s’y
oppose et avoue ses sentiments. Il connaît l’amour-propre de sa fille, aussi faut-il
la pousser à bout. C’est sa stratégie dans cette scène 11.
Tout dans cette phrase a pour but de provoquer la jeune fille : l’humour (l’emploi
du mot « suspect »), l’apparent détachement du mépris (« ce valet », « le chasser ») et le
souhait que ce soit justement le faux Dorante qui s’en charge. Chaque mot rappelle à Silvia que Bourguignon est une quantité négligeable qui n’a pas sa place
ici. Même la structure de la phrase, assez lourde (deux fois « n’y a qu’à »), insiste
sur le peu de cas qu’Orgon fait du valet.
Dans sa réponse, Silvia refuse l’affrontement et trouve d’autres coupables : « Quel
malheureux déguisement ! Surtout que Lisette ne m’approche pas, je la hais plus que
Dorante. »
Mario aide son père en dénigrant Bourguignon (« ce babillard ») et s’amuse finalement en prenant le parti de sa sœur (« mon père, je vous demande grâce pour le valet »),
provoquant l’horrible décision de Silvia (« Pourquoi grâce ? et moi je veux qu’il
sorte »). Il faudra l’habileté d’Orgon pour apaiser les esprits (« Son maître en décidera » : autant dire qu’il n’en sera rien !) avant que Mario ne cherche à consoler sa
sœur (« Adieu, adieu, ma sœur, sans rancune »).
u Quand commence la scène 12 de l’acte II, Silvia exprime son désarroi, sans
oser en deviner les causes : « Ah, que j’ai le cœur serré ! Je ne sais ce qui se mêle à l’embarras où je me trouve, toute cette aventure-ci m’afflige, je me défie de tous les visages ; je ne
suis contente de personne, je ne le suis pas de moi-même » (l. 530-533).
Après avoir exprimé dans la scène précédente son irritation envers son entourage
(Mario, Orgon, Lisette) et son ennemi déclaré (le faux Dorante), elle attend
Bourguignon « le cœur serré » : elle vient d’admettre son renvoi. Pour la première
fois, elle perd le contrôle de la situation, comme elle a perdu son propre contrôle
devant son père.
11
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
Depuis le début de la pièce, Silvia était un bloc de certitudes : elle savait ce qu’elle
faisait, pourquoi, comment. Depuis dix minutes, elle ne sait plus rien. Ce phénomène est nouveau pour elle. Une peur panique la prend à envisager certaines
pensées. L’abondance des je, me, moi-même dans cette réplique rappelle qu’il ne
s’agit pas d’une simple mascarade, d’une aventure, mais d’un événement dont
Silvia est l’enjeu.
i Au début de l’acte III, Mario simule la jalousie et s’oppose à Bourguignon
dans son amour pour la fausse Lisette. En effet, Bourguignon n’a pas pu ne pas
remarquer l’étrange affection qui semble lier Mario et « Lisette », dont il ignore
l’origine fraternelle. Mario a donc trouvé un prétexte pour affronter
Bourguignon dans un rapport de forces tout à son avantage, vu la différence de
niveau social. Cette attitude a pour but de déstabiliser le faux Bourguignon,
essentiellement en provoquant sa jalousie.
Par ailleurs, l’acteur qui jouait à l’origine le rôle de Mario était du type « amoureux jaloux » ou « grand frère vindicatif », selon les canevas de la commedia dell’arte.
Mario ne fait que puiser dans un répertoire connu, d’ailleurs assez simpliste, dont
Dorante ne voit pas l’incohérence.
o Au XVIIIe siècle, les mariages entre maîtres et domestiques sont extrêmement
rares. Lorsqu’un maître épouse une servante, il perd les avantages que lui procurerait l’alliance avec une famille de rang élevé. Il s’expose aux quolibets, au mépris,
au rejet par certains milieux. Marivaux a largement traité ce sujet dans La Vie de
Marianne.
Dorante est venu chez Orgon sur l’ordre de son père. Même s’il s’est déguisé
pour observer sa future, il n’avait pas l’intention de désobéir. Épouser la servante
dépasse la liberté qu’on lui a donnée. Dorante sait bien à quoi l’exposerait une
mésalliance, aussi bien pour lui-même que pour sa femme, mais il ignore combien l’orgueil y prend part (II, 12, l. 593 : « il ne m’est pas permis d’unir mon sort au
tien »).
q Dorante est le premier à avouer sa véritable identité : « C’est moi qui suis
Dorante » (II, 12), à quoi fait écho plus loin l’aparté de Silvia : « Allons, j’avais grand
besoin que ce fût là Dorante » (l. 607). Par cet aveu, Dorante affirme son rang : le
déguisement lui répugne. Il n’exprime jamais de plaisir à jouer le rôle d’un valet,
contrairement à Silvia ; amoureux de « Lisette », il se doit d’avouer ses sentiments,
parce que la sincérité est pour lui une valeur importante.Tous les autres personnages avouent sous la contrainte ou en conséquence : d’abord Arlequin, Dorante
exigeant qu’il se dévoile (III, 1) ; Lisette, après l’aveu d’Arlequin (III, 6) ; et enfin
Silvia, qui n’avoue jamais mais s’adresse à son père devant Dorante (dernière
scène).
s Lorsque Dorante se dévoile à la fin de l’acte II, Silvia pourrait faire tomber le
masque et la pièce serait finie. Mais elle ne veut pas en rester là. Sous couvert de
lui faire subir une épreuve, dont elle ne voit pas la cruauté, elle manipule
12
Acte I, scènes 1 à 4
Dorante. Silvia ne cherchait pas « seulement » à se faire aimer. En exigeant de lui
qu’il fasse sa demande à une servante, Silvia humilie et se venge d’un homme que
pourtant elle aime. On peut trouver bien des causes à ce procédé : elle profite
d’un pouvoir qu’elle n’aura bientôt plus et prolonge une comédie qui est pour
elle sans danger ; elle se venge sur lui des tourments qu’elle éprouve ; l’orgueil
joue un grand rôle dans son comportement (celui de Dorante aussi) ; et surtout,
comme elle l’explique longuement dans leur dernier tête-à-tête, elle veut s’assurer que l’affection de Dorante sera éternelle : elle ne veut pas faire partie de ces
femmes martyrisées qu’elle a décrites dans la première scène de la pièce.
d La scène finale est une des plus courtes scènes de dénouement qui soient. En
une page, la vérité éclate, du moins pour Dorante, dernière dupe. Car, en ultime
humiliation, Silvia ne se dévoile même pas à lui, mais à son père. Dorante, passé la
surprise, se félicite de sa propre attitude : il a cédé à la pression de celle qu’il aime,
et le don qu’il a fait (accepter d’épouser une servante) est finalement sans conséquence. Mario est excusé en une phrase. Quant aux valets, personne ne s’en préoccupe. Ils terminent la pièce sur un ton aigre-doux, et ne reçoivent aucun
remerciement pour les peines qu’ils se sont données.
f Arlequin prononce la dernière tirade de la pièce : « Allons, saute, marquis ! »
Tirée d’une pièce de Regnard, cette expression était devenue proverbiale. En
trois mots, Arlequin résume la pièce telle qu’il l’a vécue : il a obéi ; il a joué un
rôle de « marquis » ; il doit être joyeux, et l’est peut-être. En terminant sur une
bouffonnerie, Marivaux met en arrière-plan les amoureux, dont la présence était
pourtant écrasante, et s’occupe des domestiques qui n’intéressent personne.
Acte I, scènes 1 à 4 (pp. 27 à 36)
◆ LECTURE ANALYTIQUE DE L’EXTRAIT (PP. 37 À 40)
a On sait peu de chose du milieu social d’Orgon et son entourage. Il s’agit de
personnes « de condition », c’est-à-dire nobles. D’après la distribution, la pièce se
déroule à Paris. Orgon et Mario n’ont pas d’activité visible ; la domesticité n’est
pas importante, réduite en apparence à Lisette et un laquais. Mais tout est possible, d’une relative médiocrité à une opulence extrême : là n’est pas le sujet.
L’appartenance à une classe est presque indépendante de la richesse. Cette classe
sociale se distingue par l’importance du langage, garant d’une « noblesse des sentiments ».
Par contraste, lorsque les maîtres évoquent l’univers des domestiques, ils décrivent
un univers grossier, violent, sans grâce.
z Le langage de Lisette est proche de celui de Silvia, si l’on compare au couple
Dorante / Arlequin, mais certaines expressions trahissent la servante : « oui-da »
(l. 58), « Vertuchoux ! » (l. 61), l’emploi de mots savants un peu forcés comme
13
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
« hétéroclite » (l. 52), « fantasque » (l. 84). Certaines expressions toutes faites viennent
plus facilement à Lisette qu’à Silvia (l. 35 : « un des plus honnêtes du monde » ; l. 3839 : « Peut-on se figurer de mariage plus doux ? d’union plus délicieuse ? ») ; à noter que
ce sont justement ces expressions qui exaspèrent Silvia (l. 40 : « que tu es folle avec
tes expressions ! »).
Plus que l’usage des mots eux-mêmes, c’est dans l’articulation du discours que les
différences sont les plus profondes. Lisette serait incapable de grands discours
comme ceux de Silvia (I, 1). Dès qu’une tirade dépasse deux phrases, Lisette perd
de son assurance et appelle à l’aide, par des questions, impatiente de donner le
relais. Silvia, dans les exemples qu’elle donne de maris indignes, exprime de subtiles variations.
e Le rideau s’ouvre sur une discussion en cours ; la scène entre Lisette et Silvia
fait elle-même référence à une scène antérieure entre Lisette et Orgon :
« Monsieur votre père me demande si vous êtes bien aise qu’il vous marie, si vous en avez
quelque joie ; moi je lui réponds qu’oui […]. »
Lisette avait donc pris la parole pour Silvia devant son père – bon présage de la
pièce ! Silvia se sent attaquée dans sa liberté, son libre-arbitre, dans son langage, car
elle s’offusque également des mots utilisés par Lisette, trouvant ses expressions trop
crues. De son côté, Lisette était sans doute trop excitée par la situation pour s’encombrer de précautions oratoires. Elle aura sans doute rapporté à sa maîtresse la
discussion avec Orgon sans préparer le terrain, s’attachant plus à la nouvelle du
jour (Dorante arrive bientôt !) qu’à imaginer un incompréhensible refus de Silvia.
r La première scène expose la situation : le prochain mariage de Silvia avec
Dorante, jeune homme de bonne réputation. Dans la scène 2, Orgon précise
avoir reçu une lettre du père du fiancé, et Silvia obtient l’autorisation d’intervertir son rôle avec Lisette. Dans la scène 4, Orgon lit la lettre à Mario : nous apprenons alors que Dorante arrivera également déguisé.
t Le Jeu de l’amour et du hasard peut s’entendre de plusieurs façons. Cette polysémie ajoute à la dimension théorique, voire scientifique, de la pièce. Le mot jeu est
le plus intrigant : en ancien français, il signifie « pièce de théâtre ou de musique »
(Le Jeu de Robin et Marion) ; il a également le sens que nous connaissons, celui du
jeu de l’enfant – et Silvia n’est-elle pas une enfant qui joue avec des choses
qu’elle ne connaît pas ? Dans ce sens, le titre évoque le jeu des allumettes, le jeu de
l’oie… Un jeu auquel n’importe qui peut jouer ! Enfin et surtout, il est possible
que ce soient l’amour et le hasard qui jouent ensemble ou l’un contre l’autre.
Quelle que soit l’acception que l’on privilégie, l’aspect ludique s’impose.
y Les titres des pièces de Marivaux reprennent très rarement les noms des personnages, qui sont d’ailleurs souvent interchangeables : pour les nobles, des
Marquises, Comtesses, Chevaliers… ou des noms propres comme Lélio, Mario,
Silvia… Les domestiques s’appellent Arlequin, Trivelin… Ces noms ont peu
d’importance, et situent socialement les personnages plus qu’ils ne les définissent.
14
Acte I, scènes 1 à 4
Rappelons que les acteurs interprètent toujours les mêmes rôles. En éliminant les
noms de personnages, Marivaux s’attache à l’intrigue dans laquelle ils baignent : il
s’agit d’une expérience que fait l’auteur, qui, comme le théâtre, est reproductible.
u Le titre laisse présager une comédie légère et gracieuse, dans laquelle il ne sera
question que de sentiments.
i Neuf syllabes, que l’on peut prononcer soit avec une progression rythmique 23-4 : Le Jeu / de l’amour / et du hasard, soit en rythme égal 3-3-3 : Le Jeu de / l’amour
et / du hasard. Ce titre est en apparence relativement difficile à prononcer mais
facile à mémoriser : des mots courts et simples ; le premier son insistant (« eu-eueu »), puis un « a » repris deux fois au final. Les consonnes sont douces. Ce titre se
prononce du bout des lèvres, avec tendresse et musicalité.
o À l’issue des quatre premières scènes, la pièce pourrait porter un titre courant
à l’époque comme Les Amants masqués ou Le Triomphe de Silvia. À noter que
d’autres pièces de Marivaux pourraient lui donner leur titre : L’Heureux
Stratagème, L’Amour et la Vérité, Le Père prudent et équitable…
q Silvia ne remet pas en cause les qualités apparentes de Dorante, qu’elles soient
physiques ou sociales. Elle doute de la sincérité de ces qualités, qu’elles ne soient
qu’une pose, qu’un calcul. Bien sûr, chaque qualité peut avoir son versant négatif :
« Volontiers un bel homme est fat, je l’ai remarqué » (l. 54-55), mais ce procédé semble
de courte portée, et elle ne reviendra pas sur l’éventuelle fatuité de Dorante.Aussi
les inquiétudes de Silvia sont-elles de deux ordres.Tout d’abord, elle ne l’a pas vu,
et veut se faire une opinion par elle-même : « Oui, dans le portrait que tu en fais, et
on dit qu’il y ressemble, mais c’est un on-dit, et je pourrais bien n’être pas de ce sentiment-là, moi » (l. 48-50). Cela ne suffit pas : elle redoute d’être trompée dans sa
propre perception. N’a-t-elle pas elle aussi contribué à répandre du bien à propos
d’hommes doubles ou traîtres : « Monsieur un tel a l’air d’un galant homme, d’un
homme bien raisonnable, disait-on tous les jours d’Ergaste ; aussi l’est-il, répondait-on ; je
l’ai répondu moi-même » (l. 73-75).
Silvia ne prétend donc pas que les défauts de Dorante soient évidents ; ils n’en
sont que plus redoutables. Sa stratégie, dans les tirades des « portraits » (Ergaste,
Léandre,Tersandre), sera donc d’opposer un premier visage de Dorante, public, au
visage du « mari » dans son intimité, face à sa femme, ses enfants, sa domesticité.
Elle insiste sur la brutalité et la rapidité du changement de masque (l. 76-79 :
« oui, fiez-vous-y à cette physionomie si douce, si prévenante, qui disparaît un quart
d’heure après pour faire place à un visage sombre, brutal, farouche, qui devient l’effroi de
toute une maison ! »), preuve d’une longue habitude de duplicité.
s « Le fourbe ! Voilà ce que c’est que les hommes », lance Silvia dans sa dernière tirade
de la scène 1. Cette jeune fille, qui a vécu entourée de son père et de son frère,
redoute les hommes qu’elle ne connaît pas, et en particulier s’effraie par avance à
l’idée de partager leur intimité. Habituée à la tendresse de sa famille, ses inquiétudes portent tout naturellement sur l’incapacité des hommes à la lui procurer.
15
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
Elle imagine donc les hommes soit indifférents, soit violents. Cette vision traduit
évidemment la peur de l’inconnu sexuel.
d Dans les portraits des trois hommes (Ergaste, Léandre,Tersandre), on relève les
termes positifs : « physionomie si douce, si prévenante », « physionomie si aimable », « un
air serein, dégagé », « sa bouche et ses yeux riaient encore », et les termes négatifs : « un
visage sombre, brutal, farouche », « une âme glacée, solitaire, inaccessible », « une figure qui
sort d’un cabinet, qui vient à table, et qui fait expirer de langueur, de froid et d’ennui tout
ce qui l’environne », la femme « le teint plombé, avec des yeux qui venaient de pleurer ».
On peut facilement opposer la variété, l’imagination de Silvia pour décrire le
« vrai » visage de l’homme au vocabulaire policé employé pour décrire l’homme
social. Les éléments du visage (la bouche, les yeux) sont utilisés pour jouer le rire,
comme le ferait un comédien, car c’est bien de théâtre qu’il s’agit : les hommes
sont par nature mauvais (« fourbes ») et ce qui peut sembler agréable ou chaleureux
n’est qu’affectation et mensonge. Dans ce contexte, Silvia se sent incapable de
jouer un autre rôle que le sien (la suite prouvera que non, et elle saura se venger
par avance des « exactions supposées » de Dorante) ; elle sera donc exposée aux
cruautés du mari sans savoir se défendre. Les deux femmes décrites connaissent
l’une l’ennui et la langueur, l’autre la violence. Silvia s’imagine dans la seconde
situation : « Elle me fit pitié, Lisette ; si j’allais te faire pitié aussi ! Cela est terrible ! qu’en
dis-tu ? » (l. 104-105). On ne peut s’empêcher de penser que cette vision de peur
est mêlée de désir.
f Lisette est une jeune femme spontanée et légère, joyeuse de vivre. Elle accepte
de ressembler à toutes les femmes (l. 16 : « Mon cœur est fait comme celui de tout le
monde »), et pense que les atermoiements de Silvia ne sont « pas naturels ». Cette
notion de nature est très importante pour les valets en général : leurs désirs ne
sont pas policés comme ceux des maîtres, et ils peuvent aller directement au but.
Lisette revendique cette vérité du cœur. Dans son monde d’évidences, rien ne
paraît bien compliqué. Dès la première scène, elle rappelle sa condition de servante pour pouvoir dire ce qu’elle veut, en regrettant que sa maîtresse ne l’écoute
pas assez (l. 21 : « Si j’étais votre égale, nous verrions »). Réellement attachée à sa maîtresse, elle est parfois plus lucide : « SILVIA. […] je ne m’ennuie pas d’être
fille. / LISETTE. Cela est encore tout neuf. »
Mais la gravité croissante de Silvia éloigne Lisette de la discussion : cette gravitélà la met mal à l’aise. Progressivement, elle devient spectatrice (l. 93 : « Je gèle au
récit que vous m’en faites ») tout en gardant son humour. Sa condition l’empêche de
s’apitoyer sur elle-même. Les dangers qu’évoque Silvia lui paraissent tout théoriques ; d’ailleurs, ils ne sont possibles que pour les maîtres, et Lisette ne se sent
pas très concernée par ce « fantasque avec ces deux visages ».
g Lisette emploie un vocabulaire serein et direct, avec une abondance d’adjectifs :
« aimable », « doux », « délicieuse »… Sa bonne humeur la rend incapable de s’attarder
sur l’aspect négatif des choses. Elle choisit délibérément de prendre le bon côté de
16
Acte I, scènes 1 à 4
Dorante, en femme habituée à se contenter de ce qu’on lui donne. Chez un mari,
elle recherche avant tout l’« agréable », donc la beauté (l. 61-62 : « si je me marie
jamais, ce superflu-là sera mon nécessaire »), et ne s’embarrasse pas du caractère.
Pragmatique, elle refuse d’entrer dans le pessimisme de Silvia et tourne en dérision
ses arguments. Un peu déroutée par le dernier appel de sa maîtresse (« Qu’en distu ? »), elle achève par une boutade : « Un mari ? c’est un mari ; vous ne deviez pas finir
par ce mot-là, il me raccommode avec tout le reste. » On le voit, Lisette s’attache au dernier mot, indice d’un caractère spontané et simple.
◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (PP. 41 À 48)
Examen des textes
a La comédie des Fourberies de Scapin commence par cette scène comique dans
laquelle Octave expose la situation, face à un valet totalement incompétent.
Silvestre ne fait que répéter tout ou partie du texte d’Octave, n’ajoutant aucune
idée personnelle. Le spectateur s’en rend compte avant Octave, plongé dans ses
pensées, qu’on imagine tournant en rond sur le plateau.
Ce procédé permet à Molière de présenter personnages et intrigue de façon à la
fois lourde (la répétition) et légère (l’ironie involontaire de Silvestre), ton qui sera
celui de la pièce : une farce. Le rythme est rapide, enlevé, circulaire : après une
première série de questions sans réponses, Octave découvre l’inanité des réponses
de Silvestre, s’en plaint, puis retourne dans son questionnement sans fin. Silvestre
n’a aucune tirade un peu longue, sinon celle où il prévoit des coups de bâton sur
ses épaules. Public et personnages attendent le sauveur qui apportera à Octave ce
qu’il ne trouve pas en Silvestre : de l’action.
z Les textes A, B, C sont des scènes d’introduction pour respectivement une
comédie, une farce et une tragédie. Elles font intervenir à chaque fois deux personnages : maîtresse / servante (Le Jeu), maître / valet (Scapin), maîtresse / confidente (Britannicus). Ce ne sont donc pas des scènes d’affrontement. L’action n’a
pas commencé. L’intrigue, d’ailleurs, ne concerne que le personnage de rang
social élevé, l’autre ne faisant qu’en subir les conséquences.
Dans Le Jeu, on sait tout ou presque des personnages présents (Silvia et Lisette) :
leurs caractères, leurs préoccupations. Dorante est le personnage absent autour
duquel tourne le dialogue ;Arlequin et Mario n’existent pas encore, et le père est
à peine évoqué.
Le texte B décrit une situation. On ne sait d’Octave que son incapacité à trouver
une solution ; son caractère est esquissé à grands traits : c’est le type du jeune
homme fougueux et pas très malin, prompt à suivre ses pulsions et ne s’embarrassant pas des contraintes paternelles ou sociales. Silvestre, lui, annonce Scapin par
contraste : au valet benêt, lâche, sans répartie, doit succéder le valet agile et fertile
en plans d’action.
17
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
Dans l’extrait de Britannicus, seule Agrippine est importante : Albine n’est qu’une
interlocutrice. On devine l’orgueil d’Agrippine, son inquiétude, ses ambitions.
Parmi les absents, Néron se taille une part importante.Tout tourne autour de ses
décisions attendues. Agrippine refuse ce rôle passif qui lui est dévolu ; on la voit
prête à se mêler à l’action.
e Candide est un conte, comme le XVIIIe siècle en était friand. On peut le lire
comme un récit, au premier degré ; il y a des personnages, beaucoup d’action et
d’aventures. Mais c’est également un conte philosophique, qui dynamite de l’intérieur ses propres conventions.Tout est parodique dans ce passage : à commencer par le sous-titre, à résonance médiévale (« Comment Candide fut élevé dans un
beau château, et comment il fut chassé d’icelui »). Nous avons la description
d’un paradis (mais quel paradis !) et très rapidement nous aurons la chute,
avec Candide chassé pour s’être approché un peu trop intimement de
Mlle Cunégonde.Voltaire emploie un ton en apparence déférent et purement
factuel ; mais il suffit de prendre une distance pour en percevoir la férocité. Ainsi
le frère de Cunégonde est-il évacué par la phrase : « Le fils du baron paraissait en
tout digne de son père. » Si le père est un imbécile prétentieux, le fils sera de
même. La lecture du livre le prouvera.
La parodie s’exprime donc autant dans l’emploi de phrases à double sens que par
l’observation apparemment respectueuse des règles. Règles du discours, règles de
la construction de la phrase, mais aussi règles du récit :Voltaire doit décrire le château parce que cela se fait ; aussi écrit-il succinctement : « son château avait une porte
et des fenêtres. Sa grande salle même était ornée d’une tapisserie. » Il faut décrire les personnages ? Voilà un catalogue des protagonistes, croqués chacun en une phrase
définitive. Enfin, la dernière règle du discours est d’argumenter pour proposer
une vision du monde positive et cohérente, un monde créé par Dieu. Celle de
Candide sera positive mais incohérente, sans jamais le reconnaître.
Dans Les Fourberies de Scapin, Molière bénéficie des apports d’un genre connu de
tous : la farce. Il faut une scène d’introduction de l’intrigue ? L’intrigue sera lue à
haute voix au spectateur, et en dix lignes on sait de quoi il s’agit. Il faut des personnages sur le plateau ? Ils se nomment en entrant, comme ces personnages de
cartoon qui ont leur nom écrit sur leur dos. Les conventions – amener subtilement
l’intrigue, construire progressivement les caractères – sont brutalisées – ce qui est
clairement le procédé employé par Voltaire. Mais la farce, par définition, s’alimente
des genres dits « sérieux ». Le père autoritaire et finalement grugé est l’héritier des
pères nobles et des rois de la tragédie ; le fils impulsif se tient au juste milieu entre
un Rodrigue idiot et ces amants courtois au regard niais. La parodie a besoin, pour
se développer, de rappeler sans cesse ses références, sinon elle cesse d’être parodie
pour devenir un genre avec ses règles – et qui pourra parodier la parodie ?
r Dans l’ouverture de sa grande œuvre À la recherche du temps perdu, Proust
évoque, à la 1re personne, ces soirées d’enfance passées dans son lit, à lire puis à
18
Acte I, scènes 1 à 4
chercher le sommeil.Très vite, l’importance de l’écrit – qui est un thème central
de la Recherche – envahit la vie du petit Marcel. Le « volume » tenu entre les mains,
« ce que je venais de lire », « l’ouvrage » raccrochent l’enfant ensommeillé à la vie
éveillée. Les livres se vivent autant qu’ils se lisent, jusqu’à l’incarnation du livre en
personne vivante, et inversement : « il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait
l’ouvrage », phrase qui rappelle Montaigne. Les allers et retours de la raison du
sommeil à l’éveil créent des parcours étranges, dont l’enfant est conscient. Le
souvenir de la vie d’avant le sommeil et de la lecture d’avant le sommeil est vu
comme le reste d’une « métempsycose ». On voit apparaître le soupçon que la
mémoire est fugace et fragile, qu’elle s’entretient et se recherche ; plus encore,
Proust prend conscience que de la liberté de l’écrivain dépendra la qualité de son
écriture : « le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non ».
Les indications de durées ou d’événements qui s’inscrivent dans la durée (la
demi-heure, la bougie, « Je me demandais quelle heure il pouvait être », le « quatuor »,
l’histoire de Charles Quint) associent la lecture et le cheminement de la pensée
dans une même notion : celle du temps qui passe.Ainsi le thème de l’écrit devient
une métaphore du Temps. À noter que le deuxième thème principal du paragraphe est son complément naturel : l’espace, figuré par les constructions (« une
église ») ou la grandeur de la nature, elle-même arpentée par le temps (« le sifflement des trains qui, plus ou moins éloignés comme le chant d’un oiseau dans une forêt,
relevant les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte
vers la destination prochaine ; et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir
par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux […] »). Écriture, espace-temps : Proust
relie les deux thèmes de façon inextricable, il les marie religieusement.
Travaux d’écriture
Question préliminaire
Une pièce de théâtre commence rarement dans le calme. Dès le lever du rideau,
les personnages sont saisis d’une question qui vient de se poser à eux, ou dont ils
attendent la résolution. La situation initiale, ou point d’équilibre de départ, est
présentée en même temps que sa rupture, l’élément perturbateur. La première
scène se doit donc d’expliquer au spectateur à la fois les protagonistes impliqués
et une intrigue qui a déjà commencé, parfois depuis longtemps. Que ce soit dans
Le Jeu de l’amour et du hasard ou dans Les Fourberies de Scapin, les personnages
(maîtresse / servante, maître / valet) sont à la veille d’une scène capitale, matérialisée par l’arrivée d’un tiers (le fiancé, le père). La personne de condition s’inquiète ; le ou la domestique participe plus ou moins, son implication se résumant
à la peur des coups de bâton pour Silvestre, à la peur de la colère de Silvia pour
Lisette. Chez Marivaux comme chez Molière, c’est le serviteur qui déclenche la
scène, en informant maître ou maîtresse d’un événement qui vient de se produire. Dans un cas, le spectateur est informé par Lisette dès sa première réplique
(« Monsieur votre Père me demande si vous êtes bien aise qu’il vous marie ») ; dans
19
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
l’autre, l’information est comiquement tronçonnée par Octave, Silvestre jouant
l’écho. La formulation, dans les deux cas, a son importance : à la richesse de la
joute verbale chez Marivaux répond la pauvreté langagière des répliques bouffonnes de Silvestre chez Molière. Façon de nous expliquer que le langage sera le
thème chez l’un, l’action chez l’autre.
Commentaire
Introduction
Dans l’ouverture de ce conte philosophique,Voltaire accroche l’attention du lecteur
grâce à un discours à plusieurs vitesses : il se sert d’une forme narrative très simple,
très respectueuse de son code, pour mieux y insinuer une ironie féroce. Cette écriture séduisante fait de Candide un livre accessible à tous, fait pour séduire.
1. La forme du conte
A. Définition du conte
• Une forme narrative facile à appréhender : il sera question d’un personnage
(Candide) et de ses tribulations.
• Des expressions récurrentes classiques dans les contes (« Il y avait en Vestphalie »
= Il était une fois) et une simplicité langagière (pas de mots complexes ni de
phrases alambiquées).
B. Schéma narratif du conte
• Un point de départ explicite : description d’une situation édénique et
immuable.
• Une présentation simplifiée des personnages et des lieux : l’état civil de la
famille du baron, le château.
• Simplicité des actions racontées.
• Un découpage en actions séparées (« comment il fut chassé »).
2. L’apparente naïveté de l’auteur
En simulant qu’il s’adresse à un auditoire, ou un lectorat, sans malice, l’auteur fait
semblant de ne pas en avoir non plus. Les mauvaises intentions ne peuvent venir
que d’esprits corrompus ou dégradés :
– « Les anciens domestiques […] soupçonnaient » :Voltaire insinue que ces domestiques, peut-être chassés, se vengent en répandant une rumeur infâme ; mais cet
acharnement de l’auteur leur donne raison ;
– l’auteur se dégrade lui-même en se faisant plus bête qu’il n’est : « c’est, je crois,
pour cette raison qu’on le nommait Candide », en admirant Pangloss, le baron infatué
de lui-même et l’énorme baronne dont le poids entraîne « une très grande considération ».
3. L’intention philosophique
A. Plutôt que de prétendre parler philosophie,Voltaire a soin de présenter un personnage chargé d’incarner un philosophe « admirable », le précepteur Pangloss.
20
Acte I, scènes 1 à 4
• Un « oracle » : sa parole est incontestable ; cette entrée en matière, d’apparence
laudative, disqualifie immédiatement Pangloss. De même, il « prouve
admirablement » devant des auditeurs incapables de répondre.
• La description de sa théorie « métaphysico-théologo-cosmolonigologie » est la plus
longue du chapitre, comme si sa complexité en créait l’intelligence.
• Les arguments de Pangloss s’appuient sur un matérialisme simpliste pour en
tirer des conclusions métaphysiques : les lunettes, les jambes, les cochons (gradation vers le trivial).
B. La parodie, clé de la lecture, incite le lecteur à interpréter systématiquement en
creux les déclarations de l’auteur :
– « Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de Vestphalie » : sans doute un
hobereau médiocre ;
– le fils du baron « paraissait en tout digne de son père » : c’est donc un imbécile ;
– l’énorme baronne, qui possédait « une dignité qui la rendait encore plus respectable »,
est une figure puissamment ridicule. (Elle finira coupée en morceaux !) ;
– quant au philosophe, le livre entier, plein d’événements atroces, sera consacré à
la destruction de sa théorie du « meilleur des mondes possibles ». Dès le premier chapitre, c’est Pangloss qui provoque la chute en donnant une « leçon de physique expérimentale » à la servante Paquette, laquelle se révélera en plus vérolée.
C. Enfin, en écrivain habile,Voltaire crée un suspense permanent qui incite à
poursuivre la lecture :
– le lecteur éprouve un plaisir évident à suivre un récit d’aventures ;
– mais plus encore en se sentant complice de l’écrivain.
Dissertation
Proposition de plan dialectique :
1. L’œuvre d’art s’inscrit dans la continuité de son époque
• Elle incarne parfois l’âme d’une époque (la tragédie grecque) ; elle doit donc se
faire comprendre de son public et partager avec lui des valeurs communes.
• Elle respecte souvent un certain nombre de codes, qui n’empêchent pas l’émotion de s’imposer (exemples : musique classique et opéra).
• Si elle n’a que la surprise comme raison d’être, elle devient anecdotique et
creuse, ou condamnée à tomber dans l’oubli (exemple : les « cadavres exquis » surréalistes de Vaché, Crevel).
• Elle doit trouver son public pour exister : l’œuvre d’art a parfois une dimension
économique (spectacle, cinéma) qui rend l’adhésion d’un public minimal indispensable.
2. L’œuvre d’art s’écarte du conformisme de la vie quotidienne
Une œuvre d’art est un ouvrage humain destiné à provoquer l’émotion, la
réflexion, quelquefois l’action. Cette émotion ne peut survenir sans déranger un
public parfois passif.
21
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
• Les nouvelles formes artistiques naissent rarement sans rupture et affrontements
violents. Exemples : Hugo,Wagner, Céline. Un certain cinéma contemporain joue
sur la provocation, le malaise (Dogme).
• Il faut parfois du temps pour qu’une œuvre, dérangeante ou incomprise à son
époque, s’impose. Exemples : Lautréamont retrouvé par Breton, Mahler redécouvert dans les années 1960,Vivaldi oublié pendant un siècle. À l’inverse, des œuvres
qui ont connu un triomphe de leur temps paraissent aujourd’hui tout sauf surprenantes, et sont oubliées (exemple : les tragédies de Voltaire).
• La surprise, alors codifiée, peut faire partie du contrat entre lecteur et auteur.
Ainsi le roman d’aventures tient en haleine un lecteur qui vient chercher une
excitation particulière et balisée. Bien qu’encadrés dans un code très simple et
sans perturbation possible, les livres pour enfants jouent sur l’accumulation de
petits éléments de surprise (exemple : J. K. Rowling).
• Au théâtre, suivre un cadre général (exemple : la comédie) n’empêche pas de
vouloir surprendre le spectateur à chaque instant. C’est même la fonction essentielle de la représentation : être « plus » que la lecture et surprendre par l’incarnation, l’image, la gestion du temps…
3. Par essence, l’art n’est pas réductible à des schémas
• L’art refuse généralement d’obéir éternellement à des codes, même s’il est prêt à
l’accepter temporairement. De même, le spectateur, le lecteur, l’auditeur, le
« public » cherchera un jour la surprise dérangeante, voire gênante, un autre jour
le divertissement. Il peut également ne pas savoir à quoi il s’expose, et en éprouver du plaisir : c’est cette dimension de prise de risque que (pas toujours) le
public demande.
• Une œuvre qui respecte trop les codes de son genre, qui ne pratique la surprise
que de façon complètement canalisée risque généralement d’obéir à une mode et
de sombrer dans l’oubli.
Écriture d’invention
• L’élève peut s’inspirer de la connaissance de Silvia que nous avons d’après ses
moments de solitude dans la pièce (monologues) mais surtout des traits de son
caractère développés dans cette première scène :
– un aspect « discoureur » : Silvia aime développer longuement sa pensée ;
– elle est attentive à l’image qu’elle donne aux autres ;
– elle s’énerve facilement ;
– elle attache beaucoup d’importance aux détails du langage ;
– elle est très attentive aux signes de douleur physique (cernes, larmes), témoignages d’une douleur morale encore abstraite pour elle ;
– elle sort de l’adolescence et garde des traits de l’enfance : tendance au caprice, à
la bouderie ; orgueil, refus de se soumettre ; nombrilisme évident.
• Sa narration de la scène 1 dans son journal intime pourrait suivre la construction suivante :
22
Acte I, scène 7
– elle commence violemment par se plaindre de Lisette qui, décidément, ne la
comprend pas ; puis, plus doucement, de son père, qu’elle accuse de duplicité :
pourquoi avoir informé Lisette et pas elle ?
– elle revient à sa préoccupation principale : la peur de l’inconnu qui va venir
demander sa main ; elle se lance dans une diatribe sur la cruauté des maris ;
– elle décrit l’homme de ses rêves ;
– elle revient au réel et a l’idée du stratagème ; elle termine dans l’excitation,
l’ivresse d’avoir trouvé comment prendre la main sur son destin. Elle donne
rendez-vous à son journal intime pour le lendemain, en se promettant de suivre
rigoureusement un plan qu’elle s’est fixé.
Acte I, scène 7 (pp. 52 à 57)
◆ LECTURE ANALYTIQUE DE L’EXTRAIT (PP. 58 À 60)
a La scène 7 est une scène d’approche. Dorante et Silvia sont laissés seuls, sans
père, frère ou gouvernante : nous avons vu ce que cette situation a d’exceptionnel.
Le vocabulaire suit cette approche : après s’être enivrés de leurs noms supposés, les
personnages insistent sur leur état – « soubrette », « valet ». Puis vient le costume :
chapeau, garde-robe, parure. Ensuite viendra, naturellement, le visage. Le procédé
est comique selon la définition bergsonienne : le mécanique plaqué sur du vivant.
Silvia et Dorante méconnaissent les codes de leur nouvel état ; ils emploient à tort
et à travers des mots, des expressions qui leur paraissent faire « domestique » ; ils les
répètent lourdement, pour convaincre l’autre. Ils se sont enfermés dans un jeu
dont ils perçoivent tout d’un coup la contrainte, et leur « palette » de comédiens
leur semble bien limitée.
Au-delà des mots, un trouble naît de la discussion même : de quoi peuvent parler
des domestiques ? Comme Silvia et Dorante n’en ont pas la moindre idée, ils
tournent en rond. L’élève pourra comparer avec une scène de L’Île des esclaves où
le valet Arlequin (devenu maître) tente de séduire la noble Euphrosine (devenue
esclave). Quand les conditions sont réellement différentes, le dialogue tourne
court, le couple ne fonctionne pas : la scène cesse d’être comique et s’empreint de
gravité.
z Le spectateur a vécu les scènes précédentes comme un vaste prologue. Il voit
maintenant face à face les deux protagonistes dont la destinée est l’enjeu de la
pièce. Il guette donc, dans la scène 7, les moments cruciaux qui font qu’une pièce
avance : décisions, actions, sentiments visibles…
Les personnages, eux, voudraient avancer dans la pièce sans se perdre. Silvia –
puisque nous n’avons pas vu Dorante « au naturel » – aimerait conserver Silvia et
ajouter Lisette. Elle joue ce personnage comme d’une peau, un manteau sous
lequel elle souhaite se cacher : voir sans être vue. Il importe donc de revendiquer
23
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
le costume. D’autre part, Silvia, inconsciemment ou consciemment, souhaite
séduire, montrer l’âme d’une grande dame sous l’apparence d’une soubrette. Elle
compte donc montrer Silvia sous Lisette. C’est cette contradiction que les deux
personnages découvrent dans cette scène : comment séduire si on est
domestique ?
e La présentation de Dorante à Silvia a lieu au cours de la scène 6, et n’est pas
directe : Orgon insiste (lourdement) pour que les faux domestiques se parlent :
« MONSIEUR ORGON. Lisette, que dis-tu de ce garçon-là ? / SILVIA. Moi, Monsieur, je dis
qu’il est le bienvenu, et qu’il promet. / DORANTE. Vous avez bien de la bonté ; je fais du
mieux qu’il m’est possible. »
Silvia ne répond pas à la phrase (à double sens évident pour lui-même, Orgon et
le spectateur) que lui adresse Dorante. Il faudra plusieurs fois que Dorante prenne
les devants : cette soubrette est bien timide ! Aussi Orgon et Mario installent-ils le
couple dans ses moindres détails : insistance sur leurs conditions respectives ; rappel à l’ordre sur le langage à employer, le tutoiement, les sujets de conversation, la
séduction badine… avant de laisser seuls les jeunes gens. De vrais domestiques
n’auraient jamais provoqué une telle attention…
r Il s’agit bien évidemment de leurs costumes de domestiques. Deux questions
se posent : Silvia est-elle effectivement un double de Lisette ? a-t-elle récupéré
son costume de la scène 1 ou l’a-t-elle « adapté », faisant d’un costume pratique
un costume seyant, voire précieux ? Seconde question, d’une même logique : les
personnages se sont-ils volontairement dégradés, humiliés, salis ? ou ont-ils préservé une noble apparence ?
Les réponses sont à la libre appréciation de l’élève – comme du metteur en scène
et du costumier – mais il importe d’insister sur les conséquences ; Silvia et
Dorante n’ont au début aucune idée des contraintes de leurs costumes (leur va-til ? leur peau supporte-t-elle ces tissus grossiers ?) et ignorent qu’ils le garderont
jusqu’au dénouement. Cette dimension d’improvisation fait partie de la pièce.
t Les premières répliques de la scène 7 comptent de nombreux tutoiements, jusqu’à ce que le mot « tutoiement » soit à nouveau prononcé par Dorante. On
retrouve le procédé marivaudien de l’approche : le sujet de la conversation est
cerné, puis nommé. Il est ensuite commenté (l. 351-352 : « quand je te tutoie, il me
semble que je jure ! »). Le tutoiement est une chose remarquable, remarquée, donc
inhabituelle : il devient objet de réflexion.
y Dorante l’affirme dès le début de la scène : « Tout valet que je suis, je n’ai jamais
eu de grandes liaisons avec les soubrettes, je n’aime pas l’esprit domestique ; mais à ton
égard c’est une autre affaire » (l. 346-348). Le seul mensonge est précautionneux
(« Tout valet que je suis »), le reste est vérité. De même, Silvia ne s’offusque pas
quand Dorante évoque son « air de princesse » et répond par une vérité (l. 355356 : « Tiens, tout ce que tu dis avoir senti en me voyant est précisément l’histoire de tous
les valets qui m’ont vue »).
24
Acte I, scène 7
Les éléments de vérité sont en fait plus nombreux que les mensonges, et chaque
mensonge est annoncé, préparé, mentionné comme tel pour le personnage et le
spectateur. C’est que, pour ces personnages, le mensonge n’est pas une valeur
positive. Ils n’y sont pas habitués. Comme ils n’ont pas l’intention d’abandonner
leur vrai caractère, ils plaquent sur leur personnalité d’emprunt des traits qui leur
sont propres : l’arrogance chez Silvia, un certain orgueil chez Dorante. Il est
notable qu’à aucun moment ils ne trouvent risible leur volonté de quitter un état
dans lequel ils viennent à peine d’entrer…
u On a noté que ni Silvia ni Dorante n’effectuent la moindre tâche domestique.
Leurs maîtres n’ont d’ailleurs jamais besoin d’eux, ils les écartent plutôt. Il ne
reste donc aux faux valets que le langage pour s’affirmer. Leurs efforts sont tout
relatifs et peu convaincants : Dorante lance quelques « parbleu » sonores, et tente
des phrases courtes et directes ; mais il en sent la lourdeur et bat parfois en
retraite. Silvia use souvent de l’impératif, pour ébaucher une brusquerie qu’elle
imagine chez la domesticité. Or l’impératif évoque surtout la condescendance de
la maîtresse envers le valet…
Après avoir posé tant bien que mal les jalons d’un langage « valet », les deux jeunes
gens atténuent leurs propos par des assauts de politesse. Orgon avait défini précédemment la conversation des domestiques : elle doit être franche, directe, sans fioritures. Les jeunes gens s’y essaient donc, mais la politesse de leur classe sociale ne
s’efface pas aisément.
i « SILVIA. […] soyons bons amis. / DORANTE. Rien que cela ? Ton petit traité n’est
composé que de clauses impossibles. » Ce genre de répartie est proprement inimaginable chez des valets : aussi bien par les mots (« traité », « clauses ») que par leur
répercussion galante et par la construction mathématique, brève et équilibrée de
la phrase.
Élevés dans une culture de la langue et de l’esprit, Silvia et Dorante n’ont pas
d’autre ressource que d’appliquer à leur conversation les pratiques qu’ils connaissent. Ils s’attachent autant aux mots employés qu’à leur sens, et peuvent donc disserter longuement sur le poids d’une expression : ce procédé est typique des gens
de condition.
Le sujet de leur conversation est également source de contradictions : quels sont
ces valets qui parlent de « badinage » et expriment leur timidité ? Dorante et Silvia
se rendent compte qu’ils sont en pleine conversation galante, mais leur ignorance
du comportement de vrais valets leur permet de continuer le jeu.
À titre de comparaison, on pourra relire la rencontre de deux vrais valets dans
l’extrait de Goldoni Le Serviteur de deux maîtres ; les thèmes sont tout autres : un
peu de sentiment, et puis nourriture, sexe, argent.
o Dès la scène 6, Dorante est déstabilisé par la fausse Lisette. Il profite de son
déguisement pour faire une cour sans conséquence, mais les sentiments qu’il
exprime semblent s’écarter du personnage qu’il joue. Il utilise réellement son
25
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
costume comme une protection, il s’y cache. La question de la sincérité de
Dorante dans cette scène n’est pas simple. Il convient de superposer plusieurs
arguments : tout d’abord, Dorante exprime son sentiment dans un aparté au
début de la scène (« Cette fille-ci m’étonne ») ; il n’aura plus d’aparté ensuite, lorsque
Silvia en prononcera un grand nombre ; c’est un indice de son absence de calcul.
Ensuite, ce que nous voyons de lui dans la scène, sa répugnance au mensonge, sa
prétention naïve indiquent un caractère droit, qui découvre bien avant Silvia ce
que ce déguisement a de déplaisant. Même seul devant une domestique, Dorante
ne veut pas déroger aux qualités de sa classe sociale, qualités dont fait partie la
franchise.
q Le théâtre est d’abord langage. Exposés face à face, deux jeunes gens ne vont
rien faire d’autre dans cette scène que parler, parler encore, sans accomplir d’action physique. Après tout, « Lisette » pourrait nettoyer le sol ou faire la cuisine…
De même, « Bourguignon », sans bagages, reste oisif. Et à aucun moment les deux
fiancés ne prétendent à autre chose : ils sont là pour se parler. Deux vrais domestiques auraient échangé des informations utilitaires : la cuisine est-elle bonne ? les
chambres chauffées ? le maître de maison irascible ? Les deux nobles déguisés
ignorent l’utilité de ce langage-là ; mais ils font confiance dans leur capacité à
maîtriser l’autre dans la conversation. Car n’oublions pas que Dorante croit parler
à une servante, qu’il pourrait écraser par son langage ; en ce sens, il se croit protégé ; comme, dans le même temps, il sent confusément qu’il n’a pas le droit, de
par son rôle, d’écraser « Lisette », il doit abandonner cette arme. Il se sent à nu,
exposé. Silvia suit exactement le même parcours.
◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (PP. 61 À 69)
Examen des textes
a Alcandre oppose un théâtre prestigieux, moderne et vivant à l’image négative
qu’en a Pridamant, afin que ce dernier cesse de se « plaindre » :
– « en un point si haut » / le « mépris » : le théâtre aujourd’hui n’est plus écarté de la
société ; si les « bons esprits » l’aiment, il faut donc être obtus pour le réprouver ;
– « les délices du peuple […] » : le théâtre apporte la joie et le plaisir à tous, grands et
petits. Cette dimension hédoniste fait défaut à Pridamant qui se prive de la
beauté de la vie ;
– « la sagesse profonde » : le théâtre fait partie du monde, parce qu’il contribue au
bien-être général ; le plaisir des « grands » se répercute naturellement sur le bienêtre de tous ;
– enfin, les « princes » et les « grands » l’apprécient : de quel droit Pridamant pourrait-il le mépriser ?
Dans la suite de l’extrait choisi,Alcandre en appelle d’ailleurs au roi lui-même, ce
« foudre de la guerre » qui aime particulièrement le théâtre.
26
Acte I, scène 7
z Calderón et Shakespeare se servent exactement du même procédé pour créer
cette situation baroque : l’illusion d’un personnage déplacé temporairement dans
un autre état. Le prince Sigismond a été sorti de sa prison (état d’origine : en bas
de l’échelle, sans possibilité d’évolution), mis sur le trône, enivré ; il a commis des
forfaits : on le drogue pour le rendormir et le remettre en prison. Sly est un clochard (même situation d’origine que Sigismond : un état de zéro social, sans destin ni intérêt pour les autres) mais il s’est drogué lui-même.
La tromperie se joue à deux niveaux :
– une tromperie physique : le corps doit être leurré (utilisation de vin, de
drogue) ; importance de la sensation du goût (encore le vin), du toucher (moelleux des coussins et des habits), de l’ouïe (la musique), pour accompagner celle de
la vue, la plus surprenante pour la victime de l’illusion. Cette tromperie s’inscrit
dans le temps : à l’éternité de la prison ou de la clochardise succède l’instant du
riche ou du roi, au potentiel immense. On cède à leur moindre volonté, en toute
urgence ;
– une tromperie morale : habituées à l’humiliation, voire à l’inexistence sociale,
les victimes de l’illusion sont traitées avec déférence.
Les trompeurs, dans les deux exemples du corpus, organisent une illusion
complète. Aucun indice ne doit faire soupçonner la tromperie. Cette illusion
est, naturellement, une métaphore du théâtre lui-même.
e Les deux textes présentent un personnage naïf découvrant un monde nouveau. Sly, de La Mégère apprivoisée, est mi-bête mi-animal.Traité de « pourceau » par
le Lord, il ne vit que par des instincts primaires (boire, manger, dormir) ; le
comique naît du contraste absolu entre la simplicité vulgaire de Sly (comique de
personnage) et le raffinement du décor dans lequel on l’insère (comique de situation). Ses pensées sont traduites dans l’autre monde (« de la bière » devient « du vin
des Canaries » : comique de langage). Ce procédé de transformation de cochon en
diamant annonce le thème de la comédie à venir : la métamorphose de la mégère.
Carise est le personnage naïf de La Dispute. Elle pose un regard neuf sur ce qui
l’entoure, et le comique provient surtout de la naïveté de ses expressions plutôt
que du fond de sa pensée, ou de l’intention du dispositif, plutôt cruel.
r Il y a une vingtaine d’années, annonce le Prince, une « dispute », c’est-à-dire
une querelle philosophique, a opposé deux clans sur la proposition suivante : « La
première inconstance ou la première infidélité est-elle venue d’un homme ou
d’une femme ? » Pour trancher, le prince de l’époque a donc séquestré des êtres
humains, les a affranchis de toute influence, pour les observer comme dans un
bocal. Aujourd’hui, le procédé nous rappelle fâcheusement des expériences totalitaires, soviétiques, chinoises ou nazies : l’être humain est bafoué, il est le cobaye
utilisé par des scientifiques sans scrupule. Il faut se garder de cet anachronisme.
L’autre anachronisme réside dans le procédé lui-même qui évoquerait irrésistiblement un dispositif de télé-réalité : des acteurs, qui n’en sont pas vraiment, jouent
leur propre rôle, épiés par des personnages invisibles…
27
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
Marivaux pose ici les jalons d’une expérimentation, c’est entendu ; mais elle est
théâtrale et ne fonctionne que dans son code, comme les personnages de L’Île de
la raison censés grandir et rapetisser proportionnellement à leur « raison ». À aucun
moment Marivaux ne traite le sujet comme une chose possible ; il s’agit d’une
hypothèse, à rapprocher des paraboles de Swift dans Les Voyages de Gulliver.
Au-delà du procédé, le Prince nous inquiète surtout par sa très grande froideur
dénuée de tout affect. En effet, les personnages spectateurs sont des aristocrates :
un prince et une « Hermiane », nom noble de théâtre. Les personnages observés
sont, eux, des êtres simples et inférieurs.
Travaux d’écriture
Question préliminaire
L’illusion est d’abord un leurre pour un sens bien précis : la vue. Le baroque s’est
intéressé aux sentiments donnés par la manipulation de l’espace (spirales, ellipses,
trompe-l’œil), et le théâtre, tout naturellement, puise dans ces expérimentations
pour donner l’impression du réel.Aussi, dans les textes du corpus, l’accent est mis
sur l’élément visuel créateur de l’illusion : essentiellement le costume pour les personnages (Lisette et Dorante ; Clindor, le fils de Pridamant ; Sly) et le décor dans
lequel ils baignent (Sly, Sigismond, Clindor, Carise). Dans ce décor, les accessoires
jouent un rôle essentiel, ils « font vrai ».Vient ensuite l’attitude des autres personnages, ceux qui sont au courant du dispositif et y jouent un rôle de passeurmenteur (Alcandre, le Lord et ses serviteurs, Églé). Leur langage exprime la
soumission, l’écoute, l’attention, avec une insistance comique.
Commentaire
Introduction
Dans le titre, « comique » ne signifie pas « amusante » mais « théâtrale ». Ce passage,
presque la fin de la pièce de Corneille, est une apologie du théâtre. Il célèbre son
triomphe sur les préjugés.
1. L’illusion de la vie et de la mort
A. La mort de Clindor
Alcandre a convoqué des spectres animés pour re-présenter à Pridamant la carrière et la vie de son fils. Le père assiste ainsi à la mort de son fils ; ses yeux l’ont
vue et il affirme avec certitude : « mon fils est mort ».Alcandre ironise sur son désespoir et « tire un rideau ».
B. La fin de la pièce
Les acteurs cessent le jeu, pour en jouer un autre : celui de comédiens. Mais
Pridamant voit plutôt une vision infernale (« chez les morts », « les vivants et les
morts »). L’illusion brisée plonge ce spectateur particulier dans la confusion et
l’angoisse. Il ne peut plus faire confiance à ses sens, et questionne Alcandre, lequel
vante le nouveau jeu des comédiens. Le magicien insiste froidement sur le
suprême détachement des acteurs (« sans prendre intérêt en pas un de leurs rôles »).
28
Acte I, scène 7
C. La mise en abyme
Alcandre ne s’intéresse plus au fils de Pridamant, mais au procédé qui a permis
son apparition. Le théâtre fait référence à lui-même. L’emboîtage crée une mise à
distance, les personnages deviennent des figures privées d’humanité, ou tout au
moins d’engagement dans le réel : les acteurs ne s’intéressent pas à l’âme des personnages mais au profit qu’ils en tirent. La parabole fonctionne : rapprochée du
temps théâtral, la vie elle-même est une illusion, au profit tout relatif.
2. L’apologie du théâtre
• Après avoir déploré la mort de son fils, Pridamant n’est pas loin de trouver son
sort pire que la mort (« Mon fils, comédien ! »). Il rappelle à Alcandre sa parole : « Estce là cette gloire et ce haut rang d’honneur / Où le devait monter l’excès de son bonheur ? »
• Alcandre doit donc répondre et défendre le théâtre, sur les points suivants :
– la défense des comédiens : ils sont respectables et admirés ;
– le théâtre joue un rôle social ;
– le théâtre fait partie des plaisirs de l’existence.
Il ferme définitivement la porte aux objections du père de Clindor en rappelant
les soutiens dont il dispose (« les grands »). Face au médiocre Pridamant, cet argument ironique a toutes les chances de l’emporter.
Dissertation
1. L’auteur a tous les droits sur sa création
A. Le personnage de théâtre apparaît sur scène quand l’auteur l’a « convoqué » ; en
dehors de ces instants, il n’existe pas. Peut-on parler de manipulation pour un
personnage qui n’a pas d’existence propre ?
B. Le mot manipulation évoque la main qui tire les fils de la marionnette, et c’est
bien une marionnette qu’est un personnage de théâtre.
C. L’auteur attribue au personnage des traits de caractère ; il le plonge dans tel ou
tel événement ; mais la façon de réagir du personnage n’est pas autonome.
D. Les données parfois brutales d’une intrigue n’ont pas toujours à s’appuyer sur
des traits psychologiques : pourquoi Othello est-il jaloux ? Il ne l’était pas avant
qu’Iago n’instille dans son esprit le poison de la jalousie ; se questionner sur la
propension d’Othello à devenir jaloux n’a aucun sens : Othello n’existe pas sans
Iago, et inversement.
2. Mais, au théâtre, l’incarnation doit être possible
A. Le personnage de théâtre est interprété par un être vivant, devant des spectateurs qui doivent admettre son incarnation. Il doit donc proposer à l’intellect du
spectateur un personnage « crédible », au sens où le spectateur doit être (en général) maintenu dans l’illusion. Rien de pire qu’un acteur médiocre ou manipulé
par une mise en scène, qui rompt le charme naissant.
29
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
B. Le sentiment de manipulation du personnage par son auteur naît chez le spectateur quand le personnage est visiblement torturé, poussé à bout, jusqu’à ne plus
respecter certains des traits constitutifs de son caractère, auquel le spectateur
s’était attaché.
C. L’autre écueil vient des pièces elles-mêmes : quand les personnages proposés
par l’auteur ont du mal à « exister ». L’acteur est une sorte de porte-parole ; sa qualité d’être humain potentiel est niée ; le spectateur « n’y croit pas » : les phrases prononcées par l’acteur sont dissociées du personnage. Elles risquent de ne pas s’imposer. On peut voir cet écueil dans certains textes du XXe siècle, chez Brecht,
Sartre, Camus.
3. Est-ce le personnage qui est manipulé ou le spectateur ?
A. La manipulation, connotation négative ?
Le spectateur vient chercher au théâtre cette manipulation ; elle fait partie du
contrat de la représentation.
B. Les clauses du contrat
• Le spectacle se fonde sur des éléments précis (intrigue, personnages, décors…)
que le spectateur accepte a priori ; le contrat se rompt si le spectacle ne respecte
pas ses propres fondements : un personnage déroge à son caractère, l’intrigue
bifurque…
• La sensation de manipulation naît si le spectateur y voit une façon maladroite
d’exprimer des idées que les fondements proposés ne permettaient pas de
défendre.
Écriture d’invention
Le sujet est suffisamment vaste pour être laissé à l’imagination de l’élève. On
pourra insister sur certains points :
– L’illusion s’appuie sur les éléments constitutifs de la réalité sensible : les cinq
sens, plus d’autres plus intellectuels (sens du temps qui s’écoule, de l’espace).
– L’illusion propose toujours un système complet : elle ne laisse pas facilement
s’échapper ses victimes, qui admettent la possibilité de ce monde nouveau.
– L’interaction entre réalité et illusion doit être particulièrement soignée pour
que cette dernière fonctionne. C’est pendant les scènes de « passage » que se crée
souvent le code de l’illusion.
Acte II, scènes 3 à 5 (pp. 78 à 82)
◆ LECTURE ANALYTIQUE DE L’EXTRAIT (PP. 83 À 85)
a La réplique d’Arlequin : « De la raison ! Hélas, je l’ai perdue ; vos beaux yeux sont
les filous qui me l’ont volée » (l. 102-103) évoque irrésistiblement l’impromptu de
30
Acte II, scènes 3 à 5
Mascarille : « Oh ! oh ! je n’y prenais pas garde : / Tandis que, sans songer à mal, je vous
regarde, / Votre œil en tapinois me dérobe mon cœur. / Au voleur ! au voleur ! au voleur ! au
voleur ! » (Les Précieuses ridicules, sc. 9). L’emploi d’expressions triviales, qu’un
Dorante n’emploierait pas, crée l’intention parodique de Marivaux : « filou », « je
vous aime comme un perdu ». Arlequin mêle ses mots à des termes plus compliqués,
comme l’indique sa dernière réplique de la scène 3 : « Ah, mignonne, adorable ! votre
humilité ne serait donc qu’une hypocrite ! »
z Toute la scène 3 est construite sur la métaphore qu’Arlequin propose en
réponse à l’expression « amour naissant » de Lisette. Il rebondit sur l’image pour
l’incarner physiquement, décrivant un bébé au berceau, puis un grand garçon…
Arlequin, en bon jouisseur, ne perd pas de temps en fioritures. Il accélère la croissance de l’enfant-amour et, en trois phrases, le voilà en état de procréer. Lisette
accepte la métaphore (métaphore filée) en demandant des nouvelles du jeune
amour, prolongeant le jeu d’Arlequin jusqu’au contact physique demandé (la
main).Après l’interruption de Dorante (scène 4),Arlequin reprend la métaphore,
mais une légère inquiétude est née et l’excitation retombe.
La scène 3 n’est à aucun moment sérieuse. Lisette et Arlequin s’amusent comme
des petits fous, et revendiquent leur gaieté comme des enfants en liberté. Une
personne « sérieuse » a surgi (Dorante) et voilà les enfants refroidis.
e Le Jeu de l’amour et du hasard est une construction en miroirs. Le spectateur
compare la scène en cours à celle entre Dorante et Silvia à l’acte I (sc. 7) et
remarque la bouffonnerie de la situation. On a noté combien les deux jeunes « de
condition » étaient tendus, mal à l’aise. Se tutoyer était difficile ; se toucher, proprement inimaginable. Pour Arlequin et Lisette, en revanche, les corps existent. Se
toucher est naturel, évident. Arlequin baise la main de Lisette et compare cette
sensation à du bon vin ; c’est dans son caractère ; mais que la fausse Silvia ne s’en
offusque pas, voilà qui provoque la réjouissance.
r Contrairement à leurs maîtres, Lisette et Arlequin bénéficient en apparence de
la situation : ils portent un beau costume, on leur dit « vous » avec égards… Ils s’en
réjouissent donc. Habitués à profiter de l’instant, ils le font durer ; l’anticipation
n’est pas leur fort. Mais à eux aussi il arrive quelque chose : ils se plaisent mutuellement. Ce n’était prévu ni par eux ni par leurs maîtres, parce qu’ils étaient quantités négligeables dans l’organisation du travestissement. Ils sentent confusément
que les conséquences ne seront pas nécessairement agréables… Le procédé leur
semble aussi cruel que de leur présenter un destin différent, inimaginable, pour le
leur retirer aussitôt.
Lisette est la première à évoquer la fin du travestissement : « Peut-être m’aimerezvous moins quand nous nous connaîtrons mieux » (l. 153-154). Cette remarque
entraîne une véritable panique :Arlequin et Lisette voient, chacun avec effroi, que
la situation n’est que temporaire et que leur déchéance est inévitable. Ils ne
s’écoutent pas vraiment, sinon ils noteraient l’étrangeté de leurs répliques.
31
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
t En présence d’Arlequin, Silvia se retient d’éclater. Elle répète : « Madame […]
Madame », incapable d’expliquer à Arlequin la raison de sa présence. Lisette lui
répond avec égards. Lorsque Arlequin est sorti, Silvia s’adresse violemment à
Lisette (II, 7) : « Je vous trouve admirable de ne pas le renvoyer tout d’un coup, et de me
faire essuyer les brutalités de cet animal-là » et Lisette lui répond tout aussi fermement : « Pardi ! Madame, je ne puis pas jouer deux rôles à la fois » (l. 205-206). En fait,
les personnages détestent jouer leur rôle devant celui ou celle qu’ils usurpent. Ils
ne sont ni eux-mêmes, ni ce qu’ils jouent. L’intrusion de Silvia devant Lisette, de
Dorante devant Arlequin, en présence d’un tiers, se passe toujours mal.
y Dorante et Arlequin ne sont pas chez eux ; ils sont toujours en représentation.
L’autre est le seul (croient-ils) au courant de leur déguisement – ce qui provoque
une connivence de fait. Dorante, dont on connaît l’orgueil, souffre évidemment
de cette égalité imposée. Il souffre également de voir Arlequin jouer un maître
vulgaire et rustre, se sentant blessé par cette incarnation. Aussi lui donne-t-il des
indications de jeu : « […] ne te livre point, parais sérieux et rêveur ».
De par le procédé, Dorante n’a plus de faire-valoir ; il est dérouté par cette solitude, l’absence d’égards. Il tente, dans les moments de tête-à-tête avec Arlequin,
de reprendre le pouvoir. Mais Arlequin, malin, refuse d’installer dans la durée ces
moments et cherche à abuser de la situation en présence de Lisette, provoquant la
colère de son maître.
u Dorante est rejeté par Arlequin, qui refuse l’entretien ; il doit se contenter
d’une courte indication à son valet. Silvia, beaucoup plus autoritaire, obtient le
départ d’Arlequin. C’est qu’elle ne supporte pas que ce dernier lui adresse la
parole, alors que Dorante demeure largement indifférent à Lisette – qu’il est
pourtant venu observer sous ce déguisement.
i De la scène 1 à la scène 8 de l’acte II, aucune scène ne compte plus de trois
personnes. Les scènes à trois sont brèves, en déséquilibre. Les scènes à deux, plus
longues, prennent le temps de développer leur sujet. Lisette est présente dans
toute cette partie et croise successivement Orgon, Arlequin, Dorante, Silvia.
Dernière entrée, Silvia reste sur le plateau, seule (sc. 8), avant un tête-à-tête avec
Dorante.
Les symétries sont nombreuses. On a noté les similitudes et les différences entre
les intrusions de Dorante (sc. 4) et de Silvia (sc. 6). Mais, plutôt que de miroir, il
convient de parler de passage de relais. Après avoir étudié le couple bouffon
Arlequin / Lisette face aux autres (Orgon, Dorante, Silvia), il est temps de revenir
à l’intrigue pour la deuxième partie de l’acte II.
o Rien ne s’oppose formellement à ce que les quatre jeunes gens se retrouvent
ensemble sur scène. Pourtant, cela ne se produit jamais… On sent la présence
d’Orgon, en coulisses, guidant les acteurs les uns vers les autres (ce qu’il fait avec
Lisette dans la première scène, en la laissant avec Arlequin). Il faudra d’ailleurs
32
Acte II, scènes 3 à 5
l’entrée d’Orgon pour interrompre un entretien bien compromettant entre Silvia
et Dorante (sc. 9).
◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (PP. 86 À 96)
Examen des textes
a Lorsqu’un personnage s’exprime par un ou plusieurs apartés dans une scène à
plusieurs personnages, et qu’il est le seul à user de ce procédé, il devient naturellement le centre de la scène : il prend de la distance, commente, vit la scène. Il en
est, dans une certaine mesure, le spectateur. On peut citer deux exemples :
– les apartés de sentiments : le personnage exprime sa joie ou son angoisse ; c’est
le cas pour Sméraldine (4 occurrences), et le « je souffre » de Dorante dans Le Jeu ;
– les apartés de commentaires : ce que fait Lélio dans La Fausse Suivante. Il dissimule son vrai dessein et explique au spectateur ce qu’il en est. Ces commentaires
deviennent des points de repère, pour baliser le parcours lié au mensonge ou au
travestissement. On trouve souvent ce type d’aparté dans le jeu de Silvia.
z Les valets de Goldoni reprennent les mots du partenaire pour lui répondre :
« Vous étiez à table, à ce que je vois » / « J’étais à table » ; « je suis à vous, ma chérie » / « Il
m’a appelée chérie ! » C’est que le silence n’a pas sa place entre ces deux bavards
que sont Arlequin et Sméraldine. Aussi les répliques sont courtes, rapides, aux
constructions simples. La répétition des mots crée un langage immédiatement
compris par le spectateur, qui, soumis à un rythme incessant, n’a pas le temps de
souffler. Le seul moment où le texte s’arrête permet à Arlequin de jouer sa pantomime amoureuse et comique.
Chez Dubillard, la répétition des mots est poussée à l’absurde. Le texte devient
minimaliste, et pourtant les protagonistes trouvent toutes les raisons pour ne pas
se comprendre : le mot est pris systématiquement dans une autre acception. À
force de réduire le dialogue, Un et Deux finissent par ne plus utiliser qu’un vocabulaire réduit à quelques mots, entrecoupés de silences infinis : « DEUX. Beethoven !
moi ! / UN. Vous, oui. Pas Beethoven, bien sûr : vous. / DEUX. Mais je ne vous ai jamais
dit que j’étais Beethoven ! / UN. Je sais bien que vous n’êtes pas Beethoven… » On
ignore ainsi si les deux personnages sont deux imbéciles ou sont suprêmement
intelligents. Ils s’amusent avec les mots et les silences de réflexion, avant de proférer les plus intenses absurdités.
e Arlequin et Sméraldine n’attachent strictement aucune importance aux mots
qu’ils utilisent. Le langage a une fonction utilitaire. Les mots ne sont pas répétés
pour être pesés et examinés, comme le font les maîtres chez Marivaux, mais pour
rebondir. Le langage est ainsi un objet physique en mouvement, qui a ses règles
de gravité propres. Il est presque impossible de retenir une réplique.Tout va trop
vite. Les répétitions flagrantes (les « eh oui » d’Arlequin) imposent un comique
mécanique.
33
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
Le langage dans La Fausse Suivante est au contraire un objet d’étude en soi ; pour
être étudié, il convient donc de l’immobiliser. Selon Lélio, les mots de la
Comtesse sont les indices d’un dessein caché : « LA COMTESSE. […] Vous m’avez
dit vous-même que c’était un homme aimable, amusant et effectivement j’ai jugé que vous
aviez raison. / LÉLIO, répétant un mot. Effectivement ! Cela est donc bien effectif ? Eh
bien ! je ne sais que vous dire ; mais voilà un effectivement qui ne devrait pas se trouver
là, par exemple. »
Les personnages de Dubillard lancent leurs mots comme des objets qui vont
rebondir, mais la lenteur donne un effet de mouvement ralenti, qui annihile le
sens des mots pour figer le dialogue dans une forme abstraite.
r Tortsov a assisté à une scène de la vie réelle : des gens cherchent un objet.
Naturellement, les gens ont joué « juste »… puisqu’ils ne jouaient pas. Il se trouve
que ce sont des comédiens ;Tortsov leur demande de rejouer une scène – qu’ils
n’avaient pas jouée, mais vécue : « TORTSOV. Ce n’était pas de l’art. C’était seulement
la réalité. Recommencez donc. »
Le « Ce n’était pas de l’art » est fondamental : l’art impose une transposition, une
appropriation, une conscience. Ceux qui ont vécu la scène avaient un but extérieur imposé (retrouver un porte-monnaie perdu), ils ont maintenant un but
intérieur (bien jouer celui qui cherche le porte-monnaie, et pas retrouver le
porte-monnaie). Or les comédiens débutants s’égarent dans cette reproduction
du réel. Pourquoi ?
La méthode de Stanislavski insiste sur la prise de conscience, chez le comédien,
des enjeux et des moyens ; et plus encore sur la transposition nécessaire. Les
comédiens, qui ont vécu une scène réelle, croient avoir l’expérience suffisante
pour la jouer : il n’en est rien. C’est que l’action théâtrale relève d’une autre
vérité que la réalité : « Petit à petit, nous questionnant et nous expliquant,Tortsov nous
amena à découvrir qu’il y a deux sortes de vérité et de foi en nos actes. Il y a d’abord celle
qui naît automatiquement, et sur le plan de l’action réelle (comme c’était le cas
lorsque nous cherchions le porte-monnaie de Maria), puis il y a celle de la scène, qui est
tout aussi vraie, mais qui trouve son origine sur le plan de l’imagination artistique. »
Le « faire-vrai » relève donc de « l’imagination artistique ».Tortsov ne la définit pas –
ou plutôt, il prend cent pages pour l’explorer.
Travaux d’écriture
Question préliminaire
Le rythme d’une scène théâtrale s’appuie essentiellement sur deux notions : la
vitesse d’élocution et la spontanéité de l’enchaînement. Lorsqu’une scène « s’emballe », s’accélère, les répliques en viennent parfois à se chevaucher. L’ouïe du
spectateur est soumise à un jet verbal continu, produisant, par l’admiration de la
prouesse technique, un effet comique. Une accélération trop grande ou mal maî34
Acte II, scènes 3 à 5
trisée peut conduire à la confusion, si les moyens techniques des comédiens sont
insuffisants (articulation déficiente à grande vitesse, bafouillage), si les éléments
essentiels du texte ne ressortent pas suffisamment, ou si les corps et les voix ne
forment plus un tout cohérent. La vitesse est devenue précipitation.
Le silence est un élément constitutif du dialogue. Il permet d’imposer dans l’action théâtrale des hésitations, des temps de réflexions, des actions non verbalisées
(geste, déplacement, expression du visage). Il permet aussi au spectateur de « souffler » après une scène dense, ou une réplique ambiguë à déchiffrer. L’accélération
d’une scène se fait souvent au détriment de ces silences, créant des effets
comiques si la densité du dialogue et de l’action frôle l’impossible.
Les comédiens italiens du XVIIIe siècle occupent pleinement le plateau. L’action
ne s’arrête jamais, ils sont toujours en train de jouer. On n’imagine pas Arlequin
et Lisette figés, pensifs ; de même, chez Goldoni, Sméraldine prend à partie le
public comme un troisième personnage qu’elle ne lâche à aucun moment. Les
répliques entre Arlequin et Sméraldine s’enchaînent, se superposent sans dommage : l’action est tellement évidente, le dialogue aussi. Marivaux comme
Goldoni inscrivent souvent les silences dans cette partition qu’est le texte de
théâtre, mais ces silences donnent lieu à une action bien précise (la pantomime
d’Arlequin, une fausse sortie de Dorante). L’aparté, lui, est entre le silence et le
dialogue : il suspend le temps, mais pas l’action.
Chez Dubillard, l’accélération et la lenteur sont volontairement les moteurs de la
scène. Elles n’obéissent pas à une logique usuelle. L’effet comique naît quand un
comédien met un temps très long avant de proférer une absurdité mûrement
réfléchie, et, à l’inverse, quand l’accélération des répliques fait ressortir l’aspect
« ping-pong verbal » du dialogue, devenu objet désincarné et ludique.
Commentaire
Introduction
Lélio et la Comtesse entrent comme poursuivant une conversation commencée.
La Comtesse est déjà énervée par une demande de Lélio (qu’elle cesse de regarder le Chevalier avec bienveillance). La scène, brève, s’articule en trois temps.
1. Entrée et défense de la Comtesse
Ses arguments pour ne pas obéir :
– Le Chevalier lui a été recommandé par Lélio.
– Elle n’avait pas demandé à le connaître, Lélio le lui a présenté.
– Elle a pu juger « effectivement » ses qualités.
2. Les attaques de Lélio
Pour contrer subtilement la Comtesse et provoquer son agacement, Lélio
détourne la conversation et s’attache aux mots employés par la Comtesse :
– « effectivement » : la Comtesse a suivi un peu trop rapidement les recommandations de Lélio (« il marque que vous êtes un peu trop persuadée du mérite du
Chevalier »). Bien qu’elle se défende, elle a pourtant choisi avec la plus grande
35
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
attention le terme « effectivement ». Il indique que les mérites du Chevalier sont
réels et ne dépendent pas de qui les évoque. En soulignant ce mot, Lélio trouve
très vite une faille. Le mot est un être en soi ; il existe pour lui-même.
Personnalisé, on peut lui faire un « procès » ;
– « sentir » : pour répondre à la première attaque, la Comtesse a employé ce mot ;
Lélio s’en saisit (« sentir est trop, c’est connaître qu’il faudrait dire », « c’est le style du
cœur, et ce n’est pas dans ce style-là que vous devez parler du Chevalier »).
3. La contre-attaque de la Comtesse
A. Harcelée, la Comtesse réagit en rabaissant son interlocuteur :
– son langage est froid, glaçant ;
– sa conversation est déplaisante.
Lélio insiste sur le sujet du Chevalier, pour que la Comtesse lâche des phrases
définitives ; mais elle bat en retraite, ne voulant pas s’engager dans un sens ou un
autre : « LÉLIO. Et moi, je sens que vous vous retenez ; vous me diriez de bon cœur que
vous me haïssez. / LA COMTESSE. Non ; mais je vous le dirai bientôt, si cela continue, et
cela continuera sans doute. »
B. Un seul aparté vient rompre le dialogue : Lélio rappelle son pari avec le
Chevalier. Cet aparté ne rend pas Lélio bien sympathique (il harcèle une femme
qu’il n’aime pas, tout en simulant la jalousie).
4. Le dictionnaire amoureux
Les salons du siècle de Marivaux examinent l’emploi de tel ou tel mot dans les
écrits amoureux. Ici, la dispute sur le mot sentir ne doit pas être vue comme un
prétexte, une agacerie de Lélio. Le premier mot contesté était effectivement, qui
mettait un lien de cause à effet entre les mérites annoncés du Chevalier et ses
mérites réellement observés, vécus. En ajoutant sentir, la Comtesse place l’impression que lui a faite le Chevalier sur un autre terrain, celui du sensible. Lélio le
relève. La Comtesse ne peut donc lutter ni sur un terrain objectif, ni sur un terrain subjectif. Excédée, elle doit changer de sujet et attaquer frontalement son
interlocuteur.
Dissertation
Proposition de plan :
1. Qu’est-ce que la vérité ?
A. La vérité n’est pas immuable
B. La vérité est relative (« vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà »)
2. Les moyens du théâtre
A. Le théâtre est une illusion basée sur un contrat
L’acceptation par le spectateur d’une série de codes plus ou moins explicites (des
comédiens jouent des êtres qu’ils ne sont pas).
36
Acte II, scènes 3 à 5
B. Le théâtre n’est pas contraint au réel
Par exemple, les hommes jouant des jeunes filles dans le théâtre élisabéthain ; des
Blancs jouant des Noirs ; des jeunes jouant des vieux.
C. Le mouvement naturaliste du XIXe siècle (Antoine, Gémier) a voulu rapprocher le théâtre de la vie quotidienne, en l’éloignant du symbolisme : accessoires et
éléments de décor réels, maquillages réalistes, texte proche du parler quotidien.
3. Qu’est-ce que la vérité au théâtre ?
A. Selon Stanislavski, la vérité est indispensable
Simplement, ce n’est pas la même vérité que dans la vie. Elle est pourtant reconnue comme telle, immédiatement, par le public.
B. Elle rassemble plusieurs ingrédients
• Une vérité extérieure, constituée de l’apparence, de l’interaction avec les objets
et l’espace.
• Une vérité intérieure : les motivations profondes de l’acteur.
• Une technique irréprochable, permettant à l’acteur de transposer cette vérité
intérieure et de donner à voir et entendre un personnage « vrai », auquel on croit.
C. On peut lui opposer d’autres vérités, tout à fait sensibles dans le corpus
• La vérité des sentiments : même si l’actrice interprétant la Comtesse est
médiocre, le public peut s’intéresser à ses émois par une empathie, une pitié.
• La vérité de la vie : Arlequin et Sméraldine ne sont pas des personnages réels,
mais des figures connues de tous. Les acteurs suivent généralement le proverbe
« Mieux vaut partir du cliché qu’y arriver » et proposent au public à la fois ce
qu’il attend (de la fantaisie, de la vivacité) et ce qu’il n’attend pas (certains jeux de
scène, des jeux de mots subits).
Écriture d’invention
N’importe quel article de journal peut servir de point de départ à une improvisation de ce type. Plus l’article est rébarbatif, plus le traitement peut être amusant.
On peut suivre, en partant d’un article économique quelconque, la trajectoire
suivante :
– A et B s’étonnent d’une nouvelle mesure fiscale ou boursière à laquelle, on le
devine, ils ne comprennent rien ;
– chacun, sûr de lui, explique le contenu à l’autre ;
– ils prennent des exemples totalement erronés ;
– ils répètent volontairement des mots compliqués, mais n’en ont pas la même
compréhension ;
– la conversation n’a d’intérêt que si y sont intégrées anecdotes et vie quotidienne des personnages. C’est la fameuse « lettre à la petite sœur » des Diablogues.
37
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
Acte II, scène 9 (pp. 101 à 104)
◆ LECTURE ANALYTIQUE DE L’EXTRAIT (PP. 105 À 107)
a Au cours de son monologue (sc. 8), Silvia a pris une décision : écarter
Bourguignon de ses préoccupations (« Il s’agit d’un valet »). On peut douter de sa
sincérité, bien sûr, mais elle entame la rencontre avec Bourguignon sur le ton de
la maîtresse, pas de la soubrette. Le vouvoiement paraît incongru en même temps
qu’elle le demande : elle souhaite que, par ce procédé, aucune familiarité avec ce
domestique ne subsiste. Comme elle est elle-même incapable de le tenir, il suffit
que Bourguignon écarte le vouvoiement pour que tous deux l’oublient.
z Cette scène est le deuxième tête-à-tête de Dorante et de Silvia. Chaque protagoniste a un dessein : faire durer le plaisir de l’entretien pour lui, tenter d’y mettre
fin pour elle ; mais ces desseins sont contrecarrés par leurs sentiments.Autant leur
première rencontre pouvait paraître figée, entre des personnages déroutés par
l’autre, autant ce deuxième entretien est haché, par instants rapide, par instants
très lent, avec des personnages qui s’écartent (les nombreux apartés de Silvia) et
même amorcent de fausses sorties : « DORANTE. […] Adieu. / SILVIA. Adieu ;
tu prends le bon parti… Mais, à propos de tes adieux, il me reste encore une chose à
savoir […]. »
Silvia finit par se rendre compte de l’étrangeté de son comportement : « J’ai besoin
à tout moment d’oublier que je l’écoute » (l. 352-353). Réplique qui fait miroir à son
aparté de la première rencontre (I, 7) : « Malgré tout ce qu’il m’a dit, je ne suis point
partie, je ne pars point, me voilà encore, et je réponds ! En vérité, cela passe la raillerie. »
La scène est construite pour amener les deux jeunes gens à un élan physique :
Dorante se jette aux genoux de Silvia, et elle doit le relever, donc le toucher.Tout
le mouvement d’acteurs de cette scène pourrait être construit autour du frissonnement des corps en réaction au contact physique : peur et attraction pour le
corps de l’autre.
e Silvia est venue avec des intentions précisées dans son monologue, mais
le sérieux de Dorante l’inquiète. Elle tente une guérison par les mots :
« DORANTE. Mon malheur est inconcevable.Tu m’ôtes peut-être tout le repos de ma
vie. / SILVIA. Quelle fantaisie il est allé se mettre dans l’esprit ! » (l. 309-311).
Ses arguments sont clairement inefficaces : certains sont incompréhensibles par
Dorante (« si tu étais instruit »), d’autres encensent son attitude à elle, qu’elle trouve
« louable » et généreuse. Enfin, elle ne peut que répéter « finissons » puis « allons,
qu’il n’en soit plus parlé ». La minceur de son opposition est telle que, quand
Dorante revient à la charge (l. 324 : « Ah, ma chère Lisette, que je souffre ! »), elle
dépose les armes et est prête à l’écouter avec un plaisir qu’elle ignore (l. 325-326 :
« Tu te plaignais de moi quand tu es entré ; de quoi était-il question ? »).
38
Acte II, scène 9
Lorsque Dorante se jette à ses genoux, il provoque la panique de Silvia, prête à
toutes les concessions (l. 382-384 : « Lève-toi donc. Bourguignon, je t’en conjure ; il
peut venir quelqu’un. Je dirai ce qu’il te plaira, que me veux-tu ? »).
r Les répliques de la scène 9 sont toutes courtes, à l’exception de deux d’entre
elles : celle de Silvia tentant de calmer Bourguignon et, à la fin, celle de Dorante
se jetant à ses genoux. Il ne s’agit pas d’un rythme rapide mais plutôt d’un
rythme heurté, alternant précipitations et pauses, pour traduire les espoirs et les
découragements des protagonistes. Silvia, comme à son habitude, souhaite garder
le contrôle de l’entretien ; mais, on l’a vu, elle se laisse entraîner par son plaisir à
écouter Dorante. Ses sursauts pour reprendre le pouvoir sur la scène ne font
qu’exciter Dorante davantage, jusqu’au flot de sa dernière déclaration. Aucun des
deux jeunes gens ne se maîtrise plus. On sent Dorante au bord de l’aveu sur son
être véritable : l’interruption d’Orgon est indispensable.
t On a noté comment Silvia empêche Dorante de partir, le rappelant pour une
question anodine. Elle relance plusieurs fois la conversation sur le thème de
l’amour de Bourguignon, tout en prétendant s’en défaire ; enfin, l’absence de
réponse claire aux témoignages d’affection de Dorante ne peut qu’inciter celui-ci
à insister. On notera ainsi l’emploi systématique des négations dans les phrases de
Silvia : « Je ne t’arrêtais pas pour cette réponse-là, par exemple. […] il n’est pas si curieux
à savoir que le mien […]. Il ne faudrait pas s’y fier. […] ce n’est pas là ce qui te nuit. »
Toutes ces négations préparent la réponse à Dorante agenouillé : « je ne te hais
point, lève-toi, je t’aimerais si je pouvais ; tu ne me déplais point, cela doit te suffire »
(l. 384-385). L’oreille complète et remarque que la seule chose que ne dit pas
Silvia est : « Je ne t’aime pas. »
y Dorante est totalement déstabilisé par l’attitude de Silvia, et ce très vite dans la
scène.Tout d’abord, il admet avoir saisi un prétexte pour provoquer l’entretien,
avec une naïveté touchante : « […] j’avais envie de te voir et je crois que je n’ai pris
qu’un prétexte » (l. 327-328). Ce « je crois » indique son absence de calcul dans
toute son attitude. Après avoir avoué qu’il ne voulait que le plaisir de la voir, il
avoue sa déroute : « […] tu as raison ; je ne sais ce que je dis, ni ce que je te demande.
Adieu » (l. 342-343). Il est alors prêt à partir en courant. Elle le retient, il répond
par un demi-aparté : « Pour moi, il faut que je parte, ou que la tête me tourne. » La
perte de contrôle du langage peut alors devenir perte de contrôle du corps.
u Afin de ne pas se laisser aller à ses sentiments pour Bourguignon, Silvia se
complaît dans son rôle, s’y trouve admirable : « Si tu étais instruit, en vérité, tu serais
content de moi, tu me trouverais d’une bonté sans exemple, d’une bonté que je blâmerais
dans une autre […]. Ce que je fais est louable, c’est par générosité que je te parle. » Elle
veut trouver son état de comédienne plus intéressant que l’amour de
Bourguignon : « DORANTE. Si tu savais, Lisette, l’état où je me trouve… / SILVIA. Oh,
il n’est pas si curieux à savoir que le mien, je t’en assure. »
39
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
i Marivaux met dans la bouche de Dorante une de ces répliques pleines de
sous-entendus évidents de par la construction même : « […] si je n’étais pas ce que
je suis, si j’étais riche, d’une condition honnête, et que je t’aimasse autant que je t’aime, ton
cœur n’aurait point de répugnance pour moi ? » (l. 386-388).
Entourée par un système de négations, la phrase entraîne obligatoirement que la
supposition est juste (« je ne suis pas ce que je suis ») et donc la suite également
(« je suis riche et de condition »). Mais Dorante est d’abord perturbé par l’idée
que cette soubrette pourrait l’aimer : que ferait-il de cet amour ? L’impossibilité
d’intégrer cette vision à son univers normé l’empêche de construire une discussion cohérente, qui ne peut finir que dans la folie (l. 392-393 : « si cela est, ma raison
est perdue »).
o Dorante comme Silvia sont bien trop aveuglés par leurs propres questionnements intérieurs pour remarquer l’incohérence des répliques de leur partenaire.
Bien qu’elle s’en défende, Silvia n’oppose qu’une maigre résistance et ne rompt
pas un entretien qu’elle pourrait juger déplacé ; on a vu les indices, dans le langage de Silvia, d’une affection qui n’ose se déclarer ; enfin, toute l’attitude de
Silvia quand Dorante est à genoux trahit la jeune fille de condition vivant sa première déclaration d’amour. Jamais une soubrette ne tremblerait à l’idée qu’un
tiers puisse entrer…
◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (PP. 108 À 113)
Examen des textes
a Diderot laisse d’abord l’aveugle décrire, avec ses mots, ce qu’est un miroir.
Comme la définition est absconse, il la décortique en éléments logiques successifs :
– l’aveugle ne connaît les objets que par le toucher ;
– les voyants lui ont dit que la vue permet de connaître les objets.
• La vue est donc un toucher.
– Les voyants lui ont dit : « On ne peut voir son propre visage » ;
– « Mais on peut le toucher ».
• La vue est donc un toucher qu’on ne peut appliquer au visage.
– Il sait que le toucher n’indique que le relief (ce qui sous-entend qu’il connaît
l’existence des couleurs, même s’il en ignore la réalité).
• Le miroir « nous met en relief hors de nous-mêmes ».
Nous avons donc les éléments successifs d’une construction logique, basée sur
l’observation et l’expérience ; elle semble donc scientifiquement irréprochable ; et
pourtant elle est fausse. Diderot nous laisse ainsi entendre que nous sommes
peut-être comme cet aveugle, privés d’un sens inimaginable, et que notre esprit
articule des raisonnements erronés déduits d’une observation incomplète. Mais
erronés pour qui ? L’aveugle a-t-il vraiment tort, parmi les aveugles ?
40
Acte II, scène 9
z Un discours théorique risque de paraître rébarbatif, de ressembler à l’énoncé
d’un problème. Le morcellement de l’écriture permet la légèreté du récit. C’est
particulièrement sensible chez Goethe : l’exposé sur les composés chimiques A, B,
C et D peut tourner à l’abstrait. L’incarnation immédiate fait pénétrer la vie dans
le récit. L’article de Diderot demeure très vivant, parce que l’aveugle qui « répond »
est présent, parle avec ses mots, qui ne sont pas ceux de l’auteur ; de même, la
façon de parler d’Édouard qui « intervint » révèle sa personnalité généreuse,
vivante, et insuffle une énergie sans laquelle le texte serait sec et démonstratif. Les
verbes répondre et intervenir suggèrent une conversation en cours ; la théorie exposée est dès lors l’objet d’un débat contradictoire.
e Au XVIIIe siècle, la physique s’invite dans les salons et chez les particuliers. Ce
sont surtout les expériences de chimie et de magnétisme qui provoquent l’engouement : elles étaient jusqu’ici marquées de l’infamie, pratiquées par des « alchimistes » aux relents de soufre. Il convient donc, pour s’abstraire de ce passé
sombre, de faire une physique amusante. Le vicomte Bergeat semble se divertir. Il
n’a pas l’air de chercher quelque chose, d’expérimenter, mais de reproduire : ce
n’est pas un aventurier, juste un curieux.
Cette curiosité est revendiquée par Diderot et Goethe, mais eux s’y investissent
davantage. Les personnages de Goethe se déclarent prêts à appliquer à leurs êtres
une théorie chimique ; Diderot fait l’effort de comprendre l’aveugle-né. C’est
sans doute cette dimension d’effort qui fait défaut au tableau : l’expérience de
physique paraît bien futile.
r Bien qu’ils traitent de sujets scientifiques (chimie pour Goethe, ophtalmologie
pour Diderot), les deux textes s’y intéressent avec ce style des années 1750-1820 :
la science doit être racontée – on ne dit pas encore « vulgarisée » – avec un effort
littéraire. La froide logique des enchaînements déductifs est gommée par un
mouvement interne des phrases, où les concepts semblent des objets animés.
Diderot, comme à son habitude, mêle habilement une conversation en cours et
une échappée théorique : la digression lui est indispensable. Chez Goethe, plus
amateur et déjà romantique, la science n’a de sens que si elle s’applique aux âmes
humaines. Sous une construction intellectuelle apparemment forcée, la fantaisie
et la vie débordent.
t Borges décrit la prison du mage inca selon une trajectoire classique du langage
cinématographique : le travelling vertical descendant. Partant de l’extérieur, il
rencontre successivement :
– le contour de la prison, sans doute enterrée dans le sol ; elle est décrite de façon
mathématique (« demi-sphère », « le plus grand cercle ») ;
– le mur du milieu, qui coupe le volume en deux ;
– les deux personnages séparés par le mur : le narrateur et un jaguar ;
– le bas du mur, percé d’une fenêtre munie de barreaux.
41
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
La description immobile est achevée.Vient ensuite la seule action : une trappe
s’ouvre dans la coupole ; nourriture et boisson sont descendues par un système
mécanique. Cette action est le seul point de repère temporel dans l’éternité de
l’enfermement.
Borges nous donne ainsi des indications sur le narrateur : c’est un « mage » qui fut
puissant ; sans doute un grand astronome, mathématicien et architecte.Au-dehors
de cette prison, c’est le chaos (la pyramide incendiée) ; dans la prison, c’est l’ordre
immuable. La description sèche et logique semble inévitable.
y Le procédé accumulatif consiste à illustrer une pensée par une liste d’éléments
différents mais de même nature. Une comptine enfantine va ainsi entasser dans
un panier « pommes, poires, abricots, fraises, cerises et myrtilles ». Le procédé répétitif
reprend le même mot plusieurs fois, sans changement, pour donner une impression de nombre, d’immensité, voire d’étouffement (c’est le fameux « Des rues. Des
rues. Des rues » de Blaise Cendrars décrivant New York).
Perec écrit ici sur le puzzle, sujet rarement débattu. Or un puzzle (« énigme », rappelle-t-il) suggère l’infini et la répétition : les pièces se ressemblent, tout en étant
chacune uniques ; le puzzle sert à « passer le temps », aussi le temps est-il intégré à
l’essence du puzzle (temps passé, disparu au moment où la pièce placée disparaît
de l’énigme ; temps à venir, qui est lui-même une énigme).
Les termes vont souvent par couples, comme pour définir deux versants d’une
notion : « un art bref, un art mince », « isoler et analyser », « une forme, une structure », les
exemples sont nombreux. La construction des phrases est duelle : « ce n’est pas […]
mais […] ». La boîte de puzzle contient aussi des mots, à la fois proches et différents : le texte est alors un système apparenté au puzzle.
La répétition des mots clés de l’énigme (« art » : 5 occurrences ; « puzzle » :
7 occurrences ; « pièce » : 8 occurrences ; « ensemble » : 5 occurrences ; « élément » :
4 occurrences ; « être » / « exister » : 9 occurrences ; les deux-points : 8 occurrences)
donne au texte un aspect non littéraire mais technique, voire pratique, comme la
notice d’accompagnement d’un jeu.
u Les phrases de Borges sont courtes, décisives ; celles de Perec longues, circulaires. Les auteurs se rapprochent dans la volonté de définir leur sujet. L’un comme
l’autre imposent à leur nouvelle ou roman un démarrage précis qui institue le
cadre de l’œuvre : les phrases pesées de Borges installent la lenteur, l’éternité ;
celles de Perec ne sont pas foisonnantes, mais à la fois infinies et immobiles (le
puzzle est inanimé). Chaque texte possède une respiration propre : imperceptible
et proche de l’agonie chez Borges, à la fois déshumanisée et angoissée chez Perec.
Travaux d’écriture
Question préliminaire
Le corpus parcourt trois siècles de littérature, trois siècles pendant lesquels la
littérature a entretenu avec la science des rapports fertiles. Au début du
42
Acte II, scène 9
XVIIIe
siècle, les présentateurs d’expérience décrivent leurs actes avec les mots
de la littérature pour être compris. Marivaux pose son intrigue comme une
expérimentation reproductible. Quelques décennies plus tard, chez Diderot, la
science a acquis une aura plus grande : elle fait jeu égal avec la philosophie, elle
l’alimente, et chacune questionne l’autre. Au début du siècle suivant, la science
est entrée dans le quotidien ; les applications techniques nouvelles se répandent
(nouvelle agriculture, adduction et traitement de l’eau, mécanique, textile…) :
la science, et surtout la chimie, se vulgarise. Les « affinités électives » sont un
terme familier. Quand Borges écrit ses contes, la physique questionne la métaphysique : la science issue du XIXe siècle s’est prétendue capable de tout décrire
de l’univers, mais les bouleversements du siècle nouveau prouvent qu’un
monde lui échappe. La physique relativiste s’impose ensuite, avec son cortège
de paradoxes : particules à la fois ici et ailleurs, temps inégal partout… Les
pièces du puzzle de Perec peuvent disparaître en même temps qu’elles sont
découvertes, comme dans l’expérience dite « du chat de Schrödinger » : un chat
est enfermé dans une boîte, qui contient une fiole de poison que le chat peut
renverser ; ouvrir la boîte renverse la fiole. Peut-on dire si le chat est vivant sans
ouvrir la boîte ?
Commentaire
• Le texte se présente en une seule phrase, parsemée de nombreux pointsvirgules, et surtout de deux-points. Il tente de définir « l’art du puzzle » en
quatre temps :
1. « Au départ », ce que semble être un puzzle :
– un art « bref », « mince », dont les objectifs semblent évidents ; mais l’acharnement
de l’auteur à décrypter cet art prouve qu’il n’en est rien ;
– un « ensemble », constitué d’éléments ; l’interaction entre ensemble et éléments est
énigmatique.
2. « Cela veut dire » : la définition précédente, trop abstraite, nécessite une explication plus concrète ; le joueur de puzzle apparaît (« on »).
3. « Considérée isolément » : la pièce seule apparaît en tant que personnage ; la lutte
joueur / pièce peut commencer.
4. « L’intense difficulté » : la pièce est placée et l’énigme partiellement résolue, mais
la pièce disparaît. L’auteur replace la lutte précédente dans un contexte plus général : le mystère (« miraculeux »).
• L’énigme est loin d’être résolue : les interactions pièce / ensemble et pièce / joueur
ne sont pas éclaircies quand l’ultime phrase ajoute un autre personnage (« le faiseur
de puzzle »). Le texte s’achève par l’expression « difficile à définir ».
On constate que le rythme s’accélère entre ces quatre parties, connectées par un
système de ponctuation inhabituel.
43
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
• Tout le texte est construit comme une tentative d’éclaircissement d’un mystère ;
nous avons parlé plus haut d’une « notice » – ce qu’indique le titre de l’œuvre (La
Vie mode d’emploi). Mais l’effet obtenu est rigoureusement inverse : la complexité
métaphysique d’un jeu d’enfant étourdit le lecteur.
Dissertation
Nous proposons le plan suivant :
Introduction
Une œuvre littéraire entretient un rapport subtil avec son lectorat, qui peut y
trouver des qualités bien différentes. L’auteur, parfois, fait délibérément le choix
de présenter son œuvre comme une énigme.
1. Le choix du mystère
Il faut écarter ici les œuvres qui se présentent comme centrées autour d’une
énigme à résoudre (par exemple, les romans policiers) pour s’intéresser à celles
dont l’existence même est une énigme.
A. Les romans à clefs
On ne peut les lire sans décrypter les intentions de l’auteur, voire faire des
recherches hors de l’œuvre. Exemple : Faulkner, Le Bruit et la Fureur.
B. Les romans à construction complexe et labyrinthique
Exemple : Potocki, Le Manuscrit trouvé à Saragosse.
C. Les romans dont le contenu même est énigmatique, et qui sont parcourus par un dédale
d’allusions et de mystères
Exemple : Joyce, Ulysse.
D. La clarté peut créer du mystère
Une intrigue exposée avec évidence masque la complexité de son sujet.
Exemples du corpus (Goethe, Perec).
Le lecteur de ces œuvres cherche généralement à se confronter à ces difficultés.
Averti, il peut éprouver du plaisir aux épreuves qui l’attendent.
Dans la question posée, le mystère doit « demeurer », donc ne pas être définitivement résolu. L’idée même qu’une œuvre n’a pas d’explication unique peut attirer
le lecteur.
2. Se perdre dans l’œuvre
Une œuvre énigmatique risque de décourager le lecteur. Il butte sur les difficultés suivantes :
– la mémorisation d’éléments incongrus, disparates (que dois-je retenir dans ce
fatras ?) ;
– l’obscurité de l’intrigue (qui parle ? qu’est-ce qui est décrit ? où et quand se
passe l’action ?) ;
– le lecteur, dans une œuvre difficile, doit parfois relire un chapitre, sinon le livre
entier. Cet effort est souvent décourageant.
44
Acte II, scène 11
3. Intérêt de la polysémie et complexité de l’interprétation
A. Une œuvre forte ne se limite généralement pas à une seule interprétation
• On peut lire Un amour de Swann sans lire toute la Recherche, sans s’interroger sur
la construction globale de l’œuvre qui peut paraître énigmatique.
• De même, Don Quichotte peut être lu à plusieurs niveaux (roman d’aventures,
roman parodique, roman à clés, roman métaphysique).
B. La polysémie provoque le lecteur
• Sentiment que l’œuvre le dépasse (ce sentiment peut être positif ou négatif).
• Sentiment que l’auteur joue avec lui (idem).
• Sentiment qu’il participe à l’œuvre, en se l’appropriant : chacun a « sa » vision du
Quichotte, aucune ne peut prétendre être la meilleure.
C. Il existe, à l’inverse, des ouvrages apparemment énigmatiques, mais que le lecteur a le sentiment d’avoir explorés intégralement. Ce qui était un des critères de
l’énigme (devoir relire) ne s’impose plus : l’œuvre est cataloguée sans mystère, et
le lecteur ne la relira pas. Son sentiment est généralement négatif : l’œuvre est
faible, parce que mince, sans l’épaisseur que lui confèrent polysémie ou mystère.
Écriture d’invention
Ce travail apparemment facile nécessite une très grande application :
– précision des termes employés ;
– déroulement de l’événement décrit selon une logique clairement explicitée :
purement chronologique ou autre ;
– implication de l’auteur décrite avec cohérence et distance ;
– objectif de l’expérience scientifique : quelle constatation, quelle mesure l’observateur veut-il obtenir ?
– le procédé ne suffit pas en lui-même à créer l’intérêt. L’élève devra donc intégrer cette narration à un contexte plus général, une thèse.
Acte II, scène 11 (pp. 115 à 119)
◆ LECTURE ANALYTIQUE DE L’EXTRAIT (PP. 120 À 122)
a Pour piquer l’orgueil de Silvia, Mario, comme M. Orgon, utilise des termes
dépréciatifs pour qualifier Bourguignon : « le galant Bourguignon », « ce babillard ». Il
insiste sur sa nature de domestique, jouant sur le mot « maîtresse » (l. 508 : « Tu n’en
est pas tant la maîtresse que tu le dis bien »). Enfin, il rappelle la réplique qu’Orgon a
jetée à Bourguignon : le domestique est blâmé pour dire du mal de son maître –
ce qui n’est pas tout à fait vrai. Silvia a ainsi un argument à opposer à son frère
(l. 479-481 : « je veux sauver un domestique du tort qu’on peut lui faire auprès de son
maître ») qui se réjouit de cette défense ouverte.
45
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
z On a vu Orgon maître du jeu, par son intervention dans la scène 9 ; il expulse
Dorante du plateau et remet à l’épreuve sa fille, dont il guette les sentiments.
Orgon est un père tendre, attentionné, qui veut le bonheur de sa fille ; contrairement à Mario, ses piques ne sont pas cruelles. Quand il le faut, il rappelle qu’il est
le père (l. 496-497 : « tu aurais grande envie de me quereller aussi ») et entend être
obéi dans son rôle d’organisateur général. Orgon et Mario se sont ainsi réparti les
personnages : à Mario les attaques frontales, un peu brutales ; à Orgon le soin de
distiller des sous-entendus plus subtils. Les deux hommes ne se contredisent
jamais. Ils se retrouvent à la fin pour affirmer leur affection envers Silvia (« tu me
remercieras »).
e Avec gradation, Mario et Orgon arrivent logiquement à la question du départ
de Bourguignon. D’abord, ils rappellent que c’est un valet ; puis, qu’il a mauvaise
influence sur Silvia et médit de son maître ; qu’il provoque la dispute en cours ;
enfin, Mario, en prenant subitement la défense de Bourguignon, entraîne Silvia
à demander son départ. Orgon fait en sorte que le départ de Bourguignon
devienne un sujet à traiter d’urgence (l. 598-599 : « il n’y a que ce valet qui est
suspect ici, Dorante n’a qu’à le chasser »).
On sait que la question du départ était un sujet important de l’entretien entre
Silvia et Dorante, et que les jeunes gens l’ont écartée. En obligeant Silvia à
prendre une décision, les deux hommes savent qu’ils l’ébranlent profondément.
r La colère de Silvia est exprimée par des répétitions obsessionnelles de mots
(« dégoûtée ») ou d’expressions : comme souvent chez Marivaux, hommes et
femmes de condition, quand ils sont grandement troublés, attachent une importance maladive au vocabulaire. Ils répètent les mots qu’on leur oppose, comme
pour éviter de traiter le fond. On prendra comme exemple l’extrait présenté
(p. 90) de La Fausse Suivante. Ces répétitions surviennent parfois longtemps après
que l’expression a été employée une première fois – ce qui trahit l’absence d’argument. Silvia est plongée dans une colère « circulaire », un enfermement à la fois
spatial (les deux hommes de sa famille sont présents et la gênent), physique
(« j’étouffe ») et mental (« je suis outrée »). Lorsque Orgon clôt le sujet
« Bourguignon » en évoquant Dorante le chassant, Silvia n’a plus rien pour se raccrocher. Elle s’en prend alors à Lisette avec violence (« folle », « je la hais »).
t Silvia aimerait que tous apprécient Bourguignon autant qu’elle et oublient sa
condition. Mais elle ne peut l’avouer. Elle ne supporte pas qu’on évoque
Arlequin-Dorante, et voudrait le voir chassé de sa vue… sans son domestique. Ses
demandes portent donc sur le déguisement lui-même : elle voudrait arrêter le jeu
(l. 442-444 : « je suis bien lasse de mon personnage, et je me serais déjà démasquée si je
n’avais pas craint de fâcher mon père »). Mais elle est en totale incapacité d’aller de
l’avant, de prendre des décisions. Elle souhaiterait que son père la sauve de ce qui
devient un cauchemar.
46
Acte II, scène 11
y Silvia, qui ne brille pas par ses attentions pour la gent domestique, prétend
défendre Bourguignon « par un esprit de justice ». Elle se place sur le terrain du
droit : « nuire », « tort », « innocent ». Elle tente de déconnecter son attitude de la
personnalité de Bourguignon : elle ne dit pas son nom mais « ce garçon », « un
domestique », « ce valet ». Elle indique ainsi qu’elle en ferait autant pour tout
autre…
◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (PP. 123 À 130)
Examen des textes
a Les mots de Phèdre pour qualifier son amour décrivent plus une maladie
qu’une aventure galante : « fureur », « tremble », « frissonne », « un trouble », « âme éperdue ». Il s’agit avant tout d’un émoi physique, qui culmine dans le vers : « Je sentis
tout mon corps et transir et brûler. »
Ces mots existent dans le vocabulaire amoureux quand l’amour n’est pas payé de
retour ; on les trouve plus souvent dans la tragédie que dans la comédie. L’amour,
punition des dieux, frappe les êtres en les ramenant à la condition d’animaux
souffrant de peines réelles. Les maux de Phèdre ne sont pas imaginaires.
z Si l’on ne conserve de la scène que les impératifs prononcés par les deux
femmes, on lit très simplement l’évolution de la relation entre Colombine et la
Comtesse. C’est d’abord Colombine qui prend la parole et gouverne (« examinons ») ; elle insiste sans voir ce qu’elle provoque (« tenez »). La Comtesse réagit et
s’enflamme (« Retirez-vous […] Retirez-vous », « Observez-vous bien »). Colombine
décide de changer d’attitude – ce qu’elle exprime par un impératif en aparté
(« Voyons la fin de cela ») avant de prendre sa maîtresse par la douceur (« ouvrez-moi
votre cœur »). Sa victoire est totale (« achevez donc »).Au cours de la scène, l’exercice
du pouvoir sur l’autre s’est ainsi manifesté par les impératifs ; la maîtresse, naturelle
donneuse d’ordres, cède le pas devant la servante habile.
e Stendhal écrit un essai sur l’amour. Une étude de l’amour comme phénomène
universel le conduit à en décrire les symptômes comme ceux d’une maladie ; ils
sont donc reproductibles. La cristallisation est un phénomène physique. Placé
dans telles circonstances, le rameau de Salzbourg se couvre de telle substance :
cette observation est définitive, il s’agit d’un fait. De même, la cristallisation de
l’amour devient un fait inéluctable, un fait mécanique : une « opération de l’esprit ».
Stendhal décrit donc un mouvement contraint, comme la loi de gravitation de
Newton.
Le rapprochement entre l’amour et le rameau s’opère ainsi à deux niveaux : un
niveau circonstanciel (l’amour et le rameau sont plongés dans un milieu favorable), un niveau temporel (l’opération chimique a une vitesse et une durée ; elle
ne semble pas réversible).
47
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
r Pour le cinéma contemporain, le style de Marivaux paraît bien éloigné du langage actuel. La Règle du jeu se déroule à l’époque de son tournage (1939). Mais le
film décrit une société héritée de l’Ancien Régime : les noms de personnages
(Lisette, la Marquise) évoquent le XVIIIe siècle. La situation, également, rappelle
Marivaux : la conversation badine et apparemment futile d’une aristocrate et de sa
femme de chambre pendant la toilette de « madame ». Enfin, l’attention sur les
mots tourne au marivaudage (le mot « naturel » repris par la Marquise). Comme
chez notre auteur, les expressions traduisent la classe sociale : Lisette est plus
directe, plus franche, elle emploie des expressions toutes faites ou des proverbes
un peu triviaux (« la lune en plein midi », « plus on leur donne plus ils en demandent »),
tandis que la Marquise semble soucieuse et incertaine.
Travaux d’écriture
Question préliminaire
L’amour affecte le corps autant, sinon plus que l’âme : sans les symptômes physiques, il n’y a pas de véritable amour. Silvia a de « l’humeur » (mot qui a le sens
actuel mais aussi celui de « sécrétion biliaire ») – ce qui déplace le caractère de
Silvia : elle « s’emporte », elle est « si agitée » ; « ces mouvements-là » semblent lui
échapper ; elle « étouffe ». L’amour exerce une violence mécanique sur le corps.
On a vu plus haut le vocabulaire de Phèdre pour décrire ses transports amoureux : les tremblements et frissonnements affectent plus franchement le corps. Il
est question de fièvre, pas de mouvement désordonné.
La Comtesse de La Surprise de l’amour redoute l’amour comme une maladie à
guérison longue et difficile (« ces malheureuses situations, si pleines de troubles, d’inquiétudes, de chagrin : moi, moi ! Non, Colombine, cela n’est pas fait encore ; je serais au
désespoir. Quand je suis venue ici triste, tu me demandais ce que j’avais : ah ! Colombine,
c’était un pressentiment du malheur qui devait m’arriver »). Dans tous les exemples,
l’amour s’impose de l’extérieur, comme un virus qui tombe sans prévenir, sans
dessein. Stendhal va plus loin encore, puisque les défenses de l’individu (son
esprit) propagent le mal et participent à l’infection.
Commentaire
Introduction
Dialogue entre Œnone et Phèdre, cette scène fait écho à la première scène de la
pièce, présentée précédemment. Phèdre se pose en victime d’un dessein divin : sa
volonté n’est pas prise en compte. La femme puissante n’est qu’un objet ballotté
par les caprices de Vénus.
1. Phèdre a peur de nommer son amour
Œnone s’étonne de l’attitude de Phèdre qui semble dans un état anormal. Elle
répond par une première périphrase, en citant Vénus, déesse de l’Amour. Œnone
insiste donc (« aimez-vous ? ») et Phèdre avoue aussitôt. Les questions de la sui48
Acte II, scène 11
vante sont succinctes, précises (« pour qui ? »), mais Phèdre ne nomme Hippolyte
que par périphrase (« le fils de l’amazone »). En quelques vers, elle prononce trois
fois amour / aimer. Les hésitations sont inhabituelles chez cette femme de pouvoir.
2. Transition : le désespoir d’Œnone (« juste ciel ! », qui est tout sauf juste)
La servante a immédiatement prévu les dramatiques conséquences de cet amour.
Dans son désespoir, elle indique que l’événement, dû au hasard, aurait pu être
évité.
3. Description du « coup de foudre »
Phèdre reprend les circonstances de leur première rencontre et inscrit l’événement dans une fatalité voulue par Vénus (« Je reconnus Vénus et ses feux
redoutables »). En quelques vers, un cataclysme se produit, dont elle ne peut que
constater les effets.
4. Elle a lutté contre son amour
Reprenant énergie, Phèdre a imploré les dieux, sacrifié à leurs autels, tout tenté
pour obtenir d’eux que cesse cet amour qu’elle voit d’origine divine. Mais ce fut
sans effet.
Conclusion
Cette tirade, charnière de la pièce, décrit la transformation d’un personnage par
une maladie puissante, et son impossibilité à intervenir sur elle. Dans la tragédie,
les puissants (rois et reines) luttent contre le destin en prenant des décisions difficiles : Phèdre annonce ici son incapacité à rester elle-même. Elle se présente en
victime d’un fatum qui la dépasse.
Dissertation
Introduction
Les auteurs imaginent l’amour, et, le plus souvent, le vivent. La description des
émois amoureux ressort de l’expérience.
1. Lettres et poèmes d’amour
Nous sommes à la frontière de l’art : une lettre amoureuse, une déclaration, est-ce
littérature ?
A. La justesse du ton va de pair avec la sincérité, donc l’engagement réel de l’auteur
• Qui n’a pas, dans son enfance ou son adolescence, saisi sa plume pour noter des
sentiments si forts ? L’amour bouscule les caractères ; le fort se trouve timide. À
impression nouvelle, langage nouveau : la forme poétique s’impose naturellement.
• Poèmes courtois ou romantiques (Musset, Goethe).
B. Elle permet de communiquer ce qui est si intime ; or l’amoureux cherche généralement à
se déclarer à l’objet aimé
Exemple : Lettres de la religieuse portugaise.
49
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
2. Imagination ou transposition : amour et fiction
A. L’étude de la naissance de l’amour se prête admirablement à la transposition théâtrale.
On voit des êtres de chair se transformer et lutter
• Marivaux (les Surprises de l’amour).
• Musset.
• Shakespeare (la rencontre Protée / Silvia dans Les Deux Gentilshommes de Vérone ;
la rencontre Othello / Desdémone dans Othello).
B. De nombreux romans examinent l’amour naissant chez un personnage de fiction
• L’amour-malédiction ou « charme » : Tristan et Isolde.
• L’amour non réciproque : Un amour de Swann.
• L’amour en lutte : les réponses de la présidente de Tourvel aux lettres infectées
de Valmont dans Les Liaisons dangereuses.
Conclusion
Thème fondateur de la littérature, l’observation de la naissance de l’amour
déborde le cadre de l’art pour entrer dans la vie ; les émotions les plus fortes provoquent les débordements les plus grands, en particulier littéraires.
Écriture d’invention
La scène du film s’arrête là ; le fait qu’elle donne au spectateur envie de poursuivre n’est pas son moindre défaut. On peut imaginer les péripéties suivantes :
– la Marquise questionne Lisette sur l’amitié avec les hommes (n’en a-t-elle pas
connu de passables ? de non « intéressés » ?) ;
– Lisette répond par des anecdotes amusantes ;
– elle interroge habilement sa maîtresse sur le sens de ces questions ;
– la Marquise prétexte une curiosité ;
– Lisette insiste (la Marquise n’aurait-elle pas quelqu’un en tête ?) ;
– la Marquise s’en défend d’abord, puis finit par avouer, tout en maintenant sa
version de « l’amitié » ;
– Lisette se moque gentiment d’elle et prédit que cette amitié se transformera.
Acte III, scènes 2 et 3 (pp. 137 à 140)
◆ LECTURE ANALYTIQUE DE L’EXTRAIT (PP. 141 À 143)
a Les maîtres vouvoient les domestiques qui ne sont pas les leurs. Orgon vouvoie Dorante, même pour lui reprocher son inconduite vis-à-vis de son maître.
Mario fait de même. Connaissant la vraie identité du jeune homme, ses attaques
ne sont que verbales ; il ne se permet d’ailleurs pas d’humilier trop Dorante :
Mario cherche avant tout à s’amuser. Pour exprimer une jalousie feinte, il joue
un rôle à l’aide de phrases préparées, un peu pompeuses (l. 39 et 41 : « Arrêtez,
Bourguignon ; j’ai un mot à vous dire. […] Vous en contez à Lisette ? »), destinées
50
Acte III, scènes 2 et 3
surtout à provoquer le jeune homme. Les incohérences de son personnage ne
sautent pas aux yeux de Dorante, trop occupé à se protéger.
z Dorante cherche à voir Silvia seule, et est arrêté par Mario. Il faut donc l’imaginer guettant l’arrivée de la jeune fille et excédé par Mario ; il éprouve bien des
difficultés à maintenir son rôle. Ses réactions n’ont rien du domestique. Mario et
Silvia ont donc imposé le lieu et le temps de la scène.
Dans un premier temps, Mario revendique son affection pour « Lisette » ; il insiste
sur la différence de condition entre les deux rivaux ; il scrute, dans le langage de
Dorante, les indices de son travestissement pour le déstabiliser : « MARIO. Vous
avez le langage bien précieux pour un garçon de votre espèce. […] Cela imite l’homme de
condition. / DORANTE. Je vous assure, Monsieur, que je n’imite personne » (l. 49-54).
Mario mène la scène ; Dorante joue en réaction, est bien prêt de s’échauffer.
Quand la jalousie commence à mordre, ce dernier lance enfin une question :
« […] mais monsieur, vous l’aimez donc beaucoup ? » La réponse énigmatique de
Mario peut laisser penser qu’il va installer Lisette pour l’épouser ou en faire sa
maîtresse : Mario, homme de condition, dispose péremptoirement de celle qu’il
aime. On voit que Mario joue sur les traits de caractère de Dorante, en accord
avec Silvia : le but est de briser l’orgueil du jeune homme.
Il fait traîner la scène 2 dans l’attente de Silvia. Sa dernière réplique a cette fonction : après avoir dit à Dorante de partir, Mario le retient par des répétitions sans
intérêt : « Adieu, retire-toi sans bruit. Son indifférence pour moi, malgré tout ce que je lui
offre, doit te consoler du sacrifice que tu me feras… Ta livrée n’est pas propre à faire pencher
la balance en ta faveur, et tu n’es pas fait pour lutter contre moi. Ah ! te voilà, Lisette ? »
(l. 93-97). Il aurait pu dire : « Te voilà enfin ? »
e Mario utilise face à Dorante les mêmes recettes que face à Silvia dans l’acte II :
au fait du travestissement, il insiste sur le mensonge, le langage inapproprié…
pour mieux déstabiliser son soi-disant rival. Comédien, il accuse l’autre d’être
comédien et sait qu’il a raison ! Mais le terme choisi (« hypocrisie ») a pour but de
piquer l’orgueil de Dorante, en lui rappelant que ce procédé n’est pas digne de
son rang.
r Après avoir annoncé sa prochaine mise en ménage avec « Lisette », Mario
simule une soudaine sincérité, dans une tirade particulièrement alambiquée :
« […] je suis bien mortifié de ne pouvoir pas dire qu’on m’aime, et je ne le dis pas pour
t’en rendre compte, comme tu le crois bien ; mais c’est qu’il faut dire la vérité » (l. 85-88).
Cette tirade est le chef-d’œuvre de Mario : il réussit à enrober un message
(« Lisette ne m’aime pas… elle aime sans doute quelqu’un d’autre ») au milieu
d’arguments invraisemblables (pourquoi cette confession face à un rival querellé
une minute plus tôt ?) en concluant sur le mot « vérité ». Le but est de créer une
pression sur Dorante : il y a urgence pour lui à se déclarer.
t Les masques sont bien près de tomber, comme l’indique la réplique de Mario
(l. 118 : « À qui est-ce que je parle ? »). Dorante fait des efforts considérables pour
51
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
maintenir son rôle, pour ne pas « craquer ». Désormais, les personnages se
vouvoient – sauf Mario envers « Lisette » –, les répliques sont courtes et vont à
l’essentiel : « DORANTE. Avez-vous de l’inclination pour Monsieur ? » (l. 113).
À noter le mot inclination, qui suit les termes quereller et paraître aimable de
Silvia : seule l’humilité de Dorante rappelle sa condition supposée. Silvia, elle,
joue à armes égales avec Mario, se permettant même l’impératif envers lui : « Il
dit qu’il attend, ayez donc patience » (l. 112), puis envers Dorante : « Cédez, puisqu’il
se fâche » (l. 122). On sent Silvia entre deux rôles : celui d’une jeune fille flattée
par les hommages de deux soupirants ; celui de soubrette, qu’elle se doit de
maintenir mais qui ne perce presque plus. Mario, lui, traite « Bourguignon » de
façon relativement correcte. Sa colère feinte a besoin d’être soulignée par sa
sœur pour exister.
Chez Marivaux, le dialogue entre maître et valet bute toujours contre les différences de langage comme d’intentions ; Silvia s’exaspère contre Lisette, Dorante
contre Arlequin ; mais Bourguignon, décidément, n’est jamais traité en domestique.
y Les deux dernières répliques de Dorante s’adressent à Silvia ; il néglige Mario.
Il faut même l’insistance de la jeune fille pour qu’il accepte de sortir.
L’humiliation s’efface devant le dépit et la jalousie. Il exprime sa douleur (« je
souffre ») sans relever les piques de Mario sur sa condition de domestique : dans
cette scène cruelle, Silvia veut pousser Dorante à bout. Ce dernier est plus blessé
par l’amour de Silvia pour Mario que d’être expulsé du plateau.
u On l’a vu, à cet instant-ci, Dorante n’a qu’une idée en tête : « Lisette » aimerait
Mario. Le reste est secondaire, y compris jouer ou ne pas jouer son rôle. Il répond
rapidement à l’insistance de Mario sur ce sujet : « MARIO. […] À qui est-ce que je
parle ? / DORANTE. À Bourguignon, voilà tout. »
Sa façon conclusive de quitter le plateau (« Vous ne m’aviez pas dit cet amour-là,
Lisette ») ne contient aucune demande d’explication. Il ne se lamente pas, n’implore
pas. Si Lisette aime Mario, plus rien ne le retient, et surtout pas le travestissement à
dévoiler. C’est ce qu’il annoncera à Silvia dans leur prochain entretien (sc. 8) : « Je
vais partir incognito, et je laisserai un billet qui instruira Monsieur Orgon de tout. »
i Un trait de caractère récurrent de Silvia est de revenir à elle comme centre
d’intérêt. Quand Dorante exprime son angoisse, elle répond avec coquetterie,
flattée d’être l’enjeu de la scène. Mais, pour prolonger l’expérience – et jouir plus
longtemps de la douleur de Dorante –, elle se remet parfois à son niveau de soubrette supposée, en rappelant que Mario est seul maître en scène, et donc seul
apte à trancher par des ordres.
o Silvia utilise souvent une structure en distique pour exprimer l’équivoque. La
première partie ne fait que répéter une expression employée, la seconde progresse
soit par un jeu de mots, soit par une ambiguïté. Elle lance ainsi un jeu de mots
assez amusant par ses multiples interprétations : « Il ne me le dit plus ; il ne fait que me
le répéter » (l. 107), puis : « Il dit qu’il attend, ayez donc patience » (l. 112). Cette insis52
Acte III, scènes 2 et 3
tance sur le temps qui s’écoule rappelle le dessein de Silvia : faire « mariner »
Dorante. La réplique la plus intrigante est bien évidemment « Quoi ! de l’amour ?
oh, je crois qu’il ne sera pas nécessaire qu’on me le défende » (l. 114-115), puisque Silvia
fait allusion à l’amour entre frère et sœur – ce que Mario et le public devinent.
Dorante se demande alors quel jeu on lui joue : « Ne me trompez-vous pas ? »
(l. 116) – réplique également à double sens involontaire, pour le plus grand plaisir
de Mario.
q L’usage de phrases à double sens va de pair avec un entretien inachevé : Silvia
veut laisser Dorante dans l’incertitude. En effet, elle ne doit pas trancher trop visiblement en faveur de Mario, ce serait malhabile. Elle sait qu’elle devra rétablir la
vérité et donc ne pas s’enfoncer trop dans le mensonge. C’est pourquoi elle fait
comme si la scène s’interrompait du fait de Mario qui se « fâche » et ne répond
pas aux deux dernières adresses de Dorante.
◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (PP. 144 À 151)
Examen des textes
a Si l’on définit le féminisme comme un mouvement égalitariste, prônant
l’équivalence sociale de la femme et de l’homme, et l’alignement des droits de la
femme sur ceux de l’homme, alors oui, Rousseau est antiféministe (« elles ne cessent jamais d’être assujetties ou à un homme ou au jugement des hommes […] il ne leur
est jamais permis de se mettre au-dessus de ces jugements »).
Mais ce serait faire preuve, encore une fois, d’anachronisme. Au milieu du
XVIII e siècle, la société est structurée de façon figée depuis un millénaire au
moins. Les effets et les causes se confondent, et ce pour des raisons souvent religieuses.Ainsi l’histoire romaine est-elle expliquée à tous comme le prélude à l’arrivée du Christ ; la chute de l’Empire romain comme nécessaire pour l’expansion
du christianisme. De même, si la femme est socialement soumise à l’homme, c’est
le dessein de Dieu – ou de la nature (ce qui revient au même).
Rousseau pose comme point de départ une soumission sociale de la femme à
l’homme. Elle est donc naturelle. Dépendant de lui, elle doit donc lui plaire – ce
qui n’est pas son cas à lui – ; il s’ensuit une différence fondamentale dans leurs
obligations réciproques. La femme se cultive donc dans un souci utilitaire (plaire
à l’homme), tandis que l’homme, qui n’a pas cette contrainte, peut se cultiver plus
librement ; d’où une inégalité intrinsèque de l’éducation.
z Nora met sévèrement en cause l’éducation qu’elle a eue : une éducation tronquée, destinée à faire d’elle une poupée pour l’amusement des hommes (son père
puis son mari). Elle insiste sur le fait qu’elle n’a pas eu son mot à dire sur le
contenu de cette éducation ; elle n’est donc pas coupable de son échec. Plus
encore, elle refuse la proposition de Torvald de l’éduquer à nouveau. Le mari est
disqualifié pour cette tâche.
53
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
Nora revendique clairement son émancipation. Elle sera maîtresse de son destin
et ne laissera pas les autres disposer d’elle. Ibsen prend à contre-pied la thèse de
Rousseau : Nora ne réclame pas l’égalité mais l’autonomie ; son choix de quitter
son mari la fait entrer dans un monde sans homme. Elle ne dépend donc pas
d’eux – ce qui était le postulat de Rousseau.
e La première partie de la scène est tout bonnement délirante. Figaro doit épouser Marceline à qui il a promis le mariage dans des circonstances douteuses où
l’argent joue un rôle. Assistent à la scène des personnages ridicules (Brid’Oison,
Bartholo) ou dangereux (le Comte). L’histoire de l’enfant perdu et retrouvé, le
tatouage accumulent les clichés de ce genre de péripétie invraisemblable.
L’ébahissement de Figaro – qui est loin de se réjouir d’avoir retrouvé une mère si
pénible – ajoute encore au comique de la scène.
Soudain, parce que Bartholo refuse de régulariser la situation (ce qui est encore
comique), Marceline se lance dans une diatribe. Tout y passe : les hommes, la
société, la justice, l’armée… Elle prend à parti tous les hommes (« Hommes plus
qu’ingrats ! ») et la franchise de son invective prouve sa sincérité. L’enjeu, qui était
imaginaire, voire irrationnel, devient tout d’un coup réel ; les autres personnages,
par leurs réactions individuelles, accentuent la prise de conscience qu’un propos
très sérieux vient d’être dit. Beaumarchais use souvent de ce procédé : la revendication violente fait contraste dans une scène de fantaisie.
r Dans les deux cas, les hommes dirigent d’abord la scène. Chez Beaumarchais,
la justice est en marche, et ce sont les hommes qui la contrôlent (le Comte,
Brid’Oison). Chez Ibsen, le mari est si habitué à exercer le pouvoir qu’il n’attache pas tout de suite de l’importance aux propos de sa femme.Torvald accepte
à reculons la discussion (« Voyons, Nora, que veut dire ce langage ? »), mais Nora
l’enferme dans une logique telle qu’il doit céder peu à peu. Quand elle annonce
son départ, elle était maîtresse du terrain depuis longtemps. Cernée dans un univers d’hommes, Marceline réagit beaucoup plus violemment, sous la forme
d’un cri, de colère et de plainte : elle sait qu’elle n’obtiendra pas gain de cause.
Marceline dirige peut-être la scène à la fin, mais elle sait que ce n’est que
temporaire.
Travaux d’écriture
Question préliminaire
Il ressort des textes du corpus que la sujétion des femmes est avant tout une loi
naturelle. Elle n’a pas besoin d’être attaquée ou défendue, c’est une donnée de
l’existence. En revanche, l’abus qui en est fait n’en est pas moins condamnable.
Rousseau constate que la femme est « faite pour obéir à un être aussi imparfait que
l’homme ». De la simple supériorité physique découle la supériorité de l’homme
dans tous les domaines (« son mérite est dans sa puissance, il plaît par cela seul qu’il est
fort »).
54
Acte III, scènes 2 et 3
Comme les hommes n’ont pas besoin de justifier cette puissance, établie une fois
pour toutes à leurs yeux, ce sont les femmes qui réinterprètent la « loi naturelle ».
Marceline remet en cause le droit des hommes à juger les femmes, surtout pour
des fautes commises autant (sinon plus) par les hommes que par les femmes. Elle
dénonce le mépris remarquable dans toutes les couches de la société (« Dans les
rangs mêmes les plus élevés, les femmes n’obtiennent de vous qu’une considération dérisoire ; leurrées de respects apparents, dans une servitude réelle ; traitées en mineures pour nos
biens, punies en majeures pour nos fautes ! ») en s’appuyant encore une fois sur le
droit. De même, Nora se plaint du rôle qu’on lui fait jouer (« j’ai vécu ici comme
vivent les pauvres gens… au jour le jour. J’ai vécu des pirouettes que je faisais pour toi ») :
un être inférieur, sans droit reconnu.
Pour mieux saisir l’argumentation masculine, il faut donc considérer, dans les
textes du corpus, l’écoute. Les hommes qui écoutent Marceline sont saisis par la
justesse de ses propos. Mais ils ne semblent pas pour autant prêts à militer pour
éliminer les abus. Le Comte s’exprime « à part » pour dire qu’elle n’a « que trop raison » ; c’est un aveu de criminel, mais caché.Torvald, lui, ne prend pas Nora au
sérieux. Une femme ne raisonne pas, semble-t-il dire, et une discussion avec elle
n’a pas de sens. Les hommes, on le voit, n’ont aucun argument : ils n’ont que des
préjugés.
Commentaire
• Émile traite davantage de l’éducation masculine que de la féminine, mais ce
court passage permet de se faire une idée assez précise de ce que souhaite
Rousseau. Si le mot harmonie n’est pas employé ici, il semble donner sa couleur à
une vision globale de l’éducation : la femme doit cultiver ses qualités propres –
qui sont différentes de celles de l’homme – pour la rendre apte à remplir son but
premier – plaire à l’homme.
• Postulat : la femme est faite pour plaire à l’homme ; l’inverse n’est pas
vrai.
• Première déduction : éduquer une femme comme si c’était un homme est
voué à l’échec. Certaines femmes tentent de cumuler les deux éducations mais
elles sont « incompatibles ».
• Rappel de la nature futile de la femme, naturellement destinée aux « ris » et
aux « jeux ».Toutefois, leur éducation alterne fantaisie et cours sérieux selon un
schéma dirigé par les hommes (« ne souffrez pas qu’un seul instant de leur vie elles ne
connaissent plus de frein »).
• Le résultat de cette éducation est donc la « docilité », qualité la plus appropriée pour une créature soumise à l’homme.
• Cette éducation est équilibrée parce qu’elle satisfait les deux parties (« ce
n’est pas pour lui, c’est pour elle qu’elle doit être douce : l’aigreur et l’opiniâtreté des
femmes ne font jamais qu’augmenter leurs maux et les mauvais procédés des maris »).
• Rappel des qualités de la femme, suivant ce que « le Ciel a fait », et comment
ses qualités peuvent être perverties : les femmes sont « insinuantes et persuasives » et
55
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
risquent d’être « acariâtres », « faibles » mais pas « impérieuses », elles n’ont pas une
« voix douce » pour dire des « injures », etc.
• Conclusion : l’équilibre du couple. La femme, par ses qualités bien développées, supporte les défauts de son mari et même le ramène dans le droit chemin
(« Chacun doit garder le ton de son sexe ; un mari trop doux peut rendre une femme impertinente ; mais, à moins qu’un homme ne soit un monstre, la douceur d’une femme le ramène
et triomphe de lui tôt ou tard »).
• Plus qu’une démonstration, Rousseau présente un argumentaire qu’il souhaite
complet et plein de bon sens. Le langage est simple et direct, les phrases exprimées sur le ton paternaliste d’un bon « père de famille » qui parle d’expérience
(ce qui, quand on connaît la vie de Rousseau, est assez risible).
Dissertation
Proposition de plan :
1. Un personnage de théâtre n’existe pas en lui-même
• Le personnage est un pion dans un dispositif ; ce qu’il dit n’est pas « de lui »
mais, bien entendu, de l’auteur.
• Sa parole est corrigée par les autres personnages, ou par le discours général de la
pièce ; une opinion exprimée, même très argumentée, n’est pas nécessairement
celle de l’auteur. Exemple : l’antisémitisme des nobles vénitiens dans Le Marchand
de Venise n’indique pas que Shakespeare partage leurs préjugés.
2. Exposer directement une opinion au public est un procédé lourd, donc
contre-productif
• Quand un personnage se fait trop vigoureusement porte-parole de l’auteur, il
cesse d’être son personnage ; l’illusion est brisée, le spectacle s’arrête.
• Des personnages qui symbolisent des idées ont du mal à exister en tant que
personnages. Ils sont alors des fonctions que les comédiens ne peuvent incarner
aisément.
3. Un personnage d’illusion peut revendiquer au même titre qu’un personnage
réel
• Marceline, dans Le Mariage de Figaro, expose une opinion sans doute partagée
par l’auteur ; son personnage ridicule disparaît dans la sincérité du propos, mais la
force de l’intervention est telle que le spectateur ne le remarque pas.
• Pour exprimer son opinion sur un sujet, l’auteur dispose de bien d’autres
moyens qu’une prise de parole par un personnage. Nora, personnage féminin, fait
vivre sa parole en même temps qu’elle exprime une préoccupation de l’auteur ; la
revendication n’apparaît plus comme un discours ou une théorie, mais s’ancre
dans le réel.
Conclusion
Un personnage de théâtre ne peut être étudié comme s’il était l’auteur de ses
paroles.
56
Acte III, scène 8
Écriture d’invention
Nora résiste fortement aux préjugés exposés par Rousseau. Son argumentaire est
clair : elle remarque que son éducation fut construite pour l’utilité du mari et non
pour son bonheur à elle. Elle constate qu’elle n’est pas heureuse, et refuse la sujétion que les hommes imposent comme postulat au couple.
Une réponse de Rousseau pourrait s’articuler ainsi :
– il déplore d’abord la décision de Nora ;
– il l’attribue à une humeur passagère, qui ne résistera pas à la réalité de la vie ;
– il revient sur le thème de la sujétion, et expose que, si elle l’a bien vécue jusqu’ici, c’est qu’elle y était, comme toutes les femmes, prédisposée ;
– il insiste sur l’impossibilité pour une femme seule de s’affranchir des fondements de la société ; Nora s’expose à des dangers qu’elle ne mesure pas ;
– il fait une digression sur l’idée que cette émancipation généralisée aboutirait à
la disparition de la race ;
– il constate que l’éducation qu’elle a reçue de son père était visiblement incomplète ; que jamais lui-même n’a prétendu que la femme devait rester un enfant,
mais au contraire développer ses qualités propres, qui sont grandes chez Nora ;
– il déplore à nouveau la décision de Nora et propose qu’elle se réconcilie avec
son mari.
Acte III, scène 8 (pp. 161 à 166)
◆ LECTURE ANALYTIQUE DE L’EXTRAIT (PP. 167 À 169)
a La scène 8, cruciale, est la plus longue de la pièce.Tous les procédés dramatiques s’y retrouvent : alternance de répliques courtes et longues, apartés, fausses
sorties. Dorante exprime des certitudes, des demandes précises : « N’approuvezvous pas mon idée ? » (l. 378), tandis que Silvia noie ses réponses dans des répliques
longues qui ne l’engagent pas. Mais la jeune fille a commencé la scène dans une
excitation inconsciente. Elle se voyait tellement proche du triomphe, puisque
Dorante l’aime, qu’elle est désemparée quand il annonce son départ. Son angoisse
s’exprime dans deux longues tirades : d’abord le monologue quand Dorante
manque de partir, puis l’explication de son inquiétude fondamentale – sa peur
d’être, dans le futur, délaissée par Dorante. On ne comprend pas l’ultime réplique
de Silvia (l. 499-500 : « vous ne changerez jamais ? ») si on n’insiste pas sur cette
volonté d’un engagement éternel. Silvia est même prête à abandonner Dorante
s’il ne remplit pas cette condition. Comme toujours chez Silvia, elle ne peut
expliquer ses raisons profondes que si l’interlocuteur lui laisse le temps de développer sa pensée sans l’interrompre (ainsi avec Lisette, à la scène 1 de l’acte I).
z Quand Dorante disparaît de la vue des spectateurs, le temps s’arrête brusquement. Silvia, seule en scène, décrit le départ, les hésitations et le retour de
57
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
Dorante. Ce procédé est exceptionnel : un monologue « en action ». Il fait suite à
un échange vif de répliques courtes entre un Dorante excédé, presque brutal, et
une Silvia qui fait assaut de coquetteries maladroites.
Il s’agit du sommet émotionnel de la pièce. Le départ définitif de Dorante est
annoncé. Silvia remet tout en cause : son amour (« je ne l’aime plus, […] je l’aime
encore… »), le jeu (« après tout ce que j’ai fait »), les autres (« les gens indifférents gâtent
tout »). Le ton est sérieux, voire dramatique, mais Silvia n’exprime aucune douleur.
e À de maintes reprises, Dorante a annoncé son départ. Il a regretté également
de n’être pas parti (II, 9 : « je n’ai fait qu’une faute, c’est de n’être pas parti dès que je
t’ai vue »). Enfin, après bon nombre d’adieux, il part, sans même s’expliquer à
Orgon à qui il compte écrire. Marivaux installe ici un brutal suspense. Et si
Dorante, excédé, partait pour de bon ? Ce serait l’échec de Silvia : mais ne l’aurait-elle pas mérité ? Un instant, le public, par une naturelle réaction d’empathie,
se met à la place de Silvia et souffre avec elle. On a dit à quel point la possession
du plateau était importante : Silvia est chez elle, Dorante est un intrus dans son
univers ; jamais il ne s’est senti à l’aise dans un espace où il joue un rôle désagréable. Quitter le plateau, c’est pour lui jeter l’éponge, admettre la défaite ; pour
Silvia aussi, qui parle davantage de son « pouvoir » (l. 409-410 : « je n’ai pas tant de
pouvoir ») que de sa douleur.
Rarement au théâtre une fausse sortie aura été si commentée. Le spectateur voit
chaque pas en avant et en arrière du jeune homme ; il voit également chaque
mouvement de l’âme de Silvia.
r L’alternance, dans la réplique de Silvia, des « il » / « lui » et des « je » / « moi » crée
une tension extrême. Les phrases sont courtes, hachées. On devine une respiration haletante.
Tout d’abord, elle est stupéfaite de son départ : à force d’être annoncé, elle n’y
croyait plus. La première phrase est donc une découverte : le plan a échoué, les
conséquences sont terribles (l. 405-406 : « S’il part, je ne l’aime plus, je ne l’épouserai
jamais… »). Mais Dorante s’arrête pour regarder Silvia (« il regarde si je tourne la
tête ») – ce qui contraint Silvia à retourner au jeu. Dorante repart et son angoisse
se mue en colère, contre Mario et non contre elle-même. Il revient, elle retire
tout ce qu’elle a dit et se reprend : elle va poursuivre le jeu dans un sursaut d’orgueil (« il faut bien que notre réconciliation lui coûte quelque chose ») comme pour se
venger de ce que cet aparté lui a fait subir.
t Pour Silvia, l’enjeu de la pièce est son mariage avec Dorante, donc l’abandon
définitif d’un passé heureux, insouciant. Elle devra quitter une famille aimante
qui visiblement ne la contraint guère. Il faut donc que ce changement en vaille la
peine… Elle ne peut s’empêcher d’examiner le déroulement de l’action en insistant sur ses efforts (« après tout ce que j’ai fait ») et en sous-estimant les apports
d’autrui (Mario, Orgon : les « gens indifférents », ceux qui n’ont rien à perdre) avec
une mauvaise foi flagrante.
58
Acte III, scène 8
y Silvia veut que Dorante fasse sa demande à la soubrette ; elle se l’est promis,
elle n’en démordra pas. Il y va de son orgueil, bien sûr, mais aussi de sa sûreté : ses
arguments pour décrire la légèreté des hommes soumis à la tentation sont très
convaincants. Elle ne peut donc céder avant le dernier palier, et cette feinte est
nécessaire. Le « À moi, monsieur ? » (l. 418) qui accueille Dorante est un chefd’œuvre d’hypocrisie, après l’angoisse qu’elle vient de vivre.
u Les intentions de Dorante sont claires, et les obstacles qu’il voit à son mariage
avec Lisette (décadence sociale, refus du père) bien réels. Dorante ne joue pas
avec lui-même ni avec les autres. Sa sincérité est telle qu’il n’a pas besoin d’artifice pour exprimer sa pensée. Ses rares apartés n’expriment que des mouvements rapides de son amour ou de sa douleur (l. 362 : « Qu’elle est digne d’être
aimée »). Le monologue décrit généralement les hésitations d’un héros entre
deux options inconciliables. Dorante n’est pas un personnage hésitant : quand
Silvia explique ses doutes sur l’avenir, il accepte aussitôt l’argumentation et sa
décision est immédiate.
i Après sa victoire (Dorante est revenu), Silvia peut se laisser aller à quelques
commentaires sur la situation ; chose qui lui était impossible quand elle était dans
l’incertitude. Elle se parle presque à elle-même : « Hum ! si je voulais, je vous répondrais bien là-dessus » (l. 426).
Tout le plaisir de l’improvisation est de dire des demi-vérités. Elle admet ainsi
l’amour de Mario avec évidence (ce qui est rare !) : « DORANTE. […] Mario vous
aime. / SILVIA. Cela est vrai » (l. 428-429). Mais, progressivement, ces derniers mensonges lui pèsent, et elle les corrige : « DORANTE. Vous m’aimez donc ? /
SILVIA. Non, non ; mais si vous me le demandez encore, tant pis pour vous » (l. 477-479).
o On peut trouver de nombreuses explications à l’attitude finale de Silvia. Elles
cohabitent sans doute, malgré les apparentes contradictions. D’une part, on peut
y voir un refus de céder à l’homme Dorante – et aux hommes en général –
qu’elle a redouté dans la première scène de la pièce ; une volonté de profiter au
maximum d’une situation où elle exerce le pouvoir ; enfin, peut-être, une certaine honte inavouable pour les mauvais traitements qu’elle a fait subir à son
fiancé. Dorante lit dans l’âme de Silvia, et la rassure sur ce dernier point, allant
jusqu’à insinuer que le jeu lui laissera de bons souvenirs.
q L’exclamation de Silvia qui voit entrer Orgon (l. 503 : « Ah, mon père ! »)
déchire le voile de sa dissimulation, et informe Dorante, seul à ignorer la vérité.
Elle insiste sur ce rapport (l. 504 : « votre fille ») sans se tourner vers le jeune
homme, qui ne peut qu’exprimer sa surprise.Toute à sa joie, elle prétend avec
humour avoir joué la fille obéissante, pour laisser entendre que le procédé avait
l’accord de son père. Silvia s’adresse ensuite à Dorante pour expliquer ses raisons,
appuyée par Orgon qui se défend de toute malignité (l. 513-514 : « déguisement,
qu’elle n’a pourtant su que par vous »). Dorante décrit une joie en demi-teinte
59
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
(l. 515 : « Je ne saurais vous exprimer mon bonheur »), puis Mario règle rapidement
son différend avec lui. L’extrême densité des répliques de ce dénouement attendu
laisserait une impression curieuse sur le spectateur si Arlequin et Lisette ne
venaient conclure : ces deux-là n’ont aucune information à donner, ils rappellent
juste leur existence que les autres négligent.
◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (PP. 170 À 177)
Examen des textes
a Hippolyte est pour Phèdre un objet interdit. Elle sait sa passion incestueuse et
maudite. Mais l’amour qu’elle éprouve ne peut rester dans l’ombre : elle le crie à
la face d’Hippolyte comme au coupable d’un crime, dont pourtant elle s’accuse.
Elle redoute particulièrement son indifférence ; elle attise donc sa haine, et souhaite, par sa violence, un acte définitif.
z Chroniqueur, Marivaux peint des scènes de la vie parisienne. La forme de
conversation rapportée lui permet d’exposer des idées de toutes sortes : placées
dans la bouche d’inconnus, on ignore s’il les partage. On remarque que le narrateur se place en « naïf » prêt à défendre les lieux communs.
Le dialogue est ici bien littéraire. Les phrases sont longues, et difficiles à suivre
oralement : ce n’est pas un dialogue de théâtre.
e Le cynisme défend une liberté de ton, parfois provocatrice, dans le but de
pourfendre des préjugés. Dans ce texte, le narrateur s’adresse à un lecteur complice ; il le provoque gentiment en imaginant un dialogue galant dépourvu des
apprêts de la galanterie : le désir s’y expose à nu. Marivaux propose l’idée que les
détours de la conversation ne sont que des détours inutiles, que la fin sera de
toute façon triviale. Cette idée est cynique ; mais on peut douter que l’écriture le
soit. La description des masques que se donne la conversation amoureuse a un
charme que Marivaux ne semble pas prêt à écarter.
r Les textes présentés font intervenir trois personnages : l’homme qui se déclare,
la femme qui écoute, et le narrateur. L’homme est sincère dans ses déclarations :
chez Marivaux, le désir, même dépeint sous les traits les plus simples, n’est jamais
factice et possède une vérité qui le fait reconnaître. La femme est également sincère dans ses réactions. Sans doute, elle est gouvernée par des préjugés autant que
par des sentiments (« bien moins parce qu’elle le hait, que parce qu’elle s’est fait un principe de le haïr et de le craindre »), mais le parcours psychologique décrit dans le
texte D lui est imposé. Le libertin, lui, choisit ses méthodes. Il poursuit un but –
son propre plaisir – ; les moyens importent peu : manipulations, mensonges, et
l’on pense bien sûr à Valmont.Aussi, paradoxalement, c’est le narrateur qui donne
à ces deux textes leur dimension libertine. En se plaçant à distance de l’effet, il
suggère ; sa parole est désormais calcul. Ses conseils vont dans ce sens : « Allez dire
60
Acte III, scène 8
à une femme que vous trouvez aimable […]. Mais dites-lui tendrement […]. » Le narrateur cherche à convaincre l’amoureux, sincère ou non. Ainsi, si l’amoureux suit
les conseils du narrateur, on pourra douter de sa sincérité.
t S’adressant à la présidente de Tourvel,Valmont doit défendre la sincérité de son
amour ; il doit montrer qu’il n’y entre aucun calcul, aucune machination, mais
que cet amour lui est imposé par l’objet de son amour.Valmont simule donc une
défaite de l’esprit, seul son cœur fonctionne. Les apports du langage amoureux
classique lui permettent d’utiliser des mots convenus qu’un libertin mépriserait. Il
choisit d’ailleurs des termes qui font de lui la victime d’un amour ; tout émane
d’elle, rien de lui : « aimable confiance », « charme », « faites chérir tous les sentiments
honnêtes », « votre séduction […] puissante et respectable », « noble enthousiasme ».
Valmont se présente comme soumis, donc incapable d’arrière-pensées.
Travaux d’écriture
Question préliminaire
Le combat amoureux s’exprime de bien des façons ; il peut être guerrier, par
l’usage de termes comme victoire, combattre, mais l’est tout autant par la description
en creux, celle de la femme recevant l’hommage, ou par des allusions au mouvement général qui anime la séduction. Ainsi la femme résiste, s’oppose à l’esprit
d’aventures, connaît perte, regret, gémissements et remords de par la chute, la faiblesse et
l’égarement avant d’être blessée puis perdue (texte C) ; celle du texte D reconnaît le
grossier (3 occurrences) dans les intentions de l’amant.
Dans le langage de l’homme, la description est plus explicite ;Valmont constate
que son amour effraie parce qu’il est violent, effréné, et qu’il faut le tempérer ; une
autre violence plus voilée se dessine malgré une supposition censée la modérer
(« comme je me vengerais de vous […] ») : celle de la menace latente. Ruy Blas, parce
qu’il est sincère, exprime la violence de son amour autant par les termes que par
l’invective et les nombreux points d’exclamation, marques d’une pensée enfiévrée par la passion.
Bien entendu, Phèdre a le langage le plus violent, le plus guerrier. Elle est animée
par la « fureur », connaît les « transports », redoute le « feu fatal » et les vengeances de
dieux à la « gloire cruelle » ; elle appelle les « coups » qui doivent la frapper, réclame
l’« épée » pour que le « sang trempe le bras et la main » ; des mots effroyables parsèment le récit (« poison », « monstre »). Phèdre va de l’avant comme un guerrier qui
combat.
Commentaire
Introduction
Cette scène est le premier tête-à-tête entre la Reine et Ruy Blas ; il est attendu
par le public, qui connaît la distance qui les sépare (une reine et un domestique).
Pourtant, Hugo prend à contre-pied les contraintes du genre. Les déclarations
61
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
amoureuses sont directes, sans distance. L’amour est un torrent qui renverse tout
sur son passage, et les personnages nagent dans l’enthousiasme, l’éblouissement.
1. La sincérité de Ruy Blas
Après cinq questions de la Reine, qui ne sont qu’un grand « D’où vient… ? », trois
réponses de Ruy Blas :
– en trois mots : « Je vous aime » ;
– il se débarrasse des soi-disant grands d’Espagne ;
– rien ne lui fait peur.
2. L’amour sans espoir de retour
• Distance infranchissable (« aveugle » / « jour », « en bas », « ombre » / « ange », « éblouir »).
• Jusqu’ici il a fui cet entretien.
3. Conscience subite de la situation
« Ah mon dieu j’ose vous le dire en face » : à elle de prendre une décision (la mort ou
le pardon).
4. La réponse de la Reine
• Éblouie, elle avoue son plaisir.
• Elle écarte toute décision.
• Elle exprime sa peur.
5. Conclusion de l’extrait
La Reine, poussée par l’enthousiasme de Ruy Blas, va elle-même confesser son
amour.
Dissertation
Introduction
La période classique s’est attachée à défendre l’équilibre, la vérité, en combattant
la perversion et le mensonge sous toutes leurs formes – en particulier théâtrales.
Le baroque, lui, a découvert que l’illusion et le mensonge faisaient éclater la
vérité dans un vigoureux contraste. Selon le contexte, la parole sincère d’un personnage sera plus ou moins efficace.
1. La sincérité est peu séduisante
A. Sincérité et maladresse
• Sincérité qui met les pieds dans le plat : lourdeur des benêts, qui annoncent
lourdement leurs opinions, leurs amours (Arlequin dans L’Île des esclaves).
• Sincérité poussée à l’extrême et qui s’accroche aux défauts : Alceste du
Misanthrope.
B. La sincérité n’est pas un moteur dramatique
Après l’illusion et le mensonge, une intrigue de théâtre s’achève quand la vérité
est connue de tous : elle n’est donc pas compatible avec l’action théâtrale.
Exemple : Marivaux.
62
Acte III, scène 8
2. Sincérité et séduction
• Sincère signifie « pur, sans mélange » : un personnage entier séduit par son
enthousiasme. Exemple : Ruy Blas.
• La sincérité contraste avec le mensonge ambiant (encore Alceste, mais surtout
chez les personnages populaires, qui expriment des vérités premières). Exemple :
Marceline.
3. En fin de parcours
• Sincérité au terme d’un parcours de mensonge : quand un personnage découvre
la vérité en lui-même tout en la déclarant à l’autre (Marivaux).
• Rôle des apartés : la multiplicité des apartés de Silvia lui donne un aspect retors,
non séduisant, alors que Dorante est sincère en permanence. Mais Dorante paraît
du coup plus fade que Silvia.
Écriture d’invention
L’inaccessibilité de l’objet aimé se doit d’être précisée : distance sociale ou physique, l’objet ou le déclarant est marié, ou tout autre cause. Une déclaration, par
nature, est mouvementée ; elle ne suit pas un cheminement raisonnable, mais les
détours d’un esprit enfiévré. On peut imaginer le schéma suivant :
– éblouissement de leur première rencontre ;
– plainte sur ce qui les sépare ;
– sursaut d’humilité, le déclarant se dit indigne de l’attention ;
– mais il exprime son espoir ;
– et aussitôt l’abandonne, tant les obstacles sont grands.
63
BIBLIOGRAPHIE
C O M P L É M E N TA I R E
– F. Bluche, La Vie quotidienne de la noblesse française au XVIIIe siècle, Hachette, 1973.
– M. Delon, Le Savoir-vivre libertin, Hachette Littératures, 2002.
– P. Hazard, La Pensée européenne au XVIIIe siècle de Montesquieu à Lessing, Boivin et
Cie, Paris, 1946.
– G. Lanson, Le Rôle de l’expérience dans la formation de la philosophie au XVIIIe siècle,
Revue du mois, 1910.
– P. Moreau, Les Stendhaliens avant Stendhal (L’esprit de la Régence. De Valville à
Valmont. La chasse au bonheur), R.C.C., 1926.
– Boudier de Villemert, Apologie de la frivolité, Prault, Paris, 1750.
– Lettres de Mme du Deffand, Mercure de France, 2002.